Pierre NAVILLE, dans l'histoire des idées du XXe siècle, se rattache au mouvement surréaliste et au développement de la sociologie du travail. Influencé par Philippe SOUPAULT (au point d'interrompre ses études), collaborateurs de plusieurs revues d'avant-garde, co-fondateur en 1924 du surréalisme, directeur avec Benjamin PÉRET de La Révolution surréaliste avant sa rupture avec celui-ci en 1926, il s'oriente vers le marxisme, version trotskiste (ce qui lui vaut l'expulsion du PCF en 1928). Pendant et après la seconde guerre mondiale débute sa deuxième période intellectuelle, celle des études sociologiques, d'abord sous un angle psychologique (Science du comportement, 1942), puis sociologique (Théorie de l'orientation professionnelle, 1945). L'ensemble de ses oeuvres, à part quelques éclairages sur les questions militaires ou de défense, tourne alors autour des causes, des fonctions et des conséquences de l'automation.
La période surréaliste
La période surréaliste est marquée par une activité déterminante, même si finalement ses options ne sont globalement pas retenues par le mouvement (opposé à André BRETON sur son orientation, ce dernier préférant dissocier la connaissance de l'action et se détachant, avant lui d'ailleurs, du mouvement communiste monopolisé alors par le Parti Communiste Français).
Dans cette période, il fait publier La Révolution et les intellectuels en 1926 (réédité chez Gallimard en 1974), alors que son activité rédactionnelle est surtout orientée vers les articles de l'Oeuf dur (fondé avec Philippe SOUPAULT, Francis GÉRARD (Gérard ROSENTHAL), Max JACOB, Louis ARAGON, Blaise CENDRARS et Mathias LÜBECK en 1922). où il y pratique l'écriture automatique alors élément essentiel du surréalisme littéraire (poèmes surtout, Les Reines de la main gauche). Son activité est concentrée ensuite dans la rédaction de La Révolution surréaliste, avec André BRETON (1924).
Dans La Révolution et les intellectuels, sa position sur la révolution, déjà distante de celle d'André BRETON dans le troisième numéro de La Révolution surréaliste en 1925, est marquée nettement par ses doutes sur les possibilités d'une seule révolution artistique, sur les possibilités qu'à le surréalisme de "changer la vie". L'idée de révolution doit prendre le pas sur l'idée surréaliste. Il ne peut y avoir de révolution, de plus, que dans la seule voie marxiste.
Du surréalisme, il conserve le projet d'une libération totale de l'individu et d'une certaine idéalisation du marxisme. Il s'oriente d'ailleurs plus vers les idées de TROTSKI auquel il consacre plus tard en 1962 son ouvrage Trotski vivant (Éditions Julliard). Cette sympathie, qui lui vaut son exclusion du PCF, reste sensible dans la suite de son oeuvre, même s'il ne la met pas en avant.
La période psychologie
Pendant la Seconde Guerre mondiale il aborde dans une optique anti-freudienne la psychologie. Avec Science du comportement (1942), il commence à étudier le travail humain. Et il participe aux recherches engagées sur ce thème à son entrée au CNRS en 1947. Il travaille avec Georges FRIEDMANN avec lequel il publie en 1961-1962 le Traité de sociologie du travail (Éditions Armand Colin). Il lie toujours questions psychologiques à questions socio-politiques, comme dans son ouvrage de 1948, Psychologie, marxisme, matérialisme.
Dans ce traité à deux voix différentes, voire divergentes, s'élabore la toute nouvelle discipline de sociologie du travail. Il pose un certain nombre de principes, mais surtout définit tout un programme de recherches.
Les deux sociologues développent des points de vue différents et même contradictoires sur un certain nombre d'objets liés au travail et à son analyse. Les questions de la qualification, des activités tertiaires, de la machine, ou encore de l'aliénation furent autant de ces objets et autant d'épisodes d'un débat constant, bien que souvent implicite.
Ces divergences, si on suit bien Pierre TRIPIER, dépassent la simple question de personnes. "Elles ont profondément marqué les travaux de la discipline et sans aucune doute les marquent-elles encore (l'auteur cite Pierre ROLLE, Travail et salariat. Bilan de la sociologie du travail, tome 1, Presses Universitaires de Grenoble, 1988)".
Ces divergences vont jusqu'au programme de recherches. "Georges Friedmann voulait très clairement construire une nouvelle discipline. Pour lui, le travail était devenu un phénomène social de première importance à l'instar de phénomènes tels que la famille ou la religion. Il exigeait donc des analyses spécifiques que les premiers sociologues n'avaient, de fait, pas réalisées. Autre point : il existait des analyses sur le travail, mais elles étaient menées souvent de façon isolée et parfois limitée. La nouvelle discipline devait donc regrouper ces travaux, en ouvrir d'autres, et donner ainsi les moyens d'une accumulation et une démarche réellement scientifique. Le Traité était donc pour Georges Friedmann un acte fondateur. La définition qu'il donne de l'objet de la sociologie du travail est révélateur d'un souci de consensus qu'il juge nécessaire à son institutionnalisation : l'étude, sous ses divers aspects, de toutes les collectivités qui se constituent à l'occasion du travail.
Le projet de Pierre NAVILLE est tout autre. Il ne s'agit pas de fonder une discipline, mais de poser des questions, de débattre, à partir du travail, sur l'évolution des sociétés. S'il accepte l'idée d'une domaine spécifique de la sociologie réservé au travail, ce ne peut être que provisoirement, le temps de convaincre les sceptiques de la place du travail dans les structures fonctionnelles des sociétés. car il est leur élément ordonnateurs essentiel et la source de toute vie sociale. Le travail est donc au coeur des logiques de production et de reproduction des sociétés comme enjeu fondamental de rapports sociaux. Comprendre le travail, c'est comprendre le système de relations sociales dont il est l'enjeu, soit un objet éminemment sociologique. Pierre Naville préfère d'ailleurs l'expression "travail étudié par la sociologie" à celle de "sociologie du travail". Enfermer le travail dans un champ spécifique, c'est faire l'hypothèse qu'on y tient également ses éléments explicatifs. C'est, pour Naville, prendre le risque de ne jamais le comprendre.
Ces deux options ont chacune produit leur chemin de recherche. Georges Friedmann a privilégié les études empiriques décrivant les réalités du travail et dénonçant la dégradation du travail standardisé. Assez tôt, ses observations ont pris sens dans le cadre de l'émergence d'une civilisation technicienne généralisée dans laquelle les machines sont centrales et où il faut tenter de réaliser l'épanouissement des individus. C'est-à-dire, leur conserver une autonomie et une créativité. Les sciences humaines doivent participer de ce combat. Pierre Naville de son côté a également dirigé des études empiriques dont la plus connue sans doute porte sur l'automation. Mais il réalise un tout autre travail théorique. Notamment une réflexion méthodologique sur laquelle il ouvre sa première contribution au Traité. car, l'homogénéité du travail que suppose l'expérience immédiate n'est qu'apparente. C'est un objet complexe dont l'analyse revient à articuler des espaces, des groupes, des institutions pour comprendre comment et dans quelles conditions les individus sont façonnés, mobilisés, partagés en groupes et rémunérés. Soit un exercice difficile que la sociologie n'est pas encore en état de réaliser. Pierre Naville y contribuera en tentant dune réflexion sur une sociologie des relations tout au long de son oeuvre.
La question de l'automation
Compte tenu de ces positions, l'apparition de l'automation dans les années cinquante avait tout lieu de susciter un débat exemplaire entre les deux sociologues. Pour Friedmann, elle est interrogée en rapport avec l'émancipation des travailleurs qui suppose leur autonomie et leur maitrise des produits et des outils. Certes, dit-il, les développement les plus sophistiqués de l'automation autoriseraient cette émancipation, l'homme dominant la machine qui remplace ses gestes. Mais la généralisation d'une telle automation n'est que pour demain, voire après demain. L'actualité du travail, c'est l'émiettement et la dégradation des savoirs. Seuls, les loisirs peuvent offrir des possibilités d'épanouissement. Il faut maintenir la lutte sur le terrain du travail, notamment par l'amélioration des conditions de son exercice, mais sans illusion. L'espoir réside hors de cet espace et la sociologie du travail doit s'y ouvrir.
Attaquant cette position, Pierre Naville qualifia Georges Friedmann de proudhonien. Il dénonçait ainsi, comme Marx l'avait fait en son temps envers Proudhon, le caractère an-historique des notions utilisées, notamment celle de machine. L'automation, pour Naville, n'est pas et ne sera jamais l'antithèse de la parcellisation des tâches, le recouvrement possible d'une maitrise perdue. C'est une forme historique de production qu'il faut reconnaitre et connaitre pour comprendre la société qui l'emploie. L'évolution technologique ne se fait pas toute chose étant égale par ailleurs. L'automation n'apparait que dans des sociétés qui disposent, par exemple, des capitaux suffisants, de personnels compétents ou de marchés protégés. Le travail et le système de relations dont il est l'enjeu y sont totalement différents qu'au XVIIIe siècle. Ils le sont d'autant plus que l'automation introduit une rupture entre opérations machiniques et opérations humaines qui n'ont plus de proportionnalité entre elles. Les différences et les hiérarchies qu'on observe dans le travail sont donc de moins en moins explicables par les données technologiques. Autrement dit, le travail est de plus en plus socialement produit. C'est ce qu'il faut comprendre, plutôt que la mesure de l'épanouissement humain. Du reste, pour Naville, cet épanouissement n'est nulle part concevable sans un système de salariat maintenu. Or, l'automation qui sépare davantage encore les travailleurs de leurs outils et de leurs produits remet en cause, de l'intérieur, ce régime et le porte à ses limites. Elle est, en ce sens, proprement révolutionnaire. Elle porte la possibilité pour les collectifs humains, et pour la première fous de leur histoire, de s'organiser hors des contraintes de la production. Les capacités individuelles pourraient alors s'épanouir dans des conditions socialement et historiquement inédites.
De ces deux projets qui furent à l'origine de la sociologie du travail, seul celui de Georges Friedmann a pu réellement se développer. La proposition de Pierre Naville n'a jamais pu se réaliser vraiment et lui a même coûté cher. Il faut aujourd'hui réactiver cette "formalisation" (Pierre ROLLE, Le travail et sa mesure, dans travail, n°29, 1993) et la confronter encore à celle qu'à initiée Friedmann. Il n'est que d'entendre le débat actuel sur la "crise du travail" et "sa perte de valeur" pour en mesurer l'urgence."
Une recherche sur la guerre
Parallèlement à ce travail sur le travail, Pierre NAVILLE mène une recherche sur la guerre. Ainsi il préface la traduction de De la guerre, de Carl Von LAUSEWITZ, qu'il réalise avec Denise NAVILLE et Camille ROUGERON et écrit un certain nombre d'ouvrages sur le sens de la guerre. Ainsi La Guerre du Vietnam en 1949 (Ed. de la Revue internationale), L'Armée et l'État en France en 1961, La guerre et la révolution en 1966 (E.D.I.) La guerre de tous contre tous en 1977 (Éditions Galilée)... Cela en cohérence avec le développement de ses options politiques : fondateur de La Revue internationale, il tente de créer une gauche marxiste démarquée du stalinisme, membre du Parti socialiste unitaire (PSU) sous la IVe République et du Parti socialiste unifié (PSU) sous la Ve. Il rédige Les États-Unis et les contradictions capitalistes, de 1952, par exemple. Ses derniers ouvrages L'Entre-deux-guerres (1976, E.D.I.), Autogestion et planification (1980), Sociologie d'aujourd'hui (1981), La Maitrise du salariat (1984) font partie de cette même recherche à la fois politique, sociale et sociologique.
Un ensemble cohérent et composite
Généralement présenté comme un ensemble composite, en fait à l'image de la société dans laquelle il veut agir de manière révolutionnaire, son oeuvre sociologique manifeste en fait la continuité et l'unité de ses intérêts. Elle traite essentiellement, si nous suivons Bernard VALADE, "des conséquences de l'automation, avec, en amont, la prise en compte des mécanismes d'apprentissage et, en aval, un regard sur l'évolution de la classe ouvrière. Publiée en 1945, la Théorie de l'orientation professionnelle montre qu'à la mesure des aptitudes doivent être associées d'autres considérations concernant la structure de l'emploi, les fluctuations de la conjoncture, la prévision économique ; l'Essai sur la qualification du travail (1956) met encore l'accent sur "l'importance de la formation dans la qualification du travail". S'agissant des effets sociaux de l'automation, Naville a tiré d'enquêtes qu'il a dirigées - L'automation et le travail humain (1961, Éditions du CNRS)) - une interrogation générale - Vers l'automatisme social (1963, Gallimard, réédité chez Anthropos en 1976) - sur l'instauration de nouveaux rapports entre le travailleur, la machine, la hiérarchie, et la possible relève des procédures classiques d'intégration par des processus de désaliénation. La "nouvelle classe ouvrière" décrite par André Andrieux et Jean Lignon, dont il préfaça l'ouvrage paru en 1960, était donc appelée à connaitre de profonds changements ; son comportement politique devait également se modifier ainsi que l'exposent les articles réunis sous le titre La Classe ouvrière et le régime gaulliste (1964, Études et Documentations Internationales - EDI).
Mis en chantier après la publication de Psychologie, marxisme et matérialisme, Le Nouveau Léviathan (Éditions Anthropos) donne à ces différents travaux leur armature théorique. La première partie, De l'aliénation à la jouissance (1957), issue d'une thèse d'Etat soutenue l'année précédente, se présente comme une étude globale de la fonction du travail dans "la société de transition du capitalisme au socialisme". Six autres volumes suivront, tous d'inspiration marxiste (Le salaire socialiste, I. Les rapports de production en 1970 ; Le salaire socialiste, II. Sur l'histoire moderne des théories de la valeur et de la plus-value, en 1970 ; Les échanges socialistes en 1975 ; La bureaucratie et la révolution, en 1974 ; La guerre de tous contre tous, en 1977. Un septième ouvrage ne sera pas publié, intitulé Esquisse d"une théorie des relations.
La pensée de Marx n'aura pas été, cependant le seul guide de Naville dans cette exploration minutieuse de la machinerie sociale. Les spéculations de La Mettrie sur "l'homme-machine", la philosophie scientifique du XVIIIe siècle, et très précisément celle du baron d'Holbach auquel il a consacré un ouvrage paru en 1943 (chez Gallimard, réédité en 1967), sont à situer à l'arrière-plan d'une réflexion qui vise à élucider la nature des sociétés. Les combats que se livraient ces dernières - capitalistes, sociales ou de régimes mixtes - devaient logiquement conduire le penseur de la révolution et de la guerre à conceptualiser leurs stratégies sur le modèle des théories dues à Sun Tzu, au maréchal de Saxe et surtout à Clausewitz (Introduction et postface, de l'ouvrage De la guerre). (...)
On peut certes s'interroger sur la carrière posthume du Nouveau Léviathan, alors que se dissipe l'illusion d'une harmonie sociale engendrée par une planification générale de la production - et se dissout l'idée même de travail. Mais la valeur du témoignage fourni par les Mémoires (Mémoires imparfaites (Le Temps des guerres, paru en 1987) est indiscutable."
Bernard VALADE, article Pierre Naville, Encyclopedia Universalis, 2014. Pierre TRIPIER, Sociologie du travail, dans Sociologie contemporaine, VIgot, 2002.
Relu le 25 novembre 2021