Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
12 mars 2022 6 12 /03 /mars /2022 09:42

    L'angle le plus évident et aussi le plus réducteur, car souvent vu de causalité unidirectionnelle, est le lien entre épidémies et évolutions de la population. Ceci parce qu'il se lit le plus facilement, est assez documenté dans le temps (encore qu'il existe des vides...) et peut se chiffrer. Certaines des études de ce lien poussent jusqu'à l'investigation sur les conséquences des épidémies, sur le plan économique, rarement jusqu'aux conséquences politiques...

   Patrice BOURDELAIS, de l'EHESS, fait en 1997 dans Annales de démographie historique, un bilan et un état des perspectives de recherches instructif à cet égard.

A partir du livre pionnier de Philippe ARÈS, publié au lendemain de la Seconde Guerre mondiale (1946) où il souligne le recul de la mort et la limitation des naissances, révolution depuis deux siècles dans l'Histoire de l'humanité, jusqu'aux études de la fin des années 1990, se déploient selon lui trois séries de recherches, dans trois dimensions différentes.

- les déplacements de perspective, faits par les historiens du champ d'étude de la démographie : d'abord été étudiées en tant que facteurs explicatifs des crises de mortalité, elles on été étudiées pour elles-mêmes, dans la logique de leur propagation, dans leurs caractéristiques épidémiologiques, démographiques et dans leurs conséquences économiques, sociales, politiques et culturelles. Enfin les tentatives se sont multipliées afin de comprendre les systèmes complexes du domaine des micro-organismes et leurs relations réciproques avec les sociétés humaines.

Notons que si ces recherches ont été relativement intenses, leurs résultats n'ont pas débordé en audience le cercle des spécialistes dans ce domaine,n'ont pas bouleversé ni les périodisations historiques habituelles, ni les représentations des bouleversements économiques, sociaux ou politiques chez les historiens... La lecture de la littérature à ce sujet donne une impression de malaise quant à sa diffusion... C'est comme si, des travaux de ces spécialistes aux manuels d'histoire des écoles primaires et secondaires, s'effectuait une sorte de décrochage à ce sujet, encore plus sensible dans les livres d'histoire accessible au grand public (sans oublier les biographies...). Les épidémies ressemblent à des accidents, et l'Histoire reprend après elle comme avant...

- une seconde série concerne la recherche sur la grande période de baisse de la mortalité,qui résulte principalement de la disparition des épidémies les plus redoutées et de la limitation progressive des effets de celles qui perdurent. Impulsées souvent par les pouvoirs publics, dans des préoccupation de santé et d'hygiène publiques, elles ont été particulièrement nombreuses...

- la vague des recherches récentes, dont participe l'École française qui s'exprime dans les Annales de démographie historique, notamment depuis la fin des années 1970, s'accélère avec la brusque apparition du Sida en Europe comme aux États-Unis au début des années 1980 et de la résistance de certains germes aux antibiotiques.

 

Une question essentielle : la baisse de la mortalité.

  La question est de savoir si la baisse de la mortalité constatée depuis à peu près deux siècles est transitoire épidémiologiquement ou sanitaire. Entre une réduction de la fréquence et de l'ampleur des maladies infectieuses due à l'industrialisation et l'ensemble des politiques sanitaires des gouvernements et des organismes privés et sans doute par une combinaison des deux, les études se concentrent là où existent des statistiques fiables. La progression de la natalité est parfois plus importante que la baisse de la mortalité, mais pas toujours. L'unification microbienne du monde - notamment en ce qui concerne le choléra - contribue à une atténuation des épidémies, qui se transforment en pandémie.

 

D'autres perspectives

Au-delà de cette constatation, car il est difficile d'aller aux causes, l'élargissement des perspectives des historiens de la population permet, dès 1988, de prendre l'initiative de rassembler des contributions sur les principales épidémies du XIXe siècle (choléra, syphilis, tuberculose), ce qui illustre à quel point ils sont devenus les moteurs de l'étude des épidémies, même lorsque les approches ne sont pas seulement démographiques. On se dirige plus vers une perspective qui prend en compte les conflits entre épidémies et les divers germes présents dans le monde. Alors que l'on pensait que à la fin des années 1970 que dans les pays développés, les épidémies appartenaient au passé, l'épidémie du SIDA et maintenant du COVID obligent à tracer d'autres perspectives.

Même si les historiens de la population raisonnent encore aujourd'hui, comme le rappelle Patrice BOURDELAIS, au moins de manière implicite, d'après l'état de connaissances développé par Thomas MCKEOVEN (The modern rise of population, Londres, Edward Arnold) et par William H. MCNEILL (Le temps de la peste, essai sur les épidémies dans l'histoire, Paris, Hachette) en 1976. Il suffit de relire ces ouvrages pour percevoir à quel point les connaissances bactériologiques, immunologiques; épidémiologiques et génétiques sur lesquelles ils se fondent, ont été considérablement enrichies, parfois contredites, depuis un quart de siècle. Un véritable effort de synthèse intégrant toutes les découvertes médicales récentes est à accomplir, comme nombre de spécialistes le montrent.

Les travaux des historiens restent influencés par nombre de modes de pensée du passé, par les règles d'administration de la preuve en vigueur à chaque époque, ce qui rend difficile l'établissement même d'un bilan des recherches. Leurs travaux restent soumis aux effets des différentes prises de décision en matière de santé publique.

   Depuis la seconde guerre mondiale, l'orientation nouvelle des recherches sur les populations du passé a conduit à prêter une grande attention aux effets des épidémies sur l'économie et sur la croissance de la population, sur les prises en charge collectives de la maladie et sur les attitudes face à la mort. La rupture avec la démarche positiviste, qui avait prévalu  dans l'histoire de la médecine traditionnelle et qui stipulait que toute victoire sur les épidémies était le résultat des travaux et des interventions médicales et politiques, conduisit alors à privilégier les autres variables : caractéristiques de l'économie, structures sociales, logiques épidémiologiques et immunologiques, variations climatiques. Tous les aspects structurels qui échappaient à l'action volontaires des hommes.

Au cours des années 1970, à la suite du développement de la thèse provocatrice de MCKEOWN, des positions défendues par ILLICH et des études de Michel FOUCAULT, l'attention s'est portée davantage sur les manières dont les dangers épidémiques et la santé publique ont été pris en charge collectivement. Ce sont aujourd'hui les conséquences des actions des pouvoirs publics, mais aussi des collectivités locales sur la santé,qui retiennent l'attention ; au risque de privilégier à nouveau les actions volontaires des hommes et de négliger des systèmes épidémiologiques globaux. Le retour du "politique" concerne aussi l'approche des épidémies, ce qui est heureux, pour Patrice BOURDELAIS. Mais celui-ci pense également qu'il serait regrettable d'oublier pour autant l'importance des variables socio-économiques ou climatiques mises en évidence depuis 40 ans. L'histoire récente des épidémies sur le continent africain rappelle que le stock des épidémies est inépuisable, elle illustre aussi que les effets des guerres, de la déstabilisation sociale et des migrations qui en découlent contribuent massivement à la dissémination des épidémies traditionnelles ou nouvelles. La guerre en Ukraine débutée en 2022 va sans doute malheureusement l'illustrer.

   L'attention des historiens se porte aussi, écrit toujours Patrice BOURDELAIS, vers les outils intellectuels utilisés comme allant de soi ou des notions comme celle de transition épidémiologique, qui n'est pas seulement critiquable en ce qu'elle admet que les taux de mortalité générale constituent des approximations acceptables de la morbidité (RILEY et ALTER, 1989,, dans Annales de démographie historique, n°199-213), mais aussi parce qu'elle place l'accent sur les changements des systèmes immuno-parasitaires plutôt que sur les politiques municipales et nationales de développement de l'hygiène publique. En outre, elle suppose qu'un modèle général rend compte du passage d'un régime ancien indifférencié, antérieur au XVIIIe siècle, à celui des dernières décennies, ce qui se révèle partiellement faux, même lorsqu'on ne considère que les pays développés. Elle n'aurait pu être pensée sans la constitution progressive d'une croyance en un avenir historique d'éradication progressive des maladies infectieuses depuis le début du XIXe siècle, fondée sur l'utilisation des sulfamides et des antibiotiques, et portée par l'idée générale du progrès scientifique. Or cet horizon historique a montré ses limites depuis une quinzaine d'années : l'apparition de micro-organismes résistants à notre arsenal thérapeutique, la diffusion du Sida (et aujourd'hui la pandémie du Covid), ont mis en lumière que l'histoire de la lutte contre les épidémies et les maladies infectieuses ne pouvait se penser comme la victoire progressive, mais assurée, contre l'ensemble de ces fléaux. Les perspectives d'une histoire des épidémies sont par conséquent bien différentes de ce qu'elles étaient au début des années 1980. On ne peut que souscrire à la mise en place des éléments d'une nouvelle construction systémique qui, incluant aussi bien les logiques du vivant micro-organique que l'action volontaire des hommes, sans oublier les variables économiques sociales et nutritionnelles, qui permettrait de rendre compte d'une évolution historique moins irréversible qu'on l'a longtemps cru mais néanmoins considérable, du moins dans les pays développés.

 

Patrice BOURDELAIS, dans Annales de démographie historique  1997, Épidémies et populations, Éditions Odile Jacob, 1998.

 

Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : LE CONFLIT
  • : Approches du conflit : philosophie, religion, psychologie, sociologie, arts, défense, anthropologie, économie, politique, sciences politiques, sciences naturelles, géopolitique, droit, biologie
  • Contact

Recherche

Liens