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22 décembre 2017 5 22 /12 /décembre /2017 10:17

    Julian Stafford CORBETT est un historien naval et géostratégique britannique qui contribue aux réformes de la Royal Navy à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Ami et conseiller du Premier Lord de la flotte, l'amiral John "Jackie" FISCHER qui commande la marine britannique durant la Première Guerre Mondiale, il est choisi pour écrire l'histoire officielle des opérations navales durant cette guerre. 

   Sir Julian CORBETT est considéré comme le plus éminent stratégiste naval britannique du XXe siècle. C'est aussi les des premiers spécialistes civils de la défense.  Avocat de profession, mais peu fortuné, il écrit des nouvelles qui n'eurent que peu de succès mais que des connaisseurs peuvent lire au détour de leurs recherches littéraires. Puis, à la fin des années 1880, il est attiré par l'histoire maritime et son premier et principal ouvrage Drake and the Tudor Navy a un grand succès à sa parution en 1898. A la suite, il écrit The Successors of Drake, dans lequel il introduit un thème dont il souligne depuis l'importance dans son oeuvre ultérieure : les relations réciproques entre la terre et la mer, entre les forces terrestres et les forces maritimes dans le cadre d'une stratégie "maritime". Ses études d'histoire navale sont de fait beaucoup plus documentées que celles de MAHAN. 

L'aile progressiste des penseurs navals de l'époque l'accueille pour faire des conférences au sein du War Course, fondé à Portsmouth en 1906, qui reçoit tout particulièrement des officiers supérieurs en vue de leur montrer l'importance des leçons stratégiques que l'on peut tirer de l'Histoire. Le fait d'avoir reconnu l'existence de relations réciproques entre le militaire et le politique attire l'attention de CORBETT sur les travaux de CLAUSEWITZ, et l'un de ses succès est de replacer les concepts du stratégiste prussien dans un contexte maritime. Les conférences d'histoire maritime de CORBETT deviennent de vrais cours de stratégie représentant l'essentiel des études du War College. Afin d'aider les élèves, il écrit un opuscule, Strategical Terms and Définitions Used in Lectures of Naval History, qui devient ensuite le fondement de son ouvrage classique, Some Principles of Maritime Strategy, publié en 1911.

L'esprit logique de l'homme de loi qu'est CORBETT s'exerce d'abord dans l'analyse de ce que peut rapporter le combat, les "buts" politiques plus larges d'une "grande stratégie" et les "objectifs" opérationnels plus étroits d'une "petite stratégie". La stratégie navale est alors une subdivision de la petite stratégie et non une fin en soi, ce qu'avait essayé de démontrer Philip COLOMB (Naval Werfare, 1891). La nature du but définit la stratégie : elle peut être "offensive" avec un but "positif... chercher à conserver ses positions ou essayer d'en gagner d'autres", ou "défensive", avec un "but négatif... chercher à refuser à l'ennemi un avantage ou l'empêcher de s'emparer d'une position". L'offensive reste la forme la plus efficace de la guerre (elle mène le plus directement à la décision finale) ; celle-ci, en règle générale, doit être adoptée par l'adversaire le plus fort. "La défensive est cependant naturellement la forme de guerre la plus convaincante car elle requiert moins de force, et elle peut être choisie par l'adversaire le plus faible".

CORBETT affirme que les avantages de la défense, la proximité d'une base, la connaissance du terrain et les moyens pour monter une contre-attaque sont accrus dans la guerre navale moderne avec l'arrivée des nouvelles armes sous-marines. Bien qu'il souligne que la solution pour une "vraie offensive" consiste à attendre "d'avoir la chance de frapper", l'opposition instinctive de ses auditeurs à de telles vérités clausewitziennes le contraint à tempérer légèrement ses arguments. Dans la deuxième édition de son opuscule, en 1909, il qualifie la position défensive de "la plus durable" comparée à la forme "la plus forte" de la guerre ; toutefois, il continue de souligner que "la puissance de la défensive est particulièrement forte dans la guerre navale du fait que la mobilité des flottes leur permet de passer instantanément de la défensive à l'offensive, sans crier gare".

Cette insistance à traiter de la défensive montre que l'idée fait son chemin en Grande-Bretagne que la Royal Navy ne peut plus être garante de sa suprématie au XXe siècle ; les forces navales doivent être concentrées en des points stratégiques vitaux et déployées avec attention et circonspection. La maxime de CORBETT répète : "Si vous n'êtes pas relativement assez fort pour vous permettre de passer à l'offensive, restez sur la défensive jusqu'à ce que vous deveniez potentiellement offensif en prenant les dispositions suivantes :

- inciter l'adversaire à s'affaiblir par des attaques ou de toute autre façon ;

- ou bien augmenter sa propre force avec de nouveaux renforts ou encore en se faisant des alliés."

Il affirme ensuite : "Quand on est trop faible pour passer à l'offensive, il est souvent nécessaire d'adopter la défensive, et attendre que le sort des armes tourne en notre faveur et nous permettre de concentrer suffisamment de forces pour acquérir la supériorité sur l'adversaire ; c'est alors que nous passons à l'offensive, pour laquelle la défensive a été la préparation... Une position défensive prise dans un ou plusieurs secteurs secondaires permet d'y réduire nos forces à un minimum et, en revanche, de les concentrer au maximum pour l'offensive sur le théâtre le plus important". 

Même si ses recommandations frisent souvent la simple transposition de principes établis par CLAUSEWITZ et sans doute aussi par les théories de ce dernier sont parfois mal ou incomplètement incomprises, de telles idées scandalisent les penseurs les plus simplistes de l'époque, nourris de l'idéologie fondée sur la suprématie de la Grande-Bretagne. cependant, elles reflètent exactement les réalités stratégiques contemporaines.

CORBETT analyse froidement la nature des guerres, limitées ou illimitées, suivant leurs buts finaux ; une fois la nature d'une guerre d'une guerre déterminée par la nature de son but, offensive ou défensive, limitée ou illimitée, le système d'opérations est décidé en conséquence. Si le "but dans un quelconque théâtre d'opérations" consiste "à contrôler une certaine zone maritime dans laquelle l'adversaire maintenait une force navale, cette force navale deviendra l'objectif". D'habitude, il est clair en ce qui concerne les finalités de la stratégie maritime, soit la maitrise des communications et non la destruction de la flotte ennemie. Il précise que la maîtrise de la mer ne peut jamais être comme la domination d'un territoire, le but final de la guerre, à moins que ce soit une guerre strictement maritime, comme l'ont été les guerres avec les Hollandais du XVIIe siècle, mais ce peut être un but premier ou immédiat, et même le but final d'une opération particulière. CORBETT considère cela comme un correctif, non seulement à ce qu'écrit COLOMB et à son penchant pour exagérer l'importance des opérations navales en soi, mais aussi à MAHAN. Le fait que la pensée de ce dernier se concentre sur la "puissance maritime" exclusivement est considéré par lui comme élément d'un point de vue généralement rudimentaire et non conforme à l'Histoire. Sa propre interprétation de l'Histoire lui permet de tirer des preuves inductives de l'importance de la "la liberté de navigation et des communications." Les véritables fonctions de la flotte en temps de guerre ont été "d'empêcher ou d'assurer des alliances" et "la poursuite des opérations à terre ou leur interdiction".

Les forces navales remplissent cette fonction de deux manières, soit par des attaques directes du territoire ennemi, soit en s'emparant de la "maîtrise de la mer", c'est-à-dire en "occupant une position qui permettra de contrôler nos communications maritimes et celles de l'adversaire, de telle façon qu'on puisse monter une opération maritime contre son territoire, son commerce et ses alliés en l'empêchant de faire de même". La puissance nécessaire pour s'emparer de la maîtrise de la mer est "hors de proportion" avec la puissance nécessaire pour une attaque directe. La maîtrise de la mer peut être exercée globalement ou localement, temporairement ou d'une façon permanente ; on peut se la disputer au moins au cours des premières phases de la guerre, et fréquemment pendant tout le conflit. Contrairement à ceux qui avancent que la maîtrise de la mer est un préalable, CORBETT affirme avec fece que "la maîtrise générale de la mer n'est pas indispensable pour monter des opérations navales outre-mer". Souvent, avoir localement ou temporairement la maîtrise de la mer s'est révélé suffisant pour atteindre un objectif déterminé.

Ceci le conduit à s'interroger sur le dogme qui exige que le but recherché en toute circonstance soit la poursuite de la force navale ennemie et sa destruction. Il fait remarquer que la plupart des grandes actions sur mer menées avec succès l'ont été en contraignant l'ennemi à protéger ses lignes de communications essentielles des attaques de la flotte adverse.

Malgré les oppositions internes et externes au sein de la Navy, CORBETT affine sa critique de l'école qui prône la "bataille décisive" que MAHAN avait envisagé à la fois par sa passion pour la description des actions et sa critique des solutions françaises pour la recherche de la décision. Dans son Principles, il analyse sérieusement les possibilités du blocus et livre une brillante réflexion sur l'idée de fleet in being que le vicomte TORRINGTON avait développé en 1690 comme moyen "d'empêcher l'ennemi d'acquérir une position avantageuse jusqu'à ce qu'on soit en mesure de le combattre avec une chance raisonnable de succès". Et il ajoute avec enthousiasme : "Rien ne pourrait être aussi profondément en accord avec les proincipes d'une saine stratégie telle que nous l'entendons maintenant".

CORBETT souligne fortement la nécessité de posséder le maximum de croiseurs destinés à protéger le commerce maritime ; cependant la plus grande faiblesse de sa thèse réside dans le peu de cas qu'il fait du système des convois. Dans Somme Principles, il affirme qu'il est "douteux que cette protection supplémentaire du système des convois soit suffisante pour contrebalancer les inconvénients dans le domaine économique et les perturbations dans la planification stratégique". Cela aurait pu être une hypothèse correcte tant que la menace sur le commerce maritime britannique n'était représentée que par quelques croiseurs, mais elle s'est révélée catastrophique à peine six ans plus tard en 1917, quand les sous-marins, arme récente et pleine d'avenir, se lancent dans la guerre de course. (Eric GORVE, Martin MOTTE) On peut penser que les thèses de CORBETT sont également pour quelque chose dans le retard que prit l'Amirauté britannique (et même américaine) pour former des convois pendant la Seconde Guerre Mondiale afin de protéger le flux des approvionnements des Etats-Unis vers la Grande-Bretagne... 

 

     Les travaux sur l'oeuvre de Julian CORBETT sont très nombreux. Il existe même un Prix Julian Corbett en "Naval History". Jusqu'à la publication de l'étude de Joseph HENROTIN, il est pourtant peu connu en France. Parmi les plus importants travaux publiés sur son oeuvre figurent les livres de D. M. SCHURMAN, ceux de John HATTENDORF (essai Sir Julian Corbett on the Signifiance of Naval History, publié en 1971, réédité en 2000), sans compter bien évidemment la biographie récemment révisée de Corbett dans The Oxford Dictionary of National Biography de 2004. Eric GROVE est l'auteur d'une édition commentée de Some Principles of Maritime Strategy (Classics of Sea Power séries, US Naval Institue Press, 1988).

 

Julian CORBETT, Some Principles of Maritime Strategy, London, Green and Company, 1911 ; History of Great War Naval Operations, Based on Official Documents, London, Green and Company, en 3 volumes, 1920 à 1923. On trouvera dans Anthologie Mondiale de la Stratégie, Robert Laffont, 1990, le texte, assez long, le plus original de cet auteur : The Green Pamphlet de 1906, Traduction en Français de Catherine Ter SARKISSIAN, issu de Some Principles of Maritime Strategy, 1ère et 2ème partie, Introduction et notes de Eric GORVE, Naval Institute Press, Annapolis, Mas., 1988. 

Joseph HENROTIN, Julian Corbett, Renouveler la stratégie maritime, Argos, collection Biographies stratégiques, 2013. D.M. SCHURMAN, Julian S. Corbett, 1854-1922, Historian of British Maritime Policy from Drake to Jelicoe, Londres, 1981 ; The Education of Navy : The development of British Naval Strategic Thought, 1867-1914, Chicago, 1965. 

Eric GROVE, Corbett Julian, dans Dictionnaire de stratégie, Sous la direction de Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, tempus, 2016. Martin MOTTE, Corbett Julian, dans Dictionnaire de stratégie, sous la direction de Thierry de MONTBRIAL et de Jean KLEIN, PUF, 2000.

 

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16 décembre 2017 6 16 /12 /décembre /2017 10:07

       Raoul Victor Patrice CASTEX, officier de marine français et théoricien militaire, est à l'origine de nouvelles théories géopolitiques pour la France. Loin d'être centrées uniquement sur la stratégie navale, celles-ci touchent à la stratégie en général, à la géopolitique, aux colonies et à la politique sociale. Il insiste inlassablement sur la coopération interarmées et également sur les stratégies non militaires. 

 

       Le futur amiral Raoul CASTEX est reçu "major" à l'École navale en 1898. En 1902-1903, il est en Indochine, expérience qui détermine par la suite une série d'écrits consacrés à l'Asie orientale - dont le thème, alors à la mode, du "péril jaune" est bien présent. Toutefois, tout en adhérant à cette lubie dominante dans bien des secteurs de la société, il est critique sur les comportements de l'administration coloniale et sur la situation sociale du Viet-Nam.

De 1911 à 1913, il fait publier de brillantes études sur la marine des XVIIe et XVIIIe siècle, s'opposant en cela à la Jeune École : il montre la permanence des principes stratégiques à travers l'Histoire et dénonce "le danger terrible qu'il y a à se livrer à la guerre de course avant d'avoir détruit l'ennemi par la bataille, qui prime tout". Il se démarque déjà de la vulgate mahanienne en soulignant la nécessaire liaison des armes sur mer : si l'on ne peut réduire la guerre navale au torpilleur et au sous-marin, il n'est pas moins déraisonnable de les disqualifier au bénéfice du canon, puisque l'Histoire met en évidence l'intégration continue des armes nouvelles aux tactiques préexistantes. Ce dépassement dialectique du couple Histoire/matériel caractérise toute sa réflexion.  En 1913, il suit les cours de l'École supérieure de marine où on le considère déjà comme l'un des officiers les plus remarquables de sa génération. 

A la Première Guerre Mondiale, Raoul CASTEX est en Méditerranée où il critique fortement l'organisation et l'expédition franco-anglaise des Dardanelles. Par la suite, il analyse les conséquences de la guerre sous-marine et note, au tout début de 1917, que le sort de la guerre se joue sur les arrières (les moyens matériels) et que l'arrière vit essentiellement de la mer.

Au lendemain de la guerre, une vive controverse l'oppose, lors de la Conférence sur le désarmement naval, aux anglo-Saxons, tandis qu'il légitime l'emploi du sous-marin par les Allemands dans son livre Synthèse de la guerre sous-marine (1920). La Grande Guerre, à laquelle il participe, malmena durement le dogme mahanien : il n' y eut pas de bataille décisive et la guerre de course menée par les U-boote allemands occupa le devant de la scène. D'où la résurgence de la Jeune École que CASTEX devenu chef du Service historique de la Marine, entreprit de réfuter dans l'ouvrage de 1920. Il y analyse le rôle stratégique joué par les cuirassés alliés malgré leur inactivité tactique : en dissuadant la Hochseeflotte de s'aventurer au large, ceux-ci ont constitué la première ligne de défense derrière laquelle croiseurs et destroyers ont pu se consacrer à la protection des communications. Même virtuelle, la guerre d'escadres est donc restée la clé de voûte de la stratégie navale. Cet exposé dissimule tellement d'amendements au mahdisme que CASTEX ruine en fait la doctrine classique du Sea Power. En dépit de ses sorties contre l'influence débilitante de CORBETT, il admet tacitement que la défense des communications prime la bataille décisive dès lors que le progrès technique a considérablement renforcé la guerre de course. Il suggère même que les Allemands auraient peut-être gagné la partie s'ils avaient pratiqué la liaison des armes en engageant à la fois leurs sous-marins et leurs cuirassés : contraints d'affecter tous leurs moyens à la guerre d'escadres, les Aliés n'auraient plus eu assez d'escorteurs pour protéger efficacement les convois. C'est cette stratégie duale que CASTEX espère voir adopter par la France, d'où son opposition à la limitation des sous-marins lors de la Conférence de Washington de 1922. 

Il plaide par la suite pour une organisation rigoureuse du commandement dans Questions d'état-major (1923-1924). En 1928, Raoul CASTEX devient contre-amiral (amiral en 1937). Ses volumes de Théories stratégiques se succèdent alors à un rythme rapide : cinq entre 1929 et 1935. En 1932, il devient commandant de l'École navale, et du Centre des hautes études navales. Son conformisme l'empêche d'arriver à cette époque à la tête de la marine. Chacun sait bien, dans les milieux de la marine que ces institutions éducatives prestigieuses peuvent conteur d'habiles voies de garage et de retraite déguisée... 

Dans Théories stratégiques, il traite des facteurs externes et internes de la stratégie. Son oeuvre est particulièrement intéressante sous l'angle géographique comme sur les divers aspects de la guerre sur mer (missions des forces maritimes, conduite des opérations) ainsi que sur les problèmes de la mer contre la terre ; là, il s'oppose à MAHAN en démontrant que la supériorité inéluctable que ce dernier confère à la mer tient du déterminisme géographique plutôt que d'une analyse fondée sur les réalités historiques. Une sixième volume a été ajouté sous le titre Mélanges stratégiques. L'ouvrage connaît un important retentissement avant la Seconde Guerre Mondiale.

La contribution de CASTEX est multiforme : sur la question coloniale par exemple, il regrette l'excessive dispersion de l'Empire français et plaide pour un recentrage eurafricain. Il participe activement au Collège des Hautes Études de Défense Nationale à la veille de la Seconde Guerre Mondiale. La restructuration qu'il propose du dispositif naval français (il est "amiral-Nord" en 1939) n'est pas retenue, et, au contraire, ses critiques aboutissent à sa mise en retraite en novembre 1939 (tandis que l'étoile de DARLAN est au zénith).

L'amiral CASTEX, qui continue de produire encore une vingtaine d'années, est, de loin, le plus grand stratège naval français. De ce théoricien de premier ordre, les contributions multiples sont d'une grande variété, et ses Théories stratégiques restent insurpassées, selon de nombreux auteurs.

Toutefois, des lacunes ponctuelles importantes parsèment cson oeuvre - insuffisante de la réflexion sur l'usage des porte-avions, schémas historiques discutables ou au moins trop simples sur la lutte éternelle entre la mer et les "perturbateurs" continentaux. Il a le mérite en revanche de montrer l'importance des facteurs économiques, politiques, diplomatiques et technologiques dans les changées des données géopolitiques. Il amorce le décloisonnement, de manière plus globale, entre les stratégies navales, aériennes et terrestres. (BLIN et CHALIAND ; Martin MOTTE)

 

Raoul CASTEX, Théories stratégiques, Economica, première édition intégrale, 1997 ; Les autres ouvrages sont surtout disponible sur le site Gallica de la BNF : Jaunes contre Blancs, Le problème militaire, H. Charles-Lavauzelle, 1905 ; La manoeuvre de La Praya (16 avril 1781), L. Fournier, 1912. On trouvera également un article de Raoul CASTEX paru dans la Revue de défense nationale en octobre 1945 : Aperçus sur la bombe atomique, dans Anthologie mondiale de la stratégie, Robert Laffont, collection Bouquins, 1990.

Hervé COUTEAU-BÉGARIE, Castex ou le stratège inconnu, Economica, 1986 ; La Puissance maritime, Castex et la stratégie navale, 1985.

Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016. Martin MOTTE, Raoul Castex, dans Dictionnaire de stratégie, Sous la direction de Thierry de MONTBRIAL et de Jean KLEIN, PUF, 2000. 

 

 

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5 décembre 2017 2 05 /12 /décembre /2017 12:55

   Joseph Marie SERVAN DE GERBEY est un général français de la Révolution et de l'Empire. Collaborateur à l'Encyclopédie de DIDEROT et d'ALEMBERT, il est ministre de la guerre dans le cabinet girondin formé en mars 1792. Il commande l'armée des Pyrénées occidententales avant de démissionner pour raison de santé. Il est interné pendant la Terreur et libéré en 1795 où il réintègre l'armée. Sous le consulat, admiratif avec des limites de BONAPARTE, il est président du conseil des revues et admis à la retraite en 1807. Il est toujours resté en contact avec les milieux républicains de la Décade philosophique. 

 

   Joseph SERVAN DE GERBEY est l'auteur d'un ouvrage, Le Soldat citoyen, écrit en 1771 et publié en 1780, dans lequel il élaborait un plan destiné à transformer de manière radicale la constitution des armées. Il était opposé à certains usages militaires courants dans les armées de l'Ancien Régime. En particulier, il était défavorable à l'usage de milices pour compléter les effectifs et il s'opposait à l'avancement des officiers selon des critères autres que ceux du mérite. Il soulignait également la nécessité d'améliorer la solde, les uniformes et la nourriture et il réclamait une meilleure éducation militaire pour les soldats et les officiers. SERVAN préconisait une armée de citoyens soldats pour des raisons morales autant que stratégiques. le passage des citoyens au service de la nation aurait pour effet, selon lui, d'ouvrir l'esprit des recrues et les motiverait pour défendre les intérêts et les valeurs de l'armée en temps de paix pour des travaux d'utilité publique. Ses idées recoupaient les propositions de MACHIAVEL tout autant que celles des philosophes du XVIIIe siècle. Avec la Révolution, ses propositions, comme celles de GUIBERT, trouvèrent rapidement leur application et aidèrent à transformer radicalement la manière de conduire la guerre. (BLIN et CHALIAND)

    Il est aussi l'auteur d'une Histoire des guerres des Gaulois en Italie ainsi que de plusieurs articles militaires publiés dans l'Encyclopédie méthodique de Charles-Joseph PANCKOUCKE. 

 

Joseph SERVAN DE GERBEY, Le soldat citoyen, ou Vues patriotiques sur la manière la plus avantageuse de pourvoir à la défense du royaume, 1780. Disponible sur le site Gallica de la BNF ; Tableau historique de la guerre de la révolution en France, 1808. Disponible également sur le site Gallica de la BNF. 

Eugène CARRIAS, La Pensée militaire française, 1960. Jean-François LANIER, Le Général Joseph Servan de Gerbey, Pour une armée au service de l'homme, auto-édition, 2002. Ce dernier ouvrage, qui n'est pas une biographie, nous met en contact avec de nombreux documents de nature diverse qui indiquent un engagement continu de 1792 à 1808.

Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Les éditions Perrin, tempus, 2016.

 

 

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4 décembre 2017 1 04 /12 /décembre /2017 12:06

    Lazare Nicolas Marguerite CARNOT, mathématicien, physicien, général d'Empire et homme politique français, est surnommé "L'organisateur de la Victoire" ou "Le Grand Carnot". Il participe aux guerres révolutionnaires et napoléoniennes, notamment à la campagne des Cent Jours. 

 

   Une carrière contrastée et chaotique comme la Révolution

   Entré à l'école militaire en 1771, Lazare CARNOT en sort officier de génie en 1773. Il se fait connaitre dix ans plus tard avec son Éloge de Vauban (il n'est alors que capitaine au corps royal) mais doit attendre, comme d'ailleurs beaucoup d'autres, la Révolution française pour occuper les devants de la scène politique. Elu à la Législative et à la Convention, il vote la mort du roi le 17 janvier 1793. Auparavant, à la Convention, il fait décréter l'armement d'une nombreuse garde nationale et le licenciement de la gare du roi. Il est alors chargé de mission auprès de l'armée du Rhin, de l'armée des Pyrénées et de l'armée du Nord qu'il reprend en main après la trahison de DUMOURIEZ. En août 1793, il fait partie du Comité de salut public où il est chargé de l'administration de la guerre. Très vite, il développe ses idées sur la stratégie révolutionnaire;, qu'il énonce dans son Système général des opérations de la campagne de 1794. Élu au Directoire en 1795, il doit partir en exil après de 18 fructidor. En 1800, il revient brièvement comme ministre de la Guerre. Ecarté du pouvoir, il passe ses loisirs à la rédaction de textes militaires et scientifiques. Il produit, entre autres, De la défense des places fortes (1811), traité dans lequel il développe ses théories sur la défense active. En 1814, l'empereur NAPOLÉON le convainc de revenir sur la scène publique. Il est rapidement nommé général de division, alors qu'il débute comme simple officier, et devient gouverneur d'Anvers. Il devient ministre de l'intérieur de NAPOLÉON durant les Cent-Jours, et, après l'abdication de ce dernier, prend la tête du gouvernement provisoire avant d'être écarté par FOUCHÉ. Il finit en exil (bannissement pour régicide en 1816) à Varsovie puis à Magdebourg. 

La guerre, selon CARNOT, est un acte de violence qu'il fait pousser à l'extrême. A cet effet, il faut provoquer chez les soldats la haine de l'ennemi. La posture stratégique de choix est l'offensive (à outrance) ; l'objectif est l'anéantissement total de l'adversaire. Pour annihiler celui-ci, il faut le connaître. Développer un système de renseignements de premier ordre et encourager l'utilisation d'espions devient une nécessité. Fondée sur le mouvement, l'attaque et la rapidité de décision, l'armée nouvelle nécessite une qualité de commandement supérieure à tous les échelons. La concentration des forces et la recherche de la bataille complètent ce tableau de la guerre révolutionnaire : engagement à "six contre un", attaque sur les flancs de l'arrière plutôt que sur le front. Ces idées, pour la plupart seront adoptées par les généraux de la Grande Armée.

Lazare CARNOT fut un administrateur militaire tout autant qu'un stratège. Il sut réorganiser une armée affaiblie en mettant à sa tête des généraux jeunes et motivés qu'il entourait de techniciens capables de moderniser la machine de guerre française et d'accélérer la fabrication d'armement. Il réorganisa la base de son armée avec la levée en masse, qui deviendra le marque de la Grande Armée, et grâce à laquelle il réunit un effectif d'un million d'unités dès la fin de l'année 1793. CARNOT sut exploiter au moment opportun les changements sociaux et politiques de la Révolution pour transformer l'armée française en l'améliorant sensiblement. (BLIN et CHALIAND)

 

 

   Une oeuvre théorique influente sue le long terme

   Son oeuvre n'est pas que militaire loin de là. Il est également connu pour ses travaux scientifiques. Dans son Essai sur les machine en général de 1783 (édité en 1786), il précise les lois du choc et énonça la loi de conservation du travail. Métaphysique du calcul infinitésimal (1797), Géométrie de position (1803), le fait apparaitre comme l'un des créateurs de la géométrie moderne, avec MONGE, avec lequel il participe à la fondation de l'École polytechnique. Il est également l'auteur des Principes fondamentaux de l'équilibre et du mouvement (1803).

    Participant de manière intense aux événements politiques, militaires, scientifiques, techniques de ces années de la Révolution, Lazare CARNOT est une figure complexe qui ne se résume pas à l'organisation décisive des armées. Il participe à des controverses tant politiques, stratégiques et tactiques qui, sans doute, n'ont pas été tranchées toutes dans son sens. Il n'a pas d'ailleurs, lui-même, comme beaucoup d'acteurs de la Révolution de position ferme pendant tous ses événements. S'il est anti-royaliste, c'est parce que tout l'Ancien Régime s'oppose à l'ascension de personnalités comme lui, et dans une certaine mesure à l'expression des Lumières (lui-même est Rosati et fonde d'ailleurs avec deux de ses anciens "collègues' la société des Belles Lettres), et il s'oppose ensuite à l'autoritarisme napoléonien.

Parmi ces controverses figurent des controverses techniques, ainsi sur l'art de fortifier, et une autre stratégiques et politique sur l'utilité des forteresses. Il adopte dans la première le nouveau système (la fortification perpendiculaire de MONTALEMBERT), mais dans la seconde se maintient dans la ligne classique de VAUBAN...  De sympathie pourtant girondine, il est appelé au Comité de Salut public en août 1793. Il apparait balloté comme beaucoup entre des menées (complotistes, diraient certains aujourd'hui) contradictoires, tantôt contre BABOEUF, puis contre ROBESPIERRE, accepte un temps d'être ministre de la guerre avant de démissionné, désapprouvant BONAPARTE. 

On peut dire que ce n'est qu'en géopolitique qu'il s'assume ; ainsi il assume le gouvernement révolutionnaire dont, parallèlement à ROBESPIERRE et SAINT-JUST, ayant en vue certainement beaucoup plus la position de France, militairement, face aux autres puissances, que, même s'il reste libéral et modéré, la théorie et la pratique de la Terreur (Rapport sur la suppression du Conseil exécutif, 1794). Parce que, au-delà des dissensions politiques, "la patrie est en danger"  ce qui requiert pour lui avant tout la mobilisation des masses. Et fidèle à un certain esprit géopolitique, il préfère de loin à l'exportation inconsidérée selon lui de la Révolution dans les républiques-soeurs et même à la conquête de frontières "naturelles", l'établissement de frontières sûres, enserrant des populations sincèrement attachées à la patrie. C'est cette position qui le fait mettre en retrait de toutes ces campagnes de l'Empire Français. 

En stratégie, il formule avec éclat (et avec l'aide d'officiers d'Ancien Régime) le nouvel art de la guerre des armées révolutionnaires (Système général des opérations militaires de la campagne prochaine, 1794) ; principes de la nation sous les armes et de la guerre de masse (le nombre des soldats compensant dans les débuts leur inexpérience) ; principes de la concentration des forces et de la destruction de l'ennemi principal par la bataille. Tous ces principes qui seront analysés, mises en pratique à l'appui, par plus tard JOMINI et CLAUSEWITZ. C'est surtout NAPOLÉON qui les met pratique, mais qui pendant la Révolution voient leur application amoindrie par l'antagonisme entre CARNOT voulant anéantir le commerce anglais en poussant l'offensive vers les ports du Nord, et ROBESPIERRE et SAINT-JUST voulant établir un nouvel équilibre continental en refoulant l'Empire au-delà du Rhin ; et par la formation même de CARNOT qui, officier du génie, voudra appuyer la guerre de masse et de mouvement par une prudente guerre de siège . D'où l'affaiblissement de ses directives lors des campagnes de 1796-1797 sur le Rhin et surtout en Italie envers BONAPARTE qui, empereur, critiquera son traité (De la défense des places, 1810). 

En tactique il préconise la fatigue de l'ennemi par les actions de petite guerre, l'observation de ses mouvements par espions et ballon captif, des rocades sur les ailes et un effort soutenu une fois le combat engagé : la colonne d'attaque.

Ingénieur du roi, stratège de la Terreur, ministre éphémère de NAPOLÉON, modèle du savant citoyen pour la République, Lazare CARNOR décline, avant JAURÈS, un type d'idéal et de stratégie : la défense du sol sacré de la patrie par le citoyen soldat. (Jean-Paul CHARNAY).

 

     De la défense des places fortes...

   Dans sa conclusion générale de son ouvrage De la défense des places fortes, on peut lire : "L'art de la défense n'est donc point, comme l'ont imaginé quelques personnes, celui d'éluder le choix à la faveur d'un rempart, mais, au contraire, celui de pouvoir se battre avec avantage un contre dix ; celui d'être sans cesse agresseur, lorsqu'on semblait condamné, par les circonstances, à être constamment chassé et poursuivi, à chercher perpétuellement quelque retraite nouvelle pour éviter d'être accablé par un ennemi supérieur. L'industrie est de convertir le système général de la défense en une suite d'attaques partielles, mais multipliées et combinées de manière à opposer toujours le fort au faible, sans cependant jamais compromettre une partie trop considérable de ses forces.

Si, pour éviter l'avantage que donne à l'assiégé les attaques faites de vive force par son adversaire, celui-ci prend le parti de procéder méthodiquement, et de s'emparer, pied à pied, de toutes les défenses de la place, ce qui constitue le grand principe des attaques de M. de Vauban, l'assiégé ne sera pas forcé pour cela de renoncer aux coups de main, qui doivent faire toujours la base de son système défensif ; mais il devra les combiner avec l'emploi des armes à feu, de manière que par le jeu alternatif des uns et des autres, il empêche l'ennemi de s'établir jamais solidement en aucun point.

Le véritable esprit de la défense ne consiste ni à livrer des combats intempestifs et trop inégaux, ni à faire de continuelles retardes, en se contentant de retarder la marche de l'assiégeant par une série de petits obstacles, mais à épier toutes les occasions de prendre celui-ci, sur le temps, par un coup de main inopiné, lorsqu'il s'affaiblit quelque part, pour s'étendre et pour embrasser, par son développement, les ouvrages de la place, et, au contraire, à le laisser tout d'un coup exposé au plus grand feu de la place, préparé pour cela, lorsqu'on le voit se réunir en masse. En général, on peut dire que contre les attaques faites par coups de main, il fait se défendre pied à pied ; et contre les attaques faites pied à pied, il faut se défendre par coup de main."

 

Lazare CARNOT, De la défense des places fortes, in Liskenne et Sauvan, Bibliothèque historique et militaire, 1846, Extraits (tome IV) dans Anthologie mondiale de la stratégies, Sous la direction de Gérard CHALIAND, Robert Laffont, collection Bouquins, 1990 ; Eloge de M. le Maréchal de Vauban, A. Jombert Jeune, 1784, Disponible sur le site Gallica de la BNF ; Mémoire présenté au Conseil de la Guerre au sujet des places fortes qui doivent être démolies et abandonnées ou Examen de cette question : Est-il avantageux au Roi de France qu'il y ait des places fortes sur les frontières de ses Etats?, Barois l'Aîné, 1789. 

On trouvera d'autres extraits de l'oeuvre de Lazare CARNOT dans l'Anthologie mondiale de la stratégie : Système général des opérations militaires de la campagne prochaine (1794), A Michaud, général en chef de l'armée du Rhin, à Kirweiler, par Landau (1794), Vues proposées au Comité de salut public sur les résultats que l'on croit tirer aux frontière du Nord, de la campagne actuelle (1794). 

Jean-Paul CHARNAY, Lazare Carnot, Révolution et mathématique, 1984 ; Lazare Carnot ou le Savant Citoyen, Presses de l'Université Paris-Sorbonne, Centre d'études et de recherches sur les stratégies et les conflits, Série historique, volume II, 1990. Marcel REINHARD, Le Grand Carnot, 1952.

Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016. Dictionnaire de stratégie, Sous la direction de Thierry de MONTBRIAL et Jean KLEIN, PUF, 2000.

 

 

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1 décembre 2017 5 01 /12 /décembre /2017 09:50

     Paul-Gédéon JOLY DE MAÏZEROY, officier et théoricien militaire français, est l'inventeur en 1771 du mot "stratégie" sous une forme modernisée, en tant que science du général. 

Hélleniste distingué, il s'inspire beaucoup de textes anciens de Grecs et de Romains que par ailleurs il traduit en français. Il ne se contente pas de les traduire, il en fait aussi des Traités, par exemple Traité sur l'art des sièges et des machines des anciens en 1778 ou Tableau général de la cavalerie grecque, composé de deux mémoires et d'une traduction du traité de XÉNOPHON (Le commandement de la cavalerie) paru en 1781. Il est d'ailleurs pour ces traductions nommé membre associé à l'Académie des inscriptions et belles-lettres en 1776. Très connu à l'époque, il entretient des échanges épistolaires avec FRÉDÉRIC II et d'autres personnalités. En public, il est l'adversaire de Jacques Antoine Hippolyte de GUIBERT (1744-1790). Il est aujourd'hui bien moins connu que ce dernier, qui fait figure de moderne alors qu'il apparait plutôt rattaché à l'ancienne école (Robert QUIMBY, The background of Napoleonic Warfare, Columbia University Press, 1957)). Malgré cela, sa pensée peut être considérée comme celle d'un tournant de la pensée stratégique occidentale (Thierry WIDERMAN, voir Dictionnaire de stratégie, PUF, 2006). 

 

     Paul Gédéon JOLY DE MAIZEROY combat au côté du comte de Saxe dans les campagnes de Flandre et de Bohême et participe à la guerre de 1756. Auteur du Cours de tactique théorique, pratique et historique qui paraît en trois volumes (1766, 1767, 1773), il publie sa Théorie de la Guerre en 1777 où il met en germe un certain nombre d'éléments qui trouvent plus tard leur application à l'ère napoléonienne, aux côtés d'autres produits entre autres par Pierre de BOURCET et GUIBERT. Il est également l'auteur d'un traité sur les stratagèmes permis à la guerre (1765) et d'un Mémoire sur les opinions qui partagent les militaires suivi du traité sur les armes défensives (1773). C'est l'un des théoriciens les plus stimulants de cette époque qui précède la Révolution. 

Tout d'abord spécialiste de la stratégie antique, il fait publier le célèbre traité de tactique (Taktika) de l'empereur byzantin LÉON et consacré ses premiers écrits à la guerre dans l'Antiquité qu'il compare à la guerre moderne. Il est persuadé que la guerre est un phénomène qui ne peut être compris qu'à travers une étude rigoureuse de l'Histoire, approche qui est reprise et développée au XIXe siècle par l'Ecole prussienne. Esprit curieux, MAIZEROY s'intéresse également aux formes de la guerre dans d'autres espaces culturels comme l'Empire ottoman et l'Asie (la première traduction de SUN TZU par J.J. AMIOR parait en 1772). Pour lui, l'art de la guerre possède un certain nombre de principes fondamentaux dont la valeur est immuable, aussi bien dans l'espace que dans le temps. Les innovations techniques affectent certains aspects de la guerre, mais sans en changer le fondement. Il introduit et utilise une terminologie de la guerre qu'il reprend aux anciens.

Il fait la distinction entre stratégie et tactique, le premier terme étant peu employé à son époque mais qui lui est familier de par sa connaissance approfondie de la littérature militaire byzantine. La tactique, au sens que lui donne MAIZEROY, se restreint à l'organisation de l'armée et à la disposition des troupes. Cet aspect de l'art de la guerre peut être formulé selon des lois quasi mathématiques. Cette opinion est guidée en grande partie par son admiration pour les Grecs et les Romains qui avenir, selon lui, élevé la tactique au rang de science exacte et qui maîtrisaient ses divers aspects à la perfection. Au sujet de la controverse sur l'ordre mince et l'ordre profond qui domine les débats en cette deuxième moitié du XVIIIe siècle, il adopte une position conservatrice en se déclarant en faveur de l'ordre profond, c'est-à-dire favorable à la puissance de choix plutôt qu'à la puissance de feu. La conduite des opérations constitue le deuxième volet de l'art de la guerre. C'est la stratégie ou "dialectique militaire", domaine flou où le nombre incalculable de combinaisons entre des éléments souvent imprévisibles interdit la mise en place de règles sûres. La stratégie représente la partie sublime de la guerre dans laquelle les facteurs moraux, politiques et physiques s'entremêlent et provoquent une infinité de situations possibles. La stratégie est à la fois le domaine du militaire et de l'homme politique. C'est une méthode de pensée tout autant qu'un guide pour l'action. (BLIN et CHALIAND)

 

Pour Alexandre DAVID, en définitive, "ce n'est pas sans raison que Maizeroey est tombé dans l'oubli. En effet, "l'interprète des plus grands maîtres s'est parfois égaré dans une admiration excessive des Anciens, quitte à se rendre peu sensible à la réalité militaire de son époque. En outre, la comparaison avec Guibert s'impose, car les idées très audacieuses de ce dernier ont parfois influencé celles de notre auteur, notamment concernant l'ordre oblique, ce qui démontre l'ascendant qu'avait l'auteur de l'Essai général de tactique. Toutefois, l'ouvre de Maizeroey mérite d'être redécouverte. Soucieux de braver les préjugés et la routine de son époque, ses écrits sont une constante invitation à réfléchir et à s'instruire. Ennemi des visions exclusives, il s'engagea contre l'opinion dominante en considérant la guerre comme une science, mais pas au point d'occulter la part de réflexion qu'il considérait comme essentielle dans la conduite de la guerre. C'est pourquoi il assimila celle-ci à une dialectique en actes, auquel il attacha un terme provenant des Anciens : la stratégie. La doctrine qu'il y attacha, fondée en partie sur la prévoyance, la manoeuvre, la vitesse et les marches combinées, fut également une réussite de sa méthode historique. Mais s'il est possible de déterminer l'originalité des idées de l'auteur, il demeure encore difficile d'en mesurer l'apport, d'autant plus que peu d'idées étaient réellement propres à ce "sçavant militaire". Il serait donc intéressant d'approfondir l'étude de ses écrits afin de savoir si l'élaboration d'un modèle français durant la seconde moitié du XVIIIe siècle est due aux seuls écrits de Guibert".

 

Paul Gédéon JOLY DE MAÏZEROY, Traité de tactique. Pour servir de supplément au "Cours de tactique", Nabu Press, 2012 ; Théorie de la guerre, où l'on explore la constitution et la formation de l'infanterie et de la cavalerie, leurs manoeuvres élémentaires, avec l'application des principes à la grande stratégie, suivie de mensurations sur la Stratégique, 1777, disponible sur le site Gallica de la BNF.

Eugène CARRIAS, La pensée militaire française, 1960. Jean-Paul CHARNAY, Essai général de stratégie, 1973. Emile LÉONARD, L'Armée et ses problèmes au XVIIIe siècle, 1958.

Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016. Alexandre DAVID, L'interprète des plus grands maîtres, Paul-Gédéon Joly de Maizeroey l'inventeur de la stratégie, Stratégique, 2010.1, n°99, disponible sur le site cairn.info.

 

 

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1 décembre 2017 5 01 /12 /décembre /2017 08:41

   Pierre Joseph de BOURCET fait partie de ces auteurs français en matière de stratégie oubliés, soit parce que même s'il leur doivent beaucoup pour leur carrière, soit parce que d'autres ont porté plus loin la réflexion et la notoriété durables, qui ont pourtant contribué pour beaucoup à l'éducation et à l'enseignement, ici, excusez du peu, de NAPOLÉON, et du coup, plus tard, parce les campagnes militaires de ce dernier ont été beaucoup étudiées, de CLAUSEWITZ. Actif de 1709 à 1780 (jusqu'au grade de lieutenant général des armées du roi, puis de Commandant en second du Dauphiné), il fait partie du génie militaire, spécialisé notamment dans les fortifications.

  

   Pierre de BOURCET est l'auteur d'un livre, Principes de la guerre en montagne (1788), écrit en 1775, fondé sur son expérience, et dont les principes généraux furent appliqués par Napoléon Bonaparte à qui il doit sa notoriété. 

Ingénieur militaire, il participe aux guerres de Succession d'Autriche (1740-1748) et à la guerre de Sept Ans (1756-1763). Après 1766, il est directeur de l'Ecole des officiers de Grenoble, et, avec GUIBERT et Joly de MAIZEROY, exerce une influence considérable sur l'organisation générale et les conceptions stratégiques de l'armée française. Les Principes de la guerre en montagne ne se limitent pas uniquement, comme pourrait le faire croire son titre, à la guerre de montagne. Le champ analytique développé par Pierre de BOURCET s'étend au phénomène stratégique dans son ensemble. Il divise la stratégie en deux catégories distinctes : l'attaque et la défense. Dans les deux cas, il est important de cacher ses intentions à l'adversaire. Il favorise la mobilité et la concentration des forces. Dans cette optique, il formule ses plans de campagne en établissant des points de ralliement autour desquels convergent ses armées qu'il fragmente en divisions. Selon BOURCET, le système divisionnaire est particulièrement lors des campagnes ayant lieu sur des terrains accidentés et montagneux. Espacés en colonnes, sur un front aussi large que possible, les divisions ont pour objectif d'aboutir au même moment en un point décisif, en général théâtre d'une bataille importante. Ce déplacement en colonnes a pour effet de prendre l'ennemi au dépourvu. Pour que ce genre de déplacement soit efficace, il faut que l'ordre de marche soit respecté et que les lignes de communications soient maintenues. Une bonne connaissance des réseaux routiers est nécessaire, et il est impératif que les convois de ravitaillement et les pièces d'artillerie suivent le mouvement des troupes. Afin d'exploiter l'effet de surprise, un bon général doit avoir plusieurs plans de réserve, au cas où l'ennemi découvrirait ses intentions. Les manoeuvres de diversions et la ruse constituent une part importante de la tactique. La défense est plus difficile que l'attaque car l'initiative est toujours entre les mains de l'attaquant. En revanche, elle nécessite moins de troupes. Le commandant chargé de la défense doit mettre tout en oeuvre pour deviner les intentions de l'adversaire afin de lui faire obstacle et de freiner sa progression. Pour cela, il doit mener une défense active : destruction des lignes de communication et des convois de ravitaillement de l'ennemi, sabotage de ponts et de routes. (BLIN et CHALIAND).

Pierre Joseph de BOURCET, Mémoires militaires sur les frontières de la France, du Piémont et de la Savoie, depuis l'embouchure du Va jusqu'au Lac de Genève, Levrau et Frères, an X ; Principe de Guerre de montagnes, Imprimerie Nationale, 1888 ; réédité en 2008 aux Éditions Economica (143 pages). Disponible sur le site Gallica de la BNF, en deux parties.

Cyrille BECKER, Relire Principes de la guerre de montagne du lieutenant général Pierre-Joseph de Bourcet, Economica, 2008. L'auteur analyse la perspective historique dans laquelle s'inscrit l'oeuvre de Bourcet, l'évolution du système d'état-major du 18ème siècle et bien entendu les Principes de guerre, leur esprit et leur influence.

Jean COLIN, L'Education militaire de Napoléon, 1900. B.H. LIDDELL-HART, The Ghost of Napoleon, New Haven, 1933.

Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016. 

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24 novembre 2017 5 24 /11 /novembre /2017 07:12

      Ferdinand FOCH, général et académicien français, maréchal de France, de Grande-Bretagne et de Pologne, est l'auteur d'oeuvres diverses très étudiées, notamment lors de ses passages à l'École de guerre. Commandant en chef des forces alliées sur le front de l'Ouest pendant la Première guerre mondiale, son rôle est encore controversé notamment chez les critiques de son action militaire et chez le personnel politique de son époque. Beaucoup estiment par exemple qu'il ne suivit pas forcément sur le terrain ses propres réflexions sur la guerre. 

 

Une très grande carrière militaire et des oeuvres marquantes. 

    Ferdinand FOCH est considéré comme le grand théoricien français de "l'offensive à outrance", doctrine qu'il a l'opportunité, en que soldat, de mettre en application au cours de la Première Guerre mondiale. Élève à l'Ecole polytechnique, sorti comme officier d'artillerie en 1873, affecté à Tarbes puis à rennes, il sert ensuite au comité technique de l'artillerie avant de suivre les cours de l'École de guerre. Après un passage à l'état-major général, il revient à l'Ecole de guerre comme professeur d'histoire militaire et de stratégie (1894-1900). Placé en 1907 à la direction de cette École, il obtient en 1911 le grade de général de division.

En 1914, il est à la tête du XXème corps d'armée à Nancy et conduit la 9ème armée à la bataille de la Marne. Par la suite il coordonne habilement l'action des troupes françaises, anglaises et belges pendant la période de la "course à la mer". En 1915 et 1916, il mène les troupes du Nord au cours des campagnes d'Artois et de la Somme, mais le semi-échec de son action entraîne sa disgrâce auprès des autorités françaises. Il refait néanmoins surface en mai 1917 comme chef d'état-major général. Enfin, en mars 1918, alors que les Allemands lancent leur grande offensive en Picardie, il est choisi pour commander les troupes alliées sur le front de l'Ouest, et reçoit, le 15 avril, le titre de général en chef des armées alliées. Après avoir repoussé l'assaut de l'armée allemande lors de la deuxième bataille de la Marne (15 juillet-5 août 1918), il organise la contre-offensive décisive qui contraint l'Allemagne à réclamer l'armistice. Après cette victoire, il est promu maréchal de France.

C'est durant deux de ses trois passages à l'École de guerre, comme professeur puis comme directeur, que FOCH mûrit sa réflexion sur la guerre. Il expose sa doctrine au cours des conférences qu'il donne à l'École en 1900, publiées plus tard sous le titre de Principes de la guerre (1903). Le teste de son oeuvre comprend De la conduite de la guerre : la manoeuvre pour la bataille (1904), et ses Mémoires pour servir à l'histoire de la guerre (1918). En tant que théoricien de la guerre, il se réclame de Carl von CLAUSEWITZ, à qui il emprunte certains concepts importants.

En même temps, il interprète librement certaines des idées maîtresses du grand penseur allemand, avec un résultat qui aurait certainement surpris ce dernier. Ce n'est d'ailleurs pas le seul à procéder ainsi, tant du côté Français que du côté Allemand... FOCH recherche chez les vainqueurs de 1870 la connaissance nécessaire à la résurrection militaire de la France, à l'instar des Prussiens après Iéna (1806). Ces derniers avaient réformé leurs institutions militaires en étudiant les principes de guerre de NAPOLÉON. La lecture que FOCH fait de De la Guerre est influencée de manière significative par l'interprétation de CLAUSEWITZ par des stratèges allemands comme MOLTKE et SCHLIEFFEN. Favorisant le principe d'anéantissement, par rapport au principe de la subordination de la guerre à la politique, les théoriciens allemands négligent ce second principe. De surcroît, ils "oublient" le fait que leur maitre à penser privilégiant l'action de défense par rapport à celle de l'attaque. Ferdinand FOXH hérite donc de cette interprétation tronquée de la doctrine de CLAUSEWITZ dont les effets sont d'ailleurs dramatiques pour les armées qui combattent en 1914. Alors que CLAUSEWITZ utilise la notion de guerre absolue comme un idéal théorique opposé à la guerre réelle, FOCH déduit de cette définition une invitation à la pratique d'une stratégie offensive qui demeure à ses yeux le meilleur moyen de parvenir à une décision dans le contexte de la guerre totale : "L'offensive manoeuvrière a finalement raison de toutes les résistances ; la défensive passive ne peut éviter l'échec."

L'approche générale de l'étude de la guerre, telle que la présente FOCH dans ses Principes, recourt à la méthode, établie auparavant par SCHARNOHOST et CLAUSEWITZ, qui privilégie l'étude de cas historiques. Pour lui, la défaite française dans la guerre franco-prussienne est due à une erreur d'analyse de la part des stratèges français. Ces derniers favorisent en 1870 un enseignement positiviste tout en manifestant une confiance aveugle dans l'expérience vécue. "Puisque la guerre est un drame effrayant, écrit FOCH, étudions le drame lui-même." L'expérience vécue étant toujours limitée, l'Histoire devient "le vrai moyen d'apprendre la guerre et de déterminer les principes fixes de la l'art de la guerre" (paradoxalement, son étude de l'Histoire reste superficielle et fragmentaire, limitée en grande partie aux campagnes napoléoniennes, alors que de l'autre côté de l'Atlantique vient de se dérouler une guerre dont les moyens annoncent fortement celle de 14-18). Bien que la guerre privilégie le rôle du hasard et de l'imprévue - ce fameux "brouillard de la guerre" sur lequel insiste tant CLAUSEWITZ - une bonne préparation et un savoir exceptionnel donnent au commandant en chef la confiance nécessaire pour agir, l'action étant la condition essentielle de la victoire. 

Bien qu'en guerre, il n'y ait que des cas particuliers, il existe des principes immuables, applicables à chaque cas d'espèce. Ces principes sont les suivants : économie des forces, liberté d'action, libre disposition des forces, et sûreté. Pour FOCH, les principes économie et de sûreté sont les plus importants. Le principe d'économie des forces est "l'art de peser successivement sur les résistance que l'on rencontre, du poids de toutes ses forces, et pour cela de monter ces forces en système" ; ou encore "art de déverser toutes ses ressources à un certain moment à un certain point". Ce principe ne doit pas devenir un dogme rigide mais plutôt un guide général de l'action. Dans la guerre moderne où règnent le chaos et la confusion, et où il est facile de disperser ses troupes et ses forces, il est important de bien coordonner sa puissance dans des actions ponctuelles. la concentration qui résulte du principe d'économie des forces doit encore soumettre l'agresseur à une attaque surprise en un endroit et à un moment inattendus. C'est pour parer à cette éventualité qu'il développe le principe de sûreté. Il existe deux types de sûreté : la sûreté matérielle et la sûreté tactique. La sûreté matérielle permet d'éviter les coups quand on ne veut ou en peut pas les rendre. La sûreté tactique permet l'exécution d'une action programmée malgré les circonstances contraignantes et imprévisibles inhérentes à la pratique de la guerre.

Dans la guerre moderne, selon FOCH, la destruction complète de l'adversaire est le moyen de la victoire. Cette destruction à la fois physique et morale de l'ennemi se réalise lors de la bataille et de la poursuite qui s'ensuit, dont l'objectif vise à l'anéantissement total de l'adversaire. La bataille décisive ne peut être qu'offensive, la bataille défensive ne servant qu'à la parade sans conséquences positives. Le parti qui n'utilise que la forme défensive de la guerre s'expose à long terme à succomber aux coups (offensifs) de son adversaire, même si celui-ci est plus faible. (BLIN et CHALIAND)

Juste après la guerre, la détermination des conditions militaire de l'armistice est en grande partie son oeuvre. Il est emporté par l'élan général de faire payer à l'Allemagne financièrement et territorialement le prix de la guerre. Mais il se trouve très vite en désaccord avec le pouvoir politique dans la discussion du traité de paix, sur le statut militaire de l'Allemagne et surtout sur la question de la frontière du Rhin, primordiale à ses yeux. "Qui tient le Rhin tient l'Allemagne", et le maréchal trouvait vital pour l'avenir de la France que la frontière soit sur le fleuve. Il se heurte à l'opposition formelle de la Grande-Bretagne, toujours soucieuse d'équilibre européen, et des Etats-unis. le gouvernement français n'estime pas opportun de soutenir le généralissime dont l'insistance opiniâtre (allant jusqu'à s'inviter aux réunions politiques sur le plan de paix) et le recours qu'il cherche auprès des hautes instances nationales indisposent le président du Conseil, CLÉMENCEAU, qui lui tient rigueur. Au Comité chargé du contrôle de l'exécution des clauses militaires du Traité de Versailles, dont il est le président, ses avis ne sont que peu ou pas du tout suivis ; il en va de même au Conseil supérieure de la guerre, qui, selon lui, prépare la guerre passée. (André DAUBARD). FOCH ne se prive pas, dans ses livres ultérieurs, de considérer les clauses de sécurité du Traité comme insuffisantes et d'en rendre responsable la classe politique. 

 

    Théories et pratiques de la stratégie

Alors que la plupart des auteurs montrent un général FOCH comme ardent défenseur de l'offensive à outrance, d'autres comme Etienne MANTOUX apportent, sans contraire complètement cette appréciation, d'importantes nuances. 

Après avoir détaillé ce que FOCH doit sur le plan de la réflexion à Ardant du PICQ, cet auteur expose l'influence que CLAUSEWITZ a dans les deux livres qu'il consacre à la stratégie avant la guerre de 1914. "Des deux livres, écrit-il, que Foch écrivit avant la guerre de 1914, il ressort clairement que Clausewitz l'influença probablement beaucoup plus que tout autre théoricien militaire. Cela explique que la plupart de ses exemples historiques sont tirés soit des guerres napoléoniennes, soit de la campagne de 1870 qu'il étudia de façon approfondie dans son ouvrage De la conduite de la guerre." Pour LIDDELL HART (Foch, the Man of Orleans, Londres, 1931), il y a peu de preuves qu'il suivit le conseil de NAPOLÉON "de lire et de relire les campagnes des grands généraux", d'ALEXANDRE à FRÉDÉRIC II. A cette connaissance historique fragmentaire, LIDDELLl HART a attribué certains des points faibles de la stratégie de FOCH pendant la Première Guerre Mondiale, mais Etienne MANTOUX fait remarquer que CLAUSEWITZ lui-même recourt rarement aux exemples historiques antérieurs aux guerres du XVIIIe siècle, et que FOCH, dans ses enseignements "fit fonction d'amplificateur des thèmes les plus extrêmes de Clausewitz".

"Ainsi, poursuit MANTOUX, l'originalité de Foch réside moins dans l'expression de nouveaux principes de stratégie ue dans l'intérêt particulier apporté à quelques notions très simples qui sont restées le symbole de son enseignement. Elles reflètent la dualité de son propre tempérament : l'élément intellectuel et la philosophie de la raison, l'élément spirituel et l'exaltation de la volonté. Il est vrai qu'elles ressemblent souvent un peu à des platitudes ; mais quiconque s'intéresse à l'étude de la pensée militaire doit avouer que les grands principes de la stratégie sont faits de peu d'autres choses.

Foch commence son propre livre en affirmant que dans la guerre il existe des principes de valeur permanente ; mais il s'empresse d'ajouter qu'il fait les préciser en les appliquant à des cas particuliers (...). Depuis (la lecture des oeuvres de Foch) on a répété ad nauseam cette maxime ("Au diable l'histoire et ses principes!", il s'agit avant tout du champ de bataille...) ; il est vrai néanmoins, qu'elle restera l'expression du paradoxe fauchien : un mélange de généralisations métaphysiques abstraites, presque abstruses, avec un bon sens réduit à son principe le plus élémentaire, et une indépendance par rapport aux solutions toutes faites." (ce qui est sans doute une des raisons pour lesquelles ses ouvrages sont aujourd'hui peu lus...).

"L'importance, poursuit-il encore, qu'attachait Foch à (la) nécessité d'une réflexion permanente ainsi que d'une improvisation et d'une adaptation constantes au coeur de l'action trouve son expression dans sa critique de la campagne allemande de 1870. L'une des maximes préférées de Napoléon, et que Foch citait fréquemment, dit : "La guerre est un art simple et tout d'exécution." Foch ne minimisait pas la valeur d'une préparation minutieuse : l'issue finale d'une guerre peut dépendre de la manière dont la première bataille a été engagée. Mais il jugeait impossible d'élaborer avec certitude un plan pour les opérations qui suivraient la première bataille. (...) Bien que Moltke reconnût lui-même qu'il était impossible de s'en tenir à un plan préétabli, la faiblesse de sa campagne de 1870, observait Foch, résidait dans l'immobilisme du haut commandement, lorsque le plan d'opérations fut laissé à l'initiative des généraux. (...) Si (les adversaires) n'agissaient pas comme prévu, le plan s'effondrerait, à moins que le commandant en chef ne fût toujours présent, prêt à adapter ses décisions aux conditions fluctuantes. Mais la conduite des opérations par le haut commandement fut lointaine, aveugle et dans l'irréel...Ce n'est pas d'une combinaison nettement conçue par lui (Moltke), fidèlement exécutée par les troupes que sort le succès... mais les troupes font encore la victoire où et quand il (le chef d'état-major) ne la projetait pas". L'armée française, soutenait Foch (...) ne fut pas vaincue par une stratégie irréprochable, mais parce que le haut commandement français, par son incompétence, fut incapable d'exploiter les erreurs de ses adversaires dont la plus grave fut la rigidité de leur plan d'opérations et l'absence d'une direction permanente de la part du haut commandement. Une critique rétrospective d'opérations militaires est ouverte à toutes les faiblesses propres à l'histoire hypothétique fondée sur la fameuse supposition "si seulement". Mais la remarque de Foche est digne d'intérêt parce qu'aujourd'hui on admet en général que l'une des causes de la défaite allemande de la Marne en 1914 fut précisément cette indifférence du haut commandement. (...)."

Etienne MANTOUX pointe ses principes généraux, avant de voir comment il applique ou ne les applique pas :

- le caractère absolu de la guerre, qui ne l'empêche pas d'ignorer la nécessité d'une mobilisation économique totale ou l'importance des opérations navales. Ce caractère absolu se manifeste par un retour à la "barbarie" de la guerre napoléonienne, poussée à l'extrême par les progrès techniques. On peut donner une structure formelle à ce principe en dominant principe de l'économie des forces, principe de la liberté d'action (notamment vis-à-vis de l'autorité politique), principe de la libre disposition des forces, principe de la sûreté...

Foch, contrairement à des idées répandues (par Jules ROMAINS, dans son roman Verdun par exemple) , ne néglige pas l'effet destructif des armes modernes. Il conçoit même le rôle important du tir d'artillerie dans la préparation de l'attaque, étudiant une disposition des troupes permettant d'exploiter au mois la puissance de feu. 

- l'insistance sur l'aspect strictement militaire de la guerre. Il accorde à la bataille dans la guerre une importance primordiale et ne fait qu'amplifier la recherche, dans le modèle occidental de la guerre, de la bataille décisive. Il faut concentrer toutes les forces dans cette bataille décisive. 

- il n'y a pas de distincte pour lui entre le principe de la liberté d'action et le principe de la libre disposition des forces.

- l'importance de l'avant-garde qui garantit une grande partie de la sûreté (mission de renseignement, préparation de l'entrée en scène de l'ensemble de l'armée, fixation de l'adversaire que l'on veut attaquer), veut préserver d'un effet de surprise de la part de l'ennemi.

- dans sa théorie du combat, il ne préconise pas l'action offensive en toutes circonstances, et du coup on ne peut lui attribuer la doctrine française de l'offensive à outrance

- il est vrai que dans ses premières conférences, la victoire dépend pas de la simple accumulation d'éléments matériels, les facteurs moraux étant primordiaux des deux côtés. En cela, même si dans ses ouvrages, sa position prend beaucoup plus en considérations ces aspects techniques, catholique très fervent, FOCH est marqué âr la philosophie de la guerre grandiose et terrible de Joseph de MAISTRE, ennemi aussi acharné des idées révolutionnaires républicaines qu'Edmond BURKE. La victoire est affaire de volonté. Et sans doute les officiers furent-ils plus influencés par ces perception de la guerre par ces conférences que par les principes de guerre (bien plus équilibrés) de ses ouvrages...

     Pendant la guerre de 1914-1918, FOCH applique-t-il ses propres principes? "Historiens et critiques militaires, écrit Etienne MANTOUX, se sont longtemps préoccupés de savoir s'il avait remporté ses victoires grâce à ses principes ou malgré eux. L'influence des enseignements de Foch à l'Ecole de guerre se fit sans doute sentir dans l'élaboration du plan de campagne français, dans lequel la doctrine de l'offensive s'affirma totalement en 1913. Le colonel de Grandmaison, chef des "Jeunes Turcs" qui réussirent à faire adopter le plan, avait été l'élève de Foch. Mais celui-ci n'eut aucun part directe aux plans de guerre et on peut dire qu'on attacha une importance insuffisante à sa doctrine de la sûreté qui, juste avant le début de la guerre, aurait paru sous-entendre "un manque de foi dans l'irrésistible élan du soldat français" (Liddell Hart). En tout cas, le plan d'offensive, tel qu'il fut élaboré, aboutit aux carnages de Morhange, Arlon et Charleroi. La foi de Foch en la guerre de manoeuvres céda devant les conditions nouvelles de la guerre de tranchées. Après la Marne, lorsqu'on l'envoya dans le Nord pour effectuer la coordination des armées française, anglaise et belge, il écrit à Tardieu que ("cet éternel alignement - face à face dans les tranchées - commence à me fatiguer"). La belle manoeuvre qu'il avait crue la forme supérieure de la guerre devait de plus en plus céder la place à la bataille de lignes." Dans ces circonstances, il s'agit surtout de "tenir" les positions. Le fait qu'on lui confie le commandement suprême, surtout à partir de mars 1918, confirme son principe de la liberté d'action et de la libre disposition des forces. "Il savait qu'une fois les Américains arrivés, il n'aurait plus qu'à tenir assez longtemps et qu'il regagnerait son pouvoir d'offensive. Mais ils n'étaient pas encore arrivés. L'armée française subit un autre contre-coup aux Chemins des Dames le 27 mai. Elle fut totalement surprise ; une percée fut ouverte et les armées allemandes, pour la première fous depuis 1914, se mirent à avancer à découvert, couvrant 20 km ou plus par jour. Le 30 mai, elles atteignaient la Marne. L'armée française s'était laissée surprendre ; elle n'allait pas recommencer. Lorsque le troisième coup fut porté le 15 juillet, Foch l'attendait avec toutes les réserves disponibles et, trois jours plus tard, il lançait sa première contre-offensive. Pour la première fois depuis le début de la guerre, l'invention tactique contribua au succès dans les deux phases de la bataille. Pendant la phase défensive, la manoeuvre effectuée par l'armée du général Gouraud laissa un vide entre l'étroite ligne de défense et la principale ligne de résistance, dans lequel les troupes allemandes allaient se précipiter sans le soutien de leur artillerie. Enfin, on assistait à une réelle "retraite stratégique" dans l'attente d'une offensive de l'ennemi. Mais il avait fallu de nombreux mois avant que Foch se persuade de son efficacité, convaincu qu'il était jusqu'alors de la nécessité de tenir chaque mètre de terrain. ce dispositif, tout simple qu'il fût, devint le trait permanent du système défensif de l'armée française jusqu'en 1940." Après cette contre-offensive, Foch ne laisse aucun répit aux forces allemandes : ce ne sont qu'offensives répétée partout. 

 

Ferdinand FOCH, Les Principes de la guerre. Conférences faites à l'École de guerre, Berger-Levraut, 1903 ; Des principes de la guerre, Economica, 2007 ; La conduite de la guerre, Berger-Levraut (1905) ; Mémoires pour servir à l'histoire de la guerre de 1914-1918, Plon, 1931 (disponible sur www.gallica.fr). Extrait de Des principes de la guerre, chapitre III, aux éditions Berger Levrault, 1918, dans Anthologie mondiale de la stratégie, Sous la direction de Gérard CHALIAND, Robert Laffont, collection Bouquins, 1990.

Raymond ARON, Penser la guerre, Clausewitz, volume 2, 1976. Eugène CARRIAS, La pensée militaire française, 1960. Henri CONTAMINE, La Revanche, 1871-1914, 1957. B.H. LIDDEL HART, Foch, The Man of Orléans, Londres, 1931. S. POSSONY et E. MANTOUE, Du Picq et Foch : L'école française, dans Les Maitres de la stratégie,  Sous la direction d'Edward Mead EARLE, volume 1, Berger-Levrault, 1980. Jean-Christophe NOTIN, Foch, Perrin, 2008.

Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016. André DAUBARD, Foch, dans Encyclopedia Universalis, 2014. 

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22 novembre 2017 3 22 /11 /novembre /2017 11:18

   Le général Guillaume Auguste Balthazar Eugène Henri BONNAL est un stratégiste militaire français, qui tire des réflexions fécondes sur la défaite de l'armée française en 1871, côté stratégie militaire. Si on voit peu de trace de la guerre civile en France consécutive à cette défaite (Commune de Paris et d'autres villes), il fait partie de ces auteurs qui renouvellent la pensée stratégique en France dans le premier entre-deux-guerres, renouvellement qui se caractérise par le développement des organismes d'éducation et d'enseignement militaires. Il est écarté brutalement du commandement de l'Ecole supérieure de Guerre par décision présidentielle. Très bon connaisseur du cheval, il synthétise ses réflexions dans son ouvrage Equitation de 1890.    

Une pensée et une carrière brillantes.

     Fils d'officier, entré à Saint-Cyr en 1893, combattant de la guerre de 1870, puis de l'Annam (1885), il organise l'Ecole de gymnastique de Joinville-le-Pont (1879-1884), avant d'être nommé professeur d'histoire militaire, de stratégie et de tactique générale à l'Ecole supérieure de Guerre. Il y enseigne de 1887 à 1896. sa carrière militaire s'arrête en 1902 pour des raisons dont la politique n'est pas absente. Par son enseignement et ses diverses publications, il contribue à répandre dans le public français l'intérêt pour les problèmes militaires et exerce une influence sur les jeunes officiers qu'il invite à l'étude. On lui doit l'introduction du Kriegspiel à l'Ecole supérieure de Guerre (1889) comme il inspire la création de l'Ecole de Guerre navale. Bien que ses conceptions fortement teintées d'intellectualisme aient été abandonnées par la suite, Henri BONNAL marque à l'Ecole supérieure de Guerre le réveil de la pensée militaire française. (CORVISIER)

   Après la défaite contre l'Allemagne dans la guerre de 1870-1871, les militaires français réfléchissent sur les causes de la débâcle, à la manière des Prussiens après la défaite d'Iéna. Comme ces derniers, ils se tournent d'abord vers les vainqueurs en cherchent à comprendre les fondements de leur stratégie. Ainsi MOLTKE, CLAUSEWITZ et SCHARNHOST font-ils l'objet d'études en France durant le premier entre-deux-guerres (1871-1914). Mais à travers eux, les militaires français retrouvent surtout la stratégie napoléonienne. Le général Fenri BONNAL qui exerce à l'Ecole supérieure de guerre, où il enseigne l'histoire militaire et la stratégie, est l'une des figures militaires les plus emblématiques de cette période en France.

Alors que la nation tout entière s'interroge sur les causes de la défaite, à commencer par les intellectuels comme Hippolyte TAINE, auteur des Origines de la France contemporaine (1876-1896) et Ernst RENAN, auteur de la Réforme intellectuelle et morale (1871), l'Ecole supérieure de guerre est particulièrement active dans sa tentative de réformer les mentalités chez les officiers. Les militaires de haut rang réfléchissent, publient des articles dans les nouvelles revues spécialisées qui se créent et dirigent des études. Le général LEWAL, avec la Réforme de l'armée (1871), le général BERTHAUD, avec ses Principes de stratégie (1881), le colonel DERREGACAIX avec La guerre moderne (1885) et le colonel MAILLARD avec Eléments de la guerre (1891) tentent de repenser la guerre et le rôle de l'armée dans la nation, à l'image de leurs collègues d'outre-Rhin von der GOLTZ et von BERNHARDI.

Henri BONNARD s'intéresse à deux grands chefs de guerre du XIXe siècle, NAPOLÉON et MOLTKE - dont la mort en 1891 suscite un regain d'intérêt chez les historiens militaires -, chez qui il puise ses principes stratégiques. Comme CLAUSEWITZ, il perçoit l'importance de la défense stratégique, qu'il fait ressortir de son étude approfondie de la stratégie napoléonienne (L'art nouveau en tactique, 1904). BONNAL met aussi en lumière le rôle de l'avant-garde générale qui devançait la Grande Armée, lui fournissant de précieux renseignements sur la nature et l'état du terrain et la direction des mouvements de l'adversaire. Ces renseignements avaient permis à NAPOLÉON d'aborder la bataille dans les meilleures conditions. A partir de cette expérience, il établit une doctrine de guerre fondée en grande partie sur l'action des services d'exploitation et de sûreté dont la fonction est d'assurer la couverture et la protection des troupes.

Selon lui, les Allemands n'ont fait qu'imiter la stratégie de NAPOLÉON, assez pour battre les Français qui, eux, en avaient complètement oublié les principes élémentaires, mais sans en comprendre toute la portée. Malgré ce jugement critique à l'égard des Allemands, inférieurs selon lui à NAPOLÉON, il préconise des mesures visant à copier l'approche allemande, en particuliers dans le domaine de la préparation à la guerre. Ainsi, il encourage l'étude approfondie de cas historiques et organise des exercices de simulation. Son action à l'École supérieure de guerre aura un impact important sur les officiers qui fréquentent l'établissement et donc sur toute la classe militaire française. Ferdinand FOCH, qui subit cette influence et s'inspire, comme BONNAL, de la stratégie napoléonienne et des théories militaires allemandes pour établir ses principes généraux de la guerre, deviendra le théoricien militaire français le plus en vue de cette période charnière. La France d'avant-guerre produira aussi de très bons spécialistes d'histoire militaire, comme Jean COLIN.

Toutefois, l'époque qui sépare les deux guerres est une période de mutations profondes dans le domaine de la guerre dont la plupart des observateurs d'alors ne mesurent guère l'étendue. Chez les Français, ce seront finalement les vétérans des guerres coloniales, guerres d'un type très particulier, qui feront preuve de la plus grande originalité dans le domaine stratégique. Bon nombre d'entre eux joueront d'ailleurs un rôle essentiel lors de la Grande Guerre. (BLIN et CHALIAND).

Il ne faut pas entendre par là que ce rôle est positif, et les événements de la guerre démontreront une incompétence crasse dans la conduite des opérations militaires. Sans doute si ces vétérans n'avaient pas "noyauté" tout l'état-major, les événements auraient été tout autre. 

 

La stratégie en tant que science à la Belle-Époque.     

        Dans un environnement pauvre en matière de réflexions militaires, Henri BONNAL, ainsi que beaucoup d'autres, interviennent pour revitaliser l'éducation et l'enseignement militaires. Ils le font à une époque où la pensée stratégique a tendance à se nationaliser, en se répartissant souvent d'une réflexion sur les principes stratégiques premiers et en se focalisant sur l'organisation, la tactique, les matériels... nationaux. Cela dans une ambiance chauvine que l'on a peine à imaginer aujourd'hui. C'est aussi l'époque de l'institutionalisation des enseignements militaires officiels, avec la création ou le renforcement des Ecoles de Guerre en Europe. 

Après 1870, la réflexion stratégique change de dimensions, à tous points de vue. Elle se généralise et s'institutionnalise. Alors qu'auparavant, elle ne concernait qu'une infime minorité d'officiers, sauf en Allemagne, et qu'elle restait étrangère à la très grande majorité, elle devient désormais un élément essentiel de la formation des officiers supérieurs, qui doivent se pénétrer de la doctrine en vigueur. Les écoles de guerre et les bibliothèques régimentaires se répandent dans tous les pays, favorisant la diffusion de la pensée et l'émergence d'un public. Les publications se multiplient, aussi bien les livres que les revues. Alors que ces dernières ne traitaient guère jusqu'alors que d'administration ou d'histoire, elles s'ouvrent dorénavant à la géographie militaire, à la tactique, lentement à la stratégie. 

La caractéristique principale de cette littérature est de délaisser la dimension supérieure, appelée aujourd'hui politico-stratégique, pour se tourner d'abord vers les aspects tactiques, notamment d'usage des nouveaux armements, tant dans l'armée de terre et la marine. Il se produit de manière concomitante un désintérêt pour les questions politiques, et surtout de politiques immédiates. Hormis l'épisode de l'affaire Dreyfus, l'armée n'est que peu touchée par ce qui se passe dans la société française. 

Une des raisons spécifiques de l'orientation vers la tactique et la technique est que le niveau de formation des officiers est tellement bas à la fin du Second Empire que l'Ecole supérieure de guerre, lors de sa création, doit délaisser les études stratégiques pour développer une doctrine tactique. La littérature surabondante produite est dans l'ensemble très technique, souvent très aride, et a rebuté les commentateurs qui, au vu des résultats de 1914, ont prononcé une condamnation jugée aujourd'hui sommaire (par l'institution militaire). Des auteurs comme le colonel ECHEVARRIA qui ont étudié récemment ce corpus, parviennent à une conclusion très différente : le problème auquel devaient faire face les théoriciens militaires allemands comme français était immense, du fait des transformations techniques et sociales accélérées, et ils y on souvent correctement répondu (encore l'avis de l'institution militaire), percevant les progrès du feu, prônant le lien entre le feu et le mouvement, les attaques en ordre dispersé à la place des anciennes formations compactes... Les pertes de 1914 sont moins le résultat de règlements défectueux que de leur insuffisante application par des exécutants pressés d'en venir à l'épreuve suprême (Antonio J. ECHEVARRIA II, After Clausewitz, German Military Thinkers befoire the Great War, Lawrence University Press of Kansas, 2000).

La redécouverte de la stratégie ne se fait qu'à la toute fin de l'après-guerre, avec en France, après le premier essai du général BERTHAUT (Principes de la stratégie, 1881), le livre du méconnu lieutenant-colonel Antoine GROUARD (Stratégie : objet, enseignement, tactique, 1895) et celui, très célèbre, du général Ferdinand FOCH (Des principes de la guerre, 1903 ; La conduite de la guerre, 1904). (Hervé COUTEAU-BÉGARIE)

Henri BONNAL, L'Esprit de la guerre moderne. La Manoeuvre de Vilna, étude sommaire sur la stratégie de Napoléon et sa psychologie militaire de janvier 1811 à juillet 1812, R. Chapelot, 1905, Disponible sur Gallica, bnf.fr ; La manoeuvre de Saint-Privat, 18 juillet 1870. Etude critique stratégique et tactique, e-book, Rakuten Kobo. Sont disponibles sur AbeBook.com plusieurs de ses ouvrages, la plupart édités à l'origine par Chapelot : notamment Infanterie, Méthodes de commandement, d'éducation et d'instruction de 1900, Questions militaires d'actualité. La première bataille. Le Service de deux ans. Du caractère chez les chefs. Discipline - Armée nationale - Cavalerie, etc. (1908), Sadowa (très traduit), Etude de stratégie et de tactique générale, de 1901. A noter surtout sur le même site, l'ouvrage de référence, de l'avis même de l'auteur : Froeschwiller - Récit commenté des événements militaires qui ont eu pour théâtre le Palatinat bavarois, la Basse Alsace et les Vosges moyennes du 15 juillet au 12 Août 1870, publié alors toujours aux éditions librairie militaire R. Chapelot et cie, en 1899.

Eugène CARRIAS, La pensée militaire française, 1960.

Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016. André CORVISIER, Dictionnaire d'art et d'histoire militaires, PUF, 1988. Hervé COUTEAU-BÉGARIE, Traité de stratégie, Economica/ISC, 2002.

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14 novembre 2017 2 14 /11 /novembre /2017 10:27

     La vie de Simon BOLIVAR se confond, pour l'essentiel, avec le combat qu'il mène pour l'émancipation des colonies américaines de l'Espagne. La séduction du personnage et l'éclat de son rôle historique expliquent la persistance, jusqu'è nos jours, d'un véritable mythe bolivien en Amérique du Sud. La Bolivie est nommée telle en référence à cet homme politique. De culture autoritaire, il ne faut pas donner à Simon BOLIVAR une dimension sociale qu'il n'a pas. Si l'on regarde la composition des armées, on serait même tenté de voir dans son entreprise la tentative de constitution d'un Empire sans préoccupations sociales. Il agit essentiellement en s'appuyant sur des vétérans des guerres napoléoniennes.

Durant ses brefs mandats politiques, il laisse des instructions de réforme des Universités, qu'il amorce sans pouvoir les poursuivre. Et aussi, c'est essentiel, des idées de Constitutions. Tenant d'un libéralisme face à l'économie dirigiste et monopolistique de la métropole espagnole, son combat politique peut être interprété comme un archétype de lutte contre toute influence étrangère, mais son anti-impérialisme se limite à une opposition contre l'Espagne, ce qui peut laisser à penser qu'il a un projet bel et bien impérial. Sur le plan des institutions, il préfère s'inspirer de la Constitution britannique...

     Né à Caracas d'une riche famille créole, il fait partie d'une aristocratie souvent cultivée, sensible aux idées nouvelles venues de France, d'Angleterre et des Etats-Unis, qui supporte mal le despotisme, synonyme d'impôts et de commerce hors de leur maitrise, même éclairé, de l'administration espagnole et prétend jouer un rôle plus important dans la gestion des affaires. 

    Heureux en stratégie militaire, il l'est moins dans ses efforts pour organiser politiquement l'Amérique libérée. Alors qu'en 1825, il est président des trois républiques de Grande-Colombie, du Pérou et de Bolivie (nom nouveau du haut-Pérou), il n'a que son prestige personnel comme atout. La dispersion et l'hétérogénéité sociale des pays libérés, la difficulté d'imposer une conception politique d'une république césarienne (Constitution bolivienne de 1826) celle de confédérer durablement les trois Etats, ont raison de ce grand projet. Grand projet d'une alliance continentale qui échoue dès le Congrès de Panama (1826). La dictature conservatrice qu'il veut imposer rencontre trop d'oppositions et il ne réussit même pas à empêcher la désintégration de la Grande-Colombie en trois républiques souveraines en 1829-1830), Venezuela, Équateur et Colombie. (Jean-Pierre BERTHE)

 

   Homme politique de tout premier plan, Simon BOLIVAR est aussi un stratège militaire particulièrement doué. Envoyé par sa famille en Europe à l'âge de seize ans, il voyage, lit beaucoup  MONTESQUIEU, LOCKE, VOLTAIRE et ROUSSEAU, rencontre un certain nombre de personnalités politiques et intellectuelles, et se passionne pour la figure de NAPOLÉON, dont il admire le génie guerrier et l'autoritarisme. C'est d'ailleurs par l'effet des campagnes napoléoniennes (en Espagne) que le mouvement d'indépendance en Amérique Latine prend naissance. Avec MIRANDA, BOLIVAR déclare l'indépendance du Vénézuela le 5 juillet 1811 et, après l'emprisonnement de son compagnon en Espace, prend la tête des opérations militaires. Il se rend à Carthage des Indes, en nouvelle-Grenade (Colombie), où il écrit son célèbre Manifeste de Carthage. Après six batailles d'une violence extrême, BOLIVAR prend le contrôle du Venezuela et pénètre victorieux dans Caracas LE 6 Août 1813. Ce triomphe est de courte durée. Les espagnols s'organisent et rassemblent leur armée de llaneros (Indiens des plaines), dont les troupes d'anciens vachers reconvertis en cavaliers sont redoutables. Emmenés par BOVES, ils reprennent Caracas tandis que BOLIVAR fuit en exil où il rédige la Lettre de la Jamaïque (6 septembre 1815), dans laquelle il dévoile sa vision grandiose de l'avenir de l'Amérique latine.

Avec l'appui de Haïti, BOLIVAR réorganise son armée. En 1819, après plusieurs tentatives avortées, il prépare un plan, très audacieux, d'invasion de la Nouvelle-Grenade. Fort de 2 500 hommes, dont de nombreux vétérans anglais et irlandais des guerres napoléoniennes, en pleine saison des pluies, ses troupes avancent péniblement sur un terrain difficile avant de traverser les Andes en un passage jugé infranchissable. Les pertes sont importantes mais l'effet de surprise l'est encore plus : BOLIVAR affronte son adversaire, le général espagnol BARREIRO, sur son flanc gauche, avant de lancer un offensive frontale. C'est le choc de la bataille de Boyaca, le 7 août, dont BOLIVAR sort vainqueur. Trois jours plus tard, il pénètre dans Bogota. Il reprend ensuite le Venezuela, puis, avec SUCRE, l'Equateur et le Pérou à la bataille d'Ayacucho (1824). En avril 1825, les derniers opposants au mouvement d'indépendance sont défaits par SUCRE dans le nord du Pérou. L'Amérique espagnole est libérée, mais m'union des Etats souverains qui avaient constitué, grâce à BOLIVAR, la Grande Colombie est minée par les dissensions. BOLIVAR n'est bientôt plus que le président de la seule Colombie (1828). Deux années plus tar, il démissionne et choisit l'exil (1830). (BLIN et CHALIAND)

   Plus que pour d'autres auteurs stratèges, ce rappel est rendu obligatoire par le peu de connaissances de faits peu connus dans le monde francophone, mais archi-connus dans la sphère linguistique espagnole ou portugaise. On a peine à imaginer l'ambiance intellectuelle en Amérique Latine devant l'effervescence européenne qui met à bas l'Espagne. Les parallèles ne manquent pas dans la marche vers l'Indépendance entre l'indépendance des Etats-Unis envers l'Angleterre et l'indépendance de l'Amérique Latine, pensée aussi sur le modèle de la grande puissance du Nord, envers l'Espagne et plus loin envers le Portugal.

   Militairement, les guerres menées par BOLIVAR n'impliquent pas d'effectifs élevés et l'armée expéditionnaire espagnole ne dépasse jamais le dixième des armées royalistes. BOLIVAR, bien que "chanceux" sur le terrain, n'est pas un militaire professionnel, au sens où on l'entend aujourd'hui, et encore moins un expert de la stratégie. Sa formation militaire est basique et son instruction théorique ne va pas plus loin qu'au-delà des bases de la discipline et de la hiérarchie. Il possède néanmoins plus de connaissances de stratégie militaire que sa formation ne lui apporte. Il emploi les fondamentaux de Planification et Stratégie pour élaborer ses opérations et, à l'occasion d'actions particulières, il démontre ses connaissances des classiques de l'art de la guerre, appliquant des tactiques telles l'ordre oblique de FRÉDÉRIC II de Prusse. Il s'inspire également des formations romaines décrites par TITE LIVE, et met en pratique certains principes militaires de MACHIAVEL. BOLIVAR est constamment conscient de l'économie des forces ainsi que de la nécessité d'analyse du terrain et de l'adversaire et considère la logistique comme fondamental. Dans la littérature militaire, il est avéré que BOLIVAR a lu les histoires de POLYBE, de La Guerre des Gaules de CÉSAR. Suffisamment d'indices laissent à penser de plus qu'il s'est beaucoup inspiré des textes de MAURICE DE SAXE et du COMTE DE GUIBERT. Cependant, il apparait qu'il ne prit connaissance des oeuvres de MONTECULLI qu'en 1824, et des études à propos des stratégies de NAPOLÉON qu'après ses campagnes militaires. 

Simon BOLIVAR, Pages choisies, Paris, 1966 ; La lettre de la Jamaïque est disponible sur wikipedia en espagnol (wikisource). 

J.L. Salcedo BASTARDO, Vision y Revision de Bolivar, Caracas, 1957. G. SAURAT, Simon Bolivar, le libertador, nouvelles éditions Grasset, 1990. Salvador DE MADARIAGA, Bolivar, Mexico, 1951 ; Bolivar, Coral Gables, 1967. V. A. BELAUNDE, Bolivar and the Political Thought of the Spanish American Revolution, Baltimore, 1938. John LYNCH, Simon Bolivar : A life, New Haven, 2006. Pierre VAYSSIÈRE, Simon Bolivar : le rêve américain, Biographie Payot, 2008. Clément THIBAUD, Républiques en armes, Les armées de Bolivar dans les guerres d'indépendance du Venezuela et de la Colombie, Presses Universitaires de Rennes, 2006. Cahier Bolivar, sous la direction de Laurence TACOU, L'Herne, 1986.

Jean-Pierre BERTHE, Simon Bolivar, dans Encyclopedia Universalis, 2014. Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016. 

 

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9 novembre 2017 4 09 /11 /novembre /2017 17:38

      Le comte Alfred von SCHLIEFFEN, descendant d'une famille noble qui a donné à la monarchie nombre de remarquables fonctionnaire et officiers, est l'exemple type de grand homme de guerre prussien, qui porte le modèle impérial de la Prusse, puis de l'Allemagne au premier rang en Europe et dans certaines autres contrées du monde. Se gardant de se mêler de politique, sauf pour protéger l'autonomie du monde militaire notamment en cas de guerre, toute sa vie et toute sa pensée sont consacrées aux problèmes militaires. En service de 1854 à 1906, il participe à la guerre franco-prussienne de 1870 et est le concepteur du plan de mobilisation allemand en partie appliqué en 1914.

   

      Alfred von SCHLIEFFEN est le grand stratège de l'armée allemande après la mort de MOLTKE (1890) dont il est le digne successeur à la tête de l'état-major. Son influence est considérable tant sur les hommes que sur les événements de la Première Guerre Mondiale. Il forme toute une flopée de généraux, HINDENBURG, ARMIN, LUDENDORFF, STEIN, SEECKT, LITZMANN entre autres et rédige entre 1899 et 1905 le plan d'invasion de la France (plan Schlieffen). Bien qu'il ne se soit jamais illustré sur le champ de bataille comme MOLTKE et bien que son plan d'invasion, qui est mis ensuite en application par le second MOLTKE (neveu du premier), se soit soldé par un échec, SCHLIEFFEN devient le héros de toute une génération d'officiers allemands, comme SEECKT et BECK,qui reprennent certains de ses principes après la Grande Guerre.

Alors qu'il est étudiant en droit lorsqu'il s'engage pour un an dans l'armée en 1853, il décide de rester militaire et entre à l'académie de guerre en 1858. Il est ensuite affecté aux services topographiques de l'armée en 1863. A l'état-major de l'armée allemande à partir de 1865, il participe à la campagne de Bohême l'année suivante et prend par à la bataille de Sadowa. Pendant la guerre franco-prussienne, il est présent au combat de Noiseville, aux sièges de Toul, Soissons et Paris, lors de plusieurs batailles. Général de brigade en 1884, de division en 1888 et sous-chef d'état-major en 1889, SCHLIEFFEN y poursuit avec vigueur l'action de MOLTKE. Il développe encore plus l'infrastructure de l'armée, en particulier son état-major et la formation de ses officiers. Blessé au cours d'une de ses séances quotidiennes d'équitation, il doit prendre sa retraite en 1906 mais profite de son nouvel emploi du temps pour rédiger de nombreux ouvrages militaires. Où il s'intéresse aux grands capitaines, HANNIBAL et FRÉDÉRIC. Il fait publier des études diverses sur la stratégie contemporaine : Le Général en chef, La Guerre moderne et Les Armées de millions d'hommes. A l'instar des grands théoriciens allemands, il consacre aussi son temps à l'étude des campagnes napoléoniennes.

Sa pensée est imprégnée des principes élaborés par ses prédécesseurs : il se méfie de tous les systèmes et adopte une approche pragmatique de la guerre où théorie et pratique ont pour but de définir ensemble l'action à entreprendre. Chaque cas est particulier et nécessite sa propre solution qu'il revient aux chefs d'établir en toute liberté. Tout comme MOLTKE, SCHLIEFFEN voudrait que le chef militaire soit entièrement libre de ses mouvements une fois la guerre déclarée. Il réussit à élaborer différents plans d'opérations, adaptés selon lui aux circonstances du moment, et il parvient à donner aux chefs d'état-major un pouvoir plus grand qu'auparavant. Cela veut dire que dans l'équilibre des pouvoirs entre la monarchie (politique) et les nobles militaires, la noblesse en tant que caste exerce un pouvoir sur la société dès le temps de paix, notamment par l'intermédiaire de son emprise sur une partie du système industriel, sur une partie du commerce, mais aussi sur une partie du système éducatif, prolongeant par là un modèle autoritaire et hiérarchique qui imprègne les coeurs et les esprits. 

SCHLIEFFEN met en pratique les principes définis par MOLTKE ; ce dernier les avait établis d'après la lecture de CLAUSEWITZ qui lui-même avait construit son oeuvre sur des bases formulées à l'origine par SCHARNHORST. Il marque donc en quelque sorte le point culminant d'une tradition, née au lendemain de la défaite prussienne à Iéna (1806) face aux Français. Cette tradition provient aussi auparavant d'une longue lignée de princes et de stratèges, celle qui avec la dynastie des Hohenzollern a fait émerger la Prusse en tant qu'Empire appelé à de grandes destinées.

Prônant l'offensive à outrance, SCHLIEFFEN tente de dégager la stratégie militaire de l'emprise de la politique et de réduire au minimum le rôle du hasard, de l'imprévu et de la "friction" dans la guerre. C'est ainsi qu'il élabore le plan d'invasion de la France qui porte son nom : travail de longue haleine, entamé dès 1889 et terminé seulement en 1905, après de nombreux changements. A l'origine, ce plan est inspiré par la tactique d'HANNIBAL lors de la bataille de Cannes (216 av JC). Persuadé que les guerres futures seront de courte durée et estimant que tous les efforts doivent être concentrés contre l'adversaire le plus dangereux, SCHLIEFFEN prend la France pour cible principale. Il préconise une stratégie offensive mettant en lumière le mouvement, l'emploi des masses, la concentration, l'économie des forces, la vitesse, et dont l'objectif est l'anéantissement total des forces adverses. En tablant sur la lenteur de la mobilisation russe, SCHLIEFFEN vise à détruire les forces françaises par un mouvement circulaire, l'aile occidentale violant la neutralité belge. Le plan prévoit de prendre celles-ci en tenaille de façon à s'emparer des flancs et des arrières de l'armée adverse pour l'envelopper complètement ; de garder l'initiative en étant le premier à attaquer et, avec la concentration des troupes sur les flancs de l'ennemi, de le déstabiliser, tout en réduisant de façon dramatique sa marge de manoeuvre. La conduite des opérations repose donc sur un plan d'attaque détaillé où les différentes phases de l'action doivent se succéder sans trop d'encombre jusqu'à la bataille décisive. Tout retard dans les manoeuvres éloigne le plan de l'objectif. Pour réduire les obstacles potentiels et pour coordonner le mouvement de son armée de masse, SCHLIEFFEN compte sur les nouvelles données technologiques, notamment celles qui concernent les communications et les transports. Avec cette doctrine, il franchit une nouvelle étape vers la guerre d'anéantissement, non sans avoir réduit en un dogme tactique ce qui a été défini au départ comme un principe de stratégie, et oubliant au passage - et ses continuateurs encore plus que lui - la relation entre fin et moyen qui a été élaborée par CLAUSEWITZ, son maitre à penser. Le Plan Schlieffen, dans sa version finale, est excessivement rigide, élevant au rang de loi l'offensive à outrance et la manoeuvre par enveloppement, et ceci au mépris des réflexions pourtant étendues de l'auteur de De la Guerre, sur les vertus de la défense offensive. En même temps, il manifeste une certaine arrogance de la part de son auteur - mais cela est un trait de caractère très bien partagé par les membres de sa caste - trop confiant dans son génie personnel pour anticiper avec succès la nature du conflit qui se prépare. Le second MOLTKE, qui mit ce plan en application en 1914, fut considéré comme le grand responsable de l'échec allemand, alors que SCHLIEFFEN était élevé au rang de héros par les officiers qui sortirent vaincus de la guerre. (BLIN et CHALIAND)

 

      Hajo HOLBORN, tout en saluant les capacités organisationnelles et stratégiques de SCHLIEFFEN, pointe un certain nombre d'éléments, après avoir fortement détaillé le contenu du Plan Schlieffen, qui sont autant de faiblesses, en fin de compte, du modèle militaire allemand, à la veille de la Première Guerre mondiale. 

"Schlieffen, en tant que grand conseiller militaire de la couronne, aurait dû élever la voix face aux dangers que représentait la politique de Guillaume pour la sécurité allemande. Le programme naval de ce dernier et de Tirpitz poussait la Grande-Bretagne dans le camp rival, et Schlieffen n'en avertit pas le gouvernement quoiqu'il dût impossible, compte tenu de l'état des armements et des plans de guerre allemands, de négliger le caractère menaçant de la situation internationale. Le plan Schlieffen (...) se fondait sur la prévision que la défaite complète de la France inciterait la Grande-Bretagne à faire la paix. Mais ce n'était guère plus qu'un espoir car le grand état-major allemand n'envisagea jamais une invasion de l'Angleterre. En supposant que la guerre germano-russe se soit poursuivie après une défaite de la France, la Grande-Bretagne aurait pu du moins paralyser le commerce et l'industrie allemands et forcer ainsi cette transformations totale du système économique et social allemand que Schlieffen redoutait tellement. Il est encore plus surprenant que Schlieffen ne se soit pas soucier du rôle de la marine allemande dans un programme de défense nationale. Elle n'avait aucune place dans le type de guerre  qu'il avait prévu et la constitution d'une marine de cette envergure représentait donc un gaspillage d'argent et d'hommes. L'armée en eut constamment conscience car elle fut incapable de procurer suffisamment de fonds et de futurs officiers pour la formation des nouvelles divisions nécessaires à l'exécution du plan Schlieffen. Ce dernier ne s'en plaignait pourtant pas, ni ne sembla préoccupé par les aspects internationaux d'un programme naval dont la conséquence ultime serait d'amener l'armée britannique sur le continent. Il s'intéressait encore moins aux problèmes du système gouvernemental en place et notamment à la question de savoir si l'armée n'aurait pas besoin d'un contact plus étroit avec les nouvelles forces sociales pour s'assurer un maximum d'efficacité dans un état d'urgence national.

Sclieffen ne mit jamais en question autorité autocratique de Guillaume II. Même dans son propre domaine, il s'abstint d'insinuer que l'incapacité militaire évidente de l'empereur pourrait être catastrophique pour la monarchie prussienne. Guillaume II aimait remporter des victoires par des charges de cavalerie colossale qu'il conduisait lui-même, et les critiques qu'il lançait ensuite contre les actions de l'état-major trahissaient effectivement un manque de dextérité dans les affaires militaires. Ce comportement provoquait crainte et ressentiment chez les officiers que Schlieffen parait en déclarant que tout critique de l'empereur mènerait l'autorité monarchique sur laquelle reposait la force morale de l'armée prussienne. La nomination du neveu de Moltke au poste de chef d'état-major n'ébranla même pas sa foi aveugle en la monarchie, quoiqu'elle le poussât à déclarer, sous forme d'avertissement, que la gravité de la situation stratégique de l'Allemagne ne permettait aucune erreur militaire.

Sa foi aveugle en la monarchie l'empêcha de reconnaitre que les problèmes les plus graves de la guerre dépassent le domaine de la simple compétence militaire. Aucun général moderne ne peut espérer rivaliser avec Marlborough, le prince Eugène, Frédéric le Grand ou Napoléon en combinant le commandement politique et militaire. Les affaires politiques et militaires sont devenues trop complexes et leur maitrise nécessite une longue expérience professionnelle dans chaque spécialité. Pourtant, le fait que la guerre est un acte politique demeure. La plus haute forme de stratégie est le résultat d'un grand talent militaire éclairé par un jugement politique critique et constructif. Cette vérité, dont les fondateurs de l'école de stratégie prussienne avaient bien conscience, Schlieffen et ses élèves l'oublièrent. (...)."

 

Alfred SCHLIEFFEN, Gesammelte Schriften, 2 volumes, Berlin, 1910. Extrait La guerre actuelle, tiré de la Revue militaire générale, Paris, avril 1909, dans Anthologie mondiale de la stratégie, Sous la direction de Gérard CHALIAND, Robert Laffont, collection Bouquins, 1990.

Arden BUCHOLZ, Moltke, Schlieffen and German War Planning, New York, 1991. Eberhard KESSELL, Generalfeldmarschall Graf Alfred Schlieffen Briefe, Göttingen, 1958. Gerhard RITTER, The Sclieffen Plan : Critique of a Myth, Londres, 1958. 

Arnaud BLIN ET Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016. Hajo HOLBORN, Moltke et Sclieffen : l'école russo-germanique, dans Les maîtres de la stratégie, Sous la direction de Edward Meade EARLE, Bibliothèque Berger-Levralt, collection Stratégies, 1980. 

 

 

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