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26 février 2021 5 26 /02 /février /2021 09:10

  Jean-Pierre DURAND oppose l'attitude de l'économie libérale classique à celle de MARX. Selon les économistes libéraux, les progrès techniques ou, tout  simplement, la mécanisation ou l'automation sont les résultats de la concurrence entre producteurs qui cherchent à abaisser leurs coûts de production (et aujourd'hui à accroitre leur réactivité au marché). MARX pense que la mécanisation est une méthode particulière pour produire de la plus-value extra et au-delà, de la plus-value relative, c'est-à-dire que, en réduisant les coûts des marchandises, grâce à la mécanisation, les capitalistes réduisent le coût de la force de travail et augmentent par là la part de travail non payé qui leur revient.

Dans tous les cas, l'objectif de la mécanisation est bien la réduction des coûts de fabrication des marchandises et la question théorique posée est celle du passage de la manufacture à la grande industrie. Traditionnellement, c'est à l'avènement de la machine à vapeur que l'on attribue cette première révolution industrielle. MARX rejette cette interprétation et démontre que la révolution industrielle repose sur la naissance de la machine-outil, c'est-à-dire sur le maniement d'un outil (hier manipulé par l'homme) par un mécanisme : que ce dernier soit mû par une énergie humaine, animale, naturelle (le vent ou l'eau comme pour les moulins) ou artificielle (la vapeur) importe peu. Le fait déterminant est que l'instrument (l'outil) est sorti de la main de l'homme et qu'il soit manié par un mécanisme. Ainsi, la machine-outil est constituée de trois parties : le moteur, qui donne l'impulsion à tout le mécanisme à partir d'énergies domptées, la transmission, faite de courroies, de poulies, d'engrenages, etc, qui transmet le mouvement du moteur à l'outil, lequel attaque l'objet de travail pour en modifier la forme.

 

La révolution de l'intelligence...

     Le fait de situer le fondement de la révolution industrielle  (le passage de la manufacture à la grande industrie) dans la machine-outil et non dans la machine à vapeur possède une importance fondamentale pour comprendre aujourd'hui la nature de la "révolution de l'intelligence", ou "révolution informationnelle". En effet, pour de nombreux observateurs, il s'agirait d'une troisième révolution industrielle, après celle de la vapeur, puis celle de l'électricité (et du moteur à explosion). En fait, si l'on suit MARX, la révolution informationnelle constitue plutôt l'achèvement de la révolution industrielle née de la machine-outil. La séparation de l'outil de la main de l'homme signifie la médiatisation du rapport homme/outil par la machine, comme l'ont bien saisis avec lui d'ailleurs bien des analystes et des ouvriers (de tendance anarchiste souvent) en même temps que MARX, qui est prolongé lui-même par de nombreuses sociologies du travail, et même de philosophies en général.

Toute l'histoire industrielle des XIXe et XXe siècles, jusque dans les années 1970, est celle des tentatives vaines pour que les progrès énergétiques appliqués aux machines s'accompagnent de progrès semblables dans la conduite autonome ("intelligente" des machines-outils. C'est désormais chose faite, les machines pouvant, grâce à l'informatique et à la micro-électronique s'autoréguler (dans les limites des technologies de l'information elles-mêmes).

Ainsi, si le dépassement de la manufacture - la révolution industrielle - prend son origine dans la machine-outil, la révolution de l'intelligence actuelle n'est que l'aboutissement ou le parachèvement de la révolution industrielle. Si MARX n'a pas pu traiter de la révolution de l'intelligence, mais seulement de l'automatisation, la substitution de l'énergie humaine puis de l'intelligence humaine à des énergies et par des intelligences "artificielles" participe du même mouvement  : le remplacement des hommes par des machines, c'est-à-dire le remplacement du travail vivant par du travail mort (LOJKINE, 1992).

Il existe une dynamique intrinsèque au développement des techniques dans le capitalisme. La machine-outil, née de la manufacture, bouscule toute l'organisation productive de celle-ci et pose de nouveaux problèmes techniques. En en fait éclater le carcan à la fois social (une certaine division du travail reposant sur la dextérité de l'ouvrier parcellaire) et technique : les dimensions croissantes du moteur et de la transmission, jointes à la variété des machines-outils, contraignent  au changement de de la production et à sa régularité mécanique. Puis le bouleversement technique s'étend de branche en branche, soit par imitation, soit par fourniture de biens d'une branche  à l'autre. La fabrication de machines par des machines exige que ces dernières atteignent des tailles "cyclopéennes", écrit MARX : le tout, la machine à raboter deviennent des monstres de fer et d'acier qui doivent travailler avec une précision croissance. Enfin, les moyens de communication et de transport sont révolutionnés à leur tour avec les bateaux à vapeur, le chemin de fer, le télégraphe, etc.

 

La neutralité des techniques?

   Dans Le capital notamment, on sent une sorte d'ébahissement de MARX face à la rapidité des transformations, jusqu'à en oublier, sur des pages et des pages, le rapport de ces techniques à leur usage par le capitaliste, même s'il existe en arrière-fond. Il existe un certain engouement pour les techniques chez MARX qui pourrait faire penser à une totale indépendance  de ce développement, à l'instar de ses contemporains :

- d'une part MARX a pensé le développement de la technique dans ses rapports à la valorisation du capital ;

- d'autre part, il voit dans le développement des techniques un signe du progrès, sans anticiper les risques qui peuvent l'accompagner.

Le remplacement des hommes par les machines, pour MARX, n'est ni bon ni mauvais en soi ; tout dépend de l'usage qu'on en fait. Et on voit bien la sorte de brèche dans l'analyse globale dans laquelle vont s'engouffrer ensuite des générations de théoriciens marxistes.

L'histoire du capitalisme n'est que celle de cette substitution jusqu'à l'automatisation actuelle qui écarte cette "population excédentaire" dont parlait MARX. Pour lui, les effets naturels découverts par la science ne sont pas payés par le capitaliste. Seules les installations qui en permettent l'usage sont construites et payées. Mais elles sont devenues tellement géantes d§s l'ère de la fabrique qu'elles ne transmettent  qu'une faible valeur à chaque produit pris individuellement : on pourrait dire, pour Jean-Pierre DURAND toujours, que leur service est quasi gratuit, ce qui justifie d'autant leur utilisation de plus en plus intensive. Ailleurs, MARX critique l'illusion de gratuité chez ses prédécesseurs (RICARDO, SAY) qui évacuent la question de la transmission de l'usure des biens d'équipement aux produits. Il montre aussi que la mobilisation, toujours croissante de capital constant, tend à faire baisser le taux de profit et donc nuit aux intérêts capitalistes à long terme.

Ainsi le machinisme, puis l'automatisation apparaissent comme un mode de subordination technique du travailleur au capital. Si l'ouvrier de la manufacture se servait de ses instruments, l'avènement de la grande industrie fait que c'est l'ouvrier qui sert la machine. Laquelle accumule ou cristallise de plus en plus de savoir, hier possession de l'ouvrier lui-même, et l'écarte chaque jour un peu plus de la production.

 

Mécanisation, automatisation et exclusion de la force du travail

   Les travaux de MARX, et plus encore ceux d'ENGELS, procèdent d'une observation aiguë des relations de travail et de leur évolution avec l'avènement du machinisme ou le développement des luttes sociales. Fondés sur l'observation directe chez ENGELS ou sur des rapports des inspecteurs des fabriques anglaises pour ENGELS et MARX (qualifiés par beaucoup d'industriels du moment de "subversifs" en attendant qu'on puisse les qualifier de "marxistes" par la suite!), ces travaux d'ordre sociologique prennent sens en s'intégrant à leur interprétation générale de la société qui oppose les ouvriers aux capitalistes ou les prolétaires aux bourgeois. Le débat qu'ils introduisent autour de la tendance paradoxale à l'accroissement de la durée du travail avec l'avènement du machinisme est tout à fait actuel. Ils constatent que, contre toute attente, le machinisme multiplie le nombre des ouvriers et augmentent la longueur de la journée de travail. On trouve des analyses proprement fordiennes, des arguments que des industriels ne contredisent pas : il s'agit d'utiliser pleinement, dans une course contre leur usure, ces machines, rendre élastique la force de travail, organiser des utilisations des machiines jour et nuit mettre au travail femmes et enfants (un nombre maximum de membres des familles que l'on installe à proximité...), Tout cela pousse à l'élasticité humaine et à broyer toutes les résistances. C'est une réponse à la baisse tendancielle du taux de profit(voir ailleurs dans ce blog) : pour compenser l'élévation du capital constant liée au machinisme, le capitaliste tente d'accroître le surtravail relatif (baisse du coût de la force de travail par réduction du coût des marchandises nécessaires à sa reproduction) et le surtravail absolu par l'allongement de la durée du travail.

Le résultat global est la production - à travers le machinisme et l'automatisation - d'une population ouvrière surabondante qui est contrainte de se laisser dicter la loi, c'est-à-dire qui permet au capitaliste d'imposer à ses ouvriers ou à ses salariés un allongement de la durée du travail ou une réduction de salaire, voire les deux en même temps, ou bien encore comme aujourd'hui une réduction du temps de travail avec une réduction du salaire. Le paradoxe des crises face au machinisme et à l'automatisation est le suivant : tandis que ceux-ci accroissent la productivité du travail 'et excluent des travailleurs de l'entreprise), les salariés qui restent en poste voient la durée et l'intensité de leur travail croître ; moins il fait d'affaires, plus le bénéfice doit être grand sur les affaires réalisées (chantage à l'intensification du travail conte promesses (souvent non tenues) de maintien des emplois). Ou bien les temps de pause des ouvriers sont réduits ou supprimés au mépris de la loi, comme dans les entreprises britanniques du XIXe siècle, ou bien les dépassements horaires croissants des cadres ne sont pas rémunérés, comme aujourd'hui dans les pays industrialisés (autant de transformation introduites en France à l'occasion de la mise en place des 35 heures durant les années 1980-1990). (Jean-Pierre DURAND)

 

Le machinisme, point de départ de l'oeuvre de MARX

   Le machinisme est un système technique, rappelons-le, qui repose sur l'emploi d'un système complet de machines et s'accompagne, au plan des rapports de production, de l'avènement de la fabrique. Cette organisation de la production à laquelle MARX consacre la majeure partie de la 4e section du livre 1 du Capital comporte deux traits essentiels qu'il faut examiner successivement.

   Le système de machines peut prendre deux formes. On peut avoir tout d'abord un ensemble de machines-outils identiques, accomplissant simultanément les mêmes opérations au cours du procès de travail. On peut  aussi avoir une ensemble de machines-outils spécialisées, se complétant pour permettre à l'objet de travail de parcourir le cycle entier de sa transformation en produit nouveau. Les conséquences du machinisme en tant que système complexe de machines sont considérable. On observe en effet, que les machines peuvent à leur tour être produites par les machines. On observe également une croissance importante de la production dont l'effet est l'abaissement de la valeur des marchandises. On observe enfin des effets de propagation en chaîne : ceci est dû non seulement aux "innovations en grappe" (SCHUMPETER) caractéristiques de toute révolution industrielle mais surtout au fait que la transformation du mode de production dans une sphère entraine des changements analogues  ailleurs : de l'industrie dont il est originaire, le machinisme s'étend à l'agriculture, aux services, bouleversant ainsi l'ensemble des activités productives et permettant au capitalisme de se généraliser. En effet, tant que la production avait pour base le travail manuel, ainsi que c'était le cas dans l'industrie manufacturière, le capitalisme ne pouvait réaliser cette révolution radicale de toute la vie économique de la société dont les différents aspects ont bien été mis en lumière par LÉNINE dans Le développement du capitalisme en Russie.

   La fabrique qui, dans le machinisme, est indissolublement liée à l'emploi d'un système de machines est une grande entreprise industrielle fondée sur l'exploitation des ouvriers salariés et faisant usage de machines pour produire des marchandises. Elle prend le relais de la manufacture : alors que le principe manufacturier est l'isolement des procès particuliers par la division du travail, la fabrique implique continuité non interrompue de ce même processus. La fabrique est la forme supérieure de la coopération capitaliste. La fabrique rend nécessaires des fonctions particulières d'administration, surveillance, coordination des différents travaux. Avec elle s'accentue et s'aggrave  l'opposition du travail manuel et du travail intellectuel. L'instauration d'une discipline capitaliste du travail y devient une nécessité. Les luttes de classes entre salariés  et capitalistes se développent, prenant la forme tout d'abord du luddisme ou bris des machines. Ainsi extension du système des machines et essor du mouvement ouvrier sont-ils intimement liés ainsi qu'ENGELS l'avait établi dans La situation de la classe laborieuse en Angleterre.

  MARX et LÉNINE ne pouvaient observer que l'essor des deux premières formes du machinisme ; les machines automatiques qui devaient pour partie donner naissance à l'automation ne se sont développées que plus tard. La révolution scientifique et technique qui en est résultée ne pouvait qu'accentuer les tendances évoquées en leur conférant une portée radicalement nouvelles :

- les moyens de travail dépassent, dorénavant, par leur développement, les limites des machines mécaniques et assument des fonctions qui en font en principe des systèmes autonomes  de production ;

- "le progrès se manifeste aussi avec force dans les objets de travail ;

- l'aspect subjectif de la production, immuable pendant des siècles, se modifie ; toutes les fonctions de la production directe, remplies par la force de travail simple, disparaissent progressivement ;

- de nouvelles forces productives sociales, notamment la science et ses applications techniques... pénètrent de plain-pied dans le processus de production... Son originalité est de faire la synthèse du processus naturel, technicisé, imposé, assimilé - et de fait réglable - par l'homme, d'assurer le triomphe du principe automatique" (R. RICHTA, La civilisation du carrefoUR, Anthropos, 1969). (Guy CLAIRE)

 

Guy CLAIRE, Machinisme, dans Dictionnaire critique du marxisme, PUF, 1982. Jean-Pierre DURAND, La sociologie de Marx, La Découverte, 1995.

 

SOCIUS

 

 

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13 février 2021 6 13 /02 /février /2021 07:38

    Comme l'écrit Jean-Pierre DURAND, si la théorie de l'exploitation est au coeur des écrits de MARX, le travail, qui en est le support, se trouve nécessairement aux premiers rangs des préoccupations marxiennes. En même temps, MARX a souvent été présenté comme le "penseur de la technique". Travail et technique, tels qu'ils ont été abordés par MARX, ont été à l'origine de la sociologie du travail après la seconde guerre mondiale, en France et en Grande Bretagne, aux États-Unis, en Allemagne ou en Italie. Les représentations du travail chez MARX éclairent sa conception des rapports entre les hommes et la nature. Comme ses contemporains, il analyse les différentes formes de division du travail et leur rôle dans l'histoire. Il se fait aussi sociologue, après ENGELS, pour décrire la manufacture, les conditions de travail et d'existence de la classes ouvrière, en particulier britannique. Concurrence entre ouvriers, coopération et division du travail se combinent pour accroitre l'efficacité du système productif.

Les analyses marxiennes du changement technique, du machinisme à l'automatisation, restent d'actualité : paradoxalement, le développement de l'efficacité technique favorise l'intensification du travail, l'allongement de sa durée et l'exclusion de la force de travail de la sphère de production.

   Dès Les manuscrits de 1844, MARX défend une conception du travail qui dépasse l'humanisme et encore plus l'idéalisme, qui pour lui, et cela très tôt - même lorsqu'il fait plus ou moins partie des hégéliens de gauche en Allemagne. Il s'agit, dans un premier temps de se dégager des conceptions qu'ils trouvent mystificatrice et ensuite d'approfondir le rapport que l'homme a dialectiquement avec la nature. Dans leur recherche de la domination de la nature, les hommes s'organisent et entrent en des relations particulières de coopération et de conflit. Cette organisation du travail pour la domination de la nature repose fondamentalement sur la division du travail. Par le travail l'homme se libère de la nature, mais, MARX le souligne dans Le Manifeste du Parti Communiste, le temps libre possède des vertus d'épanouissement que le travail ne possède pas. Le travail, libérateur de l'humanité à l'échelle de l'histoire peut se penser aussi comme monotone et rebutant dans son exercice quotidien : la société à venir (le communisme) pourrait alors lui faire une place aussi réduite que possible (grâce au développement des techniques), au bénéfice d'autres activités individuelles ou sociales d'épanouissement. Cette double démarche est parfois occultée au profit d'une seule morale "marxiste" fondé sur le travail, morale qui n'existe pourtant pas dans les textes de MARX, mais qui se développe notamment dans des sociétés autoritaires et des États totalitaires. Pourtant, c'est bien de la libération de temps qui ne soit pas du temps de travail qui constitue une facette de la lutte des classes. Les classes qui s'approprient le travail d'autres classes, développent de multiples activités non productives. Il y a compétition non seulement pour s'approprier des outils de production mais également pour faire supporter le travail à des non propriétaires.

 

Division du travail et coopération, organisation des forces productives

    L'accroissement de l'efficacité du travail des hommes et l'amélioration de l'utilisation des techniques constituent deux voies complémentaires à travers lesquelles le capitaliste améliore sa position dans la concurrence et plus généralement augmente la plus-value extra (face à la concurrence) et de plus-value relative (réduction des coûts des biens entrant dans la reproduction de la force du travail. Toute la problématique de la division du travail, sociale d'une part et technique d'autre part, dans l'industrie, interroge les modalités de l'accroissement de l'exploitation capitaliste.

Dans sociologie du travail, MARX combine l'analyse macrosociologique (la division sociale du travail) à l'analyse microsociologique (la division de détail du travail, division technique que l'on dénommerait de nos jours parcellisation des tâches). Il adopte un point de vue diachronique, celui de l'évolution des sociétés, en montrant le rôle de la division du travail dans les transformations des formes de propriété et dans le passage d'un mode de production à l'autre. MARX propose, à travers de longues pages, un va-et-vient incessant entre les modifications du travail et les changements techniques ou entre la division de détail (technique) du travail et la coopération entre les ouvriers. C'est un exemple de la mise en oeuvre de sa méthode dialectique. Tous ces thèmes entrecroisés parcourent son oeuvre, à commencer par L'idéologie allemande, la Contribution à la critique de l'économie politique, les Grundrisse, et c'est dans Le Capital que l'on trouve l'expression achevée, en particulier dans le tome 2 du livre 1.

 

La division sociale du travail

    Historiquement, la division sociale du travail provient de l'échange entre sphère de production différentes et indépendantes les uns des autres : des communautés vivant dans des environnements naturels différents échangent leurs surplus. Toute l'histoire est faite de ces échanges entre artisanat et agriculture ou entre ville et campagne, qui accélèrent les processus de division du travail. Ces échanges peuvent avoir des règles qui les apparentes à des "ventes forcées" ou des extorsions pures et simples, mais les règles parfois violentes de ces échanges sont souvent présentées et présents aux yeux des acteurs sous l'angle de "droits". Mais quel que soit la "qualité" de ces échanges, d'une part, ils appellent eux-mêmes de nouvelles productions à échanger, ce qui accroit la spécialisation dans le travail pour le rendre plus efficace (et d'ailleurs, moins ils apparaissent injustes, plus ils sont efficaces...) et d'autre part, la séparation, puis l'opposition ville/campagne nécessitent une organisation plus complexe, qui multiplie les nouvelles fonctions sociales jusqu'à diviser la société en classes.

Dans les villes, la séparation des fonctions commerciales et des fonctions industrielles constitue un degré nouveau dans la division sociale du travail. L'apparition d'une classe de commerçants, puis l'extension de ses activités au-delà des abords immédiats de la ville accélère la demande de biens manufacturés. Les échanges entre villes accroissent la diffusion des techniques nouvelles et conduisent à la spécialisation productive des villes. Celle-ci a ensuite pour conséquence le développement des manufactures, branches de la production qui échappent aux corporations.

Le début des manufactures (XVe-XVIIe siècles selon les pays) correspond à une période de vagabondage née de la disparition des groupes armés de la féodalité et du renvoi des armées levées par les rois contre des vassaux infidèles (et par les seigneurs contre leurs propres vassaux ambitieux...et cela dans toute la chaîne de fidélité vassale). Par ailleurs, l'amélioration de l'agriculture et la transformation en pâturages de larges zones de terres de culture libèrent la main-d'oeuvre agricole.

Non seulement le féodalisme est définitivement détruit (dans des conditions que précise davantage d'ailleurs Alain BIHR), mais l'industrie utilise la main-d'oeuvre qu'il a libéré. La ville, hier dominée par la campagne (qui en faisant juste une place de marché...), prend sa "revanche" sur celle-ci tandis que l'industrie se transforme elle aussi radicalement. La concentration du commerce et de la manufacture dans un seul pays, l'Angleterre, créa peu à peu ce qui pourrait s'apparenter à un marché mondial. La manufacture ne pouvant plus répondre à la demande en raison des limites de ses forces productives industrielles, la grande industrie naquit, utilisant de façon plus poussée le machinisme et la division du travail.

La création de la grande industrie renforce la division technique du travail. De fait cette dernière n'existe que là où la division sociale elle-même est déjà parvenue à un certain degré de développement. Leurs liens intrinsèques et leur nécessaire contemporanéité les font souvent confondre l'une avec l'autre. Des études fines de la structure du capitalisme permettent de constater l'échec de plusieurs contrées dans le développement des forces productives, car division sociale et division technique ne coïncident ni dans le temps ni dans l'espace. Dans la division sociale du travail, les différents producteurs individuels créent des marchandises qu'ils échangent tandis que des travailleurs parcellaires de l'industrie (division technique) ne produisent pas de marchandises : ce n'est que leur produit collectif qui devient marchandise, à condition d'opérer dans le même espace et dans le même temps. Si l'analogie (entre des deux divisions du travail) réside dans  leur complémentarité (l'éleveur, le tanneur, le coupeur et l'assembleur de cuir dans la division technique) ou dans la concurrence qu'ils se livrent, les acteurs de l'une ou de l'autre participent à des constructions et des logiques sociales totalement étrangères.

La division manufacturière du travail associée un nombre croissant d'ouvriers à la fabrication d'un même objet en quantité toujours plus grande en vue d'en abaisser le prix. Ainsi, elle ne peut être pensée sans son contraire, la coopération, qui est aussi son corollaire. (Jean-Pierre DURAND)

 

La coopération

   MARX distingue la coopération simple, rencontrée dans la manufacture, et la coopération complexe qui caractérise la grande industrie avec ses machines-outils. Les principes essentiels de la seconde se trouvent dans la première, qu'il est plus facile d'analyser tant elle est clairement exposée à notre regard dans la manufacture.

En rassemblant les ouvriers sous un même toit, dans un seul atelier, le capitaliste réduit ses investissement : un bâtiment abritant vingt ouvriers coûte moins cher à la construction et en entretien que dix bâtiments où travaillent deux ouvriers (dans chaque bâtiment). Cette économie réalisée en matière de bâtiment (à laquelle on ajoutera, dans la grande industrie, des économies en machines et en énergie) signifie une réduction des coûts des marchandises produites, c'est-à-dire un abaissement du coût de la force de travail et donc une augmentation de la plus-value relative ; elle participe aussi à une augmentation des taux de profit puisque le capital constant y est plus réduit qu'avec la dispersion des ouvriers dans dix bâtiments.

La coopération augmente l'efficacité du travail individuel : si des ouvriers isolés ne peuvent réaliser un tâche, leur association le permet facilement : c'est à travers leur coopération que des ouvriers soulèvent un fardeau, tournent les manivelles ou déplacent des obstacles. Dans Le Capital, MARX multiplient à chaque développement de sa théorie les exemples, cela donnent d'impressionnants chapitres très denses... En effet, il s'agit, explique t-il, "non seulement d'augmenter les forces productives individuelles, mais de créer par le moyen de la coopération une force nouvelle ne fonctionnant que comme force collective". La coopération transforme les capacités individuelles de travail en un travailleur collectif dont l'efficacité est bien plus grande que la somme des efficacités individuelles.

Le travailleur collectif intervient en plusieurs points simultanément, ce qui réduit les délais de réalisation : l'agriculture, mais aussi les industries saisonnières recourent généralement à la coopération ouvrière pour réaliser dans un court laps de temps, les travaux spécifiques qui sont les leurs.

La coopération dans le travail n'est pas un fait nouveau dans l'histoire : on peut citer les corvées médiévales, la construction des cathédrales (et des églises...) et au-delà touts les réalisations des temples, des édifices religieux ou des nécropoles de l'Antiquité. Ce qui est nouveau, avec le capitalisme, réside dans le fait que le travail accompli n'a pas pour objet une oeuvre collective, mais que les ouvriers rassemblés, hommes libres, travaillent pour le bénéfice d'un seul (le ou les propriétaires des outils de production...). En même temps, pour que cette coopération de plusieurs centaines d'ouvriers libres soit possible, il est nécessaire que soit déjà concentré le capital pour que celui-ci puisse à la fois rémunérer ces ouvriers et leur distribuer des moyens de travail : c'est dire que cette situation n'est pas celle des corporations du Moyen-Age, mais celle de la classe émergente des commerçants. C'est cette concentration d'ouvriers qui, à travers l'efficacité de la coopération (et de la division du travail) révolutionnera ensuite la manufacture pour donner naissance à la grande industrie.

Pour le capitaliste, tout l'intérêt de ce que l'on pourrait appeler l'effet coopération réside dans le fait qu'il ne le paie pas. S'il paie à chacun de ses ouvriers sa force de travail indépendante, il ne paie pas leur force combinée : "Comme personnes indépendantes, les ouvriers sont des individus isolés qui entrent en rapport  avec le même capital mais non entre eux. Leur coopération ne commence que dans le procès du travail ; mais là ils ont déjà cessé de s'appartenir. Dès qu'ils y entrent, ils sont incorporés au capital. En tant qu'ils coopèrent, qu'ils forment les membres d'un organisme actif, ils ne sont même qu'un mode particulier d'existence du capital? La force productive que des salariés déploient en fonctionnant comme travailleurs collectifs est, par conséquent, force productive du capital" (Le Capital). Peu à peu, à mesure que le nombre d'ouvriers croît, que leur coopération et que le procès de travail se complexifient, la fonction d'organisation prend de l'importance et le capitaliste doit de plus en plus contrôler et vérifier que l'emploi de ces ouvriers a lieu de manière convenable. Convenable, c'est-à-dire orienté vers le travail demandé à l'ouvrier et pas à autre chose, convenable, car exempt de vol ou de détérioration de l'outil de travail. Le capitaliste doit avoir recours à un corps spécialisé d'employés qui assure cette surveillance et ce contrôle, ce que l'on appelle communément les cadres dont la fonction est à la fois d'organiser le travail, mais aussi de le contrôler. Le développement du coopération produit son contraire, car cette catégorie d'ouvriers n'est pas directement productive. Du point de vue sociologique, de plus, la question posée est celle du maintien de la loyauté de ces officiers de surveillance, question que ne pouvait se poser MARX tant ils étaient encore peu nombreux, mais qu'il aborde indirectement à travers la division technique du travail. (Jean-Pierre DURAND)

 

 Le concept de division du travail renouvelé

      Le concept de division du travail vient de l'économie politique classique, en particulier d'Adam SMITH qui en donne une exposition systématique et prétend en retracer l'origine, à partir de l'échange. Marx le rappelle dans ses manuscrits de 1844 qui font une large part à la division du travail. Laquelle, dans cet ouvrage, remplit une double fonction ; la dénonciation de l'économie politique : "Division du travail et échange sont les deux phénomènes qui font que l'économiste tire une vanité du caractère social de sa science et que, inconsciemment, il exprime d'une seule haleine la contradiction de sa science, la fondation de la société par l'intérêt privé asocial." C'est-à-dire la problématique du travail aliéné : "La division du travail est l'expression économique du caractère social du travail dans le cadre de l'aliénation. Ou bien, comme le travail n'est qu'un expression de l'activité de l'homme dans le cadre de l'aliénation, l'expression de la manifestation de la vie comme aliénation de la vie, la division du travail n'est elle-même pas autre chose que le fait de poser, d'une manière devenue étrangère, aliénée, l'activité humaine comme une activité générique réelle, ou comme l'activité de l'homme en tant qu'être générique."C'est toutefois dans L'idéologie allemande que la division du travail va jouer un rôle central. Elle est principe d'opposition : entre nations, au sein d'une même nation, entre "activité intellectuelle et matérielle, jouissance et travail, production et consommation". Elle est responsable du procès d'autonomisation des professions et du procès d'idéologisation. A l'origine elle surgit de l'acte sexuel, puis structure la famille et les rapports entre familles. Mais elle ne devient vraiment telle qu'avec la séparation entre activité matérielle et activité intellectuelle, se concrétisant sous la forme de l'opposition entre ville et campagne et inaugurant une histoire qui va de la séparation de la production et du commerce à l'existence des classes sociales, à l'apparition des manufactures et à la nature de la concurrence, qui substitue aux "rapports naturels" des "rapports d'argent. Les clivages homme/femme/enfants en sont issus ; de même que ceux qui surgissent entre intérêt singulier et intérêt collectif, ainsi que le détachement de l'État dans la société moderne. La compréhension enfin du concept de division du travail entraîne la nécessité de son abolition pratique, autrement dit le communisme, dont la première définition lui est de la sorte, intimement liée. Face à PROUDHON, qui, en matière de division du travail, ne fournit que "un résumé très superficiel de ce qu'avaient dit avant lui Adam SMITH et mille autres, ces idées vont se renforcer et devenir autant d'arguments. Qu'il s'agisse de "la première division du travail en grand, qui est la séparation de la ville et de la campagne, de l'idiotisme du métier, "de la concentration des instruments  de production et la division du travail qui sont aussi inséparables l'une de l'autre que le sont, dans le régime politique, la concentration des pouvoirs publics et les intérêts privés", ou du machinisme, qui assure le passage ç la division internationale du travail, etc. Travail salarié et capital souligne que la division du travail est source accrue entre les ouvriers eux-mêmes ; les Grundrisse reviennent longuement sur le rapport division du travail/échange et relèvent que "l'argent permet une division absolue du travail parce qu'il rend le travail indépendant de son produit spécifique qui n'a plus pour lui une valeur d'usage immédiate". (George LABICA)

    De telles considérations sont éclaircies par MARX dans Le Capital. "Nous avons vu, écrit-il, comment la manufacture est sortie de la coopération ; nous avons étudié ensuite ses éléments simples, l'ouvrier parcellaire et son outil, et, en dernier lieu, son mécanisme d'ensemble. Examinons maintenant le rapport entre la division manufacturière du travail et sa division sociale, laquelle forme la base générale de toute production marchande". Dégageant, dès ses premiers travaux, les enseignements du Capital, LÉNINE retrace les étapes séparant l'économie naturelle de l'économie capitaliste et caractérise cette dernière comme "l'achèvement de la spécialisation des professions, c'est-à-dire la division du travail social" dont la notion de "marché" est indissociable, et qui peut croître à l'infini (A propos de la question dite des marchés). En tête de son Développement du capitalisme en Russie, il pose cette définition : "La division sociale du travail est la base de l'économie marchande. L'industrie de transformation se sépare de l'industrie d'extraction, et chacune d'elles se subdivise en petits genres et sous-genres qui fabriquent sous forme de marchandises tels ou tels produits et les échangent contre toutes les autres fabrications. Le développement de l'économie marchande conduit donc à l'accroissement du nombre des industries distinctes et indépendantes ; la tendance de ce développement consiste à transformer en une branche distincte de l'industrie, la fabrication non seulement de chaque produit pris à part, mais même de chaque élément du produit ; et non seulement la fabrication du produit, mais mêmes les diverses opérations nécessaires pour préparer le produit à la consommation".

    On peut retenir les distinctions proposées par Marta HARNECKER (1937-2019), sociologue et intellectuelle chilienne, conseillère de Salvador ALLENDE et d'Hugo CHAVEZ, auteure d'écrits sur les concepts du matérialisme historique :

- Division de la production sociale, en différentes branches ou secteurs (par exemple agriculture/industrie ou, dans l'industrie, métallurgie/textile).

- Division technique du travail, à l'intérieur d'un même procès de production, et pas seulement à l'intérieur d'une même unité, comme l'usine, le développement des forces productives rendant les différentes unités de plus en plus dépendantes les unes des autres.

- Division sociale du travail, ou répartition des tâches dans la société (économiques, politiques, idéologiques...).

   Une place à part doit être faite aux rapports entre les nations. "Les rapports des différentes nations entre elles en ce qui concerne les forces productives dépendent du stade de développement des forces productives, la division du travail et les relations intérieures. Ce principe est universellement reconnu. Cependant, non seulement les rapports d'une nation avec les autres nations, mais aussi toute la structure interne de cette nation elle-même, dépendant du niveau de développement de la production et de ses relations intérieures et extérieures. L'on reconnaît de la façon la plus manifeste le degré de développement qu'on atteint les forces productives d'une nation au degré de développement qu'atteint la division du travail. Dans la mesure où elle n'est pas une simple extension quantitative des forces productives déjà connues jusqu'alors (défrichement de terres par exemple), toute force de production nouvelle a pour conséquence un nouveau perfectionnement de la division du travail. Ces différences s'inscrivent dans les formes prises par la division internationale du travail (par exemple aujourd'hui, entre pays développés et pays en voie de développement, ou au sein du Marché commun, au sein du Comecon).

      Le principal effet de la division du travail, dans le mode de production capitaliste, demeurant la mutilation de l'individu, singulièrement de l'ouvrier, il appartiendra à la transition au communisme de créer les conditions de son abolition. Les oeuvres de maturité confirment entièrement, sur ce point, les vues de L'idéologie allemande. Dans L'Anti-Dühring, ENGELS cite Le Capital : la division du travail dans la manufacture "estropie le travailleur, elle fait de lui quelque chose de monstrueux en activant le développement factice de sa dextérité de détail, en sacrifiant tout un monde de dispositions et d'instincts producteurs... L'individu lui-même est morcelé, métamorphosé en ressort automatique d'une opération exclusive". Les moyens de production, commente-t-il, dominent les producteurs ; "en divisant le travail, on divise aussi l'homme" et son "étiolement", qui "croît dans la mesure même où croît la division du travail, atteint son maximum dans la manufacture". Or, "il va de soi que la société ne peut pas se libérer sans libérer chaque individu. Le vieux mode de production doit donc forcément être bouleversé de fond en comble, et surtout, la vieille division du travail doit disparaître". La base technique, selon ENGELS, de la grande industrie permet elle-même une telle révolution ; il cite à nouveau MARX : "Oui, la grande industrie oblige la société, sous peine de mort, à remplacer l'individu en pièces , simple support d'une fonction sociale de détail, par l'individu totalement développé qui sache tenir tête aux exigences les plus diversifiées du travail et ne donne, dans des fonctions alternées, qu'un libre essor à la diversité de ses capacités naturelles ou acquises." Dans la société communiste, j'aurai "la possibilité de faire aujourd'hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l'après-midi, de pratiquer l'élevage le soir, de faire de la critique après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique". A quoi, près de 80 ans après, LÉNINE fait écho, en précisant que les choses ne se feront pas toutes seules et que les organisations de la classe ouvrière joueront un rôle déterminant : "Par l'intermédiaire de ces syndicats d'industrie, on supprimera plus tard la division du travail entre les hommes ; on passera à l'éducation, à l'instruction et à la formation d'hommes universellement développés; universellement préparés et sachant tout faire. C'est là que va, que doit aller et arrivera le communisme, mais seulement au bout de longues années". (George LABICA)

 

  La division technique du travail

     La manufacture des XVIIIe et XIXe siècles repose sur deux types de division du travail : soit elle rassemble sous un même toit des opérations accomplies auparavant par divers artisans ou diverses corporations (dans le travail du cuir, chez les papetiers, par exemple), soit elle divise et parcellise un travail auparavant unitaire (comme par exemple dans la fabrication d'épingles). C'est principalement dans cette parcellisation des opérations que s'engage la manufacture car elle accroit considérablement l'efficacité du travail ouvrier : plus les opérations sont simples, moins l'ouvrier met de temps pour les accomplir. La simplification des opérations à l'extrême conduit à un accroissement des rendements des ouvriers, c'est-à-dire de la productivité du travail. Dans Le capital, MARX décrit la parcellisation des tâches qui réduit les pores de la journées de travail en supprimant les temps morts. A travers cette parcellisation du travail, le capitaliste estropie les populations ouvrières en limitant leur champ d'intervention. Si la manufacture révolutionne le travail, elle fait de l'ouvrier "quelque chose de monstrueux en activant le développement factice de sa dextérité de détail, en sacrifiant tout un monde de dispositions et d'instincts producteurs". Ultérieurement, dans la grande industrie, on retrouve les mêmes phénomènes dans les secteurs dits de main-d'oeuvre (confection, activités de montage...), par opposition aux secteurs fortement capitalistiques comme la sidérurgie, la chimie, la verrerie, la cimenterie, etc.). Si les conditions techniques d'exercice du travail diffèrent d'une situation à l'autre, la volonté capitaliste d'occuper l'ouvrier à un travail effectif producteur de valeur, le plus longtemps possible dans la journée, est une constante : la voie de la parcellisation et de l'atomisation des tâches en est la voie royale.

Selon la nature des tâches à accomplir, le capitaliste sélectionne les facultés des ouvriers pour les développer en fonction des besoins de la production. Il crée ce travailleur collectif comme une sorte de "machine humaine" dans laquelle chaque ouvrier devient un organe infaillible agissant avec la régularité d'une pièce de machine. C'est toute aussi vrai dans la grande industrie où les ouvriers occupés sur les machines relèvent de catégories hiérarchisées et reçoivent des salaires différenciés.

La simplification toujours plus poussée des tâches, d'abord dans la manufacture, ensuite dans la grande industrie, réduit d'autant les besoins d'apprentissage. Les feeders qui alimentent les machines sont formés en quelques jours et atteignent le rendement moyen de l'atelier après une semaine d'embauche. La force de travail perd de sa valeur puisque se réduisent ou disparaissent les frais d'apprentissage entrant dans le temps nécessaire à la production : la plus-value s'en trouve d'autant augmentée.

En même temps, cette parcellisation du travail n'a de sens que si elle est organisée afin que la combinaison des tâches atomisées conduise à un produit complet : on retrouve ici la coopération, cette fois sous sa forme complexe. C'est l'arrangement ou la combinaison technique d'opérations différentes qui constituent la marchandise, à la différence de la coopération simple où il ne s'agissait que d'économie de moyens de production ou de l'effet d'association. Ainsi, la parcellisation des tâches, cette division du travail en détail, ne peut être pensée qu'avec son contraire et son complément, la coopération pour reconstituer le tout, objectif de la mise au travail des ouvriers. Et, comme l'effet de coopération, l'efficacité de la parcellisation du travail n'est pas payée aux ouvriers. En achetant la force de travail pour une durée déterminée, le capitaliste dispose de sa valeur d'usage et c'est dans celle-ci que s'inscrivent les avantages résidant dans la division technique du travail et dans la coopération. Plus l'usage que le capitaliste fait de la force de travail est efficace, plus il en retire une plus-value extra-supplémentaire, moins les coût des marchandises seront élevés et plus la plus-value relative sera élevée. (Jean-Pierre DURAND)

Actualité de MARX : critique du taylorisme

   Le travail parcellisé et la coopération qui lui est intrinsèquement liées, exigent une organisation préalable du travail assez précise pour éviter les gaspillages qui annuleraient les avantages dont ils sont porteurs : chaque ouvrier doit réaliser sa tâche parcellaire de telle sorte que les résultats de chacun soient cohérents avec l'ensemble du produit à fabriquer. L alogique de la parcellisation et de la lutte contre la porosité de la journée de travail conduit à ce que le travail d'organisation soit réalisé par d'autres travailleurs que les ouvriers occupés à ces tâches parcellisées, ils possèdent de moins en moins une vision globale du produit fini et un savoir général de plus en plus atrophié.

En analysant les logiques à l'oeuvre dans la manufacture, MARX découvre déjà les grands principes du taylorisme. Son analyse rejoint quasiment celle de Robert TAYLOR (1856-1915) lui-même. Que ce soient les "puissances intellectuelles de la production chez MARX ou le "corps de spécialistes" chez TAYLOR, tous ont pour objectif l'amélioration des outils des ouvriers pour accroître l'efficacité capitaliste du travail. Dans ce processus, MARX propose une analyse du double mouvement de qualification des uns et d'appauvrissement du travail des autres qui est maintes fois repris pour décrire le fordisme du XXe siècle. En même temps, il montre une autre contradiction dans laquelle se débat le capitalisme : le développement du machinisme, indispensable à l'élévation de la plus-value relative, exige une qualification accrue des ouvriers, qu'ils n'ont pas et qui est coûteuse du point de vue du capital (temps de formation et reconnaissance des qualifications à travers l'augmentation des salaires). Comme la concentration ouvrière - corollaire de la coopération simple dans la manufacture - créait les conditions de l'insubordination, la division technique du travail et la parcellisation des tâches ouvrent la voie à d'autres rebellions : celles des ouvriers de métier toujours présents dans la manufacture et qui refusent la dépossession de tout savoir professionnel ou qui la respectent au prix fort. Là où la manufacture adapte ses instruments au travail parcellaire des femmes et des enfants, "cette tendance se heurte généralement aux habitudes et à la résistance des travailleurs mâles (...). Les travaux de détail difficiles exigent toujours un temps assez considérable pour l'apprentissage ; et lors même que celui-ci devient superflu, les travailleurs savent le maintenir avec un zèle jaloux. L'habileté de métier restant la base de la manufacture, tandis que son mécanisme collectif ne possède point un squelette matériel indépendant des ouvriers eux-mêmes, le capital doit lutter sans cesse contre leur insubordination". (Le Capital).

On retrouve la même insubordination de certaines catégories ouvriers avec l'avènement du machinisme, puis de l'automatisation - et plus tard de l'informatisation - insubordination qui peut prendre la forme d'une destruction de machines et de sabotage des procédures comme des matériels, en tant que présence immédiate du capital. (Jean-Pierre DURAND)

On voit bien que, à l'image du contenu même du Capital, il ne s'agit pas, lorsque MARX et ses continuateurs traitent de la division du travail, d'une approche platement économiste de la question, mais d'une approche qui veut tenir deux aspects de celle-ci, économique et sociale, bref d'une sociologie du travail.

 

Jean-Pierre DURAND, La sociologie de Marx, La Découverte, collection Repères, 2018. George LABICA, Division du travail, dans Dictionnaire critique du marxisme, PUF, Quadrige, 1999.

  

 

 

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19 janvier 2021 2 19 /01 /janvier /2021 14:09

     Jean-Pierre DURAND rappelle que c'est dès L'idéologie allemande (1845) que MARX et ENGELS expliquent que "tous les conflits de l'histoire ont leur origine dans la contradiction entre les forces productives et le mode d'échange". Dans ce texte, "mode d'échange" signifie approximativement ce qui deviendra plus tard chez MARX le concept de "rapports de production", dans lesquels se nouent l'échange de la force de travail pour son usage (produire plus de valeur qu'elle n'en contient elle-même). Le concept de "forces productives" (ou "forces de production") rassemble les forces productives matérielles (machines, outils, techniques productives en général, y compris les sciences) et les forces productives humaines, c'est-à-dore la force de travail.

Les rapports de production mettent en relation la force de travail et les forces productives matérielles (le capital), dénommées aussi les moyens de travail. La combinaison des deux termes, rapports de production et forces productives, constitue un mode de production dont MARX a dressé la liste dans l'histoire : modes de production esclavagiste, asiatique, féodal, capitaliste... Cette liste n'est pas exhaustive, puisque certains textes font état d'un mode de production germanique qui aurait précédé le féodalisme dans les régions d'Europe centrale. Surtout, le passage d'un mode de production à un autre ne se fait pas de façon linéaire et simple, c'est-à-dire que l'histoire de chaque formation économique et sociale ne comporte pas nécessairement le passage par tous les modes de production : l'histoire est différente dans chacune des formation sociales réelles.

Il est à noter que la caractérisation des modes de production, et la plus ou moins grande souplesse de passage de l'une à l'autre, a fait l'objet de véritables batailles idéologiques au sein des mouvements marxistes, certains en faisant une véritable bannière d'appartenance à leur "camp"... Ce qui, in fine, a brouillé et brouille encore la compréhension qu'on peut avoir de ces notions, non seulement chez ceux qui se réclament du marxisme, mais surtout chez ceux qui ne s'en réclament pas! C'est entre autres ce que ne manquent pas de montrer Marc ABELES et Jean-Pierre LEFEBVRE.

 

Forces productives

   Jean-Pierre LEFEBVRE explique que la notion marxiste des forces productives est proche de celle du sens commun, dont elle a le caractère global : il s'agit à la fois des hommes (qui produisent), des objets (qu'ils produisent et avec lesquels ils produisent-, et des rapports  entre les hommes et les objets inscrits dans les savoir-faire et les savoirs tout court, les techniques et les sciences. L'usage qu'a fait le marxisme de la force de travail est à la fois théorique et politique. D'une part, la connaissance et la prise en compte des forces productives sont l'indice et le facteur principal de la conception matérialiste de l'histoire : l'histoire "idéaliste" oublie ou néglige les forces productives, et manque ainsi la base matérielle des événements qu'elle décrit ou interprète. La notion de force productive en ce sens conserve une fonction critique, polémique.

D'autre part, la notion de force productive sert à formuler dans le champ politique la cohérence et la finalité de la lutte révolutionnaire du prolétariat : la classe qui produit les richesses lutte contre celle qui possède ou commande les forces productives, pour l'appropriation collective des moyens de production et le contrôle collectif du procès de production. Les forces productives (les travailleurs) luttent pour s'approprier et approprier les forces productives (les moyens de production).

  C'est principalement dans le cadre de cet usage politique que s'est développée, depuis le début des année 1960, principalement une problématique critique autour du sens de cette notion chez MARX, à partir de trois interrogations nées de l'expérience du "socialisme réel" :

- Sur le caractère déterminant ou non du développement des forces productives dans les processus révolutionnaires (révolution industrielle, révolution "scientifique" et technique" etc.) ;

- Sur la théorie de la contradiction propre au capital entre le développement des forces productives et l'accroissement du taux de profit ;

- Sur le rapport entre développement des forces productives et lutte des classes.

  La critique "maoïste" a notamment fait du statut des forces productives la clé de voûte du "révisionnisme" : la "révision" du marxisme consiste selon elle à reléguer la lutte des classes au second plan, et à faire du développement des forces productives le facteur déterminant du mouvement historique.  La principale cible de cette critique sont les économistes soviétiques (et notamment V.G. MARACHOV et ses trois lois  du développement des forces productives) - et tous ceux censés être dans leur mouvance. Leur théorie des force productives, théorisation a postériori du stalinisme, est de mettre la priorité sur leur développement et à placer la lutte des classes (du moins à l'intérieur de l'URSS et des pays satellites) au second plan. Ou même à faire de la discipline sociale globale une nécessité pour le développement des forces productives.

Or ce qui est nié ici, c'est aussi ce qui est mis en évidence dès L'idéologie allemande, le fait que dans leur développement, ces forces productives entrent en contradiction avec les rapports de production existants, qui en deviennent des entraves. S'ouvre alors une époque de révolution sociale... Une formation sociale ne disparait jamais avant que ne soient développées toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s'y substituent avant que les conditions d'existence matérielles de ces rapports n'aient été couvées jusqu'à être près d'éclore au sein même de la vieille société. Tant dans le Capital tel qu'il est édité et dans les manuscrits exhumés ensuite, cette notion apparait toujours. Les forces productives poussent toujours à la solution des contradictions du capitalisme, mais l'histoire semble montrer que les rapports sociaux ont tendance à gouverner le procès de production, dans une fonction bien plus politique qu'économique. (Jean-Pierre LEFEBVRE)

 

Rapports de production

    Marc ABELES pose que les hommes se distinguent des autres êtres vivants parce qu'ils produisent eux-mêmes leurs moyens d'existence. La production matérielle constitue donc l'objet même de toute histoire matérialiste digne de ce nom : c'est la prémisse posée par MARX et ENGELS dès 1845-1846. Mais la production apparaît toujours déjà comme un phénomène social.

  Si l'implication réciproque entre relations sociales et production est clairement énoncée, le concept de ces relations sociales demeure flou dans L'idéologie allemande : dans sa généralité, le "commerce" recouvre des rapports multiples de type familial et affectif autant qu'économique. Certains textes de L'idéologie allemande spécifient le concept en définissant la propriété comme une "forme de relation nécessaire à un certain stade de développement des forces productives". De même se fait jour la conception selon laquelle les relations sociales évoluent parallèlement au développement des forces productives. L'histoire des "formes de commerce" est celle d'une extension progressive de la propriété privée et de l'antagonisme entre la classe des producteurs directs et la classe dominante. "Relations sociales" et formes d'exploitation sont synonymes dans l'analyse de la propriété privée du Feuerbach. Mais le concept de rapports de production n'apparaît guère dans ces textes focalisant la propriété et la division du travail.

   Dans les Grandisse, MARX revient sur le "présupposé" de la production. La détermination du rapport homme/nature par la relation sociale entre humains fait l'objet d'une genèse théorique qui renvoie aux âges archaïques du nomadisme et de la communauté tribale. Celles-ci "n'apparait pas comme le résultat mais comme présupposé de l'appropriation  (temporaire) et de l'utilisation collective du sol" (voir Collectif, Sur les sociétés pré-capitalistes, Paris, Éditions sociales, 1970). L'antécédance de la propriété communautaire sur la propriété privée témoigne contre les robinsonnades (vraiment persistantes!) de l'économie politique classique qui traitent la structure sociale comme un agrégats d'atomes indépendants isolés. C'est le rapport social qui prime, l'individu n'étant qu'une invention récente.

La structure communautaire "la première grande force productive est aussi la première en date des relations de production. Ici la correspondance se réalise pleinement entre rapports de production et forces productives ; l'appropriation se définit comme adéquation des humains et des conditions inorganiques en une unité indifférenciée. Par la suite le rapport d'appropriation se complique : il porte non plus seulement sur le donné naturel, mais aussi sur le travail humain, inclus parmi les "conditions objectives de la production". Avec l'esclavage et le servage "le rapport de domination est le rapport essentiel de l'appropriation". Cette analyse générique de 1858, qui par la suite fait l'objet de débats assez amples, met en évidence les caractéristiques du rapport de production. Le coeur du concept, c'est l'appropriation des instruments de production. Ce rapport prend d'abord une forme non antagonique ; la tâche du matérialisme historique consiste à expliquer comment "les rapports de domination et de servitudes entrent dans la formule de l'appropriation des moyens de production". Encore faut-il auparavant dévoiler le rapport de production prédominant à chaque période, la formule spécifique du mode de production. C'est l'objet de multiples textes, à commencer par le Préface de 1859, après L'idéologie allemande et les Grundrisse.

Le rapport capitaliste consiste en une combinaison particulière des facteurs constitutifs de tout procès de production : d'une part les moyens de production qui comprennent objet de travail (ressources naturelles) et moyen de travail (outils, machines, etc.) ; d'autre part les agents de la production, travailleurs dont la force de travail est directement investie dans le procès, non-travailleurs ayant une fonction dans ou exerçant un contrôle sur la production. Dans le procès de production capitaliste, il y a, sans cesse reproduit, un double mouvement de séparation et d'appropriation. Le production immédiat se trouve en effet séparé de ses moyens de production, de même que son propre travail est d'emblée travail social, "activité purement abstraite, de plus en plus mécanique et donc indifférente à sa propre forme". Dénué de tout moyen de travail, l'ouvrier se trouve obligé de ventre sa propre force de travail au capitaliste. Dans ce système, le non-travailleur est propriétaire des moyens de production : l'application à ceux-ci de la force de travail, sa consommation productive, c'est-à-dire le procès de production immédiat, est toujours aussi procès de mise en valeur : d'une part reproduction de la valeur de la force de travail et des moyens de production, mais aussi production de valeur excédentaire. Dans le MPC (Mode de Production Capitaliste), la relation d'appropriation porte donc sur les moyens de production et le surtravail. Là où les économistes constatent une division technique entre des fonctions se dissimule - difficilement sans la mise en oeuvre d'idéologies et de culture - une division sociale entre les classes. Cet antagonisme commande la mise en oeuvre et les transformations des forces productives.

Comme en témoigne le passage de la manufacture à la grande industrie, le capital ne se contente pas, pour obtenir une plus-value maximale, de prolonger la journée de travail (plus-values absolue) ; il vise à intensifier le travail, à en élever la productivité grâce à des techniques qui permettent d'accroitre la grandeur relative du surtravail (plus-value relative). Au travers des concepts de productivité et de plus-value relative est en jeu la relation entre forces productives et rapports de production ; l'articulation en forme de "correspondance" proposée dans la Préface de 1859 apparait alors singulièrement inadéquate. La dialectique entre les deux éléments du mode de production s'éclaire si l'on en indique la forme conflictuelle. Dans le passage du métier au machinisme, il n'est pas seulement question de techniques supérieures en quantité et en qualité, mais aussi d'antagonisme sociaux qui obligent les capitalistes à inventer de nouveaux rapports de production, afin non seulement de maintenir le surtravail approprié mais également d'en augmenter la part. C'est la lutte des classes qui détermine - du fait de la résistance et des révoltes des compagnons ou des corps de métiers face aux propriétaires des moyens de production - la forme du développement du capitalisme. Sur le plan stratégique, cela veut dire que la croissance des forces productives n'est pas en elle-même porteuse d'un effondrement ou d'un dépassement du capitalisme, contrairement à ce que d'aucuns ont voulu faire dire aux marxistes ; elle prend son sens qu'à travers un rapport de forces qui lui préexiste et qui perdure tout au long des transformations du capitalisme.

 

Contradiction entre forces productives et rapports de production

   Ce qui apparait dans le développement du raisonnement de MARX et de ses successeurs, c'est bien le rejet d'une détermination simple par les forces productives, détermination simple qui peut d'ailleurs, et c'est source de confusion, être tirée de phrases de MARX lui-même... (dans Misère de la philosophie par exemple). Les auteurs du Capital ne pensent jamais d'ailleurs le développement du capitalisme en termes simples ni en schémas classiques de causalité. Héritée d'ailleurs de leurs travaux de jeunes hégéliens, il y a toujours chez eux pensée dialectique. Le découpage du Capital par ENGELS (en économique, politico-juridique, idéologique) peut faire penser la formation sociale de manière mécaniste et cela a engendré d'ailleurs des débats importants dans et hors de la mouvance marxiste. La détermination de l'économique sur les autres niveaux, opérée par exemple par Nicos POULANTZAS dans les années 1970, a entrainé des critiques (chez Raymond ARON par exemple) de la dialectique elle-même. Le recours aux notions d'infrastructure et de superstructure pour montrer un certain primat de l'économique, voulant se superposer (ou même s'assimiler) parfois aux contradictions entre forces productives et rapports de production, n'a pas contribué à éclairer le débat... Comme il est difficile de séparer la sphère de la circulation des marchandises (pour que la valeur de la plus-value soient réalisées) du cycle de leur production, on ne peut séparer le développement des forces production de l'évolution des rapports de production... Parfois, les efforts "pédagogiques" de certains économistes, dont ceux proches de la doxa soviétique, en séparant les différentes phases de la réalisation du taux de profit, s'avèrent... contre-productives. C'est pourquoi, on déconseille de se reporter aux différents manuels d'économie "socialiste" produits notamment dans les années 1960 à 1980 pour étudier les rapports de production et les forces productives...

Jean-Pierre DURAND, La sociologie de Marx, La Découverte, collection Repères, 2018. Jean-Paul LEFEBVRE, Marc ABELES, dans Dictionnaire critique du marxisme, PUF, collection QUADRIGE, Sous la direction de LABICA/BENSUSSAN, 1982.

ECONOMIUS

 

 

   

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7 janvier 2021 4 07 /01 /janvier /2021 16:49

     L'indignation provoquée par le massacre de la Saint-Barthélémy avive la pensée chez les Réformés que l'évolution politique en cours de la monarchie est néfaste et qu'il est urgent de l'enrayer. C'est elle, pensent-ils, qui, en donnant trop de pouvoir à la volonté du roi, appuyée sur une poignée de conseillers pervers, a permis la catastrophe. Il faut donc revenir à un état antérieur, plus respectueux des libertés. Mais les guerres de religion provoquent un déplacement important de la réflexion. Alors que l'ensemble des pensées sur le tyrannicide, abondantes sous l'Antiquité (PLATON, ARISTOTE...) et repensées d'abord chez les Pères de l'Église (Thomas d'AQUIN)  puis chez les écrivains de la Renaissance (notamment chez MACHIAVEL) s'était plutôt conclu dans un sens plutôt défavorable à l'insurrection et à la résistance contre l'oppression), ces guerres de religion ravivent les critiques contre la monarchie telle qu'elle a tendance à se pratiquer, jusqu'à émettre une reconstruction de la théorie politique : la souveraineté n'appartient pas au roi, mais au peuple.

Si cet épisode du combat des monarchomaques attire notre attention ici, c'est pour une double raison. Toutes les argumentations, souvent émises dans une sorte de littérature seconde et considérée souvent comme secondaire en faveur d'une refonte de la "science politique" et de la représentation de l'autorité, connaissent un regain d'intérêt qui ne va pas cesser et aboutir en fin de compte à la fin des monarchies en une très longue onde de choc. D'autre part, toutes ces argumentations possèdent une résonance hors des lieux où elles ont été émises, face à des pouvoirs religieux et politiques dans de nombreux pays. Une vision trop centrée sur l'Occident empêche de voir combien ces argumentations restent vives pour des contextes où la tyrannie fait la loi, et qu'en ce sens, elles sont toujours actuelles.

 

L'histoire des monarchomaques

    Il faut entendre sous le vocable de monarchomaque un sens plus précis que la simple contestation du pouvoir que suggère l'étymologie (combat contre le souverain) comme le rappelle François DERMANGE

 Les monarchomaques sont présentés comme des libellistes qui s'élevaient contre l'absolutisme royal qui s'établit à la fin du XVIe siècle, en Europe occidentale. Actifs au cours de la deuxième moitié du XVIe siècle, les auteurs de ces libelles jouent un rôle majeur dans la vie intellectuelle traversée par les guerres de religion. Ils ont, dans les courants religieux en conflit, une place majeure qui dépasse le cadre de ces textes de la littérature seconde (très diffusés dans le public). les auteurs les plus connus émergèrent d'abord dans le camp protestant en France après les massacres de la Saint-Barthélémy: Philippe DUPLESSIS-MORNAY, François HOTMAN, Théodore de BÈZE. Outre-Manche, des auteurs tels que George BUCHANAN, John KNOX, Christopher GOODMAN et John PONET ont adopté une posture semblable, bien que différente sous plusieurs aspects en s'opposant notamment au règne de Marie TUDOR. Il faut aussi mentionner Eusèbe PHILADELPHE (pseudonyme de Nicolas BARNAUD) avec Le réveille-matin des François, et de leurs voisins (1574, réédité par les Éditions d'histoire sociale en 1977), Stephanue Junius BRUTUS, avec Vindicae contra tyrannus, de 1579, traduit en français en 1581 sous le titre De la puissance légitime du prince sur le peuple et du peuple sur le prince, réédité sous le titre latin à Genève, chez Droz en 1979. Tous partagent l'idée qu'il est des cas où l'on doit destituer le souverain et ils ont largement contribué à promouvoir l'idée que le pouvoir ne doit pas être absolu, mais responsable devant les représentants du peuple. Ils participent à l'idée d'un fondement conventionnel du pouvoir politique, inspirant le puritanisme anglais et inspiré de manière lointaine par les revendications nobiliaires qui ont arraché la Charte des droits au pouvoir royal. Ils influencent les théories de résistance des auteurs jésuites du XVIIe siècle, par exemple Juan de MARIANA (1536-1624) dans son De rege et regis institutione (1599, Aalen, Scientia, 1969).

En France, les thèses monarchomaques furent reprises par des auteurs catholiques de la Ligue quand Henri de NAVARRE (le futur HENRI IV) devint l'héritier présomptif du trône de France à la mort de François d'ALANÇON, frère du roi HENRI III en 1584. Le principal auteur monarchomaque catholique fut le théologien Jean BOUCHER. Le massacre de la Saint Barthélémy introduit une césure dans le monde intellectuel comme chez plusieurs de ces auteurs. D'une critique modérée de la monarchie, ils passent à une critique radicale qui remet en cause le principe même de la souveraineté d'un seul sur le peuple.

   Les différents auteurs expriment une volonté de s'opposer à la monarchie absolue, certains en prônant le retour à une monarchie limitée, qui donne entre autres toutes leur place aux Parlements de Province, d'autres se montrant critique envers le concept de monarchie absolue, synonyme pour eux de tyrannie. C'est toute une gamme d'idées monarchomaques qui s'exprime, la théorie dominante (avec beaucoup de difficultés d'ailleurs) de l'absolutisme étant combattue avec vigueur. Ce sont de véritables philosophies alternatives qui se développement tout au long du XVIe siècle, et qui perdurent, souvent sous la censure, dans les deux siècles suivants. Le terme même de monarchomaque est inventé en 1600 par l'Anglais William BARCLAY qui l'utilisa le première fois dans son ouvrage De regno et regali potestate à des fins polémiques. Il s'agissait pour lui de stigmatiser les penseurs catholiques et protestants, français, écossais et anglais qui auraient théorisé la destruction de la monarchie, même si dans les faits ces auteurs ne remettaient pas en cause le principe monarchique, mais seulement une certaine pratique du pouvoir : ce n'est pas le roi qui est attaqué, mais le tyran. C'est surtout en Angleterre, terre qui a déjà une longue histoire en terme de droits des sujets, que les monarchomaques allèrent jusqu'à accorder un droit de résistance aux personnes privées. Leurs thèses étaient perçues comme dangereuses, compte tenu de leur proximité avec les thèses qui animaient le mouvement anabaptiste. En France, la diffusion de leurs idées alimentent, également de fait, d'autres tendances bien plus radicales, imprégnées d'une atmosphère religieuse faite d'antagonismes, qui dans des libelles également, prônaient le régicide, soit ouvertement, soit à mots couverts. Les assassinats d'HENRI III (lors d'un siège) et d'HENRI IV ne sont pas le fait de régicides "déséquilibrés". Leur gestes s'inscrivent dans un climat violent. Cette violence politique et sociale perdure d'ailleurs sous Louis XIII et Louis XIV et la Fronde lors de la minorité de Louis XIV fait partie de cet ensemble d'événements alimentés par toute une littérature clandestine.

 

Les écrits des monarchomaques, aliments du droit de résistance et de la désobéissance civile...

   Parmi les écrits des monarchomaques, rappelle Hourya BENTOUHAMI-MOLINO, on peut citer, parmi les plus célèbres, le Franco-GAllia (1573) de François HOTMAN et, de Théodore de BÈZE, Du droit des magistrats sur leurs subiets. Traité très-nécessaire en ce temps pour advertir de leur devoir tant les Magistrats que les Subiets (1574), ou encore l'ouvrage Vindicae contre Tyrannos (1579-1581) à mettre sur le compte probablement des juristes Hubert LANGUET et Philippe du PLESSIS-MORNAY, et dont l'objet est explicitement dirigé contre MACHIAVEL alors décrit comme étant le "défenseur des tyrans". Jean BOUCHER (1551-1645) reconnait de son côté que les rois doivent leur position de commandement au bon vouloir du peuple si bien que tout manquement au devoir de bon gouvernement justifie la déposition du roi et même le tyrannicide.

    Cependant, comme le souligne Isabelle BOUVIGNIES (La résistance comme cadre de la mutation théologico-politique du droit, dans l'ouvrage collectif publié sous la direction de Jean-Claude ZANCARINI, Le Droit de résistance, XIIe-XXe siècle, Fontenay-Saint-Cloud, ENS), "s'il est tentant de vouloir voir dans ce droit une préfiguration de la désobéissance civile, par exemple, il peut l'être tout autant de n'y voir que la survivance d'une théorie médiévale". Or, "dans les deux cas, on manque l'essentiel". L'important est en effet de saisir plutôt la manière dont le droit de résistance qui se configure alors, amorce - et en résulte de manière dynamique - un détachement entre le théologique et le politique, ou encore une forme de naturalisation du politique. Ce qui ressort de l'argumentation de beaucoup, c'est que les rois ne sont rois que par l'invention populaire, selon la forme d'un contrat. C'est le manquement à la promesse qui devient ainsi le maximum de l'in-juria, de l'offense juridique qui légitime le droit à la résistance, à mille lieues de l'élaboration théorique contemporaine de la souveraineté par Jean BODIN (Les Six livres de la République, 1576). François HOTMAN plus particulièrement est un fervent défenseur de l'élection des rois, mais le peuple dont il s'agit ici n'est évidemment pas le peuple atomisé de l'individualisme des théories du droit naturel du XVIIe siècle, mais un peuple représentant une forme d'universalité organiquement comprise. Cette organicité  est essentielle pour comprendre  la manière dont ROUSSEAU, entre autres, critiquera par la suite le faux contrat monarchique fondé sur ce qu'il considérera n'être rien d'autre qu'un pacte de sujétion, à savoir la représentation. Dans le cadre du "contractualisme" monarchomaque, le peuple n'existe qu'à travers sa représentation dans le corps intermédiaire des magistrats. Si cette vision a le mérite de détacher la notion de peuple de ses attributs théologiques - il ne s'agit plus du peuple de Dieu - et de ses attributs antiques péjoratifs qui l'associaient à la phèbe ou au vulgus, voire de la populace, elle neutralise cependant la puissance du peuple, d'une part en ne lui reconnaissant qu'un pouvoir différé, celui de la représentation aristocratique, d'autre part en lui niant la capacité de se diviser, de reconnaître les minorités qui le composent.

L'élaboration d'un droit de résistance demande que l'on réponde clairement à la question : "Qu'est-ce qu'un peuple?" Or la séparation entre titre du pouvoir et exercice du pouvoir chez les monarchomaques conduit à une aporie évidente : au même moment où semble consacrée la capacité juridique du peuple, ce dernier se trouve destitué de toute rationalité et droit d'examen propre. Le constitutionnalisme des monarchomaques est donc purement régulateur et ne saurait en aucun cas trouver un équivalent dans le modèle du constitutionnalisme de fondation au XVIIIe siècle. Ce qu'il faut bien voir dans le contexte de ce XVIe siècle, même si les germes de ce qui va suivre ensuite commencent bien là, c'est qu'entre les gens du peuple et les gens du pouvoir, il existe un fossé marqué quasiment du sang, et entre les gens des bourgs et ceux des faubourgs, pour considérer des populations les plus proches géographiquement et enserrés plus ou moins dans les murs des villes, il y a la barrière de la condition, des habitudes, des connaissances... Aussi, le pouvoir ne pas en capacité de se gouverner lui-même et encore moins de gouverner les États. Par contre, la porte ouverte par les monarchomanisques est bien présente : c'est le peuple qui va juger, à travers les magistrats, de la capacité de gouverner des rois...

Certes les monarchomaques sont protestants et les liens entre développement du protestantisme d'une part et développement du capitalisme d'autre part, largement mis à jour par Max WEBER, montrent comment la rationalisation économique trouve sa source dans la quête individuelle du salut qui elle-même se vérifiait dans le travail, porteur de la prédestination. On pourrait également penser que cette conceptualisation d'une souveraineté populaire a été possible dès lors qu'on a pensé la souveraineté comme ne s'exerçant plus seulement sur un territoire mais prenant en compte la gestion de la population. Mais, outre le décalage historique entre la théorisation des monarchomaques (fin XVIe siècle) et la naissance de l'administration hors du gouvernement (XVIIe siècle), Michel FOUCAULT souligne quant à lui l'erreur consistant à établir une symétrie entre théorie de la souveraineté et théorie de la population (voir Sécurité, territoire, population. Cours au collège de France, Seuil, 2004). En effet, le peuple dont il est question dans les théories juridiques et contractualistes du peuple, telles que celles des monarchomaques, n'est pas le même que celui qui se fait jour dans la population au XVIIe siècle : ce sont deux types de sujet collectif qui recouvrent deux réalités différentes d'exercice du pouvoir. Ainsi, non seulement le véritable peuple n'est pas cette entité juridique abstraite mais il n'est pas plus cette entité concrète qu'est la population, du moins n'est-il pas, concernant cette dernière, la totalité de la population. Bien au contraire, dit FOUCAULT, le peuple est ce qui reste de la population, c'est l'ensemble des individus qui refusent d'attendre, de pratiquer la patience que le gouvernement leur conseille en leur enjoignant de différer la satisfaction de leurs besoins. FOUCAULT désigne là une partie de la population, celle qui, accablée par la faim, se jette sur les approvisionnements des silos. Il s'agit-là de "contre-conduites", de modes de résistance dirigée contre une certaine gestion de la vie. Le sociologue français cherche à distinguer la résistance de toute forme de droit de résistance à l'oppression et de toute forme d'héroïsation. Cette approche, qui cherche somme toute à retrouver le contexte de l'émergence de ce droit de résistance, en le distinguant bien de l'ensemble des comportements, en provenance des l'aristocratie des villes ou des familles héritières des seigneurs féodaux, tendant à contester le pouvoir royal (souvent pour s'y mettre!) qui n'est pas pensé en fonction de cette résistance des populations à la gestion de la vie économique des monarques.

D'une part, elle nous permet de comprendre une notion de désobéissance détachée de ses présupposés surérogatoires, donc plus proche en ce sens de ce que nous entendons par désobéissance civile. En effet, dans la désobéissance civile, il ne s'agit pas d'assaillir le pouvoir, de prendre les armes, mais simplement de retirer son soutien à la coopération qui maintient de manière ordinaire le pouvoir. C'est donc en refusant de considérer la notion de dissidence comme adéquate pour décrire les révoltes ordinaires, les actes de résistance les plus infimes, que la notion foucaldienne de "contre-conduite" paraît la plus à même pour disqualifier définitivement les lieux communs qui font des actes de résistance des actes de Justes ou de héros en général. Si le terme de dissidence est une forme d'essentialisation - due au fait qu'il n'y a de résistance que là où il y a des "dissidents" - rien d'étonnant alors à ce que FOUCAULT lui-même avouât qu'il "préférait s'arracher la bouche" que de prononcer ce terme. Sinon, cela reviendrait à dire du fou, du délinquant par exemple qu'ils sont des "dissidents", ce qui est absurde (et faux, il faudrait parler de sous-culture... dominée!). Si l'on comprend cette lecture antihéroïque des contre-conduites, c'est aussi parce qu'elle permet de sortir du paradigme théorique de la souveraineté. Le peuple dont il est question dans ces contre-conduites est souvent invisible, mais ce peuple n'est pas pour autant absent. Cependant, ces résistance-là ne sont pas des résistances à la puissance souveraine. (Hourya BENTOUHAMI-MOLINO). Cette distinction est utile et ramène au contexte, mais il ne faut pas oublier que dans le jeu des pouvoirs, les mouvements populaires (même de la populace), constituent souvent une opportunité, une masse de manoeuvre, utilisable et utilisée stratégiquement. Si la question religieuse est bien la matrice de la contestation du pouvoir royale, la question sociale alimente par bien des aspects, les évolutions intellectuelles, tout se tenant par ailleurs...

 

Hourya BENTHOUHAMI-MOLINO, Le dépôt des armes. Non-violence et désobéissance civile, PUF, 2015. François DERMANGE, Monarchomaques, dans Encyclopédie du protestantisme, PUF, 2006.

 

Complété le 18 janvier 2021

 

   

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5 janvier 2021 2 05 /01 /janvier /2021 14:57

     Véritable OVNI dans l'édition, tant sur le fond (les enfants qui s'organisent...) que sur la forme (couverture originale, iconographie très riche...), ce livre collectif traite de l'aventure au sens propre de millions d'enfants jetés sur les routes au cours et au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Samuel BOUSSION, maître de conférences à Paris 8, Mathias GARDET, professeur des universités (Paris 8) et responsable de l'axe HEDUC et Martine RUCHAT, ancienne professeure à la faculté de psychologie et des sciences de l'éducation (université de Genève) se sont livrés à un grand travail d'exhumation d'archives et d'analyse de l'expérience de ces orphelins ou enfants brusquement séparés de leurs parents, recueillis dans des camps ou villages d'enfants. Ces camps, dressés dans le cadre d'une aide humanitaire deviennent le théâtre d'une utopie pédagogique. Instituteurs, prêtres, pédagogues, médecins ou psychiatres fondent, dans l'urgence et le dénuement, des communautés largement inspirées de l'éducation nouvelle et de l'autogestion, des "républiques d'enfants". De l'Italie à la Hongrie, en France et en Allemagne, les enfants se muent en jeunes travailleurs, ils élisent gouvernements et tribunaux. Dans l'esprit internationaliste d'après-guerre, avant que les États reprennent pleinement en main l'éducation de leurs ressortissants, ces citoyens doivent contribuer au relèvement de l'Europe anéantie.

   Dans leur Introduction, les auteurs font état de leur principale découverte. "Pendant la guerre, ces expériences (de républiques en miniature) jusqu'alors relativement isolées se multiplient simultanément dans divers pays européens, surtout vers la fin du conflit, afin d'accueillir des enfants victimes et de contribuer à leur rééducation sous la bannière de l'éducation nouvelle et du "relèvement", expression qui traduit bien cette volonté de reconstruction, dans un continent où dominent les ruines. Les participants à la réunion de Trogen (Suisse) (convoquée par l'UNESCO en juillet 1948) sont venus témoigner de leur expérience. Leurs "villages" ou "villes" d'enfants aux allures de petites républiques sont nés pour la plupart dans l'improvisation, l'urgence et l'inconfort au temps du rationnement, sublimant ces contingences matérielles par un investissement pédagogique et un optimisme parfois plein de souffle. Nés sans concertation entre eux, en France, Suisse, Italie, mais aussi en Hongrie et en Belgique, ils partagent le plus souvent des références issues de l'éducation nouvelle, tout en ayant pris des directions pédagogiques singulières, qui se retrouvent jusque dans leur appellation, qui marquent à la fois leur variété et leurs points communs : Village international d'enfants à Trogen, République d'enfants de Moulin-Vieux dans l'Isère, Hameau-école de l'Île de France près de Paris, Home pour les enfants espagnols de Pringy en Haute-Savoie, mais aussi Gaudiopolis ou Ville d'enfants près de Budapest, ou encore Cité de l'enfance, Cité joyeuse près de Bruxelles, Villagio del fauciullo, Giardino di infanzia, Repubblica di ragazzi ou Scuola-Città en Italie..." Ce sont ces expériences que le trio livre au fil des douze chapitres, avec force détails et reproduction de photographies abondantes. "Quand en 1948 l'UNESCO décide d'en réunir les principaux artisans à Trogen, c'est bien autour de la promotion du modèle du self-governement - comme le soulignera sa nouvelle revue, Élan (Impetus dans sa version anglaise). Le premier numéro, entièrement consacré à l'événement, affiche en couverture la photo en buste sur fond rouge d'un tout jeune adolescent coiffé d'un chapeau de feutre, avec pour seule légende : "Il se gouverne". La deuxième de couverture nous apprend qu'il s'agit  du portrait de "Bartoumiou", qu'il a dix ans et que ses "concitoyens" de la République d'enfants de Moulin-Vieux l'appellent "Charlot", et de commenter : "Sans la moustache, sans la canne ni les chaussures, seulement le chapeau mou... c'est le sosie de Charlie Chaplin". Comme l'annonce l'éditorial, il s'agit de quitter les "actualités sensationnelles" liées au bilan de la guerre - "épaves, destructions, dévastations et ruines ; faim, besoins, sous alimentation et famine : maladies, épidémies, pestilence et mort" et la solidarité humanitaire qui en a découlé - pour entrer dans une "ère de paix qui donnera au programme de reconstruction de l'Unesco un élan nouveau". La nouvelle organisation agit en chef d'orchestre de la reconstruction de l'éducation en solidifiant les réseaux de sociabilité, apportant et recherchant des subsides, rendant compte des expériences pédagogiques jugées prometteuses, tout en cherchant à faire mouvement."

L'internationalisation des républiques d'enfants (1939-1955) est une histoire qui s'écrit autour de cette conférence de Trogen, selon un itinéraire progressif des chercheurs dans les archives. Ils ont opté pour un récit en trois temps : avant la conférence de Trogen en 1948, avec la fondation de quelques réalisations exemplaires qui seront les piliers de la future fédération internationale qui les regroupera ; durant la conférence, en resituant l'intensité des débats quant au modèle à promouvoir (car il y a une certaine quantité, et parfois d'inspiration un peu contradictoire, plus contradictoire sans doute que l'Unesco aurait voulu et aussi plus contradictoire que ce sont les auteurs ont pu en faire émerger des archives...) ; enfin les suites, jusqu'au milieu des années 1950, période durant laquelle s'amorce le déclin des républiques d'enfants avant qu'elle ne tombe dans l'oubli, les architectes nationaux des différents systèmes d'éducation pendant la Reconstruction n'en tenant guère compte dans l'ensemble.

    Ce livre est une pierre importante dans une histoire des enfants perdus qui se retrouvent eux-mêmes, dans l'Histoire, qui est sans doute encore à raconter. A la faveur de cataclysmes, de guerres et d'épidémies, des milliers, voire des centaines d'enfants ont dû s'organiser, avec l'aide souvent de quelques adultes, en véritables communautés. Très diverses, celles-ci, pour la plupart ont laissé peu de traces, mais des livres comme celui-ci permet de témoigner de leur inventivité et de leur intelligence. "Cette histoire, écrit encore le trio, qui croise celle des sorties de guerre, celle des enfants réfugiés; mais également de la Reconstruction, n'en finit pas de résonner avec des questions encore vives aujourd'hui en matière d'éducation. Elle interroge l'éducation à cette "compréhension internationale" et plus largement l'apprentissage de la citoyenneté, dans une Europe en construction permanente. Sous cet étendard se confrontent des conceptions différentes de la paix ou encore de la compréhension mutuelle des nations, certains y voyant une idée, d'autres une action concrète. Si le village international d'enfants, tel celui de Trogen, se veut le fer de lance de cette utopie, comment ne pas voir une tension permanente dans le réseau des communauté d'enfants entre une idéologie universaliste de l'après-guerre très onusienne et une réalité parfois confinée sur sa propre expérience?" En choisissant la forme la plus narrative possible, au ras des problèmes rencontrés par ces enfants, les auteurs permettent de bien se rendre compte de la diversité de ces divers isolats micro-sociaux. Ils nous font pénétrer dans des coulisses de l'histoire, qu'ils comptent d'ailleurs continuer d'alimenter sur un blog de recherche hypothèses.org intitulé L'internationale des républiques d'enfants. Leur ouvrage prend d'autant plus de valeur qu'ils proposent une bibliographie très détaillée qui complète les différents chapitres.

Samuel BOUSSION, Mathias GARDET et Martine RUCHAT, L'internationale des républiques d'enfants, 1939-1955, Anamosa, 2020, 485 pages.

 

 

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1 janvier 2021 5 01 /01 /janvier /2021 15:22

  Ouvrage somme en trois tomes et quatre volumes sur les débuts du capitalisme, Le premier âge du capitalisme, revisite à très grands frais la théorie économique marxiste, ou du moins la conception marxiste des débuts du système capitaliste.

Alain BIHR (né en 1950), sociologue français déjà auteur de nombreux ouvrages, se réclamant du communisme libertaire, est membre du laboratoire de sociologie et d'anthropologie de l'université de Franche-Comté, est connu également pour son étude de l'extrême droite française (en particulier du Front National) et du négationnisme (dirigeant un important collectif intitulé Négationnistes : Les chiffonniers de l'histoire, de 1997). Ses travaux portent principalement sur le capitalisme et précédant cette grande étude, il avait déjà publié en 2006, La préhistoire du capital. le devenir-monde du capitalisme, volume 1, Lausanne, aux Éditions Page Deux.

   Dans cet ouvrage, disponible en ligne sur le site Les classiques en sciences sociales (uqac), il dressait les contours de ses concepts d'analyse du capitalisme et de sa naissance.

"Le devenir-monde du capitalisme? écrivait-il. L'expression aura sans doute surpris et intrigué le lecteur. Qu'il se rassure : il en trouvera l'explication et la justification dans les pages suivantes. Pour l'instant, je me contenterai d'indiquer qu'elle vise à démarquer d'emblée mon propos de la grande masse des publications ayant porté, depuis près d'un quart de siècle, sur "la mondialisation" ou "la globalisation". Non seulement le champ sur lequel je me propose de me pencher diffère tant par son étendue spatiotemporelle que par son contenu social de celui couvert par ces publications ; mais encore et surtout la grille d'analyse qui en constitue le fonds théorique tourne radicalement le dos aux présupposés sous-tendant la quasi-totalité des ouvrages consacrés jusqu'à présent à "la mondialisation". C'est donc la critique de ces présupposés qui va me servir de point de départ."

Ces présupposés, au nombre de trois, se retrouvent communément, sous des formes très variables d'un ouvrage à l'autre :

- "la mondialisation" daterait des années 1970, au mieux des années 1960, alors qu'en fait cette "mondialisation" n'est que la dernière phase d'un processus déjà vieux de 5 siècles ;

- Sans ignorer les travaux de Fernand BRAUDEL, d'Emmanuel WALLERSTEIN, d'Eric HOBSBAWN, ni ceux de Samir AMIN, Michel BEAUD ou de Philippe NOREL, ou encore les travaux plus anciens de Max WEBER ou de Werner SOMBART, Alain BIHR propose de montrer que contrairement à eux qui ont tendance à ne voir dans la constitution du capitalisme que le résultat d'un développement économique, le capitalisme en est aussi la condition préalable. "Ils n'ont pas su comprendre le monde capitaliste comme une condition que ce même devenir a transformé en résultat au fur et à mesure où il l'a confortée." Il se propose de montrer que le parachèvement des rapports capitalistes de production, aboutissant à leur essor à partir de la "révolution industrielle" qui se produit dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, n'aurait jamais été possible sans une première période et forme du devenir-monde du capitalisme que constitue l'expansion commerciale et coloniales européenne du XVIe au XVIIIe siècle, constitutif de ce qu'il appelle le protocapitalisme mercantile. Ce colonialisme et cette expansion européenne est la condition de la formation d'un ensemble structurel curieux, fait d'homogénéisation, de fragmentation et de hiérarchisation.

- Le troisième présupposé consiste à réduire "la mondialisation" capitaliste à un phénomène principalement, voire exclusivement, économique, alors "qu'on pressent pourtant qu'elle met en jeu l'ensemble des niveaux et des dimensions du capitalisme."  Il s'agit au contraire d'analyser le devenir-monde du capitalisme comme mode de production (comme totalité sociale, comme forme ou genre de société globale) et non pas comme devenir-monde du seul capital comme rapport de production. Un défaut d'articulation est à l'origine de bien des difficultés, même dans la théorie marxiste de l'État.

"Dépasser les limites ordinaires des analyses actuelles de "la mondialisation" exige tout à la fois d'en rappeler et d'en explorer la dimension du devenir historique ; d'expliquer inversement la permanence d'un monde capitaliste, à la structure homogène/fragmentée/hiérarchisée si singulière, comme présupposé de ce devenir que celui-ci n'a fait qu'élargir et approfondir ; et de saisir que ce qui se "mondialise" ainsi n'est pas seulement le capital comme rapport de production mais le capitalisme comme mode de production."

   Pour se familiariser avec la vision de l'auteur, on ne peut que conseiller de relire ce premier ouvrage, ou au moins (car c'est déjà - très - consistant!), sa conclusion Où en est-on à la fin du Moyen-Age européen? On voit clairement l'interpénétration des modes économiques féodaux, hérités des habitudes héritées de l'Empire Romain et du Monde germanique, avec certaines formes de capitalisme, véritables essais et erreurs - menant à des dépressions économiques importantes alternant des périodes de brusques prospérité - de mise en oeuvre du capital dans des structures qui parfois s'y opposent frontalement...

   L'Introduction de Le premier âge du capitalisme, au Tome 1, sur l'expansion européenne, donne l'occasion à l'auteur de reprendre son projet d'historien, en 7 points, dont le premier reconduit ce qu'il écrivait déjà dans La préhistoire du capital. "... je me suis efforcé de montrer que, de tous les modes de production auxquels le devenir historique des sociétés humaines a pu donner naissance, le féodalisme, tel qu'il s'est formé en Europe à la fin du premier millénaire et dans l'archipel nippon dans le cours de la première moitié du second millénaire, est le plus favorable, à la limite le seul favorable, à la formation de ce rapport de production, même si cette dernière continue à s'y heurter à de nombreux obstacles qui en limitent le développement, tant quantitativement (dans l'étendue, le rythme et le volume de l'accumulation du capital) que qualitativement (dans les formes qu'il peut prendre)."

"En somme, selon la formule consacrée, si le féodalisme a constitué une condition nécessaire à la formation du capital comme rapport social de production, il n' en a pas assuré la condition suffisante : il ne lui a permis ni de se parachever comme rapport social de production ni, surtout, de mettre en situation de commencer à subordonner l'ensemble des rapports, des protiques et des acteurs sociaux aux nécessités et possibilités de sa reproduction comme rapport de production, en un mot de donner naissance à ce que depuis Marx on nomme le mode de production capitaliste." "L'objet du présent ouvrage est précisément d'établir que cette condition suffisante a été fournie par l'expansion commerciale et coloniale de l'Europe occidentale, qui début à la fin du Moyen Âge et s'est poursuivie durant tous les temps modernes, pour reprendre la périodisation classique, et qui a abouti à la formation d'un premier monde capitaliste centré sur l'Europe occidentale, un monde que cette dernière entend diriger et ordonner en fonction de ses intérêts propres."

Ses deuxième et troisième points constituent un survol de la littérature disponible pour un tel projet, qui dépasse largement les mille références fournies à la fin du tome 3. C'est l'occasion de reprendre les réflexions déjà signalées de SOMBART, WEBER, de MARX lui-même, notamment de la dernière section du Livre 1 du Capital, de WALLERSTEIN, de BRAUDEL, dont il salue le maître ouvrage Civilisation matérielle, économie et capitalisme de 1979. C'est là où également, il se distancie nettement d'approches contemporaines de la world history (apparue dans les années 1980 aux États-Unis) comme de la global history, qui notamment dans un souci de briser un européo-centrisme en viennent à oublier le rôle historique central de l'Europe dans la formation du capitalisme mondial. Son quatrième point complète le champ de ses références, le titre même de son ouvrage étant un clin d'oeil appuyé à l'oeuvre d'Ernst MANDEL, notamment à son Troisième âge du capitalisme. S'il tire nombre de ses réflexions de la littérature académique allemande, notre auteur connait les difficultés de transposition en Français de nombre de concepts, et préfère d'emblée expliquer clairement ce qu'il a pu en tirer dans une terminologie familière à un public francophone pour éviter certains pièges de langage.

Dans un cinquième point, il justifie la délimitation chronologie de ce premier âge du capitalisme. C'est avec les premières expéditions maritimes des Portugais et des Espagnols à partir du XVe siècle que l'Europe occidentale amorce son expansion commerciale et coloniale en direction des Amériques, de l'Afrique et de l'Asie. C'est avec la prise de Ceuta par les Portugais en 1415 que se consolide la première voie de cette expansion. De même, c'est avec la double victoire des Britanniques à Plassey en 1757, dans le cadre de la guerre de Sept Ans (1756-1763), et à Buxar en 1764 sur les troupes bengalo-mogholes que l'on peut dater la clôture de la période protocapitaliste. Car cette double victoire va leur ouvrir la voie, dans le cours de la décennie suivante, de la conquête et de la colonisation de la plaine indo-gangétique qui constitue l'acte inaugural de l'expansion commerciale et surtout coloniale de l'Europe, dont le gros ne déferle cependant sur l'ensemble du monde qu'au cours du siècle suivant. Les années 1760 sont bien une période charnière du développement du procès global de reproduction du capital? C'est en fonction de ce procès, de sa structure interne, du poids relatif de ses différents moments et de leur évolution, que l'auteur développe son argumentation dans la formation de cette économie-monde, dans les débuts de cette révolution industrielle, sous l'impulsion également des États qui se structurent tout au long de cette période. La révolution industrielle est permise par l'hégémonie britannique sur une partie du monde, et cette hégémonie est permise également, dans un processus dynamique qui s'accélère sur le long terme par cette révolution industrielle. On ne peut pour Alain BIHR penser l'un sans l'autre. Il estime également qu'une autre date aurait pu être retenue, qui achève cette première période historique : 1776, à la fois date de la proclamation américaine d'indépendance qui marque le début de la fin de l'hégémonie de l'Empire britannique et de la parution de l'ouvrage d'Adam SMITH, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, qui opère une révolution intellectuelle et jette les bases du libéralisme, opposé au mercantilisme, qui domine durant la période protocapitaliste.

Son sixième point concerne l'exposition de ce processus, la mise en ordre d'un énorme matériau historique s'étalant sur trois siècles en demi et sur la totalité des formations sociales et spatiales de la planète. Trois options se présentent : un plan chronologique, distinguant les différentes phases du développement du protocapitalisme mercantile, un plan géographique passant en revue les différentes formations socio-spatiales impliquées, un plan thématique, analysant les principaux éléments constitutifs remarquables de ce processus. Chacune a le défaut de polariser l'attention sur un des aspects de ce développement. Aussi l'auteur choisit de partir de là où le processus a pris naissance, de l'Europe. Le premier tome de l'ouvrage déploie tout le panorama de cette expansion , de ses formes et conditions, péripéties et résultats. Il insiste sur les rapports d'exploitation et de domination que les Européens ont déployés pour chercher à périphériser les formations sociales avec lesquelles ils sont entrés en contact, à les réorganiser en les instruentalisant au service de leur propre devenir protocapitaliste, en n'omettant pas de mentionner les obstacles et résistances auxquels ils se sont heurtés dans cette entreprise, ni combien celle-ci les a constamment dressés les uns contre les autres. Le second tome s'efforce de montrer comment, dans le cadre et sur la base de cette expansion, au sein de cette Europe occidentale qui en a été l'actrice en même temps que le bénéficiaire, le protocapitalisme mercantile a pu y prendre forme, à savoir :

- Comment les rapports capitalistes de production ont pu s'y parachever par la croissance (accumulation) et le développement du capital marchand ; par la formation d'un protoprolétariat ; par les avancées du capital industriel sous des formes manufacturières mais aussi automatiques ; par l'évolution des marchés vers des formes spécifiquement capitalistes ; le tout soutenu par la mise en oeuvre de politiques mercantilistes ;

- Comment la segmentation et la hiérarchisation sociales ont évolué des ordres vers les classes sociales, parmi lesquelles la bourgeoisie et ses différentes fractions, dont les alliances, compromis, rivalités et luttes avec l'aristocratie nobiliaire, pour l'exercice du pouvoir donneront naissance à l'absolutisme, mais aussi, quelquefois, aux premières révolutions bourgeoises.

- Comment cela s'est accompagné de la formation d'un type nouveau d'État, original tant par sa forme de pouvoir public impersonnel que par sa structure en système d'États.

- Comment enfin l'Europe occidentale a ainsi donné naissance à ce que l'on nomme habituellement la modernité dont seuls quelques moments (la Réforme, la Renaissance, les Lumières, l'émergence de l'individualité autonome) seront retenus par l'auteur.

Le troisième tome peut montrer comment de de double processus est né un premier monde capitaliste, avec sa structure caractéristique faite à la fois d'homogénéisation économique et culturelle tendancielle, de fragmentation en unité politiques rivales et de sévère hiérarchisation entre :

- un centre limité à l'Europe occidentale, au sein duquel n'ont cessé de s'affronter celles des puissances européennes qui, tour à tour, ont pris la tête de l'expansion européenne et ont cherché à s'assurer la prédominance en Europe même, animant ainsi une lutte féroce pour l'hégémonie au sein du système des États européens, dont l'enjeu fondamental aura été l'appropriation des bénéfices de l'expansion commerciale et coloniale et de la dynamique protocapitaliste à laquelle elle a donné naissance ;

- une semi-périphérie constituée de toutes les puissances européennes qui ne sont pas parvenues à intégrer le cercle restreint des puissances centrales ou à s'y maintenir, subordonnées au devenir protocapitaliste de ces dernières et néanmoins mêlées le plus souvent à titres d'alliées à leurs luttes pour l'hégémonie ;

- un vaste ensemble de formations disséminées sur les continents américain, africain et asiatique, constituées ou remodelées par l'expansion commerciale ou coloniale de l'Europe occidentale dans un statut périphérique ;

- tout le restant de la planète et de l'humanité se maintenant en marge de ce premier monde capitaliste, soit littéralement terrae incognitae pour lui, soit déjà en butte à son expansion mais encore en capacité de lui résister.

   L'auteur a mise 12 ans à rédiger cet énorme ouvrage  et a dû se livrer à des efforts dans la présentation de son travail, car le lecteur aussi doit fournir un certain effort pour parvenir à tout assimiler (ce qui n'exclue pas qu'il garde à la fois la vue d'ensemble et qu'il garde son esprit critique!). Aussi il doit voiler quelques règles académiques : réduction drastique des notes marginales, quasi-absence à des renvois à des auteurs tiers, renvoi à la bibliographie qui clôt l'ouvrage de l'ensemble des références, évitement d'entrer directement dans des discussions avec les multiples auteurs ayant discuté des mêmes aspects, à la seule exception de BRAUDEL et de WALLERSTEIN...). Il s'est efforcé également de permettre la lecture séparée des différentes parties de l'ouvrage, le lecteur pouvant très bien éviter de le lire tout entier d'un bout à l'autre, et pour se faire a multiplié les crochets de renvoi à une partie ou une autre pour l'amorce ou le prolongement du texte lu. Enfin, Alain BIHR sait qu'il n'a pu être exhaustif : comme la grande majorité des auteurs marxistes, il a privilégié les processus socio-économiques et socio-politiques. Et réduit à la portion congrue les processus socio-culturels : les aspects artistiques, religieux, philosophiques, scientifiques... Il souhaite avoir fait oeuvre utile mais, l'historiographie étant par essence une discipline évolutive, pense inévitable des erreurs factuelles ou d'interprétation...

   C'est dire que le lecteur se trouve là en face d'un copieux complément au Capital de Karl MARX et Friedrich ENGELS... Mais à l'inverse de cette dernière oeuvre, le premier âge du capitalisme, parait tout de même plus facile à lire (!) et moins heurté (tant les passages théoriques enchainent des descriptions économiques ou sociales), car chacun le sait, les auteurs du marxisme ont eux aussi voulu appréhender l'évolution du capitalisme, même s'il se sont étendu bien plus sur le fonctionnement d'un capitalisme déjà arrivé à une certaine maturité. C'est surtout un ouvrage d'histoire et d'histoire économique, avec un éclairage novateur à cent lieues de ce qui est malheureusement le lot de tout étudiant en économie dans les universités (quoique la situation évolue...). Un ouvrage donc fortement recommandé même pour ceux qui pensent avoir l'histoire économique au bout des doigts...

 

Alain BIHR est également l'auteur de nombreux autres ouvrages, entre autres : L'Économique fétiche. Fragment d'une théorie de la praxis capitaliste (Le Sycomore, 1979) ; Les Métamorphoses du socialisme (Strasbourg, 1986) ; Entre bourgeoisie et prolétariat : l'encadrement capitaliste (L'Harmattan, 1989) ; Le spectre de l'extrême droite : les Français dans le miroir du Front National (Les Éditions de l'Atelier et Les Éditions ouvrières, 1998) ; Le crépuscule des États-nations. Transnationalisation et crispations nationalistes (Lausanne, Éditions Page2, 2001) ; La reproduction du capital Prolégomènes à une théorie générale du capitalisme, 2 tomes (Lausanne, Éditions Page2, 2000) ; La Novlangue néolibérale, la rhétorique du fétichisme capitaliste (Lausanne, Éditions Page2, 2007) ; La Logique méconnue du Capital (Lausanne, Éditions Page2, 2010) ; Les rapports sociaux de classes (Lausanne, Éditions Page2, 2012) ; Dictionnaire des inégalités (Armand colin, 2014)...

 

Alain BIHR, 1415-1763, Le premier âge du capitalisme, tome 1 L'expansion européenne ; tome 2 La marche de l'Europe occidentale vers le capitalisme ; tome 3 Un premier monde capitaliste, en deux volumes, Page 2/Éditions Syllepse, 2018-2019, 694 pages, 805 pages et 1762 pages.

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21 décembre 2020 1 21 /12 /décembre /2020 13:47

   Au risque d'enfoncer des portes maintenant largement ouvertes, sauf pour les faussement ou réellement naïfs, la théorie de l'exploitation de l'homme par l'homme, au coeur de l'explication marxiste de la marche du monde, fait partie du paysage de la philosophie politique comme de la sociologie. Dans l'écheveau des coopérations et des conflits, la réalité de cette exploitation et de sa prise de conscience, marque malheureusement la vie des habitants de cette planète. Pour beaucoup d'ailleurs, l'exploitation est la condition sine qua none de la coopération et pour d'autres qui en combattent les multiples formes, c'est l'arrêt de cette exploitation qui laisse la voie ouverte à la vraie justice et à la vraie paix entre les êtres de l'espèce humaine.

 

La théorie de l'exploitation au coeur de l'oeuvre économique de Karl MARX et Friedrich ENGELS

   Comme l'écrit Jean-Pierre DURAND, on peut dire que MARX (mais toujours lorsqu'on cite MARX, on cite aussi ENGELS) cherche à démontrer l'exploitation de la force de travail, quand d'autres ne font que la constater (THOMPSON, SAINT-SIMON...). Si MARX est réellement l'un des premiers à chercher un démonstration scientifique de l'exploitation de l'homme par l'homme, les prémisses de la théorie de l'exploitation étaient déjà chez RICARDO et chez Adam SMITH.

Selon ce dernier, le capitaliste "n'aurait pas d'intérêt à employer ces ouvriers s'il n'attendait pas de la vente de leur ouvrage quelque chose de plus que ce qu'il fallait pour remplacer ses fonds avancés pour le salaire". Pour que cette intuition se traduise en une théorie, MARX a été conduit à distinguer le "capital constant" (les usines, les machines, les bureaux...) du "capital variable" qui achète la force de travail, laquelle produit plus de valeur qu'elle n'en contient elle-même. C'est ici l'explication du "mystère" de la production du surplus économique dans le capitalisme et de son développement.

La théorie de la plus-value fonde tout l'édifice de l'économie et de la sociologie marxiste. Elle est à l'origine des classes sociales chez MARX, de sa thèse de leur polarisation et de l'appauvrissement de la classes ouvrière. En même temps, la découverte de la "plus-value relative" explique - à l'encontre des prévisions (un peu trop déterministes) de MARX - pourquoi le capitalisme perdure et domine aujourd'hui toute la planète. Cette théorie est omniprésente dans l'étude de la fabrique, du machinisme, de la coopération, de la division du travail, de la "population excédentaire" et plus généralement du développement des inégalités (entre classes, entre villes et campagnes...). Elle sous-tendu aussi l'ensemble des démonstrations sur les contradictions de classe et sur leur nécessaire issue dans le communisme débarrassé de l'exploitation de l'homme par l'homme, selon MARX.

 

De la marchandise à la théorie de la plus-value

 Au moment où le salariat devient dominant, Karl MARX cherche à démontrer que c'est bien le travail salarié des hommes qui produire des profits au capitaliste, alors que dans la presse financière et économique de son époque, l'accent est mis sur la technique des affaires et l'esprit d'entreprise des chefs d'entreprise, capables de faire des "miracles" économiques. Il cherche à mettre à nu le processus au cours duquel une valeur A (avant la journée du travail) donne lieu à une valeur A' (A" étant plus grand que A) après la journée de travail. MARX suit la tendance du moment à utiliser de plus en plus les mathématiques, science dont les financiers capitalistes se disent les plus à mêmes d'utiliser. Cela donne parfois une lecture ardue au Capital, qui contraste avec les descriptions de la condition ouvrière, tirées elles-mêmes des rapports sociaux d'institutions d'assistance, d'écrivains et de journalistes, nombreux dans l'Angleterre et la Nouvelle-Angleterre mais aussi sur le Continent, qui s'y attachent alors.

Pour fonder son analyse, MARX distingue deux types de valeurs dans les marchandises : la "valeur d'usage" et la "valeur d'échange". Pour qu'un acheteur souhaite posséder une marchandise, il est indispensable qu'il lui trouve une utilité, un usage. En même temps, ce qui apparaît utile pour l'acheteur est nécessairement une "non-utilité" pour le vendeur (soit il n'en a pas l'usage, soit il en a trop en quantité). Ainsi, il ne peut y avoir de marchandise qui ne possède pas une quelconque valeur d'usage pour l'acheteur.

Ce qui est marchandise possède une valeur d'échange qui est un niveau ou une "proportion dans laquelle des valeurs d'usage d'espèces différentes s'échangent l'une contre l'autre" (Le Capital, tome 1). Chaque marchandise a une valeur d'échange spécifique. Ceci posé - même si le débat valeur d'usage-valeur d'échange, n'est pas pour autant clos - il s'agit de savoir comment se fixe le niveau de l'échange, entre les différents objets. Selon les économistes classiques que MARX et ENGELS critiquent avec véhémence, la valeur d'échange d'un objet est déterminée par le quantum de travail, ou le temps de travail, dépensé pour sa production. Sachant que l'on se situe à un niveau de raisonnement abstrait (loin d'une "comptabilité réelle", d'où le concept marxien de "travail abstrait", producteur de valeur qui s'oppose au "travail concret", producteur d'utilité), on considère que les hommes malhabiles ou paresseux sont écartés de la production et l'on parle de temps moyen socialement nécessaire à la production des marchandises. De même, s'il existe différentes catégories de travail, du plus complexe au plus simple, MARX propose de ramener une quantité donnée de travail complexe à une quantité plus grande de travail simple.

Toute marchandise renferme une somme de travail humain, la fabrication d'un objet étant la somme de la matière première de ses composants, de l'usure de la machine ramenée à un certain temps de travail, du temps de travail de l'ouvrier réalisant l'objet. Toutes les valeurs d'échange des marchandises peuvent être exprimées en temps moyen de travail socialement nécessaire qui fonctionne alors comme équivalent général de toutes ces marchandises (en laissant de côté pour l'instant au cours de la démonstration la question des prix qui fluctuent au gré de la conjoncture, ainsi que la question de la monnaie, que MARX aborde plus loin). Les rapports entre valeur d'usage et valeur, exemple de la dialectique marxiste, où elles s'opposent et se complètent en même temps, constituent le point de départ de sa réflexion.

Derrière la marchandise existe toujours une force de travail nécessaire pour la créer. Pour le capitaliste, il faut toujours, que sa valeur soit supérieure aux apports qu'il fait lui-même pour créer cette marchandise, que ce soit sous forme de salaires aux travailleurs ou sous forme de machines construites pour la créer, ou encore sous forme de matériaux d'origine... On peut s'interroger sur l'acceptation de l'ouvrier de travailler tant d'heures pour fabriquer cette marchandise, à un salaire inférieur à sa valeur. Il l'accepte parce que la forme phénoménale du salaire masque le surtravail et la production de la plus-value : tout se passe comme si le capitaliste rémunérait la journée de travail dans sa totalité tandis que la mise à nu de cette exploitation a occupé plus de deux générations d'économistes. Le mystère de l'exploitation ayant été élucidé, pourquoi les ouvriers continuent-ils d'accepter cet échange qui leur est défavorable?

Cette acceptation du surtravail repose d'abord sur le fait que les ouvriers ne disposent ni des moyens de production pour produire des marchandises à échanger ni des moyens de subsistance pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille, c'est-à-dire pour reproduire leur force de travail. Enfin, les ouvriers se font concurrence et, si une partie d'entre eux accepte l'exploitation, les autres sont bien contraints de l'accepter sous peine de se laisser mourir de faim. D'où la nécessité, pour les capitalistes, d'entretenir une "population excédentaire" afin de favoriser cette concurrence entre ouvriers, en employant des irlandais dans l'Angleterre du XIXe siècle, puis des paysans, des femmes, des immigrés, des enfants (tout au moins au début), dans l'Europe du XXe siècle. On retrouve ici l'importance des conditions d'émergence du capitalisme : disposer de travailleurs libres, dépourvus de moyens de production, et des moyens de subsistance. En fait, cette liberté est d'autant plus pernicieuse que l'ouvrier est contraint de se présenter au capitaliste pour lui vendre sa force de travail puisque "les conditions objectives du travail (moyens de production) et les conditions subjectives de travail (moyens de subsistance) font face à l'ouvrier comme capital et son monopolisés par l'acheteur de la force de travail" (Le Capital).

 

La reproduction du rapport de production capitaliste

  Cette double caractéristique proprement sociologique de liberté de l'ouvrier et de sa dépossession des conditions objectives et subjectives de travail est essentielle pour comprendre la nature du capitalisme et la révolution qu'elle a opéré dans les rapports de production. Ce qu'on entend par libéralisme, en faisant dérivé mentalement et idéologiquement ce mot de la liberté, trouve là un ressort puissant. L'illusion de libération d'un rapport des artisans au maître d'oeuvre, qui est une réelle libération d'ailleurs dans les faits, est aussi l'enfermement des ouvriers dans des rapports de production, dans des situations moins ouvertement de hiérarchie et de soumission, mais bien plus "efficaces" pour les propriétaires des moyens de production.

Par un renversement dialectique dont il est coutumier, MARX souligne l'importance de ces moyens de travail (et de ceux qui les possède) puisque, sans eux, la production de plus-value ne pourrait avoir lieu. C'est ce qu'il exprime le plus clairement dans un chapitre inédit du Capital : "Au sein du procès du travail, ces objets ont pour seule signification d'opérer comme moyens de réalisation du travail, valeurs d'usage du travail ; par rapport au produit, ils sont moyens de production et pour autant qu'ils sont eux-mêmes déjà des produits, ils sont des moyens de créer un produit nouveau. Mais ces objets ne jouent pas ce rôle dans le procès de travail parce que le capitaliste les a achetés ou parce qu'ils sont la forme modifiée de son argent, mais, au contraire, il les achète parce qu'ils jouent ce rôle dans le procès de travail".

Ainsi, parce qu'à la fin de sa journée de travail l'ouvrier se trouve tout autant démuni qu'au début, il est contraint de recommencer l'échange de sa force de travail contre les moyens de subsistance, indispensables à lui-même et à sa famille : alors la reproduction du rapport de production capitaliste est un résultat plus important que la production matérielle des marchandises. Cette reproduction tient au fait que le produit du surtravail n'appartient qu'au capitaliste. Ce dernier, devenu possesseur de la force de travail (capacité de travail) pour un temps donné, utilise la valeur d'usage de la marchandise acquise : c'est-à-dire qu'il lui fait cristalliser du travail (d'autrui) sur les moyens de travail (objet) qui lui appartiennent. Durant toute la journée de travail, l'ouvrier transmet ainsi, à travers son travail, de la valeur à un objet qui appartient au capitaliste. Et il lui transmet cette valeur durant la partie de la journée qui lui est payée, tout autant que pendant la partie de la journée qui ne lui ait pas payée, correspondant au surtravail effectué, moment de la production de la plus-value. La valeur d'usage ainsi créée fait l'objet de la part du capitaliste d'un échange marchand à un vendeur qui n'a que sa force de travail à vendre. C'est bien, contre toutes les circonvolutions de la majorité des auteurs d'économie politique de son époque, à une aliénation que l'on assiste, selon MARX, mais surtout selon tous ses continuateurs. 

     Le procès de production de la plus-value est ainsi un procès d'exploitation, chaque cycle est un processus de valorisation du capital : une somme d'argent A devient A' après l'achat de marchandise M force de travail et sa mise en oeuvre? En résumant ce procès : A-M-A' suivi de A'-M-A", lui-même suivi de A"-M-A'", on signifie bien sûr l'accroissement permanent de A, mais aussi indirectement la nécessité pour cristalliser  du travail sur les conditions objectives de travail possédés par le capitaliste. Autrement dit, la reproduction du rapport capitaliste de production n'est pas seulement une reproduction simple (l'ouvrier sans moyens de subsistance ni moyens de production doit retourner vendre sa force de travail chaque jour), mais c'est aussi une reproduction élargie qui met en oeuvre à chaque fois un capital accru et de nouvelles forces de travail. Le travail ne produit donc pas seulement - en opposition à lui-même et à une échelle sans cesse élargie - les conditions de travail sous forme de capital, lequel produit à son tour sur une échelle toujours élargie, les travailleurs salariés productifs dont il a besoin. le travail produit ses propres conditions de production comme capital et le capital produit le travail, sous forme salariée comme moyen de le réaliser comme capital.

Karl MARX pose très tôt que la production capitaliste n'est pas seulement reproduction du rapport, elle en est la reproduction à une échelle toujours plus large. La croissance du capital va de pair avec l'augmentation du prolétariat : ce sont deux produits jaillissant aux pôles opposés d'un seul et même procès. C'est l'amorce de la thèse de la polarisation des classes sociales à partie de la théorie de la production de la plus-value. A travers l'analyse des différents types de plus-values, il va aboutir à cette théorie qui n'est pas seulement une théorie de l'exploitation de l'homme par l'homme, mais aussi, une théorie de l'exploitation d'une classe sociale par une autre classe sociale.

 

Une vue générale sur l'exploitation

  L'économiste marxiste Guy CAIRE expose qu'au "sens le plus général du terme, l'exploitation caractérise toute situation où des hommes travaillent gratuitement au profit d'autres hommes  : en un sens plus rigoureux on dira que l'exploitation est la production par les travailleurs d'un surproduit accaparé par les propriétaires des moyens de production ; enfin, d'un point de vue technique on définira l'exploitation capitaliste comme l'utilisation par le capitaliste de la force de travail en vue de produire de la plus-value". "Exprimant, poursuit-il, à la fois un rapport économique - l'appropriation du surproduit - et un rapport social - la division en classes sociales - l'exploitation caractérise donc toute société où l'appropriation des moyens de production sépare les hommes en groupes antagonistes." Les formes de l'exploitation évolue dans l'histoire, permettant de distinguer les modes de production esclavagiste, asiatique, féodal, capitaliste.

Notre auteur ajoute que "l'exploitation concerne nécessairement la sphère de la production et que ce n'est qu'un abus de langage que l'analyse économique, de type néo-classique, applique ce terme à toute situation d'injustice ou de spoliation relevant de la sphère de la circulation (revenus, échange), pour caractériser les écarts de prix constatés sir les différents marchés (marchés du travail, des produits, voire des capitaux) par rapport aux pris d'équilibre de la concurrence parfaite."

Comme on l'a vu, l'explication marxiste de l'exploitation découle de la théorie de la valeur. "Sachant que, pour le marxisme, le capital n'est pas une chose en soi mais un rapport social de production qui a d'ailleurs un caractère historique et transitoire et prend la forme illusoire d'un rapport entre objets (les moyens de production) dont il apparaît comme la propriété - ce qui est à l'origine du fétichisme - ses différentes parties constitutives ne jouent pas le même rôle dans le processus de production de la plus-value. Celle qui existe sous la forme de moyens de production ou capital constant ne change pas de grandeur au cours de la production, par contre celle qui est consacrée à l'achat de la force de travail ou capital variable change de grandeur au cours de la production par suite de la création de la plus-value.

La distinction entre capital constant et capital variable, établie par Marx, repose sur la découverte du double caractère du travail incarné par la marchandise et à partir duquel se dégage l'essence de l'exploitation. Comme travail concret et déterminé, le travail ouvrier, le travail ouvrier transmet au produit la valeur des moyens de production dépensés et comme travail abstrait (ou dépense de la force de travail en général), le travail ouvrier crée une nouvelle valeur. Dès lors, le degré d'exploitation de l'ouvrier par le capitaliste trouve son expression dans le taux de plus-value ou rapport, exprimé en pourcentage, de la plus-value au capital variable. Ce rapport montre dans quelle proportion le travail dépensé par les ouvriers se divise en travail nécessaire et en surtravail. L'exploitation peut donc être mesurée concrètement, quoique de façon approximative. Elle est en effet définie par sa grandeur - le temps de travail supplémentaire ou surtravail - et par son degré - le rapport du temps de travail supplémentaire au temps de travail."

Alors qu'une grande partie de la littérature d'économie politique concerne surtout le conflit entre capitalistes sur les marchés des produits ou des moyens de production, les auteurs marxistes, comme Guy CAIRE insiste sur le conflit entre ouvriers et capitalistes dans le partage de la plus-value produite, issue du travail des ouvriers. Tout capitaliste, afin d'accroître la plus-value, cherchera à augmenter la part du surtravail qu'il extorque à l'ouvrier. Marx évoque trois possibilités pour le faire.

- Le premier moyen consiste à allonger la journée de travail, ou, ce qui revient au même, à en accroître l'intensité. Le temps de travail nécessaire restant inchangé, le surtravail s'en trouve accru d'autant. la plus-value en résultant est dite plus-value absolue. Dans les premières phase du capitalisme ce moyen a été largement utilisé, mais l'augmentation de la durée du travail ou l'accroissement de son intensité se heurtent à des limites physiques, liées aux exigences de la reconstitution de la force de travail et à des limites sociales du fait des succès des luttes ouvrières pour la diminution de la durée du travail ou la réduction des cadences.

- Le second moyen consiste, la durée du travail étant inchangée,  à réduire le temps de travail nécessaire, ce qui résulte des progrès de la productivité dans des branches fabriquant des biens de consommation et dans les branches qui fournissent les instruments de production nécessaire à la fabrication des biens de consommation. la durée du surtravail augmente par le fait même que le rapport entre temps de travail nécessaire  et temps du surtravail se trouve modifié, la plus-value en découlant est appelée plus-value relative. Dans la période du machinisme, ce second moyen est largement utilisé.

- Le troisième moyen est la réalisation de la plus-value extra. Celle-ci s'obtient lorsque certains capitalistes introduisent chez eux des machines ou des méthodes de production (taylorisme, fordisme par exemple) plus perfectionnées que celles utilisées dans la plupart des entreprises de la même branche. La valeur individuelle de la marchandise produite par ledit capitaliste se trouve alors être inférieure  à la valeur sociale de cette marchandise, valeur qui résulte des conditions sociales moyennes de production et qui détermine le prix. La plus-value extra est alors cet excédent de plus-value que perçoivent les capitalistes en abaissant la valeur individuelle des marchandises produites dans leur entreprise. Mais la plus-value extra ne peut être que transitoire. Lorsque les nouvelles machines ou les procédés de production plus efficients se trouvent à leur tour adoptés par l'ensemble des entreprises de la branche, le temps socialement nécessaire à la production des marchandises diminue, conduisant à une baisse de la valeur des marchandises.

"Au total, poursuit l'économiste, on peut dire que "la somme de la plus-value produite par un capital variable est égale à la valeur de ce capital avancé, multipliée par le taux de la plus-value, ou bien elle est égale à la valeur d'une force de travail, multipliée par le degré de son exploitation, multipliée par le nombre des forces employées conjointement." C'est à partir de cette fameuse composition organique du capital, intégrant capital variable, capital constant et plus-value que Karl MARX théorise les différents rapports sociaux de production rencontrés dans l'Histoire. Les économistes marxistes insistent sur la dynamique interne de l'exploitation où l'évolution de chaque terme de cette composition organique du capital est concrétisée par les divers rapports de force entre ouvriers et capitalistes. Guy CAIRE présentent deux situations originales où l'on peut voir une vue plus complexe des mécanismes de l'exploitation, l'impérialisme et la phase du capitalisme monopoliste d'État.

- L'impérialisme a été défini de multiples façons dans la littérature marxiste. Rosa LUXEMBOURG y voyait essentiellement un problème de débouché, LÉNINE un moyen de contrecarrer la baisse tendancielle du taux de profit, mis en relief par MARX à travers le fonctionnement de la composition organique du capital. Si l'on met essentiellement l'accent sur l'exportation et l'importation des marchandises des économies colonisées ou dépendantes, l'exploitation peut être décelée à travers la détérioration des termes de l'échange - termes de l'échange nets si l'on considère le rapport des pris des marchandises exportées par rapport aux prix des marchandises importées, termes de l'échange bruts si l'on considère simplement le rapport des quantités. On a là une première idée statistique de la nature de l'échange inégal qui a retenu l'attention de nombreux économistes contemporains, qu'ils soient d'ailleurs marxistes ou non. Si l'on met l'accent sur les relations financières et plus particulièrement sur l'exportation des capitaux, l'impérialisme et la forme d'exploitation qui en découle se manifestent par l'existence de sur-profits. Ces profits, supérieurs aux profits moyens enregistrés dans les métropoles impérialistes, sont la conséquence de deux phénomènes essentiels. D'une part, l'achat de matières premières, produits miniers, sources d'énergie à bon marché entraîne une baisse de la valeur unitaire du capital constant, ce qui constitue une force contrecarrant la tendance à la baisse du taux de profit? D'autre part, le taux de la plus-value - et par conséquent le taux d'exploitation - est particulièrement élevé dans les pays coloniaux et semi-coloniaux parce que s'y retrouvent les mécanismes d'apparition de la plus-value absolue (travail des femmes et des enfants, durée du travail plus longue, etc.) et parce que ceux de la plus-value relative y sont renforcés, la valeur de la force de travail y est plus petite en raison de la sous-évaluation des produits agricoles et d'un aspect historique et social de la valeur de la force de travail également plus faible, les besoins suscités par le capital y étant moins développés et, pour une partie au moins, pris en charge par les formes de production pré-capitalistes, ce alors même que les travailleurs opèrent dans des conditions techniques relativement semblables à celles des ouvriers dans les pays capitalistes avancés.

- Dans la phase du capitalisme monopoliste d'État et si l'on retourne dans les pays du capitalisme développé, l'essentiel des changements dans le processus d'exploitation réside dans la socialisation capitaliste et dans le rôle nouveau de l'État. Le salaire demeure certes toujours le prix de la force de travail mais le salaire direct qui tend de plus en plus à être fixé par des procédures collectives ne correspond plus, à lui seul, à la valeur de la force de travail. Aussi la structure du capital variable comprend-elle des éléments salariaux et non salariaux (salaire, prestations sociales, services collectifs utilisés gratuitement ou à prix réduits). Les dépenses de reproduction de la force de travail ne se trouvent donc plus entièrement régulés par le marché. A la phase du capitalisme monopoliste d'État, l'exploitation du travail constitue de plus en plus, un système d'ensemble à l'échelle de la société toute entière. Par ailleurs, l'élargissement à l'ensemble de la nation des sources de l'accumulation capitaliste par la fiscalité, l'inflation, le développement de diverses formes d'épargne forcée, etc, marque le rôle croissant de l'appareil d'État dans l'intensification de l'exploitation capitaliste et le pillage des couches monopolistes. Mais dans la mesure où l'opposition entre le travail et le capital se manifeste d'abord  sur le lieu du travail et dans la mesure aussi où, par nature, l'exploitation ne met pas en présence un travail et un capitaliste isolés, mais constitue un rapport social entre classes antagonistes, la politique de l'emploi constitue une pièce essentielle du dispositif mis en place par l'État. En effet, les mécanismes concrets de l'accumulation du capital entraînent la formation de réserves de main-d'oeuvre déclassées et sous-payées (jeunes, femmes, immigrés) que la pratique des entreprises et la politique monopoliste de l'emploi visent à développer dans un vaste processus de segmentation de la force de travail. Ces différentes modalités de rémunération, de mobilisation et d'utilisation de la force du travail contribuent à leur tour à donner aux luttes des classes contemporaines une physionomie nouvelle. (Guy CAIRE)

 

Guy CLAIRE, Exploitation, dans Dictionnaire critique du marxisme, Sous la direction de LABICA-BENSUSSAN, PUF, 1999. Jean-Pierre DURAND, La sociologie de Marx, La Découverte, 2018.

 

Note : Jean-Pierre DURAND fait à plusieurs reprises référence à un chapitre inédit du Capital. On peut trouver ce chapitre dans www.marxists.org. Ce chapitre, découvert ultérieurement à l'édition du Capital, en 1867, chapitre peu connu mais utilisé par d'autres auteurs marxistes.

Après avoir achevé en juin 1863 les 23 cahiers de 1472 pages in-quatro, intitulées Critique de l'économie politique, dont ENGELS tirera, avec le scrupule et l'exactitude qu'on lui connait, le texte du livre II du Capital, et KAUTSKY le texte du livre IV, connu en France sous le titre de Histoire des doctrines économiques (Éditions Costes), MARX se consacra à l'élaboration du gigantesque matériel en vue de la publication du Livre I, tout en développant parallèlement le canevas (en partie contenu dans les 23 cahiers, en partie réuni en cahiers successifs) du livre III, publié lui aussi par ENGELS.

En 1864, retrouvant la liaison entre théorie et pratique révolutionnaires, MARX est pris par son activité au sein de la Première Internationale, et il lui faut presque 4 ans avant que le livre I soit prêt pour l'impression.

C'est entre juin 1863 et décembre 1866 - et plutôt au début de cette période - que se situe la rédaction du cahier intitulé Premier livre. Le procès de production du capital. Sixième chapitre. Résultats du procès de production immédiat. A la page 1110 du manuscrit de la Critique, MARX a tracé un plan du Livre I qui permet de situer la place qu'il comptait donner au VIe chapitre. Finalement, MARX a décidé de ne pas reprendre ce VIe chapitre pour lui donner sa place et une forme définitive. Et ce chapitre est resté dans les tiroirs jusque dans les années 1930. Et pourtant, ce VIe chapitre forme une charnière entre les livres I et II, car il traite d'un point central du procès de production immédiat du capital et éclaire fortement (certains diraient éclaircissent un texte en définitive très foisonnant) la conception clé de l'exploitation capitaliste. (tiré de la présentation de R. DANGEVILLE). Nul doute que lire le Capital aujourd'hui, surtout au milieu d'enseignements brouillant passablement un vue d'ensemble de l'économie, ne peut se passer de la présence utile de ce chapitre inédit.

 

ECONOMIUS

 

 

  

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13 novembre 2020 5 13 /11 /novembre /2020 12:06

    La revue francophone Annales de Démographie Historique, fondée en 1964 par la Société de Démographie Historique (SDH), est la seule en français dans ce domaine, les histoires de la population et de la famille telles qu'elles se présentent aujourd'hui. Avec des travaux soucieux de leurs méthodes et de leurs catégories d'analyse, des approches largement ouvertes sur l'histoire sociale et l'histoire de la santé, ces Annales sont attentives aux apports de l'anthropologie comme de l'économie.

    Avec deux numéros (copieux) par an, la revue s'attache à chaque fois à une thématique précise, avec des varias et des recensions de bibliographie internationale. Les Annales sont publiées avec le soutien de l'INSH, aux éditions Belin. Dans son numéro 138 d'hiver 2020 (juin 2020), la revue aborde la question de la fécondité en milieu populaire : les exemples belges et français montrent que, si le fort déclin au XIXe siècle a d'abord touché les femmes les plus instruites, il a également affecté tous les groupes sociaux.

  La démographie historique est une discipline avant tout historique et fondée par des historiens français. Si la démographie appartient à la géographie, ce sont les historiens Pierre GOUBERT, Jacques DUPÂQUIER, Pierre CHAUNU, Philippe ARIÈS et Hervé LE BRAS, entre autres, qui ont fondé cette discipline.

Qui ont révolutionné la démographie du passé et dont les travaux inspirent encore les méthodes des historiens et même géographes actuels. Ils permettent de comprendre notamment l'impact des conflits et de l'enrôlement militaire sur la population d'un village, d'une région ou d'un pays. Plus généralement, il s'agit de cerner les facteurs multiples de la fécondité, d'où le caractère multidisciplinaires de ces travaux... 

    Sont à la tête de la SDH actuellement Vyril GRANGE (président), Vincent GOURDON (vice-président) et Isabelle ROBIN et Julie DOYON (secrétaires généraux). La SDH est également à l'origine de nombreuses publications dans sa discipline.

 

Annales de Démographie Historique, www.societededemographiehistorique.fr

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22 septembre 2020 2 22 /09 /septembre /2020 08:26

   Le bisannuel Travail, Genre et Sociétés propose des études sur les relations et les différences entre hommes et femmes dans le monde du travail, et plus largement sur le rôle de la femme en société. Récente, puisque créée en 1999, publiée par les Éditions La Découverte, dans le dynamique lancée par la création en 1995 au CNRS, du groupement de recherche "Marché du travail et genre" (Mage), la revue "s'inscrit dans une double volonté : poser la question de la différence des sexes dans les sciences sociales du travail et inviter à la réflexion sur le travail dans le champ des recherches sur le genre ; décrypter les hiérarchies, divisions et segmentations qui parcourent le monde du travail et poser la question de l'égalité entre hommes et femmes".

    Pour ses animateurs, la revue est "un lieu qui vise à valoriser la recherche en suscitant des confrontations entre chercheurs et chercheuses qui ont des options différentes, voire opposées, mais qui partagent la conviction qu'une lecture sexuée du monde social - et, en particulier, des mondes du travail - a des vertus heuristiques. Cette confrontation repose sur une constante volonté de pluridisciplinarité, comme l'attestent la diversité des appartenances disciplinaires des auteurs ayant publié dans la revue (sociologues, économistes, historiens et historiennes, juristes, philosophes, politologues, psychologues, anthropologues, chercheurs et chercheuses en sciences de l'éducation, musicologues) et sur le recours systématique aux ouvertures internationales. La comparaison internationale permet de resituer les inégalités de sexe dans des configurations sociétales diverses et de repérer des récurrences et des clivages qui réinterrogent les concepts et problématiques. L'Europe occupe une place centrale dans les sommaires de la revue mais, au-delà, des chercheurs et chercheuses de la Chine, de l'Inde, du Brésil, des pays de l'Est, des États-Unis, de Turquie et d'Argentine sont présent." Depuis 2014, une sélection d'articles de la revue est traduite en anglais et accessible sur le site de Cairn international.

   Dans chaque numéro, de plus de 250 pages, aux rubriques habituelles (mutations, critiques, ouvrages reçus, présentation des auteurs, résumés en français et en plusieurs langues) s'ajoutent des dossiers thématiques. Ainsi le numéro 2020/1 (n°43) porte sur le thème Sales boulots, évoquant la condition des travailleurs et travailleuses de secteurs souvent oubliés.

La revue a fêté ses 20 ans le 14 novembre 2019, en Sorbonne. 

   Hyacinthe RAVET est la directrice et Clothilde LEMARCHANT, la directrice adjointe de Travail, genre et sociétés, coordonnant un comité de rédaction d'une vingtaine de personnes (bien étoffé depuis les 7 personnes initiales), et appuyé par un comité scientifique fourni.

Travail, genre et sociétés, Université de Paris - Cerlis, 45, rue des Saints-Pères, 75270 Paris. Site Internet : travail-genre-societes.com

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26 août 2020 3 26 /08 /août /2020 08:35

   Le conventionnalisme tranche avec toute une tradition sociologique en mettant en valeur la coopération plutôt que le conflit. Pour de nombreux auteurs, contrairement à une vogue médiatique qui semble aujourd'hui retombée, ses théoriciens font l'impasse sur la dynamique des conflits, porteurs de changements sociaux. Alors qu'ils voient le monde comme allant d'un accord à un autre, la multitude de conflits et de défis auxquels les hommes doivent faire face montre plutôt une instabilité générale des relations sociales et économiques, notamment sur le moyen et long terme.

    Jean-René TRÉANTON (Tribulations de la justice, dans Revue française de sociologie, n°4, 1993), entre autres, s'interroge sur l'apparition d'une sociologie du consensus au cours des années 1980. Alors qu'auparavant, maints sociologues partent de problèmes concrets (urbanisme, délinquance...) pour parvenir à une vision globale de la société, une vision plutôt de conflits incessants, deux sociologues en particuliers, s'appuyant sur une tradition anglo-américaine, issue plutôt des milieux économiques, proposent une sociologie mettant la primauté sur la coopération, l'accord...

Pour cet auteur donc, le conventionnalisme cite volontiers DURKHEIM pour rappeler l'existence du collectif mais il s'épargne le débat avec d'autres auteurs de la sociologie constituée (WEBER, MARX, BOURDIEU, ÉLIAS, ARON, CROZIER, GOFFMAN). Il a émergé au milieu d'un courant général de remise en question de cette sociologie constituée et en particulier de remise en cause du rôle des structures sociales dans l'explication de l'activité des individus. On y retrouve aussi des influences quant à la nécessité de mieux enraciner, "encastrer" les comportements économiques des individus dans la société, notamment l'influence des sociologues américains, pour ce citer que Mark GRANOVETTER (Economic action and Social Structure : The problem of embeddedness, dans American journal of sociology, n°3, novembre 1985). La façon de mettre sur le même plan les acteurs sociaux et les objets est typique de Bruno LATOUR (Les microbes, Métaillié, 1983), qui fait cheminer ensemble ce qu'il appelle "les humains et les non-humains", leur faisant jouer le même rôle.

 

Un retour de l'individu libre....

   C'est un autre découpage du cadre de l'action que cette nouvelle sociologie propose, pour rendre compte à la fois du collectif et du particulier, avec à la clef un nouveau vocabulaire. Il est vrai que les analyses antérieures s'avèrent souvent partielles et les auteurs ne se font pas faute d'ailleurs de le rappeler, mais elles ne peuvent s'identifier à une "conception étriquée et désuète" que s'en fait De la justification (TRÉANTON, 1993).

Les relations du modèle conventionnaliste, indiquent DURAND et WEIL, ainsi que les notions utilisées relèvent d'axiomatiques issues de l'économie politique pour ce qui concerne sa dynamique, et des sciences morales et politiques pour ce qui concerne ce que l'on nommes le caractère raisonnable de l'homme. Cette démarche normative l'oppose fondamentalement à la sociologie critique. La construction de ce système sociologique semble relever de la rigueur logique, mais se coupe précisément de la richesse, tant théorique qu'empirique de la sociologie classique. A la place des représentations, d'états mentaux, de motivations, d'unité de la personne et de son identité, on a affaire à des agents, sans épaisseur spécifique, historique, sociologique nu psychologique, sous couvert de mise en valeur de l'individu. Mais il s'agit finalement d'un individu semblable aux autres, d'une unité qui est d'ailleurs, dans les derniers ouvrages de cette école conventionnaliste, mise au même rang qu'un objet. Aucune articulation entre l'individuel et le collectif n'apparait, sauf sous l'angle d'une contrainte d'où devrait se dégager l'individu pour gagner sa liberté.

Le conventionnalisme a dénombre 6 cités donnant ainsi des possibilités de combinaisons, tant à fait variées, de cadre d'action, sachant que chacun d'entre eux peut se prévaloir d'être un mixte de plusieurs logiques. On pourrait tout aussi bien, du côté des tenants du déterminisme sociologique, énumérer, à l'infini, les cas où l'individu ne choisit pas son destin, celui-ci étant déterminé par le contexte social. La notion de liberté, soulevée dans ce type de débat, est un concept dont le contenu ne s'épuise pas dans le dénombrement.

La construction des cités conventionnalistes repose sur une axiomatique à l'appuie d'une argumentation et non comme un résultat d'observation. En effet, à l'inverse de bien des traditions de la sociologie, leurs auteurs procèdent de manière théorique sans s'appuyer sur un corpus lié à une activité concrète et après avoir établi leur système, l'applique à tous les aspects sociaux possibles, donnant l'impression d'une validation du système. C'est ce qu'on comprend, rien qu'en parcourant les thématiques si bien mises en avant par les moteurs de recherche dominants. C'est le contraire d'une démarche sociologique, jugent sévèrement DURAND et WEIL, et nous leur donnons raison d'ailleurs. Sur cet aspect particulier, l'argumentation de J.R. TRÉANTON est la suivante : "Ou bien partir de données factuelle, à la manière d'un Goffman, et s'efforcer, par une démarche inductive et comparative, d'en dégager des propositions générales plus ou moins plausibles. Ou bien procéder au contraire de manière "théorique", peu soucieuse - du moins au départ - de coller à la réalité, et construire des modèles abstraits, "idéal-typiques"". (1993) Mais, poursuit-il, pour construire ces cités, les conventionnalistes ont eu recours aux grands auteurs, ce qui confère au discours une aura d'érudition d'un effet sûr mais assez trompeuse, car ils auraient fortement gauchi les travaux de ces auteurs et J.R. TRÉANTON de démontrer son affirmation, textes à l'appui. Ce qui veut dire que les "cités" ne sont pas des idéaux-types au sens wébériens, ni des constructions argumentées comme celles des philosophes classiques, mais pourraient-ton dire, seulement des inventions locales.

 

Une sociologie consensuelle...

   Pour comprendre la diffusion de cette théorie, étant donné sa relative pauvreté conceptuelle et explicative, DURAND et WEIL pensent qu'il faut sans doute trouver l'explication dans les conditions de validité des théories scientifiques exprimées par des auteurs comme T.S. KUHN (Structures des révolutions scientifiques, Flammarion, 1983, édition française de travaux publiés en 1962). Ce dernier s'est plutôt intéressé aux phénomènes des découvertes scientifiques de la nature, mais ce qu'il dit du rôle des paradigmes et de leur prédominance à un moment donné dans la communauté des savants est valable pour les sciences sociales, leur semble-t-il.

Pour lui, les paradigmes "c'est-à-dire les découvertes scientifiques universellement reconnues, fournissent à une communauté de chercheurs des problèmes-types et des solutions". Mais, ajoutait-il dans une post-face de 1969, pour découvrir et analyser la science et des révolutions qui sont fondées sur l'existence des groupes scientifiques, "il faut d'abord élucider la structure changeante des groupes scientifiques, au cours du temps. Toute étude d'une recherche dirigée par un paradigme, en aboutissant à l'écroulement d'un paradigme, doit commencer par localiser le ou les groupes responsables." On peut donner deux types d'explication à l'émergence du conventionnalisme : une de nature circonstancielle, l'autre de nature scientifique.

  Le premier type d'explication relève d'une démarche politique, liée à la situation politique de la période maturation du projet. L'arrivée au pouvoir d'une autre équipe s'accompagne de la volonté de s'enraciner dans la société par le moyen d'une culture originale, rompant avec le système de pensée antérieure. La légitimité recherchée repose sur la recherche du consensus et du dialogue, d'où le rôle du raisonnable et de la justification.

  Le deuxième type d'explication consiste à circonscrire la portée du conventionnalisme comme tentative d'apporter des solutions à divers domaines en sciences sociales. La théorie économique dominante, c'est-à-dire la théorie néo-classique, se montre impuissante à mettre en évidence des phénomènes nouveaux apparus dans le champ de l'économie, comme la diffusion des services et le développement de la contractualisation dans les relations inter-entreprises tendant à se substituer  à des relations de pure concurrence ou de soumission explicite. De même, l'économie néo-classique ne peut expliquer l'importance que la valeur d'usage à prise au détriment de la valeur d'échange (ce dont témoignent les problèmes de la qualité des l'entreprise, par exemple), le traitement économique de la valeur d'usage échappant à la théorie des marchés et des biens. Ces problèmes induisent des modes d'organisation entre les entreprises, ce qui fait dire aux conventionnalistes que les relations économiques, dans ce domaine, ne passent plus par les prix (marché) mais par l'organisation (sous forme de partenariat, de contrats, de relations personnelles, d'implication...), en tous cas, par la passation, dans la durée, de conventions entre les acteurs (BOLTANSKI et THÉVENOT, 1991). Il faut nuancer en rappelant que la qualité est une arme de la concurrence et que les normes sont imposées du plus fort au plus faible, de la nation lla plus outillée industriellement à celles qui le sont moins, sans négociation.

   DURAND et WEIL poursuivent, en soulignant, que d'un point de vue pédagogique, la classification permet le traitement des données empiriques contenues dans les entretiens qui constituent la base des matériaux de la profession de sociologue. La méthode donne une impression d'ordre et de neutralité. Mais il convient de s'interroger sur l'ampleur réelle de l'impact ainsi que sur le champ de sa diffusion. Selon T.S. KUHN, l'activité scientifique est exercée par des individus ayant reçu un certain apprentissage. Une même discipline est occupée par ceux qui ont reçu le même apprentissage spécifique et qui l'organisent selon des énoncés de base. Ces énoncés définissent et délimitent le champ couvert par la science ainsi produite et dans laquelle cette communauté se reconnait. Le conventionnalisme exerce sin influence davantage en économie qu'en sociologie pour des raisons de proximité. En sociologie, on peut énoncer que l'hypothèse de classement sur lequel il repose, peut faciliter sa diffusion car il permet de résoudre des problèmes de repérage dans une situation de changement et de complexité, où s'interpénètrent ds facteurs d'ordre multidimensionnel (technologique, économique, politique, institutionnel, sociologique) mal pris en compte pas la spécialisation disciplinaire. Cela n'est qu'une hypothèse, précisent nos deux auteurs, qu'il conviendrait d'examiner plus attentivement. Elle signifierait que d'autres chercheurs ) ou d'autre thématiques - ont pénétré la sociologie, en ont modifié l'approche, provenant notamment de discipline habituées à la modélisation et à la classification (économie, statistique, mathématique, écoles d'ingénieurs).

Enfin, en appliquant l'analyse de T.S. KUHN à la façon dont les paradigmes se propagent, on peut dire que le conventionnalisme peut exercer un certain attrait en paraissant offrir la possibilité d'intégrer des phénomènes de nature diverse sur lesquels la sociologie de l'action a peut être fait l'impasse au profit des stratégies individuelles reposant sur l'intérêt. En ce sens, il fait partie des courants plus larges qui cherchent à rendre compte de l'émergence de l'autonomie du sujet, en tout cas, de l'importance du rôle du sujet dans le fonctionnement de la société, en même temps que celle de la complexité des phénomènes sociaux et des facteurs autres qu'économiques sur l'activité du sujet. On pense notamment au rôle des individus dans certains types d'activités qui se développent actuellement et dans lesquelles l'implication personnelle joue, échappant à des système d'évaluation marchande (importance de l'information, du travail relationnel par exemple). Le rôle, apparemment hypertrophié, que semble jouer l'individu à l'heure actuelle, est accentué par la disparition ou du moins le brouillage des règles et des procédures, l'atténuation des réseaux sociaux de solidarité et d'appartenance. Il n'en reste pas moins, que d'un autre côté, l'émergence d'un espace international comme lieu où se règlent les problèmes majeurs de notre époque, ayant un impact sur la vie de tous ainsi que la présence des États nationaux dans le repositionnement des sociétés, ne manque pas d'interroger la pertinence de l'individualisme méthodologique en général, et de souligner l'étroitesse des mondes du conventionnalisme en particulier.

A cette réflexion de DURAND et WEIL, nous pourrions ajouter que la complexité du monde nous semble mieux appréhendée par les analyses, provenant directement du monde de la sociologie, d'Edgar MORIN, de ses collaborateurs et de ses adeptes, que des définitions un peu simple du conventionnalisme. Et in fine, par qu'elle prend en compte les conflits, pleinement, et qu'elle n'a pas peur de prendre en comptes bien des analyses marxistes ou marxiennes, une sociologie de la complexité a bien plus de chance de prendre en compte les variables essentielles de la vie collective qu'une sociologie du consensus, un peu trop chargée d'un volontarisme en faveur d'une forme très précise d'économie capitaliste.

Comme nos deux auteurs, et cela se confirme dans les années 2010 et maintenant à l'orée des années 2020, nous pensons que le conventionnalisme est bien plus oeuvre de circonstances dans un contexte précis et des rapports de force sociaux bien identifiables qu'un profond renouvellement de la sociologie. Le même constat vaut pour l'individualisme méthodologique, mais si parmi ses adhérents, certains mettent en cause certains principes du conventionnalisme. En tout état de cause, il n'y là pas de nouveau paradigme pour penser la société. Juste une tentative de quantification qui laisse pendantes toutes les questions-clef, mise en suspens, et parfois dans une certaine régression intellectuelle. Nous sommes là bien plus sévères que nos deux auteurs guides, qui écrivaient alors à la fin des années 1990.

 

Jean-Pierre DURAND et Robert WEIL, Sociologie contemporaine, Vigot, 2002.

 

   

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