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13 avril 2011 3 13 /04 /avril /2011 15:36

          Nous ne connaissons Enée le Tacticien que par son oeuvre, elle-même rapportée en partie par POLYBE (200-118 av JC) et SUIDAS (ou Souda, nom d'une encyclopédie grecque de la fin du IXe siècle, très utilisée dans les travaux consacrés à l'Antiquité).

 

Un personnage dont nous ne connaissons pas grand chose...

Théoricien militaire grec de la première moitié du IVe siècle, il est l'auteur de travaux uniquement militaires. Parmi ceux-ci, le traité sur la Poliorcétique (soit l'art des sièges des villes), est un document particulièrement révélateur d'un moment de l'évolution militaire grecque. Peut-être était-il l'un de ces chefs de mercenaires qui louaient à cette époque leurs services sur les champs de bataille du Péloponnèse et d'Asie Mineure. Il appartient à la génération des pionniers qui, à la fin du Ve et au début du IVe siècle, mirent en vogue la réflexion sur l'art militaire. Anne-Marie BON, en 1967, pense qu'il était le célèbre stratège de la Ligue arcadienne, Enée de Stymphale.

La Poliorcétique voisine d'autres fragments d'ouvrage : Sur les préparatifs de guerre, Sur l'intendance et Sur la Castramétation.

Il faut dire que de l'Antiquité grecque, il ne nous reste que des débris, qui ne sont que partiellement accessibles en français (beaucoup de traductions anglaises). La Poliorcétique nous est accessible grâce à la société d'émulation du Doubs de 1870, par Albert De Rochas D'AIGLUN (1837-1914), sous le titre d'Extrait du traité sur la défense des places.

Hervé COUTEAU-BEGARIE écrit que, néanmoins, avec un degré de probabilité élevé, on peut penser que les Grecs de l'époque classique ont composé des traités de tactique et de stratégie. il se réfère à VEGECE (Flavius VEGECE, L'Art militaire, Ulysse, 1998) qui mentionne un traité des combats rédigé par des Spartiates. Enée Le Tacticien composa en fait une encyclopédie militaire en plusieurs volumes dont seul le traité sur la poliorcétique nous est parvenu. Après Enée Le Tacticien, il faut sauter trois siècles pour trouver un traité conservé (celui de ASCLÉPIODOTE, du 1er siècle av J.C., Traité de tactique, Les belles lettres, 2002).

C'est sans doute grâce surtout aux Byzantins qu'une partie de son oeuvre a survécu aux multiples destructions.

 

Une oeuvre très étudiée bien que parcellaire

          La Poliorcétique daterait des années 360 av J.C. Dans son traité, il s'intéresse à toutes les questions relatives au siège, matérielles (les gardes, les mots de passe, les armes, les incendies...) et politiques (les risques de discorde parmi les assiégés, surtout durant les sièges assez longs, les conspirations, les alliés...). Un certain nombre de ses conseils et observations, qui sans doute formait un fond commun d'idées qu'il partageait avec des tacticiens ou des stratèges dont nous avons perdu la trace, sont restés en crédit jusqu'à l'époque moderne.

Pour Michel DEBIDOUR, habitué à la confrontation des textes grecs entre eux (notamment ceux de XENOPHON), cette oeuvre, qui ne fait jamais allusion à Philippe de Macédoine, est celle d'un homme cultivé qui connaît les grands historiens qui l'ont précédé. Mais ce n'est pas vraiment un lettré, et son texte, souvent technique, est en général clair et dépourvu de qualités littéraires. "Visiblement, il a une grande expérience pratique qu'il veut faire partager à ses lecteurs. Enée semble bien ne pas avoir été un Athénien, et il songe d'abord à des cités de petite taille, que les guerres mettent aux prises avec des voisins, comme dans le Poléponnèse. Pour nous, modernes, qui sommes souvent tentés, grandes oeuvres obligent, de voir l'histoire grecque à travers le prisme athénien, ce texte est un document neuf et différent, qui nous contraint à élargir notre vision du monde grec."

      La Poliorcétique, malgré son titre, est plutôt un traité de défense des villes. Au point que l'on se demande si ce texte n'avait pas deux grandes parties. Il n'y fait pas mention et parfois, dans le texte, plusieurs fois, l'auteur, sans prévenir, donne des conseils du point de vue de l'attaquant.... Michel DEBIDOUR pense à une maladresse dans la composition de l'ouvrage.

D'une soixantaine de pages, il comprend 40 chapitres de longueur très inégale (parfois de quelques lignes!). On peut tenter d'en établir le plan, mais cela est tout à fait indicatif :

- Comment mettre la ville sur le pied de guerre, former la milice et reconnaître les siens (chapitres 2 à 7),

- Comment préparer le territoire à la guerre, et désamorcer conspirations et mécontentement (chapitres 8 à 17),

- Comment organiser pratiquement la ville, face à une attaque, par des rondes, des sorties et des ruses diverses (chapitres 18 à 31, dont les premiers traitent des sabotages des serrures et des portes),

- Comment résister aux machines, aux mines aux incursions (chapitres 32 à 40). Il laisse dans l'ombre la façon dont la cité engageait ses mercenaires.

Outre les détails techniques, l'ouvrage permet de se donner une bonne idée de la manière dont fonctionne les armées au IVe siècle av J.C. 

Le chapitre qui traite des conspirations (chapitre 11) indique un certain nombre de moyens de les prévenir et de les contrecarrer. "il faut également faire très attention à ceux des citoyens qui sont dans l'opposition et ne jamais leur accorder immédiatement créance en rien, pour les motifs qui suivent. Je vais raconter l'une après l'autre, en citant mon propre livre, et à titre d'exemples, les diverses conspirations ourdies contre des États par des magistrats ou par des particuliers, et comment parmi elles quelques unes ont été réprimées et ont échoué."  

Chef sans faiblesse, tatillon et sévère, Enée sait que pour être efficace, outre les mesures purement techniques des fortifications et des emplacements des troupes, il faut surtout déranger le moins possible (chapitre 12) la vie des populations, surtout en temps de paix, quand la menace n'est pas directe. Il est conscient que pour éviter le risque d'une explosion sociale, il faut savoir faire droit à des revendications justifiées, "surtout en soulageant les débiteurs par des intérêts peu élevés, voire en les supprimant complètement ; et lorsque les temps sont trop dangereux, il faut même supprimer une partie des dettes, ou leur totalité s'il le faut, car des hommes endettés de cette façon sont bien plus redoutables à avoir près de soi. Il faut aussi donner des ressources à ceux qui sont privés du nécessaire (chapitre 14)." Il semble particulièrement conscient que la défense de la cité dépend de l'humeur des habitants qui peuvent être enclins à "trahir" leurs maîtres, surtout si dans les temps "normaux" leur situation leur parait déjà injuste. 

Le plus long chapitre, le chapitre 31, traite de l'art de transmettre des messages. Une large place est donnée à la stéganographie (procédé de dissimulation d'un message dans un autre message) parmi 24 procédés. 

   Dans son livre, Enée semble toujours tout aussi préoccupé par les dissensions politiques internes que par les considérations purement tactiques. Il souligne l'importance de l'organisation de la défense en temps de paix, afin de pouvoir réagir rapidement en cas de surprise. Il redoute par-dessus tout le désordre et la panique contre lesquels il est souhaitable de se prémunir. Un bon réseau de communication devra être mis en place, pouvant fonctionner de jour comme de nuit. La discipline doit être irréprochable et la désertion sévèrement punie, bien que les mercenaires aient le choix, au début d'un siège, de s'en aller. Enée redoute aussi bien la trahison et recommande toutes sortes de mesures pour l'éviter. En ce qui concerne les mercenaires, l'on doit toujours s'assurer qu'ils sont en infériorité numérique par rapport aux citoyens qui les emploient. Il est impératif pour les chefs d'obtenir le soutien, avant tout financier, de leur peuple. Lorsque l'ennemi attaque, il est préférable d'attendre pour réagir que l'adversaire commence à se relâcher, ou que encombré par les effets de son pillage, il soit moins mobile. Enée encourage, si les conditions s'y prêtent, la création de flottes puissantes permettant de surprendre l'ennemi et de s'engager à sa poursuite. Les sorties nocturnes destinées à surprendre l'assiégeant sont également conseillées. L'usage de matériaux combustibles et le recours à des ruses diverses complètent ce tableau d'une tactique particulièrement adaptée à la situation géopolitique des cité-États de la Grèce antique. L'approche stratégique d'Enée se veut avant tout pragmatique, et le type de combat qu'il décrit n'est ni codifié ni ritualisé. (BLIN et CHALIAND).

On conçoit, vu la richesse des thèmes abordés - richesses qui pourrait être plus grande que celle dont nous avons hérité - maints tacticiens et maints stratèges aient puisé dans cette oeuvre.

 

 

ENEEE LE TACTICIEN, Poliorcétique, texte établi et traduit par A DAIN et A-M. BON, Editions Les belles lettres, 1967. Introduction par Anne-Marie BON.

On peut trouver les chapitres 11 et 38 de Poliorcétique dans l'Anthologie mondiale de la stratégie, sous la direction de Gérard CHALIAND, Robert Laffont, collection Bouquins, 1990.

Michel DEBIDOUR, Enée le tacticien, dans Ruses, secrets et mensonges chez les Historiens grecs et latins, De Boccard (Lyon), 2006.

Michel DEBIDOUR, Les Grecs et la guerre, VÈme-IVème siècle, Editions du Rocher, 2002 ; Collectif, Guerres et sociétés, Monde grecs Vème-IVème siècles, Atlande, 2000 ;  Hervé COUTEAU-BEGARIE, Traité de stratégie, Economica/Institut de stratégie comparée, 2002 ; Raoul LONIS, article Enée Le Tacticien, dans Dictionnaire d'art et d'histoire militaires, Sous la direction d'André CORVISIER, PUF, 1988. Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016.

 

Complété le 16 octobre 2019

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1 avril 2011 5 01 /04 /avril /2011 17:30

             Le psychanalyste  et écrivain français croise dans son oeuvre déjà riche de plus d'une trentaine de livres une tradition juive et une tradition psychanalytique très proche de la vie quotidienne et de la vie politique. Il fait partie de ces intellectuels malgré tout engagé dont (sans doute heureusement pour lui) il est difficile de faire le classement sur l'échiquier idéologique...

             Formé à l'école de LACAN, mais influencé également par Emmanuel LEVINAS, Jean-Toussaint DESANTI, Henri ATLAN et Michel de CERTEAU avec lesquels il réalise d'abord des études de philosophie, il entretient avec celui-ci une collaboration très personnelle (LACAN assiste plusieurs années au séminaire de Daniel SIBONY à Vincennes sur Topologie et interprétation des rêves, si l'on en croit son propre site Internet), qui lui permet "de n'être ni lacanien, ni anti-lacanien mais d'intégrer le meilleur du lacanisme, la lecture de Freud et de (s')éloigner du pire, le langage des sectes". Effectivement, ses interventions sont solitaires et éclectiques, en dehors d'une école psychanalytique précise et, parallèlement à son travail sur les enfants (Événements II) comme à son séminaire (depuis 1974) consacré aux "questions thérapeutiques et aux pratiques créatives et symboliques dans leurs rapports à l'inconscient", il mène une réflexion de fond très proche de l'actualité, qu'elle soit quotidienne ou politique. C'est une réflexion souvent médiatisée et dans le vif, provoquant la réflexion, parfois de manière volontairement irritante. 

Ses ouvrages abordent à peu près tous les sujets, qu'on en juge : le Nom et le corps (Seuil, 1974), L'autre incastrable : psychanalyste-écritures (Seuil, 1978), La Juive : une transmission d'inconscient (Grasset, 1983), Les trois Monothéismes : juifs, chrétiens, musulmans entre leurs sources et leurs destins (Seuil, 1982), Le Corps et sa danse (Seuil, 1995 ; Points-Essais, 1998), Le Jeu et la passe : identité et théâtre (Seuil, 1997), Don de soi ou partage de soi? : le drame Lévinas (Odile Jacob, 2000) : L'énigme anti-sémite (Seuil, 2004), Les Sens du rire et de l'humour (Odile Jacob, 2010). Dans un style faussement fluide - en fait une écriture très dense - ses livres se veulent une incitation à réfléchir sur de multiples aspects mettant en jeu bien entendu l'inconscient, la sexualité, mais aussi la violence ou la haine. Il le fait dans une analyse qui revient très souvent sur les relations de Soi à l'Autre, de Soi aux Autres.

Une grande partie de ses livres est consacré aux religions du Livre : outre les trois Monothéismes La Juive déjà cité, nous pouvons relever Psychanalyse et judaïsme (Flammarion, collection Champs, 2001), Nom de Dieu : par-delà les trois monothéismes (Seuil, 2002), Lectures bibliques (Odile Jacob, 2006).

N'oublions pas deux ouvrages intéressants sur la situation actuelle de la psychanalyse dont une certaine rumeur médiatique bien orientée raconte le déclin : Le Peuple "psy", situation actuelle de la psychanalyse (Balland, 1993) et Acte thérapeutique : au-delà du peuple "psy" (Seuil, 2007).

Dans notre préoccupation sur le conflit, certains de ses ouvrages plus que d'autres attirent notre attention : Le groupe inconscient : le lien et la peur, de 1980 ; La Haine du désir de 1978 revisité en 1994 ; Violence : traversées, de 1998 ; Perversions : dialogues sur des folies "actuelles" de 1987, revisité en 2000 (un intense questionnement sur le terrorisme). Sans oublier ses multiples petits textes rassemblés dans 3 volumes intitulés Événements (Psychopathologie du quotidien, I et II ; Psychopathologie de l'actuel, III).

 

           La haine du désir, de 1978, revisité en 1994, se compose de trois parties bien différentes par leur niveau d'accès pour le lecteur : l'affect "ratial", qui traite du racisme, l'entre-deux-femmes et la névrose obsessionnelle.

Comme l'auteur prévient en début d'ouvrage, le premier texte sert "d'appât" pour les deux autres, de difficulté croissante. Ces trois textes sont liés par la notion de haine du désir : "La haine du désir est encore un désir, peut-être encore plus excédé, jusqu'à l'absence, puisqu'il veut achever son objet, le prendre avec toutes ses racines, l'atteindre dans son être, juste avant qu'il ne s'y découpe ; l'atteindre et le fixer hors du temps et de la mort. Donc dans la mort ou le néant. Mais tout ce qui est, n'est que chute ou rechute d'un sciage de l'être ; et l'objet porteur de désir a ses racines dans l'inconscient, un moyen d'en faire "connaissance", il s'ensuit que ce qui reste dans l'inconscient, c'est ce à quoi on ne peut pas dire "non". L'obsessionnelle, explorée dans l'un des textes de ce recueil, révèle l'existence d'un non au désir, un non massif grâce auquel le sujet "doit" suppléer une faillite de son "nom". Il y a aussi le savoir préventif ; l'acceptation du désir, pourvu qu'on sache, qu'on soit prévenu que c'en est un. Comme si l'indécidable du désir et le manque-à-savoir qui s'y profile ne touchaient le prévenu que sur le mode persécutif. Mais le névrosé n'a pas vraiment une haine du désir : elle le traverse et s'incruste pour lui dans l'inconscient. Il peut donc multiplier les hommages au désir, hommages plaintifs, conjuratoires, défensifs, le désir reste en déroute. Même l'hystérique, qui de son manque supposé veut faire l'organe de tous les manques, et qui "pique" toute baudruche phallique pour s'assurer que ce n'est pas encore le phallus, pour mieux poursuivre sa quête, même elle peut être "habitée" par quelque chose comme la haine ou le refus du désir. Elle en fait un désir du refus, sans toujours éprouver cette "haine" ; qui pourtant est bien là, à l'oeuvre, venue on ne sait d'où. Cela fait sens d'être dans une haine qui n'est pas la vôtre et qui fonctionne à travers vous. C'est ce fonctionnement que j'éclaire ici. Et les textes de ce livre ont en commun d'explorer cette impasse du désir sous la pression d'une certaine haine, que le sujet ne voit même pas mais qui le porte et le déborde."

 

              Le groupe inconscient : le lien et la peur, de 1980, examine ce qui fait lien dans un groupe. Ce qui est présenté par l'auteur comme un "court texte" exige tout de même une attention soutenue et s'adresse surtout à l'étudiant (ou à un autre psychanalyste dans le cadre d'une recherche). Écrit dans un langage néanmoins très accessible, sans l'appareil compliqué et technique de nombre d'oeuvres de ce domaine, ce texte plonge dans les mouvements internes du sujet dans le groupe et dans les mouvements du groupe face au sujet, ou plus précisément dans les mouvements des sujets entre eux face au fait du groupe. L'auteur pointe le paradoxe des attentes et des soumissions au groupe.

"L'enjeu, on s'en doute radical, et le modèle solaire (freudien) où les membres comme rayons convergent vers le foyer idéal, le Père idéal..., semble insuffisant ; encore qu'il soit sans cesse authentifié par l'indignation contre "l'autorité mystifiante", et les pieux appels à être "plus libre" et à penser par "soi-même".... C'est donc une autre approche qui est ici tentée, du collectif comme figure même de l'inconscient, obstruée, bouchée par l'objet du désir à quoi le groupe "adhère". Or, si on se groupe pour se décharger de l'inconscient et pour s'assurer à bon compte d'en avoir un ; si le groupe ne s'appartient pas, mais "appartient" à l'objet qui le plaque ; si le groupe efface les différences pour être en fait le recueil des différences qu'il échoue à effacer ; si donc le groupe est le lieu commun d'un échec, qui n'est pas seulement échec sur le cadavre du père, ça tire à quelques conséquences tragi-comiques, que ce bref trajet égrène à travers des mythes presque aussi "fous" que la réalité, mais dont l'enjeu est clair : une transmission de l'inconscient sous forme de lien qui puisse ligaturer l'hémorragie du désir..." Nous retrouvons dans ce livre le thème récurrent de nombreux ouvrages de Daniel SIBONY : la transmission, que ce soit dans la vie quotidienne ou dans le cadre des grandes religions monothéistes.

 

           Dans Violence, Traversées, de 1998, le psychanalyste entend, après avoir étudié à travers l'effet de groupe, les religions, la haine identitaire et le théâtre... des montages violents, névrotiques ou pervers, étudier la violence comme telle, "dans sa genèse, son jaillissement ; dans l'espace qui est le sien et qui est repéré par deux axes, coordonné par deux types d'affrontements : accrochage entre deux symptômes et choc entre deux narcissismes."

"Bien sûr, ces deux axes ont un point commun, la question de l'origine, en tant qu'elle se transmet et qu'elle se symbolise ; en tant qu'elle comporte des noeuds d'angoisse et de peur. (...) La violence comme piétinement ou secousse "originaire" du symbolique - dont elle concerne la transmission et les impasses. Elle exprime ces impasses en se transmettant à elle-même, indéfiniment ; jusqu'à ce qu'un effet symbolique vienne l'arrêter. La violence dite des jeunes le montrera : quand le jeu de la transmission éclate - avec violence - chez les enfants : jeunes et immigrés." La "traversée" que Daniel SIBONY entreprend recoupe, mais ne "couvre" pas, à peu près toutes les violences : elle croise leurs formes essentielles.

L'auteur veut dégager les invariants de cette violence, où qu'elle s'exprime, et il le fait par ailleurs également dans Psychopathologie du quotidien, dont la lecture permet de se rendre compte que, même s'il centre ici ses analyses sur des processus inconscients, il n'évacue pas les caractères d'injustices présentes dans nombre de situations. Centré sur quatre axes de réflexion, d'abord bien entendu, la violence elle-même, l'exclusion, la peur et l'angoisse, l'ouvrage semble réellement vouloir se placer dans une très grande vue d'ensemble, mais n'examine pas le conflit, dont la violence n'est à notre avis, qu'une modalité d'expression. Il s'agit de la violence visible, celle que la société, comme l'écrit justement l'auteur, ne veut pas voir. 

   La violence est comprise comme accrochage entre deux symptômes et se développe dans l'entre-deux-symptômes, là où chacun tire dans son sens, perdant l'accès à l'autre sens, au renouvellement du sens.

"La violence signale cette perte de sens. Elle est rupture de sens et appel à d'autres sens". "Et pour donner sens - à tout prix - à certaines violences, on produit parfois un délire. Le délire est un effort pour donner sens à quelque chose qui n'en a pas, ou qui échappe ; le bon sens a éclaté. Le délire et le symptôme sont une façon de donner sens à des violences passées ; on n'a pas trouvé d'autres voies pour remanier cette violation. La violence, comme entre-deux-symptomatique, signale aussi des richesses, des gisements de sens inertes ; mais elle les pointe sur un mode qui en barre l'accès. Elle pointe le manque sur un mode qui empêche de le surmonter. Mais la mutation est possible pour chacun des deux symptômes ; l'un et l'autre peuvent ouvrir la question du lien."

Elle est comprise également comme choc entre deux narcissismes. "Cette violence narcissique pure - pour se sentir exister - est une attaque contre l'être et le temps pour "accrocher" un peu d'être et de temps vivants, pour forcer un don de vie qui ne s'est pas fait. Bien sûr, ça rate : on ne peut pas naître dans la haine." Après avoir exposé les caractéristiques de la violence telle qu'elle se montre, telle qu'elle se transfère, telle qu'elle s'interprète aussi, Daniel SIBONY, et c'est une approche remarquable, à cent lieues des exposés cliniques et théoriques lus maintes fois dans la littérature psychanalytique, tente de l'analyser, de manière psychanalytique toujours, en action : la violence-banlieue, la violence-jeune, l'activité de la machine sociale face à ces violences-là, les situations d'intégration-exclusion, la peur de l'autre. Il le fait en plaçant parfois des digressions - qui obligent à rester attentifs! - sur des épisodes tirés de l'Histoire ou de la Bible.

Il commence sa conclusion par le traitement que l'on fait souvent de la violence : "Souvent, pour mieux ignorer le mobile de la violence, son mouvement subtilement implacable, on exige "d'abord des remèdes". Ce "réalisme" témoigne d'une  violente ignorance. Même les médecins n'en sont plus là, pour la douleur ; ils ne veulent pas la supprimer à tout prix".

Nous sommes tenter de lui répliquer que "pas tous", loin de là s'écarte de la bonne vieille méthode du contrôle social médicalisé, mais là n'est pas l'important ici. L'important, c'est que "il faut savoir remonté le cours d'une violence, jusqu'à la source où l'énergie a pris cette voie plutôt qu'une autre". La violence est ancrée dans l'injustice, et toutes les modalités de traitement de cette violence ne peuvent l'effacer. Plus "il est clair que "le contraire" de la violence n'est pas la raison (il y a une terrible violence dans certaines postures "raisonnables"), mais la capacité d'avoir du jeu supplémentaire, de trouver du passage ou des passes dans tel jeu qui tourne en rond et dont l'impasse est signifiée par la violence, dans un appel à une violence tout autre qui, transmuant l'espace de jeu, aiderait la vie à reprendre sa route."

Ce contraire de la violence, Daniel SIBONY le voit dans "la liberté - reconquise sur le chaos par une perception plus aiguë de la "loi" comme processus, et protégée du chaos par une confiance plus aiguë dans le "processus" de la loi, en ce qu'il a d'infini. Processus symbolique et non pas règle édictée ou simple cadre réglementaire." Il dénonce le fait que jusqu'ici, l'État moderne "a joué la carte philosophique qui, à la violence, oppose la raison." 

 

Daniel SIBONY, Violence, Traversées, Seuil, collection La couleur des idées, 1998 ; Événements I et II, Psychopathologie du quotidien, Seuil, collection Essais, 1995 ; Événements III, Psychopathologie de l'actuel, Seuil, collection Essais, 1999 ; La haine du désir, Christian Bourgois, collection Choix essais, 1994 ; le groupe inconscient, le lien et la peur, Christian Bourgois, 1980.

Site Internet : www.Danielsibony.com

 

Relu le 29 mai 2020

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25 mars 2011 5 25 /03 /mars /2011 14:00

    Henri LEFEBVRE; philosophe marxiste français, se consacre à la sociologie, la géographie et au matérialisme historique en général. Il fait partie des premiers intellectuels qui diffusent en France la connaissance du marxisme.

Un parcours aux influences multiples

   Influencé par sa mère fortement catholique, Henri LEFEBVRE envisage la prêtrise avant de romptre avec la religion pour se tourner vers la philosophie, grâce à l'enseignement de Maurice BLONDEL à Aix-en-Provence? Il étudie la philosophie à Paris en 1919 (Sorbonne) et rencontre quelques étudiants, Pierre MORHANGE, Norbert GUTERMAN, Georges POLITZER auxquels il se joint en 1924 pour animer un groupe, Philosophies, nom de la revue qu'ils publient. Ce groupe se lance dans l'action politique en liaison avec le groupe surréaliste et la revue Clarté. Le groupe Philosophies évolue, selon LEFEBVRE du culte de l"Esprit" au matérialisme dialectique. Comme plusieurs autres membres du groupe, il adhère au Parti Communiste Français en 1928-1929. N'ayant pas l'agrégation, il doit faire plusieurs petits métiers avant d'obtenir un poste de professeur à Privas (Ardèche) où il anime la cellule communiste locale.

Menacé de révocation à la suite d'une manifestation contre le politicien André TARDIEU, il est déplacé d'office en 1931 à Montargis (Loiret), où il enseigne jusqu'à la guerre. En 1935, il y est élu conseiller municipal sur une liste (minoritaire) d'unité antifasciste. Après un passage à Sant-Étienne, il est révoqué de l'enseignement par le gouvernement de Vichy en mars 1941. Il rejoint alors la Résistance, ayant rang de capitaine FFI. De 1944 à 1947, il est le directeur de la station de Toulouse de la Radio-diffusion française (RDF). Dès les années 1930, il commence à publier des ouvrages sur sa conception du marxisme, seul ou en collaboration avec Norbert GUTERMAN.

     En 1947, il réintègre l'enseignement à Toulouse. L'année suivante, sous les auspices de Georges GURVITCH, en entre au CNRS pour des études de sociologie rurale, domaine dans lequel il soutient ses thèses de doctorat en 1954. Il est alors une des figures de proue des philosophes communistes. Il fait partie du Comité de rédaction de "la revue du matérialisme militant", La Nouvelle Critique.

Mais son évolution au cours des années 1950 concernant la théorie marxiste, en particulier son rejet sans concession du stalinisme accentué à partir de 1955, lui vaut d'être exclu du PCF en 1958. Il participe alors au groupe L'Étincelle, aux côtés notamment de François CHÂTELET, Anatole KOPP et Yves CACHIN. Il collabore à la revue Arguments. En 1960, il signe le manifeste des 121 pour le droit à l'insoumission dans la guerre d'Algérie. Il est membre du Comité de patronage du Mouvement contre l'Armement Atomique à sa création.

En 1962, il devient professeur de sociologie à l'Université de Strasbourg, puis à l'Université de Paris X-Nanterre à partir de 1965. Il influence directement les étudiants qui initient le mouvement de Mai 1968, puis livre une analyse à chaud des événements. Il finit son parcours à l'Institut d'urbanisme de Paris. Après 1978, il se rapproche du Parti communiste et en 1982 est l'un des signataires de "l'Appel des Cent" contre la course aux armements et pour la paix.

 

      Le philosophe français marxien et marxiste, aussi sociologue et critique littéraire est l'auteur de plus de 60 ouvrages, dont la plupart traduit en de nombreuses langues et presque tous l'objet d'une relecture attentive de nos jours, qui se répartissent entre renouvellement de la philosophie marxiste, vulgarisation de celle-ci, fondation d'une sociologie urbaine et critique de la vie quotidienne. Influencé par ses lectures des écrits d'abord de SCHOPENHAUER, SCHELLING et NIETSZCHE, puis par ceux de Karl MARX et de Friedrich ENGELS, avec une vision très proche de celle de BAKOUNINE quant à la question de l'Etat, son oeuvre est également formée de multiples écrits occasionnels pendant (1928-1958) et après son engagement au Parti Communiste Français et prépare - s'enracine - dans les événements de Mai 68. Se voulant constamment dans l'action et pas seulement dans la critique ou la proposition, il participe à de nombreuses luttes intellectuelles (contre les surréalistes, contre les staliniens, contre la philosophie intellectualiste bergsonienne) aux côtés notamment de ses camarades, philosophes ou non - à travers notamment sa participation à la revue Philosophies (qu'il fonde avec pierre MORANGHE, Norbert GUTERMAN, Georges POLITZER et Georges FRIEDMANNN) ou la Revue marxiste (celle -ci supprimée par le Parti très tôt) ou encore la revue Avant-Poste...  La revue Philosophies apparait comme un carrefour de ce qui allait devenir "existentialisme", "phénoménologie", "psychanalyse" et "ontologie". il élabore dans le manifeste différentialiste en 1970 la notion de différence, dans une critique de la "société bureaucratique de consommation dirigée" présente dans les pays développés.

Ses livres offrent la particularité d'être très ouverts, de ne pas donner de conclusions définitives aux questions qu'il aborde, et c'est sans doute une  des raisons pour lesquelles, ils influencent la pensée marxiste critique au sens large dans de nombreux pays, notamment en Europe (En Allemagne, il est perçu encore comme proche de l'Ecole de Francfort). Ses ouvrages d'urbanisme restent une référence marquée et nombreux sont les étudiants qui peuvent s'aider de ses écrits de vulgarisation des approches de Karl MARX. 

 

 

Une oeuvre de philosophie et de sociologie

         Son oeuvre de philosophie critique marxiste s'étend sur plusieurs ouvrages et ne peut réellement se dissocier des écrits de vulgarisation en direction du  grand public qui sont aussi des visions critiques du marxisme ou en tout cas une présentation à notre avis bien plus intéressante que celle que nous pouvons trouver dans certains écrits officiels du PCF...Nous pouvons distinguer dans ce registre Positions d'attaque et de défense du nouveau mysticisme (1925), Introduction aux morceaux choisis de Karl MARX (avec Nobert GUTTERMAN (1934), Morceaux choisis de Hegel, avec le même auteur (1938), Cahiers de Lénine sur la dialectique de Hegel, encore avec le même auteur (1938), Le matérialisme dialectique (1940, édition détruite, réédition à partir de 1947), Marx et la liberté (1947), Le marxisme (1948, aux PUF, collection Que-sais-je? réédité au moins 23 fois), Pour connaitre la pensée de Karl Marx (1948), Pour connaitre la pensée de Lénine (1957), Problèmes actuels du marxisme (1958), Introduction en collaboration avec Norbert GUTTERMAN, des Oeuvres choisies, tome 1 et 2, de Karl Marx (1963 et 1964), Marx (1964), Sociologie de Marx (1966), La survie du capitalisme, la reproduction des rapports de production (1973), La révolution n'est plus ce qu'elle était, avec Catherine REGULIER (1978), Le retour de la dialectique; Douze mots clefs pour le monde (1986).

C'est bien un renouvellement de la lecture marxiste du monde qu'Henri LEFEBVRE se propose d'élaborer. Il le fait à travers des oeuvres qui proposent de relire - tout simplement - les oeuvres de Karl MARX et Friedrich ENGELS, en dehors de la vulgate des partis communistes, et qui portent directement sur elles, mais aussi à travers les autres écrits (voir plus loin), à travers une critique parfois virulente des approches nommées structuralistes, et à travers également une réflexion de fond sur l'idéologie. Que ce soit sur la philosophie (retour sur les relations entre celle de HEGEL et celle de MARX), sur la sociologie (ne jamais perdre de vue à la fois les conditions naturelles, les techniques et la division du travail), sur l'économie marxiste (ne jamais cesser de suivre les évolutions toujours renouvelées du capitalisme en tant que système économique) ou la politique marxistes (toujours repenser la question des véritables pouvoirs, y compris ceux des classes sociales qui se l'approprient au nom du prolétariat), c'est une ensemble de réflexions, souvent centrées sur la question de l'État (et de son dépérissement...) qui revient sans cesse. 

André TOSEL, dans son tableau sur la marxisme du XXe siècle fait une place toute spéciale à la pensée d'Henri LEFEBVRE. Contrairement à beaucoup de philosophes français qui n'ont pas su penser la situation du monde entre les deux guerres mondiales, il sur "en faisant travailler de manière libre la théorie marxiste et en assimilant de façon critique d'autres problématiques, notamment celles de l'existentialisme naissant, affronter philosophiquement et politiquement le défi d'une conjoncture exceptionnellement grave." L'auteur explique lui-même dans La somme et le reste (1959) pourquoi et comment il accepta la discipline et la direction stalinienne durant les années de combat sans renoncer à sa liberté intellectuelle (ce qui valu d'ailleurs la suppression d'organes de presse et de réflexion). Alors que le parti accumule les redites et ânonne la phraséologie venant d'Union Soviétique, Henri LEFEBVRE trace un sillon novateur et délivre au public étudiant ou plus large les clefs pour comprendre la pensée de Karl MARX.

 

        La Critique de la vie quotidienne constitue le thème de plusieurs ouvrages de 1947 à 1992 : Critique de la vie quotidienne (L'Arche, 1947), Critique de la vie quotidienne II, Fondements d'une sociologie de la quotidienneté (L'Arche, 1961), Critique de la vie quotidienne III, De la modernité au modernisme (Pour une métaphilosophie du quotidien) (L'Arche, 1981), La Vie quotidienne dans le monde moderne (Gallimard, 1968), Eléments de rythmanalyse : Introduction à la connaissance des  rythmes, avec Catherine REGULIER-LEFEBVRE (1992, Syllepse).

Dans son élaboration du matérialisme dialectique, l'individu et la praxis concrète occupent une place centrale. Proposant une anthropologie sociale alternative, le philosophe marxiste soutien la nécessité que la quotidienneté s'affranchisse du rôle qu'elle revêt sous le capitalisme, où elle sert seulement à reproduire les caractères imposés à la vie collective par les classes dominantes. L'habitude, avec sa temporalité (qualifiée d'inauthentique et d'anhistorique) ne fait rien d'autre que de reproduire et de perpétuer les rapports de domination. La quotidienneté est une sorte de dépôt souterrain dans lequel se sédimentent les conventions et les mensonges des pouvoirs en place. Là se trouve la barrière qui empêche à la fantaisie et l'inventivité de trouver les voies pour une expression autonome. Le lecteur de 2011 a peine à croire, maintenant que les idéaux de 1968 ont pénétré la société, l'atmosphère d'étouffement que décrit Henri LEFEBVRE, surtout dans les deux premiers livres (1947 et 1961). Il a fallu des ouvrages comme celui-ci pour préparer la véritable révolution culturelle des années 1970... L'existence de cette barrière explique le privilège accordé par Henri LEFEBVRE à l'art, compris non pas tant dans son autonomie que comme moyen d'une expérience esthétique capable de démontrer le caractère infondé de la conventionnalité des modes de vie de chaque jour. L'art moderne pose les conditions de la suppression de la quotidienneté. Ces théories se réfèrent à l'expérience et aux réflexions du mouvement surréaliste, auquel le philosophe appartenait dans sa jeunesse (mais dont il s'est séparé ensuite).

 

         Le renouvellement de la sociologie urbaine est exposé dans exactement 7 livres, de 1968 à 1974, et ne fait pas l'objet d'autres écrits, à part des articles résumant sa pensée sans la développer : Le droit à la ville (I, 1968 ; II, Espace et politique, 1972),  Du rural à l'urbain (1970), La révolution urbaine (1970), La pensée marxiste de la ville (1972), Espace et politique (1972) et La production de l'espace (1974). Ils sont précédés de ses études de sociologie rurale : La vallée de Campan - Etude de sociologie rurale, de 1963 et Pyrénées, de 1966.

Laurence COSTES, analyse le droit à la ville, début de la construction d'une sociologie de l'urbain, comme ouvrant une nouvelle voie de recherche, tant d'ailleurs chez les sociologues que chez les urbanistes (mais bien moins...). "En insistant sur cette double spécificité sociale et spatiale (la ville et l'urbain), il s'oppose, par sa critique de l'idéologie urbanistique, à l'emprise de la technocratie qui faisait de la ville son terrain privilégié d'intervention. Il s'oppose également, par sa critique de tout subjectivisme, à l'approche parcellaire de la recherche. Pour saisir et agir sur cette nouvelle réalité, Lefebvre propose une démarche globale qui s'appuiera principalement sur le matérialisme historique de Marx. Il s'écarte ainsi volontairement de l'approche fonctionnaliste pour imposer la reconnaissance de l'évolution historique des villes en fonction des contradictions sociales et affirmer l'autonomie de l'urbain. Aussi, après 1968, l'un des premiers impacts de ce livre sera la "reconstruction d'une problématique de la ville à partir des catégories fondamentales de l'économie politique marxiste, du matérialisme historique" (Gustave MASSIAH, revue Faire, 1974). Cependant on sait que, pour Lefebvre, le marxisme était non seulement, un point d'appui théorique permettant d'interpréter la société contemporaine, mais aussi un outil de transformation. Échaudé par le dogmatisme stalinien, il se défendait pourtant de faire de la pensée marxiste un carcan idéologique." "Par cette approche, Lefebvre va ainsi largement participer à la diffusion de la pensée de Marx en France dans le champ de l'urbain et contribuera à propulser un mouvement de réflexion marxiste sur l'espace en Europe, puis outre-manche et outre-atlantique". Toutefois, cette sociologie urbaine marxisme décline vers les années 1980, avant une reconsidération toute récente et encore en pointillé.

 

            Ses autres écrits politiques, tout aussi importants, qui ne portent pas explicitement sur le marxisme tout en restant bien entendu imprégnés de ses problématiques, jalonnent sa vie intellectuelle : La conscience mystifiée, avec Norbert GUTTERMAN (1936), Le nationalisme contre les nations (1937), Hitler au pouvoir, bilan de cinq années de fascisme en Allemagne (1938), L'existentialisme (1946), Contribution à l'esthétique (1953),  La somme et le reste (1959), Métaphilosophie (1965), le langage et la société (1966),  La proclamation de la Commune (1967), Le langage et la société (1966), Position : contre les technocrates (1967), L'irruption de Nanterre au sommet (1968), La fin de l'histoire (1970), Le manifeste différentialiste (1971),  Au-delà du structuralisme (1971), Vers le cybernathrope, contre les technocrates (1971), Le temps des méprises (1975), L'idéologie structuraliste (1975), La présence et l'absence (1980), Une pensée devenue monde (1980), Qu'est-ce-que penser? (1985), Lukacs 1955, avec un article de Patrick TORT (Etre marxiste aujourd'hui) (1986), Du contrat de citoyenneté, en collaboration avec le groupe de Navarreux (1991). Une mention particulière doit être faite d'une série d'ouvrages consacré à l'Etat, en 4 volumes, de 1976 à 1978, parue dans Union Générale d'Editions, dans la collection 10/18.

André TOSEL, étudiant surtout La conscience mystifiée de 1936, y trouve des éléments de réponse aux questions idéologiques qui tournent autour de cette question : Pourquoi les masses populaires acceptent-elles le nazi-fascisme?  Et plus largement, pourquoi acceptent-elles de faire leur souvent le point de vue des dirigeants ou des supports du capitalisme? Il examine tour à tour la faiblesse finalement de la théorie marxiste de la nation, l'efficacité de la forme nation et du sentiment national, l'existence deux nationalisme bien différents (réactionnaire et révolutionnaire), le mythe commun de la communauté organique, les conditions d'un internationalisme concret, la nécessité de repenser la conscience collective et les principes élémentaires d'une théorie de la conscience. Parmi les formes mystifiées de la conscience philosophique, figurent en bonne place, selon Henri LEFEBVRE, le personnalisme et l'existentialisme. 

 

             D'autres ouvrages peuvent être regroupés en deux catégories : critique littéraire et écrits de méthodologie scientifique. Pour ce qui est de la critique littéraire, notons : Nietzsche (1939, réédité en 2002), Descartes (1947), Diderot (1949), Pascal (deux tomes, 1949 et 1954), Musset (1955), Rabelais (1955), Pignon (1956), Trois textes pour le théâtre (1972), Hegel, Marx, Nietzsche ou le royaume des ombres (1976). Sur la méthodologie scientifique, relevons : Logique formelle et logique dialectique (1947) et Méthodologie des sciences (2002).

Si le philosophe se livre ainsi à une lecture de penseurs qualifiés par ailleurs de "bourgeois", c'est pour montrer que le mouvement dialectique lui-même puise dans leurs oeuvres les conditions de son émergence. Ils font donc partie - contre tout dénigrement à courte vue - d'un mouvement de la pensée de libération de l'homme.

Si le même philosophe fait des incursions dans les sciences exactes (logique, épistémologie), c'est pour refuser et réfuter la prétendue existence d'une science "prolétarienne", face à une science qui serait "bourgeoise", source de dévoiements importants en Union Soviétique, mais pas seulement là. Il n'existe pas une logique (au sens de sciences exactes - il le répète dans son Traité de logique, qui sera retiré de la circulation avant même sa sortie) de classe. 

 

Un bilan et des perspectives

     Muhamedin KULLASHI s'essaie à un survol de l'ensemble de l'oeuvre de Henri LEFEBVRE qui ne cesse en fait, à un moment de la redécouverte du marxisme à l'orée du XXIe siècle, d'être visitée.

   Associé dès les années 1920 à la revue Philosophies, à laquelle contribuèrent N. GUTEMAN, P. MORHANGUE, G. POLITZER et G. FRIEDMANN, Henri LEFEBVRE s'efforce d'organiser le foisonnement d'idées de ce groupe de jeunes philosophes qui essayent de se frayer un chemin entre le nationalisme académique d'Alain de BRUNSCHWICG d'une part, l'humanisme de BERGSON, d'autre part. Publié dans cette revue, l'article "Fragments d'une philosophie de la conscience" (1924) préfigure les thèmes principaux de la pensée de LEFEBVRE : le rapport entre la pensée conceptuelle et l'action, une analyse des opérations de la langue et de la pensée, les rapports ambigus entre les moments (le jeu et l'art, la fête et le quotidien, la jouissance et la répression, la vie et la mort), le concept du possible, le thème de l'Autre qui anticipe la théorie de l'aliénation. Malgré les divergences et les conflits, les relations de LEFEBVRE et de ses amis avec les surréalistes (TZARA, ELUARD, BRETON) feront place à un dialogue fécond développé en particulier à propos de l'idée de la révolution et de la critique du quotidien. La revue Esprit qui succède à Philosophies, développe la question de la nature et celle du lien entre le corps et la conscience. De la lecture comparée de SPINOZA et de SCHELLING jaillit, toujours dans la revue, un autre thème majeur de la pensée de LEFEBVRE : la dialectique du conçu et du vécu.

La tension angoissante entre la négation absolue de la réalité existante et l'aspiration à un monde nouveau poussera LEFEBVRE et ses amis philosophes et poètes, à rechercher des formes efficaces d'intervention dans la réalité. Adhérant au marxisme et au Parti Communiste Français, ils crurent devoir rejeter leurs idées "bourgeoises". (du moins selon notre auteur...). LEFEBVRE, cependant, tout en acceptant la base de l'interprétation officielle de la pensée de MARX, insistera sur le côté humaniste de l'oeuvre de MARX : le problème de l'aliénation, l'idée de l'homme total, le problème de la liberté et de la théorie de dépérissement de l'État. Dans cette lignée s'inscrivent avant tout Le matérialisme dialectique (1939) et La conscience mystifiée (1936), qui lui vaudront d'être critiqué aussi bien par les communistes que par les nazis. Le même sort est, d'ailleurs, réservé à ses recherches sur la "pensée poétique" de NIETZSCHE. Le nationalisme contre les nations (1937) et surtout Hitler au pouvoir, bilan de 5 années de fascisme en Allemagne (1938) témoignent de l'engagement de LEFEBVRE. Son aspiration à intervenir dans une réalité menacée par la montée du fascisme prendra la forme d'une participation active à la Résistance.

L'activité philosophique et sociologique de LEFEBVRE, après la Libération, sera marquée par un élargissement et un approfondissement progressif de sa pensée, dont l'axe sera le projet d'une conception métaphilosophique. Au lieu de s'attarder à une restructuration du matérialisme dialectique comme Weltanschauung (vision du monde), LEFEBVRE met en question la philosophie elle-même. La critique des limites essentielles des formes traditionnelles de la pensée n'implique pas l'abolition positiviste et scientiste de la philosophie, mais vise à l'élaboration d'une pensée plus riche et plus complexe, qui, dépassant les bornes disciplinaires, intégrerait des connaissances prises dans divers domaines (sociologie, psychologie, histoire, linguistique, économie...). la pensée métaphilosophique ne veut pas être "discours sur le discours", enfermé sur soi dans une cohérence totale, mais une "pensée-action", ouverte à des recherches sur les aspects nouveaux du monde contemporain (le quotidien, le rural, l'urbain, le mondial...). une des sources principales de son inspiration métaphilosophique provient de la pensée poétique de NIETZSCHE, qui éclaire notamment la genèse des nouveaux rapports entre le corps et la conscience, entre le conçu et le vécu, entre la pensée conceptuelle et l'imagination. Cette inspiration s'appuie sur la confrontation de l'oeivre de NIETZSCHE avec celle de HEGEL et de MARX (La Métaphilosophie, 1965 ; Hegel, Marx, NietzschE, 1975).

De longues années de recherches théoriques et empiriques, jalonnées par les voyages dans différents pays de tous les continents, par la quête d'appuis auprès des institutions scientifiques et des gouvernements afin que se concrétisent les idées et les projets concernant les problèmes agraires et urbains, l'organisation de l'espace..., font apparaitre la difficile insertion de la pensée dans la réalité. Ces recherches seront effectuées par un dialogue ouvert et critique - qui ne plaît pas à la direction du PCF d'ailleurs - avec différents groupes de chercheurs (situationnistes, groupe Cobra d'Amsterdam...) et divers courants philosophiques et scientifiques (structuralisme, existentialisme... à chaque fois d'ailleurs il sera qualifié de structuraliste, d'existentialiste...). Un des thèmes majeurs, autour duquel convergent bon nombre d'analyses multidisciplinaires de LEFEBVRE, est le quotidien : ce niveau de réalité qui reste après avoir abstrait de "la praxis, comme totalité en oeuvre, par la pensée et l'imagination, les activités spécialisées". Le caractère privilégié de la critique de la vie quotidienne réside, pour lui, dans le fait qu'elle met en question la totalité du monde contemporain, comme "totalité déchirée" : l'État, la culture, la technique, les institutions, les structures et les rapports établis.

Dans ses efforts pour articuler le travail théorique avec l'intervention dans la pratique sociale, LEFEBVRE prendra part à plusieurs formes d'activités politiques, ce qui ne l'empêchera pas de soutenir dans tous ses ouvrages la théorie de l'abolition du politique et de l'État, comme condition indispensable pour assurer l'autonomie de la société civile. LEFEBVRE réduit l'État à un instrument de la domination de classe et rejette dans l'ombre la dimension propre du politique, nie le rôle de l'État comme centre intégratif des différences, qui rend possible la médiation des intérêts divergents et conflictuels des différents groupes sociaux et politiques, selon notre auteur en tout cas... Car LEFEBVRE, dans sa présentation de l'État semble tout de même plus nuancé que cela. Il y voit surtout un jeu entre classes opprimées et classes dominantes, où chaque type de classes tente de tirer le maximum...  C'est d'ailleurs dans ce jeu que s'opère le glissement possible vers le dépérissement de l'État...

Ce que notre auteur décèle comme impasse théorique, ce qui est plutôt une interrogation constante des moyens de permettre le glissement mentionné plus haut; n'annule en rien la pertinence des analyse de LEFEBVRE, développées dans ses 4 volumes De l'État (1976-1978), concernant notamment l'accroissement de l'emprise de l'État sur différents secteurs de la société civile. De même, ses analyses des changements survenus dans la seconde moitié du XXe siècle à l'intérieur de la configuration "la vie privée, la vie politique, la technique" - critique percutante du monde moderne - sont soutenus par le rêve de la restitution d'un nouveau style de vie, par le "renouveau de la poièsis dans la praxis".

Si la richesse, conclu assez justement notre auteur, des analyses et la largeur des vues marquent son oeuvre, la contrepartie en est le caractère fragmentaire et avant tout programmatique de son style de pensée. Ses analyses, souvent reconduites telles quelles à travers son oeuvre, marquent celles-ci d'un trait de répétitivité (un peu lassante il est vrai, et induit la tentation de "sauter" un certain nombre de ses écrits), qu'il visait justement à dépasser par la transformation du quotidien (ce qui est un raté...). Comment enfin ne pas souligner la tension existant entre le projet d'articuler le travail théorique avec l'intervention sociale et politique et la longue fidélité de LEFEBVRE au Parti Communiste Français. (il n'est pas le seul intellectuel à mon avis à avoir été abusé - et freiné du coup dans les élans théoriques  novateurs - quelque peu par l'appareil sur son caractère révolutionnaire et la revendication d'être représentatif de la classe ouvrière...)

 

 

 

Henri LEFEBVRE, La somme et le reste, Anthropos, 2009 ; Le marxisme, PUF, collection Que-sais-je?, 1974 ; Du contrat de citoyenneté, avec le Groupe de Navarreux, Syllepse/Périscope, 1990 ; Pour connaître la pensée de Karl Marx, Bordas, 1966 ; Mai 68... L'irruption de Nanterre au sommet, Syllepse, 1998 ; La conscience mystifiée, avec Norbert GUTTERMAN, suivi de La conscience privée, Syllepse, 1999 ; Métaphilosophie, Syllepse, 2000 ; Nietzsche, Syllepse, 2002 ; L'existentialisme, Anthropos, 2001 ; Critique de la vie quotidienne, I, II, III,  L'Arche, 1947, 1961, 1981 ; Eléments de rythmanalyse : introduction à la connaissance des rythmes, avec Catherine REGULIER, Syllepse, 1992 ; La révolution urbaine, 1970, Gallimard, 1970 ; La pensée marxiste et la ville, Casterman, 1972 ; La production de l'espace, Anthropos, 2000 ; De l'Etat, 1, 2, 3, 4, UGE, collection 10/18, 1976, 1977, 1978 ; Qu'est-ce que penser?, Publisud, 1985 ; Méthodologie des sciences, Anthropos, 2002 ; Le manifeste différentialiste, Gallimard, 1971.

Rémi HESS, Henri Lefebvre et l'aventure du siècle, Métailié, 1988 et Henri Lefebvre et la pensée du possible, Théorie des moments et construction de la personne, Anthropos, 2009 (C'est une véritable somme de 690 pages réellement instructive). Laurence COSTES, Henri Lefebvre, le droit à la ville, Vers une sociologie de l'urbain, Ellipses, 2009. André TOSEL, Le marxisme du 20eme siècle, Syllepse, 2009. Muhamedin KULLASHI, Henri Lefebvre, dans Encyclopedia Universalis, 2014.

 

Relu et complété le 26 mars 2020. Complété le 31 mars 2020.

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14 février 2011 1 14 /02 /février /2011 13:06

      Le philosophe américain, qualifié souvent de néo-pragmatique, autant auteur d'oeuvres de philosophie politique que d'épistémologie, se réclame de l'héritage intellectuel de William JAMES, de John DEWEY, de Friedrich NIETZSCHE, de Martin HEIDEGGER, de Michel FOUCAULT, ou encore de W.V.O. QUINE et de Donald DAVIDSON.

Libéral sur l'échiquier politique des États-Unis, il refuse toutefois la justification, métaphysique selon lui, de la démocratie par les Lumières. Il déploie dans chacune de ses oeuvres une interprétation particulière - que d'aucuns jugent parfois erronée, mais il s'en explique aisément - des pensées de ses prédécesseurs, pour  en reprendre les conclusions et souvent les contester.

Partisan d'un dialogue philosophique soutenu avec d'autres philosophies, notamment européennes, et entre philosophes, Richard RORTY influence profondément la pensée philosophique actuelle par sa manière de présenter le projet philosophique lui-même, en avançant un pragmatisme assez radical dans ses grands écrits, Philosophy and the Mirror of Nature, 1979 (L'homme spéculaire en traduction française) et Consequences of Pragamatism, 1982.

Dans Contingency, Irony and Solidarity, en 1989, il abandonne la tentative d'expliquer ses théories d'un point de vue analytique et propose un schéma conceptuel censé remplacer celui des "Platonistes". Ce schéma est fondé sur l'idée qu'il n'y a pas de formulation intelligible possible de la vérité objective, et qu'elle ne doit pas être une finalité en elle-même. La philosophie, et en cela, il amplifie un des caractères de la philosophie américaine en général, doit être utilisée pour nous permettre de nous créer et de nous recréer, d'agir. C'est une philosophie, selon lui, "post-analytique".  En terme de philosophie politique, sa philosophie est celle d'une communauté diversifiée qui est mise en opposition à la cruauté plutôt que par des idées abstraites comme la justice ou l'humanité commune. D'abord "analyste" convaincu de l'espèce "linguistique" en 1967 (The Linguistic Turn) - les problèmes philosophiques sont des problèmes que l'on peut résoudre (ou dissoudre) soit en réformant le langage, soit en étudiant davantage le langage utilisé - Richard RORTY met en avant un pragmatisme beaucoup plus proche de celui de William JAMES que de celui de John DEWEY.

 

       Dans Consequences of Pragmatism, Richard RORTY suggère de renoncer une fois pour toutes à essayer de répondre à une question qui n'a probablement plus aucun sens, à savoir celle qui consiste à se demander ce que la philosophie est réellement ou ce qui doit être réellement considéré comme un philosophe.

Partisan de ne plus défendre la philosophie comme discipline autonome, définitivement contre tout argument d'autorité, le philosophe américain ignore complètement les frontières, les divisions, les incompatibilités et les antagonismes, au point qu'il peut être difficile, voire impossible pour l'étudiant ou le citoyen de connaître la pensée d'un auteur à travers ses écrits. Et cela précisément parce qu'il pense que la pensée d'un philosophe, à partir du moment où elle est rendue publique, n'est déjà plus la sienne propre : elle est celle de ses lecteurs et de ce que ses lecteurs en font. Poussant jusqu'au bout la dynamique de l'appropriation de n'importe quelle oeuvre par le lecteur, la pensée d'un philosophe, de toute manière, est déjà déconstruite lorsqu'elle est partagée.

Jacques BOUVERESSE insiste beaucoup sur cette particularité de la pensée de Richard RORTY, qui parvient à prêter à certains auteurs des pensées et des orientations - mêmes politiques - qu'ils n'auraient pas voulu avoir. "Les histoires que racontent Rorty et tous les historicistes qui raisonnent de la même façon que lui (autrefois nous avons cru en Dieu, mais nous avons continué à croire à des choses comme la raison, la vérité, l'histoire, etc, aujourd'hui nous sommes en train de renoncer également à croire à des choses de ce genre) ont justement cette particularité qu'on ne sait pas ce qu'il faut entendre par "nous" ni jusqu'à quel point les changements qu'elles décrivent ont réellement été effectués." 

 

    Dans Philosophy and the Mirror of Nature, Richard RORTY soutient que, puisque le monde n'est pas un langage ni écrit dans un langage, qu'il ne se décrit pas lui-même d'une façon quelconque et ne peut rien nous dire sur ce qu'il est réellement, nous devrions renoncer à l'idée que la science cherche à se rapprocher progressivement de quelque chose comme une vraie nature de la réalité.

Toute tentative philosophique dans ce sens doit être abandonnée. "La nature, pour ce que nous en savons, engendre nécessairement des êtres connaissant qui la représentent, mais nous ne savons pas ce que cela voudrait dire pour la nature que d'avoir le sentiment que nos conventions de représentation deviennent de plus en plus semblables aux siennes, et par conséquent qu'elle est aujourd'hui représentée plus adéquatement que dans le passé. Ou plutôt, nous pouvons donner un sens à cela uniquement si nous suivons jusqu'au bout les idéalistes absolus et admettons que le réalisme épistémologique doit être fondé sur le panthéisme personnaliste."  Du coup, ce que nous savons du monde peut être aussi faux ou aussi vrai qu'avant, malgré toutes les formes de réalisme scientifique...  Les lois de la nature sont plus inventées que découvertes. 

Le dernier chapitre de ce dernier livre, D'une philosophie spéculaire, est une longue attaque contre une philosophie des connaissances. Il y défend une conception conversationnelle de la philosophie, à l'opposé d'une philosophie tentant d'édifier un système d'explication de l'univers, qui outre le fait qu'il risque de figer la réflexion, ne fait que prétendre objectiver ce qui n'est que contingence.

 

     Dans L'espoir au lieu du savoir - Introduction au pragmatisme, 1995, Richard RORTY défend une vérité sans correspondance avec la réalité, un monde sans substance ni essence, une morale sans obligations universelles. 

"Le but de l'enquête scientifique, ou de toute enquête, n'est pas la vérité, mais plutôt une meilleure aptitude à la justification, une meilleure aptitude à traiter les doutes qui entourent ce que nous disons, soit en étayant ce que nous avons déjà dit, soit en décidant au contraire de dire quelque chose de légèrement différent. Le problème, avec la vérité, c'est que nous ne saurions pas que nous l'avons atteinte même si, en fait, nous l'avions déjà atteinte. Mais nous pouvons viser à une justification sans cesse accrue, au soulagement d'un nombre croissant de nos doutes."

Richard RORTY oppose le pragmatisme classique au néo-pragmatique qu'il veut promouvoir. "Certains, comme Peirce, James et Putman, ont déclaré qu'il était possible de conserver une signification absolue au mot "vrai" en lui donnant le sens d'une "justification dans une situation idéale" - cette situation que Peirce appelait "la fin de la recherche". D'autres, comme Dewey (et ainsi que je l'ai soutenu, Davidson), ont suggéré qu'il n'y a pas grand chose à dire de la Vérité, et que les philosophes doivent se limiter à la justification, à ce que Dewey appelait "assertibilité garantie". Il ne condamne pas l'enquête deweyenne : "Il n'y a rien à dire de général sur la nature ou les limites de la connaissance humaine, pas plus que sur la connexion de la justification et de la vérité. Et s'il n'y a rien à dire sur ce dernier point, ce n'est pas parce que la vérité est intemporelle et la justification temporelle, mais parce que nous opposons le vrai à ce qui est simplement justifié afin d'opposer un futur possible au présent réel."

Son pragmatisme est anti-essentialiste : "... établir une distinction entre les choses qui forment des relations et ces relations proprement dites n'est qu'une autre façon de distinguer entre ce dont nous parlons et ce que nous en disons." 

Sa morale n'a rien à voir avec une quelconque universalité : "Plus spécifiquement, nous n'envisageons pas le progrès intellectuel et le progrès moral comme une progression vers le Vrai, le Bon, ou le Juste, mais comme un élargissement du pouvoir imaginatif. L'imagination, pour nous, est la point acérée de l'évolution culturelle : c'est le pouvoir qui - en période de paix et de prospérité - opère sans trêve pour rendre le futur de l'homme plus riche que son passé. L'imagination est à la fois la source des nouveaux tableaux scientifiques de l'univers physique et des nouvelles conceptions de communautés possibles."

 

       Il peut être difficile de suivre la pensée de Richard RORTY dans la mesure où ses écrits ne suivent pas un déroulement didactique où une notion s'enchaînerait sur la précédente. Poussant jusqu'au bout sa conception de faire de la philosophie, il mène dans ses ouvrages un dialogue constant, non seulement avec les auteurs des États-Unis, mais beaucoup avec différentes voix de la philosophie européenne moderne. Ainsi le dialogue est permanent avec Jürgen HABERMAS, Karl-Otto APEL, Michel FOUCAULT et Jacques DERRIDA. il s'appuie souvent sur une perception de la philosophie européenne pour soutenir son néo-pragmatisme, sans d'ailleurs revendiquer ni affirmer qu'il possède une parfaite connaissance de la pensée de ces derniers.

 

       Dans Trotsky et les orchidées sauvages, 1992, Richard RORTY exprime clairement sa philosophie politique, ou plutôt son engagement politico-philosophique, en référence directe avec la participation de John DEWEY à la commission internationale d'enquête sur Léon TROTSKY, suite à son assassinat en 1938.

"En ce moment, aux États-Unis, il existe deux guerres culturelles pour lesquelles on mène campagne. la première est celle que mon collègue James Davidson Hunter décrit  avec force détail dans son livre pénétrant et riche d'informations : Culture Wars : The struggle to Define America. Cette guerre-là est importante. Il dépendra d'elle que notre pays poursuive la trajectoire définie par la Déclaration des Droits, les réformes de Reconstruction, la constitution d'établissements d'enseignement supérieur, le vote des femmes, le New Deal, la constitution de collèges de premier cycle, la législation des droits civiques de Lyndon Johnson, le mouvement féministe et le mouvement des droits des homosexuels. Si cette trajectoire est poursuivie, cela voudra dire que l'Amérique pourrait continuer d'offrir un exemple de progrès dans la tolérance et l'égalité. Mais il n'est pas interdit de penser qu'elle ne pourra l'être que si le revenu réel américain moyen continue d'augmenter. Or 1973 pourrait avoir bien marqué le début de la fin : aussi bien la fin des espoirs de croissance économique que du consensus politique engendré par le New Deal. Il se peut que l'avenir de la politique américaine ne soit plus qu'une série de variations de plus en plus éhontées et de plus en plus efficaces autour de spots du style Willie Horton. Le livre de Sinclair Lewis : It Can't Happen Here pourrait bien fournir un scénario de plus en plus plausible. A la différence de Hunter, je ne me sens nullement obligé de me montrer judicieux ni mesuré dans mon attitude envers les deux camps de ce genre inédit de guerre culturelle, celui qu'il nomme "progressiste" et celui qu'il nomme "orthodoxe". Pour moi, les "orthodoxes" (ceux qui pensent que le fait de chasser les homosexuels de l'armée favorise les valeurs familiales traditionnelles) sont du même acabit que les gens qui votèrent pour Hitler en 1933, et les "progressistes" représentent à mes yeux la seule Amérique dont je me soucie. La seconde guerre culturelle est en train d'être menée dans des revues qui, comme Critical Inquiry et Salmagundi possèdent un grand nombre d'abonnés, mais ne bénéficient que d'une faible diffusion. Cette guerre oppose ceux qui estiment que la société libérale moderne est fatalement imparfaite (ceux que l'on met facilement dans le même sac que les "post-modernes") et les professeurs type de la gauche démocrate, comme moi, qui considèrent la nôtre comme une société dans laquelle la technologie et les institutions démocratiques peuvent, avec un peu de chance, contribuer à accroître l'égalité et à diminuer la souffrance." 

 

Richard RORTY, L'homme spéculaire, Editions du Seuil, 1990 ; Contingence, ironie et solidarité, Armand Colin, 1993 ; Conséquences du Pragmatisme, le Seuil, 1993 ; Objectivisme, relativisme et vérité, PUF, 1994 ; Essais sur Heidegger et autres écrits, PUF, 1995.

Jacques BOUVERESSE, Vincent DESCOMBES, Thomas MACCARTHY, Alexander NEHAMAS, Hilary PUTMAN, Richard RORTY, Lire RORTY, Le pragmatisme et ses conséquences, Editions de l'Eclat, 1992. On trouve dans ce livre de dialogues entre différents auteurs et Richard RORTY (que nous conseillons de suivre comme un pré-guide en lisant les ouvrages du philosophes américains) le texte Trostky et les orchidées sauvages.

Gérard DELEDALLE, La philosophie américaine, De Boeck Université, 1998.

 

 

Relu et corrigé le 3 juillet 2019. Relu le 19 avril 2020

 

 

 

 

 

 

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26 janvier 2011 3 26 /01 /janvier /2011 10:11

Une carrière dans le Droit

    Le philosophe, jurisconsulte et réformateur anglais Jeremy Chaulveron BENTHAM, considéré comme le fondateur de l'utilitarisme, est un de ces auteurs relativement peu cité qui exercent encore une influence certaine sur la philosophie, la philosophie politique et le droit occidentaux.

D'abord juriste, car sa formation dérive d'études de droit, il conserve dans toute son oeuvre un certain mépris d'une pratique judiciaire de son pays et s'attache à constituer de nouvelles bases pour la législation et la politique tout court. Il fait partie d'un ensemble de philosophes des Lumières et ses idées inspirent plus d'un réformateur, même s'il n'est pas le seul à favoriser une refonte du droit dans maints pays d'Europe. Opposé à Jean-Jacques ROUSSEAU, il rejette la notion de contrat social et justifie l'existence et l'intervention de l'État par sa seule utilité. Théoricien du droit et précurseur du libéralisme, il s'exprime en faveur de la liberté individuelle, de la liberté d'expression, de la liberté économique, de l'abolition de l'usure, de la séparation de l'Église et de l'État, du droit des animaux, de l'égalité des sexes (même s'il ne s'y appesantit pas trop....), du droit du divorce, de la décriminalisation des rapports homosexuels, de l'abolition de l'esclavage et de l'abolition des peines physiques, y compris celle des enfants.

    Élève précoce, étudiant le latin à 3 ans et maitrisant le français à 7 (rappelons tout de même qu'à l'époque le Français est la langue hégémonique de l'Europe), il mène ses études au Collège de Westminster, puis à partir de 1760, au Queen's College d'Oxford où il reçoit un Bachelor (1763) et un Master of Arts (1766) à respectivement 15 et 18 ans. Il y suit les cours du célèbre professeur de droit naturel de l'époque, le jurisconsulte William BLACKSTONE.

Avocat en 1769, il se détourne rapidement du droit tel qu'ils se pratique et préfère consacrer sa vie à réformer les lois. Imbu des doctrines de Claude-Adrien HÉLVÉTIUS, il pose comme principe fondamental qu'en législation et en morale on ne doit admettre d'autre règle que l'utilité (d'où son nom de père de l'utilitarisme). Il fait paraitre son premier ouvrage en 1776 (A Fragment on government), qui lui assure la bienveillance du comte SHELBURNE, William Petty FITZMAURICE dont il aura bien besoin tout au long de sa carrière, tant il accumule les mécontents puissants. Entre 1785 et 1788, BENTHAM voyage à travers l'Europe et se lie aux philosophes tels que Jean Le Rond D'ALEMBERT. Defense of Usury (1788) rencontre un certain succès ; il y démontre l'absurdité du contrôle des taux d'intérêt recommandé par Adam SMITH dans les Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations. Il publie encore en 1789 son oeuvre majeure Introduction to the principles of Morale.

Bien que farouchement opposé aux notions de droit naturel qui soutiennent la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, il accueille avec bienveillance la Révolution française. Fort lié avec le conventionnel Jean Pierre BRISSOT, il est proclamé citoyen français par ka jeune République le 26 août 1792. C'est en France, malgré ses obligations issues de la mort de son père (ce qui lui assure par héritage les moyens de bien vivre), qu'il déploie sa grande activité : il y fait de nombreuses propositions concernant l'établissement du droit, le système judiciaire, pénitentiaire, l'organisation politique de l'État, et la politique dans les colonies, dont on peut retrouver aujourd'hui les écrits.

Jeremy BENTHAM écrit nombre de ses oeuvres en français. Un de ses disciples, le Suisse Étienne DUMONT, ministre calviniste à Genève, se consacre à leur publication.

De retour au Royaume-Uni, après l'avènement du Premier Consul, BENTHAM continue son oeuvre et propose au gouvernement un projet pénitentiaire novateur, le Panopticon, qui inspire l'architecture de nombreux ouvrages par la suite.

A partir de 1822, il débute, à titre personnel, la rédaction d'un "code constitutionnel" qu'il veut donner en modèle.

  

 

Une oeuvre influente qui inspire de nombreux auteurs

    Se situant dans la ligne des économistes prônant le libéralisme (Adam SMITH, John Stuart MILL, son disciple, Jean-Baptiste SAY), partisan d'une grande liberté dans les moeurs (Essai sur la pédérastie, 1785), il pose les bases d'un État qui garantisse un revenu minimum pour tous, protège les biens et personnes, défende les citoyens des agressions extérieures, encourage la croissance économique (augmentation du bonheur collectif) et démographique (pour une meilleure défense nationale, facteur de bonheur collectif) et assure une redistribution des richesses propre à augmenter le bonheur collectif (partisan d'une taxe progressive sur les héritages). Il s'agit de pratiquement planifier, suivant une certaine lecture de son oeuvre, donc d'exercer un bon contrôle social, les actions qui donneront au plus grand nombre le plus grand plaisir. Il favorise une certaine humanisation des conditions carcérales en même qu'il propose une meilleure adéquation entre le système pénal et les objectifs de diffusion du plaisir au plus grand nombre.  

Son oeuvre se répartit donc entre philosophie politique (A fragment on Government, 1776 ; Introduction au principe de morale et de législation, 1789 ; Tactique des assemblées délibérantes, 1816 ; Des sophismes politiques, 1816 ), économie (Défense de l'usure, sous forme de lettres, 1787) et de droit (civil, constitutionnel et pénal) (Traité de législation civile et pénale, 1802 ; Le panoptique, 1786, édité en 1791 ; Théorie des peines et des récompenses, 1811 ; Code constitutionnel, 1830 ; Déontologie ou Science de la morale, 1834, texte établi par John BOWRING).

 

             Le Westminster Review, revue fondée en 1832 par Jeremy BENTHAM dans le fil droit de l'activité d'un véritable parti qui influence profondément la politique anglaise de 1824 à 1832, et qui donne au principe d'utilité un rang de principe de gouvernement.

Pour Emile BREHIER, il se situe dans la mouvance d'HUME (Traité de la nature humaine), d'HELVETIUS (L'esprit) et de BECCARIA (Traité des crimes), dans une tradition que l'on doit faire remonter à l'épicurisme. "Chez Bentham, son usage (de la notion d'utilité) primordial est d'établir une liaison entre un fait primitif de la nature humaine, à savoir que le plaisir et la peine sont les seuls motifs d'action, et la règle du bien et du mal. Il s'agit de démontrer par la raison que l'obéissance à ces règles produira la plus grande somme de plaisir ; ou, s'il n'en est pas ainsi (car Bentham est un réformateur), il faut transformer ces règles de manière que cesse une opposition qui les rend entièrement vaines. Cette thèse suppose une part énorme faite à la raison calculatrice dans la recherche du plaisir, qui résultera de l'obéissance ou de l'infraction ; et il faut examiner toutes les circonstances du plaisir, son intensité, sa durée, sa certitude, sa proximité, et considérer aussi sa fécondité (la possibilité de produire d'autres plaisirs) et sa pureté (un plaisir pur est celui qui a la chance de ne pas engendrer de peine) ; enfin il faut tenir compte de son étendue, c'est-à-dire du nombre de personnes qu'il affecte. Ainsi on peut faire la balance des peines et des plaisirs, et se décider pour l'acte, qui, tout compté, produira le plus grand excès de plaisir. Par un calcul de ce genre, Bentham pense faire de la morale et de la législation une science précise comme les mathématiques."

Son radicalisme politique n'est lié à l'utilitarisme dans l'esprit de Jeremy BENTHAM qu'en 1808, lorsqu'il fit la connaissance de James MIL. "l'esprit corporatif, écrit-il, est par définition, hostile au principe de l'utilité générale, et l'aristocratie politique est une corporation fermée." Toujours pour Émile BREHIER, "L'utilité est un principe de réforme plus que de conservation : le calcul qu'il impose serait tout à fait inutile, si les intérêts de tous étaient naturellement identiques ; il faut donc, par la législation, le Code pénal, les identifier artificiellement, et Bentham n'a cru cette opération possible qu'en recourant au suffrage universel où tous étaient représentés."

 

        Dans la ligne des Encyclopédistes, Jeremy BENTHAM considère que la condition humaine devait inévitablement s'améliorer du fait de la seule diffusion de la connaissance entendue comme une information encyclopédique, jointe à des principes abstraits pour classifier l'information et la faire servir à la réforme de la société.

Timothy FULLER estime que le philosophe anglais considère que l'ignorance constitue le principal obstacle à l'amélioration de la condition humaine. Il réfute la réticence de la tradition philosophique - elle-même obstacle à la diffusion des connaissances selon lui - le SOCRATE de PLATON par exemple mettant en avant la difficulté d'harmoniser la recherche de la sagesse avec les nécessités pressantes de la prise des décisions en politique. Pour Jeremy BENTHAM, il est possible de s'informer convenablement, parce que le fondement universel de l'action humaine peut être aperçu dans tout ce que les gens font et disent.

     C'est probablement, si l'on suit toujours Timothy FULLER, An Introduction to the Principles of Morals and Legislation de 1789, qui forme, dans le vaste ensemble des écrits, son ouvrage le plus important.

La réserve philosophique de René DESCARTES à la réforme de la société (la violence potentielle et l'incertitude entoure toute tentative de ce genre) est négligée par Jeremy BENTHAM, même s'il tire de son rationalisme une partie de ses ressources intellectuelles. Il ne se préoccupe pas non plus des débats sur la beauté d'un ordre conventionnel longuement élaboré entre BLACKSTONE et BURKE. Ce qui lui importe, c'est le fait - c'est tout-à-fait l'optimisme des Lumières - que plus on a rassemblé de données, plus il est facile de construire un modèle simple du monde. Il n'a que faire de la prétendue supériorité de la tradition, que ce soit dans le droit, la politique ou la philosophie..."Cette différence de points de vue sur la tradition juridique anglaise, et sur la validité de la coutume et de la tradition en général, est cruciale pour comprendre un certain nombre de débats dans la philosophie politique et juridique moderne depuis l'époque de Bentham et de Burke. Auparavant, le règne de la loi signifiait que les personnes pouvaient nourrir des espérances raisonnables sur ce que les règles gouvernant leurs transactions exigeaient d'eux. Ces règles s'exprimaient dans les décisions particulières des juges qui étaient influencés par la pratique coutumière des localités où ils exerçaient. L'idée d'une source centralisée de législation uniforme, fondée sur une science de la nature humaine, était absente.

Bentham voulut introduire cette idée." Il faut se libérer du poids d'une tradition afin de faire régner le principe de l'utilité. Une réforme est nécessaire pour permettre l'expression des découvertes scientifiques. "L'une des significations centrales de l'appel au principe d'utilité se révèle ici. La science de Bentham est universelle, mais elle doit être adaptée aux conditions historiques auxquelles on l'applique. Cependant, en même temps, on ne peut donner aux conditions historiques un droit de veto sur l'application de la législation scientifique. Si cela devait être le cas, alors le préjugé pourrait légitimement prévaloir sur la science, ou pourrait se prévaloir d'une pénétration inaccessible à la science. Cette tension entre la coutume et la tradition d'un côté, et le progrès scientifique de l'autre, est au coeur du débat politique moderne. L'opposition entre conservateurs et progressistes doit être résolu en faveur du progrès pour Bentham et ses disciples : la recherche du bonheur qui s'appuie sur la science se justifie en disant que l'on n'a encore mis en évidence aucune limite empiriquement démontrable de l'épanouissement ou de l'amélioration de l'homme."

"Dans l'utilitarisme, il n'y pas de limite intrinsèque à l'usage de la puissance gouvernementale visant à promouvoir des réformes sociales. Mais cela signifiait pour Bentham en premier lieu la disparition des restrictions arbitraires et passées de mode à la confiance des individus en leurs propres facultés dans la recherche prudente de leurs intérêts. La législation scientifique avait pour but de libérer en direction de l'individualisme démocratique. On espérait qu'elle conduirait à ce que John Stuart MILL (...) appellerait plus tard la société qui se développe et s'améliore spontanément." Du coup, la tension entre l'intérêt personnel et la considération d'autrui se trouve au coeur de l'utilitarisme et elle ne peut être résolue en faisant appel à un devoir moral transcendant du type kantien, même si celui-ci peut être utile. "Pour les utilitaristes, il faut peser les conséquences toutes les fois que surgissent des arguments justifiant des autres actions possibles. Toutes les fois que les individus se permettent d'exprimer mutuellement leurs opinions, ou trouvent qu'ils ne peuvent y échapper, il leur faut argumenter sur les mérites relatifs d'actions différentes en fonction de leurs résultats possibles." Le remède à une certaine anarchie morale qui pourrait naître d'une confrontation entre opinions différentes sur les plaisirs à rechercher et à promouvoir, Jeremy BENTHAM propose la délibération en commun, une démocratie, à la condition, pour ne pas tomber dans des manoeuvres politiciennes, de respecter le principe de la parole donnée, le principe du respect des promesses. 

     Le juriste et philosophe anglais rejette toute l'argumentation d'une partie de la philosophie antique, PLATON en particulier, sur la recherche du bonheur, du souverain bien, dont on ne peut trouver la définition nulle part. Par contre, les plaisirs - jugés sévèrement comme dangereusement proches de la passion à combattre par toute cette tradition, très concrets, peuvent constituer la base d'une philosophie morale et politique réellement adaptée à la nature humaine. Il considère que la volonté générale de Jean-Jacques ROUSSEAU est une "forme moderne de la tentative ancienne d'imposer la "vertu" aux individus au prix de leur compréhension du bonheur."

Pour Jeremy BENTHAM, toujours interprété par Timothy FULLER, "un ordre politique rationnel est un ordre dans lequel il existe une distinction de plus en plus précise entre ce qui est obligatoire et ce qui relève du choix privé. On verrait que l'ordre n'a pas besoin de dépendre d'importantes obligations légales mais, plutôt de l'assurance que les obligations qui existent peuvent être défendues indépendamment de tout intérêt particulier. En retour de la garantie que les citoyens se conforment aux lois, les limites de leur libre choix dans le domaine moral pourront être indéfiniment reculées."

On se rend compte à quel point cette pensée puisse inspirer nos sociétés modernes. L'art de la législation consiste à connaître quand il faut et quand il ne faut pas légiférer : "L'objet général de toutes les lois ou celui qu'elles devraient avoir en commun, est d'augmenter le bonheur total de la communauté..., d'exclure... toute chose qui tend à enlever quelque chose à ce bonheur..., d'exclure tout dommage. Mais toute punition est un dommage : toute punition est en soi un mal. Sur la base du principe d'utilité... on devrait seulement le permettre dans la mesure où il est susceptible de prévenir un plus grand mal." (Principles of Morals and Legislation). 

          

      C'est surtout dans Introduction aux principes de la morale et de la législation que, si nous suivons également Alain RENAUT, que se trouve la mieux exposée la conception du droit et sa théorie des gouvernements.

Cette Introduction s'ouvre sur la mise en place du "principe de l'utilité". "L'originalité de Bentham consistera moins dans l'établissement du "principe de l'utilité" que dans la volonté d'en tirer certaines implications nouvelles" par rapport à Thomas HOBBES, HELVETIUS, BECCARIA et d'autres. Jeremy BENTHAM développe un très sévère critique des théories du droit naturel et de leurs prolongements politiques. Dans le chapitre III notamment, il s'attaque directement aux thèses qui prétendent faire de la loi naturelle, et non de l'utilité, le principe de la législation : "dire que "il y a une règle éternelle et immuable du droit", évoquer le "droit naturel, l'équité naturelle, les droits de l'homme, etc ", c'est en fait juger arbitrairement que telle action est bonne et mauvaise, "non parce qu'elle est conforme ou contraire à l'intérêt de ceux dont il s'agit", mais parce que "elle plaît ou déplaît à celui qui juge". Le principe du droit naturel n'est en vérité qu'un "principe de sympathie ou d'antipathie" - puisque ceux qui se réclament du droit naturel et de la loi naturelle ne font, grâce à ces notions arbitraires qui sont de pures fictions (car - empirisme oblige - qu'est-ce qu'un raisonnement qui ne s'appuie pas sur les données, variables et relatives, des sens?), que "dicter leurs sentiments comme des lois et s'arroger le privilège de l'infaillibilité".

En réalité, la nature même de nos facultés de connaître, dont le fonctionnement suppose un travail sur les données des sens, exclut toute déduction par la seule raison de règles ou de lois qui seraient inscrites éternellement dans la conscience de l'homme comme tel. Si la condition naturelle de l'homme est la sensibilité, ses seuls sentiments éternels sont la recherche du plaisir et la fuite de la douleur - et donc le politique (le "législateur"), loin d'avoir à spéculer sur une prétendue loi naturelle, antérieure aux lois positives, et avec laquelle ces lois devraient s'accorder, cherchera seulement la meilleure harmonisation possible, la meilleure combinatoire possible des plaisirs et des peines. (...) Ce sont donc les lois positives, mises en place par le législateur en vue de "maximiser" ou "maximer" les plaisirs, qui seules, "donnent une existence aux droits" : "les lois réelles donnent naissance aux droits réels" alors que le droit naturel n'est que "la créature de la loi naturelle", qui n'est elle-même qu'une fiction - donc puisque ex nihilo nihil sequitir, le droit naturel n'est rien. Du principe de l'utilité se déduit donc, selon une argumentation dont, on le voit, le ressort principal est une théorie empiriste de la connaissance, une définition du droit comme ce que seule la loi positive crée en déterminant les conditions du bonheur du plus grand nombre. On comprend dès lors pourquoi l'oeuvre de Bentham a pu être interprétée comme une étape décisive vers le positivisme juridique."

 

       Fragment on Gouvernment (1776), An Introduction to the principles of Morals and Legislation (1789), On laws in general (1782), concentrent l'essentiel de l'apport juridique de Jeremy BENTHAM.

Il s'agit de l'utilitarisme appliqué à la science de la législation. Pour Jean-Louis HALPERIN, "Bentham est positiviste dans la mesure où il rejette l'idée du droit naturel, où il reconnaît la légitimité d'une description des lois dans leur relativité factuelle et où il entend édifier une science du droit selon le modèle des sciences naturelles ou des mathématiques. Il affirme sa volonté de rigueur dans le choix d'un critère objectif du juste et de l'injuste, dans l'utilisation d'une méthode logique d'exposition - faisant appel aux distinctions fondées le plus souvent sur une "bifurcation" décomposant tout élément en deux sous-éléments - et dans l'attention portée au langage avec l'idée que les concepts juridiques sont des entités fictives sans existence en dehors du droit. En même temps, sa théorie est "prescriptive" et sa distinction entre ce qui est et ce qui doit être n'est pas la préfiguration de l'opposition du normativisme kélsénien entre le Sein et le Sollen.

Bentham reproche à Blackstone d'être un ennemi de la réforme qui s'est fait le complice des aberrations du common law en fabriquant des raisons pour approuver tout ce qui se fait. Sous le gouvernement des lois, le bon citoyen doit "obéir scrupuleusement" - et Bentham rejette tout droit de résistance au nom de prétendues lois de la nature -, mais il doit aussi "censurer librement" et c'est la justification de son attachement à la codification du droit".

Cette codification du droit est conçue comme souverain remède à tous les arbitraires, et de poser les bases d'une coopération entre le juge et le législateur. Elle donne l'occasion à l'autorité légiférante de mettre en harmonie l'activité judiciaire, après avoir pour première qualité de faire connaître les lois et d'assurer ainsi la certitude du droit pour le plus grand nombre, face à la pratique obscure pour les justiciables anglais de son époque de toute une magistrature et de toute une avocature concentrées sur ses joutes oratoires. Cet instrumentalisme judiciaire est fondamentalement aussi au service de la réforme, face à toutes les injustices et à toutes les incohérences que le juriste-philosophe relève dans son pays. Qualifié parfois de "Luther de la jurisprudence", il lutte pour la primauté du législatif, la réforme électorale en soutenant à partir de 1818 l'idée du suffrage quasi universel (masculin, mais sans écarter l'hypothèse du vote des femmes). Dans le domaine civil, malgré une certaine inconstance, il défend certaines idées comparables à celle du Code Napoléon sur le recours à l'intérêt pour canaliser les passions.

Mais c'est surtout dans le domaine pénal, à travers le Panoptique, qu'il met en application son principe utilitariste. Le Panoptique est conçu comme une "maison de pénitence" dans laquelle les prisonniers isolés, astreints au travail, rééduqués par l'instruction et la religion sont surveillés par un inspecteur depuis le centre d'un bâtiment circulaire ou polygonal. Ce modèle doit combiner une certaine "douceur" - par opposition aux supplices, monnaie courante à l'époque - et la rigueur à l'égard des délinquants. Le souci de la peine utile l'anime tout entier : souci de l'adéquation, de la proportionnalité, de la peine au délit ou au crime, souci de l'économie maximum dans l'exécution de la peine. 

 

       Pour Jean-Pierre CLERO et Christian LAVAL, si l'utilitarisme de Jeremy BENTHAM "consiste bien à promouvoir l'utilité en valeur majeure sur le plan politique, social, économique, si le principe d'utilité - le plus grand bonheur pour le plus grand nombre - doit devenir la règle de l'action collective, si ce principe ainsi axiomatisé tend à transformer les valeurs en fictions, le père de l'utilitarisme a très tôt voulu faire la théorie de ces fictions, sans subir leur mouvement, mais en prenant le contrôle de leur notion, pensée dans sa positivité - car les fictions ne sont pas toutes des erreurs - ; il s'agit alors de classer les entités fictives parmi d'autres entités, réelles et imaginaires, dans une philosophie qui ne donne pas le primat à la conscience de soi et qui ne conçoit pas l'histoire comme le simple développement de la conscience de soi."

L'utilitarisme, loi d'être une recherche effrénée vers le bonheur, est une méthode pour repérer ce que sur quoi on a réellement prise en société. Les deux auteurs centrent leur propos sur la longue lignée des réflexions sur le langage de philosophes anglais comme John LOCKE, BERKELEY, HUME, BURKE, SMITH. Pour eux, l'utilitarisme est fondamentalement une théorie du langage. Dans le Manuel des sophismes politiques, il montre toutes sortes de pièges linguistiques qui détournent de la recherche du plaisir et qui fausse la distribution des efforts de l'homme dans la balance plaisir/douleur. Son inspection de l'articulation du symbolique et de l'affectif se fait par une recherche sur la sémantique des mots. "Les décalages, imperçus de celui qui les vit, les pratique ou les subit, sont les véritables lieux et les forces qui les provoquent, sont les véritables moteurs de l'asservissement du plus grand nombre.

Plus généralement, les fautes de logique, les relâchements de l'argumentation, les ambiguïtés du langage profitent invariablement au despotisme. Bentham dit de la fausseté qu'elle est "un instrument dans les mains de la délinquance". Bentham a pensé que la "guerre des mots", qui, toujours, prélude et succède à la guerre tout court, se jouait là et qu'il convenait, pour l'utilitariste, d'y développer ses stratégies. Le caractère invisible de cette guerre ne provoque nullement chez lui la résignation, qui conduirait à ne rien faire sous prétexte que les choses pourraient être pires encore si on s'avisait de les changer.

L'immense travail philosophique, juridique, économique, politique de Bentham  - dont les onze volumes de l'édition Bowring donnent déjà une image! (Bentham Project de The Collectied Works of Jeremy Bentham) - s'explique entièrement par la volonté de connaître et maîtriser ces décalages. le souci de correctement énoncer les lois (nomographie), celui d'exprimer exactement les problèmes politiques et d'en débattre en pleine lumière, sans masquer les difficultés, la volonté de transformer l'éthique en un lieu d'argumentation, plutôt que d'affrontement de convictions et d'intérêts partisans, le conseil donné au législateur de "travailler par les intérêts, les affects et les passions" constituent les conditions de la marche de l'utilitarisme vers le bonheur du plus grand nombre. L'utilitarisme, sous sa forme native, est une symbolique du bonheur. Bentham a, par ses réflexions sur le langage, sur la logique, sur les mathématiques, autant insisté sur le travail symbolique que sur le bonheur, dont il s'est tardivement avisé qu'il aurait pu faire, pour être mieux compris, un principe, de préférence au mal nommé de principe de l'utilité."

 

     Pour préciser l'influence de l'oeuvre juridique de Jeremy BENTHAM, étant dit que la proximité de ses idées sur le droit et les orientations des rédacteurs du Code Civil et du Code Pénal en France tient plutôt de la coïncidence ou de l'air du temps favorisé par les rencontres fréquentes entre philosophes des Lumières, qu'aussi son influence sur l'évolution du droit anglais n'est pas forcément nette, même si des réformateurs des différents codes se réfèrent à lui, elle est plus perceptible en Espagne ou en Amérique du Sud.

Par contre, les thèses positivistes et utilitaristes de Jeremy BENTHAM ont nourri la tradition libérale des juristes anglo-américains (sa théorie de la justice sociale est pratiquement dominante jusqu'aux travaux de John RAWLS) et alimenté des théoriciens du continent européen comme Pellegriono ROSSI, JEHRING, Karl BINDING ou Hans KELSEN.

C'est dans la seconde moitié du XXe siècle que vient un intérêt nouveau pour sa pensée, de la part d'Alf ROSS, de HART et de l'École de Francfort. Michel FOUCAULT érige le panoptique (dans Surveiller et punir notamment) en modèle de contrôle social. Les économistes dits "Law and Economics" sont séduits par son approche en terme de calcul des coûts et des bénéfices. Sur l'utilisation de critères utilitaristes, notamment dans la distinction entre droit et morale, comme sur l'analyse de la forme législative et de l'interprétation judiciaire, la pensée critique de Jeremy BENTHAM conserve un fort potentiel d'attractivité. (Jean-Louis HALPERIN).  Max WEBER élabore sa théorie de la domination en partie grâce à une interprétation de ses travaux. 

Du côté des auteurs marxistes, Georges LABICA indique que Karl MARX ne méprise pas la catégorie d'utilité, même si "elle doit disparaître sous celle d'intérêts, de valeur, de valeur d'usage et d'exploitation."  Il considère qu'il existe un déguisement du langage. "Les Français, dit Marx, portent (...) la théorisation économique anglaise à l'universalisme philosophique. Mais c'est à MILL qu'il appartiendra de fusionner la théorie de l'utilité et l'économie politique, dans l'utilitarisme. "L'utilitarisme avait d'emblée le caractère de la théorie du bien commun, mais ce caractère ne prit toutefois un contenu concret que lorsque les éléments économiques lui furent intégrés, en particulier, la division du travail et les échanges. Dans le cadre de la division du travail, l'activité privée des individus devient l'intérêt général ; l'intérêt général de Bentham se réduit à l'intérêt général tel qu'on l'évoque dans la concurrence (...) Le contenu économique transforma peu à peu l'utilitarisme en simple apologie de l'ordre existant (ce qui est un comble, pensons-nous, alors que Bentham passe son temps à vouloir le réformer de manière radicale), tendant à démontrer que, dans les conditions actuelles, les rapports des hommes entre eux, sous leur forme présente, sont les plus avantageux et les plus utiles à tous".

 

      L'attention en France sur l'oeuvre de jeremy BENTHAM s'est concentrée longtemps sur une de ses contributions, Le Panoptique. Anne BRUNON-ERNST attire l'attention sur une vision peut-être déformée introduite par une lecture trop rapide de Surveiller et punir de Michel FOUCAULT (comme de la mauvaise connaissance d'un second texte où il présente Le Panoptique : Naissance de la biopolitique). Michel FOUCAULT présente le panoptique comme le modèle de la société disciplinaire - ce qu'il est d'une certaine manière. Mais cette vision brouille la perception de l'oeuvre dans son ensemble et surtout introduit une perplexité : comment Jeremy BENTHAM peut-il promouvoir un dispositif de surveillance très profitable à tout gouvernement désireux d'effectuer un contrôle social précis et en même temps prôner l'utilitarisme, censé au service de la recherche du bonheur? 

Le Panoptique est une idée d'architecture, d'ailleurs produite par son frère Samuel au service du prince russe POTEMKIN pour améliorer la surveillance du travail des ouvriers, bâtiment d'abord de forme circulaire qui permet à un inspecteur central de surveiller les pensionnaires dans leurs cellules situées sur le pourtour. Jeremy BENTHAM compose Panopticon en Russie en 1786-1787 et ne publie son premier ouvrage sur cette idée qu'en 1791. En fait, il y a en tout 4 Panopticons, le panoptique des prisons (1791), le panoptique des pauvres (1798) pour la gestion des indigents, le panoptique d'internat (Chrestomathia, 1817) pour gérer les étudiants et le panoptique constitutionnel (1830), dispositif pour assurer la surveillance des ministres par leurs électeurs. Ces panoptiques, expériences de philosophie pratique, veulent , dans une époque caractérisée par la dureté des conditions imposées aux prisonniers, aux pauvres et aux pensionnaires des internats, assouplir les conditions d'enfermement en les rendant en même temps plus efficaces.

L'interprétation de Michel FOUCAULT sur l'instauration d'une société de surveillance (notation, enregistrement, transmission et accessibilité des informations sur les catégories de populations menaçant l'ordre établi), celle de deux universitaires américains G. HIMMELFARB et C. BAHMUELLER qui ne reprennent pas le concept de discipline sociale, mais analysent plutôt les restrictions de liberté et les atteintes aux droits de l'homme permises par ces dispositifs, sont l'objet de vives critiques de la part des chercheurs du Bentham Project de l'University College de Londres, comme de ceux du Centre Bentham de l'Université Paris 10. Pour eux, il y a de la part de Jeremy BENTHAM la volonté de rendre possible un double contrôle interne et externe, pour l'application généralisée du principe d'utilité, de tous les acteurs sociaux, du contribuable au criminel, sans oublier les gouvernants eux-mêmes... Pour G. TUSSEAU par exemple, qui relève la similitude entre les dispositifs carcéraux et constitutionnels, "la théorie politique de Bentham met donc en présence un gouvernement qui sait tout de la société, et une société qui sait tout de l'activité des gouvernants (par la présence d'une information transparente)". Un certain glissement se fait dans les milieux universitaires et éditoriaux d'une vision "quasi-totalitaire" du Panoptique vers une vision de contribution à la gouvernementabilité, qui ne manque pas, sans doute, selon nous, d'alimenter certaines visions de la gouvernance. Ces visions-là font l'impasse sur la disproportion en terme de doctrine et de moyens matériels entre l'usage des différents "panoptiques" par les différents pouvoirs politiques et économiques (dans les entreprises) et cet usage pour contrôler l'activité gouvernementale. Michel FOUCAULT écrit bien qu'au fond Jérémy BENTHAM a été le "grand théoricien du pouvoir bourgeois". Les Panoptiques sont bien, selon Anne BRUNON-ERNST, le lieu des métamorphoses (sociales).

 

 

 

Jeremy BENTHAM, Catéchisme de la réforme électorale, traduction d'Elias Régnault, 1839 ; Traités de législation civile et pénale, Éditions Dumont, 1802 ; Traités des peines et des récompenses, Dumont, 1811 ; Tactique des Assemblées parlementaires, Dumont, 1816 ; Traité des preuves judiciaires, Dumont, 1823 ; Déontologie, traduction de B. Laroche, 1834 ; Le panoptique, Éditions Belfond, 1977 ; Fragment sur le gouvernement, suivi du Manuel des sophismes politiques, Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence, 1996 ; De l'ontologie, à partir des manuscrits de Bentham, Le Seuil-Points, 1997 ; Garanties contre l'abus de pouvoir et autres écrits sur la liberté politique, Éditions Rue d'Ulm, 2001.

Georges LABICA, article Utilitarisme, dans Dictionnaire critique du marxisme, PUF, collection Quadrige, 1999.  Jean-pierre CLEO et Christian LAVAL, article Bentham dans Le Vocabulaire des philosophes, Philosophie classique et moderne (XVII-XVIIIe siècle), Ellipses, 2002. Jean-Louis HALPERIN, article Bentham Jeremy dans Dictionnaire des grandes oeuvres juridiques, Dalloz, 2008. Alain RENAUT, article Bentham dans Dictionnaire des oeuvres politiques, PUF, 1986. Timothy FULLER, article Jeremy Bentham et James MIL, dans Histoire de la philosophie politique, PUF, Quadrige, 1994. Émile BREHIER, Histoire de la philosophie, tome III, PUF, Quadrige, 2000. Cahiers critiques de philosophie n°4, Jeremy BENTHAM, Hermann/Paris VIII, Philosophie, 2007.

 

Relu et complété le 11 avril 2020

 

 

 

 

 

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10 novembre 2010 3 10 /11 /novembre /2010 10:38

            Jacques de GUIBERT, général de l'armée royale française, écrivain prolifique par ailleurs de très nombreuses oeuvres dramatiques très moyennes et de journaux de voyage, est l'auteur de deux oeuvres marquantes dans le domaine de la stratégie et de l'organisation des armées : Essai général de tactique (1770, 1772), suivi de Défense du système de guerre moderne (1779) et De la force publique considérée dans tous ses rapports (1790).

Ces deux oeuvres préludent à une véritable révolution dans les armées, le passage d'une armée dynastique à une armée nationale. A l'époque de leur première diffusion, malgré la perception négative d'un officier militaire se mettant à écrire dans une société à ordres figée, du fait qu'ils constituent une analyse très partagée dans certains milieux pré-révolutionnaires et même au plus haut niveau de l'État royal (malgré encore les périodes alternées de pouvoir et de disgrâce pour la mise en oeuvre des réformes proposées), elles connurent un très grand succès et jusqu'aux années 1870, elles constituent des oeuvres de référence. Si Essai général de tactique ne possède plus qu'un intérêt historique, De la force publique constitue encore une source d'inspiration, car elle place le débat au niveau de la signification de l'engagement du citoyen dans la défense.

 

          Selon le général Henri MENARD (1919-1989), préfacier de ses Écrits militaires rassemblés pour la période 1772-1790, "Guibert ne peut sans doute être classé parmi les grands capitaines. Il n'a atteint qu'un grade modeste et, de 1763 à 1793, la France n'a participé à aucune guerre en Europe. Son mérite et sa valeur d'exemple, c'est d'avoir recherché dans l'histoire les constantes d'ordre psychologique et moral qui font la grandeur d'une nation, la force d'un État ; c'est d'avoir situé ses préoccupations d'ordre militaire dans le contexte général des institutions politiques et sociales ; c'est d'avoir, en dominant le passé et le présent, dégagé les lignes essentielles des réformes à entreprendre pour que la nation soit maîtresse de son avenir. A bien des égards son oeuvre est prophétique. la résonance qu'elle trouve encore en nous indique bien la permanence des thèmes abordés".

Théoricien visionnaire, il se situe avec CLAUSEWITZ parmi les rares penseurs militaires à avoir une vision globale, alimentée d'ailleurs par sa fréquentation assidue des milieux philosophiques des Lumières. Non sans problème interne à son oeuvre : Robert Roswell PALMER (1909-2002), historien américain, dans l'ouvrage d'Eward Mead EARLE consacré aux maîtres de la stratégie, estime qu'entre Essai général de tactique et Défense du système de défense existe des contradictions : dans l'un il propose d'entrer dans la guerre de mouvement et une armée de citoyens, dans l'autre il justifie le système de guerre de son époque par opposition à la guerre de l'antiquité classique et réfute l'idée de citoyens-soldats. Outre qu'entre 1770 et 1779 il y a la révolution américaine où une armée professionnelle combat des insurgés civils et qu'il ne croit pas possible de défaire une armée dans une insurrection civile, Robert Roswell PALMER explique surtout cela par le caractère même de l'auteur : "Guibert était un personnage instable, orgueilleux, imprévisible et brillant, un littérateur et philosophe, considéré par ses contemporains comme l'incarnation du génie. Il était inconséquent, passionné, emporté par l'enthousiasme du moment. Avant d'écrire son Essai, il avait servi comme officier en Allemagne et en Corse (contre l'insurrection anti-française). A l'instar d'autres philosophes, il admirait profondément Frédéric II, qui, à leurs yeux, représentait la modernité et les lumières (pendant un temps seulement toutefois...)." Le fait qu'il rencontre l'empereur admiré après la publique des Essais n'a peut-être pas été pour rien d'un changement d'attitude et d'opinion exprimé dans Défense du système de défense. Quoi qu'il en soit, la postérité retient surtout Essai général de tactique et De la force publique.

 

Essai général de tactique

          C'est dans un contexte de stagnation de l'art de la guerre que Jacques de GUIBERT rédige Essai général de tactique. Une stagnation qui dure depuis bien deux siècles, où les moyens de combat sont relativement simples et ne nécessitent ni une technologie évoluée, ni une instruction individuelle très poussée, réduite à suivre les instructions données au cours du combat (au son des tambours et des trompettes) de manière automatique et où domine la discipline stricte. Les armées peuvent être très volumineuses, mais la masse n'a qu'un rôle accessoire.

Ce que l'auteur critique, c'est une façon de combattre. Les formations géométriques sont de rigueur, même si à partir du XVIIe siècle, les carrés massifs cèdent peut à peu la place à des rectangles de plus en plus allongés. Ces déformations sont imposées par le développement de la puissance de feu. Elles aboutissent à des lignes extrêmement minces qui ne peuvent plus se mouvoir sans désordre. Au XVIIIe siècle, l'excès de puissance de feu impose un remède que Jacques de GUIBERT propose et que BONAPARTE applique lors des guerres révolutionnaires et impériales. 

          Deux grands thèmes sont développés dans cet Essai : la nécessité d'une armée de patriotes ou de citoyens et la réponse aux nouvelles évolutions techniques par la guerre de mouvement.

Sur le terme tactique, il faut simplement rappeler qu'à cette époque, il signifie l'évolution des troupes, englobant la "grande tactique, que nous appelons de nos jours stratégie et la "tactique élémentaire", pour nous la tactique. Pour l'auteur, la tactique inclue presque toute la science militaire. Elle comprenait la levée et l'entraînement des troupes et l'art du général. C'est ainsi que Jacques de GUIBERT aborde dans son livre, après un (long) discours préliminaire et une (longue) introduction, la tactique élémentaire : éducation des troupes, tactique de l'infanterie, tactique de la cavalerie, la question du volume des troupes, et surtout, la tactique de l'artillerie, promue là au rang d'une véritable arme. Ensuite, la grande tactique : marches de l'armée, ouverture des marches, disposition des ordres de marche, disposition des troupes et de l'artillerie dans les ordres de marches, ordres de bataille (ordre parallèle et ordre oblique), formation des armées (nécessité d'en rassembler en temps de paix dans des camps destinés à être les écoles de la grande tactique), manoeuvres, application de ces manoeuvres et de la tactique aux terrains et aux circonstances. Suivent des Rapport de la science des fortifications avec la tactique et avec la guerre en général, Rapport de la connaissance des terrains avec la tactique, Rapport de la science des subsistances avec la guerre et particulièrement avec la guerre de campagne. L'auteur attache une très grande importance à la question du ravitaillement des troupes en manoeuvre.

       L'auteur met l'accent sur une conception de la discipline dans la formation du soldat très différente de celle alors en vigueur. Il ne s'agit pas seulement d'obéir aux ordres de manoeuvre comme l'automate militaire recherché alors, mais de trouver l'expression dans l'armée de l'homme de la vertu et de la raison. Il faut aux armées des soldats intelligents.

      Dans sa conclusion, l'officier clame l'importance d'établir une véritable encyclopédie de la chose militaire.

    Nous pouvons lire dans le tableau de la guerre dressé en tête d'ouvrage : "La science de la guerre moderne, en se perfectionnant, en se rapprochant des véritables principes, pourrait donc devenir plus simple et moins difficile. Alors les armées, mieux constituées et plus manoeuvrières, seraient moins nombreuses. Les armes y seraient réparties, dans une proportion sagement combinée avec la nature du pays et l'espèce de guerre qu'on voudrait faire. Elles auraient des tactiques simples, analogues, susceptibles de se plier à tous les mouvements. De là, l'officier d'une arme saurait commander l'autre arme. On ne verrait que des officiers généraux, ignorant le détail des corps dans lesquels il n'ont pas servi, démentir le titre qu'ils portent, ce titre qui, en leur donnant le pouvoir de commander toutes les armes, leur suppose l'universalité des connaissances qui les dirigent. Les armées étant ainsi formées, elles seraient plus facile à remuer et à conduire. On quitterait cette manière étroite et routinière, qui entrave et rapetisse les opérations. On ferait de grandes expéditions. On ferait des marches forcées. On saurait engager et gagner des bataille par manoeuvres. On serait moins souvent sur la défensive. On ferait moins de cas de ce que l'on appelle des positions. Les détails topographiques n'auraient plus la même importance. Ils ne surchargeraient plus au même point la science militaire. Les embarras étant diminués, la sobriété ayant pris la place du luxe, les détails des subsistances deviendraient moins compliqués et moins gênants pour les opérations. La science du munitionnaire consisterait à traîner le moins d'attirails possible et à tâcher de vivre des moyens du pays. L'artillerie, les fortifications, s'éclaireraient de plus en plus. Elles suivraient, dans chaque siècle, les progrès des mathématiques qui leur servent de base. Mais elles n'élèveraient, ni l'une ni l'autre, des prétentions exclusives et dominantes, des systèmes qui multiplient les dépenses et les embarras. Elles ne tiendraient, dans les armées et dans les combinaisons militaires, que le rang qu'elles doivent avoir. Elles ne seraient, dans les mains des généraux, que des accessoires utilement employés à fortifier les troupes et à les appuyer. Enfin, toutes les branches de la science militaire formeraient un faisceaux de rayons. C'est ce concours de lumières qui, réuni dans l'esprit d'un seul homme, le constituerait général, c'est-à-dire capable de commander les armées (...)."

Dans la Formation des armées, il écrit  qu' "il faut que l'ennemi me voit marcher, quand il me croira enchaîné par des calculs de subsistances. Il faut que ce genre de guerre nouveau l'étonne, ne lui laisse le temps de respirer nulle part et fasse voir, à ses dépens, cette vérité constante, qu'il n'y a presque pas de position tenable devant une armée bien constituée, sobre, patiente et manoeuvrière." Jacques de GUIBERT règle en grande partie la question du ravitaillement en le faisant pratiquement sur les régions des manoeuvres. Il prend garde que règne une "discipline de fer" afin de réprimer les moindres désordres, souvent occasionnés précisément par cette habitude qu'ont les troupes, éparpillées sur un territoire, de se fournir chez l'habitant par le pillage. Le service d'intendance doit être le plus rigoureux possible.

 En résumé, cet Essai a pour but principal de réclamer un nouveau type d'armée, dans l'idéal une armée populaire, mais en tout cas une armée plus mobile parce qu'elle vivrait sur le pays, plus libre d'agir parce que indépendante des places fortes, plus facilement manoeuvrable du fait de son organisation en divisions. A la guerre de position succède la guerre de mouvement. C'est la Révolution française qui produit ensuite ce type d'armée. (R. R. PALMER).

 

De la force publique....

            De la force publique considérée dans tous ses rapports se concentre sur l'institution militaire proprement dite. Cette institution repose alors sur un recrutement des troupes et des officiers soudé par des liens communautaires qui ont fait leurs preuves depuis Louis XIV. Mais la guerre de sept ans a mis en lumière l'effritement de ces mêmes liens, un appauvrissement du corps des troupes suite à des guerres ruineuses, une généralisation de la vénalité des charges qui se traduit par une baisse de la qualité du commandement, soucieux de se plier alors à des routines lui assurant le moins de risques possibles.

La rénovation de cette armée est donc nécessaire à plusieurs titres. Jacques de GUIBERT veut faire prendre conscience de l'opposition entre la solution de l'armée de métier, plus apte à exploiter rationnellement des techniques évoluées, mais dangereuses entre les mains d'un pouvoir mal contrôlé par le peuple, et la solution de la milice de conscription qui entraîne une charge personnelle pour tous les citoyens et dont le rendement technique est moindre, de la nécessité d'une intimité qui doit lier les institutions politiques et les institutions militaires. Loin de trancher, tout en exposant de nombreux éléments pour prendre une décision, le comte de GUIBERT hésite à opter pour le régime républicain, le seul dont soient dignes des hommes éclairés et vertueux. La milice nationale dans laquelle tout citoyen se retrouve soldat est pour lui la seule force capable de garantir l'indépendance d'un pays mais il prône tout de même l'armée de métier car une vision l'épouvante, celle de guerres de peuples inexpiables qui succéderont aux guerres limitées que se font les rois. Concrètement, dans ses fonctions intermittentes dans l'État, il s'efforce d'améliorer ce qui existe, toujours dans le cadre de la guerre limitée. 

      Pour l'auteur, quatre grandes considérations composent ce problème de la constitution de la force publique qui "le compliquent au point d'en faire quatre problèmes inséparables qui se fondent et se réunissent en un seul :

- Envisagé du côté de la protection que la force publique doit donner aux lois, et du danger dont cette force publique peut devenir pour la liberté nationale, c'est un problème constitutionnel.

- Envisagé sous le rapport de la meilleure organisation et de la plus efficace quantité d'action et de puissance contre les ennemis du dehors, c'est un problème militaire.

- Calculé dans ses rapports avec les intérêts des nations étrangères et avec les combinaisons qui peuvent appartenir à notre état de paix, de guerre, ou d'alliance avec elles, c'est un problème politique.

- Enfin, considéré sous le rapport de la dépense, et en réfléchissant que c'est la plus forte charge publique de la nation, celle qui, de plusieurs manières, pèse le plus onéreusement sur elle, et que par conséquent il est le plus important de régler avec intelligence et avec économie, c'est un problème de finance et d'administration."

  Tous les termes de ces considérations sont pesés dans cet écrit. Il commence par s'efforcer de clarifier la différence, à l'intérieur de cette force publique en général, entre la force du dehors et la force du dedans, nécessairement distinctes. La force du dehors doit être constituée de manière permanente aux frontières et être capable de se projeter au-delà très rapidement, cette force du dehors étant soumise au pouvoir exécutif de manière stricte.

    Et avant d'examiner ce que doit être la force de dedans, il examine la question des rapports de l'armée avec la nation. Deux questions sont déterminantes : les membres de l'armée doivent-ils avoir le droit de citoyen actif? (Il n'en est pas favorable, ne le donnant qu'aux soldats retirés de l'armée...). L'armée doit-elle prêter un serment? A qui doit-elle le prêter, et quelle doit être la nature de ce serment? (Le serment civique devrait être destiné à la loi, mais en tant que telle l'armée devrait sans doute ne pas prêter serment, mais l'auteur reste au niveau... des doutes). Le premier objet de cette force du dedans doit être la conservation de la liberté publique et le second, le maintien des lois, "sous la protection desquelles les citoyens vivent, possèdent, travaillent ou jouissent." Il est nécessaire que soit constituée alors une milice nationale, universelle dans tout le royaume, auquel participe tout citoyen actif de 16 à 50 ans, inscrit dans un tableau. Cette milice est dotée d'une hiérarchie la plus simple possible et est strictement réservée au dedans. Il insiste de nombreuses fois sur cette séparation entre la milice et l'armée, qui ne doivent pas se gêner l'une l'autre.

En examinant la question du droit d'être armé, il opte, contrairement à la solution américaine, pour la limitation étroite de ce droit, en dehors des cadres de la milice et de l'armée. Chaque municipalité possède sa milice qui intervient dans un strict espace géographique. La garde citoyenne ainsi établie constitue le premier degré de la force de police, les maréchaussées capables d'agir sur des territoires plus étendus en étant le deuxième. Un troisième degré de police est constitué de troupes réglées et des milices nationales.

Tout cela est coiffé par des barrières constitutionnelles relatives à la force publique en général "qu'il convient d'opposer au monarque pour la conservation de la constitution et de la liberté". Il  examine à la fin de l'ouvrage le droit de faire la guerre. C'est l'Assemblée, expression de l'opinion publique, seule capable d'édicter des instructions populaires qui doit posséder ce droit : "Sous l'ancien gouvernement, la force publique tirait sa puissance d'une obéissance aveugle à l'autorité du roi. Dans la nouvelle constitution, la force publique doit tirer la sienne d'une obéissance éclairée à la loi."

C'est sur la loi que Jean de GUIBERT termine, dans un style propre aux encyclopédistes dont il est très proche (Dans l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert figure d'ailleurs une entrée Guibert...) : "Ce sont donc les lumières, mais des lumières à grands flots à qui, comme le soleil frappent les yeux de tous, qu'il faut appeler à l'appui de la nouvelle constitution, et de la force publique qui doit la maintenir. (...) C'est par ces lumières qu'il faut que le peuple apprenne :

- Ce que c'est que la liberté, afin de ne pas la confondre avec la licence.

- Ce que sont les droits de sûreté et de propriété.

Que ces droits ont été, par la nouvelle constitution, assurés à tous les citoyens et que c'est dans cette partie des droits de tous les citoyens, quels que ces citoyens puissent être, que consiste cette égalité annoncée sous le nom d'égalité des droits de l'homme.

- Que la loi a pour objet de maintenir ces droits et que la force publique est faite à son tour pour protéger la loi.

- Que chacun doit respecter la loi, même sans l'appui de la force publique.

Mais ce qu'il ne peut, sans crime, résister à la force publique, qui devient quand elle se montre, le signal extrême et la dernière sommation d'obéir à la loi, sous peine de rébellion.

- Qu'en désobéissant à la force publique, on obligerait à la constituer ou à la convoquer en plus grande quantité, ce qui ne ferait qu'augmenter d'autant le fardeau commun dont chacun porte ou paie sa part.

- Que, dans le pays où l'on aime la liberté et où les esprits sont ouverts à la fois aux idées d'ordre, de raison et de justice, on pousse la vénération pour la loi jusqu'à n'avoir pas besoin qu'elle se manifeste ou se fasse appuyer par une force armée ; que la force morale de la loi y suffit ; que le magistrat y proclame ou y réclame la loi et qu'à ce nom sacré, chacun se retire ou obéit en silence.

- Que cet empire de la loi, sans qu'il soit nécessaire d'invoquer la force publique à son appui, est un des plus beaux et des plus évidents caractères auxquels on puisse reconnaitre un peuple libre. En sorte que partout où la loi ne se montre jamais qu'environnée d'hommes armés, on n'est encore que chez des esclaves qui viennent de secouer leurs chaines, ou chez des peuples qui ne se sont pas élevés à ce que la liberté a de plus conséquent et de plus sublime.

- Que cette soumission à la loi ne peut jamais être, pour un peuple libre, ni humiliante ni oppressive ; ni humiliante, puisque c'est lui qui fait la loi ; ni oppressive, puisque, si la loi est injuste ou sujette à inconvénients, il est sûr d'en obtenir le redressement par les formes de la constitution (...)."

 

Jacques de GUIBERT, Ecrits militaires, 1772-1790, Préface du Général Henri Ménard, Copernic, collection Nation armée, 1976. Cet assemblage comprend Essai général de tactique, précédé d'un discours sur l'état actuel de la politique et de la science militaire en Europe avec le plan d'un ouvrage intitulé "La France politique et militaire" et De la force publique, considéré dans tous ses rapports, ces deux textes presque dans leur intégralité. On peut trouver des extraits de ces deux textes dans l'Anthologie mondiale de la stratégie, sous la direction de Gérard Chaliand, Robert Laffont, collection Bouquins, 1990.

Robert Roswell PALMER, article Frédéric le Grand, Guibert, Bülow : de la guerre dynastique à la guerre nationale, dans Les maitres de la stratégie, tome 1, sous la direction d'Edward Mead EARLE, Bibliothèque Berger-Levrault, collection Stratégies, 1980.

 

Relu le 27 mars 2020

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8 octobre 2010 5 08 /10 /octobre /2010 17:37

        Le médecin chirurgien et neurobiologiste français qui introduit l'utilisation des neuroleptiques en 1951 est surtout connu du grand public pour une vulgarisation des neurosciences dans une conception globale du conflit qui combine éléments biologiques, physiologiques et psycho-sociologiques. Parallèlement à ses écrits scientifiques consacrés surtout à l'anesthésie, réservés aux spécialistes de la médecine, qui le conduisent d'ailleurs à l'étude des mécanismes du stress (notamment dans la revue Agressologie), il publie des ouvrages généraux à l'intention du public, de philosophie scientifique et sur la nature humaine. Pionnier de la théorie de la complexité et de l'auto-organisation du vivant, il mène des activités socio-politiques progressistes.

Même si parfois des aspects purement biologiques ou médicaux apparaissent dans ses livres destinés au grand public, demandant de lui une certain effort de réflexion scientifique, nous pouvons partager son oeuvre entre ouvrages scientifiques (spécialisés) et ouvrages sociologiques (généraux).

 

      Dans le registre purement professionnel, cela va de Physiologie et biologie du système nerveux végétatif au service de la chirugie de 1950 à Les récepteurs centraux et la transduction des signaux de 1990. En passant entre autres par Réaction organique à l'agression et choc (1952), Résistance et soumission en physio-biologie : L'hibernation artificielle (1954), Bases physio-biologiques et principes généraux de réanimation (1958), Physiologie humaine (cellulaire et organique) (1961), Les régulations métaboliques (1965), Biologie et structure (1968), Neurophysiologie, Aspects métaboliques et pharmacologiques (1969), Les Comportements : Biologie, physiologie, pharmacologie (1973), L'inhibition de l'Action (1979).

       Dans le registre plus général, ses ouvrages sociologiques, sur l'agressivité notamment, nous intéresse plus particulièrement, dans ce blog sur le conflit : Les destins de la vie et de l'homme. Controverses par lettres avec P. Morand sur les thèmes biologiques (1959), Du soleil à l'homme (1963), L'homme imaginant : essai de biologie politique (1970), L'agressivité détournée : Introduction à une biologie du comportement social (1970), L'homme et la ville (1971), La société informationnelle : Idées pour l'autogestion (1973), La Nouvelle grille (1974), "Éloge de la fuite (1976), Discours sans méthode (1978), Copernic n'y a pas changé grand chose (1980), L'Alchimie de la découverte (1982), La colombe assassinée (1983), Dieu ne joue pas aux dés (1987), Les bases biologiques des comportements sociaux (1991), L'esprit du grenier (1992), Étoiles et molécules (1992), La légende des comportements (1994).

Un ouvrage auto-biographique, Une vie - Derniers entretiens, avec Claude GRENIÉ est paru également en 1996. Nous n'oublions pas bien entendu la participation du professeur LABORIT au film Mon oncle d'Amérique, d'Alain RESNAIS de 1980, basé sur ses travaux sur le conditionnement.

 

        L'homme imaginant, de 1970, constitue sans doute l'ouvrage où l'auteur livre de la manière la plus extensive sa conception proprement politique de la société. Il explique ses sympathies pour les idées progressistes, par la nécessité qu'à l'homme, s'il veut continuer à vivre, de prendre conscience des conditions (biologiques) mêmes dans lesquelles il mène les différentes révolutions qu'elles soient sociales ou politiques. Il ne cache pas ses préférences pour une société socialiste (notamment dans le chapitre La droite et la gauche), même s'il montre qu'il est plus facile pour la droite de gouverner dans une société repue : la révolution, si elle doit se faire est d'abord une révolution des mentalités.

 La caractéristique fondamentale de l'organisme humain parait être l'association originale, dans la création de structures nouvelles, des éléments mémorisés et imposés par l'expérience abstraite de l'environnement. Cette faculté d'imaginer ne le libère pas de ses déterminismes génétiques, biologiques, sémantiques, économiques et socio-culturels, mais lui permet d'en prendre conscience. En ne plaçant ses espoirs que dans la transformation, par ailleurs indispensable, de son environnement socio-économique, il ne résoudra qu'imparfaitement le problème de son aliénation. Seule la connaissance de ses déterminismes biologiques et de leur organisation hiérarchisée, lui permettra la transformation de sa structure mentale, sans laquelle toutes les révolutions risquent d'être vaines.

Complétant cette présentation de son livre, l'auteur, dans l'Introduction, écrit qu'"adepte d'une certaine discipline, celle des sciences de la vie, j'essaie d'appréhender les faits humains. Cette attitude me conduit parfois à voir ces faits humains sous une lumière qui peut déplaire à toute personne dont le système nerveux est déjà fortement structuré par son expérience antérieure de la vie. Ma vision est peut-être fausse; mais les visions antérieures le sont peut-être aussi. Et puis, la vérité ou prétendue telle, n'est jamais monolithique. Elle est fragile et changeante. Il faut lire cet essai en le comprenant comme une tentative de structuration autre, à partir d'informations souvent incomplètes mais différentes, motivées par un déterminisme unique, le mien." C'est dans cet état d'esprit de modestie, qu'Henri LABORIT propose une compréhension des relations entre biologie et politique, des effets de différents conditionnements sur l'évolution humaine. Ses idées sur l'engagement et l'individualisme, sur les sciences humaines, sur les régimes socio-économique contemporains portent la marque de cette préoccupation majeure sur les conditionnements. Il insiste toujours sur la faculté de l'imagination humaine à trouver des solutions à ses problèmes, même les plus difficiles à résoudre. "Ce qui distingue profondément les sociétés humaines des société animales, ce n'est pas leur travail, même avec la puissance intermédiaire de l'outil ; ce n'est pas non plus une liberté individuelle permettant à l'homme d'agir sur le monde matériel, si l'on comprend sous le terme de liberté la notion de libre arbitre, mais un déterminisme d'un niveau d'organisation supérieur, celui de l'imagination."

Délibérément optimiste, d'un optimisme qui fait vraiment défaut dans le monde actuel, le biologiste pense que c'est dans la nature même des déterminismes qui orientent l'activité humaine que se trouve les meilleures chances de l'humanité.

 

           L'agressivité détournée, de la même année, est un ouvrage de vulgarisation particulièrement clair et complet d'une approche biologique de la sociologie. Dans plus de la moitié de ce livre, Henri LABORIT entre dans les grandes lignes du fonctionnement de notre système nerveux et montre comment il conduit aux comportements, devant les agressions les plus diverses, de fuite ou de lutte. Exposant les bases physiologiques de l'affectivité, il indique différentes voies d'activation et d'inhibition de ces comportements. Cette description d'une machine complexe cybernétique comme le cerveau, système ouvert par essence sur l'environnement, ancrée dans son expérience d'anesthésiste, permet de comprendre (et en même temps de relativiser) les notions d'individu et de liberté, de justice. Il explique à la fin de l'ouvrage en quoi consiste le vieillissement et la mort. 

 

               L'homme et la ville (1971) se situe dans le cadre de réflexions collectives (à l'Université de Vincennes) sur Urbanisation et Biologie. C'est l'ouvrage le moins unifié de l'auteur qui lance surtout des pistes de réflexions. Produit d'une recherche de groupe, le livre part de l'ABC de cybernétique pour étudier les relations entre la ville et le groupe humain, et pour "envisager le rôle fondamental de la structure socio-économique du groupe humain fondateur ou utilisateur urbain. L'urbanisme pose avant tout un problème sociologique. Or une société se réalise par un groupement d'individus. Sur quelles bases s'établissent les relations interindividuelles? Nous pensons que pour répondre à cette question, c'est du niveau d'organisation biologique qu'il faut partir. Un individu entre en relation avec les autres individus grâce au fonctionnement de son système nerveux. Comment fonctionne-t-il? Par quelles étapes successives est-il passé au cours de l'évolution? Que reste-t-il dans nos cerveaux d'hommes modernes des cerveaux plus primitifs qui les ont précédé? Quelles conséquences en résulte-t-il sur leur fonctionnement? Ce sont bien là des connaissances indispensables à posséder, semble-t-il, pour celui qui veut comprendre les lois qui gouvernent les comportements humains en société, celles qui président à l'établissement des structures sociales elles-mêmes enfin, donnent naissance à la ville et organisent l'espace qui les entoure." Loin des travaux sur l'hygiène urbaine, loin aussi d'un rapprochement analogique entre la ville et les organismes vivants, entre structure urbaine et structure biologique (qualifié de poétique...), cet ensemble de réflexions veut étudier la ville non comme un organisme, "mais elle représente un des moyens utilisés par un organisme social pour contrôler et maintenir sa structure."

 

                 En 1974, il propose, dans la logique de L'agressivité détournée, un modèle biologique, physiologique et psycho-sociologique des comportements agressifs. Il l'expose en grande partie dans La nouvelle grille.

A partir des notions d'énergie, de masse et d'information, l'auteur propose une explication du fonctionnement du cerveau humain. La "nouvelle grille" qu'il expose (Chacun a besoin d'une grille de lecture des différents événements auxquels il est confronté)  est une grille biologique permettant "d'entrevoir comment déchiffrer la complexité de nos comportements en situation sociale". Elle vient tout droit de son expérience en laboratoire. Ce livre est la vulgarisation de Les comportement, Biologie, physiologie, de 1973, et se compose de beaucoup d'éléments scientifiques déjà présents dans Réaction organique à l'agression et au choc de 1952. Il expose d'abord donc les notions de Thermodynamique et d'information physique en biologie. De l'homéostasie au fonctionnement du système nerveux central, c'est l'information qui avant tout régi les comportements. 

Dans son modèle, il défini l'agression comme "la quantité d'énergie capable d'augmenter l'entropie (le désordre, l'agitation) d'un système, autrement dit d'en détruire plus ou moins rapidement la structure. La structure est ainsi définie comme l'ensemble des relations existant entre les éléments d'un ensemble. L'agressivité est alors la caractéristique d'un agent capable d'appliquer cette énergie sur un ensemble organisé." L'agressivité n'est pas conçue par Henri LABORIT comme un concept unitaire, car les mécanismes qui sont à l'origine de la libération énergétique déstructurante sont variés. Ce sont des mécanismes différents qui ont conduit de nombreux auteurs à établir une liste des types d'agression. Mais ils l'ont fait le plus souvent sans préciser les mécanismes nerveux centraux en jeu, se fondant surtout sur les situations déclenchantes. Ce sont les liens entre ces situations environnementales et le mécanisme de la réponse qu'il tente d'établir.

Dans ces processus, la mémorisation du résultat des réactions est essentielle : c'est elle qui détermine si une action est récompensée ou mise en échec, c'est elle qui détermine les comportements de lutte ou de fuite. Toute la question est de savoir quels processus provoquent l'activation ou l'inhibition des comportements, et comment sur le long terme, un organisme est amené à avoir une orientation d'action plus ou moins agressive à son tour, comment en fin de compte la dominance s'établit d'un organisme sur un autre. Le système nerveux permet par essence à un organisme d'agir sur un environnement. Si cette action est rendue impossible ou dangereuse, il assure aussi l'inhibition motrice. Or, il apparait que c'est cette dernière qui est à l'origine des bouleversements biologiques persistants, des maladies psychosomatiques en particulier, hypertension neurogène et ulcérations gastriques. Quelle que soit la complexité que le système nerveux a atteint au cours de l'évolution, sa seule finalité est de permettre l'action, celle-ci assurant en retour la protection de l'homéostasie, la constance des conditions de vie dans le milieu intérieur, le plaisir. Quand l'action qui doit en résulter est rendue impossible, que le système inhibiteur est mis en jeu, et en conséquence la libération de noradrénaline, de ACTH et de plucocorticoïdes avec leurs incidences vaso-motrices, cardiovasculaires et métaboliques périphériques, alors nait l'angoisse.

Henri LABORIT reprend les catégories d'agressivité prédatrice, d'agressivité de compétition, d'agressivité inter-mâles, avec l'établissement des hiérarchies sociales, d'agressivité défensive, d'agressivité d'angoisse ou irritabilité, pour en expliciter les mécanismes neurobiologiques. Et aborder les conditions spécifiques d'apparition du phénomène de la guerre. Cette dernière est finalement définie comme "résultant de l'affrontement de deux informations-structures, de deux système fermés pour établir leur dominance, nécessaire à l'apparition de leur approvisionnement énergétique et matériel nécessaire lui-même au maintien de ces structures." 

 

             Dans Éloge de la fuite, de 1976, Henri LABORIT reprend les enseignements du modèle de l'agressivité pour en développer les conséquences dans divers domaines très divers : l'amour, l'enfance, les autres, la liberté, la mort, le plaisir, le bonheur, le travail, la vie quotidienne, le sens de la vie, la politique, le passé, le présente et l'avenir, la société idéale... Sur les ressorts de ces phénomènes, qui avant la conscience que nous en avons, sont déterminés biologiquement. Contrairement à la forme d'exposé didactique des précédents ouvrages, l'auteur exprime ici sa philosophie profonde de la vie et des relations sociales. A la fin du livre, quelques pages sur la réflexion du croyant chrétien à propos du marxisme reflètent bien ses interrogations d'homme public et très actif, en même temps que déjà, une interrogation sur le sens même de son parcours intellectuel, affectif et moral. Le message du Christ possède une autre signification, lumineuse, après l'acquisition de tant de connaissances scientifiques : "Car le signifié que nous croyons découvrir aujourd'hui dans le message du Christ est celui que nos connaissances actuelles du signifiant nous permettent de comprendre. Cependant, le phénomène le plus troublant, c'est que cet imaginaire incarné, qui en conséquence ne peut être autre chose que ce que nous sommes, puisse contenir un invariant suffisamment essentiel pour, toujours et partout, guérir l'angoisse congénitale de l'Homme." 

      

             La Colombe assassinée, édité en pleine crise internationale des euromissiles, se veut surtout une présentation d'une réflexion de trente ans sur l'agressivité et la violence, à l'intention des lecteurs des Cahiers de la Fondation pour les Études de Défense Nationale. Ainsi, dans des chapitres relativement courts, clos par un épilogue qui aborde quantité de problèmes sociaux (des pensées de l'auteur sur l'évolution sociale surtout), le lecteur peut retrouver sa démarche habituelle : Niveaux d'organisation, régulation et servomécanisme ; Signification fonctionnelle des centres nerveux supérieurs, Bases neurophysiologiques et biochimiques des comportements fondamentaux, Inhibition motrice et angoisse, Les moyens d'éviter l'inhibition de l'action, Passage du biologique au sociologique, du niveau d'organisation individuel au collectif... Dans la seconde partie, sont abordés les agressivités et la violence, d'abord chez l'animal, puis chez l'homme.

            

             Parmi les livres scientifiques destinés à un public spécialisé, notons Inhibition de l'action (Masson, 1980) où l'auteur évoque le programme Biologique de Survie (PDB) de tout organisme vivant. Ouvrage de référence quant à la pensée de Henri LABORIT où se trouvent exposés les différents comportement humains face à une épreuve, il reste très accessible pour tous, si l'on veut bien faire l'effort habituel nécessaire. 

 

     Henri LABORIT fonde en 1958 la revue Agressologie qu'il dirige jusqu'en 1983.

 

   L'influence de l'oeuvre d'Henri LABORIT, après son décès notamment, est diverse et relativement éparse. Elle est nourrie autant par les deux types d'ouvrages (scientifiques et grand public), d'autant que cette oeuvre s'inscrit aussi dans un mouvement intellectuel d'ensemble, auquel participent bien d'autres auteurs, en faveur d'une vision globale de l'homme et de la société (approche pluridisciplinaire), dans une perspective progressiste et une sensibilité politique de gauche.

On peut percevoir cette influence à travers le site Internet Nouvellegrille.info, lancé en 2014 par David BATÉJAT. Elle existe tant au niveau de la recherche (Bernard CALVINO, Edmond ESCURET, Claude GRENIÉ...) qu'en économie (René PASSET dans son ouvrage L'économique et le vivant, Jean-François BOUSSARD à travers la création d'entreprises de biotechnologie). Également en biosémiotique (Simon LÉVESQUE, (Laboratoire de résistance sémiotique..), en littérature de science-fiction (Serge JADOT...), en arts multidisciplinaires (Patrick BERNATCHEZ...)... 

 

Henri LABORIT, L'homme et la ville, Flammarion, 1971 ; L'homme imaginant, Essai de biologie politique Union Générale d'Editions, 10/18, 1978 ; L'agressivité détournée,  Initiation à une biologie du comportement social, Union Générale d'Editions, 10/18, 1981 ; La nouvelle grille, Pour décoder le message humain, Robert Laffont, collection "libertés 2000", 1981 ; Éloge de la fuite, Gallimard, folio essais, 2001 ; Un modèle biologique, physiologique et psycho-sociologique, Polycopié, 1974 ; La colombe assassinée, Les Cahiers de la fondation pour les études de défense nationale, n°27, 1983.

 

Actualisé le 25 février 2016. Relu le 10 mars 2020

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28 septembre 2010 2 28 /09 /septembre /2010 07:11

  Halford John MACKINDER est un géographe britannique généralement considéré comme le père fondateur de la géopolitique. Comme beaucoup de géographes de son époque, c'est également un explorateur (il accomplit en 1899 la première ascension du mont Kenya).

 

Homme politique et de relations publiques, développeur de la géographie comme discipline

   Halford John MACKINDER, fils de médecin, entre en 1880 à la Christ Church d'Oxford où il étudie les sciences naturelles et plus particulièrement la biologie? Après un brillant parcours, il devient président de l'Oxford Union. Après avoir quitté Oxford, il s'inscrit à l'Inner Temple, l'une des principales facultés de droit de Londres, et obtient un diplôme d'avocat en 1886. En tant que conférencier pour l'Oxford Extension Movement - une institution créée pour dispenser un enseignement aux personnes ne pouvant suivre, faite de moyens financiers, les cours à l'université -, il voyage à travers toute l'Angleterre, en particulier auprès des ouvriers du nord du pays, exposant ce qu'il appelle la "nouvelle géographie". Ses idées particulièrement originales et argumentées, qui font de la géographie un pont entre les sciences naturelles et les humanités, attirent l'attention. Son Britain and the Britain Sea (1902, réédité en 1930), écrit avec style et conviction, fait date dans l'histoire de la littérature scientifique.

  A cette époque, des membres de la Société royale de géographie s'efforcent de promouvoir la géographie au rang de discipline universitaire et de lui ménager une place adéquate dans le système éducatif anglais. Informés du succès remporté par MACKINDER, ils l'invitent à venir exposer ses thèses. Il relève le défi, exposant d'une façon très persuasive ce qu'il entende par "le but et les méthodes de la géographie". En 1887, il devient chergé d'enseignement de géographie à Oxford, le premier poste attribué à cette discipline dans une université britannique. Quand en 1899, la société royale de géographie et l'université créent le Collège de géographie d'Oxford, il en prend naturellement la direction. La même année, il organise et conduit une expédition en Afrique de l'Est au cours de laquelle il devient le premier à réussier l'ascension du mont Kenya. Selon lui, l'esprit du temps exige que la géographe soit à la fois "un explorateur et un aventurier".

    MACKINDER, qui intervient aussi à Reading et à Londres, reste à Oxford jusqu'en 1904. A cette date, il est nommé directeur de la nouvelle faculté d'économie et de science politique de l'université de Londres. Là, pendant quatre ans, il se consacre à des tâches administratives. C'est notamment grâce à lui que le centre universitaire est installé à Bloomsbury, au coeur de Londres, et non à la périphérie de la ville. Tout en continuant à enseigner la géographie économique pendant 18 ans, il démissionne de son poste de directeur et entame la troisième partie de sa carrière. Membre du Parti unioniste (conservateur), il entre au Parlement en 1910 en tant qu'élu de la cicrocnscription de Camlachie à Glasgow. Partisan convaincu de l'idée impériale, il compte parmi ses intimes le politicien L. S. AMERY et l'administrateur impérial Lord MINER. Au Parlement, MACKINDER n'a guère d'influence. S'il conserve son siège lors des élections de 1918, après avoir qualifié son adversaire de "défenseur zélé des bolcheviks" (sans nuances...), il est battu en 1922.

   Étudiant les conditions nécessaires au règlement d'une paix durable pendant la Première Guerre mondiale, il affine une théorie géopolitique qu'il avait déjà exprimé devant la Société royale de géographie en 1904 dans une conférence intitulée "Le Pivot géographique de l'histoire". Il y soutenait que l'Asie et l'Europe de l'Est (heartland) étaient devenues le centre stratégique du monde, résultat du déclin relatif de la mer comme lieu de pouvoir par rapport à la terre, et du développement industriel et économique du Sud sibérien. Il expose cette thèse dans un bref ouvrage (Democratic Ideals and Reality) publié au début de l'année 1919, pendant que se tient la conférence de la paix à Paris. Selon lui, la Grande-Bretagne et les États-Unis se doivent de préserver l'équilibre entre les puissances en compétition pour le contrôle du heartland. Il propose ainsi la création d'une série d'États indépendants entre l'Allemagne et la Russie. Cet ouvrage contient également des considérations qui devaient se révéler prémonitoires sur la notion d'un monde unique, sur le besoin d'organisations régionales regroupant les puissances mineures et sur le fait que le chaos au sein d'une Allemagne vaincue conduirait inévitablement à la dictature. Ce livre passe presque inaperçu en Angleterre, moins aux États-Unis. Il a cependant une conséquence inattendue : le concept de heartland est employé par le géopoliticien allemand Karl HAUSHOFER pour justifier son grand projet de contrôle du monde. Pendant la Seconde guerre mondiale, certains se crurent en droit d'accuser MACKINDER d'avoir inspiré HITLER à travers HAUSHOFER. Des études plus objectives ont démontré l'absurdité (et le simplisme) d'un tel grief, et la théorie de MACKINDER a été reconnue comme particulièrement stimulante pour comprendre la stratégie au niveau mondial. Ayant retenu les leçons de la Grande Guerre, MACKINDER souhaite dès 1924 la création d'une communauté atlantique, qui devient une réalité après la Seconde guerre mondiale avec la naissance de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN). Il est en effet persuadé que le pouvoir de l'Eurasie pouvait être compensé par celui de l'Europe et de l'Amérique du Nord, lesquelles constituent à plus d'un titre une "communauté de nations unies".

   En 1919, MACKINDER, en tant que haut-commissaire anglais, se rend dans le sud de la Russie pour tenter d'unifier les troupes de l'armée blanch. Il est anobli à son retour, l'année suivante. Sa carrière universitaire achevée en 1923, il prend la présidence du Comité impérial économique, qu'il exerce de 1926 à 1931. Il est également nommé conseiller privée (charge honorifique) en 1926. (Gerard Roe CRONE)

   Halford John MACKINDER est un authentique représentant de l'impérialisme britannique, dans sa facette conservatrice, souvent teintée de racisme.

 

Une oeuvre féconde...

         L'amiral britannique enseignant la géographie développe une pensée géopolitique conforme aux inquiétudes anglaises. Depuis très longtemps, au moins depuis la stabilisation de la monarchie anglaise par rapport à la monarchie française, au sortir de la guerre de Cent ans, la Grande-Bretagne maintient une politique dite d'équilibre des puissances sur le continent européen afin de sauvegarder ses propres capacités d'extension impériales. Promoteur de l'enseignement de la géographie dans son pays, il est considéré comme l'un des principaux fondateurs de la géopolitique opérationnelle. Il considère la planète comme une totalité sur laquelle se distinguent une "île mondiale", le Heartland, des îles périphériques, au sein d'un "océan mondial". Pour dominer le monde, il faut essentiellement tenir ce Heartland, principalement la plaine s'étendant de l'Europe centrale à la Sibérie occidentale, qui rayonne sur la Méditerranée, le Moyen-Orient, l'Asie du Sud et la Chine. 

    Halford John MACKINDER expose sa thèse centrale dans un article du Geographical Journal de 1904, Le pivot géographique de l'histoire. Dans Democratics Ideas and Reality de 1919, il s'inscrit dans la lignée initiée par Theodore ROOSEVELT, par opposition aux idéaux de WILSON. C'est surtout dans The Round World and the Winnig of the Peace, de 1943, qu'il revient sur sa thèse centrale, en la complétant sur la base de l'expérience de la première guerre mondiale et du milieu de la deuxième. 

 

       Dans The Geographical Pivot of History, publié en 1904, il définit ce heartland (l'Allemagne) menaçant pour la puissance maritime (la Grande-Bretagne).

"Lorsque l'on considère cet examen rapide des courants généraux de l'histoire, une certaine permanence des liens géographiques ne devient-elle pas évidente? N'est-elle pas la région-pivot de la politique mondiale, cette vaste zone euroasiatique inaccessible aux navires, qui dans l'Antiquité était ouverte aux cavaliers nomades et qui, aujourd'hui, est en voie de se couvrir d'un réseau ferroviaire? Là ont été et sont les conditions d'une puissance économique et militaire mobile d'un caractère considérable bien que limité. La Russie remplace l'Empire mongol. La pression qu'elle exerce sur la Finlande, la Scandinavie, la Pologne, la Turquie, la Perse, l'Inde et la Chine, remplace les raids centrifuges des hommes de la steppe. Elle occupe dans l'ensemble du monde la position stratégique centrale qu'occupe l'Allemagne en Europe. Elle peut frapper dans toutes les  directions et être frappée de tous les côtés, sauf du nord. Le développement complet de sa mobilité ferroviaire n'est qu'une question de temps. (...) Le bouleversement de l'équilibre des puissances  en faveur de l'État-pivot, avec pour résultat son expansion sur les terres marginales de l'Eurasie, permettrait l'utilisation de vastes ressources continentales pour la construction navale, et l'empire du monde serait alors en vue. Cela serait possible si l'Allemagne s'alliait à la Russie." "En conclusion, il peut être opportun de souligner le fait que la substitution de quelque prédominance nouvelle dans la zone continentale à celle de la Russie ne tendrait pas à réduire l'importance politique de la position-pivot. Les Chinois, par exemple, organisés par les Japonais, en viendraient-ils à renverser l'empire russe et à s'emparer de son territoire, ils pourraient alors représenter le péril jaune pour la liberté du monde, ne serait-ce que parce qu'ils ajouteraient une façade maritime aux ressources du grand continent, avantage jusqu'ici refusé à l'occupant russe de la région-pivot."

 

         Dans The Round World and the Winning of Peace de 1943, l'amiral britannique affine sa perception géopolitique. Avec ce qu'il appelle la "première grande crise de notre révolution mondiale", il revient sur les contours du Heartland (pour lui la partie nord et l'intérieur de l'Eurasie), en justifiant les limites géographiques qu'il lui donne, et pense que ce Heartland "offre une base physique suffisante à la pensée stratégique" et prévient qu'on s'égarerait en simplifiant artificiellement la géographie, se démarquant en cela d'une géopolitique ratzélienne trop ancrée dans les déterminismes géographiques.

"Pour notre présent propos, il est assez exact de dire que le territoire de l'URSS équivaut au Heartland, sauf dans une direction. Afin de délimiter cette exception - d'une étendue considérable -, traçons une ligne d'environ 9 000 kilomètres allant, vers l'Ouest, du détroit de Béring à la Roumanie. A 5 000 kilomètres du détroit du Béring, celle ligne coupe le fleuve Iénissï qui, des frontières de la Mongolie, va vers le nord jusqu'à l'océan arctique. A l'Est du Iénisseï, on trouve un pays généralement accidenté de montagnes, de plateaux et de vallées presque entièrement couvert de forêts de conifères ; je l'appelerai Lenaland, du nom de son trait le plus caractéristique, la présence du fleuve Lena. la Russie du Lenaland s'étend sur environ neuf millions de kilomètres carrés, mais sa population n'excède pas six millions d'individus (...). A l'Ouest du Inisséï se trouve ce que j'appelerai la Russie du Heartland, une plaine s'étendant sur plus de 6 000 kilomètres du nord au sud et 6 000 kilomètres d'est en ouest. Sa superficie est de 10 millions de km2 et sa population, qui dépasse 170 millions, s'accroît au rythme de 3 millions par an. La façon la plus simple et probablement la plus efficace de présenter les valeurs stratégiques du Heartland russe est de les comparer à celles de la France. Dans le cas de ce dernier pays, cependant, l'arrière-plan historique à considérer doit être la Première Guerre mondiale, alors que c'est la Seconde dans le cas de la Russie." "Tout bien considéré, la conclusion s'impose : si l'Union Soviétique sort de cette guerre en conquérant l'Allemagne, elle se classera comme la première puissance terrestre du globe. Elle sera en outre celle dont la position défensive est la plus forte. Le Heartland est la plus grande forteresse naturelle du monde. Pour la première fois de l'histoire, cette forteresse a une garnison suffisante à la fois en effectifs et en qualité."

 

      Aymeric CHAUPRADE et François THUAL estiment que plutôt que géopolitique, la pensée de Halford John MACKINDER doit être considérée comme géohistorique, car il donne à son Heartland des changements qui tiennent compte de l'histoire et de leurs grandes découvertes.

"Mais en même temps, alors même qu'elle installe la compréhension des dynamiques géopolitiques dans la ligne droite des mutations de l'Histoire, elle fait abstraction de l'histoire des États eux-mêmes. Ainsi l'idée centrale de Heartland, si l'on admet la puissance gigantesque qu'elle impliquerait, porte à s'interroger sur la possibilité même de son existence. Y-a-il eu, en effet, un seul moment de l'Histoire durant lequel, les géopolitiques de l'Allemagne et de la Russie ont pu durablement - c'est-à-dire plus durablement que l'éphémère pacte germano-soviétique de 1941 - converger jusqu'à permettre la formation cohérente d'une immensité terrestre, dont on peut imaginer qu'elle n'aurait pu alors être autre chose qu'un empire allemand dominant le slavisme, ou qu'un empire slave dominant le germanisme, et s'avérer être qu'un épiphénomène dans le temps?" La question mérite bien entendu d'être posée, mais n'oublions pas qu'il s'agit-là de géopolitique opérationnelle qui tend à empêcher par tous les moyens, précisément, qu'une telle puissance devienne effective. Halford John MACKINDER veut indiquer les dangers possibles pour la Grande Bretagne.  Les deux auteurs poursuivent : "Mackinder eut raison durant le contexte bipolaire : il y avait alors un pivot, le bloc soviétique encerclé par des nations maritimes - États-Unis, Grande-Bretagne - s'appuyant sur les coastlands - France - dans le cadre d'une alliance atlantique destinée à endiguer - doctrine du containment - le Heartland communiste. L'existence de ce pivot russe étendant son influence dans sa périphérie Ouest fut rendue possible par la coupure géopolitique de l"Allemagne." Ils concluent que "la théorie du Heartland stimule sans conteste la réflexion géopolitique ; mais en postulant que l'ensemble des phénomènes géopolitiques résulte d'un seul épicentre moteur, et faisant, du même coup, fi des géopolitiques propres aux États eux-mêmes, la pensée de Mackinder présente le risque de construction aussi fantasmatiques que l'Eurasie, parce que n'ayant aucune réalité ni historique, ni géographique."

 

      La pensée de Harold John MACKINDER stimule nombre de réflexions géopolitiques, effectivement, et notamment celle du journaliste Nicholas John SPYKMAN (1893-1943). Celui-ci théorise la doctrine américaine de l'endiguement - containment - appliquée par les États-Unis au début de la Guerre froide (Géographie et politique étrangère, in American Political Science Review, 1938 ; Objectifs géographiques dans la politique étrangère, in Political Science Review, 1938, America's strategy in World Politics, 1942 ; The geography of space, 1944).

Cette filiation n'est pour Aymeric CHAUPRADE, toutefois que partiellement fondée : "la géopolitique de Spykman est essentiellement centrée sur le comportement extérieur des Etats. Elle se veut critique de la pensée d'HAUSHOFER, trop marquée par le déterminisme, et de MACKINDER, à laquelle elle conteste la centralité du Heartland comme coeur des dynamiques géopolitiques." Critiquant cette théorie en s'appuyant sur l'histoire des deux guerres mondiales (il ne s'est pas réalisé...), sa démarche est toutefois proche de celle de l'amiral britannique : elle s'attache à comprendre la géopolitique en donnant à celle-ci une centralité, mais la zone-pivot est pour lui le Rimland. Soit la région intermédiaire entre le Heartland et les mers riveraines. C'est dans cette zone du Rimland que se jouerait le vrai rapport de forces entre la puissance continentale et la puissance maritime.

 

Halford John MACKINDER, The geographical pivot of history, The Geographical journal, 1904 ; Democratic Ideals and Reality, Holt, 1919 ; The Round World and the Winnig of the peace, Foreign Allairs, 1943. Dans Anthologie mondiale de la stratégie sont traduites The geographical pivot of History  et The Round World and the Winning of Peace (Traductions de Catherine Ter Sarkissian), Sous la direction de Gérard CHALIAND, Anthologie mondiale de la stratégie, Robert Laffont, collection Bouquins, 1990.

Aymeric CHAUPRADE, Géopolitique,  Constantes et changements dans l'histoire, Ellipses, 2003. Aymeric CHAUPRADE et François THUAL, Dictionnaire de géopolitique, Etats, Concepts, Auteurs, Ellipses, 1999. Gerard Roe CRONE, dans Encyclopedia Universalis, 2014.

 

Relu et complété le 17 février 2020

 

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23 septembre 2010 4 23 /09 /septembre /2010 15:51

 Le géographe français Paul Marie Joseph Vidal de LA BLACHE est, à la fin du XIXe siècle, avec son disciple Lucien GALLOIS, le fondateur d'une géopolitique française, notamment à travers le rayonnement des Annales de géographie.

 

Un historien devenu géographe, apôtre de l'enseignement universitaire et scolaire

   Très brillant élève du lycée Charlemagne, il entre en 1863 à l'école normale supérieure (à l'âge de 18 ans) où il est reç premier en 1866 à l'agrégation d'histoire et de géographie. Nommé à l'École française d'Athènes, il profite de cette affectation pour voyager dans le bassin méditerranéen, en Italie, en Palestine, en Égypte... De retour en France, il enseigne notamment à Angers. Juste après la Commune, il présente sa thèse en 1872 en Sorbonne, puis la publie sous le titre Hérode Atticus. Étude critique sur sa vie. Cette thèse prélude à une réorientation de son parcours vers une discipline universitaire encore secondaire en France, qui connait alors un développement considérable, la géographie.

   Après la défaite dans la guerre contre la Prusse, un mouvement s'élève en France pour développer l'étude et l'enseignement de la géographie à l'université et dans le système scolaire. Très peu défendue au XIXe siècle, la géographie est encore balbutiante quand on considère ses succès en Allemagne. Les géographes d'Outre-Rhin, Alexander von HUMBOLDT, RITTER, RATZEL, Von RICHTHOFEN... sont des modèles enviés qui servent d'exemple à la rénovation universitaire de la géographie française, élément de la reconquête scientifique nationale. Quant à Élisée RECLUS, plus vieux de 15 ans et le plus célèbre géographe français dans la seconde moitié du XIXe siècle, il est alors à bien des égards l'antithèse de Vidal de LA BLACHE : comme anarchiste, il se place délibérément en dehors de toute institution universitaire (en revanche, il est lelbre de nombreuses sociétés savantes), vit banni (1872-1879) puis expatrié (1879-1890) en Suisse et par la suite en Belgique (1894-1905), préfère s'adresser directement au grand public, ne défend aucune visée nationaliste ni aucun canon disciplinaire et n'a pas l'intention d'être un "maître" faisant "école". Jugé trop jeune de LA BLACHE ne devient professeur qu'en 1875, titulaire d'une chaire de géographie "débarrassée" à sa demande, de son association traditionnelle avec l'Histoire. C'est progressivement qu'il devient "incontournable" au sein de cette discipline. Maitre de conférences puis sous-directeur de l'École Normale Supérieure de la rue d'Ulm (1877-1878), professeur à la Sorbonne (1898-1909), maître direct de nombreux historiens et géographes normaliens, éditeur de matériel scolaire, il publie tout au long de sa vie de nombreux écrits - ouvrages ou articles - qui constituent autant de références pour les chercheurs, y compris aujourd'hui.

   Surtout, en 1891, VIDAL fonde, avec Marcel DUBOIS et Lucien GALLOIS, la revue Annales de géographie. En 1894; il publie le monumental Atlas d'histoire et de géographie, un des premiers ouvrages constitués essentiellement de cartes accompagnées de courts commentaires synthétiques. Il présente ensuite le célèbre Tableau de la géographie de la France en 1903. Celui qui sert d'introduction à l'Histoire de France de LAVISSE, volume qui a un grand retentissement dans l'opinion publique. Il se sépare en 1895 de son élève Marcel DUBOIS, partisan de la géographie coloniale et adversaire d'une géographie régionale trop naturaliste selon lui. Dès lors la communauté des géographes est traversée par la rivalité de LA BLACHE/DUBOIS, ce dernier, antidreyfusard, attirant nombre d'entre eux tandis que l'attachement à de LA BLANCHE est un facteur d'unité au sein de la profession.

     Le géographe français, historien de formation, écrit en 1917 ce qui est considéré comme le premier ouvrage de géopolitique en France (La France de l'Est), marque surtout encore les mentalités dans l'hexagone par sa contribution aux idées de France aux frontières naturelles. Nationaliste convaincu, ardeur partisan du retour de l'Alsace et de la Lorraine dans le giron français, il fonde l'École française de géographie. Il développe en France, par son influence immense dans l'enseignement (c'est l'éditeur des fameuses cartes murales affichées dans toutes les écoles) et dans les milieux universitaires, la géographie telle qu'on la conçoit dans notre pays jusqu'à la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Paul Vidal de LA BLACHE fonde avec Lucien GALLOIS, les Annales de géographie en 1891. Il présente un célèbre Tableau de la géographie de la France en 1903, qui sert d'introduction à l'Histoire de France de LAVISSE, et établit dès 1910 le plan de la Géographie universelle publiée après sa mort durant plus de 20 ans (1927-1948).

 

Une oeuvre prégnante

          C'est tout à fait de manière symétrique à l'oeuvre de RATZEL et de Karl HAUSHOFER, qu'il inscrit sa réflexion qui aboutit à La France de l'Est en 1917. La géopolitique français à ses débuts prend donc une orientation non seulement bien entendu antagoniste au nationalisme allemand, mais également inverse dans la conception des relations entre la géographie et la société. Il tente de bâtir une géographie aux contours humains et éloignée des seuls déterminismes physiques. Lucien FEBVRE, dans La Terre et l'Evolution humaine de 1922 qualifie son approche de possibilisme, un même élément naturel (fleuve, mer, montagne) recélant des potentialités d'obstacles et d'échanges qui peuvent être exploitées par les sociétés humaines de manières très différentes. Alors que la tradition allemande exploite facilement le thème de l'espace vital, reliefs géographiques à l'appui, la tradition française souligne la fluidité de ceux-ci.

La conception de Paul Vidal de LA BLACHE est tellement prégnante dans la société française que cela retarde la prise en compte en France de la géopolitique proprement dite, telle qu'elle se développe en Allemagne, en Grande Bretagne et aux États-unis. C'est surtout une cartographie de détail que son oeuvre favorise, et d'ailleurs le Service géographique des armées fait appel à lui pour préparer l'action de géographes comme Emmanuel de  MARTONNE à la future Conférence de paix qui doit dessiner la nouvelle carte de l'Europe politique.

 

            Aymeric CHAUPRADE et François THUAL soulignent une autre tradition "issue de la géographie française, la propension à la micro-géographie, la tendance à définir des unités minimales géographiques, la région, le pays, une petite patrie aux horizons multiformes, où le paysage monotone encadre en tous ses recoins des oeuvres humaines similaires". Ces sortes de cellules de civilisation, que Paul Vidal de LA BLACHE appelle les "genres de vie". Cette conception apparait bien dans une contribution publiée en 1902 dans la revue Annales de géographie. Dans Les conditions géographiques des faits sociaux, l'auteur cite différents climats, différentes végétations, en Europe ou en Asie qui influent sur la forme des sociétés qui y vivent. Si le lien est plus délicat à saisir dans les sociétés industrialisées d'Europe, il insiste sur les formes prises par des sociétés rurales fortement dépendantes des conditions du relief.

Un des reproches qui lui est d'ailleurs fait est d'éviter souvent de discuter des effets de l'industrialisation sur les sociétés humaines, ayant tendance à mettre surtout en valeur les permanences des paysages qui forgent jusqu'aux caractères des habitants, qui fixent les styles de vie, plutôt que les bouleversements opérés par l'activité intense des hommes sur précisément ces paysages.

Selon les deux auteurs du Dictionnaire de géopolitique, "cette tendance atomistique que l'on retrouvera chez certains refondateurs, Yves LACOSTE en particulier, tend à surestimer la réalité géopolitique des régions au détriment des nations et des espaces plus vastes - ces derniers intéressant au contraire les Geoplitiker allemands." Il est frappant de constater toujours selon eux que, "tandis que les écoles de géopolitique allemande et américaine souligneront l'essor des panismes (...) voués à étirer l'espace - conception continentale, voire impériale -, les géographes français de la première moitié du XXe siècle, si républicains furent-ils, construisirent une géopolitique des féodalités ; à cet égard, la centralité du concept d'aménagement de l'espace dans la réflexion lacostienne marquera un certain retour à la géographie des "genres de vie" de Vidal de La Blache."

 

       Contrairement à d'autres géographes, notamment allemands, de LA BLACHE, conscient du relatif et du contingent, ne généralise pas. il laisse davantage des modèles d'analyse et de description, difficilement imitables en raison de ses qualités remarquables d'écrivain, que des théories. Le livre de l'historien Lucien FEBVRE, La Terre et l'évolution humaine, conçu avant la Première Guerre mondiale, mais publié seulement en 1922, dresse un excellent bilan de cette géographie moderne parvenue à maturité à travers des tendances diverses : ridiculisant le déterminisme rigide de certains géographes anglo-saxons, il crédite Vidal de LA BLACHE d'une doctrine "possibiliste".

 

Paul Vidal de LA BLACHE, La terre, géographique physique et économique, Delagrave, 1883 ; Etats et Nations de l'Europe autour de la France, Delagrave, 1889 ; Atlas général Vidal de La Blache, Histoire et Géographie, Armand Colin, 1894 ; Tableau de la géographie de la France, Hachette, 1903 ; La France de l'Est, Armand Colin, 1917. A noter que le site de l'UQAC continue la reproduction électronique des oeuvres du géographe. 

Sous la direction de Paul CLAVAL et de André-Louis SANGUIN, la Géographie française à l'époque classique (1918-1968), L'Harmattan, 1996. Aymeric CHAUPRADE et François THUAL, Dictionnaire de géopolitique, Ellipses, 1999.

 

Complété le 20 février 2020

 

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30 août 2010 1 30 /08 /août /2010 17:40

          Le pédagogue brésilien Paolo FREIRE marque la pensée sur l'éducation de la seconde moitié du XXe siècle, surtout par ses multiples interventions orales ou écrites tout d'abord lors de ses activités dans les années 1960 pour l'alphabétisation des adultes en milieu paysan, puis ensuite lors de sa participation dans la lutte aux EÉats-Unis pour l'intégration des Noirs et dans l'opposition à la guerre du VietNam, et enfin de retour dans son pays dans son activité socio-éducative. Plus sans doute que par ses livres phares tels L'éducation comme pratique de la liberté (1964), Pédagogie des opprimés (1974), La Pédagogie de l'autonomie (1991). Education for Critical Conscioussness paru à New York en 2002 reprend l'ensemble des idées de son oeuvre. 

      L'éducation populaire n'est pas présentée comme un système théorique avec tout son appareil intellectuel universitaire, mais plutôt concrètement dans le cadre d'une lutte globale pour leur libération des opprimés, dans n'importe quelque partie du monde. C'est un processus de conscientisation que son oeuvre dessine, propose, de même que son action bien concrète. Il s'appuie sur les facultés créatrices de l'homme et sur ses aptitudes à la liberté au milieu de structures politiques, économiques et culturelles oppressives.

Il puise ses idées dans de nombreux courants philosophiques - phénoménologie, existentialisme, personnalisme chrétien, marxisme humanisme et hégélianisme. Son oeuvre, très diffusée dans de nombreux pays, en Amérique Latine, en Europe ou aux États-Unis, continue de susciter des débats sur la pédagogie critique. Parce que l'activité et les écrits de Paolo FREIRE se rapportent à des cultures pédagogiques bien déterminées, beaucoup de sociologues, mais pas seulement, ont le sentiment qu'il a développé uniquement les aspects de sa théorie applicables à la situation sociale où il se trouvait, et qu'ils ont affaire non pas à une véritable sociologie ou philosophie de l'éducation, mais "seulement" à une synthèse de perspectives de l'éducation en rapport avec ces cultures. Il faut reconnaitre que ce qu'il a écrit se rattache à ses convictions et n'est pas toujours argumenté avec soin, selon les canons traditionnels des travaux universitaires. Il n'y a pas de présentation systématique de sa théorie par lui-même, ce qui en fait un système très ouvert aux multiples expériences futures. 

 

        Pédagogie des opprimés, écrit en 1969 et publié en 1974, constitue un approfondissement de l'essai publié en 1967, L'éducation, pratique de la liberté. Paolo FREIRE se démarque au sein de l'UNESCO dont il est le conseiller depuis 1968, du courant officiel de l'alphabétisation fonctionnelle (rappelons que pour les fonctionnaires internationaux comme pour la majorité des ministères de l'éducation, l'alphabétisation est le passage obligé de l'éducation) : il érige systématiquement l'alphabétisation en instrument de révolution culturelle, en moyen de faire prendre conscience aux masses à instruire de la situation objective d'exploitation, dans laquelle elles sont plongées. Sous la guidance de moniteurs politiques, aussi peu directifs que possible, celles-ci doivent pouvoir comprendre les ressorts de cette situation d'exploitation. Paolo FREIRE insiste beaucoup contre une vision simpliste de ce qui pourrait n'être qu'un instrument d'un activisme même révolutionnaire. Il s'agit de prendre en compte également les aspirations affectives des peuples, en dehors de toute conception technocratique. "L'étude de la pensée du peuple ne doit pas être faite sans le peuple, mais avec lui, en tant que créateur de sa propre pensée". L'action révolutionnaire, du coup, prend une signification humaniste, tendue vers la conquête de la liberté. La pédagogie que Paolo FREIRE propose refuse les notions d'urgence et de performance pour favoriser l'ancrage du changement social dans les profondeurs de la mentalité populaire. Elle est un ensemble de moyens de transformer le monde utilisé conjointement par l'éducateur et son interlocuteur. C'est un effort permanent de démystification des relations sociales pour dépasser une aliénation culturelle séculaire. Il faut pouvoir dépasser une certaine peur de la liberté elle-même : la conscientisation est d'abord un travail sur la liberté, de la liberté. Cette tâche d'éducation pour la libération est un effort de dépassement sans fin. Si la révolution est au coeur du processus éducatif, le dessein ne sera pas réalisé seulement par un quelconque transfert d'avantages matériels, mais aussi par une conversion radicale de mentalité, une véritable "métanoïa", qui fait que les hommes se regardent de façon différente, sans rivalité ni appétit de domination ou de convoitise. Tel sera l'homme nouveau, "ni oppresseur, ni opprimé, l'homme en voie de libération". 

 

         Pédagogie de l'autonomie, Savoirs nécessaires à la pratique éducative, publié en 1991, est rédigé au plus fort de la vague néo-libérale qui déferle sur le monde. "L'idéologie fataliste et immobilisante qui anime le discours néolibéral parcourt librement le monde, elle insiste pour nous convaincre que nous ne pouvons rien contre la réalité qui, d'historique et sociale, passe pour être ou devenir "quasi naturelle"". Contre l'ambiance générale, Paolo FREIRE poursuit sur sa lancée d'éducation pour la libération, en indiquant qu'il n'y a pas d'enseignement sans apprentissage. Enseigner exige une rigueur méthodique, une posture de chercheur, le respect des savoirs des apprenants, l'esprit critique, un sens de l'esthétique et de l'éthique, une acceptation de risques, soit... toute une série d'aptitudes et de vouloirs qui dépassent de très loin le bagage du fonctionnaire éducatif. Enseigner exige le respect des savoirs des apprenants, écrit le pédagogue, soucieux comme toujours de la qualité de pratiques émancipatrices. Toujours, il faut parler de la réalité concrète, des difficultés quotidiennes, pour comprendre comme les choses peuvent être changées. Par cette discussion, il s'agit toujours de renforcer la capacité critique de l'apprenant, sa curiosité et son insoumission. 

 

          Les différents ouvrages de Paolo FREIRE, et pas seulement les quelques livres phares traduits en langue française (une quantité impressionnante d'écrits traitent des relations entre alphabétisation et conscientisation) permettent de voir, selon John LYONS, 8 "théories" de l'éducation :

- Théorie de la valeur : Quelles sont les connaissances et les compétences qui en valent la peine? Quels sont les objectifs de l'éducation? L'éducation doit sensibiliser les étudiants afin qu'ils deviennent des sujets, plutôt que des objets, du monde. 

- Théorie de la connaissance : Qu'est-ce que la connaissance? Quelle est la différence avec la croyance? Qu'est-ce qu'une erreur? Qu'est-ce qu'un mensonge?  La connaissance est une construction sociale, avec ce que cela implique d'aspects moraux et instrumentaux.

- Théorie de la nature humaine / Qu'est-ce qu'un être humain? Comment est-elle différente des autres espèces? Quelles sont les limites du potentiel humain? "Nous sommes... les seuls êtres capables d'être à la fois les objets et les sujets des relations que nous tissons avec les autres et avec l'histoire, que nous faisons et qui fait et nous refait. Entre nous et le monde, les relations peuvent être critique, naïvement, comme par magie ou perçue, mais nous sommes conscients de ces relations dans une mesure qui n'existe pas entre tout être vivant et le monde."

- Théorie de l'apprentissage : Qu'est-ce qu'apprendre? Comment sont les compétences et les connaissances acquises? "l'enseignement ne peut pas être un processus de transfert des connaissances de l'enseignement de l'un à l'apprenant. C'est le transfert mécanique par mémorisation des résultats, que j'ai critiqué. Il s'agit d'étude critique en corrélation avec l'enseignement qui est tout aussi critique, qui exige forcément une manière critique de comprendre et de réaliser la lecture de la Parole et celle du monde, la lecture du texte et du contexte." L'apprentissage est un processus où la connaissance est présentée, puis mise en forme par la discussion et la réflexion.

- Théorie de la transmission : Qui enseigne? Par quels moyens? Quel sera le programme?  L'enseignement est un processus politique. Il doit être un processus démocratique afin d'éviter la dépendance envers une autorité enseignante.

- Théorie de la société : Qu'est-ce que la société? Quelles institutions sont impliquées dans le processus éducatif? Une société démocratique est difficile à établir. Les écoles deviennent facilement des outils utilisés par les parents, les entreprises et la communauté pour imposer leurs valeurs et leurs croyances. Et cette tendance favorise la domination et l'oppression des personnes les moins favorisées.

- Théorie des chances : Qui doit être éduqué? Qui doit être scolarisé?  Paolo FREIRE est complètement tendu vers l'objectif de fournir le plus de possibilités possibles aux gens pauvres de s'instruire, notamment dans son pays, le Brésil. L'accès à l'éducation est la seule voie de la libération sur le long terme.

- Théorie de consensus : Pourquoi les gens sont-ils en désaccord? Comment le consensus peut-il être obtenu? Le désaccord est normal. Le conflit est lié à l'existence humaine. Tenter d'échapper au conflit, c'est préserver le statu quo, c'est-à-dire une société injuste. L'éducation s'insère dans un monde de conflits et ne peut se concevoir sans tactique et stratégie.

 

      L'oeuvre de Paolo FREIRE continue d'inspirer de nombreux éducateurs dans le monde. De multiples expériences, isolées ou coordonnées, existent et enrichissent la pratique d'enseignants qui se rencontrent régulièrement pour partager les différents éléments de leurs combats. Des séminaires réunissent différents groupes pour prolonger et approfondir les pratiques émancipatrices inspirées de l'oeuvre du pédagogue brésilien. La caractéristique de ces différents séminaires, très loin d'un académisme universitaire, est d'être au plus près des aspirations des paysans et des ouvriers concernés, examinant surtout les pratiques concrètes locales et pas seulement dans les pays les plus pauvres. Comme la transformation sociale ne connait pas de frontières, beaucoup de ces enseignants qui participent à ces séminaires sont impliqués dans des organisations politiques et syndicales internationales. L'UNESCO reste très impliquée dans de nombreuses actions émancipatrices s'inspirant de l'oeuvre de Paolo FREIRE.

 

Paolo FREIRE, Pédagogie des opprimés, suivi de Conscientisation et révolution, François Maspéro, 1974 ; Pédagogie de l'autonomie, Savoirs nécessaires à la pratique éducative, Editions érès, 2006.

Sous la coordination de Françoise GARIBAY et de Michel SEGUIER, Pratiques émancipatrices, Actualités de Paulo FREIRE, Editions Syllepse, collection Nouveaux regards, 2009.

 

Relu le 6 février 2020

 

 

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