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7 novembre 2017 2 07 /11 /novembre /2017 12:41

     Helmuth Karl Bernhard, comte von MOLTKE, à la longue carrière militaire, porte sa marque sur le plan de l'organisation et de la stratégie prussienne puis allemande. Lors de sa présence à l'état-major du roi FRÉDÉRIC-GUILLAUME IV, il forme toute une élite d'officiers qui savent bien remplir leurs charges d'auxiliaires habiles auprès de leurs commandants en chef. En vue des espaces opérationnels considérables et des moyens de transport encore insuffisants de même que des effectifs faibles, il crée une doctrine stratégique prussienne qui reste en vigueur jusqu'à la veille de la Première Guerre Mondiale. Suivant la devise "Marcher dispersés - combattre réunis", MOLTKE regarde la stratégie de cette époque comme l'art de conduire les armées au champ de bataille et en vue de la bataille, avec l'autre avantage, vu leurs mobilités de laisser indécis l'adversaire quant à ses plans. Contrairement à ses adeptes postérieurs qui se croient capables de concevoir une guerre "éclair" de l'attaque de l'ouverture jusqu'à la victoire, la stratégie est toujours selon MOLTKE "l'art d'agir au mieux des circonstances". (B. KROENER)    

     

    Helmuth von MOLTKE est un général et un théoricien de la guerre de premier plan, à la fois dans le Royaume de Prusse et dans l'Empire allemand. Son influence est immense dans les domaines de l'organisation et de la préparation de la guerre. Il ne produisit pas de véritable traité militaire,sa doctrine se révélant à travers ses actions, ses discours et ses écrits à la fois nombreux et épars. Parmi ses textes les plus célèbres, son Histoire de la campagne de 1866, ses Questions de tactique appliqué et Sur la stratégie, sont très étudiés. Il vit dans une époque féconde en innovations technologiques et sait tirer le meilleur parti des nouvelles données logistiques qui découlent d'un certain nombre d'inventions comme par exemple le chemin de fer.

     MOLTKE est issu d'une famille appartenant à la vieille noblesse du Mecklembourg, son père ayant servi dans l'armée prussienne, puis dans l'armée danoise qu'il quitta avec le rang de général. Lui-même qui n'est pas particulièrement attiré par la carrière militaire, suit un chemin inverse que celui de son père. Il passe par l'Ecole des cadets de Copenhague avant d'être affecté dans un régiment d'infanterie de l'armée danoise. Trois ans plus tard, en 1822, il intègre l'armée prussienne, toujours dans l'infanterie, avec le grade de lieutenant. Peu après, il entre à l'Ecole générale de guerre dirigée alors par Carl von CLAUSEWITZ. Il est peu probable qu'ils se soient rencontrés (différence grade, de notoriété et de rang hiérarchique), mais leur deux noms sont par la suite indissociable. En quelque sorte, il met en pratique la théorie clausewitziennec, acquérant par là à son tour prestige et autorité. 

Il entre au service géographique de l'état-major en 1828 et y produit des études historique, y traduit (à usage privé, et cela est une pratique assez courante dans un milieu polyglotte), l'ouvrage de GIBBON sur le déclin de l'Empire romain. A partir de 1832, il voyage pour le compte de l'armée en Europe et en Turquie où il est conseiller pour la réorganisation de l'armée ottomane (1835), poussant la Turquie à adopter par là le modèle prussien. Il prend part à la campagne contre l'Égyptien Mohamed ALI en Syrie, mais le commandement de l'armée ignore ses recommandations et subit la défaite face aux Égyptiens en 1839. De retour en Prusse, il publie divers ouvrages, et après avoir songé à prendre sa retraite, se retrouve premier aide de camp auprès du prince FRÉDÉRIC-GUILLAUME qu'il accompagne dans toute l'Europe. MOLTKE est nommé en 1857 chef d'état-major de l'armée et il le reste pendant trente ans. Il prend part à la guerre de 1866 contre l'Autriche et à celle de 1870-871 contre la France, à l'issue de laquelle est fondé l'Empire allemand. 

MOLTKE sait exploiter au mieux la machine militaire léguées par les grands réformateurs SCHARNHORST, BOYEN et GNEISENAU, et pousse plus loin encore son action. Alors que la Prusse possède déjà le meilleur système de mobilisation des troupes, il veut accélérer sa vitesse. La Prusse est étendue, ce qui pose un certain nombre de problèmes logistiques. Avant même que l'Allemagne ait construit sa première ligne de chemin de fer, il a entrevu les avantages qu'il peut en tirer. Capable de déplacer les troupes six fois plus vite que ne l'avait fait NAPOLÉON avec sa Grande armée, la plus rapide de l'époque, le rail redéfinit deux éléments clés de la stratégie, le temps et l'espace. Il permet une mobilisation des troupes plus rapide ainsi qu'une plus grande efficacité dans la concentration des forces. Toujours dans le domaine du transport et des communications, MOLTKE modifie la configuration tactique de l'armée : il tient compte d'un réseau routier en plein essor qui lui permet de résoudre l'épineux problème du déplacement des troupes dont le gigantisme réduit de façon dramatique la mobilité. Avec un réseau routier plus vaste, il peut diviser ses troupes pendant les marches tout en maintenant la capacité de concentrer ses forces rapidement en cas de combat.

La doctrine militaire de MOLTKE se définit d'après les principes établis par ses prédécesseurs. Il retient les idées de SCHARNHORST et de GNEISENAU sur la formation des officiers et sur l'utilisation de l'Histoire comme champ d'étude expérimental. Le fondement théorique de sa doctrine repose presque exclusivement sur les principes de CLAUSEWITZ. Toutefois, il rejette l'élément le plus connu, à savoir la subordination de la guerre à la politique. C'est cette conception que retiennent les stratèges et militaires allemands du premier entre-deux-guerres (1871-1914), suivant en cela l'idée force que l'armée constitue l'ossature de l'Empire. Si la guerre obéit à des impératifs politiques, une fois la guerre commencée, c'est le haut commandement militaire qui prend toutes les décisions. De CLAUSEWITZ, il retient l'idée que la guerre a pour but de détruire l'adversaire à la fois physiquement et moralement. A cet effet, ses forces doivent être anéanties et la totalité de son territoire occupé. Le point culminant de la guerre est atteint lors d'une bataille décisive. Mobilité, rapidité et concentration sont les composantes principales de la victoire. la destruction des forces ennemies doit être totale et cela constitue un véritable credo dans l'armée. MOLTKE est tout aussi méticuleux et minutieux dans la préparation "intellectuelle" de la guerre que dans sa préparation physique. Si l'on ne peut prévoir le cours de événements d'une guerre future, l'on peut néanmoins étudier les diverses éventualités capables de se produire.

Son champ d'étude est vaste, comprenant non seulement l'activité militaire mais aussi la situation politique, économique et technologique d'une nation. Il analyse la situation des grandes puissances mais aussi celle des Etats plus modestes tout aussi capables pourtant de changer le cours d'un conflit  (sa méthode est reprise et élaborée par Friedrich von BERNHARDI avant la Grande Guerre). Malgré cet intérêt pour une méthodologie rigoureuse, MOLTKE reste conscient que la guerre est avant tout un art et non une science "On a volontiers recours, écrit-il, aux principes et aux doctrines, mais principes et doctrines ne peuvent être fournis que par la science, et cette science est pour nous la stratégie. Cependant, la stratégie n'est pas de la même essence que les sciences abstraites. Celles-ci reposent sur des vérités immuables et bien définies qui servent à édifier des systèmes et se prêtent à toutes sortes de destructions. (...) La guerre devient ainsi un art, mais un art dont l'application nécessite l'emploi de beaucoup de sciences. Ces sciences sont loin de suffire pour faire un homme de guerre." Sa doctrine de guerre est une méthode à la fois rigoureuse et souple. Il est persuadé qu'il n'existe pas de stratégie supérieure à toutes les autres et utilisable en toutes circonstances qui sont en partie imprévisibles ou pour le moins difficiles à prévoir. Pour le comprendre et les évaluer les unes par rapport aux autres, seul le génie guerrier est capable de s'élever au-dessus de prévisions scientifiques qui ont leur utilité mais aussi leurs limites. L'intérêt qu'il porte à cet élément le pousse à étudier de près tous les problèmes liés à l'organisation du haut commandement de l'armée. Selon lui, certains "grands capitaines" comme NAPOLÉON ont un sens inné des choses de la guerre et n'ont guère besoin de conseils. De tels génies sont rares, chaque siècle en produisant un à peine. Le commandant en chef doit donc être bien entouré par des hommes plus ou moins nombreux ayant une longue expérience de la guerre. MOLTKE préconise la création d'un chaîne de commandement permettant au commandant en chef de déléguer un certain nombre de tâches et de décisions à ses subordonnés, en particulier sur le terrain, tout en se limitant, pour ce qui le concerne, aux décisions les plus importantes. Il doit lui-même posséder une grande liberté d'action, vis-à-vis de ses subordonnés mais aussi de ses supérieurs (politiques) qui, selon lui, doivent lui donner une entière indépendance. Le chef d'état-major de l'armée doit être le seul et unique conseiller du prince, situation que MOLTKE réussira à imposer à partir de 1866. Toutefois, il n'obtiendra jamais l'entière liberté qu'il réclame. Soumis à l'autorité politique du prince, il connaitra une situation personnelle plus proche de la relation préconisée par CLAUSEWITZ que de celle qu'il souhaitait. D'ailleurs, sa coopération fructueuse avec BISMARK sera souvent conflictuelle, en particulier lors de la guerre franco-prussienne de 1870-1871 où il ne partage pas la vision instrumentale de la guerre du chancelier allemand. La pensée et l'action de MOLTKE seront reprises par Alfred von CHLIEFFEN, dont le nom est souvent associé au sein. (BLIN et CHALIAND)

 

       Hajo HOLBORN, considérant MOLTKE et SCHLIEFFEN comme les plus grands représentants de l'école russo-germanique, explique que le premier tire pleinement profit des idées et des institutions développées pendant les guerres de libération. C'est seulement avec la guerre de 1866 qu'il acquiert la stature qu'on lui connait. En effet, bien que chef d'état-major dès 1857, comme GUILLAUME s'intéresse plus aux questions de réorganisation politique et technique qu'aux questions stratégiques, il reste dans l'ombre et c'est plutôt ROON, ministre de la Guerre, qui domine les conseils d'Etat. GUILLAUME et ROON son résolus à améliorer l'efficacité de l'armée et cela implique d'abolir définitivement les sections de caractère milicien où survivait un esprit plus libéral. La Landier populaire (garde territoriale ou nationale) est alors réduite au profit d'une armée permanente, à recrutement basé sur la conscription, laquelle est plus poussée et effective en Prusse qu'ailleurs, considérablement élargie. Le corps des officiers de carrière royalistes obtiennent alors le contrôle de toutes les institutions militaires de la nation. Le Parlement prussien combat cette mesure mais la réorganisation est appliquée, sans même son consentement, sous BISMARK. Le conflit constitutionnel qui en découle perdure jusqu'à ce que la politiques birmarkiennes et les victoires de MOLTKE viennent combler les aspirations à l'unité nationale allemande : d'abord l'émergence d'une Allemagne unifiée à côté, et au-dessus des nations de l'Europe et ensuite la victoire de la monarchie prussienne par le maintien de la structure autoritaire de l'armée prussienne. 

Par sa stratégie, tranchant avec la conception générale qui veut que l'on accorde le plus d'importance à une ligne d'opérations intérieures, qui consiste donc à gagner le plus d'espace possible et nécessaire à la manoeuvre, même en territoire ennemi, et même pour agir sur les arrières de l'ennemi, MOLTKE s'affirme en 1866 dans la guerre contre l'Autriche. Mais alors qu'on a souvent interprété la mise en oeuvre de cette stratégie et ses mots d'ordre durant cette guerre, il ne condamne pas franchement la conduite d'opérations sur une ligne intérieure et ne recommande pas systématiquement des manoeuvres concentriques. Dans la guerre de 1870-1871, il utilise les deux formes de stratégie. On a prétendu, dit toujours Hajo HOLBORN, que sa stratégie reflétait la supériorité militaire dont jouissaient les forces prussiennes à l'époque, mais une telle affirmation n'est juste que dans certaines limites. En 1866, MOLTKE dut accroitre légèrement la force des armées prussiennes en Bohême, et, ce n'était pas la supériorité des effectifs qui pouvait le lui permettre. Il prit le risque de dépouiller toutes les provinces prussiennes de leurs troupes et de ne laisser qu'une armée extrêmement réduite s'occuper des alliés allemands de l'Autriche. Si la compagne de Bohême avait trainé en longueur ou débouché sur une impasse, NAPOLÉON III aurait pu saisir cette occasion de s'emparer de la Rhénane et de fixer le sort du continent. Ce genre de possibilités n'étaient pas absolument exclues de la guerre de 1870-1871.

Après le traité de Francfort, la Prusse-Allemagne pouvait commencer à respirer plus librement, à condition que le gouvernement réussit à empêcher une coopération militaire entre ses principales voisines, la France et la Russie. MOLTKE avait considéré cette éventualité pour la première fois en 1859, mais elle n'avait été qu'un nuage passager sur l'horizon politique. A partir de 1879, la menace d'une éventuelle coalition franco-russe apparut de plus en plus manifeste à l'état-major général. Après la conclusion de l'alliance franco-russe au début des années 1890, elle devint sa considération stratégique majeure.

Les plans de MOLTKE, face à cette situations, suivaient la ligne de sa stratégie passée, à savoir combattre un ennemi avec les forces les plus réduites possibles de façon à disposer d'un nombre supérieur de troupes pour écraser l'autre ennemi. Il préconisait d'opérer une défense à l'Ouest et de prendre l'offensive contre la Russie. Il était possible à l'Allemagne, qui possédait l'Alsace-Lorraine, de défendre sa frontière occidentale avec des forces minimes, mais elle ne pouvait espérer arriver à des décisions rapides contre la ligne toujours plus développée des fortifications françaises. En revanche, on pouvait s'attendre à des résultats plus importants en Russie. Le second successeur de MOLTKE à la tête de l'état-major général, le compte SHLIEFFEN, renversa cet ordre des choses en 1894 ; à partir de ce moment, les plans de guerre allemands sur deux fronts envisagèrent d'abord une offensive à l'Ouest. 

 

Helmuth von MOLTKE, Instructions du 24 juin 1869 pour les chefs d'armée, I : généralités, École de guerre, Paris, 1909 ; Sur la stratégie, Mémoire de l'année 1871, École de guerre, Paris, 1909. Disponibles dans Anthologie mondiale de la stratégie, Sous la direction de Gérard CHALIAND, Robert Laffont, collection Bouquins, 1990. Helmuth von MOLTKE, La guerre de 1870, éditions Collection XIX, e-book, 2016 ; Correspondances militaires, 4 tomes, éditions du quotidien, 2003.

Henri BONNAL, Les Maîtres de la guerre : Frédéric II, Napoléon, Moltke, d'après les travaux inédits de M. le général Bonnal, édition Léonce Rousset, Paris, 1899. Eugène CARRIAS, La Pensée militaire allemande, Paris, 1948. Freiherr von der GOLTZ, Moltke, Berlin, 1903. Halo HOLBORN, Moltke et Schlieffen : l'école russo-germanique, dans Les Maîtres de la stratégie, Sous la direction de E. MEAD EARLE, Berger-Levrault, 1980. Max JAHNS, Feldmarschall Moltke, Berlin, 1900. Eberhard KESSEL, Moltke, Stuttgart, 1957. J.L. LEWAL, Le Maréchal de Moltke, organisateur et stratège, Paris, 1891. Daniel HUGHES, Moltke on the art of war : Selected writing, Presidio Press, 1995.

Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016. B. KROENER, Moltke, dans Dictionnaire d'art et d'histoire militaires, Sous la direction d'André CORVISIER, PUF, 1988.

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3 novembre 2017 5 03 /11 /novembre /2017 12:36

     Dietrich Adam Heinrich von BÜLOW (Henri Bülow), membre d'une grande famille de militaires, est un écrivain prussien. Il a écrit des ouvrages de tactiques militaires qui eurent du succès, surtout son Histoire de la campagne de 1805 où il critiquait les opérations du gouvernement. Incarcéré pour ce fait, il meurt en prison. Il était un grand partisan de Emmanuel SWEDENBORG 1688-1772), scientifique, théologien et philosophe suédois, qui dans la première partie de sa vie était un scientifique et un inventeur hors pair.

Sans doute l'oeuvre - très populaire dans les milieux lettrés et militaires - pourtant presque inconnue aujourd'hui, de cet écrivain est-il un exemple d'opinions erronées très partagées qui ont été ensuite mises sous le boisseau à cause d'événements qui les ont contredites cruellement, comme s'il fallait les oblitérés de la mémoire. Or, le lot de nombreux écrits militaires est d'être souvent faux alors qu'ils paraissent au moins vraisemblables et très bien pris sur le moment en considération. Mais "on" préfère se rappeler d'un plus petit nombre d'écrits militaires clairvoyants au niveau de l'analyse comme au niveau de la prospective... Malgré l'opprobre qu'il connait par la suite et même de son vivant, cela n'empêche pas de vrais stratégistes et de vrais stratéges de piller, en le nommant ou pas, une partie de son oeuvre aux idées mal agencées et dispersées...

 

Heinrich Dietrich von BULÖW est le témoin des grands bouleversement politique qui secouent l'Europe à la fin du XVIIIe siècle et qui transforment la nature de la guerre. Ses écrits militaires reflètent ces changements provoqués par la Révolution Française, qui mettent fin à la période des guerres de type limité. Partisan de la guerre de mouvement et annonciateurs des grandes réformes militaire de l'ère napoléonienne, il appartient à deux époques à lofais, d'où l'aspect parfois contradictoire de sa pensée. Il vaut mieux parfois considérer ses écrits isolément les uns des autres, pour bien percevoir ses apports novateurs ou archaïques lorsqu'il les rédige. 

BÜLOW s'engage dans l'armée prussienne à quinze ans et sert dans l'infanterie puis la cavalerie. Il quitte l'uniforme avec le grade de lieutenant, voyage et rédige une douzaine d'ouvrages dont L'esprit du système de guerre moderne (Der Geist des neuern Kriegssystems) paru en 1799, puis Neue Taktik der Neuer, wie sie seyn sorti en 1805 et Der Felzung von 1800, militärisch-politisch betrachtet en 1806. Il publie en France son Histoire de la campagne de 1800 en Allemagne et en Italie en 1804.

BÜLOW a le mérite de reconnaitre l'impact du feu sur la stratégie moderne : la puissance du feu contribue à l'augmentation de la taille des armées sur le continent et les rend dépendantes de leur ravitaillement en vivres et en munitions. Pour s'adapter à ces nouvelles exigences, il reprend le concept de lignes d'opérations inventé par Henry LLOYD, puis élaboré par Georg TEMPELHOFF, qui permet aux armées modernes de planifier leur stratégie selon leur logistique. Mais le théoricien prussien va plus loin que ses prédécesseurs en définissant une stratégie géométrique grâce à laquelle il prétend déterminer avec une précision mathématique le point sensible de l'adversaire et le lieu de la bataille décisive (et victorieuse). Il prétend faire de la guerre une science exacte et traite des implications géopolitiques de ses nouvelles doctrines scientifiques. Il élabore des théories sur l'espace politique et prévoit un échiquier international composé de grandes nations dont l'équilibre des forces assurerait à l'Europe une paix perpétuelle. La nécessité, pour un Etat moderne, de disposer d'une armée de masse devrait éliminer, pense-t-il, les pays de faible dimensions. Cette vision de l'avenir est fondée sur son principe des "bases" : plus un Etat possède une base étendue, plus il sera puissant. Mais plus une armée s'éloigne de sa base, plus elle aura de difficultés à assurer l'acheminement de son ravitaillement et plus elle sera vulnérable, chaque Etat étant limité par ses frontières naturelles. BÜLOW pense par ailleurs pouvoir calculer exactement cette perte de puissance d'une armée en mouvement, les lois régissant la guerre étant identiques aux lois de la gravité. Bien que ses théories soient contredites par l'exemple des campagnes napoléoniennes, il tente ensuite d'unifier ses principes de la guerre géométrique avec les nouvelles données militaires.

Il consacre les dernière années de sa vie à l'étude de NAPOLÉON qui le fascine à la fois comme chef militaire et comme chef d'Etat. Il perçoit, avec l'avènement de la guerre moderne "à caractère absolu", que la stratégie politico-militaire domine à présent le débat sur la guerre par rapport à la tactique, sur laquelle étaient fondées les guerres de l'Ancien Régime. Il est convaincu que la politique et la guerre sont intimement liées et qu'étant donné la complexité de la guerre moderne, le commandement suprême, incarné par NAPOLÉON, est la manière la plus efficace de mener à la fois un pays et une campagne militaire. Cette centralisation du pouvoir et la prédominance de la stratégie par rapport à la tactique éliminent, pense-t-il, le rôle du hasard, et font que la préparation et l'organisation de la guerre atteignent une dimension encore plus scientifique qu'auparavant. Sa définition de la stratégie et de la tactique est sobre : "La stratégie est la science des mouvements en dehors du champ de vision de l'ennemi, la tactique à l'intérieur de celui-ci".

Parmi toutes ces doctrines désordonnées et parfois confuses, on trouve néanmoins certains éléments clés à la base des théories élaborées un peu plus tard par JOMINI et par CLAUSEWITZ. JOMINI réussira avec plus de talent que Bülow à parier les principes des lignes d'opérations avec ceux de la guerre napoléonienne. Quant à CLAUSEWITZ, il reprendra certaines de ses idées sur la relation entre la guerre et la politique et sur le caractère absolu des conflits modernes, tout en critiquant sévèrement ses définitions de stratégie et de la tactiques ainsi que le fondement prétendument scientifique de ses théories. (BLIN et CHALIAND)

 

    Les historiens et commentateurs se montrent particulièrement sévères envers le personnage et l'oeuvre de Von BÜLOW. Ainsi PALMER écrit que "Frieherr Dietrich von Bülow, comme le comte de Guibert, était un petit noble possédant une modeste expérience de l'armée. Il gagnait sa vie en écrivant des livres sur de nombreux sujets. Il était aussi vélléitaire que Guibert et montra même un égotisme pathologique plus prononcé que ce dernier. Il rebutait tout le monde par ses prétentions au titre de sage méconnu, offensa les Russes à l'époque de l'alliance prusso-russe, fut déclaré fou et mourut en 1807 en prison à Riga. Depuis, il a eu droit à toutes les appellations, de celle de maniaque prétentieux jusqu'à celle de fondateur de la science militaire moderne."

Son premier ouvrage de 1799, qui acquit un immense crédit et fut bientôt traduit en français et en anglais, constitue pour les géopoliticiens d'aujourd'hui une étape dans le développement de leur discipline. Car il "concluait son ouvrage par des réflexions sur l'"espace" politique. Il déclarait (contrairement à Frédéric II) qu'en raison du système militaire moderne, l'âge de petits Etats était révolu". Il prédisait ainsi la carte de l'Europe de 1870, qui "ne s'appuyait pourtant guère sur une perspective précise de la situation militaire en 1799." Cet "ouvrage ne montrait aucune véritable compréhension des guerres de la Révolution. Pour Bülow, seule la nouvelle formation ouverte des tirailleurs, représentait une innovation significative. On reconnaît à Bülow d'avoir clarifié la terminologie, en diffusant, en tant que vocables de signification différence, les termes de "stratégie", "tactique" et "base d'opérations", mais ses définitions ne furent pas généralisées. Son livre est une codification d'idées périmées. (...)". Sur les livres publiés en  1804,1805 et 1806, l'auteur n'est guère plus indulgent : "Cette oeuvre étrange et contradictoire reflétait à la fois le déséquilibre mental de l'auteur et le trouble général de l'Europe". C'est que Bülow voyait dans la victoire française de 1805 la justification de la doctrine de GUIBERT et que malgré les fortes critiques qu'il émet contre la direction prussienne de la guerre, il livre des idées qui restent juxtaposées. "Il ne parvient jamais à cette fermeté de compréhension et à cette unité directrice qu'il jugeait indispensables chez un chef. Il est même impossible de dire quels buts il se proposait. Il semble avoir approuvé la Révolution française et respecté les droits de l'homme ; cependant, il était moins libéral que Gneiseneau, pour le comparer à un autre militaire de carrière. Il se disait patriote prussien, mais il méprisait Frédéric II et déclarait que la Prusse, par son existence même, avait mis fin à l'existence nationale de l'Allemagne. (...). Au niveau pratique, il conseilla à la Prusse et à toute l'Europe de composer avec Napoléon après Austerlitz ; il disait qu'une quatrième coalition serait inutile et pressait le continent de s'allier avec l'Empereur français pour l'humiliation de l'Angleterre. (...)." (R.R. Palmer)

Raymond ARON, Penser la guerre, Clausewitz, volume 1 : L'âge européen, 1976. J.L. BINZER, Uber die militärische Werke des Hern von Bülow, Kiel, 1803. Carl von CLAUSEWITZ, Bemerkungen über die reine und angewandte Strategie des Hern von BÜLOW, Neue Belohnt IX, 1805.

R.R. PALMER, Frédéric le Grand, Guibert, Bülow : de la guerre dynastique à la guerre nationale, Les Maîtres de la stratégie, volume 1, Sous la direction de Edward MEAD EARLE, 1980.

Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016.

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1 novembre 2017 3 01 /11 /novembre /2017 12:25

     HÉRACLITE d'Éphèse, à l'oeuvre dont nous ne possédons plus que des fragments, est évoqué dans de très nombreux écrits, comme un philosophe grec de référence. Cité de nos jours comme "Présocratique", avec un ensemble de penseurs aux doctrines parfois opposées. La datation de sa naissance et de sa mort est plus qu'incertaine et ne constitue qu'un repère commode. 

C'est l'un des rares Présocratiques dont le caractère est relevé par nombre d'auteurs : d'humeur mélancolique due à l'imperfection de certaines parties de son ouvrage et aux contradictions qui s'y trouvaient, mais là encore il s'agit sans doute plus d'allégorie que de réalité... HÉRACLITE, en tout cas, essaye d'exprimer une vérité qui bouscule la pensée rationnelle, car pour lui la logique de la pensée ne peut atteindre l'épicentre de la philosophie. Misanthrope, méprisant, instable... autant d'épithètes utilisées pour discréditer sans doute son oeuvre, à un point qu'il est difficile, à moins d'érudition, "par défaut" parfois, de percer les méandres essentielles. En tout cas, tous les indices convergent pour indiquer qu'il s'efforce de penser la contradiction et l'opposition, et du coup pour nous, le conflit.

Pour Clémence RAMNOUX, "la légende et l'histoire concourent à représenter Héraclite comme un aristocrate déchu des fonctions de sa caste, maintenant, dans une cité asservie, parmi une plèbe bigarrée de Grecs et d'Asiates, la hautaine réserve d'une sagesse pour les meilleurs. Chez ce grec, le destin de la servitude aurait provoqué une réponse autre que l'exil, autre que la rébellion héroïque : le phénomène culturel d'une trouvaille philosophique."

     Il n'a pu ignorer ses prédécesseurs de l'école d'Ionien, THALÈS et ANAXIMANDRE de Milet. Mais il ne les cite pas dans les textes qui nous restent, et ne les reconnait pas pour ses maîtres. S'il nomme HOMÈRE et ARCHILOQUE, c'est pour les rejeter ; s'il mentionne HÉSIODE, XÉNOPHANE et PYTHAGORE, c'est pour leur reprocher beaucoup de savoir sans intelligence, et même de la charlatanerie. C'est un de ses marques d'ailleurs de ne reconnaitre aucun maitre. Il se targue de reconnaitre les fabrications mensongères des doctrines bonnes. 

     Dans son introduction des écoles présocratiques, Jean-Paul DUMONT écrit pour HÉRACLITE qu'il s'inscrit naturellement dans le développement inauguré par l'école de Milet. "Les témoignages de Simplicius, d'Aétius et de Galien, relatifs à sa position concernant le principe, concourent tous à faire de lui un digne successeur des Milésiens. Pour eux comme pour lui, le feu est le principe de toutes choses, ou encore l'unique et premier élément constitutif d'un monde un, mû et limité. L'histoire du devenir et de la génération des êtres est donc l'histoire des transformations de ce feu. La transformation du feu en air, de l'air en eau et de l'eau en terre, s'opère par un mécanisme de condensation. Inversement, c'est par raréfaction que la terre engendre l'eau qui produit l'air, qui retourne au feu.

Clémence RAMNOUX, raconte Jean-Paul DUMONT, dans la première édition de son Héraclite, écrit comment en juin 1940, voyant devant Saumur les vapeurs humides monter et s'exiler de la Loire, elle avait revécu l'intuition héraclitienne :

"La route montante et descendante

Une et même"

"Tout Héraclite est là, pour qui veut bien apercevoir la triple signification du propos, poursuit jean-Paul DUMONT.

- Premièrement, il s'agit bien, comme nous venons de le rappeler, d'une thèse proprement ionienne, puisque tout dérive d'un principe matériel. Que ce principe soit le feu n'apporte en soi rien de profondément original à cette philosophie, la variante du feu n'étant elle-m^me qu'une des variations possibles sur le thème du principe matériel. L'idée même d'un aller et retour, ou d'un temps lié dans son concept à la justice, et qui rend nécessaire un juste retour des choses, évoque le célèbre parole d'anaximander : "Il faut connaitre, dit en effet Héraclite, que toutes choses naissent et meurent selon discorde et nécessité."

- Mais, deuxièmement, la philosophie du temps, au lieu de susciter, comme chez Thalès et Anaximander, des recherches astronomiques inspirées par la nécessaire périodicité cyclique du temps, va produire une philosophie du devenir exprimée dans la formule du mobilisme universel. Comme le rapporte Platon dans le Cratyle : "Héraclite dit quelque part que tout passe et que rien ne demeure ; et, comparant les existants au flux d'un fleuve, il dit que l'on ne saurait entrer deux fois dans le même fleuve". Exprimée dans un style héraclitien, la conjugaison de la postulation selon laquelle le monde est un et de celle selon laquelle il est par ailleurs en devenir, produit chez Aristote la formule : "Le même est et il n'est pas". On ne saurait dire plus clairement que la coexistence de l'immobilité et du mouvement, de l'éternité et du devenir, implique contradiction et procède de la contradiction. Que l'astronomie se change ainsi en philosophie de la contradiction est la contribution essentielle d'Héraclite. C'est ce qu'expriment les images célèbres des attributs d'Apollon, interprétés en raison : l'arc et la lyre. Le différent doit concorder avec lui-même et la contradiction habiter toutes choses. Comprendre les choses, c'est comprendre le désaccord de l'Un et de l'unité des contradictoires. Le théologien Hésiode, qui passait pourtant pour en savoir long,

"n'était pas capable de comprendre le jour et la nuit. Car ils sont un".

Offenbach pourra chanter : "Mon Dieu! Que les hommes sont bêtes!, Héraclite entonne le même air au commencement de son De la nature :

"Le Logos, ce qui est toujours les hommes sont incapables de le comprendre, aussi bien avant de l'entendre qu'après l'avoir entendu pour la première fois, Car bien que toutes naissent et meurent selon ce Logos-ci, les hommes sont inexpérimentés quand ils s'essaient à des paroles ou à des actes, Tels que moi je (les) explique. Selon la nature séparant chacun et exposant comment il est(...)".

Ainsi la loi de nature est la contradiction et la raison (ou Logos) qui meut cette nature, est le principe développé par toute contradiction ou le principe de contradiction. Les contradictoires sont toujours un, et l'Un, éternel et immobile parce que un, est en même temps mobile et multiple, parce que mû contradictoirement par le mouvement qu'il engendre en lui, du fait de la volonté contradictoire propre à la nécessité et au destin qu'il porte en lui.

Comment Héraclite parvient-il à se sortir de cette contradiction? Si il y parvient, ce n'est pas sans obscurité, d'où son nom d'Obscur.

- Troisièmement, la pensée de la contradiction, à la fois comme moteur du devenir, comme raison d'être des choses et comme immanente à la nature de l'Un, en qui elle réside en germe au commencement, avant même tout développement ultérieur, produit une théorie nouvelle et à jamais originale du Logos. D'abord, le logos est le feu, principe matériel. Ensuite, quand les autres éléments se condensent, tout le feu ne se condense pas, de sorte qu'il subsiste aussi en partie comme feu, c'est-à-dire comme puissance de faire condenser et raréfier, qui meut les trois autres éléments issus de lui. Il est alors dieu, destin et âme. Il est, comme dit Aétius : "le Logos répandu à travers la substance du tout. Il est le corps éthéré, semence de la génération du tout et mesure de la période ordonnée". La parcelle de feu ou de Logos qui provient directement du feu primitif est la moira, c'est-à-dire "le lot qui provient de l'enveloppe céleste" et "trouve en nos corps un domicile hospitalier". L'origine de démon dans le fragment célèbre : "La personnalité de l'homme est son démon".

Mais il existe deux routes, et qu'à la voie descendante de la génération répond la voie montante, il existe deux sortes d'exhalation, qui, bien sûr, sont matériellement de même nature, mais dont l'une est interne au lieu d'être externe : "Pour les âmes, mort est devenir eau. Et pour l'eau, mort devenir terre. Mais de la terre, l'eau nait. Et de l'eau, l'âme."

De sorte qu'il existe deux sortes d'âmes, les âmes divines et sèches, et les mêmes humides et lourdes d'animalité. Tout cela est encore également du Logos ; mais, spécialement Logos, c'est-à-dire feu originairement pur, est la raison cosmique, ainsi que la raison sèche et brûlante du philosophe. En tant que raison, le feu est principe de la condensation qui le détruit comme feu, origine de la contradiction, et faculté de connaitre qui découvre la contradiction et pense contradictoirement l'unité, en découvrant la tension discordante qui est au fond de toute harmonie. On comprend d'Héraclite ait beaucoup de mal à formuler dans un discours (Logos) l'unité profonde à la fois du Logos comme feu, c'est-à-dire comme cause motrice et efficiente, et enfin des mouvements contradictoires (eux-mêmes Logos ou raisons) qui expriment les directions contraires des deux routes, descendante et montante, qui sillonnent et creuses l'unité du Logos un, quoique à la fois principe matériel et cause efficiente. Mais telle est bien, dans son couronnement, la leçon de l'école ionienne, dont la dialectique moderne tirera tardivement profit, surtout au XIXe siècle."

  Il nous est encore plus difficile, vu l'état de ce qui nous est parvenu de son oeuvre, à restituer sa pensée dans son intégrité. Encore est-il intéressant de constater que, par son obscurité même, la philosophie d'Héraclite, certainement par qu'il est tant cité!, suscite l'imagination et la réflexion sur une longue période à l'intérieur des philosophies postérieures. On sent bien qu'à travers le discours sur l'unité et la contradiction, qui renvoie aussi à la société et à ses conflits, on peut tenir là quelque chose d'essentiel sans qu'il soit exprimable immédiatement et complètement.

   Au travers des témoignages et des fragments, on suppose qu'HÉRACLITE n'écrivit qu'un seul et unique livre, malgré d'autres allégations qui donnent des indications bien incertaines (telle celle de la Souda). Les meilleurs analystes français, dont Jean BOLLACK (1923-2012), philosophe, philologue et critique, et Heinz WISMANN (né en 1935), philologue et philosophe, de double nationalité française et allemande, s'en tiennent à la version d'un seul livre. Il faut préciser ce qu'on entend par livre : un ensemble de tablettes (de pierre?) dont les phrases inscrites, suivant des procédés techniques sans doute grossiers, peuvent être aisément isolées et rassemblées par le lecteur... C'est d'ailleurs comme cela que des fragments peuvent être facilement isolés et replacés ailleurs, dans le processus de pensée du lecteur, et même recopiés à la suite, en dépit de leur place d'origine...
Ce livre, à l'existence donc hypothétique, écrit en ionien, langue de son auteur est désigné sous le titre Sur la nature (Mousai, les Muses, titre provenant sans doute de PLATON). Mais il existe par ailleurs des livres apocryphes d'HÉRACLITE. 

D'après Diogène LAERCE, l'auteur qui nous donne le plus long témoignage, cet ouvrage aurait été composé en trois parties : Sur le tout ou Sur l'univers, Sur la politique, et Sur la théologie. Mais cette division thématique relève cependant d'un anachronisme basé sur des divisions scolaires datant de la période hellénistique.

 

   Classant HÉRACLITE dans les penseurs préplatoniciens, Jonathan BARNES estime que pour HEGEL et encore plus pour nous, le problème de sa pensée est tel qu'"il y a autant d'Héraclite qu'il y a de philologues. Même si HÉRACLITE méprise ses devanciers, il creuse un sillon déjà tracé avant lui, et son livre sur la nature, tout comme les livres des Milésiens, en donne (de la nature) une explication raisonnée.

Il propose une astronomie qui rivalise avec celle d'ANAXIMANDRE, la fondant sur le feu. On trouve chez lui des réflexions sur la mort et la vie, le Logos s'étendant à notre état post morte. Et comme dans la vie comme après la mort, il existe une éthique et certains exégètes estiment que sa philosophie toute entière est une théorie de la morale. Comme beaucoup de philosophes, il écarte une façon de voir les dieux (anthropomorphique) et préfère l'identifier au feu cosmique et au Logos lui-même. Niant la possibilité d'une cosmologie et donc d'une théorie de l'origine de l'univers, il développe une conception d'éternité, de perpétuel recommencement.

Il affirme l'unité des opposés dans l'univers comme dans la vie humaine. Cette unité doit être comprise comme quelque chose de dynamique. Et la guerre elle-même signifie la tension interne aux choses, l'union dynamique des opposés qu'une analyse subtile a trouvée partout dans le monde naturel ; mais c'est une guerre juste, sans laquelle aucune chose n'existerait. "L'univers héraclitien se présente dans toute sa multiplicité, dans toutes ses contrariétés ; on y voit une lutte éternelle, impitoyable. Pourtant, c'est cette lutte qui garantit aux choses leur existence, une coexistence faite de conflits qui conserve les natures et les identités de ces choses, et qui s'achève selon des lois justes et déterminées. Voici la vision d'Héraclite, vision qui ne doit rien à une imagination poétique ou à un mysticisme ésotérique. C'est une vision qui s'est fondée sur une analyse rationnelle, étayée sur un empirisme scrupuleux (tiré de l'observation même de la nature) et qu'une âme qui n'avait rien de barbare a toujours contrôlée." HEGEL trouvera dans ce qui nous est parvenu de cette pensée, matière à méditation. (Jonathan BARNES).

 

    Émile BRÉHIER, dans l'ensemble qu'il nomme lui, les présocratiques, HÉRACLITE d'Éphèse, dit l'Obscur, situe sa pensée dans le contexte catastrophique des villes ioniennes d'alors. Dans un monde très conflictuel, cet auteur Grec a pu édifier une philosophie des opposés. 

La méditation personnelle d'HÉRACLITE (il méprise la recherche érudite consistant à empiler les traditions intellectuelles) se développe sur 4 thèmes, pour autant qu'on puisse les découvrir à travers fragments et témoignages : la guerre, l'unité de toutes choses, le perpétuel écoulement des choses, une vision ironique des contrastes.

- La guerre est le père de toutes les choses : la naissance et la conservation des êtres, écrit BRÉHIER, "sont dues à un conflit de contraires qui s'opposent et se maintiennent l'un l'autre. Souhaiter, avec Homère, voir "la discorde s'éteindre entre les dieux et les hommes", c'est demander la destruction de l'univers. Ce conflit fécond est en même temps harmonie, non pas au sens d'un rapport numérique simple comme chez les Pythagoriciens, mais au sens d'un ajustement de forces agissant en sens opposé, comme celles qui maintiennent bandée la corde d'un arc : ainsi se limitent et s'unissent, harmonieux et discordants, le jour et la nuit, l'hiver et l'été, la vie et la mort. Tout excès d'un contraire, qui dépasse la mesure assignée, est châtiée par la mort et la corruption ; si le soleil dépasse ses mesures et ne se couche pas à l'heure marquée par le destin, son feu brûlera toute chose. On le voit, le thème des contraires s'applique à la fois aux contraires simultanés qui se limitent dans l'espace, et aux contraires successifs, suite réglée d'excès et de manque, de satiété et de famine, qui se limitent dans le temps. Leur union solidaire est maintenue par Dikê, la Justice, au service de qui se trouvent les Enrinydes vengeresses ; ainsi chez Hésiode et Pintade, les Heures, filles de Thémis, étaient des déesses de la règle, de la justice et de la paix (Eunomia, Dikê, Eiréné).

- L'unité de toutes choses, c'est la vérité par excellence que "le vulgaire, incapable de prendre garde aux choses qu'il rencontre, ne remarque pas, l'or qu'on ne trouve qu'en remuant beaucoup de terre et que la nature aime à cacher, comme l'Apollon de Delphes révèle l'avenir tout en le cachant sous des mots énigmatiques ; c'est la sagesse qui n'est point la vaine érudition d'un Hésiode ou d'un Pythagore recueillant toutes les légendes, mais cette unique chose, séparée de tout, qui se fie aux yeux plus qu'aux oreilles, à l'intuition plus qu'à la tradition, et qui consiste à reconnaître l'unique pensée qui dirige toutes choses. Qu'est-ce donc cette unité? Est-elle l'unité de la substance primordiale, comme chez les Milésiens? Oui, en un sens : la substance primordiale est le feu, en lequel peuvent s'échanger toutes choses, comme toute marchandise s'échange contre de l'or ; tout nait et progresse selon que le feu, éternellement vivant, s'allume ou s'éteint avec mesure. Mais le feu n'est plus un de ces grands milieux physiques, comme l'étendue marine ou l'atmosphère génératrice de tempêtes, qui obsédaient l'imagination des Milésiens ; c'est plutôt une force incessamment active, un feu "toujours vivant". Le choix que fait Héraclite, appelle donc l'attention moins sur la substance des choses que sur la règle, la pensée, le logos qui détermine les mesures exactes de ses transformations."

- Le perpétuel écoulement des choses découle des observations : "Tu ne peux pas descendre deux fois dans le même fleuve ; car de nouvelles eaux coulent toujours sur toi". "L'être, écrit encore BRÉHIER, est inséparable de ce continuel mouvement ; la bière se décompose si elle n'est pas remuée ; on ne se repose qu'en changeant ; le temps déplace les choses, comme un enfant qui joue aux dames ; le jeune devient vieux ; la vie cède la place à la mort, la veille au sommeil. Les choses froides deviennent chaudes ; ce qui est humide se sèche."

- Une vision ironique des contrastes, un renversement qui nous révèle dans les choses l'opposé de ce que nous y voyions d'abord. "Pour les porcs, la fange vaut plus que l'eau limpide, et pour les ânes, la paille est supérieure à l'air ; l'homme le plus sage, vis-à-vis de Dieu, n'est qu'un singe ; l'eau de la mer est la plus pure et la plus impure, salutaire aux poissons, funeste aux hommes."

"Toutes les intuitions d'Héraclite, nous explique Emile BRÉHIER (et pas que lui , d'ailleurs...), tendent vers une doctrine unique et d'une singulière profondeur ; tous ces contestantes se retrouvent dans un contraste unique : le permanent ou Un et le changeant ne sont pas exclusifs l'un de l'autre ; c'est tout au contraire dans le changement même, dans la discorde, mais dans un changement mesuré et dans une discorde réglée que se trouvent l'Un et le permanent.

Héraclite a eu l'intuition que la sagesse consiste à découvrir la formule générale, le logos de ce changement. Parmi ces régularités, une des principales concerne les changements périodique du temps, qui ramène, après un cycle toujours pareil, les jours, les mois, les années ; s'inspirant de traditions fort anciennes qui remontent à la civilisation babylonienne, Héraclite s'efforça de déterminer une grand année qui fût, à la vie du monde, ce qu'une génération est à la vie humaine. La fin de cette grande année était marquée, si l'on en croit les documents postérieurs, par une conflagration universelle ou résorption de toutes choses en feu, après laquelle le monde renaitrait du feu ; mais peut-être, est-ce là une fausse interprétation d'Héraclite par les stoïciens ; sans doute, pour lui, tout se transforme en feu ; mais à tout moment cette transformation est équilibrée par une transformation inverse du feu dans les autres choses ; "le chemin du haut", la conflagration, est identique au "chemin du bas" ou extinction du feu en air ; en même temps, "il se disperse et se rassemble, il avance et se retire"."

Pourquoi nous attachons-nous ainsi à la pensée d'HÉRACLITE? Il suffit parfois de remplacer par feu par énergie, de songer à la conception contemporaine de l'attraction-répulsion qui gouverne l'équilibre des planètes, à la théorie de l'expansion continue de l'univers, aux conflits sociaux existant dans une société qui reste malgré tout une société qui possède sa cohérence, sa structure son fonctionnement, des idées sur la dialectique, marxiste notamment, pour se rendre compte de la modernité du penseur Grec. De même, son attitude face aux divinités, à la "religion populaire", aux cultes mystérieux orphiques ou dionysiaques, son mépris des conventions-habitudes-modes sociales, constitue un sentiment qui perdure durant des siècles jusqu'à aujourd'hui.

Emile BRÉHIER rappelle le succès de l'héraclétisme au courant du Ve siècle et au début du Ive, dont il reste deux échos : d'abord le traité Sur le Régime, conservé dans la collection des oeuvres attribuées à HIPPOCRATE, puis la peinture d'ensemble, si palpitante de vie que PLATON fait des mobilistes de son temps dans le Cratyle et dans le Théétète. Le traité médical applique à la théorie de la santé la doctrine cosmologique d'HÉRACLITE ; c'est l'harmonie du tout, c'est-à-dire l'ajustement des deux forces opposées, le feu moteur et l'eau nourrissante, qui constitue la santé. Il n'est pas d'ailleurs une doctrine cosmologique qui ne soit en même temps médicale ; l'idée que l'homme est un microcosme est, dans ce temps, une des plus banales et répandues qui soient. Quant à ceux dont nous parle PLATON, c'est-à-dire son propre maitre CRATYLE et ses disciples, ce sont des héraclitéens exaspérés qui, poussant jusqu'au bout le mobilisme universel, nient qu'il n'y ait rien de stable et se refusent à toute discussion et même à toute parole, sous prétexte que discussions et paroles impliquent la subsistance des choses dont on discute. L'héraclétisme, en ses derniers prolongements (dans l'Antiquité) est donc hostile à la philosophie dialectique du Veme siècle. (Emile BRÉHIER)

En fait, l'influence d'HÉRACLITE sur les philosophies postérieures, même si elle est difficile à distinguer tant elle semble dispersée et diffuse en multiples témoignages et reprises, est bien plus multiforme. Si sa pensée peut se retrouver aisément, sur leurs propres indications, chez PLATON, ARISTOTE, HEGEL, NIETZSCHE, HEIGEGGER, CASTORIADIS, CONCHE, DELEUZE et CHAR, bien plus d'éléments se retrouvent chez tous les penseurs de la contradiction et du changement, surtout chez ceux qui veulent relier, comme lui, les phénomènes cosmologiques aux phénomènes sociaux, au moins dans leurs fondements philosophiques. 

 

Emile BRÉHIER, Histoire de la philosophie, Tome 1, Antiquité et Moyen Âge, PUF, collection Quadrige, 2001. Jonathan BARNES, Héraclite, dans Philosophie grecque, Sous la direction de Monique CANTO-SPERBER, PUF, 1997. Jean-Paul DUMONT, Les écoles présocratiques, Editions Gallimard, folio essais, 1991. Clémence RAMNOUX, Héraclite, dans Encyclopédia Universalis, 2014. Jean BOLLACK et Heinz WISMANN, Héraclite ou la séparation, Editions de Minuit, collection Le sens commun, 1969.

 

 

 

 

 

 

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31 octobre 2017 2 31 /10 /octobre /2017 09:26

    Friedrich Adolf Julius Von BERNHARDI, général prussien et historien militaire allemand, était un auteur best-seller en Allemagne avant la première guerre mondiale, pour son livre L'Allemagne et la prochaine guerre de 1911. Avocat d'une guerre d'agression "vitale pour le peuple allemand", il est d'abord  lieutenant de cavalerie pendant la guerre franco-allemande de 1870-1871. Attaché militaire de 1891 à 1894 à Berne et à la tête du département d'histoire du grand général STAFF à Berlin et sert comme général pendant la première guerre mondiale successivement sur le front Est et sur le front Ouest. Tout au long de sa carrière, il préfère grandement son travail d'écrivain et de propagande à celui d'officier sur le terrain, qu'il mène toutefois avec la même ardeur.

     

     Von Friedrich BERNHARDI est souvent comparé à CLAUSEWITZ lorsqu'il publie son ouvrage La Guerre moderne en 1911 (suivi de peu par La Guerre d'aujourd'hui), considéré comme un des théoriciens allemands les plus stimulants du premier entre deux-guerres, entre les deux premières guerres franco-allemandes de 1870 et de 1914. 

A son analyse théorique de la guerre, il ajoute une vision prophétique des conflits à venir. pour lui, la guerre est un phénomène en évolution constante mais qui, comme tout phénomène social, possède ses propres lois. Il faut déterminer quelles sont ces lois puis réadapter sans cesse la doctrine au cadre mouvant de la guerre. Les conditions dans lesquelles se produisent les guerres sont toujours différentes, selon la nature des belligérants et le théâtre des opérations, même si la forme de la guerre change; sa substance reste la même. L'expérience pratique du soldat étant toujours limitée, il fait donc fouiller dans l'étude des combats du passé tout en restant conscient du fait que les leçons tirées n'ont qu'aune valeur limitée pour le présent et plus encore pour le futur. L'expérience de la guerre fournit une base d'informations utiles sur des éléments tels que les facteurs moraux, le rôle du hasard ou celui de l'individu. Mais il fait encore savoir appréhender les divers facteurs capables d'affecter la nature du prochain conflit et comprendre les changements survenus depuis la dernière guerre.

"L'expérience, écrit BERNHARDI, montre que, s'il est, d'une part, très important de se donner des principes pour faire la guerre, il est, d'autre part, extrêmement difficile de découvrir la loi des phénomènes de la guerre future dont se déduisent ces principes." Il est donc difficile pour une nation d'établir sa supériorité numérique et matérielle de manière telle qu'elle soit sûre de vaincre. En revanche, le théoricien allemand reste persuadé que les qualités morales des grands généraux, résolution, courage, hardiesse, constituent le facteur déterminant de la victoire. Il importe également d'être bien préparé et d'apprécier avec justesse ses propres forces et celles de l'adversaire.

L'application de principes nouveaux est l'autre élément ayant assuré aux plus grands généraux l'avantage nécessaire à la victoire. L'utilisation de principes oubliés peut également s'avérer décisive, comme ce fut le cas pour l'ordre oblique, utilisé jadis par EPAMINONDAS, et que FRÉDÉRIC LE GRAND remit à l'ordre du jour. En revanche, l'application rigide de certains procédés est néfaste. Le principe d'enveloppement appliqué par MOLTKE et SCHLIEFFEN, par exemple, est un principe de guerre cohérent, mais son élévation au rang de dogme stratégique (par l'état-major allemand) est, selon lui, ridicule.

Au-delà de la théorie, BERNHARDI est préoccupé par le sort de l'Allemagne dans la prochain de guerre. Partisan de l'offensive à la fois tactique et stratégique, il préconise une politique belliqueuse qu'il défend par des arguments moraux, historiques et scientifiques, notamment dans L'Allemagne et la prochaine guerre, de 1912. L'Histoire démontre que la nation qui attaque la première s'octroie un net avantage si elle parvient à conserver l'initiative pendant tout le conflit. L'Allemagne, pense-t-il, doit donc agir la première. Pour cela, elle doit évaluer intelligemment le caractère de la prochaine guerre et la valeur de ses ennemis potentiels, qu'il décrit avec soin. Trois éléments nouveaux vont déterminer la nature de la guerre :

- Tout d'abord, le prochain conflit sera un conflit de masse avec une participation populaire sans précédent.

- Ensuite, la capacité de destruction des armes modernes atteindra un seuil inconnu jusqu'alors.

- Enfin, la qualité des moyens de communication connaitra des progrès énormes.

L'emploi de "masses" accroit la puissance mais réduit l'efficacité tactique. En même temps, la taille des armées et les nouveaux moyens de destruction contribueront à rehausser le facteur psychologique, et les nouveaux moyens de communication devraient rendre les troupes totalement dépendantes de l'acheminement de vivres et de munitions. En conséquence, la nation qui saura se doter d'une armée mobile et efficace au niveau tactique devrait pouvoir s'assurer la victoire. Comme il sera impossible de mouvoir la totalité des troupes, la victoire se jouera en un point décisif où l'avantage incombera à l'armée sachant concentrer le maximum de forces le plus rapidement possible.

Von BERNHARDI est l'un des rares penseurs militaires à avoir su entrevoir, en temps de pais, les transformations fondamentales qui s'effectueraient à son époque, comme l'avait fair un siècle auparavant un autre prophète de la guerre, Jacques de GUIBERT. (BLIN et CHALIAND)

Nul doute que ce penseur dû étudier avec attention les évolution de la Guerre de Sécession américaine, notamment grâce à la présence sur place de nombreux observateurs/conseillers militaires européens, dont beaucoup allemands. Les trois éléments nouveaux énoncés sont bien des caractéristiques essentielles de la guerre lors de ce conflit armé.

Sans conteste également, les écrits du général BERNARDHI ont contribué à préparer de nombreux officiers et l'opinion publique allemands à considérer la guerre comme nécessaire (quasiment une nécessité divine...) pour le bien de l'Allemagne. Dans l'Allemagne et la prochaine guerre notamment, il expose pratiquement toutes les conditions nécessaires à cette guerre...nécessaire. Maints commentateurs estiment qu'il porte, par ses écrits, une certaine responsabilité dans le déclenchement (au niveau intellectuel) de la Première guerre mondiale. 

 

Von Friedrich BERNHARDI, L'Allemagne et la prochaine guerre, Editions du Trident, 1989. Disponible sur le site Gallica (BNF) ; Les ambitions allemandes et la guerre. Notre avenir, avec une préface de Georges CLEMENCEAU, Edition L. Conard, 1915.

Eugène CARRIAS, La Pensée militaire allemande, 1948.

Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016.

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29 octobre 2017 7 29 /10 /octobre /2017 06:48

   August Wilhelm Neidhardt von GNEISENEAU, général prussien, succède à SCHARNORST, après sa mort en 1813, comme chef d'état-major de l'armée et poursuit sa politique de réforme de l'armée. 

Débutant sa carrière militaire au sein de l'armée autrichienne, il combat en Amérique du côté des Anglais (trop tard pour combattre les insurgés) avant de passer dans l'armée prussienne, sur la demande de FRÉDÉRIC II en 1786. Cette pratique qui pourrait passer pour étrange dans le monde contemporain (mais dans le mercenaire international, on voit des cas analogues...) était à l'époque assez courante, et cela à tous les niveaux hiérarchiques, les nationalismes n'étant pas affermis comme aujourd'hui.

Il se fait remarquer lors des guerres napoléoniennes au cours desquelles il manifeste des qualités de commandement (Kolberg, 1807 et Leipzig, 1813). Contribuant à la défaite de NAPOLÉON à Waterloo (chef d'état-major de BLÜCHER), il est animé d'un sentiment de haine à l'égard des Français. Toutefois, il est persuadé que l'Allemagne doit tirer les leçons de la révolution stratégique découlant de la Révolution française. Devenu partisan de la stratégie d'anéantissement, il refuse toute restriction à la violence. 

Pour lui comme pour nombre des officiers supérieurs de sa génération (notamment STEIN et SCHARNORST), la Révolution française a su mettre en oeuvre la force vive de la nation et ils veulent puiser pour la Prusse aux mêmes sources. La réforme de l'armée passe par la réforme de l'Etat. Le peuple doit être entrainé à la guerre et animé d'un esprit militaire ; seul le service militaire obligatoire - très difficile néanmoins à mettre en pratique - peut amener à un tel résultat. Ces idées émises dès la déroute de 1806 commenceront à avoir un début d'application seulement dans la loi de 1814. 

Homme de terrain avant tout, GNEISENEAU est moins attentif aux considérations théoriques et philosophiques de la guerre que ne le sont ses amis SCHARNHORST et CLAUSEWITZ. Au sein de l'état-major, il rompt avec les vieilles habitudes en faisant participer un plus grand nombre d'officiers aux décisions, tout en dégageant le haut commandement de certaines de ses responsabilités les moins importantes. Il permet ainsi aux officiers subalternes de faire preuve de plus d'initiative, et crée dans son armée une cohésion et un esprit de corps beaucoup plus forts qu'auparavant. Quelques décennies plus tard, cette approche trouve son champion en la personne de MOLTKE. (BLIN et CHALIAND ; Jean DELMAS)

Dans la pensée militaire allemande, il n'occupe pas une position prédominante sur le plan théorique mais sa pratique, qui ne manque pas d'être conceptualisée dans nombre d'écrits, répond à la fois à la trop grande mobilité des officiers qui passent d'une armée à l'autre au gré des appels de carrière ou des conflits "professionnels" et à la "maladie" des armées, à savoir une désertion endémique qui connait des pics lors des batailles, notamment en cas de rumeurs de défaite ou de vraie défaite. Comme beaucoup d'officiers de son niveau (gouverneur de Berlin en 1818, comte en 1814), il produit quantité de rapports et de notes à l'appui de sa politique de réforme. Si ce genre du littérature n'est évidemment pas à la portée directe de l'opinion publique, il constitue souvent la base d'écrits plus théoriques écrits par d'autres. 

 

Eugène CARRIAS, La pensée militaire allemande, Paris, 1948. Hans DELBRUCK, Das Leben des Feldsmarschalls Gafen Neidhardt von Gneiseneau, Berlin, 1880. Rudolph FAHRNER, Gneiseneau, Munich, 1942. 

Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016. Jean DELMAS, Gneiseneau, dans Encyclopedia Universalis, 2014. 

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28 octobre 2017 6 28 /10 /octobre /2017 07:38

  Frédéric II de Prusse, dit Frédéric le Grand, de la maison des Hohenzollern, roi de Prusse de 1740 à 1786, et premier à posséder ce titre (ces prédécesseurs se font connaitre surtout sous le titre de Grand Électeurs...). Agrandissant notablement le territoire de ses Etats tout en rendant l'ensemble de la Prusse plus homogène, il fait entrer son pays dans le cercle des grandes puissances européennes. Écrivain prolifique, il aborde les domaines de la stratégie - politique et militaire - des arts, de la culture et de toutes les affaires administratives de son pays. S'il est beaucoup connu même aujourd'hui, c'est aussi à cause de toute une littérature écrite ou inspirée par lui. En matière de stratégie militaire, il émet une véritable doctrine d'emploi des armées et en matière de stratégie politique internationale, une théorie des équilibres européens. Enfin en matière de stratégie politique intérieure, il jette les bases d'un despotisme éclairé, dans la pratique comme en théorie.

 

  L'art de la guerre tel qu'il se pratique sous Frédéric le Grand marque à la fois l'apogée et la fin d'une époque. L'approche de la guerre du roi de Prusse, empereur en son royaume, est issu d'une tradition qui remonte aux débuts de la Renaissance et qui, malgré les variations au niveau de la tactique, reste fondée sur des principes stratégiques quasiment inchangés. La Révolution française de 1789, la levée en masse de 1792, les guerres napoléoniennes mettent fin à une longue période de guerres à objectifs et moyens limités. 

Grand admirateur d ela culture française, il rédige plus de la moitié de ses textes militaire et politique en français. Il correspond avec VOLTAIRE qui l'aide notamment à écrire son Anti-Machiavel. Lorsqu'il accède au trône, Frédéric II, comme plus tard NAPOLÉON auquel il sera souvent comparé, il tient entre ses mains pouvoir politique et puissance militaire. Théoricien de la guerre, historien - il relate soigneusement ses propres compagnes militaires -, le roi est avant tout un homme de terrain aimant l'atmosphère de la guerre. Son génie réside principalement dans sa capacité à exploiter des ressources économiques et militaires limitées. Lucide quant aux moyens dont il dispose, Frédéric sait s'adapter à toutes les situations de guerre qu'il peut rencontrer.

La guerre au XVIIIe siècle est fondée sur une stratégie défensive, acceptée pratiquement dans toutes les cours européennes. Le général à cette époque mène ses campagnes de façon méthodique. Avec des effectifs peu nombreux, il veut à tout prix éviter des pertes d'hommes importantes. En conséquence, il essaye de maitriser tous les paramètres de la guerre dans laquelle il va s'engager afin de réduire au maximum les risques. L'objectif de telles guerres est le gain de territoires plutôt que la destruction de l'ennemi. Le but est de provoquer la décision lors de l'affrontement direct. Toutefois, les stratèges affectionnent l'effet de surprise pour prendre l'ennemi de flanc. La connaissance du terrain est primordiale dans ces guerres où l'avantage se gagne par le mouvement. Favorisant l'approche indirecte, le général tente de détruire les réseaux de communications adverses afin de déséquilibrer l'ennemi et de l'attaquer en son point le plus faible. Comme chacun des adversaires s'attachent aux mêmes tactiques, il est essentiel de s'en garder, notamment en contrôlant étroitement le ravitaillement des troupes en vivres et en munitions. Il vaut mieux apporter dans ses campagnes de quoi ravitailler ses troupes plutôt que de compter vivre sur les territoires traversés.

C'est dans cet environnement stratégique qu'évolue Frédéric II qui en maîtrise toutes les subtilités grâce à une expérience militaire qu'il complète par une réflexion permanente sur la guerre. Cependant, il comprend que ses propres limites financières et humaines, ainsi que la position stratégique vulnérable de la Prusse, réclament une approche différente de la guerre. IL comprend que la guerre de mouvement ne favorise guère son armée et qu'il ne pourra jamais s'assurer l'avantage dans une guerre de mouvement. Il ajoute à ce constat rationnel un goût pour l'offensive et privilégie une approche tactique encourageant une décision rapide. Toutefois, cette approche tactique offensive est appliquée dans le contexte d'une stratégie défensive. Frédéric dispose d'une armée de taille modeste, surtout si on la compare à celles de ses voisins, notamment l'Autriche, mais il reste persuadé qu'un petit Etat peut parfaitement se défendre. Sur le plan politique, il comprend mieux que personne la notion d'équilibre des forces. Il engage rarement plus de 40 000 hommes dans la bataille, et compte sur la discipline et l'entraînement supérieur de ses troupes pour surprendre et dominer ses adversaires dans une guerre de mouvement où la rapidité reste son arme principale. Il doit compter sur les services de troupes mercenaires pour lesquelles il a peu de respect, mais le manque de ressources humaines en Prusse le contraint à employer des troupes auxiliaires. Cet élément impose certaines contraintes. La désertion constitue un véritable fléau pour qui commande une armée de mercenaire. La peur de la désertion oblige Frédéric à réduire le nombre de marches de nuit, limitant ainsi la rapidité de manoeuvre qui fait sa force.

Frédéric le Grand établit sa supériorité à travers la puissance de feu de son infanterie. Ses fantassins sont techniquement supérieurs à ceux des autres armées, particulièrement dans leur capacité à tirer et à recharger (qualité de l'armement). Il change la configuration de ses armées pour exploiter au maximum la vitesse d'exécution de ses troupes d'infanterie. Celles-ci avancent dans un alignement parfait, tirant par rafales sur le front adverse et achevant leur charge à la baïonnette. Les formations prussiennes sont très étendues mais délibérément dénuées de profondeur : les hommes avancent sur deux lignes par rangs de trois. Les formations de Frédéric son conçues pour déborder l'ennemi sur ses flancs. Sa propre expérience en Silésie et sa lecture de l'Histoire lui font adopter un ordre de bataille dit "oblique", employé dans l'Antiquité par le général grec Epaminondas. Dans cet ordre, une aile est renforcée alors que l'autre est "délaissée". C'est par l'aile forte que Frédéric espère surprendre l'adversaire, le déséquilibrer et entamer ainsi son encerclement total. Le succès de cette opération repose sur l'ignorance de l'adversaire quant à la provenance et la direction de l'attaque. Simple en théorie, l'offensive par ordre oblique requiert une discipline irréprochable et un entrainement rigoureux pour être mené à bien. La connaissance du terrain où l'attaque doit avoir lieu détermine en grande partie les chances de succès. C'est là qu'inter vient le "coup d'oeil" de celui qui organise et commande les troupes. Cette capacité à jauger terrain et adversaire est une des qualités de Frédéric.

La cavalerie occupe une place importante dans les armées prussiennes (depuis longtemps) et constitue un quart des troupes. Elle est utilisée principalement pour des actions de choc. Frédéric est réticent quant à l'utilisation de l'artillerie, en grande partie pour des raisons financières. Il doit cependant s'engager lui aussi dans la courses aux armements qui se poursuit tout au long du XVIIIe siècle, mais il cantonnera ses troupes d'artilleurs dans un rôle auxiliaire. Il utilise néanmoins son esprit inventif dans un domaine qu'il dédaigne en introduisant l'artillerie attelée. Sur le tard, il considèrera l'artillerie comme une arme égale en importance à l'infanterie et à la cavalerie. Finalement, il en fera un élément majeur de sa stratégie.

Du choc et du feu, la pensée stratégie du roi évolue au cours de sa vie. Ces changements suivent les transformations de la guerre et subissent l'influence provoquée par l'accumulation de ses connaissances théoriques et pratiques. Sa pensée militaire est contenue dans différents ouvrages. Ses principes généraux de la guerre, de 1746, sont tirés de son expérience des deux premières guerres de Silésie. cet ouvrage est adressé à ses généraux (normalement par des voies discrètes ou secrètes) mais les Français l'interceptent et ils sont publiés en 1760. Frédéric écrit en 1752 son Testament politique destiné à ses successeurs et suivi en 1768 d'un Testament militaire. Enfin en 1771, il destine à ses généraux son traité Éléments de castramétrie et de tactique. Comme tous les stratèges et commandants militaires à cette époque, il contribue aussi à la très vaste littérature formée de multiples rapports techniques, tactiques ou/et stratégiques, dont sont très friands d'ailleurs tous les services d'espionnage de l'Europe. 

Au fil des années, l'ensemble de sa pensée stratégique évolue. Au départ, lorsqu'il décide d'envahir la Silésie en 1740, Frédéric II se montre combatif, et il prend d'énormes risques pour la Prusse. Lors de la deuxième guerre de Silésie (1744-1745), il pense un moment à détruire la monarchie autrichienne mais doit y renoncer. Il conserve cependant la Silésie. La guerre de Sept ans (1756-1763) est au départ favorable à Frédéric qui profite de l'effet de surprise pour envahir la Saxe en 1756. Il marche ensuite sur Prague où il lutte contre les troupes autrichiennes. Il doit battre en retraite, menacé chez lui par les Russes et les Français. A Rossbach, il obtient l'un de ses plus beaux succès militaires, infligeant aux forces alliées une perte de près de 8 000 hommes (chiffre énorme pour une bataille à l'époque) pour seulement 500 victimes du côté prussien. A Luthen, il remporte une victoire grâce à son ordre de bataille oblique, la discipline de ses troupes et son utilisation du terrain. Avec seulement 33 000 hommes, il repousse 65 000 soldats autrichiens. Trop faible par rapport à la coalition à laquelle il fait face, il ne peut tirer bénéfice de ses victoires. A partir de là, la guerre de Sept ans devient pour la Prusse une guerre défensive. La guerre de Succession de Bavière (1778-1779) est avant tout une guerre de position, sans batailles décisives.

Au vu de ses campagnes militaires, Frédéric II évolue et entend maitriser le plus de paramètres possibles et manifeste moins d'enthousiasme devant le risque qu'à ses débuts. Bien que son tempérament le pousse vers l'offensive qui lui donne le sentiment de garder une plus grande liberté d'initiative, il ne se lancera dans des batailles décisives que muni de renseignements ey de connaissances topographiques de premier ordre lui permettant de s'assurer un avantage conséquent ainsi qu'une grande marge de manoeuvre. Au fil du temps, plutôt que de provoquer la décision sur le champ de bataille, Frédéric préfèrera jouer habilement sur les rivalités politiques et les rapports de forces entre les nations européennes.

La pensée stratégique et l'expérience militaire de Frédéric auront une certaine influence sur l'art de la guerre au XIXe siècle, malgré les bouleversements intervenus entre temps. Carl von CLAUSEWITZ s'inspire en partie de l'expérience du roi qu'il compare et oppose à NAPOLÈON BONAPARTE, ainsi que le feront d'autres historiens ou théoriciens de la guerre comme Hans DELBRÜCK ou Theodor von BERNHARDI. Le premier fera de Frédéric le stratège génial de la guerre d'usure (et limitée). CLAUSEWITZ est admiratif devant le génie guerrier du Frédéric, en particulier sa capacité à jauger l'adversaire ainsi que de sa façon de s'adapter aux circonstances, favorables ou défavorables. Il souligne le goût de l'offensive et l'audace, mais aussi la modération et la sagesse du monarque prussien. Il admire sa rapidité de décision, la supériorité morale qu'il possède sur ses adversaires et la manière dont il définit ses objectifs par rapport à ses propres moyens et ceux de ses rivaux. En revanche, il lui reproche un excès de confiance dans certaines circonstances. La plupart des critiques formulées à l'encontre de Frédéric, par CLAUSEWITZ et d'autres, concernent son incapacité à anéantir l'adversaire lorsque c'est possible, mais le roi appartient à une autre univers mental aristocratique. Le débat sur la stratégie d'anéantissement qui va devenir le mode de pensée dominant par la suite, oppose Hans DELBRÜCK, partisans de Frédéric, à d'autres théoriciens militaires allemands, notamment Theodo von BERNARHI, et ce débat reste encore ouvert aujourd'hui. (BLIN et CHALIAND).

  Si Frederic II est considéré durant son règne comme roi-philosophe, c'est que son habileté ne se limite pas à la stratégie militaire. En matière de stratégie politique, il réalise un certain nombre de réformes qui permettent non seulement de renforcer sa posture militaire mais également assure à la Prusse un rayonnement politique et culturel. Non seulement, il ne néglige aucun point de la nécessaire intendance des armées, mais il ordonne l'organisation de l'instruction publique (unification de l'enseignement), la mise en place d'un système judiciaire (code civil), la rationalisation de l'hygiène et de la sécurité des grande villes, et s'assure de la bonne marche du système fiscal (en donnant par exemple une importance accrue à l'impôt indirect, plus indolore et plus facile à gérer), bref dote son royaume de tous les éléments qui en font un véritable empire. A la base de tout cela, c'est l'assurance de son autorité par la réduction, comme l'avait fait Louis XIV en France en son temps, de l'importance et de l'influence de la noblesse en général et des minorités religieuses et politiques (catholiques, juifs...). A ceux-ci ils garantit des droits (pour les nobles sur leurs terres, quasiment inaliénables à leurs familles) en échange de leur obéissance. Il s'assure de tous les moyens d'un despotisme éclairé.

 A bien des égards son Testament politique se trouve bien au niveau de son Testament militaire. Nombre d'écrits sont consacrés aux moeurs, aux coutumes, au commerce, à l'industrie, à la législation. Dans le même esprit, il écrit également sur les ouvrages contemporains (Avant-propos de l'Histoire ecclésiastique de Fleury, Commentaire sur Barbe-Bleue), sur la morale et la philosophie. Il se targue de faire venir à la cour tout ce qui compte d'esprits brillants en Europe, tout en incitant à la construction d'une mémoire nationale (théâtre, musique, écoles, universités...). 

FRÉDÉRIC LE GRAND, Instructions militaires à ses généraux, sous la direction de LISKENNE et SAUVAN, Bibliothèque historique et militaire, tome V, 1844. Extraits dans Anthologie mondiale de la stratégie, sous la direction de Gérard CHALIAND, Robert Laffont, collection Bouquins, 1990. On retrouve des extraits tirés directement de ses oeuvres dans les livres ci-après. 

Jean-Paul BLED, Frédéric le Grand, 2004. Christopher DUFFY, The Military Life of Frederic the Great, 1986, réédition à Emperor's Press, 1996. Gehrard RITTER, Friedrich der Grosse : Ein Historiches Profil, Heidelberg, 1954. ASPREY, Frédéric le Grand, Hachette, 1989. R.R. PALMER, Frédérick le Grand, Guibert, Bülow : de la guerre dynastique à la guerre nationale, dans Les Maitres de la stratégie, sous la direction de E.M. EARLE, Berger-Levraut, 1980. 

Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Frédéric le Grand, dans Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016.

 

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25 octobre 2017 3 25 /10 /octobre /2017 07:01

    Gerhard Johan David von SCHARNHORST est un général prussien réformateur. Avec le comte August von GNEISENAU, il réforme de façon décisive l'armée prussienne en instituant  par exemple une armée de réserve, qui augmente notablement l'effectif potentiellement mobilisable. Il abolit en 1807, dans la foulée de sa réflexion sur le soldat, les châtiments corporels dans l'armée.

 Plus praticien que théoricien, SCHARNHORST est GNEISENAU, le grand réformateur de l'armée prussienne après la défaite d'Iéna (1806). Il est aussi le père spirituel de Carl Van CLAUSEWITZ sur lequel il exerça une influence considérable ainsi que sur toute une génération de disciples moins connus aujourd'hui (TIEDEMANN, BOYEN, RÜHLE, KLEIST).

Hanovrien, il sert d'abord dans l'armée de son pays (1778) avant de passer au service de la Prusse en 1800. Officier de cavalerie à ses débuts, il se retrouve ensuite dans l'artillerie et s'établit bientôt une solide réputation, à la fois comme théoricien de la guerre et comme technicien ne matière d'armement. Il se distingue dans la guerre contre la France, notamment à la bataille de Hondschoote (1793), puis au siège de Menin (1794). Son intérêt pour la théorie militaire et surtout son expérience pratique de la guerre le poussent à étudier de près le rapport entre la théorie et la pratique de la guerre. A travers son étude de l'Histoire, il va tenter de constituer une théorie "unifiée" entre ces deux aspects mais ne parviendra jamais à produire une doctrine théorique.

La Révolution française révèle à SCHARNHORST les avantages stratégiques que peut s'assurer une nation débarrassée des dogmes du passé. Il note la supériorité de la nouvelle armée française en matière de recrutement, d'organisation, de tactique et aussi de motivation par rapport aux autres armées européennes fonctionnant selon le modèle de l'Ancien Régime et dont l'exemple le plus brillant était incontestablement la Prusse. Affecté au 3ème régiment d'artillerie à Berlin dès son adhésion à la cause prussienne, il rédige un manuel d'artillerie et donne son avis sur la réorganisation de l'armée. A partir de 1801, il exerce son influence en tant qu'instructeur à l'Ecole des sciences militaires de Berlin qu'il réorganisera avec, entre autres, la création de l'Académie de guerre (1804) dont il devient le directeur. Il fonde la prestigieuse Société militaire en 1802 avec sept autres membres dont l'objectif est d'échanger des idées sur l'art de la guerre. Trois ans plus tard, la société comptera déjà près de deux cent adhérents. Ses conférences sur la stratégie et la tactique obtiennent un grand succès, et leur enseignement sera incorporé dans la nouvelle politique militaire de la Prusse. Les thèmes principaux de son enseignement seront repris et approfondis par CLAUSEWITZ. Ses innovations s'appliquent aux niveaux stratégique et tactique, et il s'intéresse aux problèmes concernant l'éducation des officiers et l'organisation de l'armée.

Bien qu'il soit à la recherche de fondements théoriques applicables universellement au phénomène de la guerre, il se propose tout d'abord de préparer ses officiers à la réalité du combat, en particulier à l'imprévu et à l'imprévisible. Selon lui, le soldat ne doit pas s'enfermer dans une conception anticipée et définie des événements. Plutôt que d'estimer les forces de l'adversaire, il est préférable de comprendre sa psychologie. Cet aspect de la guerre est le plus important, bien que SCHARNHORST soit conscient que "la partie psychologique de la guerre (soit) d'ailleurs un terrain très peu connu". Il importe au stratège de connaitre le "coeur humain", et c'est à l'aide d'une étude approfondie de l'Histoire qu'il y parviendra. Il substitue la méthode expérimentale à la méthode analytique qui dominait jusque là l'éducation militaire. Le seul champ expérimental disponible à celui qui étudie la guerre demeure l'Histoire, et c'est elle qu'il place au centre de son système éducatif. Cette conscience historique le contraint à interpréter la guerre comme un phénomène social dont les transformations vont de pair avec les changements dans l'ordre politique et social. C'est cette vision globale qui l'aide à comprendre l'évolution brutale de la guerre engrendrée par la Révolution française, et il va être le premier à mettre en relief la relation entre politique et stratégique que popularisera CLAUSEWITZ.

Un autre thème le préoccupe tout particulièrement, la concentration des forces. Le dilemme à résoudre consiste à disperser ses troupes avant l'attaque pour pouvoir les concentrer au maximum au moment de la bataille, soit "ne jamais se tenir concentré, mais toujours se battre concentré", conséquence directe de l'importance prise par l'artillerie. Dès 1797, dans une étude sur la réussite des armées françaises, il examine tous les éléments, du plus grand au plus infime, ayant un rapport, même lointain, avec la guerre. Chacun de ces éléments a son importance et aucun ne doit être négligé. Ainsi, il préconise l'abandon de l'ordre linéaire et rejette la colonne unique. Il encourage le ravitaillement combinant magasins et réquisitions. Nommé à la tête de la commission de réorganisation de l'armée en 1807, il propose de rompre avec l'esprit du XVIIIe siècle en organisant une armée moderne selon le modèle français. Convaincu que l'avenir de la guerre est lié au concept de nation armée, il préconise un système de conscription universel, radical pour l'époque par son étendue à toutes les classes sociales. Alors que les troupes étaient auparavant composées de nombreux étrangers, il préfère instituer un système de recrutement national. Momentanément reporté à cause du traité de Tilsit qui limite le nombre de recrues à 42 000, ce système sera finalement adopté en 1814, après sa mort, grâce à l'action d'un de ses anciens élèves, Hermann von BOYEN. SCHARNHORST répartit ses troupes en brigades composées de 7 bataillons d'infanterie, 12 escadrons et 7 pièces d'artillerie. Convaincu de l'importance que revêt le feu, il développe son artillerie. Enfin, il veut donner à l'officier l'esprit d'initiative et les moyens de ses décisions. En 1809, il est chargé de la réorganisation du ministère de la Guerre bien qu'il soit privé, pour des raisons politiques, du titre de ministre. Il crée une division spéciale chargée des plans d'organisation et de mobilisation de l'armée ainsi que l'entrainement et de l'éducation des troupes en temps de paix. L'état-major de l'armée est incorporé au ministère mais deviendra autonome à partir de 1821. En opposition avec la noblesse, qui craint pour ses privilèges, il tente de faciliter l'accès à la carrière d'officier à d'autres classes de la société. Malheureusement, il ne vivra pas assez longtemps pour voir appliquer ses réformes, mourant de ses blessures à la bataille de Lützen, le 28 juin 1813. 

Malgré tout, et surtout malgré les manoeuvres de la noblesse, en enseignement demeurera après sa mort grâce à ses anciens élèves qui le transmettront aux générations suivantes sous une forme ou sous une autre. MOLTKE, SCLIEFFEN et BERNHARDI seront animés par les principes qu'il a établi, remaniés et approfondis par GNEISENAU, BOYEN et surtout CLAUSEWITZ. (BLIN et CHALIAND)

Ses travaux théoriques dont des Mémoires pour servir à l'art militaire défensif (1775) constituent des références jusque dans l'Empire allemand de BISMARK, même s'ils sont rapidement plus que complétés par d'autres théoriciens. Tout le long de sa carrière, l'affrontement entre les armées de l'Absolutisme et celles de la Révolution française suscite, comme dans les Etats allemands, en Prusse un vastes débats d'idées - qui dépassent d'ailleurs les questions purement militaires - entre les partisans des conceptions frédériciennes et ceux qui estiment qu'il faut s'inspirer du modèle nouveau mis en oeuvre par la France. Il critique, après avoir pris part à la guerre de Sept ans,  brillamment et impitoyablement dans ses Betrachtung über die Kriegskunt (1797) les conceptions tactiques et le mode d'instruction frédériciens. Selon lui, et c'est le sentiment d'un certain nombre d'autres penseurs prussiens, le roi n'a remporté ses victoires que lorsqu'il a agi contre ses propres principes. Il plaide pour une tactique simplifiée pratiquée par une armée populaire, motivée par l'enthousiasme patriotique. Ce qui compte désormais, ce n'est plus la perfection de l'ordre linéaire, mais l'intensité de la force morale. En même temps, il attache une importance démesurée au rôle du hasard à la guerre qui, à ses yeux, n'est qu'un art extrêmement flou. Peu d'ouvrages théoriques allemands ont suscité de telles polémiques et ont été autant lus. Les partisans de l'ancien y voyaient une provocation, ceux du nouveau un traité génial et prophétique. Il va, entre autres, exercer une influence décisive sur H.D. von BULOW. F. von DECKEN, en dernier défenseur du système militaire de l'Absolutisme, fait entendre sa voix dans les Betrachtungen übes das Verhältnis das Kriegsstandes zu dem Zwecke der Staaten (1800). Pour lui rien ne doit changer car l'Absolutisme, avec son type particulier d'armée, marque un achèvement qu'il est impossible de dépasser. Mais les auteurs qui plaident pour l'armée de milice, pour le système de tirailleurs, pour le "soldat naturel" remplaçant le "mécanique" se font toujours plus nombreux. Une multitude d'écrits techniques vont tous dans le même sens de la réforme, et dès 1806, les réformateurs vont oeuvrer pour le renouveau de l'armée prussienne. (Jean-Jacques LANGENDORF)

 

Peu d'oeuvres du réformateur sont traduites en Français. Notons toutefois un Traité sur l'artillerie, publiée à Paris en 1840.

Engène CARRIAS, La pensée militaire allemande, 1948. Max LEHMANN, Scharnhorst, Leipzig, 1887. Rudolph STADELMANN, Scharnhorst, Shicksal und geistige Welt, ein Fragment, Wiesbaden, 1952. Hansjürgen USZER, Scharnhorst, Theoretiker, Reformer, Patriot, Berlin, 1979. 

Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016. Jean-Jacques LANGENDORF, Théoriciens allemands et prussiens, dans Dictionnaire de stratégie, Sous la direction de Thierry de MONTBRIAL et Jean KLEIN, PUF, 2000.

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22 octobre 2017 7 22 /10 /octobre /2017 07:34

     Von BERENHORST, dont les écrits ne sont pas encore traduits en français, mais qui est évoquée par certains auteurs d'histoire allemande, fait l'essentiel de sa carrière d'officier et d'écrivain en Prusse.

      Après avoir rejoint (à l'âge de quinze ans, mais ce n'est pas exceptionnel à l'époque pour un soldat), l'armée prussienne de FREDERIC LE GRAND, il participe à la guerre de Sept ans au sein de son état-major. Après une carrière diplomatique, il écrit des ouvrages stratégiques et philosophiques ainsi qu'un autobiographie.

Il s'intéresse tout d'abord à la théologie et à la philosophie ; il subit l'influence de KANT et tente d'appliquer certains de ses principes à ses propres analyses stratégiques. BERENHORST fait publier son premier volume de Réflexions sur l'art de la guerre en 1796, qu'il complète par un deuxième (1798) et un troisième volumes (1799). Ses aphorismes sont publiés en 1805. 

Dans ses écrits, il se montre sévère à l'égard des doctrines militaires de son époque, en particulier toutes celles qui visent à faire de la guerre une science exacte. D'après lui, l'application de certains principes de guerre, au niveau de la tactique, peut être justifié dans certains cas, lorsqu'un conflit oppose deux armées de natures fondamentalement différentes. Le combat antique, qui opposait les armées grecques et romaines à des armées moins bien organisées, pouvait voit triompher l'utilisation de certains principes guerriers appliqués de façon plus ou moins rigide. Lorsqu'une armée adopte une approche de la guerre nouvelle qui s'avère supérieure à celle qui prévaut chez ses voisins, comme la Grande Armée de NAPOLÉON, elle est victorieuse jusqu'au moment où les autres armées commencent à combattre selon les mêmes méthodes. A partir de ce moment, son avantage initial disparait.

Selon BERENHORST, la guerre ne peut être assimilée aux sciences exactes (on peut d'abord à la géométrie en deux dimensions...) parce que l'expérience historique démontre que les exceptions aux lois de la guerre sont trop nombreuses pour que l'on puisse raisonnablement établir des lois générales. La guerre ne peut donc être réduite à une science, comme le voudraient les modernes, ni à un art, comme le croyait les anciens. L'analyse de la guerre selon les règles de l'art  ou selon les principes prétendus scientifiques aboutit à des conclusions qui sont en contradiction avec la réalité. La guerre de Sept ans, par exemple, démontre qu'une armée combattant au mépris des lois fondamentales de la guerre peut vaincre une armée qui applique les principes à la lettre. Pourquoi cette contradiction? s'interroge-t-il. Parce que les théoriciens se sont trompés sur la véritable nature de la guerre et sur les facteurs qui déterminent réellement l'issue d'une bataille ou d'un conflit. Les facteurs moraux et psychologiques jouent un rôle essentiel dans la guerre tout comme l'imprévu et le hasard. C'est à la fois la force spirituelle qui animait ses hommes et sa propre chance qui permirent à FREDERIC de mener son armé à la victoire lors de la guerre de Sept ans, plutôt que ses qualités de général. Dans le débat opposant les adeptes du choc aux partisans du feu, BERENHORST défend la tactique du choc qui met en avant la force physique et morale des troupes, et il minimise le rôle de l'officier tout en élevant celui du simple soldat. En général, son analyse limite le rôle de l'individu et met en relief celui des masses populaires. Il se montre critique envers FREDERIC, l'accusant de ne pas avoir su exploiter certains éléments importants, comme le nationalisme. L'analyse critique de BERENHORST annonce les théories de CLAUSEWITZ, en particulier celles qui mettent en lumière les facteurs psychologiques et moraux et le rôle du hasard dans la guerre. Méfiant à l'égard de toute approche réductrice de la guerre, il appréciera néanmoins le système de JOMINI dont il approuve l'analyse des principes de guerre napoléoniens. (BLIN et CHALIAND)

 

     BERENHORST fait partie d'une importante vague de penseurs allemands, qu'ils soient prussiens ou non, dont la réflexion est boostée par la défaite des Alliés devant les forces de NAPOLÉON. Nombreux sont les théoriciens militaires prussiens comme lui qui sont convaincus de la nécessité de réformes, même s'ils ne sont pas toujours d'accord entre eux sur l'ampleur à leur donner. Parmi eux, c'est sans doute lui qui émet le plus grand nombre d'idées qui seront développées ensuite par CLAUSEWITZ.

Par ailleurs, et cela influe beaucoup sur son parcours intellectuel, il est le mentor du prince Franz Von ANHALT-DESSAU. Il est engagé à sa cour et l'accompagne lors de son Grand Tour (1765-1768) que BERENHORST relate ensuite en 1775. Dans son livre sur ce grand voyage, BERENHORST fait part de ses réflexions personnelles sur le plan militaire et sur beaucoup d'autres. Il transplante l'esprit des Lumières à la cour du prince. Son esprit cosmopolite ne l'empêche pas d'être foncièrement prussien. La lecture de cet ouvrage montre bien que l'hégémonie culturelle française n'implique nullement de la part des autres pays une acculturation. 

 

Arnand BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de la stratégie, éditions perrin,  tempus, 2016.

Edward von BULOW, Aus dem Nachlasse, Dessau, 1845. Ernst HAGEMANN, Die Deutsche Lehre vom Kriege, von Berenhorst zu Clausewitz, Berlin, 1930. Eberhard KESSEL, "Georg Heinrich von Berenhorst", Sachsen und Anhalt, IX (1933). Françoise KNOPPER, traduction de BERENHORST, Die Grand Tour des Fürstein Franz von Anhalt-Dessau und des Prinzen Johan Georg durch Europa Aufgezeichnet im Reisejournal des Georg Henrich von Berenhorst 1765 bis 1768, www.perspectivia.net (Institut historique allemand de Paris). 

 

 

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3 octobre 2017 2 03 /10 /octobre /2017 09:23

   PLOTIN ou PLOTINUS, philosophe gréco-romain de l'Antiquité tardive est le représentant du courant philosophique "néoplatonisme". Son oeuvre nous est connue surtout par un de ses disciples dans son école à Rome, PORPHYRE de Tyr, qui la regroupe dans les Ennéades. Sa relecture des oeuvres de PLATON est une source d'inspiration importante pour la pensée des fondateurs de l'Eglise chrétienne (les Pères, AUGUSTIN parmi les plus importants). L'originalité de sa pensée tient dans sa réflexion sur la nature de l'intelligence et de l'univers, conçus  comme provenant de l'Un, et destinés à revenir à l'Un, pensée qui séduit les promoteurs du monothéisme dans l'Empire romain. Fortement influencée par la philosophie indienne et l'ensemble des auteurs grecs anciens, il influence plusieurs lignées de philosophes, jusqu'à HEGEL, LÉVINAS ou JERPHAGNON. Sans doute pour bien comprendre la philosophie occidentale est-il indispensable de passer par l'étude des Ennéades, au même titre que les oeuvres de PLATON et d'ARISTOTE. 

   Les Ennéades se composent traditionnellement de neuf parties, mais la recherche actuelle (Pierre HADOT), permet de les restituer dans l'ordre chronologique. Il est possible que cette restitution facilite la compréhension de l'oeuvre, mais l'édition traditionnelle perdure encore.

   Maurice de GANDILLAC écrit que "reprenant la doctrine e Platon avec des éléments aristotéliciens et stoïciens, en même temps qu'elle subit l'influence de courants ultérieurs, la philosophie de Plotin représentent une recherche du salut autant que de la vérité, un épanouissement du platonisme autant qu'une véritable création. Elle s'impose surtout, à travers une interprétation originale du Parménide de Platon, par sa doctrine de l'Un et par sa conception du double - et unique - mouvement de la procession qui est effusion d'unité et de la conversion ou ascension purificatrice vers le Principe.

Après bien d'autres, Jaspers soulignait naguère toutes les contradictions du plotinisme, cet Un et cette matière qui sont parallèlement indétermination et puissance de tout déterminé, ce monde qui naît presque d'une faute et dans la beauté duquel on doit pourtant reconnaître un signe divin, ce mal qui n'est en principe qu'un moindre bien et qui le présente néanmoins comme séduction et même bourbier. Dans sa perspective éternise, Plotin ne saisit ni le tragique des "situations limites" ni le malheur des opprimés, "tourbe vile" dont il semble lier le sort à quelque immoralité antécédente (Ennéades III, IX, 9). S'il évoque en termes poétiques l'Un, qui est à la fois "aimable et amour même et amour de soi" (VI, VIII, 15), il ne traduit cet Eros sublimé ni dans une agapè fraternelle ni dans une compassion universelle, moins encore dans une volonté révolutionnaire de justice. Cependant, par des entremises comme celles de Proclus et d'Augustin, Plotin a marqué de son empreinte un vaste secteur de la spiritualité chrétienne : grâce à lui, les philosophes arabes et les soufis ont pénétré d'une dimension mystique le rationalisme aristotélicien et le fidéisme coranique. Depuis la Renaissance, de Ficin et de Bruno à Hartmann et à Bergson, diversement entendu et transposé, il a continué d'inspirer tout ensemble maintes expériences intimes et plus d'un rêve spéculatif."

    

     PLOTIN, connu avant tout pour sa compréhension du monde qui fait intervenir trois hypostases :

- l'Un ou le Bien ;

- L'Intelligence (ou l'Intellect) ;

- L'Âme du monde.

   Le terme d'hypostase est introduit tardivement par PORPHYRE. Les trois hypostases désignent les trois principes fondamentaux à l'origine du monde intelligible, bien que PLOTIN lui-même n'utilise le terme hypostase autrement que dans l'acception courante de son époque, l'Existence. Les trois hypostases fonctionnent comme trois niveaux distincts de réalité. 

La première hypostase, l'Un, est simple, infinie, illimitée en puissance et en perfection, supérieure à l'être, à la pensée, à l'essence, à la forme... Cette hypostase peut être définie comme puissance universelle.

La seconde hypostase, l'Intelligence, est l'Etre total. Elle possède en elle-même les formes intelligibles. De ce fait, elle contient le monde intelligible au sens strict du terme : les Idées, les Formes, les essences ou les êtres véritables. Les Idées sont conçues toutes à la fois par l'Intelligence, mais sont pourtant différentes les unes des autres. En tant qu'essences, elles sont, par rapport au monde sensible, des modèles ou encore les formes intelligibles des choses. En tant que puissances, elles sont les formes premières et créatrices, les raisons que l'Intelligence transmet à l'Âme universelle pour que la matière sensible puisse participer au monde intelligible.

La troisième hypostase a moins d'unité que l'Intelligence et est d'un niveau ontologique inférieur. Cette hypostase est double, à la fois éternelle et temporelle. L'Âme universelle contient toutes les âmes et les formes individuelles, c'est ce qui explique la sympathie par laquelle sont unies toutes les parties de l'univers sensible. Ainsi l'Âme a une fonction rationnelle, qui est de penser, et une fonction génératrice qui est de donner à la matière sensible l'existence tout en diversifiant les êtres mondains à l'aide des raisons séminales.

  Toute cette conception se rapproche de façon frappante d'une partie de la philosophie indienne, dont s'inspire d'ailleurs PLOTIN. Pour Olivier LACOMBE (1904-2001), indianiste et philosophe français, par exemple, il y a une "affinité profonde", "aux résonances multiples" entre des aspects importants des Ennéades et des Upanishad de la pensée indienne. (Notes sur Plotin et la pensée indienne, Annuaire de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, 1950-1951) D'ailleurs plusieurs auteurs grecs s'intéressent de près à la philosophie indienne, résultat sans doute (ou au moins cela l'accéléra-t-il) des expéditions d'Alexandre le Grand dans la vallée de l'Indus. Ce qui rapproche PLOTIN des Upanishads, c'est la volonté d'abolir les relations de l'ego avec le "cosmos", "les autres consciences" et "le principe suprême et universel". 

    Pour Agnès PIGLER, docteur en philosophie, enseignante au Lycée le Castel et à l'Université de Dijon, "la lecture des Énnéades de Plotin est complexe, elle implique au moins deux niveaux  : le premier est celui d'une lecture qui tend à comprendre le texte par et pour lui-même, en retenant la cohérence du discours et celle des images employées par l'Alexandrin ; le deuxième niveau est plus subtil, quittant l'immanence du texte il nous invite à repérer, à l'intérieur même de sa densité philosophique, les références constantes aux grands ancêtres, de l'emprunt, par Plotin, de leurs concepts.

C'est ainsi qu'apparaissent des concepts du pythagorisme, de l'orphisme, du platonisme, de l'aristotélisme, ou du stoïcisme. (...) Etudier un concept, c'est aussi bien le restituer au texte unique et prodigieusement dense de Plotin, qu'indiquer la présence constante de la référence au passé en montrant que (son) vocabulaire est tout entier nourri par la tradition philosophique. (...)" Il faut prendre en compte, pour la lecture de l'oeuvre de PLOTIN, "l'arsenal de notions qui ont leur sens plotinien propre, comme (ayant) ont aussi leur passé propre qui ajoute au sens philosophique précis que l'Alexandrin leur confère les stratifications sémantiques déposées par l'histoire de la philosophie. En bref, la présentation des notions employées par Plotin oblige à un effort d'interprétation, mais aussi à un effort d'approfondissement, de diversification et de précision."

    La postérité des Ennéades est une postérité éclatée. "Dans les deux siècles et demi qui ont suivi la mort de Plotin, écrit Emile BREHIER, dans son Histoire de la philosophie, le néoplatonisme a une histoire fort complexe non seulement par ses doctrines, souvent divergentes chez les très nombreux maîtres qui les enseignent, mais aux points de vue religieux et politique.

Au point de vue religieux, le néoplatonisme se fait peu à peu solidaire des religions païennes, qui finissent au milieu du triomphe croissant du christianisme. L'enseignement de Plotin contenait (...) une doctrine religieuse distincte de sa doctrine philosophique ; elle se distingue par deux traits : la divinité des êtres célestes, des astres ; un ensemble d'actes religieux, prières, évocations des âmes, incantations magiques, dont l'efficacité découle d'une manière en quelque sorte mécanique de l'observation exacte des rotes prescrits." PLOTIN se situe dans le courant des idées communes qu'il agrège à sa philosophie. Il participe, d'une certaine manière, aux luttes, mais c'est bien après sa mort que tout cela s'intensifie rapidement, entre religions orientales concurrentes et entre culte impérial et ces religions. Les néoplatoniciens "cherchent parfois à aller à la rencontre de ces croyances, en se faisant eux-mêmes plus populaires ; de là naissent des écrits comme le petit écrit de Sallustre, Des dieux et du monde, sorte de catéchisme néoplatonicien qui s'adresse aux gens du commun et sur les mythes connus de tous, avec un évident souci de clarté." 

 

PLOTIN, Ennéades, texte grec et traduction française d'Emile BRÉHIER, 7 volumes, Les Belles Lettres, 1924-1938. Rééditions nombreuses, souvent en morceaux, comme Du Beau, Ennéades I,6 et V, 8, Agora Pocket, 1991. Egalement Ecrits, sous la direction de Pierre HADOT, Cerf, 1988.

 

Emile BREHIER, Histoire de la philosophie, tome 1, Antiquité et Moyen-Âge, PUF, collection Quadrige, 1981 (voir aussi La philosophie de Plotin, 1928, réédition Vrin, 1982. Agnès PIGLER, Plotin, dans le Vocabulaire des Philosophes, ellipses, 2002. Maurice de GANDILLAC, Plotin, dans Encyclopedia Universalis, 2014. 

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26 septembre 2017 2 26 /09 /septembre /2017 08:19

   Bertrand Arthur William RUSSELL, mathématicien, logicien, philosophe britannique, est également un philosophe, homme politique et moraliste très engagé tout le long de sa vie à la fois dans la recherche scientifique et la lutte contre la guerre et les injustices. Il est considéré comme l'un des plus importants philosophes du XXème siècle, influencé par de multiples penseurs et influençant également de multiples chercheurs et de multiples hommes politiques. 

    On présente souvent sa pensées suivant trois axes :

- La logique, fondement des mathématiques ; avec FREGE, il est l'un des fondateurs de la logique contemporaine. Son Principia Mathematica (1903), écrit avec Alfred North WHITEHEAUD fait autorité dans le monde universitaire ;

- La philosophie scientifique ; il propose d'appliquer l'analyse logique aux problèmes traditionnels comme l'analyse de l'esprit, de la matière et de la relation entre l'esprit et la matière, de la connaissance et de l'existence du monde extérieur. Père de la philosophie analytique, il rejette l'idéalisme ;

- L'engagement dans le siècle, sa libre pensée : agnostique de coeur et d'esprit (proche de l'athéisme), il combat contre toutes formes de religion et par ailleurs toutes formes de guerre. Il défend des idées proches du socialisme tout en, à une étape de sa réflexion, condamnant le régime soviétique. Il s'appuie sur une philosophie rationaliste oeuvre pour la paix et l'amour et s'engage dans de nombreuses polémiques. Il est parfois considéré comme le "Voltaire anglais" ou le "Voltaire du XXème siècle". Son activité, notamment pour le désarmement nucléaire et contre la guerre du VietNam, se poursuit sous l'égide du Tribunal Russel (après avoir été le Tribunal Sartre-Russel). 

     Sa vie, longue, tumultueuse et féconde est toute entière gouvernée par trois passions : "le besoin d'aimer, la soif de connaitre et le sentiment presque intolérable des souffrances du genre humain" (A1, Prologue). Son oeuvre immense, multiple et décisive est encore en traduction et en publication (37 volumes en tout...). On y trouve des travaux théoriques relevant de la logique mathématique et de la philosophie, mais aussi des études de morale et de politique, et même des nouvelles et des romans. Le commentateur de cette oeuvre se trouve devant la difficulté particulière de la variation des thèses soutenues et à la transformation constante de son système. (Denis VERNANT). C'est ainsi que sur la croyance, le jugement et la vérité, il ne cesse de rechercher, passant par quatre conceptualisations successives : l'affirmation initiale de l'anti-psychologisme et du réalisme ; l'appréhension discursive du jugement (1910-1912) ; sa réinterprétation béhavioriste et moniste (1921) et l'approche langagière (1940). Demeure toutefois son rejet de l'idéalisme et l'affirmation constante d'une philosophie analytique. 

Il mène de front les trois axes de ses réflexions et actions, s'activant notablement dans les années 1940 et 1950. Sa première oeuvre porte sur la sociale démocratie allemande (1896) et ses premiers travaux mathématiques débutent sur la géométrie (1897). Il alterne alors publications scientifiques et publications politiques. Pour notre part, retenons Principle of Social Reconstruction (1916) republié en 2008 par Presses de l'Université de Laval, Justice in War-Time (Open Court, Chicago, 1916), Political Ideals (1917, New York), Roads to freedom : Socialism, Anarchisme, and Syndicalism (Londres, 1918), traduit en français sous le titre le monde qui pourrait être, The Problem of China (1922, Londres, Allen & Uniwin), The Prospects of Industrial Civilization (avec Dora RUSSELL, 1922, Londres), What I believe (1925), Selected Papers of Bertrand Russell (1927, New York), Sceptical Essays (1928, Londres), Mariage and Morals (1929), Education and the Social Orders (1932), Religion and Science (1935), Which Way to Peace? (1936), A History of Western Philosophy and Its connection with political and social circomstances from the earliest times to the present day (1946), The impact of science on Society (1952), Why I am not communist? (1956), Has Man a Future? (1961), Essay in Skepticism (1963), Unarmed Victory (1963), On the philosophy of science (1965); War crimes in VietNam (1967). A noter un The Autobiography of Bertrand Russell, en trois volumes, parus en 1967-1969. 

  Être philosophe pour RUSSELL ne saurait se limiter à élaborer une méthode d'analyse logique et à rendre compte des possibilités de connaissance. Homme politique (un temps député à la chambre des Lords en 1937), moraliste et militant anti-religieux et anti-guerre, il élabore une oeuvre politique au moins aussi importante que son apport en logique et en mathématique. Soucieux d'efficacité, aux essais abstraits et savants, il préfère délibérément les ouvrages (et les articles de journaux) destinés au grand public. 

Très tôt, la réforme de la morale sexuelle est pour lui une des nécessités vitales de son époque. Opposé à la "morale du tabou", qui puise sa sources dans des "superstitions" en partie religieuses; il prône la suppression de toute censure. A cette morale du tabou, il oppose une morale de libération, qui, sur le modèle de l'approche scientifique, se veut rationnelle et objective. Ce qui lui vaut des campagnes de presse, orientée par des autorités religieuses (protestantes) le faisant passer pour un "suppôt de Satan". Bertrand RUSSEL reste fidèle à lui-même en intervenant sur l'institution du mariage et sur les relations familiales.

C'est en héritier d'une grande famille de la noblesse anglaise que Bertrand RUSSELL entre en politique et n'en sort jamais. A ses débuts, tout en poursuivant sur les traces radicales et libre-penseuses de celle-ci, il défend d'abord un libéralisme aristocratique accordant une grande place à la liberté et à la justice, étranger à l'esprit démocratique et égalitaire des Temps . Modernes. Même lorsqu'il promeut des valeurs socialistes, il reste foncièrement aristocrate. C'est pendant la Grande Guerre que se concrétise ses nouvelles idées pacifistes et qu'il s'engage dans une action militante, abandonnant un certain patriotisme (et même... impérialisme...) qu'il avait affiché auparavant notamment pendant la guerre des Boers et juste avant la conflagration mondiale. Autant il défend dans ses écrits des idées socialistes et de justice social, autant, suite d'ailleurs à un voyage en URSS (en 1920) où il est frappé par le dogmatisme "communiste", il refuse le marxisme. Au terme d'une grande critique, RUSSELL considère que le socialisme russe est pire que le capitalisme lui-même dans la mesure où, nouvelle religion, il foule aux pieds ce qui à ses yeux fait toute la valeur de la "civilisation" : l'esprit scientifique, la tolérance et la démocratie. Dans Roads to Freedom (1918), déjà, il prône plutôt un socialisme de guilde ; il développe une augmentation en faveur de l'anarcho-syndicalisme, étant bien plus proche des thèses de BAKOUNINE et de KROPOTKINE que de LÉNINE...  

C'est après la deuxième guerre mondiale la menace atomique qui le mobilise le plus fortement, et cela dès 1945. La course aux armements nucléaires constitue la plus grande menace contre l'humanité ; son action (et ses écrits) se dirigent dans deux directions complémentaires : l'opinion publique et la communauté scientifique. Il plaide également, de manière alternative à cette course aux armements, pour un gouvernement mondial, seul capable à ses yeux de permettre d'apporter les solutions à tous les graves problèmes sur notre planète. 

Bertrand RUSSELL, Histoire de mes idées philosophiques, tel Gallimard, 2003 ; Le pouvoir, Editions Syllepse, 2003 ; Ma conception du monde, Gallimard, Idées, 1962 ; La connaissance humaine, sa portée et ses limites, Vrin, 2002 ; Science et religion, Gallimard, 1971 ; Le mariage et la morale, 10/18, 1970 ; Pratique et théorie du bolchevisme, Mercure de France, 1969 ; Le monde qu'il pourrait être, Denoël, 1973 ; 

Denis VERNANT, Bertrand Russell, GF Flammarion, 2003.

    

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