Très distante d'une vision nationaliste qui prévaut dans de nombreux territoires à l'issue d'une libération, comme sous la seconde guerre mondiale dans l'Europe sous occupation nazie, l'ensemble des conflits sociaux existe avant, pendant et après cette occupation. Les conflits nationaux - au sens que ce sont des nations qui se combattent par soldats ou citoyens interposés se mêlent d'une manière souvent dramatique aux conflits sociaux, lesquels peuvent prendre une acuité particulière à l'heure des rationnements et des pénuries.
La position de fonctionnaires loyaux à qui la loyauté se colore très différemment selon qu'il s'agit de la République ou de l'État, en France sous l'occupation, est cruciale pour l'envahisseur dans le bon déroulement de l'exploitation économique, politique, idéologique et stratégique d'un territoire. Elle n'en est pas moins cruciale, lorsque la fortune des armes change et plus encore lors d'une libération, qui constitue dans certains cas un nouveau changement de régime politique. La volonté de l'épuration - qui mêle désirs de vengeances et poursuite de combats bien antérieurs - se heurte bien souvent alors à la volonté de réconciliation nationale prônée, au nom de la nation restaurée.
C'est tout cet ensemble qu'illustre bien les situations en Europe pendant cinq longues années, et c'est aussi cet ensemble, qui, plus ou moins, influe sur le déroulement des événements, dans un conflit entre États, qui se solde par une occupation, puis par une libération, et cela dans beaucoup de lieux et de temps.
A partir du moment où l'envahisseur n'est pas seulement mû par la volonté de rapines et de pillages, où l'existence et la pérennité d'un empire (petit ou grand) entre dans les plans des dirigeants de cet envahisseur, la situation devient complexe, et souvent, la densité culturelle et technique d'une population finit par s'imposer dans le temps, parfois à l'inverse des objectifs antérieurs de domination...
Cette tendance ne se vérifie évidemment pas dans le cas d'application de stratégie de destructions massives (exterminations ou destructions matérielles), et dans le cas de période d'occupation courte, comme sous la seconde guerre mondiale. Cependant, les éléments de cette occupation nazie, résistance et collaboration, ont été jusqu'ici les plus étudiés, alors que ces situations se retrouvent maintes fois dans l'histoire.
Ce sont des aspects de ces études de la seconde guerre mondiale - l'historiographie est assez impressionnante, celle-ci étant un enjeu mémoriel au sens fort à grandes implications politiques - qui nous permettent, avec un certain recul, de penser la dynamique générale du conflit entre deux ensembles politiques, qui sont souvent aussi deux ensembles culturels différents.
Dans son étude de l'histoire politique et sociale de Marseille et des Bouches-du-Rhône, de 1930 à 1950, en quatre volumes, dont trois déjà parus, Robert MENCHERINI traite de la partie centrale de cette histoire - celle qui va de 1940 à 1945 - en mettant en relief beaucoup d'éléments déjà apparus dans les études antérieures sur l'Occupation, la Résistance, la Collaboration et la Libération, mais aussi d'autres qui replacent sans doute plus justement les places respectives qu'occupent les conflits nationaux et sociaux. Ainsi, les luttes ouvrières ne s'arrêtent pas, ni non plus la lutte des classes sociales, même si celle-ci se trouvent alors soumises aux conjonctures de la guerre.
L'un des objectifs de son étude (volume 2), "était de proposer une vision d'ensemble de Marseille et des Bouches-du-Rhône sous Vichy, de 1940 à 1942, de mettre en relation divers ordres de phénomènes et de s'interroger sur les effets de la Révolution nationale, les caractéristiques et les modalités d'organisation du pouvoir, le rôle et l'influence des autorités allemandes et italiennes." il dégage plusieurs grandes étapes dans l'attitude des autorités économiques, politiques et religieuses et plusieurs idées-forces :
- L'ampleur des changements opérés en deux ans par le régime en Révolution nationale ;
- La présence importante des vainqueurs, dans ce département de zone libre, bien avant l'Occupation ;
- L'évolution d'une opinion dont les caractéristiques ne correspondent pas toujours aux idées reçues.
Il confirme ce que d'autres travaux, avant lui, ont établis (notamment ceux de Robert PAXTON (La France sous Vichy) ou de Pierre LABORIE (L'opinion française sous Vichy), sauf qu'il insiste sur le poids important des autorités vainqueurs.
"On constate, d'abord, que la Révolution nationale relève bien, dans le département, d'une chirurgie lourde et non du simple pansement selon le mot de Robert Paxton. La "dictature pluraliste", selon l'expression de Stanley Hoffmann (La droite à Vichy), s'exerce en extension, dans l'ensemble du département, mais aussi en profondeur, et pénètre les groupes sociaux. Elle mobilise, pour ce projet, l'appareil d'État, les institutions religieuses, les courants de la droite extrême, crée de nouvelles organisations. Au ras du département, on voit finalement que, tandis que les "traditionalistes" président au cérémonial, les dispositifs modernistes prônés par les "jeunes cyclistes" se mettent en place. La contradiction entre les réalisations et les déclarations ultraconservatrices et réactionnaires est balayée par l'invocation des nécessités de l'heure. Ainsi, au sein de l'appareil d'État, en dépit des proclamations régionalistes, parfois provencialistes (...), la centralisation est renforcée avec la mise en place de la préfecture régionale de Marseille et de ses intendances de police et économique. La création d'une province est toujours présentée comme un objectif, mais renvoyée à une avenir meilleur. L'ensemble des services est épuré, la police est réorganisée (...). Les pouvoirs départementaux et communaux sont pris en mains. (...) La grande majorité de la population est concernée : non seulement tous les conseils municipaux des villes les plus importantes ont été modifiés, pour la plupart remplacés par de nouvelles assemblées, mais un grand nombre de petites communes rurales sont également touchées. Dans le même temps, les organisations nouvelles quadrillent le département. La Légion française des combattants (LFC) participe activement à l'encadrement de la population et à l'épuration de l'administration et des assemblées élues. On assiste ainsi à une véritable "révolution municipale" à la mode de l'Action française qui s'en réjouit. Si l'on ajoute à ce contrôle territorial celui des divers secteurs économiques et groupes sociaux, par les comités d'organisation, corporations, Charte du Travail et Corporation paysanne, et l'ensemble des nombreuses mesures d'exclusion et de répression, on perçoit l'ampleur des bouleversements. La Révolution nationale a sans doute, à ce niveau, plus d'effets en zone libre qu'en zone occupée : Vichy peut y déployer plus facilement tous ses objectifs, en utilisant, en particulier la LFC, interdite dans les territoires occupés, alors que les Allemands maintiennent, lorsqu'ils ne sont pas menacés, d'anciennes élites qui leur assurent l'ordre. Pour mener à bien cette contre-révolution (par rapport à la révolution que constituait l'action du Front Populaire et même de manière plus lointaine, rappelons-le, celle de la Première République française) en zone libre, Vichy n'a pas pu s'appuyer sur une organisation unique. cette absence ainsi que l'incapacité à véritablement contrôler les populations et à emporter leur adhésion à son programme distingue ce régime très autoritaire du fascisme."
C'est le Parti Populaire français qui incarne le mieux cette contre-révolution, ses dirigeants et membres s'engageant par ailleurs dans la voie de la collaboration militaire pour soutenir sa lutte anticommuniste et antisémite. Son influence réelle, malgré la reconnaissance de Vichy est difficile à apprécier, mais son collaborationnisme débridé, construit sur l'acceptation de la défaite, le discrédite auprès des Provençaux. Robert MENCHERINI souligne l'importance de la présence militaire des Allemands et des Italiens, avant même l'invasion de la zone libre, notamment dans le domaine économique. Marseille, par sa situation stratégique, par son rôle d'interface avec l'Empire français et son trafic maritime, reçoit dès le début l'attention importante de l'ennemi.
"Enfin, l'opinion. Elle dénonce, par exemple, le pillage par les Allemands des ressources françaises. peut-être en exagère t-elle la portée. Certes, celui-ci n'est qu'un élément d'un ensemble lié à la situation de guerre qui a entraîné aussi la désorganisation des transports à l'échelle internationale. Mais c'est un fait - important - qui ne relève pas de la simple représentation. Il en est de même des effets des pénuries dans la région. (...) Les pénuries de toutes sortes (...) constituent le coeur des préoccupations des Provençaux. Les divers épisodes de la guerre ne les laissent pas indifférents, sans toutefois toujours les mobiliser fortement. Globalement, on constate, dès le départ, une forte anglophilie, parfois ternie (...) mais jamais démentie. Ce sentiment va de pair avec de fortes réticences par rapport à la Collaboration. Si le maréchalisme, sorte de ferveur envers la personne de Philippe Pétain, demeure vivace, Pierre Laval est assez unanimement rejeté. Le "pétainisme", cette adhésion à l'entièreté de la politique gouvernementale est beaucoup moins répandu que la confiance envers le Maréchal. (...)"
Le plus important événement parmi toute une série qui renforcent peu à peu, de manière non linéaire mais cumulative, la défiance envers le régime, est "l'aggravation des restrictions et des pénuries dont le gouvernement et les vainqueurs sont tenus pour responsables." Nous touchons, selon nous, ici, un des éléments capitaux pour un occupant pour obtenir l'adhésion au moins passive des populations sur les territoires conquis, élément qui est aussi, au coeur de l'attitude de défiance ou de confiance d'une population envers le pouvoir politique. "D'autres faits, d'apparence mineures, peuvent laisser des traces (symbolique ou culturel). Il en est de même, évidemment à un niveau incomparablement dramatique, pour les rafles de juifs étrangers de l'été 1942. leur brutalité suscite des désapprobations, des prélats catholiques prennent parti pour la première fois contre une action gouvernementale. Il n'y a pas pour autant de mouvements massifs d'opposition. Mais la suspicion envers le régime s'accroît. Plutôt que de ruptures brutales, nous assistons, je crois, à l'addition de ressentiments et de craintes qui élargissent des failles qui existent dès le départ. (...)".
Dans le troisième volume de son étude (Résistance et Occupation (1940-1944)), Robert MENCHERINI constate, qu'en contraste avec la zone occupée, la question des rapports avec l'État français se pose de manière différence en zone libre.
"C'est d'ailleurs ce dernier qui réprime directement les activités dissidentes. (...) (et face à cela) la Résistance telle qu'elle s'affirme et se coordonne en 1943-1944, en opposition à la fois à Vichy et aux occupants, est le résultat d'un processus complexe et différencié. De l'été 1940 à l'automne 1942, les mouvements de Résistance se constituent par deux mouvements complémentaires mais différents : l'engagement d'individus et l'enracinement des organisations. Ces deux notions renvoient à des stades différents de construction de la Résistance. Elles décrivent aussi des démarches distinctes. la première, plus intérieure, est celle par laquelle des individus évoluent, prennent conscience, établissent des projets. Elle est à l'oeuvre pendant toute la période mais domine dans les premiers temps. La seconde, celle pour simplifier, du recrutement et de l'implantation, entraîne inévitablement, au-delà de contacts aléatoires, des rapports, à la fois, avec des milieux sociaux plus favorables, et avec des organisations ou groupes déjà existants. Ces deux mouvements ne peuvent s'analyser sans référence à l'entourage social et politique qui les facilite et parfois les nourrit. Nous avons souligné dans ce cadre, le rôle de la franc-maçonnerie. L'action des confédérations syndicales et des partis politiques reconstitués clandestinement relève aussi de cette logique. Il s'agit principalement à Marseille et dans le département, de la CGT et des partis socialiste et communiste qui, avant-guerre, dominaient la vie politique."
L'auteur souligne la spécificité du département : la forte affluence des réfugiés qui tentent dans un premiers temps de quitter l'Europe par le grand port. Le repli dans le Midi, de nombreux organismes d'État, civils ou militaires, suscite également un climat très particulier. Il regrette que l'histoire de la Résistance soit trop souvent vue (en tout cas en France) à partir des territoires occupés, ce qui fait négliger la précocité, la spécificité et l'importance de la Résistance à Marseille, qui, avant Lyon, est véritablement le centre de la Résistance jusqu'en novembre 1942. C'est à ce moment d'ailleurs que les organisations sont directement confrontées aux occupants et à l'appareil répressif très efficace du SIPO-SD et de ses auxiliaires français.
"Beaucoup de responsables des organisations d'aide et de sauvetage, particulier juives, passent définitivement dans la clandestinité. La Résistance multiplie, à partir de ce moment-là, des actions de lutte armée contre les occupants et les collaborationnistes, menées par de petits groupes liés à des réseaux d'action, français ou anglo-saxons. (...) Ils accueillent les jeunes requis en rupture avec le STO, mais ce recrutement est loin d'être exclusif et tous les réfractaires ne deviennent pas des maquisards. Parallèlement, les organisations syndicales reconstituées clandestinement animent, sous couvert des syndicats officiels, d'importants mouvements de grève en mars et mai 1944." Cette montée en puissance est suivie par une répression féroce, notamment celle des maquis qui se forment dans le nord du département. "Ainsi, dans le département, alors que la Résistance a su, au cours de ces quatre années à acquérir une réelle influence, tisser des liens avec la population et coordonner ses efforts, elle apparaît singulièrement affaiblie au moment où s'engagent les combats décisifs."
Grégoire MADJARIAN, dans son étude sur la Libération de la France, explique que "les événements militaires dont la signification est immédiatement perceptible occultent souvent les réalités politiques, plus complexes. En 1944, on l'oublie trop, ce qui se joue directement en France, ce n'est pas seulement la libération du territoire, mais aussi l'existence d'un régime, la nature du pouvoir politique et la direction de ce pouvoir. L'insurrection de l'été 1944 n'a pas seulement un caractère national : elle provoque l'effondrement de l'"État français" et elle est l'instrument d'une prise de pouvoir." Le conflit politique, vieux de plusieurs années, interne aux forces du pays, est prêt de virer à la guerre civile, comme cela a été le cas par exemple en Grèce. Derrière le mot Résistance, auquel on ne peut s'arrêter en la considérant comme toute orientée vers l'ennemi national, il y a des questions essentielles : Résistance de qui? Résistance à qui?, Résistance à quoi?
"Entre 1940 et 1944, poursuit-il, la société française est divisée en profondeur selon plusieurs lignes de clivage qui ne se superposent jamais que partiellement.
En premier lieu, le clivage vis-à-vis de l'occupant et de l'attitude à adopter à son égard. Bien que dans les premiers temps l'attitude - habile - des armées du Reich contrastait avec celle que lui avaient prêtée les services de propagande, la grande majorité de la population eut instinctivement envers celle-ci les dispositions d'esprit qui sont celles d'un peuple subissant le poids d'une occupation. Méfiance, position sentimentale anti-allemande, sentiments germanophobes, "antipathie marquée à l'égard des troupes d'occupation plus que sentiments gaullistes proprement dits", "sentiments non "pro-alliés" mais "anti-occupants", "hostilité latente contre l'occupant"... telles sont les seules formes de réaction qu'enregistrent les préfets à ce propos et dont ils soulignent le caractère spontané. Ni la crainte du bolchevisme, ni les bombardements alliés, qui provoquèrent des mouvements de colère, ne réussirent à retourner réellement cet état d'esprit de la majorité de la population chez qui prévalurent les effets de l'occupation. Il est caractéristique, au contraire, qu'un mouvement de sympathie à l'égard de la Résistance, puis de l'offensive des armées soviétiques se développa même dans de nombreux milieux hostiles au régime de l'URSS, simplement parce que celles-ci véhiculaient l'espoir d'une défaite de l'Axe.
Une autre réaction, vive et silencieuse, est symptomatique : la presse et la radio françaises considérées comme contrôlées étroitement par les autorités d'occupation connurent un discrédit grandissant et furent de moins en moins suivies, tandis que le public se passionnait pour les nouvelles en provenance de Londres. Les contraintes de plus en plus lourdes, les arrestations de plus en plus nombreuses et dans toutes les couches de la population, les condamnations qui s'ensuivaient, le passage dans les campagnes des formations de SS ne firent que creuser le fossé existant entre la population et l'occupant dont la présence devint de plus en plus insupportable. Cet état d'esprit existe que les partis de la collaboration, coalition hétéroclite d'affairistes, de pro-nazis fanatiques, d'anciens nationalistes et de pacifistes, ne purent, malgré les efforts de propagande et le soutien officiel, rassembler et gagner à leurs vues qu'une minorité de la population. La collaboration, acceptée à contre coeur tant qu'elle apparut la seule attitude possible devant un adversaire qui, aux dires de l'état-major français, allait gagner la guerre sous peu, suscita très tôt des critiques sévères, dès que s'ancra la conviction que rien n'était joué (...).
Un clivage de nature différente se produisit face à la réaction politique qu'incarnait le régime de Vichy, cette sorte de monarchie militaire qui allait s'identifier, sous de nombreux aspects, à son modèle fasciste. (...) Ce qui caractérise le mouvement de l'opinion entre 1940 et 1944, c'est l'inégalité des appréciations et de la contestation des différents aspects de la politique du régime, la relative lenteur de la mise en cause des structures politiques par rapport à celle de l'attitude extérieure de l'État." L'adhésion au régime ou le prestige du Maréchal semblent avoir été deux éléments bien distincts. La ferveur en un Sauveur ne va pas de pair avec l'adhésion à la politique pétainiste, surtout que beaucoup estimaient que son attitude était une stratégie de duperie de l'ennemi, sentiment qui s'étiole dans le temps. "Les formes de division sociale traditionnelle entre ouvriers, classes moyennes et grande bourgeoisie, comme entre la ville et la campagne n'ont pas disparu sous l'effet de la guerre et de l'occupation. Au contraire, les conditions matérielles d'existence qui en résultent donnent aliment à leur aggravation. La pénurie rend plus importantes, plus sensibles, plus vitales, les différences de situations. Le fossé va se creuser entre les groupes sociaux de par l'amenuisement des biens de consommation, le marché noir et les inégalités grandissantes dans le domaine du ravitaillement. Des haines et des rancunes tenaces se créent sur ce terrain, qui, pour les autorités, laissaient présager des troubles : un "climat de méfiance" et de "sourde hostilité" entre démunis et privilégiés se développe, relevait l'administration vichyste."
Grégoire MADJARIAN évoque ensuite les répressions contre les militants ouvriers et communistes comme contre l'ensemble de la dissidence, notamment les camps de concentration, en contraste avec l'opinion, recueillie là aussi par les services préfectoraux de l'époque, de milieux bourgeois, industriels, commerçants, notables et ruraux dont la situation matérielle demeure privilégiée et qui souffrent moins des restrictions. Ceux-ci "fournirent au régime de Vichy les appuis principaux les plus solides, les sentiments gaullistes étant en règle générale le fait d'une minorité, le souci de la sécurité et la crainte des bouleversements sociaux restant les ressorts essentiels de leur attitude." C'est, affirme t-il, "la grande bourgeoisie qui s'était développée à travers une série de régimes (qui) en était venue peu à peu à rêver d'un pouvoir autoritaire fonctionnant sous son seul contrôle, qui se trouvait la véritable classe bénéficiaire du régime de Pétain.
Rejoignant là plusieurs des conclusions de Werner RINGS ou de Robert PAXTON, il constate que "l'État corporatif de Vichy réalisait une intégration politico-financière de type fasciste sous des formes immédiates moins onéreuses pour le grand capital qu'en Italie ou en Allemagne. L'occupation nazie suppléait à l'immaturité des conditions internes et permettait de se passer, du moins provisoirement, d'un parti unique de masse. Si la suppression de toute représentation politique élue calmait les frayeurs sociales, elle dépossédait les classes moyennes de l'influence institutionnelle qu'elles exerçaient sur l'État à partir du Parlement. Dans le même temps, l'ensemble de l'économie, aussi bien pour la répartition des matières premières que pour la distribution des produits, passait sous la coupe de l'armature étatique des comités d'organisation, eux-mêmes presque entièrement contrôlés par la grande bourgeoisie capitaliste. Cette hégémonie instituée donnait à cette dernière la possibilité de mener à sa guise et à son profit les mesures de concentration et de restructuration du capitalisme français."
La grande bourgeoisie capitaliste, à part quelques exceptions, fut portée à la collaboration politique et économique et en constitua l'ossature sociale (Henri MICHEL, Aspects politiques et sociaux de la Résistance française, conférence de Milan, 1963). Dans cette situation, un des facteurs de l'isolement social de la grande bourgeoisie en 1944 fut l'attitude des petites et moyennes entreprises qui se considéraient comme sacrifiées dans la répartition des matières premières et les mesures de concentration. "L'itinéraire de la masse bourgeoise s'accomplit à reculons. L'attitude de celle-ci peut être caractérisée selon la formule par laquelle D'Astier de la VIGERIE la résumera plus tard : plutôt Vichy que de Gaulle, de Gaulle plutôt que la Résistance, la Résistance plutôt que les communistes."
L'hostilité de la classe ouvrière devint manifeste après l'instauration du Service du Travail Obligatoire, rendu nécessaire pour les autorités après l'échec de la relève (échange des prisonniers contre des ouvriers allant travailler en Allemagne) et son silence est interprété par les autorités comme le "signe d'une animosité tacite", très loin de l'enthousiasme voulu envers la Révolution Nationale. Au fur et à mesure des revers subis par l'occupant, en l'absence d'organisations représentatives qui auraient pu servir de tampons, les préfectures observent l'infiltration en milieu ouvrier d'éléments de la Résistance, et sur le tard, en 1944, la classe ouvrière devint la force vive des insurrections urbaines. Et à la libération, de nombreux espoirs de renouveau social s'exprimèrent fortement.
Le jeu des forces politiques fut toutefois décevant pour elle. "La classe ouvrière (...) dont la place nouvelle des représentants à la tête de l'État apparaissait comme l'indice et le prélude d'un changement de sa position sociale se retrouve en 1947 brutalement rejetée à l'arrière-ban de la société, acculée à défendre des conditions matérielles d'existence guère plus enviables qu'aux temps de l'Occupation. L'automne 1947 où s'achève le cycle de la libération est l'antithèse de l'été 1944. La grande bourgeoisie qui avait ligué contre elle trop de forces, avait dû subir une défaite (qui s'est traduite par des nationalisations et la mise en oeuvre d'une planification dirigée par l'État, entre autres) ; lors des grèves "insurrectionnelles" de 1947, les plus violentes avec celles de 1948 de toute l'après-guerre, c'est le prolétariat qui est quasiment isolé face à toutes les autres classes et qui subit la défaite".
Dans un grand dossier sur les Fonctionnaires dans la tourmente, soit les épurations administratives et transitions politiques à l'époque contemporaine, Marc BERGÈRE et Jean LE BIHAN mettent en valeur le passage d'une lecture exclusivement ou principalement politique à une lecture progressivement substituée beaucoup plus sociale et culturelle. ils entendent par là surtout une histoire des représentations sociales, mais cela met en lumière un processus central dans les dynamiques de collaboration et de résistance. Ils veulent étudier le phénomène de l'épuration et par là explorer des aspects peu visités sur le comportement des fonctionnaires envers les situations changeantes et le comportement des autres acteurs envers eux.
Au XIXe et XXe siècle, on est passé "de la désignation de l'élimination du fonctionnaire à celle de mesures moins sévères (sanction professionnelle, suspensions, déplacement, mutation, dégagement, renouvellement, recrutement...), lesquelles n'en sont pas moins parfois d'authentiques mesures d'épuration, même si elles taisent leur nom".
Ils envisagent cette réflexion sous trois axes :
- dresser un état, sinon exhaustif du moins synthétique, des différentes épurations administratives en France aux XIXe et XXe siècles, cela sans focaliser l'analyse sur la Libération, comme le veut l'habitude ;
- appréhender l'impact de ces cycles d'épuration sur les différents corps, en particulier sur les hommes, les carrières et les pratiques administratives, sachant que dans ce cadre, le recours à l'épuration constitue un mode privilégié, et majeur sans doute, mais non exclusif, de régulation ;
- revisiter ces processus à l'aune d'un champ de recherches aux contours encore incertains, mais riches de perspectives, celui des transitions politiques.
"Au fond,et quelle que soit l'approche, on voit bien que l'enjeu (...) est de réfléchir à la façon dont le lien entre l'État et ses agents se décompose et se recompose en période d'exception politique. Alors que l'historiographie, victime, peut-être, d'une certaine "illusion héroïque", a eu tendance à survaloriser les ruptures en ce domaine, un bilan serein, aujourd'hui possible, devrait faire la part des continuités, tout du moins se montrer attentif à la grande diversité des situations de fait, aussi bien sur le plan sectoriel que hiérarchique. En tout état de cause, il apparaissait urgent de revisiter les cycles transition-épuration ou exception-normalisation et de les considérer comme autant d'éléments constitutifs de la construction de l'État contemporain, au point de rencontre entre la conjoncture et la structure."
Au XXe siècle, et cela ne vaut pas seulement pour la France, le corps des fonctionnaires, souvent nourri des notions d'impartialité et d'obéissance hiérarchique, fait face au moins dans deux grandes phases à un changement de système de loyautés : loyauté envers un État démocratique ou une République et loyauté envers un État ouvertement fasciste ou réactionnaire, dans la période qui va de la défaite à l'occupation, et dans la période qui va de la résistance à la libération. Pour la France, l'étude de l'attitude de la Haute fonction publique comme de la chaîne qui descend vers le fonctionnaire de base, s'avère fournir des clefs de compréhension, de l'Armistice à l'Occupation comme de la Victoire à la Réinstauration de la République, sur les processus à l'oeuvre dans la prise de pouvoir par un ennemi, qu'il soit de classe ou national. De même, les vainqueurs font face à une administration qu'ils utilisent et épurent, tant en gardant les aspects techniques indispensables à la cohérence d'un État. Et cela les amène souvent à privilégier d'abord ces aspects, quitte à fermer les yeux sur les appartenances et les activités politiques passées, par un processus cette fois inverse, de réintégration. Remplacer des fonctionnaires gagnés à l'idéal républicain, comme remplacer des fonctionnaires gagnés à l'idéal fasciste ne doit pas faire oublier que pour la grande majorité d'entre eux, qui se disent "apolitiques", les enjeux principaux sont souvent immédiats, dans la pénurie, et carriéristes si la situation perdure. Nous aurons l'occasion bien entendu d'y revenir.
Sous la direction de Marc BERGÈRE et de Jean LE BIHAN, Fonctionnaires dans la tourmente, Épurations administratives et transitions politiques à l'époque contemporaine, L'Equinoxe, Collection de sciences humaines, Georg Editeur, 2009. Grégoire MADJARIAN, Conflits, pouvoirs et société à la libération, 10/18 Union Générale d'Éditions, 1980. Robert MENCHERINI, Midi rouge, ombres et lumières, volume 2, Vichy en Provence, 2009 ; volume 3, Résistance et Occupation (1940-1944), 2011, Editions Syllepses.
STRATEGUS
Relu le 29 mars 2021