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22 août 2020 6 22 /08 /août /2020 12:13

 Les objets de la vie sociale

  Comme pour se distinguer d'une théorie strictement économique, voire économiste, nombre d'auteurs se consacrent à définir par le menu les objets environnant l'homme comme n'ayant pas qu'une nature marchande. Ils possèdent bien d'autres attributs que d'être au centre de l'échange marchand. Ainsi le cadre de l'échange marchand devient, chez les conventionnalistes, un cadre d'action parmi d'autres et non un cadre général. Dans ces autres cadres de l'action, les individus ont des motivations qui ne relèvent pas de calculs d'optimisation relevant de la rationalité économique.Doués de raison et agissant avec les autres, ils commettent des actions dont ils doivent rendre compte. Ce sont des êtres raisonnables et leur action est justifiable. Nos auteurs se réfèrent là aux fameuses agrégations des comportements individuels.

Dans l'échange marchand, le principe de justification est la rationalité. Mais il serait faux d'étendre cette forme de rationalité à tous les cadres de l'action comme on peut le constater à travers les arguments  que donnent les individus pour justifier leur conduite. En effet, il y a une pluralité de cadres d'action dans la complexité de l'univers. Comme il y a une multitude de subjectivités liées à la multitude des argumentations des individus, le recours à des objets extérieurs constitue le noyau tangible de leur justification. ces objets peuvent être matériels ou symboliques. Dans l'univers marchand, les objets sont des biens avec les caractéristiques définies par la théorie économique.  : ils sont anonymes, construits pour l'échange, différenciés par un prix. Dans d'autres monde, ils prennent d'autres formes, par exemple dans l'univers domestique, ils ont une "valeur d'usage". (BOLTANSKI et THÉVENOT, 1987).

Chaque monde a ses objets et "lorsque des objets ou leur combinaison dans des dispositifs plus compliqués sont agencés avec des personnes, dans des situations qui se tiennent, on peut dire qu'ils contribuent à objectiver la grandeur des personnes". (Idem). Dans chaque monde il y a donc une cohérence entre les objets et les personnes. En ce sens, le conventionnalisme propose un modèle universel (THÉVENOT et collaborateurs, 1989) qui s'énonce, sous des contraintes de même type, en trois concepts : justification (versus rationalité économique), mode de coordination (versus marché) et objectivité (versus biens). A partir e l'action des hommes, fondée sur le fonctionnement de ces concepts, se construit la réalité sociale qui n'est plus une donnée naturelle, mais un résultat des interactions humaines mobilisant la raison, les univers où s'expérimente la réalité humaine plurielle et les objets. Ceux-ci sont le résultat de l'activité mentale des hommes. : ils peuvent être des objets physiques (ou symboliques) qui sont alors des biens marchands (dans le monde ou l'univers marchand, leur nature est alors marchande) ou des biens domestiques (dans le monde domestique) : les objets peuvent être aussi des règles ou des normes sociales. Dans tous les cas, il s'agit de "construits sociaux" nés d'un accord entre les hommes, lequel qualifie l'objet, c'est-à-dire lui attribue une nature, autrement dit une "fonction" sociale dans un univers donné. Les objets sont donc fruit de conventions et non des données de toujours, extérieures à la négociation entre les hommes.

Il y a bien pour le conventionnalisme une ambition à se présenter comme une conception philosophique de la société et un cadre général d'analyse à partir de l'action des individus autour des trois concepts cités ci-dessus. (DURAND et WEIL). Même si ceci est une présentation très globale, on ne peut s'empêcher de penser, en regard des avancées de l'économie et de la sociologie à leur époque, que les auteurs ne font pas preuve d'une trop forte économie de moyens pour articuler les choses. Ils ne parviennent d'ailleurs pas au niveau des élaborations qui les précèdent des notions de valeur d'usage et de valeur d'échange. On pourrait penser que les auteurs abordent la question de contradictions entre ces deux valeurs dans de nombreux objets accaparés par les échanges économiques, mais ils évitent soigneusement toute analyse de ces conflits. Il est vrai que s'ils le faisaient, cela rappellerait aux destinataires directs et commanditaires (ou financeurs) de leurs études des notions marxistes ou marxisantes absolument à éviter!

 

La logique de l'action : la justification

   Le conventionnalisme repose sur des postulats. Par conséquent, la forme privilégiée en est la modélisation. Ce qui lui donne une apparence formelle rigoureuse, qui rappelle furieusement la frénésie pour les représentations mathématiques des théories économiques dans les différents manuels officiels en vigueur dans nombre d'universités.

Ainsi, il construit un cadre général des logiques d'action en donnant des hypothèses sur ce qui correspondrait au concept sociologique de motivation. S'inspirant des sciences morales et politiques, cette théorie affirme que le lien qui unit l'être particulier qu'est l'homme à ses semblables (la communauté), c'est l'impératif de justification. "Cet impératif de justification est même un attribut caractérisant ce en quoi les personnes sont humaines... Comment une science de la société peut-elle espérer aboutir en ignorant délibérément une propriété fondamentale de son objet, et en négligeant que les gens sont confrontés à l'exigence d'avoir à répondre de leurs conduites, preuves à l'appui, auprès d'autres personnes avec qui elles agissent?" (THÉVENOT et collaborateurs, 1989) ; BOLTANSKY et THÉVENOT, 1991). Cette théorie commence par sa propre justification, c'est-à-dire, la preuve expérimentale, la négation de l'affirmation arbitraire. Chacun d'entre nous peut en vérifier le bien-fondé : il suffit d'être attentif aux justifications que développent les personnes en paroles et en actes, et qui "comme des savants, ne cessent de suspecter, de soumettre le monde à des épreuves". (Idem).

Les actions de l'individu sont donc justifiables. Elles sont raisonnables en ce qu'elles s'appuient sur les raisons qui motivent sa décision et qu'elles sont compréhensibles par tous. On dira que "l'exigence de bonne raison se confond avec celle d'acceptabilité par les autres et d'objectivité pour constituer une même catégorie du raisonnable (THÉVENOT et collaborateurs, 1989). La construction d'un modèle d'action raisonnable suppose de transcender la contingence de la situation où se déroule l'action, car ayant une portée générale, elle repose sur une mise en équivalence avec d'autres situations. Cette exigence de généralité demande un mode de rapprochement fondé. Il faut donc concilier deux hypothèses : la possibilité de fonder des actions coordonnées sur un principe commun et la disponibilité d'une pluralité de ces principes. Ce sont ces propositions que présentent les Économies de la grandeur, à travers le "modèle d'action raisonnable compatible avec ces deux hypothèses" (Idem). ( DURAND et WEIL)

L'insistance sur la justification provient directement du fait que ces auteurs refusent d'admettre que dans bien des cas, les comportements sont imposés par les institutions (par exemple éducatives), sans que les individus ne se posent la moindre question sur la justification de ces impositions... Par ailleurs, on ne peut s'empêcher de faire le rapprochement entre l'obsession de la conformité (conformisme et apparence extérieure) dans certaines sociétés et cette justification individuelle des comportements.

 

L'essence de l'homme définie par six axiomes

   Une sociologie si centrée sur l'individu ne peut faire l'économie d'une définition de l'essence de l'homme. Si la logique de l'action est la justification de l'action vis-à-vis d'autrui, les ressort de l'action dépendent de cette essence, de ce qui le qualifie en tant qu'homme.

Si axiomes définissent ce que sont les individus vivant dans les société habituées à la négociation et non aux rapports de force. C'est ainsi que le conventionnalisme voit les sociétés modernes (industrielles), excluant de son champ de réflexion celles où règne la violence politique ouverte. Ce sont les sociétés ou "cités marquées par la philosophie politique moderne" (BOLTANSKI et THÉVENOT, 1991).

Dans ces sociétés où "la rationalité des conduites peut être mise à l'épreuve" (BOLTANSKI et THÉVENOT, 1987), on aboutit toujours à "la maitrise pratique des justices fondées en principe" (Idem).

Pour pouvoir négocier, il faut donc que les hommes soient tous dotés d'une commune humanité (axiome 1) qui les prédispose à agir pour le bien commun par voie d'accords et non de violence. Ils ne sont pas condamnés à un seul état et peuvent en trouver au moins un équivalent à un autre (axiome 2), sans cela ils ne seraient pas motivés à l'action. Ils peuvent accéder à un même état de richesses ou une commune dignité (axiome 3). Il y a un ordre relatif aux états qui qualifient les personnes, ce qui peut les rendre insatisfaits, et leur donne le désir d'en changer (axiome 4), mais elles savent qu'il y a un coût (axiome 5). Le dernier axiome, le 6ème, est l'existence du bien commun, lequel permet de parvenir à un accord (clôturer l'accord).

   Des commentateurs désobligeants (...) pourraient considérer que cette description de l'homme moderne est bien maigre et se demandent ce qu'il en est des multiples conflits sociaux qui agitent ces sociétés "marquées par la philosophie politique moderne". Quelles sont donc ces sociétés non mues par des rapports de force? Lesquels sont sans doute un peu vite assimilés à de la violence... Cet homme gentillet semble bien celui souhaité par nombre de dirigeants politiques et économiques...

 

Modes de coordination de l'action entre individus

   La conventionnalisme se distinguant par la recherche des ressorts de la coopération (exclusivement) entre les individus, il est logique que ses chercheurs explorent divers modes de coordination de l'action ente individus. Il s'agit donc de comprendre comment les personnes conduisent des actions raisonnables compatibles avec les hypothèses de la nécessité de rendre compte de leurs actions de façon acceptable pour autrui : il faut définit le cadre de telles actions.

Trois autres axiomes sont alors énoncés :

- Multiplicité des mondes : l'action se déroule dans un monde ou dans un univers à plusieurs natures (axiome 1) (THÉVENOT et collaborateurs, 1989-. L'action, pour être justifiable, doit pouvoir transcender la particularité et la subjectivité de celui qui la justifie. L'introduction de phénomènes de preuve apparaît nécessaire. L'objectivité est ce qui sert d'appui à une action justifiable ; elle est caractéristique d'une nature. La présence d'objets dans l'action sert de ressources aux individus.

- Les objets n'ont qu'une nature et une seule référée au monde qui les caractérise dans une situation donnée (axiome 2). Ainsi, "l'objectivité industrielle de l'ingénieur, celle des appareils de mesure et des lois statistiques qui suppose stabilité et standardisation, trouve sa place parmi d'autres (...) L'objectivité marchande du bien n'est pas moins objective et déterminante pour l'action intéressée" (Idem). L'importance de cette nature de l'objet apparaît lorsqu'elle fait défaut, insinuant le doute sur la qualité de l'objet dans l'action et mine les fondements de la forme de coordination, c'est-à-dire, du cadre de l'action des hommes.

- Les hommes ont plusieurs natures. Tout comme les objets, les hommes doivent être qualifiés, c'est-à-dire, identifiés, dans le cadre d'une action raisonnable. Mais à la différence des objets, les hommes peuvent être qualifiés dans toutes les natures (axiome 3). Si l'économie néo-classique n'envisageait qu'une rationalité, le conventionnalisme considère que l'homme en possède plusieurs : l'homme est raisonnable, il peut argumenter ; il peut changer de nature mais il devra justifier son action selon le monde concerné. (DURAND et WEIL)

On sent là l'expression de l'impérieuse nécessité de sortir d'un économisme qui attribuait à l'homme qu'une seule nature (homo oeconomicus) et ne se situait que sur un seul plan d'existence (l'économie...), condition pour qu'émerge une véritable sociologie qui aborde des domaines particuliers et divers de la vie sociale...

 

Modèle commun et relation d'équivalence

   L'existence d'un bien commun (axiome 6) qui dépasse les singularités de individus conduit à la reconnaissance d'un modèle commun à tous les mondes de l'action en général. En même temps, à l'intérieur de chaque monde, une relation d'équivalence organise la cohérence de la rationalité du monde concerné entre la nature des objets, la nature des hommes, la logique de négociation (et l'accord), etc.

Dans le modèle commun à tous les cadres de l'action présentant un forme de généralité, à toute forme de coordination correspond un ordre, rendant compte de "la possibilité de clôture d'un équilibre sur l'une ou l'autre des différentes natures". Chaque nature repose sur une forme de généralité que l'on peut considérer comme une relation d'équivalence (THÉVENOT et collaborateurs, 1989). La relation d'équivalence dote des mêmes propriétés les êtres, que ce soient  des humains et/ou des objets. Cette notion permet d'exprimer la coïncidence/non coïncidence de nature des objets ou des êtres humains dans une même cité. A l'intérieur de chaque cité (ou nature ou monde) il y a une relation d'ordre qui définit l'importance des individus, importance dont ils peuvent contester l'attribution. Ils peuvent ainsi soumettre à l'épreuve l'ordre de la cité et l'allocation des grandeurs. Mais la construction d'une équivalence entre des personnes permet aussi de faire émerger un intérêt commun. En effet, "cette relation fondamentale est un principe d'identification des êtres, considéré dans chaque nature, comme plus général que toutes les autres formes de rapprochement jugées plus contingentes, et tenu pour commun à tous" (idem). C'est le "principe supérieur commun" qui permet de dire que a équivaut à b, c'est-à-dire de "constituer l'équivalence des états de grandeur, (de) faire la mesure des choses" (BOLTANSKI et THÉVENOT, 1987).

Dans chaque nature définie ainsi, un "principe supérieur commun" définit donc la structure mais produit des hiérarchies en même temps, car il donne un ordre sur l'importance des être d'où le terme de grandeur donnée à cette qualité. Dans chaque nature (ou monde), objets et personnes sont donc ordonnés selon leur grandeur, suivant leur importance en regard du principe supérieur commun qui les qualifie. Tenu pour commun à tous, le principe supérieur est aussi le bien commun dans l'action justifiable. Cette hypothèse d'ordre est considérée comme un élément permettant de passer de la perspective d'une nature unique (la rationalité marchande de l'économie néo-classique) à celle d'un univers à plusieurs natures, car "l'ordre construit, autour de chaque forme de justification, la possibilité de réduire la tension inhérente à la disponibilité d'autres principes généraux de qualification, sans éliminer totalement la trace de ces autres monde possibles et leur fermer tout accès" (THÉVENOT et al., 1989). (DURAND et WEIL)

  Cette présentation de nos deux auteurs-guide nous a laissé un peu perplexe, mais vérification faite - lecture de deux ouvrages clés de THÉVENOT et BOLTANSKI), elle correpond effectivement à ce qu'on en tirer, en en restant aux principes - effectivement assez abrupts - qui rappellent certaines docte définitions en économie. Mais en y regardant bien, on s'aperçoit - outre cette insistance à mettre sur le même plan hommes et objets - qu'il s'agit bien d'une mise en forme d'un principe d'intérêt commun (général) qui tout en s'imposant aux individus qui justifient leur action, se trouve pris dans des considérations d'ordre social, lequel se trouve bien mis en avant pour guider toutes les collaborations et tous les accords. L'ordre social, l'intérêt commun, l'équivalence des états de grandeur, tout cela conduit à ces nécessaires coopérations, qui font la société. On pourra toujours contester sa place dans l'ordre, mais en fonction même de cet ordre. Tout en faisant mine d'ouvrir cette nouvelle sociologie à des mondes multiples, il semble bien qu'on la ferme finalement dans une sorte d'obligation du respect du bien commun. Mais il faut en savoir plus sur ces mondes pour se faire une idée juste de cette théorie et il faut l'écrire, de cette théorisation, qui, en regard de tout le savoir sociologique accumulé jusque-là, apparait bien pauvre... Comme si on tentait d'élaborer un nouveau vocabulaire et une nouvelle grammaire pour en définitive retomber sur des notions néo-libérales...

 

Les six mondes ou cités

    La relation d'équivalence peut définir un nombre indéterminé de natures. Mais le repérage effectué dans les grands ouvrages de philosophie politique et morale (BOLTANSKI et THÉVENOT, 1987) permet d'en dénombrer six grands types caractérisant le cadre de l'action, soit six grands types de cités : la cité marchande, le cité de Dieu, celle du renom (ou de l'opinion), la cité domestique, la cité civique, la cité industrielle.

- La cité marchande : Adam SMITH a formalisé, le premier, dans les relations marchandes un principe universel de justification permettant de fonder une cité sur ce principe. La cité marchande garantit la paix et est telle que les hommes, confrontés à une dispute permanente à la mesure de leurs passions, arrivent à reconnaître leur intérêt particulier dans une forme de bien commun, la marchandise. le commerce permet de brider les passions. En effet, il établit le lien social entre vendeurs et acheteurs dans un juste équilibre puisque l'un et l'autre mûs par le profit marchand, y entendent raison et y soumettent leur cupidité au lieu de la transformer en agressivité.

- La cité de Dieu ou la cité inspirée : la cité de Saint AUGUSTIN, quant à elle, définit le modèle de cité dans laquelle les relations harmonieuses assurent la concorde entre les êtres. Le fondement de cette cité reposerait sur l'inspiration conçue sous la forme de la grâce. Abstraction de la cité des hommes, ce modèle s'est réalisé dans "les nations", "les républiques", "les peuples".

- Dans la cité de renom (ou de l'opinion), la grandeur d'une personne repose sur l'opinion des autres et est indépendante de l'estime que la personne a d'elle-même. Les litiges surgissent lorsque l'écart se creuses entre cette estime  et celle que les autres lui portent et qui est seule, dans la réalité. L'exemple de cette cité est celle de la cour : si le grand est grand par les faveurs qu'il y trouve, il est aussi petit car, serviteur lui-même, il est mis en équivalence avec son propre domestique. La tension de la grandeur du renom et de la grandeur domestique entraine l'ébranlement de l'ordre des personnes, donc de la cour et libère un espace pour d'autres cités (la cité industrielle notamment).

- Dans la cité domestique (qu'aurait décrite BOSSUET), l'individu se soumet au prince car celui-ci "fait , pour le bonheur commun, le sacrifice de ses satisfactions personnelles". "Dans cette conception sacrificielle de la grandeur du Prince, la célébration de ses vertus consiste à faire voir, dans toutes ses dimensions, l'ampleur du sacrifice auquel il consent pour le bonheur commun, auquel il subordonne la totalité de ses satisfactions personnelles" (BOLTANSKI et THÉVENOT, 1991).

- Dans la cité civique, le souverain qui n'est plus roi, est constitué "par la convergence des volontés humaines quand les citoyens renoncent à leur singularité et se détachent de leurs intérêts particuliers pour ne regarder que le bien commun" (Idem).

- Le modèle de cité industrielle prend sa source dans les écrits de SAINT-SIMON. Cette cité est fondée sur l'objectivité des choses. C'est un corps organisé dont toutes les parties contribuent d'une manière différente à la marche de l'ensemble. L'objet de la cité industrielle c'est la "société". Tout doit concourir à sa gestion : calculs des coûts, règles comptables, sciences de la production auxquels s'ajouteront au XXe siècle l'organisation du travail, les instruments de contrôle et de mesure, la standardisation, etc.

   Bref, dans chaque type de cité, l'individu trouve la forme universelle de son intérêt particulier. La sociologie et l'économie qui semblent s'opposer par le traitement qu'elles font de l'homme, l'un valorisant le collectif, l'autre l'individuel, ont, en fait, d'après les conventionnalistes, une structure originelle identique, reposant sur une même transformation, celle du supérieur commun en loi positive, (la volonté générale ou le marché). Cette démarche, estiment-ils, est de nature métaphysique, destinée à demeurer abstraite tant qu'on n'aura pas pris en compte la diversité des accords qui font la trame de la réalité sociale? La constitution permanente de ces accords, est, selon eux, au coeur de la confrontation des individus en tant qu'êtres vivant ensemble. En effet, à tout instant, il faut qu'un principe ayant valeur d'équivalence puisse être reconnu comme ayant une valeur universelle et permettent l'établissement d'accords qui réalisent le lieu de fusion des intérêts particuliers en un intérêt collectif. La construction du modèle repose donc sur des transmutations de trois sortes : collectif/individuel, nature humaine plurielle/modalités de l'action, types de cités/types d'accords. (DURAND/WEIL)

 

La transformation du monde : le passage d'un monde à l'autre

    Les individus, toujours selon les conventionnalistes, sont définis par la capacité de posséder au moins deux états, par conséquent de changer leur état existant. L'axiome de commune dignité les dote d'une puissance identique d'accès à tous les états tandis qu'un ordre relatif aux états qualifie les personnes. Ce sont là autant d'attributs qui vont créer des sentiments d'insatisfaction et de contestation sur leur situation, modifier l'équilibre général et en générer d'autres. la dynamique du système est ainsi en germe dans la caractérisation même des individus. De la même façon, la caractérisation d'un monde n'est jamais définitive, car celui-ci contient toujours la trace d'autres natures, même réduites à l'état de contingences. Mais la diversité de ces contingences se tient aux confins des mondes (ou des natures) et bruissent jusqu'à devenir des tohu-bohus remettant alors en cause la distribution harmonieuse des grandeurs et les états des personnes. (DURAND et WEIL).

Parvenus à ce stade de réflexions, les conventionnalistes, dans leur réflexion sur ces mondes et les relations entre eux, sont obligés de tenir compte des conflits et d'une certaine manière de constater, au-delà de statuts des personnes définis de manière plus ou moins stables dans chaque monde, que la dynamique des changements résident en ces conflits. Mais ils refusent précisément d'aller là, malgré l'observation de la survenance du litige et du procès qui conduit à l'épreuve et à la démonstration des preuves... Car admettre que les dynamiques de changements proviennent de ces conflits qui ne sont pas forcément induits intégralement par les personnes, serait admettre deux choses qui n'entrent pas dans leur système : que le conflits sont au coeur de la dynamique des changements et que ces conflits proviennent de l'existence des structures dans lesquelles les individus sont placés, qu'ils le veuillent ou non. Ils constatent que les personnes contestent la distribution des grandeurs qui leur est attribué dans un monde donné. Mais les situations pour eux, ne sont que "troubles" et remplies "d'incertitude" sur les grandeurs qu'il faut épurer. Cette épuration, pour eux, ce n'est que le retour à une cohérence, à un accord. Comme par postulat, les personnes sont des êtres raisonnables, la contestation se fera autour des jugements, autour des principes supérieurs communs, propres à chaque nature, jusqu'à ce qu'un accord soit trouvé. Il est évident toutefois que pour juger de la qualité des arguments, on ne peut tout de même pas s'en tenir aux propos des contractants éventuels, car il peut s'y loger d'importances subjectivités irréductibles. Ainsi "pour régler la dispute, lever l'incertitude sur les états de grandeur et les rendre prouvables, il est nécessaire que le modèle de la cité puisse s'étendre à des êtres qui ne sont pas des personnes" (Idem). Lors des disputes, pour contrecarrer la subjectivité des personnes, les choses vont servir de preuve à la définition des éléments de contestation dans l'épreuve de réalité. On peut comprendre que ces choses sont économiques - malgré que certaines des cités décrites soient régies par d'autres principes qu'économiques - vu le contexte dans lequel ce développe cette sorte de sociologie morale. Le modèle de cité qui caractérise les conduites humaines contient des êtres que les personnes (ce que permet l'usage de la notion d'équivalence).

    La justice des accords entre les personnes est conforté par la justesse des accords entre les choses."Avec le concours des objets que nous définirons par leur appartenance exclusive à une nature, les personnes peuvent établir des états de grandeur. L'épreuve de grandeur ne se réduit pas à un débat d'idées, elle engage des personnes avec leur corporéité, dans un monde de choses qui servent d'appui" (idem). Comment évalue-t-on les grandeurs des choses? Cela dépend. On peut "selon le monde considéré, donner des épreuves en se réclamant du témoignage d'un grand dont le jugement fait foi, en invoquant la volonté générale ; en payant le prix ; ou encore en s'appuyant sur une expertise compétente. Les formes de connaissance sont adaptées à l'évaluation des grandeurs". Cette insistance sur la quantification des grandeurs nous mènent toujours irrésistiblement, que les auteurs le veuillent ou non, vers des réalités économiques.

   La sortie de l'épreuve de réalité donnant lieu à un différend se résout dans le compromis. le compromis est fragile s'il ne parvient pas à être rapporté à une forme de bien commun constitutive d'une cité. Il ne permet pas d'ordonner les personnes selon une grandeur propre à cette cité. Il faut par conséquent doter les objets mis au service commun d'une identité propre, reconstruire une cité fonctionnant suivant les modalités exprimées ci-dessus. Sans cela les êtres continuent à maintenir leur appartenance d'origine et la dispute peut être relancée. (DURAND et WEIL).

Et c'est précisément ce qui arrive tout le temps, les accords n'étant toujours que temporaires, constitutifs même des conflits, ces fameuses "disputes" comme les appellent les conventionnalistes comme pour en atténuer la virulence et la permanence. Ils sont convaincus que les personnes raisonnables se réfèrent en fin de compte au bien commun (ce qui reste à démontrer...), mais comment cela s'exprime-t-il? Dans l'élaboration de structures sociales dans lesquelles les individus s'insèrent et pas entièrement consciemment. Mais pour les conventionnalistes, parvenir à cette conclusion serait reconnaître la société comme s'imposant à l'individu. Pour eux, il s'agit d'élaborer une sociologie de l'accord et non une sociologie du conflit.

 

SOCIUS

 

 

 

 

 

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10 août 2020 1 10 /08 /août /2020 07:21

  Le sociologue et économiste français Laurent THÉVENOT est l'initiateur avec Luc BOLTANSKI du courant pragmatique à partir des "économies de la grandeur" étendues aux "régimes d'engagement". Il est en outre le fondateur de l'économie des conventions, avec Jean-Pierre DUPUY, François EYMARD-DUVERNAY, Olivier FAVEREAU, André ORLÉAN et Robert SALAIS.

 

    Sorti diplômé de l'École polytechnique (1968) et de l'ENSAE (1973), il prend d'abord part avec Alain DESROSIÈRES; en tant qu'administrateur de l'INSEE, à la création de la nouvelle classification des professions et catégories professionnelles (PCS). Ses travaux sur les classifications et le codage social conduisent à la publication de l'ouvrage Les catégories professionnelles, avec Alain DESROSIÈRES, et le rapprochent de Pierre BOURDIEU, puis de Luc BOLTANSKI. L'analyse de la production statistique devient alors un axe de recherche sur la "politique des statistiques".

  A partir d'enquêtes sur le travail et les organisations - certaines menées en collaboration avec l'économiste François EYMARD-DUVERNAY - il propose une notion d'"investissement de forme" qui rend compte de l'établissement de formes d'équivalence (codes, standards, coutumes, etc.) dotées d'un pouvoir de coordination. C'est une des origines, avec le travail de BOLTANSKI sur les dénonciations dans la presse, des "économies de la grandeur" qui inaugure un nouveau courant de sociologie pragmatique. Avec BOLTANSKI, il fonde le Groupe de Sociologie Politique et Morale, en se séparant du groupe et de la sociologie de BOURDIEU, pour développer une sociologie qui traite des capacités critiques des acteurs et de leurs limites. De la Justification. Les économies de la grandeur, écrit avec BOLTANSKI, distingue et analyse les répertoires d'évaluation visant la légitimité du bien commun dans la vie politique, qu'il s'agisse des relations de pouvoir politique, des relations sociales ou de la vie économique.

   Laurent THÉVENOT étend ensuite ce cadre d'analyse dans deux directions :

- En complément des critiques et justifications prétendant à une légitimité publique à partir du modèle des grandeurs, le modèle des régimes d'engagement et de leurs pouvoirs associés élargit la perspective en deçà du public, jusqu'à atteindre l'intime familier ;

- D'autre part, il propose d'analyser la construction politique des communautés selon des grammaires de la mise en commun - incluant le traitement des différends - qui ne passent pas seulement par des justifications publiques ; à la faveur de programmes comparatifs internationaux qu'il a codirigés avec des sociologues américains puis russes, ont été mises en évidence une "grammaire libérale du public" et une "grammaire d'affinités personnelles à des lieux communs pluriels".

   Cette sociologie pragmatique de la justification et des engagements est mise en oeuvre  dans des domaines très divers : action politique, critique, mouvements sociaux, participation et reconnaissance : mise en valeur et évaluation : quantification, information, cognition et émotions : travail et organisations ; agro-environnements ; droit et gouvernement par els standards ; art et littérature.

    Laurent THÉVENOT participe au comité de rédaction de la revue Annales,. Histoire, Sciences sociales.

 

Laurent THÉVENOT, Sous sa direction, Conventions économiques, Paris, Centre d'études de l'emploi, PUF, 1966 ; Avec Robert SALAIS, Jean-Jacques SILVESTRE, Le Travail, Marchés, règles, conventions, Economica, 1986 ; Avec Luc BOLTANSKI, Les économies de la grandeur, Centre d'études et d'emploi, PUF, 1987 ; Avec A. DESROSIÈRES, Les catégories socioprofessionnelles, La Découverte, 1988, réédition 2002 ; Sous sa direction et celle de Luc BOLTANSKI, Justesse et justice dans le travail, Centre d'études de l'emploi, PUF, 1989 ; Avec Luc BOLTANSKI, De la justification. Les économies de la grandeur, Gallimard; 1991 ; Avec Bernard CONEIN, Cognition et information en société, EHESS, 1997 ; L'action au pluriel. Réflexions sur les régimes d'action, La Découverte, 2006 ; La participation en actes, Entreprise, ville, association, avec Julien CHARLES, Desclée de Brouwer; 2016

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7 août 2020 5 07 /08 /août /2020 08:43

     Initiateur avec Laurent THÉVENOT d'un courant "pragmatique", appelé aussi "économies de la grandeur" ou "sociologie des régimes d'action, ou encore conventionnalisme, il mène une carrière de sociologue, tout en se déclarant proches des "communistes libertaires". En 2009, il participe à la société Louise Michel, proche du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA).

      Son engagement politique s'inscrit dans une tradition familiale (originaire de Russie), d'un père médecin juif (se cachant pendant l'occupation) et d'une mère chrétienne, qui devient écrivain après la guerre et adopte les idées du Parti Communiste. Pendant la guerre d'Algérie, Luc BOLTANSKI est militant anti-colonialiste. Il soutient ensuite pendant un an ou deux l'Union de la gauche socialiste, un groupe de militants de gauche qui tente une première expérience d'unité entre chrétiens et marxistes.

 

Une carrière universitaire et des objets éclectiques d'études....

     Ses première recherches sociologiques sont menées dans le cadre du Centre de sociologie européenne, dirigé par Raymond ARON, puis Pierre BOURDIEU. Ses premiers travaux sont orientés par l'influence du cadre théorique bourdieusien, étant dans le premier cercle du "maître".

Au début des années 1970, BOLTANSKI devient maitre-assistant à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales. Il participe à la création de la revues Actes de la recherche en sciences sociales. Au milieu des années 1980, il se désengage des Actes et se désinvestit de l'équipe de Pierre BOURDIEU. Parallèlement à son travail en sciences sociales, il écrit et publie des ouvrages de poésie et, plus récemment de pièces de théâtre. Nuits, ouvrage édité à ENS Éditions, regroupe les deux pièces La nuit de Mantagnac et La nuit de Bellelande.

    Il publie en 2004 La condition foetale, ouvrage qui ouvre un débat autour de l'usage de la notion de contradiction dans les sciences sociale et de la possibilité d'articuler structuralisme et phénoménologie dans une approche historique, rejoignant ce que de nombreux collègues développement depuis plusieurs années dans des champs aussi différents que la sociologie des sciences, la sociologie des crises ou celle de la construction des problèmes publics.

Ses recherches s'orientent ensuite sur le lien entre le roman policier et l'émergence de l'État, qui fait l'objet d'un livre paru en 2012 : Énigmes et complots : Une enquête à propos d'enquêtes. En 2017, il publie avec Arnaud ESQUERRE Enrichissement. Une critique de la marchandise, représentant le troisième volet de l'enquête menées pour tenter de décrire les nouvelles formes du capitalisme contemporain après Les cadres : La formation d'un groupe social (1982) et Le nouvel esprit du capitalisme (avec Ève CHIAPELLO, 1999).

 

Le déplacement de la critique, face à BOURDIEU, position centrale dans ses études...

    Il se détache de la sociologie du "dévoilement", issue de la tradition marxiste, qui enquête sur les "vraies" contraintes pesant sur les agents, pour se pencher davantage sur les éléments communicationnels, relationnels et pratiques qui rendent possible un accord perçu et voulu consciemment comme tel. Bref, il passe d'une sociologie des conflits à une sociologie des coopérations.

Voir quels sont les éléments qui rapprochent (surtout) ou divisent les personnes autour d'un même objet, et l'analyse des processus par lesquels celles-ci arrivent in fine à un accord perçu, reconnu et voulu consciemment comme tel, voilà une des caractéristiques de l'approche de BOLTANSKI (voir l'article sur le conventionnalisme). Contrairement à la méthode bourdieusienne, qui accorde une place importante à la trajectoire, la méthode de l'auteur ne s'intéresse pas au passé des acteurs, encore moins à leurs habitudes ou à leurs caractéristiques socioculturelles. Au contraire, chaque acteur possède un libre arbitre qui lui permet, lors des épreuves, de faire valoir ses arguments et ses "justifications". Pour BOLTANSKI, à l'inverse de BOURDIEU, les personnes sont parfaitement à même de comprendre leurs motivations.

Ces enjeux intellectuels sont prolongés par des enjeux institutionnels lorsque BOLTANSKI fonde avec Laurent THÉVENOT le Groupe de sociologie politique et morale (GSPM) en 1984. Il devient alors l'un des principaux représentants de la sociologie pragmatique française; considérant que l'homme fait la "société" et que les acteurs sont compétents pour prendre position, juger, dénoncer, critiquer, en rendre compte. Il écrit avec Laurent THÉVENET De la justification (1991) ouvrage qui prolonge le grand article paru dans Actes de la recherche en sciences sociales de mars 1984 (volume 51), avec Y. DARRÉ et M-A. SCHILTZ, puisqu'il y montre qu'il n'existe non pas une seul façon d'être "grand" dans le monde social, mais bien différents moyens de devenir grand (Des économies de la grandeur).

     La rencontre de BOLTANSKI avec Ève CHIAPELLO et leur collaboration pour Le nouvel esprit du capitalisme (1999) permet d'élargir le cercle autour de la sociologie de "l'économie de la grandeur". En effet cet ouvrage apparait comme une configuration illustrative, à portée générale et pratique, de la typologie des "cités" déjà établie dans La justification : les économies de la grandeur (1991). Luc BOLTANSKI et Ève CHIAPELLO y ajoutent la "cité des projets". Ce terme est historiquement la récupération par les consultants en management et les dirigeants d'entreprise des thèmes de la critique de l'artiste du capitalisme dénonçant l'inauthenticité de la société marchande et l'étouffement des capacités créatrices de l'individu. Le cadre traditionnel devient un manager ou un coach chargé, dans des structures légères et innovantes, de tirer le meilleur parti des capacités créatrices de chaque employé. Mobilisé par des projets successifs, le salarié se doit d'être mobile, enthousiaste, flexible et convivial. L'écho qu'a eu ce livre dans les médias, notamment dans le champ des gestionnaires eux-mêmes, tend à prouver l'importance de sa portée. C'est aussi un premier passage de la sociologie pragmatique les années 1980 et 1990, au sein des sciences sociales en France, c'est la publication du Nouvel esprit du capitalisme qui a constitué le point de départ d'une nouvelle vigueur critique vis-à-vis de cette configuration socio-historique, avec toute son ambiguïté. Est-ce une nouvelle critique du capitalisme et un constat de sa capacité de se renouveler?  Est-ce réellement une critique ou une valorisation d'un éternel esprit du capitalisme, sans toucher à ses fondements?

   Les partisans de Luc BOLTANSKI estiment qu'il a, dans le sillage du Nouvel esprit du capitalisme, radicalisé son positionnement critique, en s'efforçant de dessiner en sciences sociales associant sociologie pragmatique et sociologie critique (passant par une lecture de l'École de Francfort...), dans la perspective d'une nouvelle théorie critique radicale originale associée à la notion d'émancipation. C'est la publication en 2009 de l'ouvrage De la critique. Précis de sociologie de l'émancipation... D'autres chercheurs issus de la sociologie pragmatique ont emprunté une réorientation critique convergente vers une "critique pragmatiste" tels que Philippe CORCUFF dans Où est passée la critique sociale? en 2012.

Son ouvrage Vers l'extrême, extension des domaines de la droite, écrit avec Arnaud ESQUERRE; s'inquiète de la reprise des idées de l'extrême droite dans l'espace politique, y compris à gauche, dans les médias voire dans les milieux dits "intellectuels", comme si elles allaient de soi.

A partir de 2014, Luc BOLTANSKI entreprend, toujours avec Arnaud ESQUERRE, une réflexion sur les changements du capitalisme liés au développement de ce que les deux auteurs nommes une "économie de l'enrichissement" et qui regroupe des activités en apparence disjointes telles que le tourisme, la patrimonialisation, le luxe et la culture, mais dont ils montrent la cohérence. Ils placent notamment au coeur de ce changement une forme de mise en valeur des marchandises nommé la "forme collection", proposant de considérer la valeur comme une justification de prix.

 

    Même si les différents ouvrages, écrits seul ou en collaboration - de Luc BOLTANSKI ont un retentissement médiatique, à l'aune sans doute d'une certaine mise en valeur - paradoxalement - du système capitaliste, précisément parce que son évolution va dans le sens de la valorisation de l'individu comme acteur, il n'est pas certain qu'il soit suivi par ses contemporains sociologues. Non seulement parce qu'il est un des rares à proposer encore une vision globale du social - ce qui fait d'ailleurs tout l'intérêt de son oeuvre, en face par exemple d'un Edgar MORIN, et que la plupart des autres auteurs se cantonnent dans un domaine particulier, se spécialisant sur une sociologie de secteurs, éducation, industrie, rural, urbain... sans chercher de généralisation, seul moyen pourtant de dépasser le niveau descriptif, et seul moyen aussi de pallier à l'impact limité des prescriptions proposées.

 

Luc BOLTANSKI, avec Pierre BOURDIEU, Robert CASTEL et Jean-Claude CHAMBOREDON, Un art moyen : Essai sur les usages sociaux de la photographie, Minuit, 1965 ; Prime éducation et morale de classe, EHESS, 1969 ; Les cadres - La formation d'un groupe social, éditions de Minuit, 1982 ; L'Amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l'action, Métaillé, 1990 ; De la justification. Les économies de la grandeur, avec Laurent THÉVENOT, Cahiers du Centre d'études de l'emploi, PUF, 1989 ; Le Nouvel esprit du capitalisme, avec Ève CHIAPELLO, Gallimard, 1999 ; La Condition foetale. Une sociologie de l'avortement et de l'engendrement, Gallimard, 2004 ; La production de l'idéologie dominante, avec Pierre BOURDIEU, Demopolis, 2008 (réédition d'un article publié en 1976 dans Actes de la recherche en sciences sociales) ; Rendre la réalité inacceptable, Demopolis, 2008 ; De la critique. Précis de sociologie de l'émancipation, Gallimard, 2009 ; Un individualisme sans liberté?" Vers une approche pragmatique de la domination, avec Philippe CORCUFF, dans L'individu aujourd'hui, Sous la direction de P. CORCUFF, C. LE BART et F. de SINGLY, Presses Universitaires de Rennes ; Énigmes et complots. Une enquête à propos d'enquêtes, Gallimard, 2012 ; Domination et émancipation. Pour un renouveau de la critique sociale, dialogue avec Nancy FRASER, présenté par Philippe CORCUFF, Presses Universitaires de Lyon, 2014.

A noter qu'il existe des films de présentation de ses réflexions : Ulysse clandestin (Thomas LACOSTE, 2010), Penser critique, kit de survie éthique et politique pour situations de crise(s) (Thomas LACOSTE, 2012), Notre monde (Thomas LACOSTE, 2013)

 

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3 août 2020 1 03 /08 /août /2020 15:22

   Quand on relit l'ouvrage qui date de 1992 du maître de conférences au département des Sciences de l'information et de la communication de l'Université de Rennes 2, on ne peut s'empêcher de penser que depuis, on n'a pas fait de progrès patent sur la compréhension du rôle de la publicité dans nos sociétés, tant du côté de son influence idéologique que du côté de sa place réelle dans la dynamique économique.

    Sous-titré Idéologie et savoir-faire des professionnels de la publicité dans l'audiovisuel, ce qui délimite son approche, l'ouvrage, produit dans une période où les téléspectateurs français découvrent à leurs corps défendant les vertus du libéralisme (années 1980-1990), avec un certain "retard" par rapports à leurs voisins anglo-saxons et allemands, veut décrire des modes de représentation exclusifs définis par la publicité "qui ne correspondent que fort peu au réel". C'est en grande partie à ce réel très médiatisé qui fait en quelque sorte écran par rapport à la réalité que l'auteur s'attaque, très au fait de certains aspects occultés par les grands médias. Il s'agit pour Jacques GUYOT de "s'interroger de façon critique sur la manière dont l'acteur publicitaire a réussi à asseoir sa légitimité sociale et culturelle sur le thème de la modernité : modernité médiatique, mais aussi économique et technologique."

    L'auteur aborde successivement en quatre parties serrées l'analyse des changements d'attitude du public vis-à-vis de la publicité, l'évolution rendue possible grâce à une problématique de la création publicitaire, l'articulation de la publicité autour du concept de modernité et l'importance du facteur publicitaire sur le plan économique.

   L'évolution du rejet à l'adhésion (relative) à la publicité, laquelle subit des changements bien évidemment en dehors du champ du livre dans les années 2000, du fait de l'intrusion d'Internet dans le paysage audio-visuel quotidien, est étudiée de manière minutieuse sur les quatre continents. La problématique de la création publicitaire, que ses promoteurs situent parfois carrément entre l'art et la technologie, s'aidant en cela du langage des sciences sociales et de la sémiologie, situe la publicité dans une légitimité sociale qui la place dans les représentations du réel et dans le symbolique des relations sociales. Cela est d'autant plus fort qu'elle se situe dans le développement de la publi-information dans l'édition et la presse comme dans une sorte de symbiose dans l'apprentissage de l'art cinématographique par toute une génération de cinéastes, boulevard d'ailleurs dans l'éclosion d'un cinéma fantastique et des effets spéciaux. Que ce soit dans les messages eux-mêmes, qui promeuvent un idéal de vie individualiste (ou familial de manière très précise) basé sur la consommation des objets les plus récents, sorte de modernité. La place de la publicité dans la vie économique - et l'auteur rend bien compte des coûts occultés de la publicité dans la programmation des chaines de télévision - est le quatrième sujet - et presque un des moins traité par lui, ne fait l'objet que de peu d'études. Notamment, la relation entre les compagnes publicitaires et le succès des produits et services promus est une question peu abordée et par les publicitaires et par leurs clients. Outre le fait que souvent les enquêtes sur la progression de ces produits et services sur le marché sont le fait même de ceux qui les promeuvent, il semble qu'il y ait comme un mimétisme et une spirale où l'obsession de la concurrence remplace l'évaluation scientifique coûts publicitaires/valeurs des ventes... Dans sa conclusion, l'auteur met l'accent sur l'accroissement de l'importance des nouvelles technologies où s'opèrent de grands investissements du monde publicitaire, lequel propose une vision du monde très aseptisée et très consensuelle, à mille lieux des multiples conflits sociaux qui agitent le monde réel. Et plus les nouvelles technologies de l'image et du son sont mises à contribution, plus le monde proposé apparait envahissant, tendant même à remplacer - mais cette course de l'apparence souffre tout de même de grosses exceptions (heureusement) - la vie réelle.

Les paradigmes décrits par l'auteur gouvernent encore en très grande partie le fonctionnement et l'impact de la publicité dans les médias, peut-être plus encore avec Internet, mais de manière très différentes selon les contrées, les classes sociales et les habitudes nationales (entre Français et Allemands par exemple) et l'auteur pointe bien ces différences d'appréciation des différents publics et nationalités, chose que l'évolution d'Internet accentue d'ailleurs.

 

Jacques GUYOT, qui travaille particulièrement dans le Centre d'Études et de Recherches sur la Communication et l'Internationalisation (CERCI), sur la création télévisuelle et sur les stratégies publicitaires, est également l'auteur d'autres ouvrages : Les Techniques audiovisuelles, dans la collection Que sais-je? des Presses Universitaires de France (1999) ; Production télévisée et identité culturelle en Bretagne, Galice et Pays de Galle, Presses Universitaires de Rennes (2000) ; avec Thierry ROLLAND, Les archives audiovisuelles (Armand Colin, 2011) ; avec Fabien GRANJON et Christophe MAGIS, Matérialismes, culture et communication (Presses des Mines, 2019, en 3 tomes) ; Cultures de résistance, aux Presses des Mines, 2020.

Jacques GUYOT, L'Écran publicitaire, Idéologie et savoir-faire des professionnels de la publicité dans l'audiovisuel, L'Harmattan, collection Logiques sociales, 1992, 350 pages.

  

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31 juillet 2020 5 31 /07 /juillet /2020 09:26

    Le conventionnalisme, qui fait peu l'objet de descriptions ou de commentaires est une sociologie apparue en France, dans le milieu des années 1980 et qui s'est développée par des travaux divers jusqu'à la fin des années 1990. Elle date officiellement de la publication, en 1987, d'un premier livre, Les économies de la grandeur, de Luc BOLTANSKI (né en 1940) et Laurent THÉVENOT (né en 1949). Des articles regroupés dans une revue économique élargissent ensuite son assise. Le conventionnalisme revendique son appartenance au courant de l'individualisme méthodologique, tout en proposant les moyens de prendre en compte l'existence du collectif dans la détermination des individus et dans celle de leur cadre d'action. Il s'inscrit dans la critique de la sociologie classique, fondée sur des antinomies telles que objectif/subjectif, collectif/individuel, économie/sociologie, matériel/idéel, en se proposant de les surmonter. Son cadre d'analyse "reprend le problème, central dans les sciences sociales, de la possibilité de l'accord entre les membres d'un société" ou d'une autre façon, pour lui, "la question de l'accord constitue l'une des questions fondamentales dont les sciences sociales ont hérité de la philosophie politique" (BOLTANSKI et THÉVENOT, 199, De la justification). Le conventionnalisme qui se veut explication du monde stipule que les sciences sociales ont "pour projet l'intelligence du commerce entre les hommes" (1987). De là découle l'objet de leur théorie : l'étude des lois qui régissent le commerce des hommes et l'examen de leurs échanges et des formes qu'ils prennent.

Le projet du conventionnalisme emprunte à l'individualisme méthodologique en plaçant l'individu au coeur de la théorie (héritage de l'économie néo-classique), il propose d'en dépasser les limites en montrant que l'individu inscrit son action dans un cadre social, celui des accords, des compromis et des conventions. Jean-Pierre DURAND et Robert WEIL doutent que cette sociologie qui entend privilégié le volet coopération dans les relations humaines, en mettant souvent de côté la force des conflits, atteigne ses objectifs. Cette sociologie se rattache à un contexte bien précis, celui où certaines classes sociales parmi les plus privilégiées économiquement recherchent le consensus pour leur projet de société néo-libérale. Il n'est pas certain que ses analyses emportent la conviction ou soient suffisamment solides au moment où précisément se dessinent des formes radicales et parfois violentes des conflits de toute sorte, comme c'est le cas sur tous les continents dans les premières décennies du millénaire suivant... La production de ces analyses est suffisamment importante toutefois pour que l'on parle d'une sociologie qui entend aborder l'ensemble des relations humaines...

    Cette sociologie est aussi une théorie économique hétérodoxe, caractère qu'elle partage avec celle, concurrente, de la théorie de la régulation, née également en France. Elle est connue plus d'ailleurs sous le nom d'économie des conventions (renforçant là, cette sociologie, son lien avec l'économie) que sous le nom de conventionnalisme.

Inutile (quoique...) de signaler que ce conventionnalisme n'a rien à voir avec la doctrine du même nom, stipulant une séparation fondamentale entre les données de l'intuition et des sens, et les constructions intellectuelles permettant de fonder les théories scientifiques ou mathématiques, doctrine développé notamment pas Édouard LE ROY, Pierre DUHEM et Henri POINCARÉ, sous des formes assez différentes, entre le XIXe et le XXe siècle, qui trouve son origine profonde dans la séparation kantienne entre intuition et concept.

 

Une théorie de l'action raisonnable...

   Les échanges entre individus constituent le contexte de l'action et dessinent la nature des contraintes. Pour qu'ils puissent avoir lieu, il faut que les actes de chacun soient compréhensibles et acceptables par d'autres, et que chacun soit à même de justifier son comportement à l'égard d'autrui. Le postulat qui fonde cette affirmation est que l'homme est un être raisonnable, il sait raisonner et il entend raison. En effet, le lien qui unit l'être particulier qu'est l'homme à la communauté de ses semblables, c'est "l'impératif de justification... Cet impératif de justification est même un attribut caractérisant ce en quoi les personnes sont humaines. Le principe de justification établit le lieu essentiel de la communication entre les hommes. Entrer en relation suppose donc de rechercher un langage commun, de définit un objet transcendant l'intérêt particulier de chacun, de s'entendre sur ce que chacun reconnaît comme un "principe supérieur commun". Ce principe permet que des accords soient passés entre les hommes. Ces accords ne sont pas des contrats car "le contrat est un resserrement par lequel il s'agit de borner, de mettre à leur place, de relier davantage les uns aux autres, les éléments d'en ensemble" (THÉVENOT, 1989). Si ces accords sont susceptibles d'être conclus, c'est parce que les hommes vivent ensemble et disposent d'un système de valeurs communes rendant possible l'établissement de conventions. Ces accords sont donc des conventions  qui, au contraire des contrats, sont des formes permettant de "coordonner des intérêts contradictoires qui relèvent de logiques différentes, mais qui ont besoin d'être ensemble pour pouvoir être satisfaits (...) Une convention est un système d'attentes réciproques sur les comportements et les compétences, conçus comme allant de soi et pour aller de soi" (Idem). Le conventionnalisme est donc une théorie du consensus social, reposant, selon ses fondateurs, sur l'essence même de la nature humaine.

   Le conventionnalisme est ainsi une théorie de l'action. A ce titre, il étudie les motivations des individus, les modalités de l'objectivation de l'action et le cadre dans lequel se déroule l'action. C'est qu'il appelle les formes de coordination. Mais il récuse les concepts fondateurs de l'action individuelle contenus dans l'économie néo-classique, théorie par excellence de l'échange marchand. Il s'attaque par conséquent à ce qu'il considère comme les concepts de base du dogme de l'économie néo-classique pour les transformer en éléments fondateurs de ses propres principes : les concepts de rationalité, de complexité et d'équilibre. A la place de ces concepts, il utilise les notions d'épreuve de réalité impliquant la justification (l'action raisonnable), la pluralité des modes (formes) de coordination ou cadres de l'action des individus, et enfin la dynamique de transformation du monde ou plutôt des mondes. Car le conventionnalisme se veut aussi une théorie du changement social. Dans l'esprit de ses fondateurs, il ne s'agit pas simplement d'un changement vocabulaire. Ils entendent aller vers la compréhension du changement social, chose que ne semble plus pouvoir faire l'individualisme méthodologique.

   La théorie peut apparaître complexe au sociologue tant les catégories de pensée appartiennent à l'économie ou aux sciences morales et politiques, et tant les efforts déployés par cette sociologie ne semble pas prôner l'économie des moyens pour comprendre la société... Certains pourront penser, et nous ne sommes pas loin de le faire, que ces efforts veulent à tout prix éviter de partir des conflits qui sont pourtant la substance de maintes relations sociales, surtout si ces conflits ne semblant être maitrisés par les individus, pris par eux plus qu'ils ne les alimentent volontairement.

Afin de donner un aperçu général de la théorie conventionnaliste sans être trop réducteurs, Jean-Pierre DURAND et Robert WEIL présentent successivement, du plus simple au plus complexe :

- les objets environnant l'homme et utilisés dans l'action ;

- la logique de l'action, à savoir la justification de celle-ci vis-à-vis d'autrui ;

- les six axiomes qui définissent la nature de l'homme, c'est-à-dire ce que sont les hommes ;

- les trois axiomes qui fondent le cadre de l'action, soit la coordination de l'action entre individu ;

- le modèle commun à l'action et la relation d'équivalence ;

- les six mondes ou cités dans lesquels l'homme agit ;

- la transformation du monde avec le passage d'un monde à un autre.

  L'ensemble de ces sept propositions dont système, et effectivement dans les travaux des fondateurs, on passe très vite d'un élément à un autre. C'est le propre d'une théorie générale : en définissant l'essence de homme, l'environnement d'objets qu'il s'est construit, la logique de son action, puis en conceptualisant le cadre de cette action, le conventionnalisme proposer de segmenter la réalité sociale en six mondes ou univers ou cités caractérisés chacun par une nature des objets et des hommes. Ce n'est que lorsque les accords et conventions qui y règnent ne sont plus acceptés ou acceptables que de nouveaux accords ou compromis sont reconstruits, donnant naissance à un nouveau monde ou cité.

 

Un programme général d'études...

     Cette économie des conventions dont les auteurs, presque tous des économistes, veulent qu'elle soit plus qu'une théorie économique, une véritable sociologie (quoi là-dessus des divergences existent)n s'alimentent à partir du milieu des années 1980 des travaux de Jean-Pierre DUPUY, François EYMARD-DUVERNAY, Olivier FAVEREAU, André ORLÉAN, Robert SALAIS et Laurent THÉVENOT. Leur programme général consiste en une reprise du projet radical de John Meynard KEYNES, qui vise à tirer toutes les conséquences pour l'analyse économique d'une prise en compte réaliste de l'incertitude, découlant d'une hypothèse de rationalité limitée. Au premier rang de ces conséquences, figure la nécessité d'un traitement endogène des modalités de gestion de cette incertitude, soit des représentations pratiques supposées partagées (en quoi consistent les conventions). Ces représentations renvoient aux attentes que forment les agents quant au déroulement de leurs coordinations, soit à l'idée qu'ils se font du fonctionnement des groupes au sein desquels ils agissent.

Tous ces auteurs partent des préceptes de l'individualisme méthodologique et ne l'abandonnent pas, même si le poids des institutions est souvent examiné, du point de vue de la contrainte qu'ils exercent sur les acteurs qui seuls sont à même de faire émerger des règles de comportements. Cela n'empêchent pas certains, sans renoncer aux "bienfaits" du libéralisme, d'adopter souvent une attitude extrêmement critique par rapport au système économique et social existant. Et de faire, par enchaînement d'idées, des propositions perçues comme radicales par les tenants de l'économie néo-libérale.

Leur objectif est de "concilier une certaine autonomie du social, allant jusqu'à reconnaître ses lois propres, avec l'idée que ce sont toujours les individus, et non des entités supra-individuelles, qui agissent et qui portent des intentions collectives (individuelles et/ou collectives)" (Christian BESSY et Olivier FAVEREAU, Institutions et économie des conventions, dans Cahiers d'économie politique, 2003/1, n°44)

 

Jean-Pierre DURAND et Robert WEIL, Sociologie contemporaine, Vigot, 2002.

 

SOCIUS

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19 juillet 2020 7 19 /07 /juillet /2020 07:39

       Robert DÔLE écrit là un essai - court mais dense - sur "les vestiges du puritanisme dans la mentalité américaine actuelle", à la mesure de toute son expérience d'états-unien expatrié volontaire au Canada, suffisamment loin pour ne plus en subir les effets, mais suffisamment près (en dehors de son vécu antérieur) pour en mesurer la puissance. Américain d'origine puritaine, polyglotte, a choisi le Québec comme terre d'exil. Depuis 1977, professeur d'anglais à l'université du Québec à Chicoutimi, il a vécu et enseigné en Europe, aux universités de Metz, de Bonn et de Lodz.

Son court essai étaie une hypothèse fondamentale tout sorti de ce qu'il a vécu pendant 22 ans (enfance et adolescence, à Washington DC) et de qu'il a pu, en partie par introspection, comprendre de la mentalité des Américains des États-Unis. Son hypothèse veut "que la mentalité américaine d'aujourd'hui soit le produit du puritanisme du XVIIe siècle.

"Cette idée, écrit-il dans son Introduction, peut paraître banale à première vue, surtout si on pense à l'hypocrisie en matière sexuelle (...) ou au mouvement des born-again Christians. Ce qui m'intéresse pourtant, ce sont les vestiges de la mentalité puritaine précisément là où on ne les soupçonnerait par de prime abord", d'autant que, selon lui une grande partie du monde est contaminée par cette mentalité. "Je pense, entre autres, à la politique extérieure des États-Unis, au mouvement de libération des homosexuels et au féminisme américain. Dans l'esprit des Américains, toute intervention militaire ou politique dans d'autres pays est justifiée par le fait que les Américains sont toujours le peuple élu de Dieu, ce dont les puritains du XVIIe siècle étaient entièrement convaincus", même si, en réalité, beaucoup se sont exilés parce que nombre de leurs compatriotes leur ont demandé d'exercer leur sectarisme ailleurs (la formule est de nous...). "Le féminisme américain hérite aussi de cette tradition de pensée en donnant aux femmes le statut de peuple élu par rapport aux hommes déchus." (on ne s'en convainc, dirions-nous qu'en ayant accès à la grande masse des écrits de ce féminisme-là, qui pourrait paraitre indigeste à nombre d'entre nous...). "Le mouvement homosexuel est une manifestation de la tradition de confession publique qui joue un rôle primordial dans le comportement puritain. Établir des liens entre les sermons des pasteurs du XVIIe siècle et l'articulation des mouvements homosexuel ou féministe ne sera pas toujours tâche facile, mais le plaisir d'un raisonnement est aussi grand que le défi qu'il présente".

"Voici mon hypothèse, poursuit-il, A l'insu des Américains, il existe  un caractère américain, une mentalité américaine, un comportement américain qui sont propres au peuple américain et qui le distinguent d'autres nationalités. Les Américain, par contre, tendent à croire que leur mentalité est universelle. La manière de penser et d'agir des Américains remonte au XVIIe siècle. Ces derniers pensent généralement que leurs politiques gouvernementales et leurs relations interpersonnelles dérivent de l nature universelle de l'homme et des lois de la logique. Dès lors, ils sont aveuglent à ce qui est unique chez eux et ne comprennent pas le chox culturel que vivent maints étrangers lorsqu'ils arrivent aux États-Unis.

Les Américains croient aussi que leurs tendance actuelles sont tout à fait modernes. Mon hypothèse de l'influence durable de leur passé puritain aurait de quoi les surprendre. Il reste qu'à mon avis le caractère américain a été façonné par l'expérience puritaine qui a laissé toutes sortes de traces, parfois évidentes, mais parfois trop subtiles pour être décelées au premier coup d'oeil. Les intérêts américains changent, changent aussi les tendances sociales et philosophiques, mais il existe quand même quelque chose de permanent dans le caractère américain, et c'est précisément ce quelque chose que je veux retrouver chez les ancêtres puritains. Devant toutes ces nouvelles idées politically correct qui se manifestent année après année, j'ai la réaction suivante : plus ça change, plus c'est pareil.

Je vais me concentrer sur quatre aspects de la mentalité et de la vie puritaine du XVIIe siècle et sur leurs vestiges au XXe. L'individualisme, la division entre les élus de Dieu et les non-élus, la cruauté et la confession publique. Je montrerais que ces aspects de la mentalité puritaine sont présents dans la vie contemporaine des États-Unis, telle qu'on la retrouve présentées dans les romans récents de Joyce Carol Oates. Finalement, j'exposerai les idées critiques d'autres auteurs à l'égard du marasme social et spirituel des Américains d'aujourd'hui. (...)". L'auteur met en garde contre une interprétation de sa pensée : il ne veut pas critiquer tout ce qui se passe dan la culture américaine contemporaine en la comparant aux excès de ses ancêtres. "Plutôt, j'essaie de retrouver dans les origines lointaines des tendances qui ont abouti aux phénomènes culturels actuels. Bien sûr, je condamne les expressions de la cruauté américaine telles que les bombardements des grandes villes, la peine capitale et le manque de programmes sociaux. La cruauté qui motive ces phénomènes fait partie d'une tradition qui trouve ses racines dans l'expérience puritaine du XVIIe siècle. Les Américains d'aujourd'hui admettent que la violence est un aspect omniprésent de la vie sociale. Ils disent : Violence is as American as apple pie (La violence est aussi américaine que la tarte aux pommes). (...) Pourtant, tout acte de violence implique la cruauté. Il est quand même curieux qu'un peuple se voit comme violent, mais ni en même temps son caractère cruel. Si je condamne la cruauté, je n'ai rien contre la confession publique et je tends moi aussi à diviser le monde en deux classes : les élus et les non-élus. Pour moi, les élus sont les exploités et les non-élus, les exploiteurs. C'est un mariage du puritanisme et du marxisme qui me convient parfaitement. Je peux donc sympathiser avec les mouvements féministe et homosexuel qui dérivent de la tradition puritaine sans accepter les actes de cruauté commis par le gouvernement américain, lesquels découlent de la même tradition. (...)".

  L'auteur consacre donc un chapitre à chacun des aspects de la mentalité américaine : l'individualisme, la division entre élus et non-élus, la cruauté et confession publique, argumentant sa réflexion de nombreuses citations. Après avoir exposé ce qui lui semble être le témoignage de Joyce Carol OATES - rappelons que la romancière américaine née en 1938 est l'un des plus prolifiques écrivains de la littérature contemporaine aux États-Unis, avec d'importantes réceptions dans de nombreux pays - il livre d'autres analyses de la mentalité américaine qu'il divise "facilement" entre groupes d'avant le XXe siècle et du XXe.

  Dans sa conclusion, il présente ce qu'il nomme comme à la fois un plaidoyer en faveur d'une transformation radicale du système socioéconomique des États-Unis et un avertissement pour les autres pays, en ne cachant pas qu'il puise une grande partie de ses opinions à une lecture attentive de la Bible. Il espère que le matérialisme qui est souvent synonyme d'américanisme peut évoluer en quelque chose de plus positif que certaines manifestations désespérantes de la vie américaine.

Robert DÔLE, Le cauchemar américain, Essai sur les vestiges du puritanisme dans la mentalité américaine actuelle, vlb éditeur, 1996, 140 pages

 

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2 juillet 2020 4 02 /07 /juillet /2020 11:33

   A une époque qui se dit rationnelle, les épidémies comme celle du COVID-19 son l'occasion de vérifier que persistent nombre de superstitions, entretenues par certaines religions (évangélistes américaines pour ne pas les nommer) et alimentées par une méconnaissance profonde du fonctionnement de la nature, corps humain compris... Ainsi a t-on pu voir aux États-Unis mais aussi un peu ailleurs, des manifestations religieuses - et sur les réseaux sociaux d'Internet en particulier, des élucubrations angoissées, fleurir pour exorciser les forces de l'univers qui font abattre sur l'humanité des fléaux invisibles ou pour pardonner des fautes et des péchés qui auraient attirer sur les peuples la colère de Dieu... Pourtant, maintes études d'anthropologies et de sociologies démontrent que la maladie est un fait social, qui s'inscrit dans l'évolution des sociétés depuis des millénaires.

 

Pendant les épidémies, les exhortations religieuses...

    Jean-Pierre DEDET, professeur de parasitologie à la Faculté de médecine de Montpellier, rappelle que, malgré les quelques mentions anciennes que nous pouvons retrouver dans l'Histoire sur les caractéristiques et les effets des maladies infectieuses (choléra, peste, rage) et éruptives (lèpre, variole, rougeole), la notion même de maladie infectieuse était méconnue des médecins antiques. Elles n'étaient pas distinguées des autres maladies, dont les causes étaient expliquées suivant les théories en cours dans les époques et les civilisations correspondantes. Elles étaient généralement attribuées à la volonté des dieux ou de génies châtiant les coupables (Mésopotamie, IIe siècle av. J.C.). En Égypte ancienne, les maladies étaient causées par des démons subtils véhiculés dans l'air, particulièrement les jours néfastes. A Rome, Fébris, la déesse de la fièvre, possédait trois temples. Cette conception du châtiment divin traverse les âges, relayées avec une belle constances par les trois grandes religions révélées : Judaïsme, Christianisme et Islam, qui ne pouvaient se priver de cet aiguillon de la Foi... Elle reste fichée dans l'inconscient collectif des populations les plus développées. Dans la Bible, depuis le Pentateuque jusqu'au nouveau Testament, la lèpre est de nombreuses fois citée, et toujours associée au surnaturel, à l'impureté, au péché.

Ailleurs, les maladies étaient et sont encore parfois rapportées à l'action de facteurs internes, comme un déséquilibre entre les trois dosas, éléments constitutifs du corps (vent, bile et phlegme) dans l'Ayurveda de l'Inde ancienne, ou entre le souffle (K'i) et le sang (hine) dans la médecine chinoise depuis les Han. En France, on parlait encore, au XVIIe siècle, "d'humeurs peccantes". Les maladies furent ailleurs attribuées à des causes externes : miasmes contenus dans l'air (Hippocrate), dans le brouillard (Jean de Mésué, 776-855) ou encore dans l'air et l'eau (Avicenne, 980-1037).

      En Occident, le Moyen Âge se caractérisa par une longue période d'obscurantisme médiéval avec une domination de la médecine par l'Église qui imposait le respect inconditionnel de certains dogmes hérités de l'Antiquité et compatibles avec le monothéisme.

Même si le Moyen Âge n'est pas totalement la période noire et obscure décrite parfois, il faut bien reconnaître que le poids de l'Église fut lourd dans bien des domaines pour empêcher toute réflexion. Heureusement que, en son sein, et notamment dans plusieurs monastères d'ordre religieux (qui se situaient souvent hors du temps...), maints esprits observateurs consignèrent des réflexions, conservées et ensuite enseignées, qui fit évoluer bien des esprits...

Malgré certains espaces de liberté - souvent chèrement acquis - tout essai de révision ou de discussion était considéré comme hérétique. Jusqu'au XVIIe siècle, la maladie était considérée comme voulue par Dieu, à la fois châtiment individuel (collectif en cas d'épidémie) pour les péchés des hommes et injonction se faire pénitence et de se préparer à mourir. La grande peste était un fléau envoyé par Dieu pour châtier les hommes d'avoir péché. Les artistes de l'époque figuraient souvent sur leurs toiles des flèches envoyées par Dieu du haut du ciel et frappant les corps aux lieux de prédilection des bubons pesteux. Cette relation avec le ciel dura jusqu'à la fin de la troisième pandémie et joua un rôle essentiel dans la lutte contre la maladie. La syphilis de même demeura longtemps considérée par certains comme une punition divine du péché de luxure.

Intéressant à la fois l'âme et le corps, la maladie relevait du magistère de l'Église, plus du prêtre en tout cas que du médecin, qui très longtemps n'était pas seulement connu pour des capacités à guérir, mais à préparer des potions, à conseiller sur des sujets qui relève de l'astrologie (dressant des calendriers), et de manière générale faisait partie d'une cercle d'érudit plus porté sur l'examen des vieux textes qu'à servir au chevet des malades et des blessés. S'ils distribuaient potions et remèdes divers, ne s'approchaient jamais du sang, tâche réservée aux barbiers... D'ailleurs, qui cherche réellement à étudier les maladies - souvent à l'occasion des épidémies d'ailleurs - s'adresse plutôt aux moines. De toute manière, la maladie se combat d'abord par la prière et la pénitence et si quelques préparateurs de mixture avaient quelques succès auprès de malades, ils s'attiraient plutôt la méfiance des autorités que leur reconnaissance. On s'adresse donc plutôt à Dieu ou plutôt à ses saints, dont certains sont très spécialisés, on fait confiance en la piété qu'en la science...

La conception surnaturelle de la maladie s'est maintenue dans mes civilisations traditionnelles. Dans les sociétés africaines, les maladies sont souvent la signature d'une faute, la conséquence de la transgression d'un interdit, le résultat d'un sort jeté. Elles sont déclenchées par les dieux ou les mauvais sorciers. Ceux-ci, qui ont le pouvoir d'envoûter, sont aussi les guérisseurs. Le traitement consiste à rechercher d'où vient la faute, qui est le responsable, voire le coupable. C'est une facette du mécanisme du bouc émissaire tant étudié par René GIRARD.

Même de nos jours, dans des sociétés modernes et rationnelles, un fond de superstition demeure sur la cause et le traitement des maladies, infectieuses ou non, prêt à ressurgir à l'occasion, comme ce fut le cas lors de l'irruption du Sida, au début des années 1980. Cette maladie, ne touchant au départ apparemment (car l'historiographie a montré que c'était plus complexe que cela) que des homosexuels et des drogués, fut assimilée par certains ecclésiastiques et certains groupes religieux à un châtiment divin provoqué par les moeurs dissolues du temps. Bonne occasion d'ailleurs de prôner le rigorisme moral et sexuel.

 

L'essor de la médecine, contrarié...

    A l'époque de la Renaissance, la médecine connut un essor remarquable dans divers domaines, y compris celui des maladies infectieuses. L'histoire des maladies infectieuses est dominé à cette époque par Girolamo FRASCATOR (1485-1553). Celui-ci fit, dans un poème de 1530, une description précise de la syphilis, mal communiqué en punition par les dieux au berger Syphile. Il est surtout l'auteur d'un ouvrage sur la contagion (1546) dans lequel il distingue deux modes de transmission des maladies : la contagion directe d'un individu à un autre (phtisie ou lèpre) et la contagion indirecte due à des sortes de germes, les "seminaria", transportés par l'air, les vêtements ou les objets usuels, et spécifiques pour une maladie donnée. Si le concept était abstrait, puisque les "seminaria" étaient composées, selon FRASCATOR, d'une combinaison forte et visqueuse ayant pour l'organisme une antipathie à la fois matérielle et spirituelle, la notion de leur spécificité pour chaque maladie constitue alors une intuition intéressante... qui intéresse plusieurs médecins. Cette hypothèse suscite un mouvement de recherche et d'observation qui ne cesse plus et revisite la notion de contagion. Toute une recherche s'éloigne définitivement des considérations spirituelles pour accorder à l'expérimentation toute sa place. Par tâtonnements successifs et souvent sous la surveillance tatillonne des autorités religieuses et politiques, les différents chercheurs profitent des conflits de plus en plus fréquents entre plusieurs d'entre elles pour effectuer leurs observations, elles-mêmes facilitées par l'élaboration d'instruments optiques permettant de voir des choses jusqu'alors invisibles. Ainsi Antoine van LEEUWENHOEK (1632-1723), drapier de son état, en qui l'on s'accorde généralement à voir l'inventeur du microscope, accède au monde des êtres minuscules et décrit de multiples observations, même si, parmi tant d'autres, il n'eut pas réellement dans ce domaine de postérité immédiate.

    Une succession impressionnante de chercheurs, dans des domaines multiples, livrent des observations cumulatives (grâce à l'imprimerie), qui aboutissent à la formation d'une véritable science, la microbiologie, même si bien entendu, le nom n'existe que bien plus tard. C'est grâce à tout un mouvement séculaire d'idées, reposant sur la science, indépendantes des idées religieuses et souvent contre elles, que naissent alors au XIXe siècle les deux grandes écoles complémentaires et antagonistes initiées par Louis PASTEUR (1822-1895) en France et par Robert KOCH (1843-1910) en Allemagne.

 

Types de sociétés, types de morbidités, socio-genèse des maladies....

  Jean-François CHANLAT, professeur en sciences de la gestion à l'Université Paris IX Dauphine, se situant dans la logique de la perception de la maladie comme fait social et non seulement comme fait biologique ou fait psychologique, entend, comme tout un courant actuel de chercheurs en sciences sociales, ne pas faire impasse sur le social et ceci de manière dynamique : la maladie est située comme généré par la société, et la maladie génère elle-même des conséquences qui ne sont pas seulement médicales. Plus, à des types de sociétés correspondent des types de maladies et tel type de maladie engendre tel type de conséquence sociale... Dans cette perspective, l'activité économique qui tire de la cueillette et de la chasse ses ressources ne "produit" pas les mêmes maladies que celle qui tire de l'agriculture ses produits.

     Les recherches en paléonthologie sont riches en enseignement à cet égard. La période paléolithique est marquée par de nombreux changements climatiques. De quatre glaciations différentes, c'est surtout la dernière, au paléolithique supérieur, qui nous livre le plus d'informations. Cette période, qui correspond par ailleurs à l'émergence de notre ancêtre direct, l'homo sapiens, est marquée par la prédominance des accidents traumatiques et par la présence quasi générale d'osthéarthrose chronique. Ces lésions frappent des personnes jeunes. L'espérance de vie à cette époque ne doit pas dépasser la trentaine. En revanche, on ne remarque aucune carie, aucune trace de tuberculose, de syphilis ou de rachitisme. Au néolithique, période marquée par la fin du nomadisme général, de la chasse, de la cueillette et de la pêche comme activités principales, est la période d'explosion démographique, de sédentarisation des populations, d'exploitation de la terre, du défrichement des forêts, de la domestication des animaux. Et on constate de profondes modifications dans le tableau de la morbidité. Certaines pathologies, absentes dans les sociétés paléolithiques, apparaissent. C'est le cas de maladies de carence (caries, scorbut, rachitisme) en raison de changements observés dans le régime alimentaire. C'est le cas également de certaines maladies transmissibles comme la tuberculose et le paludisme qui semblent désormais fréquentes dans les villes et villages surpeuplés de l'Antiquité. Selon l'historien V.P. COMITI (Mes maladies d'autrefois, dans La Recherche, n°115, octobre 1980), trois grands groupes de maladies ont émergé à cette époque :

- les affections à transmission inter-humaine sans possibilité de survivance en dehors d'importantes concentrations humaines (poliomyétile, rougeole, rubéole, variole...) ;

- les affections dues aux rapports de plus en plus étroits entre l'homme et les rongeurs (peste, melloïdiose, tularémie)....

- les maladies diarrhétiques du fait d'un besoin de plus en plus grand d'eau.

   A partir de l'Antiquité  jusqu'au siècle des Lumières, les sociétés affrontent non seulement les épidémies périodiques d'origine diverses, dont la plus meurtrière reste la Peste Noire du XIVe siècle, mais aussi des maladies infectieuses qui sévissent de manière endémique (grippe, lèpre, typhus, diphtérie, variole...). Certains populations indigènes, à la suite de l'élargissement de l'espace mondial aux XVe et XVIe siècles, voient leur population s'effondrer dramatiquement, et parfois sont anéanties sous l'assaut des microbes importés (comme en Amérique Centrale avec l'arrivée des conquistadores européens).

La surmortalité observée dans les sociétés agricoles a des origines sociales. Contrairement à l'image bucolique que certains peuvent avoir de la vie quotidienne à cette époque, les villes et les campagnes européennes, en particulier aux XVIIe et XVIIIe siècles sur lesquels on a beaucoup de données, sont de véritables foyers d'infections (hygiène inexistante, pollution des eaux, absence de canalisation, entassement humain...) auxquels de nombreuses guerres, la soldatesque errante, les famines périodiques prêtent leurs concours pour décimer régulièrement les populations. Les taux de mortalité infantile et juvénile sont très élevés. Il faut remonter aux grandes villes de l'Antiquité pour rencontrer de tels phénomènes, lesquelles pour certaines ont réussit avec plus ou moins de bonheur et avec pas mal de brutalités à endiguer ces maux (destruction de quartiers entiers, établissement de canalisations d'eau potable, sans cesse d'ailleurs à entretenir et à étendre...).

     C'est sur cet arrière-plan socio-sanitaire peu reluisant que les premiers éléments de la Révolution industrielle se mettent en place.

Commencée en Angleterre, à la fin du XVIIIe siècle, la Révolution industrielle gagne peu à peu, au cours du XIXe siècle, tous les pays occidentaux. Et l'on peut commencer à suivre, suivant ces progrès de l'industrie, le cheminement, villes après villes importantes, des affections nouvelles. Dans la première moitié du XIXe siècle, la sous-alimentation chronique, l'absence d'hygiène, l'entassement humain, les longues heures de travail et les dures conditions de travail, affaiblissant les organismes, maintiennent ou accentuent les taux de mortalité infantile et juvénile de la période précédente. L'espérance de vie reste peu élevée. Les épidémies de typhus, l'apparition du choléra et la chronicité de la tuberculose provoquent, par ailleurs, des coupes sombres dans les populations. Ce n'est qu'à partir du milieu du XIXe siècle, grâce aux luttes du mouvement ouvrier, à l'augmentation de la production agricole, à l'amélioration des conditions de vie, que les statistiques de mortalité se mettent peu à peu à présenter des régressions et un déclin des maladies infectieuses.

  Puis, au fur et à mesure que l'impact du développement économique se fait sentir, on observe ensuite un retournement en matière de santé. Les maladies infectieuses, qui constituaient encore au début du XXe siècle les premières causes de mortalité, cèdent la place, après la seconde guerre mondiale, aux maladies chroniques, au cancer, aux accidents et à la maladie mentale. La baisse considérable de la mortalité infantile entraîne une augmentation des espérances de vie. Tout comme l'émergence des maladies infectieuses après la révolution néolithique est en partie le produit de changements sociaux, la montée des maladies chroniques est attribuable à un nouveau mode de vie. La suralimentation, la consommation de tabac et d'alcool, les stresseurs propres aux sociétés industrielles avancées (crise économique, chômage, rythme du changement, mobilité (automobile), déqualification du travail, éclatement des liens sociaux, pollution de l'air, des eaux, de l'alimentation...) en sont les principaux responsables.

On observe même, au début du XXIe siècle, une inversion des courbes de la longévité humaine, une dégradation de la santé de la majeure partie des habitants, due à une fragilisation intense des organismes soumis à de multiples pollutions et stress sociaux, à commencer par les sociétés les plus industrialisées (États-Unis, Chine). Cette fragilisation offre un terreau favorable à de nouvelles épidémies (comme celle en cours du COVID-19).

   Jamais, malgré les adages de l'égalité de tous devant la mort (comme issue inéluctable il est vrai...), la maladie ne frappe pas avec la même vigueur toutes les catégories socio-professionnelle d'une même société. C'est un phénomène observé depuis qu'il existe des documents pour le rappeler. Des auteurs comme HIPPOCRATE, LUCRÈCE l'évoquent. Mais au cours des épidémies de peste au Moyen-Age, on ne semble pas observer de mortalité sociale différentielle, tellement elles rapides. Mais l'absence de documents est peut-être la cause essentielle de la non-observation du phénomène, même dans ces cas extrêmes. En effet, dès que l'on a accès à de nombreuses données, comme c'est le cas à partir du XVIIe siècle, la mortalité sociale différentielle est observée régulièrement aussi bien en temps d'épidémie qu'en temps normal. Au XVIIe et XVIIIe siècles, on meurt ainsi plus dans les paroisses rurales pauvres que dans les paroisses rurales riches, plus dans les quartiers misérables des cités que dans les quartiers aisés. Cette surmortalité des classes pauvres est attribuable principalement à la sous-alimentation chronique et à l'absence totale d'hygiène qui les affectent plus que toute autre catégorie sociale.

Si la situation s'améliore au XXe siècle, des écarts importants subsistent dans tous les pays industrialisés qui possèdent des statistiques régulières. A en croire certaines recherches, cet écart serait d'ailleurs demeuré le même depuis la fin du XIXe siècle, contrairement à ce que pourrait laisser croire le vaste déploiement de système de santé (mais il faut remarquer que ce système varie énormément d'un pays à l'autre, singulièrement aux États-Unis...).

   C'est en partie d'ailleurs cette différenciation qui fait dire par maints représentants des élites que pauvreté, faible moralité et maladie sont liées et que Dieu frappe fort justement les plus coupables des hommes et des femmes. C'est en partie à cause du même phénomène social que de nombreuses mesures de prévention puis de combat contre les épidémies sont prises avec parcimonie (avant qu'il ne soit trop tard...) par une grande partie des classes aisées, notamment commerçantes... Souvent, dans un premier temps, les élites mieux protégées contre les effets des épidémies pensent y échapper et ne pas devoir donc prendre les mesures indispensables pour tous...

 

Jean-François CHANLAT, Types de sociétés, types de morbidités : la socio-genèse des maladies", dans Traité d'anthropologie médicale. L'institution de la santé et de la maladie, Sous la direction de Jacques DUFRESNE, Fernand DUMONT et Yves MARTIN, Québec, Les Presses de l'Université du Québec, Institut québécois de recherche sur la culture (IQRC), Presses de l'Université de Lyon, 1985, www.uqac.ca. Jean-Pierre DEDET, La microbiologie, de ses origines aux maladies émergentes, Dunod, 2007.

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26 juin 2020 5 26 /06 /juin /2020 12:29

   Dans une vision anhistorique, beaucoup peuvent penser que la santé et la recherche du bien-être en général n'a vraiment rien à voir avec le conflit. A une époque où l'individualisme domine (idéologiquement) ou, de manière plus positive, l'individu est le centre des préoccupations, on pourrait penser aussi que la santé est le domaine qui recueille le plus de collaborations et de convergences dans nos sociétés comme dans celles qui nous ont précédé (même si l'individu n'est pas au centre des préoccupations)...

  Or, il n'en est malheureusement rien. De tout temps et en tout lieu, la santé constitue un enjeu de pouvoir, l'expression n'est pas trop forte. Que ce soit d'une manière "amoindrie" sous la forme d'un pouvoir médical somme toute bienveillant envers l'ensemble de la population, ou sous la forme d'un savoir ésotérique transmit seulement à l'intérieur de familles précises, de père en fils, au bénéfice surtout des puissants (politiques ou économiques), la santé est à la fois l'objet et le moyen de conflits qui opposent riches et pauvres, hommes libres et esclaves, hommes publics et populaces, voire catégorie de peuples contre une autre...

La préoccupation de la santé n'est toutefois sans doute dans l'Histoire de l'humanité que récente dans la mesure où il faut sans doute une certaine longévité de la vie pour se doter de moyens de la prolonger. C'est probablement par l'évolution des mentalités face à la mort - des mentalités qui refusent soit sa fatalité soit ses conséquences sur l'existence - qu'émergent un domaine d'activité qui prend de plus de en plus de temps, de plus en plus d'énergie...

Loin d'être une simple activité de recherche de bien-être, et c'est ce qui explique son fort enjeu et les conflits qu'elle recèle, la recherche de la santé, d'une vie longue et saine (et bien entendu, cela va de soi, prospère), est aussi une recherche de maintien de la vie face à la mort, et singulièrement une recherche (du maintien) d'une certaine prépondérance de classe ou d'ethnie dans les sociétés. Elle fait partie d'un ensemble de moyens de créer et de maintenir des hiérarchies sociales. Rien ne vaut dans la lutte des classes qu'une classe saine et robuste ; rien ne vaut une armée saine formée de corps sains face aux autres armées.... Formules lapidaires... Certainement. Mais derrière lesquelles se terrent bien des stratégies...

La recherche de cette santé peut prendre bien entendu bien des voies, magiques et rituelles, rationnelles enfin mais pas toujours complètement. L'histoire de la sociologie de la santé est révélatrice de cette recherche. Et c'est par la mise en évidence des thèmes, et des frontières aussi, de cette recherche que l'on peut voir l'étendue de bien des conflits et des coopérations.

 

La santé comme fait social

  Dans un parcours des aspects de la sociologie de la santé telle qu'elle s'élabore, pratiquement depuis les débuts de la sociologie, de DURKHEIM notamment, Patrick VANTOMME, de l'Institut d'Enseignement et de promotion social de la Communauté Française de Belgique (UF1), dessine le contenu de celle spécialisation de la sociologie qui se focalise sur la santé ou la maladie, parfois sans faire de liens avec la société un une analyse globale. Cette sociologie s'intéresse à la médecine, aux soins, aux pratiques de soins, aux malades, aux professionnels de santé, aux entreprises de production de soins...

Malgré l'ancienneté des conceptions sur lesquelles elle s'appuie, l'étude du champ de la santé s'est développé parallèlement, a supporté et s'est nourrie des différentes politiques de santé, par exemple en France surtout à partir de la fin de la seconde guerre mondiale avec la Sécurité sociale, institutionnalisation. La santé s'analyse alors comme fait social. Dans les études sociologiques autour de la santé, très vite la question de la santé mentale, avec le développement des institutions psychiatriques, prend une grosse importance. Les questionnements issus des études en sociologie de santé mentale déteigne souvent sur celles relatives à la santé tout cours : qu'est-ce que la santé? Qu'est-ce que le normal et le pathologique?

   La sociologie de la santé apparait alors comme un sous-champ disciplinaire de la sociologie qui s'intéresse aux interactions entre la société et la santé. Un des principaux objets d'étude de la sociologie de la santé est l'impact de la vie sociale sur le taux de mortalité et vice versa. La sociologie de la santé diffère de la sociologie de la médecine car elle s'intéresse particulièrement à la santé dans sa relations avec des institutions comme l'hôpital, l'école, la famille... La sociologie de la santé etst plus récente que la sociologie de la médecine, les sociologues s'intéressant d'abord à l'institution hospitalière avant de peu à peu construire une sociologie générale et plus génériques, celle de la santé. La sociologie de la santé émerge surtout autour des années 1970 et progressivement supplante la sociologie de la médecine, moins large, dans les années 1990 (voir notamment Danièle CARRICABURU, Sociologie de la santé : institutions, professions et maladies, Armand Colin, 2004).

   Patrice PINELL, docteur de recherche émérite, prend l'évolution de cette branche de sociologie au niveau de tous les pays développé, préoccupés par les questions de prévention et de préservation de la santé, du traitement et de prise en charge des maladies chroniques et dégénératives, ainsi que par le fonctionnement, l'efficacité, le coût et la gestion des institutions médicales. La forte croissance du nombre des travaux, loin d'être seulement le fait des institutions universitaires et de recherche, doit beaucoup au financement d'études commandées par les pouvoirs publics, le secteur associatif et les grands organismes en charge de diriger des actions sanitaires au plan national et international (Commission Européenne, UNICEF, OMS). Coexistent, de ce fait, deux grandes catégories de recherche. L'une, à caractère "académique", vise à la production de connaissances sociologiques sur la médecine, les pratiques de santé et les politiques publiques. L'autre  a pour objectif de mettre les outils de la sociologie au service des institutions de santé et de répondre ainsi à la demande des organismes financeurs. Ces dernières études, où la démarche sociologique est subordonnée aux problématiques médicales ou administratives, possèdent des caractéristiques "techniques" beaucoup plus quantitatives que qualitatives.

  L'éventail des recherches en sociologie de la première catégorie, de la médecine, de la maladie et de la santé est d'autant plus large que les articulations avec l'anthropologie, l'histoire et la psychologie sociale sont nombreuses. Maintes études sociologiques revêtent un caractère "politique" dans la mesure où elles sont articulées sur des programmes politiques à plus ou moins long termes. Un certain nombre se situe dans des perspectives de changements sociaux importants et beaucoup reposent sur les expériences pratiques des personnels de santé, à une époque où, dans les politiques nationales, les impératifs de santé sont soumus à des impératifs économiques de plus en plus contestés.

 

Des objets de recherche multiformes et variés

   Au centre des différentes formes d'analyse et d'interprétation de la dimension sociale de la santé se trouve le questionnement philosophique et éthique de la santé. Une des définitions proposées par les différents manuels de soins infirmiers ou d'éducation à la santé est celle de l'homme conçu comme un être psycho-social. Ainsi, la santé est à considérer comme une norme définie par la société. Il est donc question de pouvoir, d'autorité, d'(in)égalités et de distribution. Cette norme qu'est la santé est évolutive et fait évolueer la société dans laquelle elle s'inscrit. Si le droit à la santé pour tous et chacun(e) est reconnu officiellement, les individus des différents classes sociales - non seulement ne considèrent pas tous la santé sous le même angle - ont un accès différenciés aux moyens de santé en général.

   La sociologie de la santé s'intéresse ainsi à l'analyse des conceptions et des significations de la maladie en particulier à travers la notion de représentations sociales. Ainsi Patrick VANTOMME propose quelques rubriques, qui sont autant pour nous en tout cas l'occasion de préciser nombre de coopérations et de conflits :

- l'histoire : malades et maladies d'hier et d'aujourd'hui ;

- le discours et les représentations de la maladie, de la santé, du handicap ;

- les facteurs sociaux de la santé ;

- les indicateurs socio-culturels de la santé ;

- les systèmes de santé, leurs réformes et leur avenir ;

- des profanes et professionnels : le rôle de malade, les métiers de la santé ;

- l'hôpital comme organisation productrice et comme entreprise ;

- des recompositions sociales autour de la maladie, de la maldie chronique ;

- d'autres médecines et d'autres médecins : notion d'itinéraire thérapeutique ;

- le droit à la santé, de la santé, d'accès aux soins de santé ;

- l'accessibilité aux services sociaux et sanitaires ;

- des problèmes sociaux ou sanitaires spécifiques : les femmes, l'obésité, les conduites à risque et autres assuétudes...

- la consommation des biens et services de santé, le problème des médicaments.

  Notre auteur trace aussi quelques pistes :

- l'historicisme : L'expérience de la maladie n'est pas seulement individuelle. Chaque société a ses maladies, mais elle a aussi ses malades. A chaque époque, et en tous lieux, l'individu est malade en fonction de la société où il vit, et selon des modalités qu'elle fixe. La ligne du temps nous a montré les victimes anonymes de l'épidémie, considérée comme fléau collectif envoyé par Dieu. Puis sont apparus les patients aliénés et passifs devant la technique et le savoir du médecin. Enfin aujourd'hui et l'Histoire continue, prennent leur place dans le système les groupes de malades chroniques capables de prendre en charge leur traitement. Le malade a un statut social, changeant suivant les époques. Et les médecins font aussi l'objet de représentations différentes, entre eux et de la part des "patients"...

- l'interactionnisme : Suivant certaines sociologies, les individus qui interagissent entre eux déterminent la forme de la société, et c'est vrai aussi dans le domaine de la santé. Aussi bien l'état de santé des individus que l'organisation des soins de santé. L'état de santé des individus, des communautés et des populations modifie l'équilibre de la société, et l'archétype de cet état de santé, même s'il n'existe pas à proprement parler de sociologie des épidémies/pandémies, est l'épidémie. La contagion reste un modèle bien installé dans l'inconscient collectif, y compris en regard des pathologies psychiatriques. Et l'évolution des soins de santé a une influence dans tous les secteurs (l'économie par exemple) de la société.

- le perspectivisme : la médecine est partagée actuellement entre deux objectifs : restaurer la santé ou modifier l'homme. Lorsqu'elle restaure la santé, elle oublie l'homme qu'elle place derrière l'atteinte organique et dont elle occulte trop souvent la souffrance. Lorsqu'elle modifie l'homme, elle ne fait que combler des désirs : de performances et d'apparence. Elle se soumet aux phénomènes de modes et à la société moderne qui exige de nos contemporains de toujours se surpasser. Médecine des remèdes ou médecine des désirs : laquelle des doit doit-elle être privilégié, et notamment financée? Divers secteurs de la société optent ou ont opté pour des voies différentes et c'est l'expression de conflits multiformes...

- l'hospitalisme : l'hôpital est aussi et a toujours été une entreprise de socialisation... et de contrôle social. En outre, l'institution hospitalière est devenue une entreprise... industrielle. L'hôpital est l'objet central de la majorité des études actuelles, et il est conçu souvent comme un bouillon de cultures ou de logiques, les plus souvent vécues ou pressenties comme contradictoires... et conflictuelles. Modèle de bureaucratie et lieu de déploiement de stratégies, l'hôpital est l'objet d'études au même titre que la prison, la caserne, l'école...

- le professionnalisme : Métier ou profession, le médecin, de base ou mandarin, participe d'un exercice et d'une conception de la médecine. Le parcours professionnel du médecin est le lieu, le noeud, de nombreux exercices de pouvoir.

- le corporatisme : la mise en perspective par l'histoire a mené l'analyse de la profession de soignant, en général, et d'infirmière en particulier. L'évolution de son rôle ou de ses missions est mise en lien avec le développement sanitaire, culturel et technologique de nos sociétés. L'interprétation est double (en fait bien plus...) car elle s'appuie sur la division sexuelle du travail, instituant un double régime de domination-subordination. Les convergences s'inscrivent entre la mutation professionnelle, et pourtant paramédicale, de l'infirmères-soignante et l'image social de la femme...

- le chronicisme : les maladies et affections chroniques sont la raison d'être et de vivre des professions de santé (comme la délinquance est la raison de vivre de magistrats, d'avocats et de gardiens de prison...). Malade chroniques est quasiment devenu une "nouvelle" catégorie socio-professionnelle, se normalisant sous les effets socialisants de la médecine et des soins. Le cas de la vieillesse est le terme de compliance sont des plus révélateurs de cette emprise. Le malade a un statut, un parcours, une carrière...

 

La santé et la maladie : des enjeux sociaux jusque dans leur définition...

  Jean-Yves NAU et Henri PÉQUIGNOT indiquent des évolutions importantes dans la conception de la santé. SI, écrivent-ils "depuis le développement de la pathologie, on n'emploie plus le mot maladie (s) qu'au pluriel, la notion de santé (au singulier) a survécu trop longtemps, car c'est un concept vide pour lequel on s'efforce de trouver une espèce de contenu dans l'existence d'une force biologique intérieure à l'individu, qui serait la résistance à "la maladie"." C'est pour eux un "fâcheux archaïsme", basé sur une mauvaise perception-conception de la vie biologique elle-même. On en est malheureusement encore à comparer la maladie à une attaque extérieure contre laquelle le corps doit être munis de défense, à l'image d'un pays en guerre contre des ennemis extérieurs (et même intérieurs!". Il y a dans le vocabulaire employé par les profanes comme par les spécialistes (à destination du "grand public") des aspects militaires qui brouillent (à tout le moins) la compréhension de la réalité de la vie des organismes biologiques.

  "Les concepts globaux unitaires, poursuivent-ils, ont été ébranlés par la bactériologie, c'est-à-dire grâce à l'école pasteurienne, soulignant la nécessité de toujours définir santés et maladies les unes par rapport aux autres : il y avait non pas une force de résistance à la maladie, mais des immunités spécifiques naturelles ou acquises (spontanées ou provoquées) à un certain nombre de maladies. Par contraste on découvrait peu à peu qu'un très petit nombre de maladies répondaient aux thèmes simplistes où l'hérédité est tout et l'environnement rien (hémophilie, maladies de Tay-Sachs), et aussi qu'un nombre à peine plus grand d'affections répondaient aux schémas simples où tout est dans l'environnement (la peste, la variole, ou l'intoxication oxycarbonée), alors que, dans la plupart des cas, la maladie naissait, sur des terrains génétiques définis avec une extrême précision, par l'action d'un certain nombre de facteurs extérieurs à l'individu, uniques ou associées, dont les actions étaient très étroitement spécifiques."

"Chacun de nous a des maladies successives ou simultanées et chacun de nous a des prédispositions très variées et très spécifiques ou des protections plus ou moins efficaces, mais toujours très définies, vis-à-vis de facteurs multiples de l'environnement, facteurs qui ont d'ailleurs leur histoire propre dans le monde naturel. Enfin, il y a actuellement d'innombrables exemples de sujets porteurs de maladies indiscutables, mais contrôlées, et qui sont en état de santé thérapeutique, parce qu'ils se soignent, et tant qu'ils se soignent. Pour tous ces sujets, cela a encore un sens de "tomber malade". Ils peuvent être atteints d'una affection aigüe, intercurrente, voire d'une autre affection chronique, subir des interventions chirurgicales... Subjectivement et objectivement, une fois admise, comme une toile de fond, leur santé thérapeutique, ils passent, comme nous tous, de l'état de santé à l'état de maladie puis reviennent à l'état de santé. Contrairement à ce qu'insinuerait un mauvais emploie de la définition de l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS), considérant la santé "non seulement comme l'absence de maladie mais comme un état de complet bien-être physique et moral", ils sont en état de santé, bien que malades, et parce que traités."

"Dans les pays développés, de tels sujets représentent même la majorité de la population adulte, car il devient exceptionnel à un certain âge de ne pas avoir, par exemple, un trouble de la réfraction oculaire ou une carie dentaire. La méthode des examens systématiques a bien montré la fréquence des anomalies de l'électrocardiogramme, les anomalies tensionnelles, les élévations considérées comme pathologiques du taux de glucose ou des lipides sanguins, la fréquence avec laquelle se développent (selon le sexe) des adénomes de la prostate ou des fibrome utérins. Est-ce que ces dépistages systématiques, comme l'ont dit certains, transforment des bien-portants en malades? On pourrait dire tout aussi bien qu'ils transforment des malades méconnus en bien portants conscients, s'ils acceptent le contrôle des anomalies dont ils sont porteurs." Mais sans doute les auteurs sous-estiment-ils les effets de fixations de normes biologiques influencées par les entreprises et laboratoires au niveau des organismes chargés de la santé publique?

  "C'est donc bien une notion de pluralisme de santés qu'il faut retenir. Si la mortalité maternelle, en deux siècles, a été divisée par 100 et la moralité infantile par 25, n'est-ce pas parce que la femme enceinte a conquis le statut médico-social de malade, l'accouchement le statut médico-social d'intervention chirurgicale ; et les premiers soins aux nouveaux-nés, le statut de réanimation médico-chirurgicale de pointe? Grâce à quoi ces actes sont devenus "normaux", autrement dit sans risque ou presque?"

   Pratiquement chaque phrase de cette introduction à un (très) long article de nos deux auteurs, ouvre une perspective de recherche en ce qui concerne les conflits et coopérations autour des santés...

 

Jean-Yves NAU et Henri PÉQUIGNOT, Santé - Santé et maladies ; Patrice PINELL, Sociologie de la santé, dans Encyclopédia Universalis, 2014, 2020. Patrick VANTOMME, sociologie de la santé, Institut d'Eseignement et de Promotion Sociale de la Communauté Franaçse, Tourna, Belgique.

 

SOCIUS

 

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23 juin 2020 2 23 /06 /juin /2020 13:12

   Pour tous ceux qui pensent que l'humanité puisse revenir à ses habitudes antérieures après l'épidémie de covid-19 de 2019-2020, que beaucoup qualifient d'errements, il leur suffit de relire l'histoire des différentes épidémies, souvent laborieusement et partiellement reconstituée par nombre d'auteurs, pour constater qu'il n'en est rien.

Non seulement les énormes saignées dans les sociétés affectent toute l'organisation hiérarchique antérieure, mais les cadres de pensée et des mentalités eux-mêmes se recomposent pour former un nouveau paysage moral, social, économique et politique. Certainement, l'issue de ce conflit inter-spécifique, entre "l'ennemi invisible" largement inconnu au début de l'épidémie et l'humanité,  va déboucher sur des nouveaux rapports de force entre les différents groupes et classes sociales, bref changer la nature et l'importance des différents conflits sociaux. On peut écrire que, considérant les pandémies et épidémies, ils font partie des rares phénomènes qui indiquent l'interdépendance, au sein d'un écosystème dans lequel vivent des sociétés humaines, la cascade des relations de cause à effet qui lient - en boucles rétro-actives d'ailleurs - et cela se voit fortement à l'époque de l'anthropocène actuel, des conflits entre espèces et des conflits entre les hommes, à l'intérieur de l'espèce humaine, qu'ils soient sociaux, économiques ou stratégiques. On a tellement l'habitude de considérer l'épidémiologie - cette science des épidémies - surtout suivant les logiques contaminations-effets-maladies-combats contre le propagation-immunisation naturelle ou traitements ou encore vaccination - que l'on en oublie les conséquences de tout ordre de la manifestation de l'épidémie. Un peu comme ces autorités militaires qui estiment qu'une fois la guerre gagnée, les problèmes sont réglés, les autorités sanitaires, même si elles prennent en compte pour lutter contre l'épidémie les zones et les modalités de propagation des agents infectieux, estiment gagnée la guerre contre ce dernier une fois l'épidémie "sous contrôle", ceux-ci étant "éradiqués". Personne ou presque ne se soucie ensuite, dans un grand et lâche soulagement, des causes et des conséquences sociales de l'épidémie comme pour les causes et les conséquences sociales des guerres (affaires de spécialistes aux maigres moyens...). Or, l'impact des épidémies a des conséquences sur l'évolution de l"humanité à des niveaux considérables, si considérables sans doute, que bien des phénomènes sociologiques et des habitus restent considérés comme relevant des constantes des sociétés humaines. Les mentalités concernant l'hygiène, pour ne prendre qu'un domaine très proche des préoccupations de épidémiologistes, ne sont que rarement étudiées sous l'angle de variations très importantes, qui touchent (citées dans le désordre) aux pratiques du corps (individuellement et collectivement), aux conceptions envers les animaux, aux pratiques sexuelles, aux caractérisations des différentes catégories de populations les unes par rapport aux autres (des riches envers les pauvres notamment ou entre fractions de conceptions religieuses différentes ou d'origines différentes)...

C'est ce qu'on va s'efforcer d'illustrer ici en prenant comme exemple un certain nombre de pandémies historiques, sans rechercher une exhaustivité difficile de toute façon à réaliser. Car il manque encore une grille de lecture, une sociologie des épidémies (à côté d'une sociologie de la santé et d'une sociologie de la médecine déjà abondantes).

Il faut noter que ces pandémies et épidémies forment des sortes de ruptures, difficiles à vivre et surtout difficiles à combattre pour nombre de sociétés, et même difficile d'une certaine manière à mémoriser, dans tous leurs effets. C'est ce qui provoque ce risque historiographique dont nous parlons parfois dans ce blog, d'interpréter les situations antérieures à partir des situations post-épidémies.

Un des exemple sans doute réside dans les mentalités collectives et les idéologies. Il est difficile d'imaginer des époques exemptes de ce sentiment univoque d'appartenance, de ce nationalisme et de cet étatisme qui sont les marques de notre époque. Les manuels d'histoire insistent encore sur ces Anglais, ces Français, ces Italiens (même si l'unification italienne est fort récente...) et ces Espagnols d'avant les monarchies du XVIIe siècle, alors que ni les élites ni les fonctionnaires des princes et encore moins les peuples ne se considéraient comme tels... Mais n'insistons pas, nous non plus à l'inverse, car ce n'est sans doute pas le principal changement dans l'évolution des sociétés occidentales...

Il faut sans doute remonter aux prémisses de l'agriculture, de cette grande cohabitation-exploitation des espèces animales, pour découvrir les traces de grandes épidémies, les immunités contre les agents dont son porteurs les animaux étant particulièrement lentes à acquérir pour les humains. Contentons-nous de débuter ce survol par la Grande Peste.

 

La Grande Peste

  Rappelons simplement ici que la Peste Noire, nom donné par les historiens modernes à une pandémie de peste, principalement la peste bubonique, a ravagé au Moyen Âge, au milieu du XIVe siècle l'Eurasie, l'Afrique du Nord et peut-être l'Afrique subsaharienne. Ni première ni dernière pandémie de peste, elle est la seule à porter ce nom. C'est la première pandémie à avoir été bien décrite par les chroniqueurs contemporains. Elle a tué entre 30 à 50% des européens en 5 ans (1347-1352), faisant environ 25 millions de victimes. Ses conséquences sur la civilisation européenne sont sévères, longues et parfois définitives; d'autant qu'il s'agit l) d'une première vague, début explosif de la deuxième pandémie de peste qui dura de façon sporadique jusqu'au début du XIXe siècle.

L'examen de cette Grande Peste est l'occasion de poser un certain nombre de questions qui reviennent sur chaque pandémie.

- D'abord, et c'est assez important pour l'histoire de l'humanité, même si on peut avoir l'impression de procéder à l'envers, quelle mémoire conserve-t-elle de cette Peste Noire? Si les contemporains désignent cette épidémie sous de nombreux termes, "grande pestilence", "grande mortalité, "maladie des bosses", "maladie des aines, en référence aux effets de l'épidémie, ce n'est qu'au XVIe siècle qu'apparait le terme "peste noire" ou "mort noire" (au sens d'affreux, de terrible) (sans qu'il soit adopté partout). La popularité de l'expression serait due à la publication en 1832, de l'ouvrage d'un historien allemand Justus HECKER (1795-1850), La Mort noire au XIVe siècle, et elle devient courante dans toute l'Europe. Au début du XXIe siècle, Black Death, qui est popularisé dans la littérature, le cinéma, les jeux videos..., reste le nom habituel de cette peste médiévale pour les historiens anglais et américains. En France, le terme "peste noire" est le plus souvent utilisé.

Le tournant décisif, après bien des chroniques contemporaines de la pandémie, est pris en 1832 par Justus HECKER qui insiste sur l'importance radicale de la peste noire comme facteur de transformation de la société médiévale. L'école allemande place la peste noire au centre des publications médico-historiques avec Heinrich HAESER (1811-1885) et August HIRSH (1817-1894). Ces travaux influencent directement l'école britannique, aboutissant au classique The Black Death (1969) de Philip ZIEGLER. Le modèle initial de HECKER, représentatif d'une "histoire-catastrophe", quasi apocalyptique, est depuis corrigé et nuancé. La Peste noire n'est plus un séparateur radical ou une rupture totale dans l'histoire européenne, laquelle conserve bien entendu ses caractéristiques et constantes stratégiques, ses acquis techniques majeurs et ses marqueurs religieux et moraux, comme les principaux habitus  (mais sur ce dernier aspect, on évolue plus...). Nombre de ses effets et de ses conséquences étaient déjà en cours dès le début du XIVe siècle ; des tendances lourdes sont exacerbées et précipitées par l'arrivée de l'épidémie ; des lignes de force d'évolutions sociales et économiques sont favorisées au détriment d'autres ; des rapports de force sont influencés de manière importante.... On situe mieux aujourd'hui le phénomène "peste noire" dans un contexte historique plus large à l'échelle séculaire d'un ou plusieurs cycles socio-économiques et démographiques. Il a fallu pour cela à la fois le temps pour se distancier des effets immédiats des différentes horreurs et des différentes peurs et les progrès d'investigation scientifique dans de nombreuses disciplines. Pour chaque pandémie, cet effet s'observe, même pour les plus récentes (la médiatisation à outrance n'arrange rien...), et il faut aussi une distanciation par rapport aux conflits en cours, comme le montre l'exemple de l'épidémie de choléra au XIXe siècle. Les émotions collectives, les intérêts de tout ordre (idéologiques, économiques, politiques...) freinent la prise de la mesure réelle de la pandémie... et son éradication. Sans compter bien entendu les déformations qu'ils apportent à la mémoire collective.

- La naissance et le développement de l'épidémie se font selon des processus qui sans doute se répète d'un événement à l'autre. Avant de se rencontrer l'agent pathogène (bactérie, virus...) et l'humanité existent l'un et l'autre dans le temps et dans l'espace, dans des niches écologiques séparées. Ainsi pour la Peste (bubonique ou pneumonique), il faut des conditions bien spéciales pour que les populations de bacille Yersinia pestis, que l'on pense être (depuis seulement 1894) à l'origine de cette épidémie, rencontrent des populations humaines. La découverte de cette bactérie, parasite des rats et des puces elles-mêmes présentes chez ces rats, permet de déterminer un modèle médical de la peste moderne dans la première moitié du XXe siècle. Les études statistiques, démographiques et épidémiologiques se conjuguent dans la deuxième moitié du XXe siècle, permettent de situer cette Grande Peste dans l'ensemble des épidémies de peste qui se succèdent jusqu'au XVIIIe siècle, englobant l'Europe de l'Est et le Moyen-Orient (Jean-Noël BIRABEN, Les hommes et la peste en France et dans les pays européens et méditerranéens, 1975). Les études multidisciplinaires ne suffisent toutefois pas à ce jour pour comprendre complètement l'épidémie, et nombre d'aspects suscitent des débats contradictoires et des... disputes et controverses au sein des milieux universitaires et des chercheurs. Les facteurs de cette rencontre, avec la multiplication des rats dans les habitats humains, mettent souvent en jeu l'urbanisation et l'exploitation de terres autrefois exemptes de présence humaine. Les études de Lewis MUNFORD ont bien montré l'état d'insalubrité chronique qui caractérise les villes à diverses époques, et le développement des épidémies vont souvent de pair avec des évolutions démographiques rapides, des concentrations de population et des dégradations des conditions alimentaires.

- En l'absence de connaissances précises pour les contemporains de ces épidémies, la recherche de coupables - pour des mentalités encore habituées à côtoyer le "surnaturel", des populations superstitieuses, insérées dans des croyances religieuses entretenues quotidiennement par des rites et entretenues par des mythes constamment racontés, commentés....-  constitue une sorte de défense pour éloigner tous ses maux. Mais les réactions ne s'arrêtent pas là, car l'épidémie, malgré les poursuites des Juifs et la multiplication des processions religieuses et des messes (qui elles-mêmes ajoutent à la propagation de l'épidémie), continue... Se mêlant aux effets mêmes de l'épidémie - décimation de population, désertion des villes, disparition ici des élites, là des travailleurs essentiels - les effets de ces réactions. Cette combinaison des effets provoquent des conséquences sur pratiquement tous les aspects de la vie sociale, politique et économique des populations concernées, mais aussi sur celles qui sont épargnées, par la modification de tous les rapports de force (de production diraient les marxistes...) dans des ensembles géo-politiques transformés.

Ainsi pour la Peste Noire se conjuguent l'extension à toute l'Europe du sud au nord, y rencontrant un terrain favorable : les populations n'avaient pas d'anticorps contre cette variante du bacille de la peste (différent de celui rencontré 500 ans auparavant, cause de la fameuse peste de Justinien (541-767)), et elles étaient déjà affaiblies par des famines répétées, d'autres épidémies, un refroidissement climatique sévissant depuis la fin du XIIIe siècle, et des guerres, et la multiplication des réactions sociales face à elle.

- Causes et conséquences de la guerre de Cent Ans sur l'épidémie de la Peste Noire se mêlent : la peste frappe Anglais et Français, assiégeants et assiégés, militaires et civils, sans distinction. Cette mortalité par peste est sans commune mesure avec les pertes militaires. La guerre tue par milliers et la peste par millions. La peste est l'occasion d'interrompre la guerre de Cent Ans (prolongation de la trêve de Calais en 1348), mais elle n'en change guère le cours en profondeur. Car si des bandes armées ont pu disséminer la peste, aucune armée n'a été décimé par la peste durant cette longue guerre. Ce qu'il faut sans doute encourager, en dehors d'un certain comptabilité macabre tant chez les hommes de troupes que dans le commandement, c'est tout de même l'analyse de ce qui se serait passé avec des armées intactes et sans trêves. L'allongement de cette guerre, la perception des victoires et des défaites en fonction des pertes causées par la peste, l'attribution des interventions divines dans un sens ou dans l'autre, qui joue un rôle certaine dans le moral des troupes, les conséquences dans les relations entre populations civiles et armées, l'état de villes désertes ou épargnées, tout cela doit être évalué...

Il n'y a d'ailleurs pas que la Guerre de Cent ans... Des historiens insistent sur l'influence de la peste sur le déroulement des opérations militaires, surtout en Méditerranée : la fin du siège de Caffa, la mort d'Alphonse XI lors du siège de Gibraltar, la réduction des flottes de guerre de Venise et de Gênes, l'ouverture de la frontière nord de l'empire byzantin, la dispersion de l'armée de Abu Al-Hasan après la bataille de Kairouan (1348), l'arrêt de la Reconquista pour plus d'un siècle...

- Les conséquences économiques ont été bien étudiées depuis bien deux siècles. Il existait déjà une récession économique depuis le début du XIVe siècle, à cause des famines et de la surpopulation, et notamment une grande famine en 1315-1317 qui fragilisa les organismes et, tout en stoppant l'expansion démographique, prépara le terrain à l'épidémie. Cette récession se transforme en chute brutale et profonde avec la peste noire et les guerres. La mai-d'oeuvre manque et son coût augmente, en particulier dans l'agriculture. De nombreux villages sont abandonnés, les moins bonnes terres retournent en friche et les forêts se re-développent. Les propriétaires terrains sont contraints de faire des concessions pour conserver ou obtenir de la main-d'oeuvre, ce qui se solde par la disparition du servage, disparition en elle-même source d'une cascade de changements brusques : modification radicale des situations entre propriétaires et travailleurs de la terre, profond remaniement des structures villageoises.

Les villes se désertifient les unes après les villes, concentrant la mortalité là où il y a concentration des populations, car les autorités n'ont ni la capacité de "penser" l'épidémie ni les moyens de la juguler. Cette désertification provoque une autre répartition de la population, à la périphérie des villes et des gros bourgs. La mortalité forte provoque des modifications dans les successions des biens de toute sorte et des remaniements dans les types et les grandeurs des propriétés. Les "transferts de propriété" ne se font pas seulement "en douceur" par enregistrement des nouveaux propriétaires chez les notaires (vivants...), l'épidémie est l'occasion de changements brutaux de patrimoines...

- Face à la peste et à la peur de la peste, les populations réagissent par la fuite, l'agressivité ou la projection. La fuite est générale pour ceux qui en ont les moyens (de transport... et des proches pouvant les accueillir ailleurs). Les populations se tournent d'abord vers la religion, les médecins, les charlatans et illuminés, qui, les uns après les autres, "prouvent' leur impuissance face à l'épidémie. L'agressivité se porte alors contre les Juifs et autres prétendus semeurs de peste (lépreux, sorcières, mendiants...), ou contre soi-même, la culpabilité de l'épidémie étant reportée sur le non-accomplissement des devoirs envers Dieu ou de trop grands péchés commis (notamment de chair, chose facile à imaginer encore aujourd'hui...). C'est l'occasion de prolifération de toutes sortes de croyances (danses macabres, processions massives, cultes à la Vierge), avant que celles-ci ne se révèlent à leur tour impuissantes... Et que l'Église doit canaliser pour sauvegarder ce qu'il reste de son pouvoir moral...

- Les violences contre les Juifs, les divers pogrom dans certaines villes (mais le phénomène fut plus restreints qu'on ne le pensait auparavant) : médecins (impuissants) et riches sont particulièrement visés.

D'une part parce que les communautés médicales juives, en Provence notamment, favorisées par le mépris de la Chrétienté pour le corps, se révèlent elles-aussi impuissantes devant l'épidémie, ce qui provoque par la suite une modification profonde de la répartition du savoir médical entre types de classes sociales, selon leur provenance religieuse... Le savoir médical, un certain savoir médical, plus centré sur la connaissance du corps (que sur l'expérience des potions et des remèdes) émerge en milieu catholique.

D'autre part, parce que la richesse financière se concentrent chez des classes sociales précises dans certaines régions, du fait même du développement du crédit de manière concentrée entre les mains de non-chrétiens (interdiction du prêt à intérêt chez les Chrétiens). C'est l'occasion de mettre fin "physiquement" à des dettes. C'est aussi le développement de chasses aux trésors cachés par des familles juives (en Allemagne notamment)

- Au début du XIVe siècle, les règlements d'hygiène publique dans les villes sont pratiquement inexistant. Ils s'imposeront difficilement d'ailleurs plus tard. La peste noire prend la population au dépourvu et est le point de départ des administrations de santé en Europe, et aussi du contrôle des circulations (entrées et sorties dans les villes). Si les premières mesures (efficaces) sont surtout les mies en quarantaine des villes, qui s'imitent vite en cela les unes aux autres. Les premiers isolements préventifs apparaissent à Raguse en 1377, à Marseille en 1383. Le système est adopté par la plupart des villes et surtout des ports européens durant le XVe siècle. Ce qui change la physionomie des villes elle-même, les remparts se développant non plus comme système de défense contre les invasions, mais comme permettant de définir les points d'entrée et de sortie, avec contrôle militaire. Les règlements de peste de plus en plus élaborés touchent pratiquement par capillarité tous les domaines de la vie quotidienne, de l'alimentation à la gestion de l'eau, du traitement des ordures à la délimitation des zones d'interdiction des rassemblements d'animaux et de végétaux. Alors qu'auparavant la continuité entre la ville et la campagne se manifeste souvent par une inter-pénétration des activités urbaines et rurales, une séparation de plus en plus nette s'opère. Mais cela reste variable suivant les régions et surtout n'entame pas la question-clé de pratiquement tout l'espace urbain, les moyens de circulation en charrettes et chevaux, avec présence en de nombreux endroits de fourrage, de concentration de montures,  et de tous les métiers autour du cheval... C'est, par l'entremise d'une nouvelle organisation de la ville, une nouvelle répartition du pouvoir. Durant le XVIe siècle, ces règlements sont codifiés par les parlements provinciaux, ajustés et précisés à chaque épidémie au cours du XVIIe siècle. Ils relèvent du niveau gouvernemental au début du XVIIIe siècle. Le passeport sanitaire (billet de santé) apparait déjà en 1501 à Carpentras, en 1494 à Brignolles...), ancêtre sur le continent du fameux passeport d'identité... Concentration de pouvoir et contrôle des populations, éléments de ce que nous appelons souvent dans ce blog l'Empire, se développent alors rapidement, au rythme des rappels de la peste, qui revient périodiquement jusqu'à l'orée du XIXe siècle...

- Les attitudes face à la religion changent également. Car si dans un premier temps la panique précipite la majeure partie de la population vers les autorités religieuses, leur incapacité à attirer l'attention de Dieu sur la misère humaine (que c'est écrit charitablement!), provoque une multitude de questionnements. C'est sans doute à travers l'évolution de l'art à cette époque, notamment sur la représentation de la mort, que l'on perçoit une évolution des mentalités... Non que les diverses hérésies et contestations religieuses proviennent directement de l'épidémie, car elles ont existé de tout temps, mais l'impuissance devant les hécatombes n'a pas manqué de frappé les esprits, devant les obligations religieuses qui, avant la Peste noire, encadraient sans réelle opposition la vie des fidèles... Peu d'études ont été réalisées sur l'impact de l'épidémie sur le développement des nouvelles chrétientés qui émergent au XIVe siècle et qui ne finissent de s'élaborer au coeur de la Renaissance...

  Chacun de ces aspects sont l'objet d'une recherche dont nous allons tenté de nous faire l'écho dans ce blog... Non seulement pour la Peste noire, sorte d'archétype de l'influence des épidémies, mais pour d'autres, nombreuses, qui influent plus ou moins sur le cours des civilisations, donc sur la tonalité, la nature et l'intensité des conflits qui les traversent...

 

SOCIUS

 

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23 juin 2020 2 23 /06 /juin /2020 11:39

      Cet ouvrage collectif de 2015, réalisé en plein boom éditorial sur la question du climat, sous la direction d'un conseiller spécial de l'IFRI et senior fellow de la Brooking Institution, membre du Cercle des économistes, articule la réponse aux changements climatiques autour de propositions autour du "prix du carbone", question centrale encore pour beaucoup (voir les débats actuels autour de la taxe carbone) pour un réorientation, toujours capitaliste, de l'économie. Convaincu que, après la crise financière de 2008 que tout est à reprendre pour ouvrir une nécessaire ère nouvelle, une ère d'économie bas-carbone, Jacques MISTRAL a regroupé les contributions d'une quinzaine de spécialistes, surtout des économistes.

   Les auteurs condensent dans cet ouvrage pour contribuer à la grande mutation du XXIe siècle, leurs analyses et propositions, Jacques MISTRAL l'introduisant - par entretien interposé de Geoffrey PARKER, par un rappel du précédent historique du "petit âge glaciaire" du XVIIe siècle. Fort de l'irruption des études scientifiques sur le climat dans le débat public, malgré les dénégations de climato-sceptiques pas très objectifs (et bourrés de conflits d'intérêts), dénonçant d'ailleurs "un lobbyisme éhonté", les auteurs se situent maintenant dans la perspective d'une nécessité historique, même si tous ne partagent pas leur conception du futur. Sachant qu'une évolution du climat peut transformer une crise en catastrophe et conscient aujourd'hui que le climat n'est pas une variable mineure de l'évolution des sociétés, ces auteurs présentent chacun une facette de ce qu'ils espèrent être une solution à ce problème (existentiel).

   

     Jean TIROLE, par exemple, (Économie politique du réchauffement climatique) tirant les leçons du processus du Kyoto (amorcé par le protocole de 1997), déplore les lacunes des accords passés (surtout absence d'engagements fermes pour 2020 et promesses généreuses pour 2050) et propose, outre le renforcement d'institutions internationales de soutien des accords (entraide et contrôle), une feuille de route - définir une politique de lutte contre la pollution, tenir compte de la prépondérance des intérêts nationaux - et un processus qui comprendrait :

- un accord sur une bonne gouvernance : un chemin pour les émissions de CO2, globales, un marché mondial de CO2, un schéma de gouvernance internationale comprenant un mécanisme exécutoire, des carottes et des bâtons, l'abandon des politiques inefficaces comme les MDP.

- le lancement d'un système de suivi des émissions par satellite permettant de mesurer précisément l'évolution des émissions au niveau de chaque pays ;

- un processus de négociation pour la conception des compensations et les problèmes restants.

"Cette feuille de route laisse un certain nombre de questions ouvertes. Nous en avons évoqué quelques unes, mais d'autres viennent à l'esprit. Par exemple, puisque des négociations impliquant près de 200 pays sont assez improductives, il semblerait souhaitable de parvenir d'abord à un accord entre les grands émetteurs (actuels et futurs), qui exerceraient ensuite une pression délicate sur les autres pays. Dans ce processus en deux étapes, on pourrait commencer par un accord entre par exemple, les États-Unis, l'Union Européenne, la Chine, la Russie, le brésil, le Canada, le japon, l'Australie, l'Inde, etc. (...)"  Ces lignes ont été écrites avant l'élection de Donald TRUMP à la présidence des États-Unis et un tel schéma est bien entendu difficile à réaliser avec les États-Unis en ce moment...

   Si la contribution de Jean TIROLE reste globale, on entre vite dans le détail d'un sujet (le marché carbone) qui prend en compte des données économiques très diverses. De Christian de PERTHUIS et Pierre-André JOUVET (Négociation climatique et prix du carbone), à Jean-Marie CHEVALIER (transitions énergétiques, transitions économiques, de Pierre-Noël GIRAUD (Ressources naturelles et croissance verte : au-delà des illusions) à Anton BRENDER et Pierre JACQUET (Comment "financer le climat"?), de Jean-Paul BETBÈZE (Ambition politique et lucidité économique : pourquoi est-il si difficile d'agir pour le climat?) à Katheline SCUBERT et Akika SUWA-EISENMANN (Les pays du Sud face au changement climatique), de Bruno FULDA (Le leadership américain à l'épreuve du climat) à Patrick ARTUS (La Chine : plus une menace pour le climat?), sans oublier une postface de Michel ROCARD sur Le réchauffement climatique et l'évolution de l'Arctique, tous abordent un aspect bien précis d'une question d'ensemble. Ce qui fait de ce livre, malgré l'accélération de l'Histoire et la pandémie du COVID-19, un ouvrage intéressant.

Même si aucun ne remet véritablement en cause le capitalisme d'aujourd'hui, sauf à des aménagements qui peuvent être considérables, et tente en définitive de faire changer celui-ci sans changer de système économique. Le Cercle des économistes est bien connu pour son attachement au capitalisme de manière générale, même si la crise financière de 2008 a rebattu les cartes des positionnements. Mais par-delà son attachement au capitalisme, que ne partagent pas tous les auteurs cités d'ailleurs, il faut noter en cette moitié de la décennie 2010 que le vent a changé par rapport au problème climatique. Il n'est plus possible de le nier. Il s'agit de changer les choses pour que le système perdure. Si les considérations économiques abondent, au mot sur les conflits sociaux, même causés par des politiques plus fermes en matière de climat ou de pollution. Les considérations sont surtout géopolitiques et macro-économiques, même si les entreprises (et les entreprises privées s'entend) ne sont pas du tout oubliées dans les processus analysés et les propositions émises.

 

Sous la direction de Jacques MISTRAL, Le climat va-t-il changer le capitalisme? La grande mutation du XXIe siècle, Eyrolles, 2015, 270 pages.

 

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