A une époque qui se dit rationnelle, les épidémies comme celle du COVID-19 son l'occasion de vérifier que persistent nombre de superstitions, entretenues par certaines religions (évangélistes américaines pour ne pas les nommer) et alimentées par une méconnaissance profonde du fonctionnement de la nature, corps humain compris... Ainsi a t-on pu voir aux États-Unis mais aussi un peu ailleurs, des manifestations religieuses - et sur les réseaux sociaux d'Internet en particulier, des élucubrations angoissées, fleurir pour exorciser les forces de l'univers qui font abattre sur l'humanité des fléaux invisibles ou pour pardonner des fautes et des péchés qui auraient attirer sur les peuples la colère de Dieu... Pourtant, maintes études d'anthropologies et de sociologies démontrent que la maladie est un fait social, qui s'inscrit dans l'évolution des sociétés depuis des millénaires.
Pendant les épidémies, les exhortations religieuses...
Jean-Pierre DEDET, professeur de parasitologie à la Faculté de médecine de Montpellier, rappelle que, malgré les quelques mentions anciennes que nous pouvons retrouver dans l'Histoire sur les caractéristiques et les effets des maladies infectieuses (choléra, peste, rage) et éruptives (lèpre, variole, rougeole), la notion même de maladie infectieuse était méconnue des médecins antiques. Elles n'étaient pas distinguées des autres maladies, dont les causes étaient expliquées suivant les théories en cours dans les époques et les civilisations correspondantes. Elles étaient généralement attribuées à la volonté des dieux ou de génies châtiant les coupables (Mésopotamie, IIe siècle av. J.C.). En Égypte ancienne, les maladies étaient causées par des démons subtils véhiculés dans l'air, particulièrement les jours néfastes. A Rome, Fébris, la déesse de la fièvre, possédait trois temples. Cette conception du châtiment divin traverse les âges, relayées avec une belle constances par les trois grandes religions révélées : Judaïsme, Christianisme et Islam, qui ne pouvaient se priver de cet aiguillon de la Foi... Elle reste fichée dans l'inconscient collectif des populations les plus développées. Dans la Bible, depuis le Pentateuque jusqu'au nouveau Testament, la lèpre est de nombreuses fois citée, et toujours associée au surnaturel, à l'impureté, au péché.
Ailleurs, les maladies étaient et sont encore parfois rapportées à l'action de facteurs internes, comme un déséquilibre entre les trois dosas, éléments constitutifs du corps (vent, bile et phlegme) dans l'Ayurveda de l'Inde ancienne, ou entre le souffle (K'i) et le sang (hine) dans la médecine chinoise depuis les Han. En France, on parlait encore, au XVIIe siècle, "d'humeurs peccantes". Les maladies furent ailleurs attribuées à des causes externes : miasmes contenus dans l'air (Hippocrate), dans le brouillard (Jean de Mésué, 776-855) ou encore dans l'air et l'eau (Avicenne, 980-1037).
En Occident, le Moyen Âge se caractérisa par une longue période d'obscurantisme médiéval avec une domination de la médecine par l'Église qui imposait le respect inconditionnel de certains dogmes hérités de l'Antiquité et compatibles avec le monothéisme.
Même si le Moyen Âge n'est pas totalement la période noire et obscure décrite parfois, il faut bien reconnaître que le poids de l'Église fut lourd dans bien des domaines pour empêcher toute réflexion. Heureusement que, en son sein, et notamment dans plusieurs monastères d'ordre religieux (qui se situaient souvent hors du temps...), maints esprits observateurs consignèrent des réflexions, conservées et ensuite enseignées, qui fit évoluer bien des esprits...
Malgré certains espaces de liberté - souvent chèrement acquis - tout essai de révision ou de discussion était considéré comme hérétique. Jusqu'au XVIIe siècle, la maladie était considérée comme voulue par Dieu, à la fois châtiment individuel (collectif en cas d'épidémie) pour les péchés des hommes et injonction se faire pénitence et de se préparer à mourir. La grande peste était un fléau envoyé par Dieu pour châtier les hommes d'avoir péché. Les artistes de l'époque figuraient souvent sur leurs toiles des flèches envoyées par Dieu du haut du ciel et frappant les corps aux lieux de prédilection des bubons pesteux. Cette relation avec le ciel dura jusqu'à la fin de la troisième pandémie et joua un rôle essentiel dans la lutte contre la maladie. La syphilis de même demeura longtemps considérée par certains comme une punition divine du péché de luxure.
Intéressant à la fois l'âme et le corps, la maladie relevait du magistère de l'Église, plus du prêtre en tout cas que du médecin, qui très longtemps n'était pas seulement connu pour des capacités à guérir, mais à préparer des potions, à conseiller sur des sujets qui relève de l'astrologie (dressant des calendriers), et de manière générale faisait partie d'une cercle d'érudit plus porté sur l'examen des vieux textes qu'à servir au chevet des malades et des blessés. S'ils distribuaient potions et remèdes divers, ne s'approchaient jamais du sang, tâche réservée aux barbiers... D'ailleurs, qui cherche réellement à étudier les maladies - souvent à l'occasion des épidémies d'ailleurs - s'adresse plutôt aux moines. De toute manière, la maladie se combat d'abord par la prière et la pénitence et si quelques préparateurs de mixture avaient quelques succès auprès de malades, ils s'attiraient plutôt la méfiance des autorités que leur reconnaissance. On s'adresse donc plutôt à Dieu ou plutôt à ses saints, dont certains sont très spécialisés, on fait confiance en la piété qu'en la science...
La conception surnaturelle de la maladie s'est maintenue dans mes civilisations traditionnelles. Dans les sociétés africaines, les maladies sont souvent la signature d'une faute, la conséquence de la transgression d'un interdit, le résultat d'un sort jeté. Elles sont déclenchées par les dieux ou les mauvais sorciers. Ceux-ci, qui ont le pouvoir d'envoûter, sont aussi les guérisseurs. Le traitement consiste à rechercher d'où vient la faute, qui est le responsable, voire le coupable. C'est une facette du mécanisme du bouc émissaire tant étudié par René GIRARD.
Même de nos jours, dans des sociétés modernes et rationnelles, un fond de superstition demeure sur la cause et le traitement des maladies, infectieuses ou non, prêt à ressurgir à l'occasion, comme ce fut le cas lors de l'irruption du Sida, au début des années 1980. Cette maladie, ne touchant au départ apparemment (car l'historiographie a montré que c'était plus complexe que cela) que des homosexuels et des drogués, fut assimilée par certains ecclésiastiques et certains groupes religieux à un châtiment divin provoqué par les moeurs dissolues du temps. Bonne occasion d'ailleurs de prôner le rigorisme moral et sexuel.
L'essor de la médecine, contrarié...
A l'époque de la Renaissance, la médecine connut un essor remarquable dans divers domaines, y compris celui des maladies infectieuses. L'histoire des maladies infectieuses est dominé à cette époque par Girolamo FRASCATOR (1485-1553). Celui-ci fit, dans un poème de 1530, une description précise de la syphilis, mal communiqué en punition par les dieux au berger Syphile. Il est surtout l'auteur d'un ouvrage sur la contagion (1546) dans lequel il distingue deux modes de transmission des maladies : la contagion directe d'un individu à un autre (phtisie ou lèpre) et la contagion indirecte due à des sortes de germes, les "seminaria", transportés par l'air, les vêtements ou les objets usuels, et spécifiques pour une maladie donnée. Si le concept était abstrait, puisque les "seminaria" étaient composées, selon FRASCATOR, d'une combinaison forte et visqueuse ayant pour l'organisme une antipathie à la fois matérielle et spirituelle, la notion de leur spécificité pour chaque maladie constitue alors une intuition intéressante... qui intéresse plusieurs médecins. Cette hypothèse suscite un mouvement de recherche et d'observation qui ne cesse plus et revisite la notion de contagion. Toute une recherche s'éloigne définitivement des considérations spirituelles pour accorder à l'expérimentation toute sa place. Par tâtonnements successifs et souvent sous la surveillance tatillonne des autorités religieuses et politiques, les différents chercheurs profitent des conflits de plus en plus fréquents entre plusieurs d'entre elles pour effectuer leurs observations, elles-mêmes facilitées par l'élaboration d'instruments optiques permettant de voir des choses jusqu'alors invisibles. Ainsi Antoine van LEEUWENHOEK (1632-1723), drapier de son état, en qui l'on s'accorde généralement à voir l'inventeur du microscope, accède au monde des êtres minuscules et décrit de multiples observations, même si, parmi tant d'autres, il n'eut pas réellement dans ce domaine de postérité immédiate.
Une succession impressionnante de chercheurs, dans des domaines multiples, livrent des observations cumulatives (grâce à l'imprimerie), qui aboutissent à la formation d'une véritable science, la microbiologie, même si bien entendu, le nom n'existe que bien plus tard. C'est grâce à tout un mouvement séculaire d'idées, reposant sur la science, indépendantes des idées religieuses et souvent contre elles, que naissent alors au XIXe siècle les deux grandes écoles complémentaires et antagonistes initiées par Louis PASTEUR (1822-1895) en France et par Robert KOCH (1843-1910) en Allemagne.
Types de sociétés, types de morbidités, socio-genèse des maladies....
Jean-François CHANLAT, professeur en sciences de la gestion à l'Université Paris IX Dauphine, se situant dans la logique de la perception de la maladie comme fait social et non seulement comme fait biologique ou fait psychologique, entend, comme tout un courant actuel de chercheurs en sciences sociales, ne pas faire impasse sur le social et ceci de manière dynamique : la maladie est située comme généré par la société, et la maladie génère elle-même des conséquences qui ne sont pas seulement médicales. Plus, à des types de sociétés correspondent des types de maladies et tel type de maladie engendre tel type de conséquence sociale... Dans cette perspective, l'activité économique qui tire de la cueillette et de la chasse ses ressources ne "produit" pas les mêmes maladies que celle qui tire de l'agriculture ses produits.
Les recherches en paléonthologie sont riches en enseignement à cet égard. La période paléolithique est marquée par de nombreux changements climatiques. De quatre glaciations différentes, c'est surtout la dernière, au paléolithique supérieur, qui nous livre le plus d'informations. Cette période, qui correspond par ailleurs à l'émergence de notre ancêtre direct, l'homo sapiens, est marquée par la prédominance des accidents traumatiques et par la présence quasi générale d'osthéarthrose chronique. Ces lésions frappent des personnes jeunes. L'espérance de vie à cette époque ne doit pas dépasser la trentaine. En revanche, on ne remarque aucune carie, aucune trace de tuberculose, de syphilis ou de rachitisme. Au néolithique, période marquée par la fin du nomadisme général, de la chasse, de la cueillette et de la pêche comme activités principales, est la période d'explosion démographique, de sédentarisation des populations, d'exploitation de la terre, du défrichement des forêts, de la domestication des animaux. Et on constate de profondes modifications dans le tableau de la morbidité. Certaines pathologies, absentes dans les sociétés paléolithiques, apparaissent. C'est le cas de maladies de carence (caries, scorbut, rachitisme) en raison de changements observés dans le régime alimentaire. C'est le cas également de certaines maladies transmissibles comme la tuberculose et le paludisme qui semblent désormais fréquentes dans les villes et villages surpeuplés de l'Antiquité. Selon l'historien V.P. COMITI (Mes maladies d'autrefois, dans La Recherche, n°115, octobre 1980), trois grands groupes de maladies ont émergé à cette époque :
- les affections à transmission inter-humaine sans possibilité de survivance en dehors d'importantes concentrations humaines (poliomyétile, rougeole, rubéole, variole...) ;
- les affections dues aux rapports de plus en plus étroits entre l'homme et les rongeurs (peste, melloïdiose, tularémie)....
- les maladies diarrhétiques du fait d'un besoin de plus en plus grand d'eau.
A partir de l'Antiquité jusqu'au siècle des Lumières, les sociétés affrontent non seulement les épidémies périodiques d'origine diverses, dont la plus meurtrière reste la Peste Noire du XIVe siècle, mais aussi des maladies infectieuses qui sévissent de manière endémique (grippe, lèpre, typhus, diphtérie, variole...). Certains populations indigènes, à la suite de l'élargissement de l'espace mondial aux XVe et XVIe siècles, voient leur population s'effondrer dramatiquement, et parfois sont anéanties sous l'assaut des microbes importés (comme en Amérique Centrale avec l'arrivée des conquistadores européens).
La surmortalité observée dans les sociétés agricoles a des origines sociales. Contrairement à l'image bucolique que certains peuvent avoir de la vie quotidienne à cette époque, les villes et les campagnes européennes, en particulier aux XVIIe et XVIIIe siècles sur lesquels on a beaucoup de données, sont de véritables foyers d'infections (hygiène inexistante, pollution des eaux, absence de canalisation, entassement humain...) auxquels de nombreuses guerres, la soldatesque errante, les famines périodiques prêtent leurs concours pour décimer régulièrement les populations. Les taux de mortalité infantile et juvénile sont très élevés. Il faut remonter aux grandes villes de l'Antiquité pour rencontrer de tels phénomènes, lesquelles pour certaines ont réussit avec plus ou moins de bonheur et avec pas mal de brutalités à endiguer ces maux (destruction de quartiers entiers, établissement de canalisations d'eau potable, sans cesse d'ailleurs à entretenir et à étendre...).
C'est sur cet arrière-plan socio-sanitaire peu reluisant que les premiers éléments de la Révolution industrielle se mettent en place.
Commencée en Angleterre, à la fin du XVIIIe siècle, la Révolution industrielle gagne peu à peu, au cours du XIXe siècle, tous les pays occidentaux. Et l'on peut commencer à suivre, suivant ces progrès de l'industrie, le cheminement, villes après villes importantes, des affections nouvelles. Dans la première moitié du XIXe siècle, la sous-alimentation chronique, l'absence d'hygiène, l'entassement humain, les longues heures de travail et les dures conditions de travail, affaiblissant les organismes, maintiennent ou accentuent les taux de mortalité infantile et juvénile de la période précédente. L'espérance de vie reste peu élevée. Les épidémies de typhus, l'apparition du choléra et la chronicité de la tuberculose provoquent, par ailleurs, des coupes sombres dans les populations. Ce n'est qu'à partir du milieu du XIXe siècle, grâce aux luttes du mouvement ouvrier, à l'augmentation de la production agricole, à l'amélioration des conditions de vie, que les statistiques de mortalité se mettent peu à peu à présenter des régressions et un déclin des maladies infectieuses.
Puis, au fur et à mesure que l'impact du développement économique se fait sentir, on observe ensuite un retournement en matière de santé. Les maladies infectieuses, qui constituaient encore au début du XXe siècle les premières causes de mortalité, cèdent la place, après la seconde guerre mondiale, aux maladies chroniques, au cancer, aux accidents et à la maladie mentale. La baisse considérable de la mortalité infantile entraîne une augmentation des espérances de vie. Tout comme l'émergence des maladies infectieuses après la révolution néolithique est en partie le produit de changements sociaux, la montée des maladies chroniques est attribuable à un nouveau mode de vie. La suralimentation, la consommation de tabac et d'alcool, les stresseurs propres aux sociétés industrielles avancées (crise économique, chômage, rythme du changement, mobilité (automobile), déqualification du travail, éclatement des liens sociaux, pollution de l'air, des eaux, de l'alimentation...) en sont les principaux responsables.
On observe même, au début du XXIe siècle, une inversion des courbes de la longévité humaine, une dégradation de la santé de la majeure partie des habitants, due à une fragilisation intense des organismes soumis à de multiples pollutions et stress sociaux, à commencer par les sociétés les plus industrialisées (États-Unis, Chine). Cette fragilisation offre un terreau favorable à de nouvelles épidémies (comme celle en cours du COVID-19).
Jamais, malgré les adages de l'égalité de tous devant la mort (comme issue inéluctable il est vrai...), la maladie ne frappe pas avec la même vigueur toutes les catégories socio-professionnelle d'une même société. C'est un phénomène observé depuis qu'il existe des documents pour le rappeler. Des auteurs comme HIPPOCRATE, LUCRÈCE l'évoquent. Mais au cours des épidémies de peste au Moyen-Age, on ne semble pas observer de mortalité sociale différentielle, tellement elles rapides. Mais l'absence de documents est peut-être la cause essentielle de la non-observation du phénomène, même dans ces cas extrêmes. En effet, dès que l'on a accès à de nombreuses données, comme c'est le cas à partir du XVIIe siècle, la mortalité sociale différentielle est observée régulièrement aussi bien en temps d'épidémie qu'en temps normal. Au XVIIe et XVIIIe siècles, on meurt ainsi plus dans les paroisses rurales pauvres que dans les paroisses rurales riches, plus dans les quartiers misérables des cités que dans les quartiers aisés. Cette surmortalité des classes pauvres est attribuable principalement à la sous-alimentation chronique et à l'absence totale d'hygiène qui les affectent plus que toute autre catégorie sociale.
Si la situation s'améliore au XXe siècle, des écarts importants subsistent dans tous les pays industrialisés qui possèdent des statistiques régulières. A en croire certaines recherches, cet écart serait d'ailleurs demeuré le même depuis la fin du XIXe siècle, contrairement à ce que pourrait laisser croire le vaste déploiement de système de santé (mais il faut remarquer que ce système varie énormément d'un pays à l'autre, singulièrement aux États-Unis...).
C'est en partie d'ailleurs cette différenciation qui fait dire par maints représentants des élites que pauvreté, faible moralité et maladie sont liées et que Dieu frappe fort justement les plus coupables des hommes et des femmes. C'est en partie à cause du même phénomène social que de nombreuses mesures de prévention puis de combat contre les épidémies sont prises avec parcimonie (avant qu'il ne soit trop tard...) par une grande partie des classes aisées, notamment commerçantes... Souvent, dans un premier temps, les élites mieux protégées contre les effets des épidémies pensent y échapper et ne pas devoir donc prendre les mesures indispensables pour tous...
Jean-François CHANLAT, Types de sociétés, types de morbidités : la socio-genèse des maladies", dans Traité d'anthropologie médicale. L'institution de la santé et de la maladie, Sous la direction de Jacques DUFRESNE, Fernand DUMONT et Yves MARTIN, Québec, Les Presses de l'Université du Québec, Institut québécois de recherche sur la culture (IQRC), Presses de l'Université de Lyon, 1985, www.uqac.ca. Jean-Pierre DEDET, La microbiologie, de ses origines aux maladies émergentes, Dunod, 2007.