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11 mars 2020 3 11 /03 /mars /2020 13:09

   Ce titre abrupt ne doit pas faire illusion. Il est difficile d'isoler les sociologies marxistes en France du reste de l'Europe et même du continent euro-asiatique, tant la diffusion de celles-ci, avec différentes "déformations éditoriales", ou différentes réceptions, en cours de route dans le reste du monde s'accompagne aussi d'influences en retour d'autres sociologies marxistes vers la France, et cela d'autant plus que les différents courants marxistes de différents pays ou régions sont constamment en débat, depuis le début de leur émergence, après les premiers textes des deux fondateurs (et certains écrivent même d'avant...).

   Ceci dit, les recherches marxistes menées en France dans le camp de la sociologie au cours des années 1960 et 1970 conduit à deux constats, pour Bruno THIRY, Antimo FARRO et Larry PORTIS :

-d'une part, ces travaux sont principalement consacrés à l'étude des institutions et pratiques sociales propres aux sociétés contemporaines avec une référence explicite à la théorie de l'État esquissée par Karl MARX ;

- D'autre part, leur méthodologie privilégie, dans un même geste de fidélité théorique, le point de vue de "la reproduction des rapports sociaux de production".

  Le recul d'environ trois décennies permet de distinguer comme les plus représentatives des contributions à ce projet commun, celles de Louis ALTHUSSER (1918-1990), de Nicos POULANTZAS (1936-1979) et de quelques théoriciens de la sociologie urbaine : Henri LEFEBVRE, Manuel CASTELLS et Michel VERRET.

 

La situation de la sociologie "marxiste" aujourd'hui...

   Pour ce qui concerne les recherches ultérieures des années 1980 à nos jours, d'une part le recul parait insuffisant, notamment pour savoir si les lignes d'orientations des recherches ont réellement bougé en France, pour tracer avec suffisamment de garanties scientifiques, les apports des pensées dominantes en matière de sociologie marxiste. Toutefois, on peut s'y essayer et surtout indiquer des directions de recherches.

   Car il faut bien constater un prolongement de l'influence des auteurs cités précédemment, boostée certainement par les événements de mai 1968, dont les effets n'ont pas fini de provoquer des changements dans la société française. Le fait marquant - tant il est difficile de dissocier les divers aspects du marxisme en général, sur la plan philosophique et politique - est l'éloignement de plus en plus grand de la mouvance marxiste des sphères du pouvoir politique, du fait de la chute des appareils communistes (Parti, influence syndicale, organisations de jeunesse...), bien avant d'ailleurs l'effondrement de l'URSS et du bloc communiste aux début des années 1990. C'est dans le prolongement de tout le mouvement communiste critique que de nombreuses recherches, surtout réalisées aux croisements des sociologies politique et du travail, sont portées par la réflexions théoriques des auteurs emblématique de la période précédente. D'autant que de nombreuses oeuvres ne sont découvertes éditorialement que vers la fin des années 1960 et dans les années 1970, portant leur écho loin avant. (d'Ernst BLOCH, de GRAMSCI, dont l'influence est réelle en France, d'ALTHUSSER...). De multiples recherches nées dans les mouvances des grandes "hérésies" marxistes dans le domaine des sciences historico-sociales se poursuivent, parfois de manière souterraines (du point de vue de leur exposition médiatique), parallèlement au développement de quantités d'approches non marxistes et mêmes libérales qui deviennent dominantes dans le mode universitaire.

La dynamique même du capitalisme mondial provoque, même chez les chercheurs non marxistes, de multiples recherches sur les inégalités sociales, sur les conditions de vie, comme sur les conditions d'exercice du pouvoir politique et du pouvoir économique. Parmi ces recherches en sociologie, éclosent mille marxismes, dont beaucoup n'ont pas abandonné toute perspective politique (au sens d'applications concrètes de perspectives marxistes). Ces mille marxismes, qu'analyse pour la France et l'Italie André TOSEL, "se présentent sous forme inédite qu'il faudra interroger, ne serait-ce que parce que la fin de l'unité coercitive (et toujours provisoire) d'une orthodoxie marxiste légitime laisse indéterminé le pluralisme des milles marxismes. Quel est en effet le consensus minimal sur ce qu'il convient de nommer une interprétation marxiste légitime, étant entendu que cette légitimité est "faible" en ce qu'elle a fait son deuil de son devenir orthodoxe ou même hérésie. cette question est celle-là même que pose l'historien Éric J. Hobsbawm, le maître d'oeuvre de la dernière histoire en date du marxisme (Storia del marxismo, 1982)." On peut mesurer par les termes mêmes de cette interrogation, l'écho encore fort d'une problématique orthodoxie/hérésie qui traversait, bien avant les années 1960, la mouvance marxiste. D'ailleurs, surtout parmi ceux qui travaillent dans le domaine des sciences sociales - et nombreux qui nient ou camouflent encore aujourd'hui la genèse marxiste de leurs approches - cette manière de penser le marxisme a peu d'importance par rapport à l'approfondissement de leurs analyses sociologiques sur le fonctionnement du monde telle qu'il est, avec toutes ses contradictions, dans de multiples domaines (santé, logement, manière de faire de la politique, ect...). Pour prolonger la réflexion d'André TOSEL, nous pourrions écrire que la période qui commence après 1991 est le commencement de mille sociologies marxistes éclatées qui s'installent dans maints endroits de la société française, portant la critique marxiste sans en dire le nom et surtout sans prétentions hégémoniques aucunes, tant les débats orthodoxie/hérésies leur paraissent lointains, comme parait lointain encore l'horizon de l'application de principes politiques, économiques, sociaux qu'ils peuvent tirer de leurs recherches. Et d'ailleurs, maints auteurs, d'abord d'inspiration libérale ou proche, devant l'ampleur des effets sociaux, politiques et économiques, et maintenant environnementaux du développement du capitalisme en viennent à adopter des attitudes et des manières de penser critiques qui les distinguent de moins en moins de leurs collègues de formation marxiste...

      Ce n'est pas pour autant que certains sociologues ne se revendiquent pas marxistes. Pleinement, même s'ils s'épanouissent parfois à l'ombre de penseurs qu'ils diraient socio-démocrates ou libéraux comme André GLUCKSMANN, Bernard HENRY LÉVY et plus encore de Karl POPPER et de HAYEK. André TOSEL pense pouvoir établir une sorte de typologie suivant les prises de position, ce qui laisse d'ailleurs dans l'ombre les sociologues qui travaillent peu la sociologie politique, mais qui exercent leurs recherches de manière très sectorielle : "sortie hors du marxisme, tentative d'un retour à MARX et à un MARX minimal avec l'espoir d'une reconstruction accomplie par greffes d'autres courants de pensée, maintien du marxisme comme réserve d'une utopie critique en attente de jours meilleurs pour une reprise devenue inassignable de la théorie".

Il décrit alors le panorama d'un post-althussérisme, d'une déconstruction et refondation marxistes en France, qui concerne bien au-delà du travail des sociologues qui se réclament encore du marxisme.

Ayant souligné le fait que la France est un des pays où la crise du marxisme a été très violente, il relève un certain nombre d'éléments, dont il n'est pas sûr qu'ils fassent complètement le tour de la question :

- Les "nouveaux philosophiques" présentèrent une "note à payer" condamnant le communisme pour le goulag de l'Union Soviétique, l'échec à satisfaire les besoins des populations et le régime totalitaire (bien avant la chute de 1991) : l'humanisme semblait se présenter comme une sorte d'alternative au communisme, ce qui donna lieu à des recherches intéressantes comme celles de Lucien SÈVE (Marxisme et théorie de la personnalité, 1968, 1974), ce denier auteur restant dans une lecture conventionnelle du matérialisme dialectique ;

- D'autres tendances, plus sensibles aux impasses du marxisme, tentèrent une philosophie de la praxis. Comme Jacques TEXIER, Christine BUCI-GLUCKSMANN, André TOSEL (Praxis, une refondation de la philosophie marxiste, 1984).

- D'autres encore, tentèrent une reconstruction, fortement théorique, avec bilan à la clef, comme Henri LEFEBVRE (Le droit à la ville, 1968, 1973 ; La production de l'espace, 1974 ; De l'État, en 4 volumes, 1975-1978 ; Une pensée devenue monde, 1980).

- Certains tentèrent de mener cette reconstruction d'une autre manière, ainsi Georges LABICA et G. BENSUSSAN) dans leur difficile entreprise d'un Dictionnaire critique du marxisme (1982)...

- En cette période de délégitimation virulente du marxisme, se maintint un marxisme post-althussérien (mais non anti-althussérien), d'auteurs qui poursuivent des recherches, même privé de "rapport organique à la pratique", en un double sens : découverte continue de la complexité d'une oeuvre inachevée (Jacques BIDET, Que faire du Capital? Matériaux pour une refondation, 1985 et Jacques ROBELIN, Marxisme et socialisation, 1989) et poursuite d'une certaine productivité théorique (Étienne BALIBAR, Lire le Capital et J. WALLERSTEIN, sur les questions nationale et "raciale" et encore Yves SCHWARTZ, Expérience et connaissance du travail, 1988, et encore Toni ANDRÉANI, De la société à l'histoire, 1986...).

   "Toutes ces recherches, écrit André TOSEL, proposent une sorte de relecture critique de Marx et il conviendrait de préciser sur quel minimum doctrinal elles s'accordent pour se qualifier de "marxistes". En tout cas (outre le fait que, nous l'avons dit nous-mêmes, que maints sociologues ne s'en soucient pas... même si leur sociologie est emprunte, parfois fortement, mais sans un vocabulaire trop "marqué" de marxisme...), même si la victoire à la Pyrrhus de la nouvelle gauche "socialiste" les a alors renvoyé à la confidentialité en imposant les théoriciens sociaux-libéraux résignés à l'éternité du capitalisme et si elle a pu faire croire un instant aux vertus d'une politique du jugement déconnectée de toute critique substantielle des rapports sociaux néo-capitalistes pilotant l'ainsi nommée "modernisation", elles ont fait mieux que tenir bon, elles ont exploré les limites et impasses de cette modernisation, elles ont actualisé à leur manière la période anticapitaliste dont parlait le vieux Lukas (l'auteur fait référence aux dernières de ses oeuvres...), et cela avec la conscience du caractère irrémédiablement daté, fini et improposable des formes d'organisation et des stratégies du communisme historique. Leur propre faiblesse a résidé précisément dans précisément dans leur séparation d'avec tout processus politique à même de traduire positivement leurs instances critiques."

En effet, dans un univers des avoirs aujourd'hui éclatés en autant de disciplines et de sous-disciplines, malgré des volontés d'interdisciplinarités, les sociologies marxistes françaises font figure plutôt d'outils de résistance face à un capitalisme médiatiquement encore triomphant mais aux failles de plus en plus évidentes aux yeux de plus en plus de sociologues, même non marxistes.

 

Bruno THIRY, Antimo FARRO et Larry PORTIS, Les sociologies marxistes, dans Sociologie contemporaine, Sous la direction de Jean-Pierre DURAND et de Robert WEIL, Vigot, 2002. André TOSEL, Devenir du marxisme : de la fin du marxisme-léninisme aux mille marxismes, France-Italie, 1975-1995, dans Dictionnaire Marx contemporain, Sous la direction de Jacques BIDET et d'Austache KOUVÉLAKIS, PUF,  collection Actuel Marx Confrontation, 2001.

 

SOCIUS

 

 

 

 

 

 

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9 mars 2020 1 09 /03 /mars /2020 09:00

     Vu les modes en matière de communications aujourd'hui, on se sent obligé de commencer pour un avertissement : ceci n'est pas un article sur les réseaux sociaux d'Internet.

 

   L'analyse des réseaux est une approche issue de la sociologie, et précisément de l'interactionnisme structural. La théorie des réseaux sociaux conçoit les interactions sociales en termes de noeuds et de liens. Les noeuds sont habituellement les acteurs sociaux dans le réseau mais ils peuvent aussi représenter des institutions, et les liens sont les interactions ou des relations entre ces noeuds. Il peut exister plusieurs sortes de liens entre les noeuds. Dans sa forme la plus simple, un réseau social se modélise pour former une structure analysable où tous les liens significatifs entre les noeuds sont étudiés. Il en va de même pour les trous structuraux, c'est-à-dire une absence de liens directs entre deux sommets. Il est entre autres possible par cette approche et méthode de déterminer le capital social des acteurs sociaux.

 

Des définitions diverses

     Désignant un ensemble d'éléments interconnectés, la notion de réseau a un caractère polysémique dans le langage courant. D'un côté, elle possède souvent une connotation positive lorsqu'elle est employée à propose d"une forme organisationnelle ou de voies de communication. le réseau,renvoie ainsi, dans le domaine du management à des modes d'organisation souples et décentralisées, pensée comme plus efficaces que des structures hiérarchiques traditionnelles. D'un autre côté, les réseaux sont fréquemment associés au secret, aux activités clandestines et aux luttes d'influence quand il en est question dans les univers économique, médiatique, politique ou administratif. Dans ce dernier univers, la référence au réseau est d'autant plus péjorative que celui-ci se démarque du mode légitime d'organisation, analysé par le sociologue allemand Max WEBER : la bureaucratie. En effet, le réseau présente les avantages et les inconvénients d'une organisation non bureaucratique : il n'y a pas de fonction clairement définie, n'agit pas selon des règles écrites et impersonnelles et ne poursuit que des objectifs de court terme.

La notion de réseau s'est imposée récemment en sciences sociale. Dans son acception dominante, elle vise à caractériser soit un système de relations inter-individuelles ou inter-organisationnelles (un réseau complet), soit les relations propres à un individu (un réseau personnel). Ces relations peuvent être symétriques ou non. Elles sont définies par l'existence de contacts (interconnaissance, participation conjointe à un événement), la forme prise par des interactions (collaboration, contrôle, etc.) ou la nature du bien matériel ou symbolique échangé (amitié, commerce, etc.). le réseau est considéré comme un cadre dans lequel s'insère l'action d'un individu et qui est de nature à contraindre ou au contraire à faciliter. Quelle que soit la perspective adoptée, il s'agit de porter l'attention plus sur les propriétés relationnelles des individus que sur un attribut attaché a priori à leur personne ou aux groupes dont ils sont issus. La démarche des analystes de réseaux se veur "méso-sociologique" : ni individualiste ni structuraliste stricto sensu, mais une combinaison des niveaux d'analyse individuel, relationnel et structurel. (François DENORD)

 

Une élaboration théorique en trois grandes périodes

   Il existe aujourd'hui une association internationale de chercheurs en analyse de réseaux (International Network for Social network Analysis - INSMA) qui utilisent peu ou prou le même vocabulaire, mais la théorie des réseaux mobilise des éléments qui changent de signification d'une période à l'autre. Ces chercheurs ne puisent pas tous dans leurs conceptions à la même source et surtout n'ont pas - et parfois ils ne les abordent même pas - de réflexions sur les conflits et les coopérations.

    A. DEGENNE et M. FORSE, écrivent en 1994 (Les Réseaux sociaux) que "les fondations de ces différents édifices ont été construites entre les années 1940 et les années 1960 (outre les textes de certains auteurs classiques de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, comme ceux de BOUGLÉ et de SIMMEL). Dans les années 1960 et 1970 se sont développées des recherche méthodologiques destinées à assurer la mise en oeuvre rigoureuse. Des années 1980 à aujourd'hui, elles ont été amendées et perfectionnées, parfois par leurs auteurs aux-mêmes, parfois par d'autres et dans le même temps de nouvelles pistes se sont ouvertes".

L'analyse des réseaux se fonde sur :

- un cadre théorique qui repose sur une conception large de la structure sociale et de nombreuses études empiriques démontrant que "les comportements des individus sont liés aux structures dans lesquelles ils s'insèrent" (DEGENNE et FORSE, Les Réseaux sociaux, Armand Colin, 1994), chose d'ailleurs que les interactionnistes n'ont pas découverte. La sociométrie des individus a aussi contribué à l'essor de l'analyse des réseaux sociaux. L'apport empirique de la sociométrie est dû en partie à l'oeuvre de MORENO, qui est perçu comme un des précurseurs de l'analyse de réseau et de la psychologie sociale?. Enfin l'analyse de réseaux repose aussi sur l'apport des mathématiques aux sciences sociales : "Tôt dans le développement théorique de l'analyse de réseaux, des chercheurs ont trouvé des utilités aux modèles mathématiques" (S. WASSERMAN ET K. FAUST; Social network analysis. Methods and applications,  Cambridge University Press, 1994) ;

- un cadre méthodologique qui se réfère, quant à lui, à l'usage fait par le chercheur de données de types quantitatifs et qualitatifs et du traitement analytique de ces données.

    En 1957, Elisabeth BOTT publie son étude sur les systèmes de relations des familles. Elle émet l'hypothèse que "le degré de ségrégation des rôles entre mari et femme varie dans le même sens que la densité du réseau social de la famille" (Family and social network, The Free Press, 1971, 2ème édition) ; c'est-à-dire que la séparation distincte dans la répartition des tâches domestiques selon le genre tend à être plus élevées dans un réseau social où les membres sont fortement liés entre eux. L'hypothèse de BOTT demeure valide et non réfutée jusqu'à ce jour. Pour sa part, Stanley MILGRAM met en place, en 1967, un dispositif expérimental d'investigation qui fait encore aujourd'hui référence dans les recherches sur le "petit monde" (The small world problem, Psychology Today, n°1, 1967). Il a tenté de calculer le nombre de liens moyens qui séparent une personne de n'importe quelle autre personne sur Terre. Des recherches sur le petit monde sont encore menées actuellement.

   Aujourd'hui, les sujets de recherche en analyse de réseaux sont multiples, la famille, les relations de travail, la camaraderie, etc. Cette approche est actuellement aussi utilisée à d'autres fins que celles de la recherche scientifique, par des conseillers en relations professionnelles ou encore à des fins commerciales. Alors qu'au début, il s'agit surtout de mettre sur pied une approche qui permette de comprendre comment les individus interagissent les uns avec les autres, l'analyse des réseuaux dispose de nos jours d'outils variés et puissants.

  Outre l'ensemble des instruments qui permettent d'appréhender la structure d'un réseau (son diamètre, sa densité, etc.) trois niveaux d'analyse sont classiquement mis en oeuvre : le premier consiste à positionner les agents dans une structure relationnelle à l'aide d'indicateurs sociométriques ; le deusxème, à mettre en évidence l'existence de sous-groupes cohésifs au sein d'une population ; le troisième, à regrouper les agents en fonction de leurs profils relationnels, ce qui permet de passer du plan individuel au plan structural. A ces approches s'ajoutent des modèles plus complexes tentant d'articuler attributs des individus et propriétés relationnelles.

  L'une des vertus essentielles de l'analyse des réseaux est de mettre l'accent sur un type de ressources paradoxalement souvent délaissé par les sociologues : le "capital social", au sens non pas du droit des sociétés mais de la sociologie, notions théorisée dans les années 1970 et 1980, par Pierre BOURDIEU et James S. COLEMAN, notamment. Un individu peut tirer de son insertion dans des réseaux sociaux des profits qui ne sont réductibles ni à ses revenus, ni à son capital culturel. Peut-on pour autant parler d'une théorie des réseaux sociaux? Depuis les années 1960, un certain nombre d'auteurs ont voulu faire de l'analyse des réseaux un nouveau paradigme. Une telle démarche présente au moins deux risques : celui de penser le réseau comme autosuffisant et de laisser de côté les propriétés autres que "relationnelles" des individus (âge, sexe, origines sociales, etc.) ; celui de faire du réseau la texture "naturelle" du monde social, en omettant que les réseaux sont aussi des constructions sociales et historiques. C'est pourquoi l'analyse des réseaux doit avant tout être envisagée comme un ensemble de méthodes qui, en tant que telles, sont mobilisables par la plupart des grands courants théoriques : analyse stratégique, interactionnisme, structuralisme génétique, etc. (François DENORD)

 

Analyse des réseaux et problématiques coopération/conflit

      Même si certains auteurs n'oublient pas la lointaine référence aux études de Georg SIMMEL, penseur du conflit, il faut bien se rendre compte que les différentes études autour de la méthode d'analyse des réseaux font bien plus la place aux modalités de coopération des noeuds-individus ou organisations, qu'aux possible conflits entre eux. La "théorie" des réseaux ne semble s'intéresser qu'à ce qui se passe à l'intérieur d'une structure sociale donnée - ce qui n'est pas sans... intérêt - et semble peu utilisée pour comprendre les contradictions à l'intérieur d'un système social, que ce soit la famille, l'entreprise ou même une administration publique ou privé. Elle pourrait constitué néanmoins un outil utile pour comprendre comment dans une structure donnée, s'instaure des relations de coopération et de conflit, et surtout pour comprendre comment, ces structures s'insérant souvent dans un ensemble plus grand, des noeuds passent d'une attitude de coopération plus ou moins forte envers d'autres noeuds d'un même réseau pour nouer des relations avec un autre réseau, en contradiction avec cette dernière. On a souvent affaire, dans la réalité, à des relations entre réseaux, qui ont une importance égale, voire parfois supérieure, aux relations à l'intérieur d'un réseau. Si les auteurs se concentrent sur les conditions de l'efficacité des interactions dans un réseau, étudiant en fait souvent des relations entre noeuds dans des ensembles bureaucratiques, leurs études débouchent parfois sur un questionnement sur les conflits générés par ces interactions. Ce qui frappe, finalement, c'est aussi la porosité de ces réseaux, leur malléabilité et souvent leur précarité dans l'espace et dans le temps. On peut se poser aussi la question, en terme d'économie de moyens, si les questionnements micro-sociaux ainsi fréquemment posés, débouchent réellement sur des actions qui permettent précisément d'améliorer le fonctionnement desdits réseaux.

La mise à disposition des chercheurs d'outils mathématiques et informatiques peut souvent donner l'illusion d'une recherche qui progresse. Mais est-ce réellement le cas? Est-ce que, souvent, les chercheurs ne s'arrêtent-ils pas en cours de route - après tout, cette approche peut être fructueuse - dans leurs conclusions, sans doute freinés par la provenance même des commanditaires de telles études?

 

François DENORD, Théorie des réseaux, Encyclopedia Universalis, 2014.

 

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5 mars 2020 4 05 /03 /mars /2020 09:06

   Alors que beaucoup croyaient (et espéraient) que le marxisme ne fournirait plus d'explications valides et ne servirait plus à rien nu à personne, les événements, faits d'accroissement des inégalités et de divers problèmes de tout ordre, prouvent le contraire. C'est d'ailleurs, souvent, les politiques économiques et sociales opposées aux conceptions socialistes du monde, de par leurs propres effets sur la réelle marche du monde, qui provoquent le regain des études marxistes - et de la pensée marxiste en général - dans le monde, y compris dans les régions considérées les plus rétives, au coeur du capitalisme mondial, aux États-Unis (mais pas seulement) par exemple.

   Et, également, c'est parce que maints régimes politiques officiellement marxistes (et qui l'étaient si peu) ont aujourd'hui disparu, et que maints régimes prétendant encore l'appliquer (on pense à la Chine et à la Corée du Nord par exemple), sans plus illusionner personne (et à commencer par leurs propres bureaucraties), qu'est rendu possible un regain de la manière marxiste de penser le monde... et de le transformer (malgré tous ceux qui disent encore que cela n'est pas possible...).

   Il n'y a pas une sociologie marxiste, comme il n'y a jamais eu un seul marxisme, surtout après MARX (et même de son vivent, sans doute!), mais des sociologies marxistes. On ne saurait donc pas définir la sociologie marxiste parce qu'il n'existe pas en tant que telle : si les principes théoriques communs habitent, comme l'écrivent Bruno THIRY (de l'Institut d'Études Politiques de Paris), Antimo FARRO (de l'Université "La Sapienza" de Rome) et Larry PORTIS (de l'Université américaine de Paris), les différentes productions théoriques, ils ne sont pas suffisants pour rassembler celles-ci en un corps homogène. Les principes ou paradigmes peuvent s'énumérer ainsi :

- le principe de contradiction (emprunté à HEGEL) qui fonde le matérialisme dialectique ;

- l'existence de classes sociales différenciées, aux intérêts souvent contradictoires ;

- le rôle de l'État ancré dans les rapports de force ;

- le privilège accordé à l'étude des conflits et des mouvements sociaux,issus des contradictions sociales ;

- l'importance accordée aux "structures sociales" pour expliquer les trajectoires et les comportements individuels...

   "De plus, expliquent-ils encore, les sociologues marxistes ont été toujours profondément influencés par les débats qui ont eu cours dans la philosophie (LUKACS, KORSCH, GRAMSCI, ALTHUSSER) ou dans l'économie marxiste, pesant à leur tour sur les disciplines voisines.

En même temps, s'il est impossible de définir la sociologie marxiste, celle-ci a profondément influencé la sociologie en général parce que l'objet même de la théorie de Marx est au coeur de la sociologie. On peut redire avec Henri LEFEBVRE (1901-1991) que "Marx n'est pas sociologue, mais (qu') il y a une sociologie dans le marxisme".

En effet, à côté du Marx savant, le Marx militant, organisateur de la classe ouvrière et des mouvements sociaux, n'a pas cessé d'influencer la production scientifique du premier. Di autrement, l'existence même de mouvements sociaux renvoie au marxisme, même s'il n'en est pas l'initiateur, pour au moins savoir ce qu'il peut en dire. Historiquement, le contexte économique, politique et social fortement conflictuel a été favorable à l'épanouissement d'un marxisme théorique et de sociologies marxistes." Ils continuent en écrivant que "le dernier exemple historique est la longue période de croissance des Trente glorieuses. Dans certains pays, un mouvement syndical puissamment revendicatif, proche de partis communistes eux aussi assez forts, a attiré des intellectuels qui ont actualisé et développé les travaux de Marx. C'est vrai en France, en Italie, en Amérique Latine, mais ce l'est beaucoup moins, sinon pas du tout, aux États-Unis et en Grande-Bretagne où les intellectuels marxistes n'ont pas ou peu de rapport avec le mouvement ouvrier. Durant ces mêmes Trente Glorieuses, les mouvements de libération du tiers-monde (Algérie, Viet-Nam, Afrique Noire) et les tentatives de développement (Algérie, Cuba, Amérique Latine...) ont aussi favorisé un retour aux thèses de Marx sur la critique et le dépassement du capitalisme. Ainsi, la conjonction du renforcement du mouvement ouvrier et du développement des luttes de libération du tiers-monde créait un climat favorable au rayonnement du marxisme et à la production de nouvelles théories ou sociologies, profondément influencées ou se réclamant du marxisme", les sociologies marxistes.

A ce constat qui date de la fin des années 1990, en un temps où déjà les effets des Trente Glorieuses se sont beaucoup atténués (depuis les années 1980), il faut ajouter que le développement du capitalisme (mondialisation, financiarisation, informatisation avec Internet) engendre de nouvelles configurations sociales et oblige à prendre en compte nombre de données sociologiques nouvelles (et notamment la perte d'importance des masses ouvrières et paysannes). Et que le développement des effets de ce nouveau développement capitaliste provoque lui-même la résurgence d'analyses marxistes, notamment en Amérique Latine, aux États-Unis mêmes, en Asie et en Afrique.

  Si ces auteurs se concentrent sur les sociologies marxistes en France, en Italie, en Grande-Bretagne et aux États-Unis, d'autres élaborations théoriques se sont développées ailleurs. En tout cas; ce qui sépare les sociologies marxistes des autres, c'est la prise en compte du facteur économique dans la société, et même souvent, une prépondérance de ce facteur dans l'explication sociologique. Sans compter le fait que les sociologues autour du marxisme refusent de camper dans une position neutre, optant pour la défense de classes sociales ouvrières et paysans, mais pas seulement, tout en insistant sur le caractère scientifique de leurs travaux.

    Le constat du renouveau des études marxistes date maintenant déjà du début des années 2000, et ses causes sont multiples, la principale étant au coeur de l'économie, précisément l'élément capital (sans jeu de mots) du marxisme. Tony ANDRÉANI, de l'Université Paris VIII, écrévait dans le premier livre d'une série de livres Marx contemporain :

"Il y a quelques années des sociologues et des économistes s'interrogeaient sur le dépassement du taylorisme et du fordisme, certains croyant en l'avènement d'un nouveau modèle productif, baptisé "toyotisme" ou "udevallien", qu'ils croyaient porteur d'une réduction de la division du travail, d'une requalification de la main-d'oeuvre, d'un nouveau compromis social plus favorable au salariat. On mesure aujourd'hui l'étendue de leurs illusions et la pertinence de l'analyse marxienne. Non que Marx ait anticipé la forme actuelle du système productif mais il avait décrypté les tendances de fond du système capitalite, et l'on voit bien qu'elles sont toujours à l'oeuvre : la tendance à la prolongation du travail ; la tendance à l'intensification du travail,qui est aujourd'hui confirmée par toutes les études ; la tendance à l'accroissement de la division du travail, qui se manifeste par la coupure entre une élite intellectuelle high tech surpayée et le reste du salariat, qui crée d'ailleurs de forts clivages au sein même du monde des cadres ; la tendance à la déqualification, qui affecte la plus grande partie des opérateurs, notamment parmi les employés ; la tendance à la mise en concurrence de tous avec tous, qui entraine une énorme dégradation du climat social ; la tendance à traiter la force de travail comme un outil, comme lui "employable", "mobile" et "flexible" (selon les termes de l'idéologie managériale du moment) à volonté, et plus généralement comme un coût et non comme une source de richesse." Il y ajoute, dans la longue série de ces causes du regain à la fois des études marxistes et des luttes de classes, la crise économique chronique qui frappe le monde : tendance à la surproduction, au chômage de masse (souvent camouflé dans les chiffres officiels), à la constitution permanente d'un lumpen-prolétariat aux caractéristiques diversifiées...

 

Tony ANDRÉANI, Pourquoi Marx revient... ou reviendra, dans Marx contemporain, Éditions Syllepse, 2003. Bruno THIRY, Antimo FARRO et Larry PORTIS, Les sociologies marxistes, dans Sociologie contemporaine, Sous la direction de Jean-Pierre DURAND et de Robert WEIL, Vigot, 2002.

 

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3 mars 2020 2 03 /03 /mars /2020 09:19

    Docteur en physique théorique du Massachusetts Institute of Technology (MIT) Harrison Colyar WHITE, est actuellement l'un des plus influents sociologues. Le professeur américain émérite à l'université Columbia joue un rôle significatif dans ce qu'on appelle la "révolution Harvard", en analyse de réseaux et pour la sociologie relationnelle. Il a élaboré plusieurs modèles mathématiques des structures sociales, incluant les chaînes de vacances et le blockmodels. Leader d'une révolution toujours en cours en sociologie, qui utilise la modélisation des structures sociales plutôt que de se focaliser sur des attributs ou des attitudes individuelles. Ses travaux, qui inspirent beaucoup de chercheurs à travers le monde, dépassent les éléments d'un interactionnisme symbolique et concurrencent ceux des chercheurs en individualisme méthodologique. Animé par un fort syncrétisme scientifique qui couvre maints domaines, Harrison WHITE ouvre une voie à la sociologie, notamment aux États-Unis, qui permet de mieux prendre en compte, sans pour autant les aborder de front, les dynamismes de conflit-coopération.

   Depuis ses premières études universitaires (au MIT) à l'âge de 15 ans, malgré son intérêt marqué pour la physique fondamentale, il se tourne plutôt vers les facultés des sciences sociales. Sans faire réel plan de carrière en sociologie, publiant des travaux en physique théorique (notamment dans la revue Physical Review) (1958), obtenant un doctorat en sociologie en 1960, il enseigne dans cette dernière discipline dans plusieurs universités (Harvard, Arizona, Chicago, Carnegie-Mellon, Édimgourg...).

Sa présentation la plus achevé de la nouvelle sociologie se trouve dans son livre Identity and Control, d'abord publié en 1995, puis réécrit en 2008, grâce à l'apport de Michel GROSSETTI. Avant de se retirer en Arizona, Harrison WHITE s'intéresse également à la sociolinguistique, à l'art et les stratégies d'affaire. A travers son enseignement, il contribue à la formation de nombreux grands sociologues, notamment Peter BEARMAN, Paul DiMAGGIO, Mark GRANOVETTER, Nicholas MULLINS ou Barry WELLMAN.

 

L'interactionnisme structural...

   Malgré l'aridité de ses ouvrages et un formalisme poussé dans la présentation de ses théories en sociologie, Harrison WHITE parvient à impulser de nombreuses analyses sur les réseaux sociaux. Il a notamment développé l'analyse dite des matrices découpées en blocs qui permet de mettre en évidence des positions structuralement équivalentes dans un réseau (équivalence structurale). Son ancien étudiant et collaborateur Ronald BREIGER présente ainsi en 2005 son oeuvre :

"White aborde les problèmes reliés à la notion de structure sociale traversant l'ensemble des sciences sociales. Il a notamment contribué

- aux théories des structures classificatoires englobant de rôles dans les système de parenté des peuples autochtones d'Australie et des institutions australiennes de l'Occident contemporain,

- des modèles basés sur les équivalences entre acteurs à travers des réseaux de plusieurs types de relations sociales,

- la théorisation de la mobilité  sociale dans les systèmes d'organisations,

- une théorie structurelle de l'action sociale qui met l'accent sur le contrôle, l'agentivité, le récit et l'identité,

- une théorie des marchés de production économiques conduisant à l'élaboration d'un environnement réseau pour les identités des marchés et de nouvelles méthodes de comptabilisation des bénéfices, des prix et des parts de marché

- et une théorie du langage qui met l'accent sur la commutation entre les domaines relevant du social, du culturel et idiomatique au sein des réseaux de discours.

Son affirmation théorique la plus explicite est "Identité et contrôle (1992), bien que plusieurs des composantes principales de sa théorie de la formation mutuelle des réseaux, des institutions et d'agentivité apparaissent aussi clairement dans Careers and creativity ; Forces in the Arts (1993), écrit pour un public moins spécialisé."

 

   Bien entendu, Harrison WHITE n'est pas le seul sociologue à élaborer une théorie des réseaux, laquelle, s'est essentiellement affirmée dans le monde anglo-saxon, malgré la contribution importante dans le domaine des sciences menée par Michel CALLON et Bruno LATOUR (La science telle qu'elle se fait, 1991). D'autres, anthropologues, psychologues (autour de Manchester notamment), Clyde MITCHELL ou Elisabeth BOTT, ont réalisé dans leurs domaines des recherches notables. Mais les étudiants de WHITE, sans nécessairement d'ailleurs utiliser la notion d'équivalence, appliquent l'analyse des réseaux à des domaines divers : stratification sociale, marché du travail...  Deux d'entre eux ont particulièrement contribué à faire connaitre ces méthodes : Nancy LEE, qui a étudié les réseaux d'interconnaissances qui permettent à des femmes d'entrer en contact avec des médecins acceptant de pratiquer illégalement l'avortement ; Mark GRANOVETTER (Le Marché autrement : les réseaux dans l'économie, 2000) qui a mis en évidence le rôle que les réseaux sociaux jouent dans la recherche d'emploi et défendu la thèse devenue célèbre de la "force des liens faibles". Il soutient l'idée qu'en général un individu n'obtient pas un travail par l'entremise des personnes dont il est le plus proche, mais grâce à des contacts diversifiés. (François DENORD)

 

Harrison WHITE, Identité et contrôle. Une théorie de l'émergence des formations sociales, Éditions de l'EHESS, 2011 ; La carrières des peintres au XIXe siècle. Du système académique au marché des impressionnistes, Flammarion, 1991.

GROSSETTI, Michel et Frédéric GODART, Harrison White : des réseaux sociaux à une théorie structurale de l'action, SociologieS, 2007 (sur Internet, voir sociologies.revues.org)

François DENORD, Théorie des réseaux, dans Encyclopedia Universalis, 2014.

 

 

 

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28 février 2020 5 28 /02 /février /2020 13:59

       L'interactionnisme structural ou encore sociologie whitienne, ou sociologie des dynamiques relationnelles ou relational sociology est à la fois une méthode et une approche qui s'est développée principalement depuis 1992, autour de l'ouvrage "Identity and Control" du docteur en physique théorique du MIT (Masachusetts Institute of Technology) Harrison WHITE. Ses précurseurs sont Georg SIMMEL, Célestin BOUGLÉ, Pierre BOURDIEU. Elle est lié au réalisme critique, à l'interactionnisme symbolique, à la théorie des acteurs-réseaux (B; LATOUR et J. LAW), à l'analyse des réseaux, et à un ensemble de sociologies, même marxistes, et à ce titre fait beaucoup de place que l'interactionnisme antérieur au conflit, à la dynamique coopération-conflit.

Harrison WHITE, qui veut expliquer l'action sociale par l'aversion à l'incertitude qui tend à pousser à agir de façon à réduire les incertitudes liées à l'existence, ainsi qu'à réguler les interactions sociales, de façon à faire baisser l'angoisse provoqué par l'incertitude, veut fonder un nouveau paradigme prenant en compte l'ensemble des grandes conceptualisations de la sociologie. Il s'agit d'une tentative qui ne fait bien entendu pas consensus chez les sociologues.

   La difficulté d'intégration de tant d'approches antérieures est suffisamment grande pour que l'auteur de Identity and Control s'y reprenne une deuxième fois pour élaborer un texte abordable, avec la participation et à la demande de son introducteur en France, Michel GROSSETTI. Une réécriture profonde, une présentation plus approfondie est réalisés en 2008.

 

Définition et axiomes

  Comme toute nouvelle approche, même si elle fait appel à de nombreux éléments provenant de nombreuses sources, pour définir l'interactionnisme structural, il faut s'initier à un vocabulaire particulier. L'individu, comme la société, n'est pas en soi une unité d'analyse qui existe d'emblée, comme par "nature", mais comme étant une formation sociale qui a émergé au fil d'interactions sociales et à laquelle un observateur peut donner du sens ; un "identité sociale" comme les autres. En d'autres termes, "individu" n'est pas un terme interchangeable avec homo sapiens ; "individu" n'est pas un terme neutre ; il s'inscrit dans un contexte social de sens, historique. La biophysique ne peut pas expliquer ce qu'est un "individu", car il s'agit d'une identité sociale (porteuse de sens) et non pas de l'organisme biologique. Dans l'interactionnisme structural, les identités sociales déterminent (influencent dans un sens faible et non fort) les structures sociales, via leurs interactions sociales, tout comme, simultanément, les structures sociales influencent les interactions et les identités sociales. Ils se "co-influencent".

A noter que les habitués des analyses marxistes ou marxisantes ne seront pas bouleversés par une telle présentation, à l'inverse de ceux qui, mettant leur confiance à une sociologie hélas encore dominante, ont trop souvent placé l'individu comme le deus ex machina de la marche du monde. Les familiers du darwinisme (le vrai...) comme ceux d'une grande partie de la sociologie française non plus. Cette présentation pourrait même paraitre décidément "basique" pour certains..

"Structure sociale" et "identité sociale" sont ici des notions utilisées pour désigner des "formations sociales" ayant émergé (pris forme) dans un contexte social spécifique ; un Netdom - concept comparable à celui du cercle social chez SIMMEL. Le chercheur vise à expliquer l'émergence des formations sociales, ainsi qu'à comprendre leurs évolutions ou dissolutions. Toute régularité sociale est, ici, comprise comme étant le résultat de dynamiques relationnelles (ou "holomorphes") d'"efforts de contrôle de part et d'autre, qui font émerger des identités sociales.

  On pourrait présenter l'interactionnisme structural comme l'une des deux théories sociologique en analyse des réseaux sociaux, l'autre relevant entièrement de l'individualisme méthodologique et principalement portée par James COLEMAN, et en France par Raymond BOUDON. Elle se distingue d'autres approches par son recours au formalisme. On peut noter par ailleurs que à l'inverse, le renouvellement du marxisme actuel est marqué par précisément un abandon d'un formalisme qui s'est longtemps confondu avec un marxisme idéologique au service de régimes politiques nommés faussement socialistes ou communistes.

   Bien que cette approche vise à expliquer l'action sociale, elle s'éloigne cependant radicalement des approches classiques en termes d'"action sociale" en ne prenant pas l'individu et le sens qu'il donne à son action (sa rationalité) comme point central de l'analyse, comme le faisait encore l'interactionnisme symbolique. Dans ces analyses, Harrison WHITE et ses collaborateurs, "l'individu" est simplement un cas particulier d'identité sociale et non pas l'unité fondamentale à préconiser et la rationalité de l'acteur y est conceptualisée comme un "style" (une façon de faire), et non pas comme explicative de l'action sociale. Le cumul des interactions successives produit des relations, basées sur une certaine confiance (réduction de l'incertitude), devenant de véritables histoires structurantes et explicatives des formations et faits sociaux - en place de la rationalisation qu'en donne l'acteur social. On ne peut s'empêcher de penser aux réflexions d'un Michel CROZIER sur la sociologie des organisations, qui lui aussi, donne une place très importance à la question des "zones d'incertitude".

  

     Trois axiomes reviennent souvent dans l'interactionnisme structural :

- Le chaos est endémique (permanent). l'incertitude est endémique et angoissante ;

- Il existe des "efforts de contrôle" qui sont déployés par les entités sociales à la recherche d'appuis et de réduction des incertitudes ;

- Le chercheur doit se concentrer sur l'étude des histoires contenues dans les relations.

  Le chaos est endémique - et sans doute la concentration des populations et leur importance numérique y est pour quelque chose dans cette perception des choses  : les interactions premières ont eu lieu dans un chaos intrinsèque qui tend vers l'organisation, via un processus de régulation sociale qui permet de limiter les coûts des interactions hasardeuses et incertaines. C'est à force d'efforts de régulation des interactions qu'émergent les "formations sociales". Mais celles-ci demeurent toujours menacées de dissolution ; rien ne se maintient éternellement et trop d'incertitudes ou d'imprévisibilités existent pour que ces formations sociales soient à l'abri des fluctuations, influences et contrecoups du reste de ce qui les entourent. Elles tentent cependant à exister et à se maintenir en cherchant à s'ancrer dans la réalité. Pour cela, elles veillent à réduire les incertitudes. Dit autrement, les formations sociales sont constamment soumises à des forces centripètes et des forces centrifuges, et plus ces formations sont importantes, plus elles subissent ces tensions.

Ce qui explique l'action sociale dans cette approche est la réduction des incertitudes par des "efforts de contrôle" sur les interactions. En agissant de façon à réduire les incertitudes, les entités sociales produisent du sens.

A force d'"effort de contrôle" des interactions de la part des formations sociales à la recherche d'appuis, elles en viennent à se distinguer socialement et prendre assez de sens pour être reconnues par un observateur, il s'agit alors d'une identité sociale ; qui en son sens général défini par Harrison WHITE, désigne : toute source d'action qui n'est pas explicable par le biophysique et à laquelle un observateur peut attribuer du sens. Ainsi, pour continuer à se maintenir et à exister, malgré un chaos endémique (l'absence de régularité intrinsèque, d'un ordre naturel), les identités sociales vont déployer toutes sortes "d'efforts de contrôle" pour survivre - sauf à se transformer, voire disparaître.

C'est essentiellement à travers les histoires ; les sens que prennent les identités sociales, que leurs actions sociales s'étudient. le sens dont il est ici question est entièrement construit dans l'interaction sociale : il ne provient jamais d'un seul acteur social isolé. Les récits se construisent à travers les interactions. Les relations sont des histoires d'interactions. L'étude de la coévolution des formations sociales implique de s'intéresser aux histoires qui sous-tendent les relations et au sens qui a été posé socialement lors d'interactions sociales, sur et par les formations sociales elles-mêmes.

   Pour certains, l'interactionnisme structural est une approche subversive qui prend pour fondement que rien de sociologique n'existe d'emblée ; que si l'on observe des "sociétés", des "cultures", des "individus", des "castes... c'est parce qu'au fil des interactions sociales, se sont construites toutes ces formations sociales. Pourtant, irrésistiblement, on ne peut s'empêcher de penser que par rapport à des approches marxistes, qui mettent en avant surtout des contradictions, ce que Harrison WHITE et ses collaborateurs ne font pas, du moins directement, que le chemin parcouru par la sociologie - notamment américaine - est décidément laborieux pour parvenir à ce qu'une autre sociologie savait déjà : les formations sociales, comme les actions sociales, en question, ne vont pas toutes dans la même direction ou vers le même buts...  Par ailleurs, bien entendu la formation sociale, dans leur sens, ne recouvre pas exactement le sens qu'en donne les penseurs marxistes.

 

Une portée considérable, rendue possible par de nombreux auteurs, en dépassant un certain formalisme

     L'ouvrage, surtout avant sa révision, de Harrison WHITE est très aride et très dense, difficile d'accès. Ne serait-ce que avec beaucoup de circonvolutions, il multiplie les emprunts à des approches déjà bien fructueuses en elles-mêmes... Un lexique de l'interactionnisme structural est d'ailleurs bien plus aisé à établir à partir de l'ouvrage de 2008 que à partir de celui de 1992. Il suscite d'ailleurs de nombreux commentaires, en Europe comme aux États-Unis, et stimule pas mal de recherches. Il est difficile de tracer un parcours des influences, tant que travaux interdisciplinaires se sont multipliés à partir des travaux d'Harrison WHITE.

En 2013, par exemple, un appel à publication lancé par la section "Recherches sur les réseaux sociologiques" de l'Association allemande de sociologie, en arguant que bien que les avancées en sociologie relationnelle se produisent majoritaires aux États-Unis, la sociologie relationnelle a des racines profondes dans la sociologie de langue allemande. En plus de SIMMEL, MARX, ÉLIAS et LUHMANN, cette traditions allemande inclut des sociologues comme Leopold von WIESS, Karl MANNHEIM, Theodor LITT, Alfred SHÜTZ et Helmauth PLESSNER. Deux livres sur la sociologie relationnelle de F. DEPELTEAU et C.POWELL sont publiés en 2013, Conceptualizing Relational Sociology and Applying Relational Sociology. 

 

Michel GROSSETTI et Frédéric GODART; Harrison White : des réseaux sociaux à une théorie structurale de l'action. Introduction au texte de Harrison White, Réseaux et Histoire, SociologieS, 2007. Harrison WHITE, traduit et remanié avec Frédéric GODART et Michel GROSSETTI, sous la direction de H.C. WHITE; Indentité et contrôle, Les éditions de l'EHESS, septembre 2007.

 

   

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25 février 2020 2 25 /02 /février /2020 13:19

  Préfacé par Jack LANG, le livre de l'institutrice en milieu rural pendant 15 ans et enseignante d'espagnol au collège, professeur agrégé, docteur en sciences de l'éducation (Université de Bordeaux), membre de l'Observatoire international de la violence à l'école,montre combien, malgré toutes les réformes (ou en dépit d'elles, ou à cause d'elles...) entreprises dans le système scolaire, la question du sexisme y reste non résolue. Se penchant sur le système de punitions au collège et constatant que 80% des élèves punis au collège sont des garçons, elle pose la question de la persistance des rapports sociaux de sexe traversés par le virilisme, le sexisme et l'homophobie qui perturbent la relation pédagogique.

  Se défendant d'incriminer qui que ce soit, étant elle-même enseignante, et connaissant bien la difficulté "d'être juste et de garder la tête froide face aux provocations de certains élèves, quand la fatigue s'accumule ou que les choses en prennent pas le cours que l'on aurait souhaité." Elle entend soulevé des faits, qui mettent en doute, comme l'écrit Jack LANG, "la réalité des principes fondamentaux sur lesquels nous voulons croire assise notre École : égalité de traitement des sexes, dimension éducative de la punition, préparation et formation à la vie en société."

  C'est après une enquête dans cinq collèges aux caractéristiques socioculturelle très différentes, qu'au-delà des chiffres, elle cherche à dégager les processus par lesquels on arrive à cette situation, "c'est-à-dire les voies et les moyens, le pourquoi et le comment des choses". Elle propose de placer la variable genre au centre "pour revisiter les transgressions et le système punitif à la lumière des rapports sociaux de sexe." Dans une tradition fondée par FOUCAULT, dans la suite également de très nombreuses études sur l'univers du collège (que certains estiment encore structuré, institutionnellement, dans le temps et dans l'espace, architecturalement aussi - j'ai longtemps confondu de l'extérieur collège et caserne de CRS! - comme une prison...), dans la suite également de nombreuses études sur le genre, notamment depuis les années 1990, et enfin dans le sillon creusé par l'interactionnisme (voir les théories d'Erwing GOFFMAN dans l'arrangement des sexes), Sylvie AYRAL analyse les stéréotypes sexuels encore à l'oeuvre. Non seulement l'asymétrie sexuée est perpétué par l'activité des aujourd'hui nombreux intervenants dans l'univers scolaire, alors même que l'appareil punitif se présente comme un système de pouvoir autonome à l'intérieur des établissements, mais les élèves eux-mêmes instrumentalisent dans leur comportement les sanctions pour prouver leur virilité (notamment à l'égard de leurs camarades...).

Au fil des chapitres, elle expose les éléments de ses enquêtes en milieu riual, urbain, périurbain, public ou privé, et détaille à la fois les modes de sanctions privilégié et les qualifications usuelles (d'ailleurs divergentes), la quantité et la qualité des punitions (parfois très fluctuantes dans le même établissement - détail, qu'elle n'approfondit pas d'ailleurs, de conflits au sein même du personnel enseignant), la plus ou moins évidente proportionnalités des sanctions par rapport aux fautes commises, un principe d'individualisation des sanctions, parfois aléatoire - et les comportements de violences infligées entre les élèves. S'y révèlent les voies et les moyens par lesquels les sanctions du personnel enseignant et les violences infligées entre les élèves perpétuent rituellement les schémas de la domination masculine, de la virilité et de l'homophobie.

   Elle montre, avec énormément d'exemples concrets à l'appui, comment cette domination masculine, cette virilité et cette homophobie s'auto-entretiennent, dans les pratiques mais aussi dans les discours. Sans oublier de mettre en évidence le comportement des garçons par rapport aux filles et vice-versa, ces dernières étant souvent cantonnées, mais il semblerait que cela change en ce moment, dans le rôle de victimes et de faire-valoir... Rites virils et rites punitifs se renforcent mutuellement pour produire des garçons dont le caractère et le comportement, décidément, change lentement.

   Aux antipodes de la tolérance zéro - à laquelle elle ne croit pas réalisée et réalisable dans les faits dans  ces établissements scolaires - et du tout répressif - malgré une idéologie de l'autorité très mal assumé d'ailleurs par le corps enseignant, l'auteur plaide pour une éducation non sexiste, une mixité non ségrégative et la formation des enseignant au genre. Elle constate d'ailleurs dans la formation des instituteurs et professeurs, le genre brille encore par son absence dans l'ensemble des préparations à l'enseignement. Pourtant, Sylvie AYRAL estime que ces propositions apparaissent comme une urgence si l'on veut enrayer la violence scolaire. Bien entendu, ce n'est pas le manque de moyens actuels en personnel et en matériels qui va arranger les choses.

 

Sylvie AYRAL, La fabrique des garçons, Sanctions et genre au collège, Le Monde/PUF, 2014 (quatrième tirage), 205 pages.

 

 

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12 février 2020 3 12 /02 /février /2020 12:52

     Le sociologue américain Aaron Victor CICOUREL, élève de Alfred SCHÜTZ et de Harold GARFINKEL, professeur émérite à l'université de Californie à San Diego, contribue au développement de l'ethnométhodologie avant de se tourner vers la sociologie cognitive.

Après une licence de psychologie expérimentale puis un maitrise de sociologie (1951) et d'anthropologie à l'université de Californie à Los Angeles, il part en 1955 à l'université Cornell pour un doctorat en sociologie, et revient de nouveau à l'UCLA en 1957 pour un post-doctorat. Il y rencontre Harold GARFINKEL et entreprend d'écrire un livre avec lui un livre qui ne sera jamais terminé (ce qui est relativement banal dans un monde universitaire où existe bien plus de projets inachevés que de publications réalisées). En 1970, il s'installe définitivement à l'université de Californie à San Diego, où il noue de nombreux liens avec les milieux hospitaliers universitaires (au sein desquels il travaille par observation participante) et avec divers pionniers de la science cognitive (Donald NORMAN, Davis RUMELHART...).

Son principal terrain d'enquête est formé par les interactions entre médecins et patients, et en particulier l'usage en contexte des catégories professionnelles et ordinaires servant à nommer les troubles et les symptômes.

   Particulièrement connu en France pour ses travaux de sociologie cognitive appliquée à l'étude des interactions en milieu scolaire et en milieu médical, il ne se limite pas pour autant à ces deux domaines. Auteur également d'ouvrages de critique méthodologique (1964), de sociologie de la déviance (1968) ou encore de démographie (1974), Aaron CICOUREL se caractérise par un ancrage empirique ferme, couplé à une volonté de faire dialoguer la sociologie avec d'autres disciplines : la linguistique, la science cognitive, la médecine clinique. C'est aussi un des sociologues américains qui a le plus systématiquement cherché à comprendre et à prolonger le travail de Pierre BOURDIEU, ce dernier le lui ayant bien rendu. Comme Pierre BOURDIEU, Aaron CICOUREL s'est formé "à la dure", et a capitalisé une connaissance du monde social héritée de son milieu, de sa propre expérience...

   Dans chacun des domaines explorés, que ce soit sur le plan empirique ou sur le plan conceptuel, Aaron CICOUREL n'est jamais un suiveur ; il reste toujours un contestataire de l'intérieur. Ainsi, sa pleine maîtrise de l'ethnométhodologie lui permet de critiquer l'approche de GARFINKEL, et de lui opposer sa sociologie cognitive. Aux champions inconditionnels de l'analyse des conversations (Harvey SACKS, Emmanuel SHEGLOFF), il reproche de tomber dans le formalisme et il propose une approche plus ethnographique, permettant de prendre en considération nombre de particularités des acteurs en présence dans un lieu et à un moment donnés. Aux sociologues classiques de la médecine, il peut dire qu'ils ont trop insisté sur les relations sociales au sein de l'hôpital, et il développe ses études sur le raisonnement médical. Dans chaque univers où il intervient, CICOUREL déplace en quelque sorte le centre de gravité des travaux. A sa manière différente mais proche à bien des égards de celle de BOURDIEU, il fait de la sociologie un sport de combat. (pour reprendre le titre d'un entretien entre Maria Andrea LOYOLA et Pierre BOURDIEU d'Octobre 1999) (Yves WINKIN).

 

Aaron CICOUREL, le raisonnement médical. Une approche socio-cognitive, Seuil, 2002 ; La justice des mineurs au quotidien de ses services, Editions ies, Genève, 2018 (traduction de deux livre The Social Organization of Juvenile Justice, de 1968 et 1978) ; Sociologie cognitive, PUF, 1979 (traduction de Cognitive Sociology, de 1974).

Yves WINKIN, Aaron Cicourel, dans Encyclopedia Universalis, 2014. Philippe CORCUFF, Aaron Cicourel : de l'ethnométhodologie au problème micro/macro en sciences sociale, dans SociologieS, Découvertes/Redécouvertes, 29 octobre 2012 (sociologies.revues.org)

 

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11 février 2020 2 11 /02 /février /2020 13:22

     Le philosophe américain des sciences sociales, en même temps que sociologue, d'origine autrichienne Alfred SCHÜTZ est porteur d'une approche phénoménologique, fructifiée ensuite par nombre de ses élèves. Considéré comme le fondateur de l'idée d'une sociologie phénoménologique, il est influencé par la sociologie compréhensive de Max WEBER, par les thèses sur le choix et la temporalité d'Henri BERGSON, et surtout par la phénoménologie d'Edmund HUSSERL. Après son émigration aux États-Unis en 1939 (après un passage par la France), il subit l'influence du pragmatisme américain et du positivisme logique, qui renforcent son souci d'empirisme, attention chez lui au monde concret, au monde vécu.

 

Une carrière sociologique coupée par la seconde guerre mondiale

   Parallèlement à un travail d'avocat d'affaires (secrétaire exécutif à la Reitler and Company de Vienne), il réalise des recherches indépendantes à Vienne où il fréquente le Cercle de Mises, cercle interdisciplinaire fondé par Ludwig von MISES où il boue des amitiés notamment avec Felix KAUFMANN, Fritz MACHLUP et Eric VOEGELIN. Aidé (considérablement) par son épouse pour la réalisation de La construction signifiante du monde social. Introduction à la sociologie compréhensive, publié en 1932, il se joint cette année-là à un groupe de phénoménologues à Fribourg-en-Brisgau, à l'invitation de HUSSERL. En 1938, il est forcé d'émigrer à cause de l'invasion des troupes allemandes, et il mène des activités d'aide à d'autres émigrants, en France, puis aux États-Unis. En 1940, il contribue avec Martin FABER à la fondation de l'Inernational Phenomenological Society et de la revue Philosophy and Phenomenological Research. Il enseigne à partir de 1943 à la Graduate Faculty of Political and Social Science de la New School for Social Research à New York. Il a aussi un intérêts marqué pour la musique, ainsi que pour la peinture et la littérature.

   Outre la publication d'un livre important en 1932, les réflexions d'Alfred SCHÜTZ sont principalement développées, en anglais, dans une série d'articles scientifiques. Certains des plus importants sont rassemblés en 1962 dans Collected Papers. Certaines de ses contributions sont traduites dans Le chercheur et le quotidien, Phénoménologie des sciences sociales (1987).

 

La sociologie phénoménologique

   A la base de l'idée de sociologie phénoménologique, se trouve d'abord les travaux sociologique de Max WEBER, avant d'être rattachés dans l'esprit de SCHÜTZ aux idées de HUSSERL. Les travaux du sociologue allemand sont désignés comme celles d'une sociologie compréhensive parce que la "signification objective" que revêt l'action doit faire l'objet pour son auteur d'un acte interprétatif. Se disant contre une sociologie uniquement causale, le sociologue autrichien indique une sociologie où les acteurs s'expliquent et expliquent leur action. L'acte interprétatif pour les sciences sociales revêtent la première importance, et c'est d'ailleurs ce qui rend si difficile l'analyse de l'action sociale. Les travaux d'HUSSERL, à ce stade, fournissent des analyses étayées des structures temporelles de la conscience, et permettent de comprendre comme fonctionne l'intersubjectivité, En ayant à l'esprit qu'il s'agit-là des premiers travaux du philosophe HUSSERL, et non pas des développements de sa pensée, qui ne seront pas connus du vivant de SCHÜTZ. Ce dernier considère le potentiel des travaux de HUSSERL et remarque que la méthode de réduction eidétique n'est cependant pas applicable directement aux sciences sociales, car elle permet peu l'articulation des horizons propres à l'expérience, à la praxis, puisque ces horizons sont constitués d'une "sédimentation de sens" (Logique formelle et logique transcendantale). C'est ce type d'appropriation et d'application, jugée trop directe, de la phénoménologie eidétique aux problématiques de sciences sociales que SCHÜTZ reproche aux premières positions de Max SCHELER, ainsi qu'aux travaux d'Edith STEIN et ceux de Gerda WALTHER - des travaux qu'il juge, de ce point de vue, d'un usage naïf de la phénoménologie, comme il l'explique dans Husserl's Importance for the Social Science (L'importance de Husserl pour les sciences sociales).

C'est donc par un éclairage latéral, qui n'entre pas dans un certain détail de la pensée philosophique d'HUSSERL - qui suit un autre chemin... philosophique! - des réflexions husserliennes qu'Alfred SCHÜTZ développe sa sociologie phénoménologique ; cela se concrétise par des analyses en philosophie des sciences sociales, traitant principalement des fondements de l'appareillage conceptuel ayant pour pivot la temporalité, la conscience et l'action sociale. Il y a toute une dynamique entre la pensée de l'acteur et son action, dynamique que l'acteur ne maitrise pas totalement, pris dans un mouvement d'intention-action-justification dans le cadre de relations avec les autres acteurs, et influencé également par des conceptions-type évolutives. L'aspect temporel de son action est important car les temporalités des différents acteurs peuvent modifier le sens qu'il donne à son action. C'est sur cette dynamique que réfléchissent ensuite les continuateurs d'Albert SCHÜTZ : Lester EMBREE (développements sur la topologie des sciences), Harold GARFINKEL (ethnométhodologie, avec Harvey SACKS), Thomas LUCKMANN et Peter BERGER (coauteurs de La construction sociale de la réalité ; développement en sociologie de la connaissance), Maurice NATANSON (jonction entre dimension individuelle et dimension collective au sein de l'expérience vécue), et bien d'autres...

 

 

Alfred SCHÜTZ, Collected Papers, en 5 tomes, 1962-en cours d'édition) ; Essais sur le monde ordinaire, Éditions du Félin, 2010 ; Éléments de sociologie phénoménologique, L'Harmattan, 2000 ; L'étranger : un essai de psychologie sociale, suivi de L'homme qui rentre au pays, Éditions Allia, 2003 ; Écrits sur la musique 1924-1956, Éditions MF, 2007 ; Contribution à une sociologie de l'action, Éditions Hermann, 2009 ; Don Quichotte et le problème de la réalité, Éditions Allia, 2014. Maintes traductions des oeuvres d'Albert SCHUTZ sont de Thierry BLIN (par ailleurs auteur d'études sur l'oeuvre de SCHÜTZ).

Thierry BLIN, Phénoménologie de l'action sociale. A partir d'Albert Schütz, L'Harmattan, 2000.

 

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10 février 2020 1 10 /02 /février /2020 08:52

   Le sociologue américain Harold GARFINKEL est l'un des fondateurs de l'ethnométhodologie, école de sociologie américaine.

 

Une carrière universitaire de premier plan

    Après l'obtention d'un master en sociologie §et des études de commerce et de comptabilité) à l'Université de Caroline du Nord, il sert dans l'armée (dans une unité non combattante) pendant la seconde guerre mondiale. Il entreprend, en 1946, une thèse de Doctorat d'État en sociologie, sous la direction de Talcott PARSONS, au sein du Department of Social Relations for Interdisciplinary School tout juste créé à l'Université Harvard. Ami personnel de Talcott PARSONS, il en est pourtant le dissident sur le plan professionnel et méthodologique, reprochant à la sociologie traditionnelle la toute puissance des statistiques en même temps que le manque de rigueur dans la récolte d'informations permettant de les élaborer.

    Professeur Invité à l'Université d'Harvard, il devient professeur Titulaire de Chaire à l'Université de Californie, à Los Angelès (UCLA) en 1954 et y enseigne pendant toute sa carrière, y compris comme professeur émérite longtemps après sa retraite.

   Au sein de l'UCLA, il développe la démarche et les enseignements qui débouchent sur une nouvelle discipline de la sociologie : l'ethnométhodologie qui dote la sociologie de méthodes d'enquêtes en sciences sociales par analyses de discours. GARFINKEL obtient rapidement une notoriété internationale, particulièrement à l'occasion de ses travaux sur le fonctionnement des Cours d'assises. Son ouvrage "Studies in Ethnomethodology" devient l'un des plus cités au monde. Ses méthodes se diffusent dans maintes universités, chacun des professeurs et chercheurs construisant le champ social ayant recours à des ethnométhodes : méthode, sens local, éthique, intention et rationalité d'intention des acteurs, en même temps que déroulement de péripéties d'actions.

 

Des travaux diffusés largement en Europe

    Ses travaux ont influencé en France, entre autres, Bruno LATOUR, Albert OGIEN et Louis QUÉRÉ. Les représentants européens du Professeur Harold GARFINKEL sont, notamment, successivement Yves LECERF (X-ENPG, 1995), professeur de sociologie et de logique aux Universités de Paris VII et Paris VIII, directeur du Laboratoire d'ethnométhodologie de l'université PARIS VII, ami personnel de Pierre BOURDIEU et Vincent FRÉZAL, professeur de management, de droit et de géopolitique, initiateur de l'Éthique des addaires en Europe (EBEN), cofondateur et ancien administrateur du Cercle d'éthique des affaires. Les travaux dans ce domaine sociologique sont publiés surtout dans Arguments ethnométhodologiques.

 

Un contributeur essentiel dans la sociologie américaine

   Principal instigateur de l'ethnométhodologie, courant qui se développe aux États-Unis dans les années 1960-1970, il rassemble nombre d'éléments de la sociologie de William I. THOMAS et de Florian ZNANIECKI, de la phénoménologie et de la psychologie de la forme. Influencé également par les oeuvres de Charles Wirght MILLS et de Kenneth BURKE, pour sa problématique des accounts, il s'intéresse surtout aux méthodes mises en oeuvre par les agents sociaux pour produire leurs descriptions, explications ou justifications de leurs actions, ainsi qu'au fait qu'ils attendent normativement des uns et des autres qu'ils se considèrent comme comptables de ce qu'ils font et de la manière dont ils le font (accountability). La lecture du grand livre de PARSONS, The Structure of Social Action en 1938 l'inspire dans sa propre voie.

   Se référant beaucoup à SCHUTZ dans ses premiers écrits, il faut de plus en plus sienne la problématique du "champ phénoménal" de Maurice MERLEAU-PONTY, tout en la transformant en un thème proprement sociologique. Cette posture le conduit à insister sur le caractère sensible et concret de l'ordre et de l'intelligibilité du monde social (ce ne sont pas les discours et la réflexion qui en sont la source). Ce faisant, il rapporte leur production, leur reconnaissance et leur maintien à des opérations, réglées normativement, que les agents sociaux (les membres) font méthodiquement entre eux, ou les uns par rapport aux autres, dans la gestion de leurs affaires de la vie courante. cette production, cette reconnaissance et ce maintien sont étayés sur une connaissance de sens commun des structures sociales, sur des évidences constitutives de l'"attitude de la vie quotidienne", ainsi que sur une maîtrise pratique des méthodes et procédés selon lesquels les diverses activités s'organisent. Le fait que ces activités soient ordonnées en situation, dans un traitement de contingences et de circonstances concrètes, et avec juste ce qui est disponible, ou juste ce qui est requis pour ce qui est en cours, n'empêche pas qu'elles soient aussi objectives, qu'elles apparaissent indépendantes de ces contingences et circonstances, indépendantes aussi de ceux qui les réalisent et de leurs actes singuliers.

Au début des années 1970, GARFINKEL s'engage avec ses doctorants dans l'étude du travail, avec le souci d'y combler une lacune notable - à savoir l'absence complète d'attention à l'accomplissement même des activités coopératives en situation. C'est ainsi que sont lancées les premières enquêtes sur le travail des scientifiques dans les laboratoires.

    Les publications de GARKINKEL sont finalement peu nombreuses et son influence passe surtout par ses cours, ses conférences et l'exercice de ses mandats professionnels. L'ouvrage qui le fait connaître, Studies in Ethnomethodology en 1967 et traduit en Franaçsi 3 ans plus tard, y reprend des articles publiés à la fin des années 1950 et au début des années 1960, auxquels sont adjoints les résultats de nouvelles recherches (sur le cas du transexuel Agnes en particulier), ainsi qu'une tentative de systématisation du programme de l'ethnométhodologie. Parmi les articles antérieurs à cet ouvrage, les plus connus sont un texte très sufggestif sur "les conditions de succès des cérémonies de dégradation" et un long article sur la confiance comme "condition de la stabilité des actions concertées".

A la fin des années 1960, GARFINKEL écrit avec Harvey SACKS, un ancien étudiant d'Erving GOFFMAN, un article important sur l'indexicalité des actions pratiques. La première publication issue de la recherche sur le travail scientifique est un article publié en 1981, sur la découverte d'un pulsar optique par des astrophysiciens de l'université de l'Arizona. En 1986, GARFINKEL coordonne un ouvrage collectif destiné à faire connaitre les recherches de ses élèves sur le travail. A la fin des années 1980 et au début des années 1990 paraissent de nouveaux articles plus théoriques, où sont explicitées les relations de l'ethnométhodologie à la sociologie classique, et où est clarifié le programme de l'ethnométhodologie. Dans ces derniers textes, repris et développés dans un ouvrage paru en 2002, GAFINKEL se présente comme un héritier direct de DURKHEIM. Il propose surtout de comprendre l'aphorisme de Durkheim, selon lequel "la réalité objective des faits est le phénomène fondamentale de la sociologie", autrement que ne le fait la sociologie classique, c'est-à-dire en montrant comment cette objectivité est constituée dans le cours même de la vie sociale par les pratiques ordinaires des membres. Ce qui, entre parenthèses, n'est pas forcément bien reçu par l'ensemble des sociologues actuels...

En 2005, Anne RAWLS édite sous le titre Seeing Sociologically, The Routine Grounds of Social Action, un manuscrit date de 1948. Cet ouvrage éclaire une phase de la trajectoire de GARFINKEL. Il montre en particulier que le programme présenté en 1967 dans Studies in Ethnomethodology s'enracine dans une réflexion approfondie sur les problèmes que pose l'analyse sociologique de l'action sociale. (Louis QUÉRÉ)

  

Harold GARFINKEL, Studies in Ethnomethodology, Prentice-Hall, 1967. Traduction en Français, L'Ethnomethodologie. Une sociologie radicale, La Découverte, Paris, et  PUF, 2007) ; Seeing Sociologically. The Routine of Social Action, Paradigm Publisheers, Boulder, 2006.

Louis QUÉRÉ, Harold Garfinkel, dans Encyclopedia Universalis, 2014.

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8 février 2020 6 08 /02 /février /2020 07:12

   Sociologue américain,  élève de George Herbert MEAD, formé à la psychologie sociale, Herbert BLUMER jour un rôle important au sein de la ce qu'on a appelé la seconde génération de l'École de Chicago.

    En 1952, BLUMER devient le directeur du nouveau département de sociologie à l'Université de Californie, Berkeley. Secrétaire de l'American Sociological Association, avant d'en devenir le président en 1956, il pèse de tout son poids dans la formation du personnel d'une grande partie de la sociologie américaine. Il prend sa retraite en 1967, mais reste très actif, professeur émérite jusqu'en 1986. Autre autres activités, il est Consultant spécial et de la recherche pour l'UNESCO et représentant des États-Unis au Conseil de l'Institut sud-africain exécutif pour les relations raciales.

   Héritier de George Herbert MEAD, dont il retient l'idée que les individus agissent en fonction des significations qu'ils construisent, changeantes avec le temps, BLUMER crée le terme d'interactionisme symbolique, utilisé pour décrire la démarche des sociologues en provenance de l'École de Chicago, dont beaucoup ont été ses élèves (Howard BECKER, Erwing GOFFMAN...).

    il écrit dans The Methelogical Position of Symbolic Interactionism, publié en 1969 (Prentice Hall) dans son livre Symbolic Interactionism sur ses principes en trois points :

- Les humains agissent à l'égard des choses en fonction du sens que les choses ont pour eux.

- Ce sens est dérivé ou provient des interactions de chacun avec autrui.

- C'est dans un processus d'interprétation mis en oeuvre par chacun dans le traitement des objets rencontrés que ce sens est manipulé et modifié.

Il entend par là affirmer la primauté de la construction du sens au sein des interactions sociales. Face à la tradition behavioriste, alors dominante, BLUMER penser que les acteurs construisent leurs actions en fonction des interprétations qu'ils font des situations où ils sont insérés. Les individus ne subissent pas passivement les facteurs macrosociologiques. L'organisation de la société ne fait que structurer les situations sociales. Mais c'est à partir de leurs interprétations de ces situations que les acteurs agissent.

N'oublions pas que dans sa biographie figure une grande activité sportive dans le football, entamant une carrière dans les années 1918-1929, interrompue à cause d'une blessure au genou.

 

Herbert BLUMER, Industrialization as an Agent of Social Change, A critical Analysis, 1990, ebook ; Symbolic interactionism : Perspective and Method, New Jersey, Prentice-Hall, 1969, réédition 1986 ; Critiques of Research in the Social Sciences : An Appraisal of Thomas and Snaniecki's The Polish Peasant in Europe and America, 1939, réédition 1979  ; George Herbert Mead and Human Conduct, 2004 ; Public opinion and Public Opinion Polling, dans American Sociological Review, Volume 13, Issue 5, octobre 1948 (links.jstor.org). Pratiquement aucun ouvrage de Herbert BLUMER n'est actuellement traduit en Français.

Jean-Manuel DE QUEIROZ et Marek ZIOKOLWSKI, L'interactionnisme symbolique, PUR, 1994.

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