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27 janvier 2012 5 27 /01 /janvier /2012 17:06

       De son nom complet Abou Zeid Abd ur-Rahman Bin Mohammed Bin Khaldoun al-Hadrami, l'historien, philosophe, diplomate et homme politique arabe d'Afrique du Nord, intellectuel très différent de la plupart de ses contemporains musulmans, étudie de manière originale, même si sa postérité est loin d'être immédiate, les luttes qui déchirent son temps, leurs causes et leurs conséquences, jusqu'à édifier une histoire de la civilisation. Il le fait dans des lieux et temps où s'entrechoquent encore les mentalités nomades et sédentaires, acteur versatile des conflits politiques entre royaumes arabes, matérialiste car non apologétique timoré qui ne se bat pas pour autant pour ses idées, constamment à la recherche d'honneurs et de protections.

Honnis par toute une série d'intellectuels, car exactement à l'opposé d'une récapitulation de la Tradition et classé, parce qu'il tend à vouloir séparer le spirituel du temporel, comme hypocrite, voire musulman-traître. Il jette dans son oeuvre, en tout cas celle qui nous est parvenue (car beaucoup de ses oeuvres poétique, mathématique... sont perdues), dans Le livre des exemples ou dans son Histoire universelle, un regard plus que critique sur les comportements des chefs et des populations arabes, une admiration en même temps qu'une condamnation, en regard de ce qu'il tente de décrire comme la marche de la civilisation.

Il écrit dans une époque très troublée, aux multiples guerres et renversements de pouvoirs, en partie au moment où Tamerlan et ses troupes mongoles ravagent les contrées musulmanes, marquée par le développement de la Peste Noire. Il est considéré comme un historien rationaliste très (trop?) en avance sur son temps,  qui se rapproche, par delà les siècles, des oeuvres de Montesquieu (pour ce qui est de l'étude des moeurs politiques) ou de Marx (en ce qui concerne l'enchaînement d'une période économique à l'autre) ou encore d'Émile DURKHEIM (sur la solidarité dans la société) en Occident. Ses procédés méthodologiques s'apparentent à ceux qui sont déployés beaucoup plus tard, à partir du XVIIIe siècle, en Occident.

          Ce sont les perpétuelles luttes sanglantes de son époque et ses voyages, jusqu'en Espagne (ce qui reste de l'Espagne musulmane après la Reconquista), ses hautes positions successives auprès et au service de califes successifs et souvent ennemis entre eux (notamment dans le recrutement de troupes berbères), qui lui permettent de comprendre la dimension complexe des phénomènes socio-politiques. Ses descriptions historiques, qui sont aussi des analyses qui ne se contentent pas des habituelles glorifications ou des suites chronologiques de monarques avec leurs hauts faits propre à l'édification des peuples, ne sont pas exemptes de parti-pris, ce qui ne l'empêche de s'élever et de raisonner de manière dialectique et globale.

Par-dessus tout, il est attaché à une vigilance sur les sources d'information, et refuse de se contenter des arguments d'autorité. Il s'efforce de décrire l'évolution des pouvoirs en fonction de ce qu'ils sont et non en fonction de ce qu'ils devraient être. En cela-même, son oeuvre se place forcément à part dans l'ensemble intellectuel sunnite. Il est représentatif de la pensée rationaliste arabe (Adelkader DJEGHOUL), en opérant une nette distinction entre les "sciences religieuses" fondées sur les textes révélés et qui ont donc pour sources le Coran et la sunna et les "sciences humaines" "que l'homme acquiert (...) par l'exercice de la réflexion". Le philosophe arabe rejette catégoriquement toutes les légendes fondées sur l'astrologie et les croyances magiques, abondamment utilisées, de manière très poétique, à son époque.

 

        L'axe principal de ses observations est l'étude de l'étiologie des déclins (TARBI, Encyclopédie de l'Islam), c'est-à-dire l'étude comparative des symptômes et de la nature des maux dont meurent les civilisations. Rompu aux mécanismes de la pensée arabe à la fois analogique et rationnelle, il (re) découvre la dialectique et réfute la philosophie : il aboutit à une conception dynamique de développement (dialectique) du destin de l'homme et à une histoire rétrospectivement intelligible, rationnelle et nécessaire.

 

Le livre des exemples

    Le livre des exemples - Livre des enseignements et traité d'histoire ancienne et moderne sur la geste des Arabes, des Persans, des Berbères et des souverains de leur temps (1374-1406) - constitue son oeuvre principale (1475 pages, dans l'édition du Caire de 1967). Conçue au début comme l'histoire des Berbères, ce livre représente dans sa version finale une histoire universelle, dotée de ses propres méthodes et de son anthropologie. Il est divisé en sept tomes, dont le premier, la Muqaddima, est considéré comme une oeuvre à part entière. Les tomes II à V couvrent l'histoire de l'humanité jusqu'à l'époque de l'auteur et les tomes VI et VII traitent de l'histoire des peuples berbères et du Maghreb.

Ces derniers constitue une source d'information de premier plan pour les historiens car c'est dans cette partie qu'IBN KHALDOUN met en forme ses connaissances personnelles des tribus berbères d'Afrique du Nord. Mais sur le plan de la méthode et de la vision d'ensemble, c'est la Muqaddima qui retient le plus l'attention. Précisions que le chapitre I (donc après les Prolégomènes) traite de la société humaine en général, où il esquisse une étude du milieu et de son influence sur la nature humaine, une ethnologie et une anthropologie ; le chapitre II, des sociétés de civilisation rurale ; le chapitre III des différentes formes de gouvernement, des États et des institutions ; le chapitre IV des sociétés de civilisation urbaine, c'est-à-dire pour lui des formes les plus évoluées de la civilisation ; le chapitre V des industries et de l'ensemble des faits économiques et le chapitre VI des sciences, des lettres et de l'ensemble des manifestations culturelles.

 

    Les trois concepts-clés du Livre des exemples sont 'açabiyya (esprit de corps, solidarité), 'Umran badawi et 'Umran hadari, "civilisation" par rapport à la ruralité (bédouinité). C'est leur articulation. Bruno ETIENNE transcrit cette articulation de la manière suivante : "la civilisation (Hadara) est la cohabitation équilibrée (Tasakun wa Tawazuk) dans les métropoles (misr) ou dans les places retirées (Hilla) aux fins de s'humaniser ('Uns) en s'agrégeant ('Asir) et satisfaire aux besoins qui par nature exigent la coopération (Ta'awun) pour la subsistance (Ma'ach)."

 

     D'importants problèmes de traduction peuvent induire en erreur sur parfois sur certains aspects de sa pensée et les polémiques (notamment à propos de la traduction de référence, celle de William Mac Guckin de SLANE (1801-1978)) persistent encore de nos jours. Toutefois, à la lecture de l'Histoire des berbères, nous ne pouvons qu'être frappé par le ton extrêmement critique sur les moeurs de ses contemporains. Rappelons que la technique guerrière en vigueur à l'époque est la razzia, qui ne laisse que ruine après le passage des combattants, même si cette technique subit avec l'islam d'importantes modifications.

Roger LE TOURNEAU indique qu'Ibn KHALDUN "s'étend sur les séquelles économiques et politiques de la présence des Arabes" sur les terres berbères. "Il a tendance à les comparer à un vol de sauterelles qui détruit tout sur son passage ; il les montre pillant et ravageant à l'envi. Que les Arabes se soient livrés à des excès, c'est vraisemblable (nous en avons un important pendant "chrétien", notons-le, dans tout le Moyen-Age européen, notamment pendant la guerre de Cent Ans...) (...). Mais il est surtout vrai qu'ils ont profondément transformé l'économie maghrébine en donnant la prééminence à l'élevage sur l'agriculture et en perturbant les circuits économiques antérieurs. On peut admettre que, s'ils n'ont pas ruiné le Maghreb, ils l'ont sérieusement appauvri en enlevant à l'agriculture des superficies considérables qui, affectées à un élevage intensif, ont fourni des rendements bien moindres. (...) Plusieurs villes en ont gravement souffert, notamment Kairouan, qui ne s'en est jamais complètement remise et la Qal'a des Banu Hammad dont il ne reste que des ruines.

A l'époque d'Ibn Khaldun, l'influence politique des Arabes était à son apogée. Chacune des trois dynasties qui se partageaient le Maghreb (...) ne pouvait se passer de l'appui de certaines tribus arabes, car aucune d'entre elles n'était capable de se maintenir ni, à plus forte raison, de s'étendre par ses propres forces. Mais ces Arabes sans racines profondes dans le pays, sans traditions et alliances ancestrales, formaient des composés fort instables, passaient d'un camp à un autre, d'un prétendant à l'autre, accentuant, sans le vouloir et selon leurs intérêts du moment, la tendance berbère à l'émiettement politique. (...)".

L'Histoire des berbères commence par un développement sur les tribus arabes du Maghreb sur plus de 160 pages (toujours suivant la traduction de SLANE) et dans ses exposés ultérieurs, il revient souvent sur le rôle des Arabes dans le déroulement de l'histoire maghrébine.

Dans l'introduction, la Muqaddima (Prolégomènes), il présente les réflexions d'ensemble qui lui suggèrent l'étude des sociétés dont il raconte l'histoire : influence du climat, étude de la société bédouine, de la vie économique et enfin de la vie intellectuelle des groupes humains. Le philosophe n'étudie pas uniquement les sociétés arabes, mais abondamment, également les Kurdes, Turcs, Turcomans, Berbères sédentaires ou nomades, mais les Arabes constituent le personnage principal de sa grande fresque historique. Ces derniers lui inspirent, toujours en suivant Roger LE TOURNEAU, des sentiments contradictoires d'admiration et de réprobation sans appel. Il insiste d'abord sur le caractère formateur de la vie au désert, développant chez eux des qualités de solidarité et d'endurance. L'existence de la race arabe, pour Ibn KHALDUN est un fait conforme à la nature et devant nécessairement se présenter dans le cours de l'existence humaine. Une des idées maitresses de l'auteur est que "les Arabes sont des sauvages qui mènent une vie naturelle, assez proche en somme, par bien des côtés, de celle des animaux, mais, comme les animaux, ils sont toujours aux aguets, prêts à prendre des risques, le risque de leur vie, et farouchement jaloux de leur indépendance, alors que les civilisés sont bien rarement capables de résister à l'oppression.

Ibn Khaldun écrit : "Chez les tribus du désert, les hostilités cessent à la voix de leurs vieillards et de leurs chefs, auxquels tout le monde montre le plus profond respect. Pour protéger leurs campement contre les ennemis du dehors, elles ont chacune une troupe d'élite composés de leurs meilleurs guerriers et de leurs jeunes gens les plus distingués par leur bravoure. Mais cette bande ne serait jamais assez forte pour repousser des attaques, à moins d'appartenir à la même famille et d'avoir, pour l'animer, un même esprit de corps. Voilà justement ce qui rend les troupes composées d'Arabes bédouins si fortes et si redoutables ; chaque combattant n'a qu'une seule pensée, celle de protéger sa tribu et sa famille." Si cet esprit de corps est tellement vigoureux, c'est parce que les tribus arabes qui sont restés dans le désert ont gardé la pureté de leur race. Les Arabes nomades, selon l'historien arabe, du fait de leur genre de vie et de leur unité ethnique, font preuve d'un esprit de solidarité très supérieur à presque tous les autres, les rendant plus aptes que quiconque à se lancer dans les conquêtes.

Ces groupements et ces individus, parvenus à une vie moins rude, perdent de leur qualités, se corrompent sous l'effet de la facilité, et, à leur tour, offrent une proie facile à ceux qui sont restés sauvages et ont ainsi préservé leurs qualités natives. Les tribus construisent des bourgades et des villes, deviennent sédentaires, encore soutenus par le souvenir de leur ancienne puissance, conservant leur fierté héréditaire et protégés à l'intérieur de leurs fortifications. Elles sont constamment en guerre avec leurs voisins. A côté de ces tribus abâtardies subsistent des tribus restées saines, chez lesquelles les premières cherchent des appuis contre leurs ennemis.

Dans la période de décadence almohade (mi-XIIIe siècle), "forts de leur nombre et animés de l'esprit d'indépendance, écrit Ibn Khaldun, qu'ils avaient contracté pendant leur ancien genre de vie, (les Djucham, tribu saine) se mirent à dominer l'empire, pousser les princes de sang à l'insurrection, se montrer tantôt amis, tantôt ennemis du calife de Maroc (Marrakech) et imprimer partout la trace de leurs ravages". Mais un siècle plus tard, ces Arabes repus, se laisseront vaincre et deviendront à leur tour de pauvres sédentaires "soumis à l'impôt" et fournissant "des hommes pour le service du sultan" méridine.

Selon IBN KHALDOUN, les tribus arabes installées au Maghreb et mises en contact avec une civilisation urbaine assez raffinée, donnent l'impression de se détériorer, de se démantibuler très vite sans l'influence corrosive de cette civilisation. Invétérés pillards, les Arabes détruisent la civilisation dans les pays où ils s'installent. Vu leur caractère, leur nature, les Arabes sont moins que d'autres capables  de gouverner un empire. Il en résulte, sauf lorsque la religion exerce sur eux son emprise, comme ce fut le cas dans les débuts de l'Islam, sous MAHOMET et les premiers califes, les Arabes vivent dans une atmosphère d'anarchie endémique et ne peuvent que saper les civilisations sur lesquelles ils étendent leur autorité. L'auteur se montre donc très dur envers les Arabes, jusqu'à l'injustice. Il entend par civilisation seulement la civilisation des villes, le reste étant de la sauvagerie ; il ne pousse pas l'analyse d'une civilisation, comme système clos où, possédant un langage et une représentation du monde communs, des hommes invitent un système original de relations entre eux. Il reste immergé dans le climat de destructions qui caractérise son époque.

"Selon lui, nous indique toujours Roger LE TOURNEAU, les hommes oscillaient entre la civilisation et la barbarie, la première à laquelle il appartenait pleinement, lui paraissant très supérieure à la seconde dans l'ensemble. On peut s'étonner que le jugement de cet homme qui visait toujours au général et à l'essentiel paraisse singulièrement contingent quand il parle des Arabes. car, c'est incontestablement de ce qu'il a vu en Afrique du Nord, et en Afrique du Nord seulement, qu'il tire sa théorie d'ensemble sur ses congénères. Le phénomène des Arabes au Maghreb n'avait pas encore subi l'épreuve du temps ; il apparaissait dans toute sa brutalité, les conséquences en étaient évidentes pour ce sociologue sagace, si évidentes qu'elles lui ont parfois troublé la vue, si perçante qu'elle fût, et lui ont inspiré quelques jugements aussi injustes que péremptoires. mais quand on vient d'inventer ce que nous appelons maintenant la sociologie historique, on peut bien se permettre quelques bévues de la sorte. Ce qu'il faut bien préciser (...), c'est que si Ibn Khaldun condamne aussi vertement les tribus bédouines, il ne met nullement en cause la civilisation arabe, celle où il a baigné toute sa vie et qu'il a profondément goûtée parce que c'était la sienne, mais aussi parce qu'elle en valait la peine."

 

Une oeuvre à part

    Cette oeuvre-là, car elle comprend aussi celle du juris-consulte ou ses mémoires, ensemble immense, reste méconnue des Arabes jusqu'au XIXe siècle. Parce que l'originalité de sa pensée fait prendre position contre l'ensemble des autres philosophes arabes sur deux points :

- Contre IBN ROSCH (AVERROÈS) qui soutient que le prestige appartient aux plus anciens citadins, alors que pour lui le nerf secret de la vie humaine en société est la 'açabiyya, c'est-à-dire le regroupement solidaire ;

- Contre la thèse arabo-musulmane de la nécessité d'un pouvoir politique eschatologique (à cause de la Prophétie de MAHOMET), il soutient que le pouvoir politique est inséparable de la socialité car il n'est qu'une donnée humaine contingente sans référence essentielle à la religion - même si l'Islam marque la cité de ses normes et valeurs. La forme du pouvoir politique n'a pas d'importance. Seul l'esprit de corps et sa liaison raisonnée avec la sociabilité constituent le ferment du politique organisé. Tout le reste n'est qu'une affaire de contrôle et de répression.

   

  Alors que sa pensée est sans postérité dans le monde arabe, la Muqaddima a un impact important dans l'Empire Ottoman au XVIIe siècle. C'est dans cette même période qu'elle est découverte en Europe et suscite un vif intérêt sur tout un pan (réprimé en Arabie même) de la philosophie arabe (travail de l'orientaliste Barthélémy d'Herbelot de MOLAINVILLE). L'héritage implicite de l'oeuvre d'IBN KALDHOUN se retrouve dans certains articles de l'encyclopédie de DIDEROT et d'ALEMBERT. La traduction progressive de son oeuvre, difficile en raison de plusieurs versions qui circulent (l'auteur remaniant, pratique courante à l'époque, ses propres écrits sur une longue période), ne se fait qu'au cours du XIXe siècle. 

 

  Le regain d'intérêt encore de nos jours de l'oeuvre d'IBN KHALDOUN est inévitablement lié à de nombreux conflits intellectuels qui mêlent traditionalistes, modernistes et... récupérateurs! Sa pensée servit à justifier la colonisation, et elle sert encore jusque dans les années 1980 à légitimer le "progressisme" de certains nationalistes arabes.

Bruno ETIENNE, sur la postérité de son oeuvre écrit que "il est vrai que l'on trouve chez Ibn Khaldun à la fois la description de la terreur hilalienne (du nom de la tribu arabe qui "déferla" sur le Maghreb au XIe siècle) qui fit trembler des générations de bourgeois maghrébins et qui parait ainsi justifier leur anti-arabisme". Comme il est incontestable que l'on trouve aisément chez Ibn Khaldun un rationalisme très en avance sur son temps - encore que les Occidentaux semblent trop souvent oublier que le monde arabe produisit une pensée de ce type au moins avec les Mu'tazilites au IXe siècle et leurs prédécesseurs les Zindiks (Razi, Ibn Rawandi, etc.). Et s'il est vrai que le dogmatisme théologique a parfois couvert le monde arabo-musulman d'une chape qui clôt l'effort d'interprétation (Ijtihad) et ferme les portes de l'innovation, Ibn Khaldun fut le premier à écrire que l'Histoire commence lorsque les peuples comprennent qu'ils ne sont pas régis par la seule Providence. Ajoutant au long de son oeuvre - ce qui aurait ravi Marx mais l'on sait que les Pères fondateurs du marxisme et surtout Engels ont écrit beaucoup de sottises sur l'Islam - que les différences que l'on remarque entre les générations dans leurs manières d'être ne sont que la traduction des différences qui les séparent dans leurs modes de vie économique..."

 

Bruno ETIENNE, Article Ibn Khaldün, dans Dictionnaires des Oeuvres politiques, PUF, 1986. Roger LE TOURNEAU, Ibn Khaldun, laudateur et contempteur des Arabes, dans Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, n°2, 1966, portail Persée.

Ibn KHALDUN, Les Prolégomènes, Imprimerie Nationale, 1868, réédité plusieurs fois ensuite par Maisonneuve (traduction de SLANE). On peut lire une récente traduction annotée, celle d'Abdsselam CHEDDADI, Le voyage d'Occident et d'Orient : autobiographie, Sindbad, 1980. On trouve des extraits de l'Introduction à l'histoire (La Muqaddimah), suivant la traduction en anglais de Franz ROSENTHAL (Princeton University Press, 1967), transcrite en français par Catherine Ter SARKISSIAN, dans Anthologie mondiale de la stratégie, dirigée par Gérard CHALIAND, Robert Laffont, collection Bouquins, 1990.

 

Relu et corrigé (coquilles orthographiques) le 24 septembre 2020

 

 

 

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5 janvier 2012 4 05 /01 /janvier /2012 13:14

       Le sociologue américain, de (la deuxième) École de Chicago, mais aux méthodes et aux objectifs de travail  qui y sont difficilement réductibles, consacre l'ensemble de son oeuvre à l'étude des professions, de la professionnalisation ou plus exactement aux "occupations", à commencer par la profession médicale. Auteur d'au moins cinq ouvrages importants en sociologie, il se qualifie lui-même d'interactionniste.

Même si son travail est parfois étudié sous l'angle de l'économie, sur les relations entre clientèle et profession, son apport est surtout sur un modèle logique ou idéal-type qui peut servir de matrice pour l'étude comparative systématique des occupations (entendre les professions). Peu traduit en France mais très connu aux États-Unis, il s'inspire selon lui des travaux d'Adam SMITH, de Karl MARX, d'Émile DURKHEIM et de Max WEBER bien plus que de ceux de George Herbert MEAD, Herbert BLUMER ou Anselm STRAUSS. Son goût se porte vers un type de description des relations sociales qui s'approche au plus près des interactions humaines dans des institutions concrètes, plus que vers des développements abstraits ou vers de grandes théories, bien que parfois il y penche.

      Son oeuvre la plus connue en France, La Profession Médicale, parue aux États-Unis en 1970 (traduite en France en 1984), nécessite des travaux qui débutent dès 1955 pour collecter un matériel empirique dans la sociologie médicale. On y trouve une analyse du cadre macro-social, de la division du travail, de l'organisation formelle et administrative de la médecine qui prépare des travaux sur ce qui constitue sa préoccupation principale, l'étude des professions. Il publie en 1986, Professionnal powers, a Study of the Institutionalization of Formal Knowledge. Un de ses derniers livres, Professionalism, the third logic est paru en 2001.

 

La profession médiale

          La profession médicale (traduction de Profession of medicine, A study of the sociology of applied knowledge), de 1970, porte un projet théorique ambitieux : tenter de découvrir les traits qui différencient, fondamentalement, une "profession" d'un simple "métier", et d'examiner les conséquences profondes pour les sociétés occidentales de l'organisation de la médecine en profession.

A partir du concept central d'autonomie professionnelle, Eliot FREIDSON décrit minutieusement l'organisation officielle de la profession médicale, les conditions et le déroulement du travail quotidien des médecins, ainsi que certains processus de construction sociale des maladies. Il élabore une critique sociale de la médecine : il tente de dévoiler l'immense travail social qui permet à celle-ci de produire, de maintenir et d'utiliser l'autorité légitime liée au statut de profession. Nous reprenons ici surtout une analyse sur l'ouvrage de Nicolas DODIER.

L'autonomie professionnelle est cette capacité, acquise par la médecine au début du XXe siècle, d'évaluer et de contrôler elle-même l'aspect technique de son propre travail. Fondée officiellement sur une compétence scientifique, cette autonomie est l'aboutissement d'une longue évolution historique au cours de laquelle, progressivement et difficilement, la médecine a écarté tous  les guérisseurs concurrents pour imposer un monopole de diagnostic et du traitement des maladies. 

Le sociologue américain établit une distinction importante entre l'autonomie technique, qui est le critère décisif de différenciation entre un métier et une profession, et l'autonomie socio-économique. Alors que la première est au coeur de l'autorité de la médecine, la deuxième est plus périphérique. Une comparaison des systèmes de santé de plusieurs pays occidentaux (USA, Grande Bretagne, URSS, France) montre que, quelles que soient les contraintes socio-économiques imposées parfois aux médecins, son autonomie technique n'est pas entamée : le médecin reste partout un professionnel, au sens fort du terme. Une facette primordiale de cette autonomie est la possibilité (et le devoir) de contrôle qu'elle implique sur tous les métiers paramédicaux. L'exercice de ce contrôle institue donc la médecine comme une profession dominante. L'auteur ne fait qu'effleurer les liens réciproques entre ces deux types d'autonomie (technique et socio-économique), mais en fait l'intensification des débats et des mesures nationales autour du contrôle des dépenses de santé, depuis la parution du livre, est un élément important qui concourt aux remises en question, partielles, de l'autonomie technique de la profession médicale. idem pour les débats autour de la bioéthique.

Après avoir mis à jour les caractéristiques formelles de la profession médicale, Eliot FREIDSON centre son attention sur l'activité réelle, quotidienne, des médecins. Il réaffirme là et applique les principes fondamentaux de sa démarche sociologique, qui en font un continuateur de la tradition interactionniste américaine (E. HUGUES, H. BECKER... ). En mettant l'accent sur l'influence directe de l'environnement sur l'exercice de la médecine, il privilégie une approche situationnelle ; et dans cette perspective, il vise avant tout une étude des relations sociales observables entre les médecins et les clients, les confrères, le personnel médical, ce qui l'amène à négliger l'influence de la structure sociale dans les pratiques des professionnels. Il met alors en évidence une double opposition. 

D'une part une opposition entre les professions consultantes et les professions de savoir et de recherche. Parce qu'elle est une profession consultante, la médecine est confrontée à des clients : leurs attentes, leurs types de pathologies, leur origine sociale, tendent à modeler les cadres conceptuels et la pratique quotidienne des médecins, et ceci d'autant plus que l'idéologie de la profession  tend elle-même à valoriser l'expérience clinique personnelle par rapport au savoir théorique.

D'autre part une opposition en la subordination à la clientèle, caractéristique des médecins situés aux premières loges du monde profane, et la subordination au monde professionnel, qui prévaut pour les autres spécialistes et pour les médecins hospitaliers. Ces deux pôles d'organisation de la pratique sont donc opposés par la "nature et l'importance du contrôle normatif" : contrôle par les clients versus contrôle par les confrères. 

L'approche situationnelle permet de rapporter l'exercice de la médecine à des conditions précises de travail plutôt qu'à des valeurs générales supposées orienter l'activité professionnelle. Il critique âprement les travaux des fonctionnalistes (Talcott PARSONS en premier) en demandant le retour à un examen de l'exercice réel de la médecine, au-delà des idéologies médicales officielles. Mais par ailleurs, l'auteur laisse de côté tous les processus de représentations professionnelles qui passent par la constitution de groupes, d'entités collectives, qui agissent au-delà des confrontations directes et quotidiennes entre médecins et patients ou entre médecins... C'est qu'il s'intéresse uniquement à la profession en tant que telle, à l'exercice concret de son activité, pour dégager la variété des situations de travail, ainsi que les relations interpersonnelles entre médecins. La prise en compte des rapports entre segments au sein de la profession permettrait de cerner les luttes internes qui traversent celles-ci, et de compléter l'analyse des conditions sociales d'exercice de la médecine.

L'existence de l'autonomie professionnelle implique un contrôle interne exercé par les membres de la profession sur la qualité des soins délivrés aux malades. Au-delà des principes affirmés par les porte-parole de la médecine, Eliot FREIDSON constate le peu de portée réelle des dispositifs formels et informels d'autorégulation professionnelle,. Même lorsque des fautes professionnelles parviennent à la connaissance des collègues, la réaction de ceux-ci se borne généralement  à une stratégie d'évitement, à un boycott "personnel". L'auteur relie ce laxisme à une "mentalité de clinicien". En effet, parce qu'il exerce une profession consultante, et donc qu'il doit résoudre des problèmes concrets d'individus, à la différence du chercheur, le praticien valorisera l'expérience personnelle directe qu'il a sur les patients et la responsabilité personnelle vis-à-vis du malade. La singularité fondamentale de sa relation avec un malade tend alors à exclure la mise à jour de critères qui permettraient à ses collègues d'évaluer son propre travail. 

La question du contrôle interne de la profession met en relief le fait que la pratique médicale est un savoir appliqué. Cette pratique s'appuie sur un savoir théorique général et l'applique à des événements et des individus singuliers. L'interprétation par l'auteur du laxisme du contrôle interne de la profession médicale pointe donc le caractère problématique du passage entre les catégories générales du savoir et la singularité des situations auxquelles sont confrontés les médecins. En examinant des processus peu visibles d'autorégulation professionnelle, le sociologue américain prend un contre-pied décapant par rapport aux positions officielles, mais ne pousse pas plus loin l'analyse de ces "affaires".

     L'ouvrage s'attache à cerner une réalité sociale de la maladie, distincte de sa réalité biologique. Il jette les fondements pour une approche sociologique des maladies, qui mette entre parenthèses toute prétention à statuer sur leur réalité biologique. L'auteur utilise les perspectives sur la déviance ouvertes par la théorie de l'étiquetage (E. LEMERT, Social Pathology, 1951 et H. BECKER) pour montrer en quoi la maladie est véritablement créée par la médecine en tant que rôle social. Si la maladie est bien une déviance comme l'indique Talcott PARSONS, elle est avant tout une déviance "étiquetée". Tout comme la justice, ou autrefois le clergé, la profession médicale est donc une institution de contrôle social, qui construit des catégories générales de définition de la maladie, et qui décide par le diagnostic que tel client est malade et que tel autre ne l'est pas. Loin d'être le seul résultat d'une pure activité scientifique, la pratique médicale est aussi, irréductiblement, une entreprise morale. L'auteur détaille certains traits de la construction "professionnelle" de la maladie : parti-pris en faveur de la maladie, influence des différentes écoles médicales, variables qui déterminent l'expérience clinique du médecin. Il rappelle en même temps les déterminants de la construction "profane" de la maladie : différences sociales et culturelles dans les réponses aux symptômes, et dans l'utilisation des services médicaux. Il montre comment les interactions thérapeutiques apparaissent, structurellement, comme des négociations et des conflits, plutôt que comme le reflet d'une identité de but.

    L'ouvrage constitue un jalon important de la sociologie de la maladie : il montre comment le sociologue peut écarter tout "point de vue de vérité scientifique" sur les maladies, et constituer les processus de construction sociale des maladies, comme des objets d'investigation en eux-mêmes. Toutefois, en se centrant sur la profession, l'auteur néglige d'examiner les mécanismes par lesquels, hors des institutions médicales, les maladies sont constituées comme des objets sociaux au cours d'activités pratiques. Son effort est d'établir avant tout une position critique solide vis-à-vis de la profession médicale. Un axe principal de ses développements est de rechercher à séparer l'idéologie médicale de l'organisation sociale effective de la profession. Cet effort, qui irrigue les trois premières parties de l'ouvrage, apparaît avec éclat dans la dernière, lorsque l'auteur mobilise ses résultats antérieurs pour argumenter son désaccord face à l'ampleur des prérogatives actuelles de la médecine dans les affaires publiques. La critique de cette position privilégiée de la médecine dans les sociétés industrialisées (mais on pourrait aussi discuter de la place du sorcier dans d'autres sociétés...) s'inscrit dans le cadre d'une inquiétude plus générale sur l'influence grandissante des "experts" dans la conduite des affaires publiques. Pour lui, les médecins constituent l'exemple-type de ces experts qui, au nom d'un savoir et d'une compétence, édictent des principes moraux qui débordent largement le strict domaine de leur compétence spécialisée. Nous nous posons la question de savoir, compte tenu de ce que nous savons d'une neutralité au moins affichée du corps médical français, si la réalité américaine n'influence pas trop fortement ses conclusions.

 

Vers une étude systématique des professions, de la profession

      Professional Powers,a Study of the institutionalization of formal knowledge, de 1986, ainsi que Professionalism, the third logic, de 2001, forment l'aboutissement d'un effort de systématisation de l'étude de la profession en général. Il faut entendre par là, à partir du terme activité, une catégorie spécifique regroupant les professions médicales, juridiques, professorales, le clergé et les ingénieurs. L'apport d'Eliot FREIDSON dépasse le seul cas de la profession médicale pour examiner la formation et le fonctionnement de la profession en général.

 Le fait de voir les professionnels comme des travailleurs dans la position inhabituelle de contrôler leur propre travail mène, selon sa propre présentation, vers trois entreprises.

Il présente dans Professional Powers (University Press, non traduit en France), une description analytique des institutions qui soutiennent les professions aux États-Unis, les identifiant selon leur place dans la classification officielle américaine des emplois. il décrit également les privilèges dont jouissent les occupations classées comme professions devant les tribunaux, par exemple, la position spéciale de l'expert en tant qu'elle s'oppose à celle du témoin ordinaire ; ou encore le droit de refuser de livrer à la cour des informations sur des clients. Il analyse, plus important encore, comment des organisations avaient ou ont l'obligation de ne pourvoir certains emplois qu'avec des gens possédant les titres ou diplômes correspondants. Même si les statuts aux États-Unis ne correspondent pas trait pour trait à ceux des mêmes professions en France, nous pouvons reconnaître toute une gamme de professions, dites souvent libérales, des avocats, des médecins... Il décrit également l'anomalie que constitue la position des professionnels salariés qui, conformément aux lois fédérales du travail, sont classés comme directeurs et non comme travailleurs et se voient refuser le droit de se syndiquer. Enfin, il traite de l'influence des professions tant sur la création de normes légales concernant les produits et les services, que sur des problèmes plus vastes de politiques publiques.

Deuxième entreprise, il collecte toutes les informations possibles sur cinq professions dans cinq pays (France, Allemagne, France, Russie, Royaume-Uni et États-Unis), dans le domaine juridique, médical, scientifique et enseignant, du XVIIIe au XXe siècle, qui aboutit à Professionalism, the third logic (Cambridge, Polity Press and Oxford, Blackwell Publishers), non traduit en France. Il veut tirer au clair le problème suivant : considérant les différences qui existent entre professions, quels que soient les pays et considérant l'effet des forces historiques globales comme l'industrialisation, la révolution et la guerre, comment cela pèse-t-il sur les privilèges professionnels, sachant que chaque pays a sa logique historique et institutionnelle?

Troisième entreprise, il effectue un effort de construction d'un modèle logique compréhensif (ou idéal-type) du professionnalisme. Ce type idéal de profession est celui d'une position officiellement établie qui neutralise le pouvoir des consommateurs comme des employeurs en fournissant à une occupation le pouvoir de contrôler une division du travail, un marché du travail et des instances de formation. Ce qui laisse pendant selon lui-même la question de savoir quelles sont les conditions pour que ce contrôle soit établi et conservé.  Ces conditions étant très contingentes en dernier ressort. On trouve dans son essai Professional Dominance des éléments de ces interrogations.  

 

     Ses travaux sur les professions marquent la sociologie américaine. "Le professionnalisme comme troisième logique", de 2001, est considéré comme le premier traité sur le professionnalisme, considéré comme principe organisateur de la division du travail. A la différence des logiques de marché et de la bureaucratie, le professionnalisme implique une articulation entre des types de savoir, d'organisation, de carrière, de formation et d'idéologie, il représente bien une "troisième logique", une logique prenant la forme d'un idéal-type wéberien qui transcende le cadre particulier des métiers spécialisés. Dans l'esprit d'Eliot FREIDSON, il ne s'agit pas de substituer une explication de la division du travail à d'autres, mais bien de distinguer parmi ces autres, celle bien particulière d'un ensemble de professions, qui de ce fait, pèsent d'une manière particulière sur l'évolution sociale. Cette analyse débouche sur l'étude de l'expertise en tant que telle, qui permet de mettre en évidence des conflits d'intérêts et des conflits de rationalités (Jean-Yves TRÉPOS, Savoirs professionnels et situations d'expertise, dans Savoir, Travail et société).

      De multiples essais, malheureusement peu diffusés en France, comme professionalism as Model and Ideology, de 1992, indiquent toute une évolution de professions, dont la plus puissante, la profession médicale, où celles-ci perdent peu à peu de leur importance, en tant que corps de savoirs et de pratiques, face au pouvoir de l'État et du capital. Sans doute à cause de la régression de leur pouvoir, Eliot FREIDSON, et c'est très visible dans La troisième logique, prend leur défense, étant convaincu que le problème du professionnalisme n'est ni économique ni structurel, mais idéologique et culturel. Sa préoccupation est alors de sauver "l'âme du professionnalisme", afin de combattre l'emprise du marché et de la bureaucratie.(Mirella GIANNINI et Charles GADEA)

 

Eliot FREIDSON, La profession médicale, Payot, 1985.

Nicolas DODIER et Sébastien DARBON, Eliot FREIDSON, La profession médicale, dans Sciences sociales et santé, volume 3, n°1, 1985 ; Introduction et traduction par Simone CHAPOULIE, Une Conférence d'Eliot FREIDSON, 1998.

Mirella GIANINI et Charles GADEA, "Eliott Freidson", Knowledge, Work & Society/ Savoir, Travail et Société, n°2, 2006, L'Harmattan. Notez qu'il s'agit d'un ouvrage bilingue (anglais-français).

 

Relu le 3 octobre 2020

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21 novembre 2011 1 21 /11 /novembre /2011 11:27

    Le philosophe et économiste autrichien Friedrich HAYEK est une figure de nos jours du libéralisme, opposée au socialisme et aux interventions de l'État dans l'économie. Artisan sur le plan de la philosophie de la connaissance, de l'économie et de la sociologie d'une vision de la société qui veut renouer avec le libéralisme après des décennies de domination intellectuelle du keynésianisme et à plus moindre degré du marxisme, il est revendiqué par l'ensemble des auteurs néo-libéraux comme l'initiateur de l'individualisme méthodologique.

Même si son oeuvre, qui se partage entre l'épistémologie, l'économie et la sociologie de la liberté, comporte des éléments qui sont loin de conforter cette position, elle contribue à l'hégémonie actuelle du libéralisme économique et politique qui commence d'ailleurs à reculer. Il fait partie activement d'abord de l'École de Vienne, mais s'en distancie par la suite sur de nombreux points.

 

     Si ses premières oeuvres sont économiques, avec Prix et production (Conférences en Angleterre) de 1931, Monetary Nationalism and international Stability en 1937 et Pure Theory of Capîtal en 1941, il s'oriente surtout vers l'épistémologie et la sociologie, avec par exemple une série d'articles sur la "contre-révolution de la science" de 1941, La route de la servitude en 1944, fondant la Société du Mont-Pélerin en 1947, The Sensory Order de 1952, La constitution de la liberté en 1960, et surtout sa trilogie publiée en 1973, 1976 et 1979, Droit, Législation et liberté. Il tente, dans l'objectif d'en finir avec le socialisme, d'organiser une rencontre entre économistes libéraux et économistes socialistes en 1988 - sans succès - dont il rédige le texte introductif Présomption fatale : les erreurs du socialisme.

 

      Le point de départ de ses réflexions, chronologiquement et sur le plan analytique, réside dans ses interrogations sur la nature de la connaissance. Quelle est la nature de la réalité? pouvons-nous la percevoir directement? Y-a-t-il une différence entre l'esprit et la matière? Quelles sont la part de l'inné et de l'acquis dans l'expérience humaine? Quelle est la nature de l'esprit? Quel est son rapport avec la matière? Quelles sont les relations entre les événements d'ordre physique et les faits mentaux? Il s'agit pour le penseur de l'École de Vienne, d'élucider les relations entre le monde "phénoménal" et le monde "physique". Le monde phénoménal est celui qui est perçu en termes de qualités sensorielles. C'est l'ordre sensoriel. Alors que le monde physique se définit exclusivement par les relations entre ces éléments.

La tâche de la physique consiste à découvrir dans les événements du monde extérieur des régularités indépendantes des individus qui perçoivent, alors que celle de la psychologie est de montrer comment ces événements se manifestent dans un ordre différent à travers leurs effets sur nos sens. Pour Friedrich HAYEK, "ce que nous appelons l'"esprit est donc un ordre particulier dans un ensemble d'événements se produisant dans un certain organisme et d'une certaine manière relié à, mais non identique avec, l'ordre physique des événements dans l'environnement" (The Sensory Order). Du coup, la classification qu'opère le cerveau humain ne correspond pas toujours au réel du monde physique. Plus, le monde physique est tel que le cerveau humain ne peut complètement l'appréhender. Et dans la foulée de ce scepticisme qui rejoint celui de HUME, cité à de nombreuses reprises dans son ouvrage, il s'oppose au rationalisme métaphysique, dans une pleine conscience selon lui des limites de la raison.  Le positivisme logique croit à tort possible une explication totale et unitaire du monde. La société est un organisme d'une telle complexité (au degré de complexité plus grand que le cerveau humain), qu'il est impossible pour l'esprit de donner une explication complète et globale de son fonctionnement.

Le philosophe autrichien se situe donc à l'opposition du positivisme qui se construit en Europe depuis Auguste COMTE. C'est ce qui rend l'explication globale du fonctionnement économique impossible, la planification socialiste tout aussi impossible, comme généralement tous les projets de reconstruction rationnelle des sociétés utopiques.

La tendance à considérer la société comme composée de totalités, d'ensembles que l'on peut directement appréhender, constitue une des nombreuses dérives du scientisme, que Friedrich HAYEK qualifie de "totalisme" (selon la traduction de Raymond ARON de collectivism dans Scientisme et sciences sociales : essai sur le mauvais usage de la raison, Plon, 1953, traduction d'un ouvrage paru en 1952). Il y associe des concepts comme ceux de classes, de nation, d'industrie, de capitalisme, d'impérialisme, toutes des constructions théoriques provisoires et non des réalités objectives. 

 

      La pensée économique de Friedrich HAYEK, portée souvent en porte-drapeau par toute la famille néo-libérale est pourtant plus complexe que le simplisme de certaines de leurs théories. Si finalement, elle connaît le succès, c'est sans doute en grande partie parce qu'elle est construite notamment pour démontrer la fausseté de l'analyse économiques qui soutient toutes les expériences socialistes. Dans un monde d'économistes qui semblent ne jurer que par les mathématiques parce que exemptes de toute idéologie et de toute implication sociale, à la suite des travaux de Arthur SPIETHOFF (1873-1957), de Knut WICKSELL(1851-1926) et de Eugen von BÔHM-BAWERK (1851-1914) dont il se situe dans une filiation directe, l'économiste autrichien met en garde contre l'illusion mathématique. pour lui, et ce sera encore plus net dans ses derniers ouvrages (par exemple, La présomption fatale...). Il dénonce "l'usage extensif (...) des mathématiques, qui ne manque pas d'impressionner les hommes politiques qui n'ont aucune formation en ce domaine, et qui est réellement ce qui est le plus proche de la pratique de la magie au sein de l'activité des économistes professionnels". Les statistiques ont leur utilité "pour nous informer sur l'état des affaires", mais il ne croit pas "que l'information statistique puisse contribuer de quelque manière à l'explication théorique du processus" (Hayek on Hayek : An autobiography Dialogue, Stepehn Kresge et Lef Wenar, Londres, Routledge). Dès les premières pages de Monetary Theory and the Trade Cycle, de 1929, il s'attaque à l'illusion en vertu de laquelle on pourrait utiliser les statistiques pour comparer la validité de théories alternatives des cycles. Certaines données économiques complexes ne peuvent tout simplement pas être quantifiées. Cette illusion s'ajoute à une autre, l'illusion macroéconomique, lieu principal de l'erreur scientiste en économie. "Le nombre de variables distinctes qui, dans tout phénomène social particulier, déterminera le résultat d'un changement donné, sera en règle générale beaucoup trop grand pour que l'esprit humain puisse les maîtriser et les manipuler effectivement (Scientisme en sciences sociales).

     Sa pensée économique suit d'abord celle de WICKSELL : une économie théorique a-monétaire tendrait, conformément à la conception de l'équilibre général de WALRAS, spontanément vers une situation d'équilibre où le taux d'intérêt nominal correspondrait au taux d'intérêt naturel, vers une situation où l'investissement correspondrait à l'épargne disponible.

"Dans une économie de troc, l'intérêt  constitue un régulateur suffisant pour le développement proportionné des biens capitaux et des biens de consommation. En l'absence de monnaie, s'il est admis que l'intérêt prévient effectivement toute expansion excessive de la production de biens de production, en la contenant dans les limites de l'offre disponible d'épargne, et qu'un accroissement du stock de biens capitaux basé sur un report volontaire dans le futur de la demande des consommateurs ne peut jamais mener à des expansions disproportionnées, alors on doit nécessairement admettre que le développement disproportionné dans la production de biens de capitaux peut seulement naître de l'indépendance de l'offre de capital monétaire par rapport à l'accumulation de l'épargne" (1933). Le crédit monétaire amplifie cette possibilité de déséquilibre. "Un trait essentiel de notre système de production "capitalistique" moderne, est qu'à tout moment la part des moyens originels de production disponibles employés pour obtenir des biens de consommation dans un futur plus ou moins lointain est beaucoup plus importante que celle qui est utilisée pour satisfaire des besoins immédiats. Ce mode d'organisation de la production permet, en allongeant le processus de production, d'obtenir une plus grande quantité de biens de consommation à partir d'un montant donné de moyens originels de production" (1975). Plus le "triangle" des valeurs qui sert à représenter le détour de production est allongé, c'est-à-dire plus la période des productions est longue, plus est grand le nombre de stades successifs de production, plus la structure de la production va être capitalistique et permettre de produire une plus grande masse de biens de consommation. Le caractère capitalistique de la production dépendra de deux facteurs : le comportement des entreprises à l'égard de l'investissement et la décision d'épargner des agents économiques. En fait, plus forte sera la demande de biens de production et ainsi plus les agents économiques accepteront de reporter leur consommation, plus capitalistique sera alors la structure de production. C'est à ce niveau que se pose le problème de l'équilibre dès lors que l'on tient compte de l'existence de la monnaie, et surtout de la possibilité d'une création monétaire "ex nihilo" par les banques.

Pour Friedrich HAYEK, "toute tentative pour expliquer les processus économiques doit partir de la proposition que, étant donné la constellation particulière des circonstances qui existent, il n'y a qu'un seul mode particulier de comportement d'un sujet économique qui correspond à ses intérêts, et il continuera de changer ses décisions jusqu'à ce qu'il ait réalisé les utilisations les plus avantageuses des ressources économiques pour lui" (1928). Sa définition de l'équilibre met plus l'accent sur l'individu que sur la coordination entre les agents, ce qui le distingue de la conception walrasienne

Le marché n'est pas un modèle d'équilibre abstrait. C'est un processus relié à un système d'information. Il forme dans Droit, Législation et Liberté, le mot "catallaxie" pour désigner l'ordre du marché engendré par l'ajustement mutuel de nombreuses économies individuelles sur ce marché. C'est un ordre spontané produit à partir des actes des gens qui se conforment à des règles juridiques concernant la propriété, les dommages et les contrats. Ce terme, tiré du verbe grec katallatien, rassemble les sens d'échanger, d'admettre dans la communauté, de faire un ami d'un ennemi. 

Les fluctuations monétaires, reliées à l'élasticité des systèmes monétaires de crédit sont les premières responsables des fluctuations et des crises économiques et elles ne peuvent être résorbées que par la neutralisation de la monnaie. Les crises ne sont pas dues à l'insuffisance des demandes effectives (ce qui permet de faire l'impasse du coup sur les problématiques des salaires et des prix...), mais au contraire par les surinvestissements qui se transforment en excès de demande de consommation par rapport aux moyens de la satisfaire. Quels que soient les critiques émises contre sa théorie de l'effet d'accordéon, même dans sa seconde version nommée effet Ricardo, l'économiste autrichien s'en tient toujours à la trop grande élasticité du crédit monétaire.

Opposé donc aux politiques économiques prônées par KEYNES, Friedrich HAYEK continue après la seconde guerre mondiale son offensive contre l'interventionnisme d'État. Il estime avoir montré qu'une hausse de la demande pour les biens de consommation peut mener à une baisse de la demande pour les biens capitaux et que ce déclin peut être retardé par le maintien des taux d'intérêt à de bas niveaux, mais la chute sera d'autant plus importante que les taux de profit dans les secteurs intensifs de main-d'oeuvre auront été plus élevés. Inversement, si l'on permet aux taux d'intérêt de s'élever, on atténue les conséquences néfastes du processus. Une faible propension à consommer aura le même effet, dans tous les cas, la fin de la croissance est provoquée par une rareté de capital. pendant la période de dépression, ce n'est pas le taux d'intérêt, mais le taux de profit et les salaires réels qui déterminent le déclin et l'éventuelle reprise de l'investissement. Ce n'est donc pas la baisse dans les occasions d'investissement qui provoque la crise, contrairement aux idées en vogue dans les années 1930 et qui aboutissent à la fin de la seconde guerre mondiale aux politiques keynésiennes. Dans Prix et Production (Calmann-Lévy, 1975, traduction de l'ouvrage de 1931, remanié), nous pouvons lire : "Keynes s'était basé sur l'hypothèse d'une corrélation positive simple entre la demande globale et le niveau de l'emploi, et sur le fait que le chômage pouvait et devait être combattu par un accroissement convenable de la demande globale. L'application de cette théorie a non seulement entraîné l'inflation mondiale en échouant dans une prévention durable du chômage mais se trouve être à long terme la cause d'un chômage beaucoup plus important que celui qu'elle entendait combattre (...). Il se peut que l'effondrement de l'illusion keynésienne auquel on est en train d'assister donne à l'autre explication des causes du chômage présentées dans ce livre davantage de chances d'être écoutées qu'il y a quarante ans."

En fait, le rôle de l'État est de fournir le cadre juridique requis par le jeu de la catallaxie, tâche pour laquelle il dispose du monopole de la coercition, mais de plus, loin de plaider pour un "État minimal", l'auteur lui demande d'user de son pouvoir fiscal pour assurer un certain nombre de services qui ne peuvent être fournis de manière adéquate par le marché. Il en est ainsi des biens collectifs qui profitent à tous, notamment la santé, la protection civile contre les catastrophes, les transports et les infrastructures d'énergie, mais aussi de toutes les solutions à apporter aux problèmes de pollution. Si le champ d'intervention de l'État est relativement étendu, son type d'intervention doit être assez circonscrit. Comme le marché demeure en dernier ressort le meilleur moyen pour la production et l'allocation des ressources, il convient de réduire au minimum les activités qui ont pour effet de le contrarier. Dans la gestion de ces activités, il n'y a en outre pas de raison de ne pas soumettre l'État aux règles de la concurrence. Friedrich HAYEK ne jette pas aux oubliettes, comme le font beaucoup de ceux qui se réclament de sa pensée, toute politique économique, mais son attitude très ambiguë vis-à-vis de l'objectif d'un "niveau stable et élevé" de l'emploi et le fait qu'il faut cesser selon lui d'utiliser l'impôt comme moyen de redistribuer et comme levier d'une politique économique, indiquent bien une conception très restrictive, finalement, malgré certains passages de ses ouvrages économiques, sur l'État. C'est que sa conception de l'économie est supportée par une vision bien précise de la société.

 

     Friedrich HAYEK remplace souvent le terme société, qui pour lui se réfère à une vision holiste qu'il réfute, par des périphrases tels que "ordre étendu", "grande société", "société ouverte"... S'il cède à l'usage courant la plupart du temps, ses écrits donnent facilement, même s'il peut s'en défendre, une vision économiciste de la société. Pour étudier les phénomènes complexes, l'auteur préfère nettement le concept d'ordre qu'il défini comme un "état de choses dans lequel une multiplicité d'éléments de nature différente sont en un tel rapport les uns aux autres que nous puissions apprendre, en connaissant certaines composantes spatiales ou temporelles de l'ensemble, à former des pronostics corrects concernant le reste ; ou au moins des pronostics ayant une bonne chance de s'avérer corrects" (Droit, Législation et Liberté). La société est un ordre spontané d'ensemble qui contient en son sein à la fois des ordres spontanés plus spécifiques et des groupes organisés qui relèvent plus de la notion de taxis. Telles sont les familles, les entreprises, les sociétés de toute nature, mais aussi les institutions publiques, y compris le gouvernement. L'ordre spontané n'a pu être conceptualisé que dans le cadre d'une société sécularisée, ou en tout cas libéré des mythes religieux, et la conceptualisation qui s'est imposée, celle d'un rationalisme constructiviste, de même que la notion de contrat social, celle qui sert de référence au freudisme, au marxisme et à KEYNES, menace en fait la survie d'une civilisation qui est le résultat d'une évolution longue et complexe... En fait, l'ordre spontané ne doit pas être confondu avec un organisme qui désigne un ordre dans lequel les éléments individuels occupent une position relativement fixe. Les règles d'une société ne sont en fait pas le résultat d'une élaboration consciente, et si elles existent, c'est parce qu'elles ont fait la preuve de leur efficacité et de leur supériorité pour par exemple la croissance économique. L'effort d'abstraction, s'il est conduit, et c'est le cas le plus souvent, sans une réelle connaissance de toute la réalité, conduit à des impasses et à des erreurs. Plus une société est évoluée et complexe, plus ses membres suivent, sans en être conscients, des "règles de juste conduite" dans leurs actions et dans leurs interactions avec leurs semblables.

L'objet principal de La constitution de la liberté est le "réseau combinant philosophie, jurisprudence et économie de la liberté, et qui jusqu'à présent fait défaut". Friedrich HAYEK rejette à la fois la conception du libéralisme rationaliste et celle du libéralisme utilitariste de la liberté. A toutes les notions qu'il critique, il oppose la seule signification qui lui semble acceptable (celle qu'il désigne par liberty et freedom) : cette condition humaine particulière où la coercition de certains par d'autres se trouve réduite au minimum possible dans une société". Elle se définit donc négativement par l'absence de coercition, ou plus précisément par la réduction au minimum de cette anomalie que l'on retrouve dans tous les regroupements humains. Du coup, l'existence de la propriété privée est nécessaire à la liberté, bien qu'elle ne constitue pas une condition suffisante. L'extension de sa sphère et le développement de la société ouverte s'accompagnent de la généralisation de règles de conduite fondées sur l'honnêteté, le respect des contrats qui sont essentielles à la survie de la civilisation. A cause de l'existence d'instincts primitifs, du vol et de la fraude, la coercition ne peut être complètement évitée, et non plus le monopole de cette coercition par l'État. Il développe une sorte de sociologie morale où le droit n'a certainement pas été créé pour servir à un but formulable politiquement, mais au contraire pour rendre les gens qui s'y conforment plus efficaces dans la poursuite de leurs propres objectifs.

Pour que ce monopole de la coercition, nécessairement présente pour l'évolution du droit, reste dans les limites de la nécessité, seule la démocratie apparaît comme une véritable garantie contre l'arbitraire du gouvernement (confondu pour l'auteur avec l'État). Mais contrairement au libéralisme, la démocratie n'est pas un bien en soi : "la démocratie est essentiellement un moyen, un procédé utilitaire pour sauvegarder la paix intérieure et la liberté individuelle. En tant que elle, elle n'est aucunement infaillible" (La route de la servitude, 1946). En fait, non seulement, la démocratie n'est pas synonyme de libéralisme, mais on peut envisager une société libérale sans démocratie... dans un régime autoritaire, à condition qu'il soit limité par la loi. La méfiance manifestée par le philosophe autrichien envers la démocratie représentative trouve sans doute sa source, plus que dans une argumentation, dans le contexte social et politique dans lequel il a vécu, à Vienne, dans les premières décennies du siècle, et par sa hantise des soulèvements populaires.

En fait, la critique du socialisme constitue un axe majeur de sa pensée politique. Tout son ouvrage, La route de la servitude, son manifeste libéral, est tendu vers cette critique. Il n'y a pas pour lui de différence de nature entre hitlérisme et stalinisme et il n'y a qu'une différence de degré entre la social-démocratie, le socialisme et le communisme. Il faut abandonner cette route de la servitude pour... quelque chose qui n'est pas entièrement théorisé. Il n'y a pas de système social ou politique chez l'auteur, parce qu'il a toujours une méfiance absolue pour toute élaboration théorique à partir de phénomènes que l'homme ne peut complètement appréhender...

 

    Gilles DOSTALIER, à propos de sa théorie de la connaissance, qui supporte une grande partie de la tonalité de son oeuvre, "on peut s'interroger sur le degré de cohérence d'une démarche au terme de laquelle est niée la possibilité de l'opération que Hayek a lui-même entreprise, soit celle d'expliquer le fonctionnement de la société pour démontrer rationnellement l'impasse de l'interventionnisme, sous toutes ses formes, et la supériorité du libéralisme classique."

Si, effectivement, nous sommes loin de posséder toutes les données de la réalité, de la réalité économique surtout, rien ne justifie qu'une partie de la société puisse indiquer la bonne voie... Étant donné, qu'en plus, il semble tout de même d'une étonnante coïncidence que cette voie est précisément celle qui satisfait le plus cette partie... Sur l'économie proprement dite, toute sa construction reposant sur la neutralisation de la monnaie, nous ne pouvons que poser la question du pourquoi de sa "popularité" dans une époque où le  capitalisme financier est proprement envahissant. En fait, cette "popularité" tient surtout à des ouvrages qui ne traitent pas précisément d'économie mais qui constituent des sortes de pamphlet contre le socialisme.

 

      Théoricien polyvalent, au moment où la plupart des économistes restent cantonnés dans des domaines très spécialisés, Friedrich HAYEK propose une oeuvre impressionnante (d'érudition) qui... impressionne surtout les tenants du libéralisme et du néo-libéralisme. Toutefois, au-delà des sympathies politiques, nombre de ses écrits oblige à réfléchir à des propositions. Même s'il n'y a pas de concordances strictes entre les positions épistémologiques, les analyses économiques, les théories sociales et les positions politiques, son impact reste énorme dans les milieux des économistes. S'intéressant à de nombreux champs de la connaissance, il force à toujours penser l'interdépendance des phénomènes économiques, sociaux et institutionnels.

Son oeuvre offre aussi le tableau des conflits théoriques (croisés entre KEYNES, MARX et les libéraux) qui rebondissent d'une époque à l'autre, sur des aspects théoriques et pratiques, sur notamment la place de l'État dans l'économie, débat très actuel à l'heure de bouleversements économiques induits par le développement du crédit tant analysé et critiqué par lui. 

 

Friedrich HAYEK, La route de la servitude, PUF, collection Quadrige, 2011 ; Pour une vraie concurrence des monnaies, PUF, 2015 ; Droit, législation et  liberté, PUF, 2007 ; Essais de philosophie, de science politique et d'économie, Les Belles Lettres, 2007 ; Individualism and Economic Order, The University of Chicago Press, 1948 ; Nouveaux essais de philosophie, de science politique, d'économie et d'histoire  des idées; Les Belles Lettres, 2008 ; L'ordre sensoriel : Une enquête sur les fondements de la psychologie théorique, CNRS Éditions, 2001 ; La présomption fatale : Les erreurs du socialisme, PUF, 1993 ; Scientisme et sciences sociales, Pockett, 1991 ; Monetary Theory and the Trade cycle, 1929.

Gilles DOSTALER, Le libéralisme de Hayek, La découverte, collection Repères, 2001. De catallasia, dans le site consacré à HAYEK, Galaxieliberaux.org, La théorie du cycle économique, Analyse de Christian DEBLOCK et Jean-Jacques GISLAN.

 

Relu le 7 septembre 2020

 

 

 

 

 

 

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24 octobre 2011 1 24 /10 /octobre /2011 16:25

           Fondateur de la psychologie analytique, considérée comme branche dissidente de la psychanalyse, le médecin, psychiatre, psychologue et essayiste suisse Carl Gustav JUNG est le pionnier de la psychologie des profondeurs et un explorateur de l'inconscient collectif.

Même s'il refuse - une des causes de sa rupture avec Sigmund FREUD - de considérer le conflit psychique comme principalement issu de la sexualité, toute son oeuvre prend bien en compte la dimension conflictuelle de la psyché humaine. Il introduit dans sa méthode des notions de sciences humaines puisées dans des champs très divers - et parfois controversés, que l'anthropologie, l'alchimie, l'étude des rêves, la mythologie et la religion qu'il confronte avec une grande activité thérapeutique.

       Influencé par ses lectures des oeuvres d'Emmanuel KANT, de Friedrich NIETZSCHE, de GOETHE et du sociologue BACHOFEN ainsi que du philosophe Henri BERGSON, impressionné très tôt par les légendes du Graal et la pensée de HÖLDERLIN, ses écrits tirent des recherches de psychanalystes et de psychologues (et aussi de sexologues, comme tout le milieu de médecins de l'époque, de KRAFFY-EBING notamment) l'essentiel de leurs sources. Sa notoriété rivalise avec celle de Sigmund FREUD avec lequel il rompt juste avant la Première Guerre mondiale, et son intérêt pour la mystique et les mythologies pousse de nombreux dignitaires nazis à tenter de l'enrôler, (malgré le ton peu amène de certains écrits vis-à-vis de la "race germanique"...).

Pendant tous les premiers développements et même encore aujourd'hui de son école psychologique, malgré les nombreux succès thérapeutiques, sa pensée doit combattre des préjugés tenaces touchant l'alchimie (au sens large) et les tentatives d'édulcoration dans le sens du sensationnalisme sans compter bien entendu les luttes internes des différents courants de la psychanalyse.

 

 Le conflit psychique        

         Pour Carl Gustav JUNG, un conflit psychique naît lorsqu'un "force antagoniste" inconsciente s'oppose au Moi, et que celui-ci ne la refoule pas aussitôt. Le conflit psychique est conçu comme une "dissociation relative" de la personnalité, caractéristique de la névrose. En refoulant un conflit, "on se forge l'illusion qu'il n'existe pas", et l'on transforme "une souffrance connue en une inconnue d'autant plus torturante". En le tenant conscient, au contraire, et en en faisant l'objet d'un débat interne, le Moi peut reconnaître les deux pôles opposés (conscient/inconscient, masculin/féminin, bien/mal, etc.) comme "nécessaires l'un à l'autre et solidaires". L'énergie psychique circule, en effet, entre les contraires mis en tension par la dynamique conflictuelle. Si l'on évite celle-ci, "on esquive la vie".

Le conflit moral est "fondé, en dernière analyse, sur l'impossibilité apparente d'acquiescer à la totalité de la nature humaine". Il est donc toujours présent dans la confrontation du Moi avec l'ombre et le Soi, qui engage le sujet dans les aléas et les souffrances du processus d'individuation. Le "conflit entre plusieurs devoirs", qui définit celui-ci, ne peut jamais être résolu "sur le monde rationaliste ou métaphysique" ; il doit être "enduré" jusqu'à ce qu'un symbole (un troisième terme de nature irrationnelle) rassemble les points de vue contraires en une seule image composite. C'est donc par le conflit conscient, et la tension tragique qu'il instaure - "On est crucifié entre les contraires" - que le Moi, s'ouvrant à la réalité complexe du Soi, découvre son entièreté paradoxale, consciente et inconsciente.

Aimé AGNEL, auquel sont empruntés ces précisions, explique également le sens de la Confrontation selon la psychologie analytique : "Mode de relation du moi avec le "monde totalement étranger" de l'inconscient collectif utilisé spontanément par Jung, dès 1913, puis tout au long de son autoanalyse, pour observer sans a priori, prendre en considération, mettre à distance et comprendre le "flot incessant de fantasmes" qui risquait de la submerger (Ma vie, souvenirs, rêves et pensées, Gallimard, 1966)." Tout droit issu de la conception d'HERACLITE, la conception des opposés de Carl Gustav JUNG permet de bien comprendre sa vision du conflit. La conjonction des opposés, qui implique par définition que ceux-ci soient distingués comme tels, crée un espace de tension entre des polarités différenciées et souvent de sens contraire. Il définit la psyché comme un système d'autorégulation qui s'appuie sur des forces contraires capables de se contrebalancer (Psychologie de l'inconscient). La conjonction des opposés n'est donc pas un feint repos de l'âme ou le retour régressif à une unité primitive où régnerait l'indifférenciation, mais comme dans l'exemple de l'arc ou de la lyre du philosophe d'Éphèse, qui n'existent  que par le jeu des forces opposées dont ils sont constitués et où "le discordant s'accorde avec lui-même : accord de tensions inverses" (HERACLITE), elle consiste en un dynamisme qui est le moteur même de la vie psychique : "Ce n'est que du heurt des contrastes que jaillit la flamme de la vie" (Psychologie de l'inconscient).

 

La recherche des ressorts de l'inconscient collectif

        Son oeuvre baigne dans cette recherche des ressorts de l'inconscient collectif, mais on peut distinguer plusieurs types de textes, même si bien entendu la catégorisation est toujours artificielle. Outre ses multiples correspondances et ses rapports de voyages (à l'édition en cours actuellement, en plusieurs tomes), elle se partage entre écrits strictement psychanalytiques ou médico-psychologiques, livres sur l'Alchimie et ouvrages anthropologiques sans compter les ponts qu'il fait fréquemment entre l'orientalisme et la psychologie par exemple.

Ses recherches l'emmènent, dans les années cinquante, sur les phénomènes extra-sensoriels et les soucoupes volantes (Un mythe moderne. "Des signes du ciel", 1958). Pendant la seconde guerre mondiale, ses écrits et ses interventions directes sont utilisées par les services américaines d'espionnage pour cerner la personnalité des dirigeants nazis (agent double?), à un point tel que certains y voient un mariage expérimental entre l'espionnage et la psychanalyse. Il est constamment en relation avec non seulement le monde des psychiatres mais aussi celui des physiciens, ce qui se ressent à la lecture de certains ouvrages qui veulent embrasser (Willhelm REICH le fait à sa façon lui aussi) les problèmes de la personne et du cosmos dans un tout cohérent et dynamique. 

 

Des oeuvres importantes sur la psychologie, la psychanalyse, la mythologie, l'alchimie..., la sociologie et l'anthropologie.

      Sur ses recherches proprement psychologiques et psychanalytiques, nous retiendrons surtout Psychologie de la démence précoce (1906), Métamorphoses et symboles de la libido (1912), Métamorphoses et symbole de la libido (1913), De l'inconscient (1918), Types psychologiques (1921), L'analyse des rêves (1929), La structure de l'inconscient (1930...), Dialectique du moi et de l'inconscient (1933), Les rêves d'enfants (1936-1941), Psychologie de l'inconscient (1946), Psychologie du transfert (1946), Essais sur la symbolique de l'esprit (1948), Les racines de la conscience (1950), Aïon, études sur la phénoménologie du Soi (1951), Psychogenèse des maladies mentales (1959).

   Sur ces recherches en mythologie, mysticisme et alchimie figurent L'Energétique psychique (1902), Commentaires sur le mystère de la fleur d'or (1929), Les énergies de l'âme; Séminaire sur le yoga et la kundalinî (1932), Wotan (1936), Introduction à l'essence de la mythologie (1941) avec Karoly KERENYI, Psychologie et alchimie (1944), Mysterium conjunctionis (1955-1957), Présent et avenir (1957), Psychologie et orientalisme (recueil de textes de 1935 à 1960). Il faut mentionner le recueil d'oeuvre de 1932 (Pracelse) à Les archétype de l'inconscient (1954) publiées sous le titre Synchronicité et paracelsica en 1988.

   Dans le domaine sociologique et anthropologique ou d'anthropologie religieuse, nous pouvons mentionner Psychologie et Éducation (recueils de 1916 à 1942), Après la catastrophe (1945),  Aspects du drame contemporain (1948), Réponse à Job (1952).

 

Psychologie de la démence précoce

     Psychologie de la démence précoce date de l'époque de son activité de recherche clinique où il s'intéresse alors à la Dementia praecox (Schizophrénie), après s'être fait connaître pendant des années par ses travaux utilisant le test d'association et visant à une meilleure compréhension des processus psychodynamiques chez les sujets "normaux" et les hystériques. L'ouvrage s'articule en cinq chapitres.

Après une revue critique de la littérature déjà parue, suivant en cela une tradition bien ancrée dans cette profession, se fondant sur la psychologie freudienne et sur ses propres recherches, il établit la notion de complexe et démontre son influence générale sur la psyché et sur la validité des associations. Il précise le parallélisme entre hystérie et Dementia praecox, leur symptomatologie et leurs fondements psychodynamiques. Pour l'illustrer, il s'étend longuement sur l'analyse complète d'un cas de démence paranoïde. Dans les deux pathologies, Carl JUNG découvre au plus profond de l'être un ou plusieurs complexes, qui, dans le cas de l'hystérie (maladie la plus étudiée à l'époque dans ces milieux), sont liés de façon évidente avec la symptomatologie et n'ont jamais pu être complètement surmontés, alors que dans le cas de Dementia praecox ils sont fixés durablement et que le lien causal avec la symptomatologie ne peut être déterminé. A l'entrée dans la maladie se trouve un affect puissant, qu'il appelle facteur X, par exemple une toxine métabolique, qui entraînerait un affect directement nocif du complexe, ou un facteur prédisposant, comme une sorte de disposition organique.

Son ouvrage est accueilli de manière plus que mitigé, les critiques les plus acerbes lui reprochant de vouloir expliquer psychologiquement une affection indéniablement d'origine cérébrale organique pour faire l'apologie des travaux de Sigmund FREUD. Pourtant, l'intention de Car JUNG semble plutôt d'être de trouver des liens, les relations entre les symptômes et le développement de la maladie demeurant énigmatique, entre la psyché et l'organique. (Bernard MINDER). De formation médicale, Carl JUNG cherche, vu les impasses de l'approche strictement organique, d'autres voies d'explications possibles.

 

Métamorphoses et Symboles de la libido

     Métamorphoses et Symboles de la libido, plus tard remanié et publié sous le titre Métamorphoses de l'âme et ses symboles (1952) contient , dans cette comparaison des productions de l'imaginaire (rêves notamment...) avec la mythologie et l'histoire des religions, un grand nombre des nouveaux concepts élaborés par Carl JUNG, avant leur formulation définitive.

C'est un ouvrage clé dans la différenciation d'avec les théories sexuelles de Sigmund FREUD. Dans l'édition de 1952, le texte de 1911-1912 est actualisé à la lumière de ses dernières recherches. Dans la première partie, il analyse le sentiment religieux et la difficulté de différencier l'amour humain de l'amour pour Dieu ou pour la divinité. En s'interrogeant sur la mise en jeu des archétypes de l'inconscient collectif, il montre la disposition de la psyché à retrouver au présent, sous des formes relativement  nouvelles, des expériences ou des idées qui ont marqué l'histoire de l'humanité. La deuxième partie introduit son concept de libido qu'il étaie sur ses travaux  consacrés à la schizophrénie et qui apparaît radicalement différend de celui de Sigmund FREUD. Il met alors en place sa conception de l'inceste, l'un des pivots de sa théorie. Le thème de l'inceste a une portée symbolique ; il signifie un reflux de la libido (régression) vers les couches archaïques de l'inconscient qui se situent bien en deçà de la mère génitrice. L'inconscient se montre le lieu du devenir. Ce retour aux origines est symbolisé par le combat du héros contre le monstre. Dans sa quête, le héros aspire à être ré-enfanté, mais il lui faut en même temps renoncer à cet attrait incestueux pour s'affranchir du maternel, sous peine de s'y laisser engloutir. Il développe la problématique du sacrifice. Dans le processus d'individuation, ce mouvement est sous-tendu par l'énergie organisatrice du Soi, et il se réalise par la confrontation du Moi avec les contenus inconscients archaïques. (Viviane THIBAUDIER)

 

Types psychologiques

     Dans Types psychologiques, le psychologue suisse expose longuement les caractéristiques des deux grands types d'êtres humains, extraverti et introverti.

Pour lui, l'attitude extravertie se caractérise par un écoulement extérieur de la libido, un intérêt pour les événements, les êtres et les choses, une relation, une dépendance vis-à-vis d'eux. Sociable, même lorsqu'il est en désaccord avec le monde, le type extraverti se retrouve beaucoup en Occident, où il est valorisé. L'attitude introvertie est une attitude de retrait où la libido s'écoule à l'intérieur, concentrée sur des facteurs subjectifs. le sujet a tendance à se montrer asocial et préfère la réflexion à l'action. Cette attitude fut longtemps valorisée en Orient. Sa conception est loin d'être simpliste car d'une part il considère la personnalité humaine comme composite des deux types et il existe de multiples ramifications de l'expression de ceux-ci. A ces deux types d'attitude, il adjoint quatre fonctions psychiques fondamentales, déterminées empiriquement à partir de ses observations et de sa propre expérience - y compris celle de sa rupture avec Sigmund FREUD - qui orientent le moi conscient dans sa relation tant avec le monde extérieur qu'avec le monde intérieur.

Les quatre fonctions se présentent comme des paires d'opposés. deux sont dites rationnelles (la pensée et le sentiment), car elles se fondent sur le jugement, et deux sont dites irrationnelles (la sensation et l'intuition), car elles utilisent des perceptions directes, conscientes ou inconscientes. Chacune présente au conscient un aspect particulier de la réalité, mais le moi s'identifie à l'une d'elle, et l'utilise spontanément comme outil privilégié d'orientation et d'adaptation. Parmi ces quatre fonctions, le sentiment joue un rôle particulièrement important dans l'analyse, car c'est un facteur essentiel de la prise de conscience : c'est le sentiment qui mesure l'intensité, et donc la tension énergétique liée à une représentation. Sans cette "relation affective avec l'existence et le sens des contenus symboliques", la prise de conscience peut rester purement intellectuelle et ne faire que renforcer l'unilatéralité du conscient. Il faut noter que par ailleurs que le "jugement" du sentiment - puisque cette fonction est, comme la pensée, une fonction rationnelle - diffère "du jugement intellectuel, en ce qu'il n'a pas pour but d'établir une relation conceptuelle, mais d'accomplir l'acte subjectif d'acceptation ou de refus". La fonction principale caractérise le type fonctionnel. Elle est généralement soutenue par une fonction auxiliaire (irrationnelles, par exemple, si la fonction supérieure est rationnelle), les deux autres fonctions restant beaucoup moins développées, plus archaïques et indifférenciées. (Aimé AGNEL)

 

Les racines de l'inconscient

     Les Racines de la conscience reprend et développe la notion d'archétype, idée centrale dans l'oeuvre de Carl JUNG. Après une définition des archétypes présents dans l'inconscient collectif - l'image de la mère, l'idée d'anima - il illustre son propos par l'analyse des symboles contenus dans l'oeuvre d'un alchimiste et gnostique du IIIe siècle et une étude du rite chrétien de la messe et par celle des représentations de l'arbre dans les mythologies et les religions. 

 

Dialectique du Moi et de l'inconscient

       Dialectique du Moi et de l'inconscient, ouvrage qui contraste grandement avec d'autres oeuvres, très concis, se situe au coeur de la pensée de Carl JUNG. C'est toute la problématique de l'inconscient collectif et de l'inconscient individuel qui se trouve exposée. Sans doute, pour l'étudiant, c'est par cet ouvrage qu'il faut commencer l'étude de son oeuvre...

 

Postérité de son oeuvre

     La postérité de l'oeuvre de Carl JUNG est à la fois féconde et génératrice de quantités d'affabulations qui proviennent souvent d'une lecture mal comprise (ou provenant de mauvaises traductions!). Très concrètement, les premières expérimentations des associations libres du psychologue suisse, menée conjointement avec Franz RIKLIN, permettent la création du psycho-galvanomètre, ancêtre du détecteur de mensonges.

C'est surtout au sein de certaines psychothérapies que les notions jungiennes connaissent leur application, notamment dans la manière dont doit se faire le face à face entre patient et analyste. c'est d'ailleurs sur cet aspect que la communauté psychanalytique est très divisée. Par ses ouvrages sur les aspects sociologiques et notamment dans le domaine de l'EÉucation, il influence la méthodologie pédagogique en mettant l'accent sur la personnalité de l'adulte-pédagogue, essentielle dans la réussite d'un enseignement (Clifford MAYES).

La notion d'inconscient collectif est omniprésente de nombreuses analyses, en dehors même du champ de la psychanalyse (jusque dans les écrits socio-politiques, dont certains s'inspirent tendancieusement - que l'on pense aux écrits nationaux-socialistes, de cette notion). La typologie jungienne influence également la graphologie et la caractérologie (Ecole de Groningue). le psychiatre et neurologue suisse Hermann RORSCHACH s'en inspire pour son test projectif (Psychodiagnostic, 1921) très utilisé aujourd'hui. Un certain nombre d'écrivains, comme Gaston BACHELARD (La psychanalyse du feu), Pierre SOLIÉ et Gilbert DURAND (Structures anthropologiques de l'imaginaire. introduction à l'archéotypologie générale), Northrop FRYE (Anatomy of Criticism, 1949) pour qui les mythes sont les principes structurels de la littérature... sont influencés par ses oeuvres.

On remarquera que son influence, hormis certains éléments très concrets, est surtout très diffuse, s'appuyant sur une vulgarisation parfois pas très fidèles de ses écrits, d'où de nombreuses références jungiennes trouvées dans la littérature et les arts (cinéma, notamment). 

       Sur les conceptions du conflit, son oeuvre pèse certainement par la mise en exergue de principes collectifs inconscients actifs.

 

Carl Gustav JUNG, Métamorphose de l'âme et ses symboles, Georg Editeurs, Le livre de poche, 2006 ; Les racines de la conscience, Buchet/Chastel, Le livre de poche, 2005 ; Dialectique du moi et de l'inconscient, Gallimard, nrf, folio/essais, 2010.

Aimé AGNEL et ses collaborateurs, Le vocabulaire de Carl Gustav JUNG, Ellipses, 2005 ; Freida FORDHAM, introduction à la psychologie de Jung, Imago, 2003 (première édition avec préface de Jung, 1966 ; Charles BAUDOIN, L'oeuvre de Jung, Petite Bibliothèque Payot, 2002 ; Bernard MINDER et Viviane THIBAUDIER, articles dans Dictionnaire international de la psychanalyse, Hachette Littératures, 2005.

 

Relu le 13 août 2020

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4 octobre 2011 2 04 /10 /octobre /2011 14:22

       Un des initiateurs en France de l'écologie politique dans les années 1970, René DUMONT ne cesse d'écrire, depuis ses ouvrages d'agronomie jusqu'à ses oeuvres politiques, en étroite relation avec la pratique professionnelle et la situation sur le terrain, que ce soit dans son pays ou dans le "tiers-monde".

D'abord pacifiste intégral et favorable à l'agriculture promue par le régime de Vichy, il s'engage progressivement en faveur du développement des peuples du tiers-monde, de la paix dans le monde et pour un développement contrôlé (démographie, énergie, protection des sols) et équitable.

      Ses oeuvres se répartissent en une multitude d'analyses et propositions en agriculture, des thèses écologiques et sur le développement, des écrits-prises de position sur les guerres en cours. Il étudie d'abord la culture du riz en Asie (La culture du ris dans le delta du Tonkin, 1935) et y découvre l'exploitation coloniale. Il s'enthousiasme ensuite pour l'agriculture moderne (Les leçons de l'agriculture américaine, 1949) et plus encore pour les révolutions agraires (Révolution dans les campagnes chinoises, 1957). Il est persuadé ensuite du double échec du développement à l'occidentale et de ses imitations socialistes (Développement et socialisme, 1969). il dénonce pendant longtemps dans le public et les instances internationales, les erreurs de développement, notamment dans les régions les plus pauvres (L'Afrique noire est mal partie, 1962) sans pour autant être bien entendu par les responsables politiques et économiques.

il conclue, à l'unité indissoluble qui fonde l'écologie politique - un rapport sain entre les hommes, un rapport sain entre l'humanité et la terre (Paysans écrasés, terres menacées, 1978) et rompt avec le socialisme étatiste et productiviste (Finis les lendemains qui chantent, 1983-1985, avec Charlotte PAQUET). Il mène toujours un combat incessant contre les crimes du néo-colonialisme en Afrique (Pour l'Afrique, j'accuse, 1986) et, en même temps, souligne les aspects positifs (réforme agraire, priorité aux petites entreprises) du développement de Taïwan (Taïwan, le prix de la réussite). Il garde dans tous ses écrits ultérieurs la même pensée écologique, bien exposée dans son premier livre pleinement écologique, l'Utopie et la mort, écrit en 1973. Sur un certain nombre de sujets, notamment la guerre, son ton se fait même plus véhément et imprécateur à l'approche de la fin du siècle (Cette guerre nous déshonore, 1992 ; Famine, le retour, 1997). 

 

    Toute une série d'ouvrages permet de suivre l'évolution de son travail d'agronome, de son approche novatrice, pluri-disiciplinaire, dans son premier ouvrage, La culture du riz dans le Delta du Tonkin, de tous ses textes lorsqu'il enseigne de 1935 à 1974 (Institut national agronomique Paris-Grognon, agriculture comparée), de sa défense du corporatisme agricole (1940-1945) aux travaux dans le cadre de la Reconstruction sur Le problème agricole français. Esquisse d'un plan d'orientation et d'équipement, jusqu'à ses études sur les différentes expériences et programmes agricoles aux États-Unis et dans le Tiers-Monde. Il part d'une approche très technique très vite empreinte de considérations politiques (prise de conscience précoce des méfaits du colonialisme) et indique par là, que jusqu'à des domaines où il semble surtout question de machines, d'engrais et de finances, les conflits sociaux sont toujours présents dont les processus de portée longue, économique.

 

L'Afrique noire est mal partie

     C'est la réalité sur le terrain qui le pousse à considérer la nécessité de changer radicalement la manière de cultiver, de se nourrir, de vivre. Les traits saillants d'une telle critique sont très présents dans L'Afrique noire est mal partie. 

Refusant une sorte de fatalisme et de malédiction induite par l'existence de climats et de sols contrastés, il défend l'idée que l'Afrique noire n'est pas maudite., que l'Occident possède une responsabilité directe dans ses difficultés économiques actuelles (esclavage et colonisation). Constatant que l'indépendance, ce n'est pas toujours la décolonisation, il dénonce la marche forcée vers un type de développement à l'occidentale, privant par exemple par la scolarisation massive, les terres de main d'oeuvre indispensable. Prenant appui sur beaucoup d'exemples concrets puisés dans différents pays, il indique les obstacles à de véritables progrès agricoles. Pour se développer, l'Afrique doit repenser son école, ses cadres, sa structure... et se mettre au travail. René DUMONT indique les deux grands écueils pour l'Afrique : la sud-américanisation et le socialisme aventuré pour aborder de manière ample le problème alimentaire mondial. Il prône la solidarité internationale, faute de quoi la famine mondiale pourrait intervenir vers 1980... Dans l'édition revue et corrigée de son livre en 1973, il écrit : "En 1973, il n'est plus possible de se leurrer. Sauf transformations fondamentales (aide étrangère à l'équipement fortement accrue, plus désintéressées ; et surtout efforts internes de bien plus grande ampleur...), il faudra peut-être un siècle pour vraiment venir à bout du sous-développement africain, qui sera sans doute le plus difficile à vaincre de tous. Car l'Afrique part de bien plus bas que l'Amérique Latine - sauf dans ses montagnes andines - et même que l'Asie. Si la situation de cette dernière est rendue plus diffcile par le surpeuplement, elle part d'un niveau de civilisation générale et agricole bien plus avancé. Elle se trouve donc, en Chine par exemple, en état d'aborder avec un certain succès la Révolution industrielle ; surtout parce qu'elle freine rapidement sa dangereuses explosion démographique. L'Afrique, elle, démarre à un niveau très inférieur. Mais si les plus pessimistes avaient raison (et les faits sont en train de leur donner raison), le Tiers monde courrait bientôt aux plus graves disettes, sinon aux famines généralisées. L'Humanité est donc parvenue à une véritable croisée des chemins. Si nous prolongeons les types d'interventions en cours, dont l'efficience est absolument insuffisante, le Tiers Monde, bientôt affamé, poserait à la génération qui nous suivra le plus redoutable des problèmes. Le fait que nous aurions eu alors raison, pour la seconde fois, ne serait pas pour nous une consolation suffisante. A Meister estime que l'aide internationale à l'Afrique "risque de diminuer dans le proche avenir" et il parle du "mythe de l'aide étrangère désintéressé". Nous nous sommes donc efforcés de montrer, dans l'étude  sur la menace de famine rappelée en introduction, que, pour la première fois dans l'histoire, les nations riches ont le plus strict intérêt à se montrer beaucoup plus généreuses. Cela ne réduirait nullement leur expansion, tout au contraire. Tandis que si la famine montait chez les pauvres, qui sont de plus en plus avertis, pendant que les gaspillages se multiplieraient dans le camp des nantis; les risques d'explosions, capables de mener à un suicide atomique mondial, augmenteraient dangereusement. Nous sommes tous acculés à revoir entièrement notre conception du monde, nos manières de penser et surtout d'agir, simplement si nous désirons la survie de l'espèce humaine. D'abord en limitant sa prolifération, à la mesure de ses subsistances. Même l'Afrique dépeuplée devra proportionner la multiplication de ses habitants à celle de ses ressources. Ces dernières doivent largement surpasser la première, si l'objectif d'une humanité heureuse reçoit enfin la priorité sur celui d'une humanité trop nombreuses. C'est pourquoi cette Afrique, dont il était inévitable que le départ hésite, non seulement peut mais doit partir très vite. Si elle mettait un siècle pour rattraper son retard, nous en pâtirions. Il nous faut donc, tous tant que nous sommes, chacun à notre poste, nous dépêcher de remplir toutes les conditions qui faciliteraient ce départ; car nous y avons le plus strict intérêt. Avis aux jeunes qui préfèrent vivre, suivant le titre de Tibo Mende, "Un monde possible". Il leur faudra le reconquérir."

 

    Dans tous ses ouvrages qui traitent des différentes voies de développement (Economies agricoles dans le monde, 1954 - Cuba, socialisme et développement, 1964 - Cuba est-il socialiste?, 1970 - Sovkhos, kolkhoz, ou la problématique communiste, 1964 - Chine, la révolution culturale, 1976...) se déploie toujours ce même souci d'analyse objective et de dénonciation des travers. Dans ce dernier ouvrage qui étudie les éléments "les plus neufs et les plus originaux" de la révolution chinoise; il met en relief, malgré de nombreux échecs, la réussite de la maîtrise de la démographie, maîtrise qui n'est sans doute pas pour rien dans l'actuelle position économique de la Chine. Il ne la présente pas comme un modèle pour tous - il en dénonce les retards et les inégalités (notamment les privilèges dont bénéficient toujours les collectivités urbaines par rapport aux communautés rurales), mais comme le long parcours depuis 1949, de politiques opiniâtres. 

 

Une attitude distante par rapport au monde politique

    Toujours à distance du monde politique, depuis ses déboires du fait de son attitude pendant le régime de Vichy, conscient des responsabilités provenant de sa grande connaissance de ce qu'il estime être les problèmes les plus importants du monde, il multiplie, dès 1974 (année de sa retraite professionnelle) les initiatives (dont la plus marquante est sa candidature à l'élection présidentielle, suivie de la fondation de la première organisation d'envergure nationale, le Mouvement écologique) et les écrits en faveur d'un autre développement : L'utopie ou la mort, 1973 - Seule une écologie socialiste, 1977 - Un monde intolérable : le libéralisme en question, 1988 - Mes combats. Dans quinze ans les dès seront jetés, 1989...

 Dans L'utopie ou la mort figure l'ensemble de sa problématique qu'il développe par la suite : l'annonce de la fin d'une civilisation, la dénonciation de la société de gaspillage, la responsabilité des pays riches, les révoltes inévitables dans les pays dominés, la mobilisation générale de survie dans les pays riches, le choix entre injustice et survie et la nécessité d'hommes et de pouvoirs nouveaux.  Ce sont de véritables transitions vers des socialismes de survie qu'il prône. Il lie la possibilité de cette survie de l'humanité à l'émergence du socialisme. 

 

   Même si ses ouvrages restent marqués par l'époque où ils sont écrits, il possèdent encore une force de conviction démonstrative qui influence de nos jours une grande partie du mouvement d'écologie politique. Mais bien plus, dans la foulée du Rapport du club de Rome de 1972, il fait partie de ces intellectuels et praticiens qui changent les données de la perception sur l'environnement : les cinq tendances fondamentales, industrialisation accélérée, croissance rapide de la population, très large étendue de la malnutrition, épuisement des ressources naturelles non renouvelables, dégradation de l'environnement constituent toujours les problèmes les plus dramatiques de l'humanité. C'est en tout cas ce que pense maintenant une très large part de la population des pays riches et de l'intelligentsia politique et scientifique, même si l'une des cinq tendances, la surpopulation, est en passe d'être maîtrisée. Les oeuvres de René DUMONT sont considérés comme faisant partie des bases de l'altermondialisme (membre fondateur d'Attac), et leurs influences dépassent largement les frontières politiques. 

 

René DUMONT, L'Afrique noire est mal partie, Seuil, 1962, 1973 ; Chine, la Révolution culturale, Seuil, 1976 ; L'utopie ou la mort, Seuil, 1974.

J-P. BESSET, René Dumont, une vie saisie par l'écologie, Stock, 1992.

 

Relu le 2 septembre 2020

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2 août 2011 2 02 /08 /août /2011 17:26

          Juriste constitutionnel, théoricien et professeur de droit, intellectuel catholique allemand, Carl SCHMITT appartient à la génération qui a connu le militarisme de son pays et l'humiliation du Traité de Versailles, et élabore sous la République de Weimar, puis sous le régime nazi, auquel il adhère et qui l'exclu de ses fonctions au bout de deux ans (1934-1936), et enfin après la Seconde Guerre Mondiale, une pensée politique qui se caractérise par la recherche des conditions de la stabilité de l'État et de son autorité.

Il s'oppose à la fois aux minorités agissantes - notamment les Juifs (il se caractérise par un antisémitisme affirmé), mais pas seulement - à toute théorie politique ou économique qui veut programmer le dépérissement de l'État (marxisme) ou l'affaiblir (le libéralisme). Champion d'un régime de démocratie plébiscitaire et penseur de la "dictature politique légitime", il estime nécessaire la présence d'un homme fort à la tête de l'État et finalement construit une philosophie de la situation d'urgence, de la guerre et du combat, définissant même la politique autour de la notion d'ennemi.

Sa pensée suit une ligne cohérente depuis Théologie politique (1922) jusqu'à Théorie du partisan (1963), en passant, principalement, par Théorie de la Constitution (1928), La notion du politique (1932), Le Léviathan dans la doctrine de l'État de Thomas Hobbes (1938) et Le Nomos de la Terre (1950). C'est d'abord en juriste qu'il pense et il pense le droit comme instrument de la puissance de l'État. Il amplifie la pensée de Maurice HAURIOU (1856-1929), juriste et sociologue français qui présente l'État comme "l'institution des institutions" (voir notamment ses principes de droit public, Larose, 1916).

Son oeuvre connaît une éclipse très longue après la seconde guerre mondiale, due surtout au fait que beaucoup plus que Martin Heidegger, il participe réellement à la justification du système nazi et de ses entreprises d'extermination. La critique allemande la rejette en bloc du fait de son allégeance au national-socialisme ; la critique anglo-saxonne distingue par contre toujours son oeuvre juridique de la République de Weimar de ses écrits nationaux-socialistes. Mais un troisième groupe voit surtout dans son oeuvre du Troisième Reich une trahison du juriste de Weimar et c'est sans doute par ce biais qu'aujourd'hui son oeuvre est redécouverte. A l'heure du triomphe du libéralisme, et au moment où la grande tradition marxiste européenne peine à trouver un second souffle, beaucoup d'intellectuels se tournent vers ses oeuvres qui défendent l'État.

   

      Parmi ces re-découvreurs, Julien FREUND, malgré ses sentiments de répulsion quant à son rôle dans le régime nazi, (il rappelle que la presque totalité des intellectuels - ceux qui n'étaient pas déjà partis en exil - faisaient confiance au départ à Hitler), le présente comme d'abord le théoricien de l'ennemi en politique.

Le centre de gravité de sa philosophie politique est de garder à la politique sa place (la Constitution de Weimar l'évacuait selon lui) : "Il est impossible, écrit-il en commentant l'oeuvre de Carl SCHMITT, d'exprimer une volonté réellement politique si d'avance on renonce à utiliser les moyens normaux de la politique, à savoir la puissance, la contrainte et, dans les cas exceptionnels, la violence. Agir politiquement, c'est exercer l'autorité, manifester de la puissance, sinon on risque d'être emporté par une puissance rivale qui entend agir pleinement du point de vue politique." Sa critique de la République de Weimar, loin de lui être hostile, vient du souci de lui donner l'autorité suffisante pour mener une politique efficace. C'est ce qui ressort de l'ouvrage Legalität und Legitimität publié à peine quelques mois avant la venue au pouvoir des nazis. Il s'agit alors pour lui d'une "tentative désespérée pour sauver le régime présidentiel, la dernière chance de la République de Weimar, face à une jurisprudence qui refusait le problème de la constitution en termes d'amis et d'ennemis." Une grande partie de son oeuvre repose la même question que Thomas HOBBES : "Pourquoi les hommes donnent-ils leur consentement à la puissance? Dans certains cas par confiance, dans d'autres par crainte, parfois par espoir, parfois par désespoir. Toujours cependant ils ont besoin de protection et ils cherchent cette protection auprès de la puissance. Vue du côté de l'homme, la liaison entre protection et puissance est la seule explication de la puissance. Celui qui ne possède pas la puissance de protéger quelqu'un n'a pas non plus le droit d'exiger l'obéissance. Et inversement, celui qui cherche et accepte la puissance n'a pas le droit de refuser l'obéissance." (Gespräch über die Macht und den Zugang zum Machthaber, Pfulligen, 1954). 

 

         Dans Théologie politique, Carl SCHMITT développe déjà la thèse selon laquelle "est souverain celui qui décrète l'état d'exception", celui qui décide de la situation exceptionnelle. Comparant les domaines de la religion et de la politique, il effectue une sécularisation des concepts théologiques pour les appliquer à la théorie de l'État. Le Dieu religieux devient le juge, tandis que le miracle devient l'exception de la jurisprudence. En fait, et il n'est pas le seul à le comprendre ainsi dans la lutte séculaire entre l'Église et l'État, "tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l'État sont des concepts théologiques sécularisés."

 

          La Notion de politique (1932), née d'une conférence, ne veut pas considérer, comme cela se fait à son époque par les spécialistes du droit, l'État comme une activité autonome qui se préoccupe de la vie des hommes en société. Pour lui, le concept d'État présuppose celui de politique. Non seulement il ne peut y avoir d'activité politique en dehors du cadre étatique, mais la politique continuerait même si l'État devrait disparaître. Création historique, en dépérissement possible, l'État peut laisser la place à une autre forme d'unité politique. Julien FREUND indique qu'en dehors même cet écrit, Carl SCHMITT insiste sur la différence entre substance et instance. L'État est une instance, et dans des situations exceptionnelles, révolutionnaires ou de guerre civile, l'État se décompose du fait de la rivalité entre deux volontés politiques ennemies, jusqu'à ce que l'un des deux triomphe. Carl SCHMITT développe alors une pensée originale où l'axe réel est la politique, et non ses formes successives, mais il n'a pas cherché toutefois à définir l'essence du politique, ni même à caractériser plus ou moins exhaustivement le phénomène. Dans ses développements, le juriste allemand privilégie toujours la politique extérieure à la politique intérieure. Julien FREUND estime, en re-contextualisant l'oeuvre, que la Notion de politique n'est pas un ouvrage pré-nazi, nazi ou même pro-nazi et indique en passant que son auteur fait partie de la fraction anti-Hitler du Parti national-socialiste. Cet ouvrage se situerait plutôt dans la grande tradition de la légitimité charismatique.

Comme toujours, il est bon de revenir au texte. Dans une Préface, Carl SCHMITT indique qu'"il s'agit principalement (...) de déterminer la relation et la position réciproques des concepts étatique et politique d'une part, des concepts de guerre et d'ennemi d'autre part, et de discerner ce qu'ils contiennent d'information relative à ce champ conceptuel."  Dans le premier chapitre Étatique et Politique, nous pouvons par exemple lire : "En revanche, l'équivalence étatique = politique devient inexacte et génératrice d'erreurs dans la mesure où il y a interpénétration de l'État et de la société, les affaires de l'État engageant dorénavant la société, tandis qu'à l'inverse les affaires concernant jusqu'ici la société seule sont prises en charge par l'État, ce qui se produit nécessairement dans une unité politique organisée en démocratie. Dès lors, les domaines précédemment neutres (la religion, la culture, l'éducation, l'économie) cessent d'être neutres au sens où ce mot signifie qu'ils sont sans lien avec l'État et la politique. A ce genre de neutralisations et dépolitisations de domaines importants de l'activité humaine, la polémique oppose le concept de l'État total postulant l'identité de l'État et de la société, qui ne saurait se désintéresser d'aucun ordre d'activité humaine, à l'emprise potentielle duquel nul domaine n'échappe. Il s'ensuit que, dans un État total, toutes choses sont politiques, du moins en puissance, et la référence à l'État ne peut plus fournir de quoi définir le caractère distinctif spécifique du politique."

En fait, nous percevons bien là un caractère bien complexe de la politique, qui est toujours une lutte, un conflit, et d'ailleurs une grande partie de la réflexion de Carl SCHMITT est de faire comprendre la nécessité de laisser un espace aux luttes politiques, un espace aux catégories d'ennemi et d'ami, que ni l'État total, ni sa destruction ne doit entamer. Il s'attache à faire faire toujours la distinction entre les catégories morales et politiques et mêmes juridiques. Il n'est rien de pire qu'un adversaire criminalisé. La guerre est ce moyen extrême de la politique - Carl SCHMITT a lu CLAUSEWITZ -  qui "rend manifeste cette éventualité d'une discrimination de l'ami et de l'ennemi sur quoi se fonde toute notion politique, et elle n'a de sens que pour autant que cette discrimination subsiste comme une réalité ou pour le moins virtuellement, au sein de l'humanité. En revanche, une guerre menée pour des motifs prétendus purement religieux, purement moraux, purement juridiques ou purement économiques serait une absurdité." Il vise là des éléments de la guerre civile, qui se distingue par sa violence et son inhumanité, les autres n'étant alors rien d'autres que des monstres. Carl SCHMITT considère dans son livre la dépolitisation par la polarité éthique-économie. Son époque, pense t-il est réellement une époque de neutralisations et de dépolitisations, soit par le biais du capitalisme libéral, soit par le biais d'un projet marxiste, soit encore par les entreprises mondialistes du type Société des Nations.

A la fin de son livre, il écrit : "Le processus de neutralisation progressive des divers domaines de la vie culturelle toucha à sa fin parce qu'il a atteint la technique. La technique n'est plus un terrain neutre au sens de ce processus de neutralisation et toute politique forte se servira d'elle. Ce n'est donc qu'à titre provisoire que l'on peut considérer que ce siècle-ci est, relativement à son esprit, le siècle technique. Il n'y aura de jugement définitif que lorsqu'on aura constaté quelle espèce de politique est assez forte pour s'assujettir la technique moderne et quelles sont les véritables regroupement en amis et ennemis opérés sur ce terrain nouveau. De nos jours encore, parmi les peuples industrialisés, les grandes masses demeurent adeptes d'une obscure religion de la technicité car elles sont, comme toutes les masses, avides de conclusions extrêmes et inconsciemment convaincues d'y avoir trouvé la dépolitisation absolue, recherchée depuis des siècles, qui signifie la fin de toute guerre et l'aube de la paix universelle. Mais la technique ne sait qu'intensifier la paix ou la guerre, elle est également prête à servir l'une et l'autre, et le nom et l'invocation de la paix n'y changeront rien. Nous sommes à même de percer aujourd'hui le brouillard des noms et des mots qui alimentent la machinerie psychotechnique servant à suggestionner les masses. Nous connaissons jusqu'à la loi secrète de ce vocabulaire et nous savons qu'aujourd'hui c'est toujours au nom de la paix qu'est menée la guerre la plus effroyable, que l'oppression la plus terrible s'exerce au nom de la liberté et l'inhumanité la plus atroce au nom de l'humanité. Nous tenons enfin une explication de l'état d'âme de cette génération pour qui l'âge de la technicité n'était rien d'autre que la mort de l'esprit ou qu'une mécanique sans âme. Nous reconnaissons le pluralisme de la vie de l'esprit et nous savons que le secteur dominant de notre existence spirituelle ne peut pas être un domaine neutre et que c'est une erreur de résoudre un problème politique en posant en antithèses le mécanique et l'inorganique, la mort et la vie. Une vie qui n'a plus que la mort en face d'elle n'est plus de la vie, elle est pure impuissance et détresse. Celui qui ne se connait d'autre ennemi que la mort, et qui ne voit dans cet ennemi qu'une mécanique tournant à vide, est plus proche de la mort que de la vie, et l'antithèse facile qui oppose l'organique au technique est en elle-même d'un mécanisme primitif. Un regroupement qui ne veut voir qu'esprit et vie d'un côté, que mort et mécanique de l'autre, ne signifie rien, si ce n'est que le renoncement à la lutte, et ne représente guère que des regrets romantiques. Car la vie n'affronte pas la mort, ni l'esprit le néant de l'esprit. L'esprit lutte contre l'esprit et la vie contre la vie, et c'est de la vertu d'un savoir intègre que naît l'ordre des choses humaines (...)."

 

      La Théorie du Partisan (1963) est la poursuite de l'idée exposée dans La Notion de politique, mais à propos d'un autre thème.

Sont ré-abordés le problème de l'espace politique, celui de la légalité et de la légitimité, celui des relations internationales et celui de la question de l'ami et de l'ennemi. Julian FREUND pense que la littérature sur le partisan se compose essentiellement d'ouvrages écrits par ceux qui ont pratiqué ce genre de lutte (LÉNINE, MAO, GIAP, CASTRO...) et que les études d'ensemble sur le phénomène sont rares, celle de Carl SCHMITT en semblant même l'unique à ce jour.

La figure du partisan s'inscrit dans un monde de déconfiture du droit international classique et dans un nouvel espace politique. Il est, nous résume Julian FREUND, "d'une part un aspect typique de la nouvelle situation internationale qui ne permet plus de faire une distinction nette entre guerre et paix, parce qu'elle tend à confondre le civil et le militaire, le combattant et le non-combattant ; d'autre part cependant, en raison de sa caractéristique que Schmitt appelle tellurique, il donne une signification particulière à la nécessité de reconsidérer l'ordre élémentaire de l'être-là de l'homme lié à la terre (...), enfin, il réactualise la distinction entre ami et ennemi (...), que l'actuelle confusion entre guerre et paix a tendance à effacer. 

Dans l'Introduction, l'auteur fixe une situation de départ de ses réflexions sur le problème du partisans : la guerre de guérilla menée par le peuple espagnol de 1808 à 1813 contre les forces armées d'un envahisseur étranger (la France). Alors que le droit international classique refoule et met en marge la guerre civile et la guerre coloniale, le partisan les remettent au premier plan.

C'est à une étude juridique et historique à laquelle Carl SCHMITT se livre, jusqu'aux activités de l'OAS en Algérie. Effectivement dans ces guerres-là se brouillent non seulement la légitimité et la légalité, mais aussi la notion d'ennemi réel et se met en place peu à peu dans l'esprit des adversaires la notion d'ennemi absolu. Le partisan, selon lui, remet en question le défaut de pensée concrète qui parachève l'oeuvre des révolutionnaires professionnels. L'intensité de son engagement politique, la localité de cet engagement (il défend bien un coin de terre auquel l'attache un lien autochtone), à l'inverse d'un combattant technique, l'amène à bien discerner un ennemi réel, très loin de l'ennemi criminalisé.

 

      Émile PERREAU-SAUSSINE analyse le rapport de Carl SCHMITT à la politique et à la guerre, comment il lit en quelque sorte CLAUSEWITZ . "Schmitt souligne à l'envi la dangerosité de l'être humain et soutient que les théoriciens du libéralisme, qui n'avaient pas vu venir les guerres totales du XXe siècle, sous-estiment gravement cette dangerosité. Dans Le Concept du Politique, il oppose au primat libéral de la paix un primat antilibéral de la guerre, subordonnant le commerce à la violence ; il oppose au primat libéral de la discussion et du compromis un primat de la souveraine décision qui met un terme à toutes les discussions. Il analyse les situations normales par référence aux états d'exception, l'ordre par référence au chaos, la paix par référence à la guerre, et la guerre limitée par référence à la guerre totale. Chez Schmitt, les exceptions reviennent comme des leitmotiv. Les situations extrêmes du type "péril national" présentent à ses yeux l'intérêt de montrer qu'on ne peut pas toujours se contenter, à la manière libérale, de contourner les problèmes, de dépolitiser l'existence. Dans ces situations, en effet, il est impératif de prendre une décision, une de ces décisions qui obligent à se déterminer pour ou contre, une de ces décisions souveraines qui engagent tout l'être. Schmitt tend à réduire la situation normale à la situation exceptionnelle en réaction contre les libéraux qui oublient la guerre, l'exception, la possibilité du chaos.

Tout se passe comme si Schmitt ne voulait connaitre qu'une seule alternative : soit un libéralisme pacifiste, soit un antilibéralisme militariste. En revanche (Raymond) Aron se propose d'échapper à cette alternative : c'est même (...) dès les années 1930, l'une de ses principales motivations. Le véritable libéralisme ne nie pas l'existence de circonstances exceptionnelles : il s'efforce seulement d'un limiter les méfaits. Comme Schmitt, Clausewitz avait montré qu'en soi la violence ne comporte pas de limites intrinsèques - abandonnée à sa propre dynamique, la guerre conduit aux extrêmes. Mais c'est précisément à ce point que la rationalité politique devient nécessaire, pour éviter l'extermination réciproque, l'ascension aux extrêmes qui se retourne contre les véritables buts de guerre. L'attitude de Clausewitz puis d'Aron est de ramener, autant que possible, l'exception à la norme. Ce n'est pas le déchaînement extrême de la violence qui définit la guerre : c'est la politique qui en détermine la nature. Le désaccord entre Schmitt et Aron porte sur la rationalité pratique. Pour Aron, il est une rationalité pratique qui permet de procéder à des jugements politiques, il est  une rationalité qui permet d'embrasser la diversité des contextes nationaux en se plaçant au-delà des partis pris et des idéologies. Pour Schmitt, cette rationalité n'existe pas. la raison est subordonnée à la volonté. Il n'y a pas de point de vue universel ou philosophique au-delà de la cité, pas de jugement politique qui puisse dépasser les positions partisanes. Toute "vérité" est subordonnée à la distinction de l'ami et de l'ennemi. C'est par référence à la situation extrême qui appelle nécessairement une décision qu'il faut comprendre la vérité politique.

Dans Le Nomos de la terre, Schmitt critique le concept de guerre juste. Puisqu'il est impossible d'émettre un jugement qui transcende l'opposition de l'ami et de l'ennemi, il n'y a pas de concept de la justice qui permette de décider, en se plaçant au-dessus des partis, si une guerre est juste ou non. Suscitées par des désaccords au sujet de la justice, les guerres interdisent par hypothèse tout accord sur une commune conception de la justice. Il n'y a pas de normes universellement partagées, sur fond desquelles un concept commun de la justice pourrait se dégager. En sens contraire, c'est à l'élaboration d'une théorie de la guerre juste que tendent, à pas très mesurés, les efforts d'Aron pour consacrer un certain rationalisme. Faire rentrer la guerre dans le giron de la politique et de la raison, ce n'est pas exalter inconsidérément la chose militaire, c'est seulement reconnaître que la sagesse n'exclut pas le courage, et qu'il est parfois juste de se battre et de mourir pour défendre la liberté. Pourtant, Aron se garde d'affirmer l'existence d'une justice naturelle qui transcende le droit positif. Il s'en tient à une conception, sinon sociologique, du moins formelle de la rationalité pratique, pour rester au plus près des décisions politiques et pour éviter soigneusement les abîmes où se plaît Schmitt. Il reste dans les bornes à la fois précieuses et étroites de la tradition libérale." 

il faut remarquer que Raymond ARON, si on veut bien le situer dans la tradition libérale (ce qui peut se discuter), demeure un auteur bien isolé parmi les libéraux, qui, effectivement, sans doute parce que précisément ils partent très souvent de positions et de motivations économiques et non politiques, pensent peu la guerre et la paix, pensent peu de manière générale, la conflictualité.

Par ailleurs, la confusion entretenue entre pensée libérale politique et capitalisme libéral, et par extension au libéralisme actuel, ne peut que susciter, à l'inverse de sous-entendus amalgamant un peu facilement démocratie et libéralisme, des réactions assez vives. Il n'est donc pas étonnant de voir à l'extrême gauche de l'échiquier politique, des penseurs qui entendent s'appuyer sur certains écrits de Carl SCHMITT pour théoriser le politique. Carl SCHMITT dénonce d'ailleurs les tentatives du libéralisme de noyer les conflits sociaux par un discours irénique où il n'y aurait plus véritablement de luttes mais seulement des concurrences. Il écrit que le libéralisme "mène une politique de dépolitisation", une formule reprise par Pierre BOURDIEU.

     Ce qui précède n'enlève rien aux interrogations qui viennent à l'esprit à la lecture de ses ouvrages, sur le caractère qui serait nécessairement autoritaire de l'État, sur l'élaboration d'un système juridique qui permet l'expression d'un régime autoritaire (celui d'Hitler), qui donne à l'État une place finalement centrale dans l'analyse, même s'il écrit et insiste sur le fait que la politique ne se limite pas à l'État. Sans compter une phraséologie parfois furieuse qui frise le parti-pris idéologique en faveur de la décision plus que de la réflexion, qui jette un soupçon d'irrationalisme. Certes il écrit dans une époque et dans un lieu caractérisés par une catastrophique désorganisation politique et économique, et c'est ce qui donne une tonalité d'urgence à sa pensée. Mais il ne faut cependant cependant pas oublier que ce genre de discours, s'il n'est pas intrinsèquement totalitaire, facilite et a facilité la mise en place d'un régime politique qui définit bien, qui définit sans doute un peu trop, précisément, qui doivent être les ennemis et qui doivent être les amis... Une des qualités qu'on ne peut retirer à son oeuvre, c'est qu'elle ne laisse pas beaucoup de place à certaines illusions idéologiques et qu'elle incite, et c'est ce qui fait son attrait actuel, à la remise en cause de l'occultation du conflit politique et de l'existence d'intérêts toujours contradictoires au sein de sociétés qui se proclament un peu vite démocratiques.

 

 

 

Carl SCHMITT, La Notion de Politique, Théorie du Partisan, Flammarion, collection Champs, 1992. Préface de Julien FREUND.

Émile PERREAU-SAUSSINE, Raymond ARON et Carl SCHMITT, lecteurs de CLAUSEWITZ, Commentaire n°103, Automne 2003.

 

Relu le 29 juillet 2020

 

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5 juillet 2011 2 05 /07 /juillet /2011 09:44

       L'écrivain français, de son vrai nom François Marie AROUET, est sans doute le plus connu et occupe une place particulière dans la mémoire collective française. Toujours encensé pour certaines oeuvres, ignoré pour une quantité d'autres, le philosophe est l'un des plus prolifiques des Lumières françaises.

Il fait figure, et il combat beaucoup durant toute sa vie pour cela, de chef de file du parti encyclopédique, même si paradoxalement, il prend ses distances - quitte à en produire un lui-même tout seul - avec l'Encyclopédie raisonnée de DIDEROT et d'ALEMBERT. Ses oeuvres, dont certaines font partie depuis des lustres du programme scolaire, se partagent entre des romans, des poésies, des traités et un Dictionnaire philosophique portatif, tous au service d'une idée de l'homme et de la société, avec un style souvent mordant, voire insolent (il est embastillé plusieurs fois, même si c'est aussi à cause de ses habitudes de coureurs de femmes durant sa jeunesse...), persifleur et toujours polémique.

Si La Henriade (1728), Zadig (ou la Destinée) (1748), Candide ou l'Optimiste (1759) sont bien connus parmi ses oeuvres littéraires, ses pièces de théâtre (Oedipe - 1718, L'indiscret - 1725, Samson (opéra de 1732), La mort de César - 1736, La Prude - 1748, Le Baron d'Otrande (opéra bouffe de 1769) et Agathode - 1778, parmi un nombre important d'autres sont tombés dans l'oubli. Ses oeuvres politiques ou philosophiques les plus érudites et les plus remaniées parfois, écrites surtout dans la seconde partie de sa vie d'écrivain (à partir de 1718 environ) constituent toujours des oeuvres de référence, jusque dans le pensum officiel de la République française, même si bien entendu, passé la vie scolaire et universitaire, le citoyen moyen ne les lit guère : Histoire de Charles XII (1730), Lettres philosophiques ou Lettres anglaises (1734), Traité de métaphysique (1736), Le siècle de Louis XIV (1751), Poème sur le désastre de Lisbonne (1756), Essai sur les moeurs et l'esprit des nations (1756), Traité sur la tolérance (1763), Dictionnaire philosophique portatif (1764), Le philosophe ignorant (1766), Questions sur l'Encyclopédie (1770), Éloge historique de la raison (1774), De l'âme (1776), La Bible enfin expliquée par plusieurs aumôniers de S M L R D P (1776)... marquent son époque et celle de la Révolution française. Elles couvrent seize volumes parus dans la Bibliothèque de la Pléiade (dont treize de correspondance, tant les écrivains de cette période communiquaient, sans doute plus qu'aujourd'hui...). A noter que dans nombre d'ouvrages, il s'agit pour VOLTAIRE, en prenant faussement un thème (c'est éclatant lorsqu'il traite de l'Islam...), de développer une fois de plus ses attaques contre les christianismes officiels, l'intolérance et le fanatisme.

 

            L'histoire et ses leçons constituent dans l'esprit de VOLTAIRE une source d'expériences au service de la raison qu'il s'agit de revaloriser sans relâche, contre tous les préjugés. Tant dans l'Histoire de Charles XII (1730) que dans Le Siècle de Louis XIV (1751) ou dans l'Essai sur les moeurs et l'esprit des nations (1756). Il inaugure une manière d'écrire l'histoire qui, sans retenir l'ensemble des principes méthodologiques énoncés par Pierre BAYLE, témoigne de nouvelles exigences : l'histoire doit être émancipée des données de la religion et des textes sacrés, elle ne doit pas être simplement au service de la grandeur des princes, elle ne doit pas non plus s'intéresser seulement aux grandes batailles et à la geste héroïque des rois et de leurs armées, elle doit au contraire être attentive à l'ensemble de ce qui constitue la vie d'un règne, d'un pays, d'une époque. La marche des sciences, des arts, des finances, du commerce et des moeurs est plus importante que les événements militaires. Il faut dé-théologiser l'histoire. Autrement, la philosophie voltairienne de l'histoire est cyclique, non linéaire et surtout pas téléologique. Chaque siècle a une relative autonomie, chacun d'eux connaît la décadence et s'achève dans le chaos. Aucun progrès n'est jamais irréversible. En tout cas, le développement de la raison doit permettre aux hommes de tirer les meilleurs enseignements de leur histoire, malgré son pessimisme anthropologique (sur la nature humaine).

 

           Son Traité de métaphysique (1736) est une véritable entreprise de démolition, reprise et amplifiée d'ailleurs dans le Dictionnaire philosophique portatif (1764). Toute la métaphysique est un songe, une interminable rêverie. Le métaphysicien prétend connaître ce qui lui échappe nécessairement : la nature de l'âme, l'essence de la matière, l'origine des choses, les attributs de Dieu, car de toute manière tout cela échappe à l'intellect de l'homme. Il n'y a pas à faire de différences entre les matérialistes et les substantialistes, tous deux sont dans la même erreur.

Les dialogues de Posidonius et de Lucrèce présentent un Voltaire acharné à montrer que l'idée d'une matière qui s'auto-organiserait est confuse et contradictoire. Opposée à la métaphysique, ne subsiste que la philosophie vraie, celle qui, loin de spéculer dans le vie, fonde au contraire nos connaissances sur la sensation, sur le rapport que notre corps entretient avec le monde. Cette philosophie s'élève par le calcul, la comparaison et l'induction, jusqu'à la connaissance de lois qui organisent le flux des phénomènes, et cela suffit. Ce n'est que par les progrès de la philosophie expérimentale que l'homme peut aller plus loin. Sa réflexion fait de Voltaire un "maillon dans la chaîne qui conduit au triomphe du positivisme au XIXe siècle" (Ghislain WATERLOT).

 

            Le Traité sur la tolérance s'inscrit dans une longue série d'affaires judiciaires où Voltaire entend s'élever contre le fanatisme et l'intolérance. Ceux de l'Église catholique comme ceux du protestantisme, ceux des Parlements comme ceux des princes. Il s'est passionné, jusqu'à l'obsession, notamment sur plusieurs affaires : affaire Calas, à l'origine du Traité (1762), affaire Sirven (1764), affaire du chevalier de la Barre (1766) et affaire Lally-Tollendal (1776). Dans de courts écrits publics, en très grand nombre, qui alimentent gazettes et autres publications, il s'adresse ouvertement aux ministres, pendant qu'il fait en même temps antichambre pour obtenir d'eux appuis pour faire gagner les procès. 

Jacques Va den Heuvel, qui introduit une présentation de l'affaire Calas, nombreux documents à l'appui, écrit que "c'est (...) très logiquement qu'il s'adresse aux ministres, et par leur intermédiaire au roi, en qui il met tous ses espoirs. Le Traité sur la tolérance est donné comme une "requête que l'humanité présente très humblement au pouvoir et à la prudence". Alors que dans son Essai sur la société des gens de lettres et des grands, d'Alembert prêche aux premiers à l'égard des seconds une réserve, une indifférence polies, Voltaire use de tous ses talents pour faire le siège des gens en place. Il sait que pour n'importe quelle affaire, "il faut toujours trouver la porte du cabinet". Il a retenu du grand siècle que l'"art de plaire" consiste à se proportionner à son interlocuteur, à employer son langage, si l'on veut se concilier ses faveurs. Les d'Argental, cela se devine, étaient bien plus friands de théâtre que de Calas. Si Voltaire, non sans une certaine inconvenance, leur désigne toujours comme "ses roués" la tragédie du Triumvirat qu'il a mise sur le chantier, c'est, n'en doutons pas, pour se ménager d'habiles transitions, et glisser comme en contrebande à ses protecteurs un mot de ses protégés, avant de "baiser le bout de leurs ailes". Et plus il approche du sommet, avec le Maréchal duc de Richelieu, Chauvelin, Choiseul, plus il fait miroiter toutes les facettes de son esprit, prodigue flagorneries, caresses et tous autres raffinements puisés dans sa vieille expérience de courtisan. Quitte à orchestrer le scandale dans le même temps qu'il sollicite : nul n'a son pareil pour ameuter, pour susciter un charivari qu'il appelle non sans humour le "concert des âmes vertueuses". Surtout lorsque c'est celui du "sang innocent", selon le beau titre qu'il adoptera pour un pamphlet bien ultérieur, le cri réveille, brisant la conspiration du silence. le cri fait peut, effrayant "les animaux carnassiers, au moins pour quelques temps", et, surtout, "le cri individuel engendre le cri public", qui s'enfle et devient "criaillement" ; tel est le sens du mot d'ordre envoyé de Ferney pendant l'été 1662 (...)."

Le traité lui-même s'ouvre par un exposé "abrégé" de la mort de Jean Calas, et de là découle toute une diatribe contre l'intolérance qui fait appel autant à des arguments théoriques qu'à des persiflages continuels. Il retourne toute une argumentation selon laquelle l'intolérance est un droit humain, elle est enseignée par Jésus-Christ ; elle est de droit divin dans le judaïsme et comment elle fut mise en pratique, en terminant sur l'utilité d'entretenir le peuple dans la superstition. Des additions furent faite au livre lors de la réhabilitation de Jean Calas. Il ne faut surtout pas se fier uniquement à ce traité pour connaître l'affaire en elle-même, car le texte est parsemée de déformations et de manipulations, mais l'essentiel n'est pas là : tous les moyens sont bons en rhétorique pour obtenir la reconnaissance de l'innocence d'un homme supplicié.

 

          Le Dictionnaire philosophique portatif (1764), les questions sur l'Encyclopédie (1770) et d'autres textes font partie d'un projet de longue haleine de Voltaire qui lutte alors sur deux fronts : contre le pouvoir religieux, principalement et contre ses "collègues" philosophes.

Après avoir collaboré à l'Encyclopédie de DIDEROT et d'ALEMBERT depuis 1755-1756, il s'éloigne de cette grande entreprise (à la suite du scandale dû à la publication de l'article "Genève", qui failli en stopper la publication...). Il pense que cette Encyclopédie est trop volumineuse pour être une arme véritablement efficace. Aussi, il revient à une de ses idées premières ; publier "son" encyclopédie, sa manière de comprendre les idées de son temps. Suivant en cela une grande mode à l'époque, il publie progressivement, de 1765 à 1769 ses articles sur le Cathéchisme du jardinier, l'Enthousiasme, la Liberté de pensée, Nécessaire, Persécution, Philosophe, Sens commun... Carême, Inquisition, Torture... prenant parfois à contre-pied les articles correspondant de l'Encyclopédie... D'une centaine de mots, ce Dictionnaire concrétise sa vision militante et son ambition d'être le patriarche du mouvement philosophique. 

 

         C'est d'abord en philosophe que VOLTAIRE écrit. Des Lettres philosophiques de 1734 au Dictionnaire philosophique de 1764, il prétend bien reformuler. Mais, de fait, s'il est un vulgarisateur de génie, Voltaire n'est pas un bâtisseur de système philosophique, à l'image de certains philosophes inspirateurs des Lumières. Mais il formule, à force de combattre l'injustice, une doctrine originale de la tolérance, propose une critique de la métaphysique et envisage une réforme de la justice.

Toute sa plume est tendue pour "écraser l'infâme" (Lettre à Damilaville, 1765). L'infâme, c'est le fanatisme sous toutes ses formes, plus spécialement sous sa forme chrétienne. Pour lui, l'Église est une figure privilégiée de l'Infâme. Mais c'est surtout à partir des années 1760 que ses écrits rageurs la ciblent de manière privilégiée. Parce qu'elle est l'Église la plus assoiffée de pouvoirs temporels, parce qu'elle a créé un nombre considérable d'institutions tout à fait inutiles et socialement nuisibles (les monastères), parce qu'elle est l'Église dont la théologie est la plus délirante (la transsubstantiation par exemple). Le fanatisme est un délire soutenu par le meurtre. Effectivement, tant que l'on se borne à se plaire aux extases comme aux visions, tant que l'on se contente de prendre ses songes pour des réalités et ses imaginations pour des prophéties, on est simplement enthousiaste. Quand on y ajoute le recours à la violence et l'intention délibérée d'imposer ses visions à tous et à chacun, on est un fanatique. Un enthousiaste peut être toléré. Un fanatique doit être résolu combattu. Il est la peste du genre humain. Mêmes si les fondateurs de religion ne sont généralement pas fanatiques, tous les prêtres qui la servent le deviennent plus ou moins avec le temps.

La religion est véritablement une hantise pour VOLTAIRE : dans l'édition de 1769 du Dictionnaire portatif, sur 118 articles, pas moins de 78 impliquent directement les religions. En  fin de compte, toutefois, Voltaire semble se comporter parfois comme un fondateur de religion, comme le refondateur du déisme. Dans le Recueil nécessaire, publié en 1765, Voltaire réuni "le catéchisme de l'honnête homme" et le "Sermon des cinquante" avec la "Profession de foi du vicaire savoyard", un des rares textes de ROUSSEAU pour lequel il ait de l'admiration. Puis en 1768, pour faire pièce d'ailleurs à ROUSSEAU, qu'il considère comme son plus grand rival, il écrit la Profession de foi des théistes... Le théiste qu'il est croit en l'existence d'un Être Suprême - thème qui est repris pendant la Révolution - aussi bon que puissant, qui a formé tous les êtres étendus, végétants, sentants, et réfléchissants ; qui perpétue leur espèce, qui punit sans cruauté les crimes, et récompense avec bonté les actions vertueuses. Un Être qui intervient donc beaucoup dans la vie des hommes, influence évidente d'un catholicisme séculaire en France. Ce thème est présent sous quantité d'habillages chatoyant et ridicule de multiples religions positives... Il s'agit de substituer, et cela devrait être le devoir des "princes éclairés", à cette religion intolérante qu'est le christianisme, une autre religiosité, au culte et aux rites réduits au minimum.

Mais au rôle également, réduit de plus en plus au fur et à mesure que la raison poursuit son chemin vers la vérité. La tolérance, chez VOLTAIRE, notamment dans son dialogue avec la vision de BOSSUET - pour qui la radicale intolérance de l'Église est un signe supplémentaire en faveur de la vérité de la foi et du droit d'ingérence de l'Église dans la vie publique - possède un rôle politique précis, et pas seulement une dimension morale : en ruinant peu à peu les religions positives traditionnelles, elle favorisera l'avènement et la reconnaissance universelle du théisme. (Ghislain WATERLOT)

 

VOLTAIRE, L'affaire Calas et autres affaires, Traité sur la tolérance, édition de Jacques Van den HEUVEL, Gallimard, 1975 ; Oeuvres complètes de Voltaire, nouvelle édition avec notices, préfaces, variantes, table analytique, conforme pour le texte à l'édition de Beuchot, en 52 volumes de 1883, publié chez Garnier-Frères, Éditions de la Pléiade ; Le Dictionnaire philosophique, sous la direction de Christiane Mervaud, Voltaire Foundation, 1994-1995, en deux volumes.

Pratiquement tous les textes de VOLTAIRE, tombés dans le domaine public, sont disponibles sur Internet.

Sous la direction d'Eric FRANZACALANZA, Voltaire patriarche militant, Dictionnaire philosophique (1769), PUF/CNED, 2008. Ghislain WATERLOT, Article Voltaire, dans Le vocabulaire des philosophes, tome 2, Ellipses, 2002.

 

Relu le 20 juillet 2020

 

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23 mai 2011 1 23 /05 /mai /2011 07:39

   Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, l'un des plus importants philosophes allemands, a une influence décisive sur l'ensemble de la philosophie contemporaine. Son oeuvre appartient à l'idéalisme allemand ; il enseigne la philosophie sous la forme d'un système unissant tous les savoirs suivant une logique dialectique. Présenté comme "phénoménologie de l'esprit", puis comme encyclopédie des sciences philosophiques, titres de deux de ses ouvrages les plus marquants, son système veut englober l'ensemble des domaines philosophiques, dont la métaphysique, l'ontologie, la philosophie de l'art et de la religion, la philosophie de la nature, la philosophie de l'histoire, la philosophie morale et politique et la philosophie du droit.

    "Sans spinozisme, pas de philosophie", écrivait HEGEL, et cela marque déjà l'une des orientations de sa pensée. Car, en son temps, on ne se référait pas innocemment à SPINOZA (ce pouvait sous certaines latitudes être même dangereux...). Des auteurs contemporains affirment sans hésitation : "pas de philosophie moderne sans hégélianisme". Le rayonnement de l'hégélianisme ne se limite pas au seul horizon de la philosophie proprement dite. On mobilise HEGEL pour toutes les causes, on le cite en toute occasion, pas toujours à bon escient. On lui dérobe des formules claires et fascinantes qui, isolées de leur contexte souvent difficile (et les traductions ne rendent pas aux lecteurs parfois la vie facile!), suffisent à bonifier les tirades les plus ternes et même les plus vulgaires. Grâce à l'étendue de son savoir, à son étonnant pouvoir de récupération de toutes les variétés de pensée, à l'acuité de son jugement également, un prestige singulier lui assurent, encore en notre temps, une vitalité exceptionnelle et il n'a sans pas d'égal que KANT auquel il se mesure souvent. En Europe, on rapproche souvent HEGEL à NAPOLÉON, son contemporain admiré. Il ne récusait d'ailleurs pas une telle comparaison, dans sa vanité de penseur résolument idéaliste, avide de connaître et de dominer intellectuellement tout. (Jacques d'HONOT, Yves SUAUDEAU)

 

Une carrière laborieuse

 HEGEL, qui hérite par sa famille de la religion luthérienne, l'attachement familial, le goût de la minutie... et d'un accent souabe qui le rend ridicule auprès de l'élite intellectuelle raffinée (père modeste fonctionnaire des finances du duché de Wurtemberg, l'un des plus despotique) fait ses études à Stuttgart avant d'entrer comme boursier du duc au célèbre séminaire protestant de Tünbingen (1788), pour se procurer la seule possibilité d'études supérieures. Dans cette institution, il est le condisciple et l'ami du futur poète HÖLDERLIN et du futur philosophe SCHELLING.

   Consacré "maître de philosophie" en 1793, il refuse, comme ses amis, de devenir pasteur, et préfère la pénible et humiliante condition de précepteur dans des familles riches, d'abord à Berne (1793-1796) puis à Francfort (1797-1800). Dans cette dernière ville, il devient le confident et le recours de l'ami HÖLDERLIN du drame sentimental qui celui-ci vit avec Suzette GONTARD.

   Profitant en 1799, à la mort de son père, d'un petit héritage, il se fixe à Iéna, où il collabore avec SCHELLING et se livre à des méditations philosophiques de plus en plus personnelles. C'est une période de création exceptionnelle où, tout en préservant ce qu'il a reçu intellectuellement d'eux, il se détache de plus en plus de KANT, de FICHTE et de SCHELLING. Le fruit de cette période est la Phénoménologie de l'esprit, qui recèle, en germe, ses idées les plus originales.

   Les guerres napoléoniennes interrompent brutalement cette activité féconde. HEGEL se voit contraint d'accepter un emploi de rédacteur de journal, à Bamberg (1807-1808) - emploi qu'il perd bientôt à cause d'un dangereux conflit avec la censure bavaroise. Son ami NIETHAMMER lui procure alors le poste de directeur de lycée de Nuremberg (1808-1816). Après s'être marié en 1811, il publie sa très importante Science de la logique, le "compendium de la dialectique".

    En 1816, il accède enfin à l'université et est nommé professeur à Heidelberg (1816-1818). Pendant cette période, il compose l'Encyclopédie des sciences philosophiques. En 1818, il répond avec joie à l'appel de l'université de Berlin, ne pouvant espérer situation plus enviable. Il y déploie une activité prodigieuse, à la fois administrative (à travers la présidence de jurys, les expertises programmatiques, les conférences officielles), philosophique (les fameuses Leçons de Berlin, si abondantes et si variées), et aussi culturelle et politique, dans une période de répression forcenée des timides élans populaires et estudiantins prussiens en faveur du libéralisme.

Les circonstances de sa mort en 1831 sont incertaines (d'abord attribuée à l'épidémie de choléra) et la teneur politiquement et philosophiquement très équivoques des discours tenus lors de ses obsèques.

   Durant toute la période universitaire (1816-1831), son activité est marquée dans le climat très conflictuel qui règne dans le pays, traversé à la fois par les idéaux révolutionnaires et les répressions féroces des principautés en danger. Le pays est dans une situation d'assujettissement, de soumission apparente, d'irrépressibles réactions d'indignation cachée, de duplicité diplomatique, de ruse stratégique... Il existe un décalage constant entre ce qu'il pense et ce qu'il dit, et ses écrits s'en ressentent. Le lecteur peut ne pas en tenir compte, mais le véritable HEGEL, peut-être n'est-ce pas important en regard des courants très divers de l'hégélianisme, est difficile à cerner. Il n'est pas étonnant qu'on trouve dans la littérature à la fois des images d'un HEGEL révolutionnaire et d'un HEGEL conservateur plus que sourcilleux. Rappelons qu'au siècle des Lumières déjà, la dissimulation est chose courante chez les intellectuels, qui se débattent souvent avec la censure et la répression tant étatique qu'ecclésiastique (et en Allemagne, ce sont souvent les mêmes), sans compter l'ambivalence forte vis-à-vis des idées venant de France (laquelle fait figure souvent de foyer d'idées révolutionnaires comme de force d'occupation, avec tous les exactions que cela comporte)...

 

Une oeuvre massive 

           L'oeuvre du philosophe allemand, véritable système de pensée, a une influence décisive sur l'ensemble de la philosophie occidentale. Autant philosophie que philosophie politique, ces deux facettes ne pouvant se comprendre indépendamment l'une de l'autre, elle se situe pleinement dans le temps des "Lumières". Son oeuvre est réputée très difficile, voire obscure, à l'équivalent d'HERACLITE, l'un de ses inspirateurs, et c'est sans doute une des raisons pour lesquelles elle est finalement très peu lue, en dehors des obligations universitaires. Non seulement il élabore, avec une volonté constante, un nouveau vocabulaire philosophique, à l'instar mais encore plus systématiquement qu'Emmanuel KANT (dont l'oeuvre l'inspire directement), mais aussi, écrivant sur des sujets sensibles et d'une manière que nous pouvons qualifié de "révolutionnaire" (au sens philosophique et au sens de philosophie politique et de philosophie religieuse même), sous un régime politique absolutiste, parce qu'il est parfois difficile de démêler les éléments exotériques des éléments ésotériques de sa pensée. L'oeuvre d'HEGEL faut encore partie de ces oeuvres dont les sens cachés peuvent abonder : sous couvert d'écriture d'un nouveau vocabulaire (ce qu'il fait effectivement), il y a la volonté d'échapper à la censure politique et religieuse. Une histoire des oeuvres tenant compte pleinement de cet aspect-là reste à écrire. Nombre d'obscurités proviennent de cette nécessité de protection, mais aussi de remaniements opérés au coeur des textes (notamment dans l'ordonnancement des chapitres), en cours d'écriture et de diffusion. Son oeuvre touche résolument tous les domaines, des sciences physiques aux "sciences morales", de l'histoire au droit... Elle est parcourue de bout en bout par la volonté de découvrir l'essence profonde des choses, conçues comme s'exprimant et existant contradictoirement. L'objectif est de bâtir LA philosophie, en tenant compte même de ce qui est impossible d'approcher en matière de vérité. Précisément de cet état de fait, sa philosophie est une philosophie constamment en mouvement.

Ses sources d'inspiration sont multiples, grand connaisseur (et traducteur...) des auteurs grecs antiques, admirateur de Jean-Jacques ROUSSEAU et s'insérant dans la philosophie des Lumières, il est aussi très au fait de la littérature scientifique de son temps (sa bibliothèque comprend pour moitié des ouvrages scientifiques, notamment sur l'optique et l'astronomie...). Ses premières études se font conjointement avec SCHILLER et SCHELLING, dont il se sépare sur le fond des idées ensuite....

                 Sa philosophie politique est très diversement perçue : caution d'un régime autoritaire qui déclare celle-ci carrément officielle dans la première moitié du XIXe siècle et la fait enseigner dans toutes les universités, car glorifiant l'État et Dieu à la fois ou au contraire soucieuse des conditions socio-économiques de la vie du peuple et notamment des plus pauvres?

 

              Ce n'est que par commodité que nous pouvons distinguer les ouvrages traitant de la philosophie en général  de ceux qui entrent dans le cadre de la philosophie politique. Mais pas seulement, car ces derniers sont nettement plus accessibles que les premiers, même si un aperçu superficiel de sa philosophie peut conduire à des contre-sens de lecture de ses oeuvres de philosophie politique. Ils sont formées autant d'écrits de sa main et diffusées de son vivant que de rassemblements de notes de cours (souvent très complètes) de ses étudiants et de ses proches, diffusés avec sans son accord, pendant ou après sa vie.

 

 

             Le corpus hégélien de la philosophie est représenté surtout par son Encyclopédie des sciences philosophies en abrégé (1817, 1827, 1830), qui reprend de nombreux éléments (et que ne fait pas seulement que définir les termes qu'il emploie, son vocabulaire) de Phénoménologie de l'Esprit (1807) et de sa Science de la Logique (1812-1816). Ses oeuvres de jeunesse, qui permettent de cerner les influences qui ont permis l'hégélianisme sont nombreuse : notamment Le plus ancien programme de système de l'idéalisme allemande (1796), Fragment de système (1800), Différence entre les systèmes de Fichte et Schelling (1801), Journal critique de la philosophie (avec Schelling) (1802), Qui pense abstrait ?(1804).  Mais il y a aussi de nombreux écrits, tirés des cours qui traitent de la Propédeutique philosophique, de la Logique et métaphysique, de la Philosophie de la nature ou de l'Histoire de la philosophie.

 

        Sa philosophie politique est surtout représentée par son livre phare les Principes de la philosophie du droit, ou droit naturel et science de l'Etat en abrégé (1821), très grand succès de librairie. Mais ses cours constituent une matière aussi riche : La Philosophie de l'Histoire (1822-1823), l'Anthropologie et Psychologie, le Droit naturel et science de l'État, Esthétique ou philosophie de l'art, Philosophie de la religion, Preuves de l'existence de Dieu ; ceux-ci sont surtout publiés après sa mort et alimente une certaine révision de la perception de sa philosophie politique dans un sens plutôt tiré vers le progrès économique et social en faveur du peuple; Mais déjà, ses première publications, pour lesquelles il manque d'être poursuivi, Lettres confidentielles sur le rapport juridique du Pays de Vaud à la ville de Berne (1798), Sur la situation récente du Wuntemberg (1798), La Positivité de la religion chrétienne (1795-1796) sans compter La Vie de Jésus (1796), Constitution de l'Allemagne (1801), montrent qu'il est toujours jusqu'à la fin fidèle aux idéaux de la Révolution Française (partisan d'une monarchie constitutionnelle contre la monarchie absolue), même lorsque celle-ci tourne à la guerre et à l'Empire (favorable même à Napoléon contre la Prusse...), qu'il est toujours sensible aux conditions de vie du peuple (témoins ses lectures économiques et la rédaction d'un commentaire (perdu) des théories de James DENHAM-STEUART), qu'il est extrêmement critique jusqu'au bout envers les institutions religieuses et le christianisme officiel....

 

 

          La Phénoménologie de l'esprit (1807), qui n'est pas un grand succès de librairie, finalise sa rupture avec SCHELLING . Premier texte systématique de HEGEL, il se présente comme la première partie du système de la science, qui doit comporter par la suite une logique et les sciences de la nature et de l'esprit. Il comporte une (longue) Préface qui constitue à elle seule un livre qui indique que la Phénoménologie doit exposer le devenir de la science en général ou du savoir. Toute cette oeuvre est tendue pour indiquer la vraie voie philosophique, qui, du coup, se voit resituer au-dessus de la science elle-même. Dans le long terme, elle constitue une grande tentative pour tenter d'enrayer la suprématie naissante de la science sur la philosophie, à la quelle les scientifiques ont de moins en moins recours par la suite, alors qu'auparavant tout savant était pratiquement obligé de justifier philosophiquement son apport scientifique. Pour ce faire, HEGEL, tout en déployant un vocabulaire parfois déiste, pas seulement dans la Phénoménologie, entend le faire en détachant également la philosophie de la théologie. La vraie science s'élabore entre deux écueils précisément, cette théologie et un empirisme envahissant, un entendement. le processus culturel n'est pas un processus psychologique.

Jean-François KERVÉGAN écrit que l'objectif de la Phénoménologie "est de montrer à la conscience naturelle qu'elle est engagée dans un mouvement, qui, partant de la dualité apparemment première de la conscience pré-discursive et de l'objet dans sa singularité, reconduit, à travers les figures successivement enchaînées de la conscience et de l'esprit, à l'immédiateté médiatisée du savoir absolu, présupposition secrète de la dualité initiale : son mouvement est ainsi "le cercle retournant au-dedans de soi, qui présuppose son commencement et l'atteint seulement au terme" (...) La Phénoménologie, contrairement à la Logique, n'expose que le phénomène du vrai dans les conditions de finitude de la conscience et de "l'esprit apparaissant"; elle semble à cet égard être le vestibule du savoir authentique. Pourtant, elle est indispensable au système : elle n'en est pas le préalable, mais le négatif." 

Mais la question de la position de la Phénoménologie se complique ensuite car elle cesse d'être une première partie et HEGEL reprend dans l'Encyclopédie la problématique de la Phénoménologie de l'esprit. Finalement, cette oeuvre traite seulement de la conscience, de la conscience de soi et de la raison... Elle décrit l'évolution progressive et dialectique de la conscience vers la science. La conscience commence par nier ce qui se manifeste immédiatement à elle, pour ne plus s'arrêter jusqu'à acquérir le savoir absolu "dans lequel le concept correspond à l'objet et l'objet au concept". ce dernier savoir est le savoir de l'être dans sa totalité, intériorisation de l'objet, ou identité de l'objet de la pensée et de l'activité de connaissance dont le résultat est l'objet lui-même; Il s'agit bien d'un cheminement, d'un processus. HEGEL n'a pas la prétention de définir ce savoir absolu, mais d'indiquer le vrai chemin pour y parvenir. C'est un travail pratiquement sans fin et ce n'est qu'une fois l'achèvement de ce travail que l'esprit pourra dire ce qu'il sait. La philosophie qu'HEGEL fonde est essentiellement dynamique, 

Jacques D'HONDT restitue bien cet aspect : "Comment une conscience individuelle gagne t-elle le savoir philosophique, de valeur absolue, et réussit-elle à se confondre avec lui? La Phénoménologie de l'Esprit tente de répondre longuement à cette question, entre autres. HEGEL résume cette réponse dans une image teintée de religiosité : "La but, le savoir absolu, ou l'esprit qui se sait comme esprit, prend pour chemin le souvenir des esprits (la réintériorisation des esprits des temps et des peuples) tels qu'ils sont en eux-mêmes et qu'ils accomplissent l'organisation de leur royaume. Leur conservation selon le côté de leur existence libre telle qu'elle apparaît dans la forme de la contingence, c'est l'histoire ; selon le côté de leur organisation telle qu'elle est conçue, c'est la science du savoir qui se manifeste. Les deux ensembles - l'histoire conçue - forment la ré-intériorisation et le calvaire de l'esprit absolu, la réalité, la vérité et la certitude de son trône, sans laquelle il serait la solitude sans vie. "Du calice de ce royaume des esprits/son infinité pétille jusqu'à lui" (Schiller)"."

Bernard BOURGEOIS constate que l'ouvrage "a bien un caractère scientifiquement propédeutique, mais celui-ci est essentiellement critique ou négatif. Il est à cet égard, le prolongement spéculatif accompli des articles du Journal critique de la Philosophie (écrit avec SCHELLING), inauguration de l'activité de HEGEL à Iéna ; mais , désormais, au terme de son séjour à Iéna, HEGEL règle leur compte à toutes les philosophie, y compris la philosophie schellingienne du pseudo-savoir absolu, autres que la sienne. Il s'emploie à détruire toutes ces philosophie - le sensualisme, le perceptionnisme, l'intellectualisme, l'empirisme scientifique, l'eudémonisme, le formalisme moral, le romantisme philosophique, la philosophie religieuse du renoncement philosophique, etc. - en montrant que ce qu'elles absolutisent - la certitude sensible, la perception, l'entendement, la raison abstraite, le belle âme, la pure religion etc. -, bien loin d'être un absolu qui les justifierait, est par soi-même privé d'être et, par conséquent, ne peut avoir quelque être que porté par une conscience essentiellement destinée au savoir absolu. Ce caractère en soi polémique de la Phénoménologie explique en grande partie sa grande liberté argumentative dans l'exposition de la contradiction interne des moments pré-spéculatifs de la conscience. Cette libre variété du développement phénoménologique le rend en même temps plus séduisant et plus difficile à pénétrer que ce n'est le cas du développement du vrai pour lui-même dans le système encyclopédique de la science. Quant au caractère total de la justification hégélienne du savoir absolu, il commande l'ampleur du contenu de la Phénoménologie, une ampleur qui, par elle-même et par sa conséquence, annule le sens introductif de l'oeuvre. - D'une part, en effet, le dépassement de la forme de la conscience - la dualité sujet-objet - ne peut être un acte purement formel, subjectif, mais exige son imposition aussi par le côté objectif du rapport conscientiel, côté objectif qui a pour contenu la totalité de l'expérience mondaine - scientifique, éthique, politique, religieuse, philosophique même - de la conscience; il s'ensuit que c'est tout le contenu de la nature et de l'esprit, donc de la science encyclopédique à laquelle la Phénoménologie doit introduire, qui est inséré dans une telle Introduction - D'autre part, ainsi aussi riche que ce à quoi elle doit introduire, la Phénoménologie le dépasse en complexité par la méthode que lui impose la nécessité d'exposer la dialectique progressive du vaste contenu ontologique de la nature et de l'esprit, non pas en elle-même, mais à travers la dialectique répétitive de la forme dualiste constitutive de la conscience."

 

       La Science de la Logique (1812-1816) constitue le "poumon" du système hégélien (Jean-François KERVÉGAN). La logique est la science de l'Idée pure dans l'élément abstrait de la pensée, pour reprendre la propre définition de HEGEL dans son Encyclopédie. La logique hégélienne est présentée comme non formelle, sinon au très particulier où elle est "science de la forme absolue" : la forme y est le principe d'in-quiétude mettant en mouvement une matière pour laquelle "la forme n'est plus un extérieur". Elle est donc, cette logique hégélienne, une logique du procès (formel) de la signification (matérielle), donc (comme la logique transcendantale de KANT, mais en un tout autre sens) une logique de la vérité cherchant à énoncer la configuration de l'être en totalité. Cette oeuvre, en trois volumes, n'est pas seulement un organon, un instrument pour la pensée, auquel la scolastique réduisait la logique, mais un véritable traité de métaphysique. Signalons que le contenu de la Logique chez HEGEL se trouve également dans la première partie de l'Encyclopédie des sciences philosophiques et dans le cours sur Logique et métaphysique. Cette logique se divise en trois moments : 

- L'être : "L'être pur constitue le commencement, parce qu'il est aussi bien pensée pure que l'immédiat simple; mais le premier commencement ne peut rien être de déterminé et de davantage déterminé. La définition véritablement première de l'absolu est par suite qu'il est l'être pur." (Science de la Logique) Premier prédicat, le plus "simple", le moins différencié, donc indéterminé, comme tel attribuable à tout (même le non-être peut être dit, en un sens, être!), l'être ne peut cependant être attribué pleinement, absolument, à un sujet que si celui-ci est, non pas une détermination (car toute détermination est négation), mais la totalisation des déterminations. Cette totalisation des déterminations se montre, se démontre, n'être elle-même que si elle se comprend ou conçoit comme le sujet d'elle-même, la réalisation concrète d'un tel concept étant l'esprit. La philosophie spéculative est donc la détermination progressive rigoureuse de ce dont on peut dire l'être absolument et qui fait ainsi s'avérer l'ontologie. Accomplissement rationnel développé de l'argument ontologique mobilisé pat l'entendement métaphysique traditionnel, l'encyclopédie hégélienne s'emploie à prouver dialectiquement que l'être, la détermination la plus pauvre, ne peut pleinement se dire que de la détermination la plus riche de l'absolu, qui est, envisagé par la Science de la Logique en son sens pur, celle du concept achevé en l'Idée, et, envisagée par la philosophie de l'esprit en son sens réalisé, celle de ce que la religion appelle Dieu et la spéculation qui la rationalise l'esprit absolu. (Bernard BOURGEOIS)

- L'essence. La doctrine de l'essence est la partie la plus ardue de la Logique. Mais son propos est clair : mener une critique des métaphysiques dualistes, et simultanément montrer que la dualité (déclinée de multiple façon) est une structure de pensée nécessaire. (Jean-François KERVÉGAN) L'essence ne constitue pas encore, pour Hegel qui veut rompre avec la métaphysique rationaliste moderne, la vérité de l'être. Il la rapproche même de l'être en son immédiateté de simple être, non encore médiatisé, c'est-à-dire réuni avec lui-même, par l'intériorisation de son extériorité à soi première ou le rappel en et à soi de lui-même devenu alors cet être passé qu'est précisément l'essence. Car l'essence est elle-même, donc assume immédiatement, en l'étant, le sens intérieur, sous-jacent, substantiel, de l'être pris en son immédiateté de simple être. Le projet de Hegel, de réaliser véritablement la révolution copernicienne, de penser l'absolu non pas simplement comme objet ou substance, mais comme sujet, enveloppait ainsi une relativisation de l'essence; dans le champ de l'être envisagé en son sens, le grand saut n'est pas de l'être à l'essence, mais de l'essence (fondant l'être) au concept (qui les crée). (Bernard BOURGEOIS)

- Le concept : "Le concept est ce qui est libre, en tant qu'il pure négativité de la réflexion de l'essence en elle-même ou la puissance de la substance, -, et, en tant qu'il est la totalité de cette négativité, ce qui est, en et pour soi déterminé." (Science de la Logique) Il faut concevoir le concept, non dans sa définition courante de représentation d'un sens général abstrait de contenus d'abord sensibles qui révéleraient le réel, mais mais de manière beaucoup plus étendue. Il faut poser synthétiquement, le contenu divers de quoi que ce soit à partir de son sens simple, identique à soi, comme loi de composition d'un tel contenu dans sa différenciation interne. Cette composition conceptuelle de tout, du tout, se découvre et exprime d'abord subjectivement, mais elle est constitutive de tout ce qui est. Hegel fait s'accomplir l'être dans son savoir de lui-même. L'ontologie hégélienne du concept se justifie par la démonstration que l'être n'est, c'est-à-dire n'échappe à la contradiction qui l'anéantirait, que si son identité à soi n'est pas seulement de type qualitatif, quantitatif, substantiel, causal, etc, mais telle que l'exprime la relation conceptuelle présente à elle-même dans la connaissance spéculative. Le concept est bien le principe créateur de l'être. (Bernard BOURGEOIS)

Ce que vise la logique, c'est l'identité de l'être et de la pensée. Toutefois, l'identité de l'être et de la pensée n'est jamais définitivement atteinte. Elle est "essentiellement processus", et ce processus est celui du mouvement infini de l'être vers sa pensée ou son concept : "Ni l'idée en tant qu'une pensée simplement subjective, ni simplement un être pour lui-même ne sont le vrai (...) l'idée n'est le vrai que par la médiation de l'être, et inversement l'être ne l'est que par la médiation de l'idée" (Encyclopédie).

Ce qu'il faut bien comprendre, c'est qu'HEGEL, dans la logique, alors que le dualisme de la conscience a dans la Phénoménologie un caractère irréductible tant que l'on n'est pas parvenu au savoir absolu, présuppose dès le départ l'unité du concept. Le devenir est le commencement véritable de la Logique : c'est la première catégorie processuelle. Lui seul permet d'échapper au face-à-face éléatique de l'être et du non-être, pour engendrer "quelque chose" : l'être déterminé ou l'être-là, première catégorie réelle de la Logique. La médiation est antérieure à ce qu'elle médiatise : tel est le postulat de l'"ontologie" hégélienne, et c'est ce postulat que la logique de l'essence aura à justifier. (Jean-François KERVÉGAN).

 

   Dans l'Encyclopédie des sciences philosophiques (1917-1830), se retrouvent à la fois la Science de la Logique, la philosophie de la nature, la philosophie de l'esprit, la philosophie de l'esprit subjectif et celle de l'esprit objectif, ainsi que des éléments de philosophie politique. Elle constitue dans l'esprit du philosophe allemand une Récapitulation de son oeuvre, mais cela n'exclut pas le fait que l'on peut trouver des contradictions à l'intérieur et avec les autres oeuvres... Ce qu'il faut souligner, c'est qu'elle était surtout pour lui un support de ses cours qu'il mène pendant plus de vingt ans, ce qui explique l'évolution possible de certaines conceptions... Lorsque HEGEL contredit KANT ou FICHTE, il est guidé par sa certitude que "le noeud le plus capital" sur lequel "se brise aujourd'hui la formation scientifique" et dont "elle n'est qu'insuffisamment consciente", est le contraste entre le nécessaire "travail du concept" et l'appui sur le savoir immédiat (C'est surtout JACOBI qui est d'ailleurs visé). 

F NICOLIN et Otto PÖGGELER  expliquent en 1958 les intentions de HEGEL : "Que la philosophie soit système ne peut cependant signifier pour Hegel que la pensée réfléchisse sur un objet qui lui resterait étranger et qu'ensuite elle consolide ses réflexions sous la forme englobante d'un édifice intellectuel. En ce cas, en effet, une opposition décisive demeurerait insurmontée : l'opposition entre le penser et son objet. Or il faut justement que le penser que réclame Hegel, qu'il s'efforce de réaliser, "lève" toutes les oppositions. Il s'unit à l'idée qui, à partir de toute réalité finie et séparée, se présente à lui comme le suprême universel. L'ultime et le suprême, l'idée active ou l'esprit absolu, s'explicite dans le penser lui-même. Le "système réflexif", tel que Hegel l'exige pour la philosophie, ne constitue pas une totalité d'objets dans des constructions systématiques, il participe à l'ipsocommunication de l'absolu. Si l'on entend de la sorte la philosophie dans sa totalité comme métaphysique de l'absolu, on ne peut échapper à une décisive confrontation avec la prétention de la religion. C'est bien comme "religion absolue" que Hegel conçoit expressément le christianisme, qui invoque Dieu comme esprit. Mais la religion pour lui ne saisit l'absolu que sous la forme de la représentation, car elle situe cet absolu en face d'elle comme une réalité objectale. Ce faisant, elle saisit sans doute la teneur absolue, mais sans lui donner encore la forme absolue. C'est pourquoi elle ne peut non plus réaliser cette réconciliation de l'esprit avec lui-même sur le mode où l'exige l'époque. La forme absolue que réclame la teneur absolue ne sera donnée que par le "savoir absolu", cette structure ultime et indépassable de l'esprit, à laquelle précisément, dans la perspective de Hegel, la pensée de son temps est en train de s'élever."

 

 

        Les principes de la philosophie du droit (1821) et les leçons sur la philosophie de l'histoire (1830) montrent que le philosophe allemand a toujours été un spectateur engagé de la Révolution française et qu'il n'a jamais remis en question son jugement positif sur elle, même après les événements de la Terreur (Jean-François KERVÉGAN). Il écrit en 1830 : "La pensée, le concept du droit se fit valoir d'un seul coup, et le vieil édifice d'injustice fut incapable de résister (...) Depuis que le soleil se tient au firmament et que les planètes tournent autour de lui, on n'avait jamais vu l'homme se tenir sur la tête, c'est-à-dire sur la pensée, et rebâtir l'effectivité d'après celle-ci (...) Ce fut donc une aurore superbe. Tous les êtres pensants ont concélébré cette époque". (Leçons sur la philosophie de l'histoire). "La science philosophique du droit a pour objet l'idée du droit, à savoir le concept du droit et l'effectuation de celui-ci" (Principes de la philosophie du droit). HEGEL distingue le concept (la liberté) et l'idée (le droit, l'esprit objectif). Si le droit est "la liberté en tant qu'idée", c'est qu'il participe de l'objectivation d'un principe d'abord intérieur, la liberté; or celle-ci est le prédicat caractéristique de l'esprit (subjectif). La liberté est le concept qui s'objective à travers les strates successives de l'esprit objectif. En se déployant en un système d'institution, elle révèle son caractère proprement idéel. Cette idée de la liberté est "l'effectivité des hommes, non pas l'idée qu'ils en ont, mais ce qu'ils sont" (Encyclopédie) : elle n'est rien en dehors de son processus d'objectivation. Le droit part donc de la liberté pour la constituer en nature (juridique, éthique).  La liberté, qui reçoit la forme de la nécessité, s'exprime dans le langage de la nécessité.

        Face aux multiples formes d'esclavage et de servage, très courantes à son époque, HEGEL, estime que la propriété privée exclusive (la pleine possession de leurs corps et l'appropriation des choses naturelles) constitue l'essence même du droit abstrait. Le droit abstrait ne donne sans doute pas à la liberté objective son contenu (celui-ci est d'ordre social et politique), mais il définit le schème abstraitement universel du rapport entre l'homme et la nature matérielle (la propriété), auquel le travail donne son expression concrète, et des rapports des hommes entre eux (contrat). L'abstraction du droit privé est garante de la validité universelle de ses principes. Le philosophe allemand forge le concept moderne de société civile, même s'il n'en invente pas la dénomination. Il est essentiel de ne pas le confondre avec l'Etat : d'une part, afin de souligner la vocation proprement politique de celui-ci, qui n'est pas épuisée par ses tâches sociales ; d'autre part, afin de prendre acte de la relativisation de la sphère étatique qui s'opère avec la modernité. La société civile est par excellence le terrain de la médiation, assurée par le marché, système de dépendance multilatérale. Ce système-là, s'il est le lieu de scission du particulier et de l'universel, est également la condition de leur réconciliation politique. Mais cette société civile connaît une possible évolution pathologique. la formation d'un lumpunproletariat fragilise la vie sociale. La populace est vouée à la perte du sentiment du droit, de la rectitude et de l'honneur qu'il y a à subsister par son activité propre et par son travail. La misère de masse met en péril non seulement les autres couches sociales, mais surtout l'idée même d'éthicité. HEGEL mesure la contradiction aiguë que ce phénomène inscrit au coeur de la société en plein essor de la civilisation industrielle : "Malgré l'excès de fortune, la société civile n'est pas assez fortunée (...) pour remédier à l'excès de pauvreté et à l'engendrement de la populace" (Principes de philosophie du droit). Jean-François KERVÉGANT, que nous suivons toujours ici pose la question : Mais la misère, la désocialisation et la lutte des classes sont-elles une conséquence nécessaire ou un simple effet secondaire momentané? La réponse de HEGEL est hésitante. D'un côté, il ne met pas en doute l'horizon réconciliateur associé au concept d'éthicité (ce qu'illustre sa théorie de l'institution corporative) ; d'un autre côté, ni l'institutionnalisation de la vie sociale, ni l'enracinement de celle-ci dans l'universel étatique grâce à la politique sociale ne suffisent à assurer la reconnaissance lorsque le mécanismes de régulation ne fonctionnent plus, lorsque l'esprit objectif parait dessaisi de sa rationalité.

L'État est l'institution de la liberté : le politique n'est pas hétérogène à la subjectivité des figures individuelles ou collectives de la conscience. Le rapport État-individu se saisit à partir de la dynamique qui les institue conjointement. La disposition d'esprit politique issue de cette dynamique détermine la nature du régime. Ainsi Napoléon a tort de tenter d'imposer les valeurs républicaines au peuple espagnol, car la constitution véritable est au diapason du peuple. "Chaque peuple possède la constitution qui lui est appropriée et qui lui revient". Elle n'est conservatrice qu'en apparence. Dans une société extrêmement rigide politiquement, HEGEL proclame que la monarchie constitutionnelle est "la constitution de la raison développée". (Encyclopédie). Il récuse la conception commune au mouvement encyclopédiste de la séparation des pouvoirs : il vaut mieux parler de division de la puissance de l'Etat en moments fonctionnellement distincts mais solidaires. La souveraineté appartient à l'Etat comme tel et non à telle ou telle autorité constituée. Ni le peuple, ni le prince ne sont souverain. Cette conception de l'Etat peut se lire à la fois comme une revendication politique pour une Constitution dans des Etats soumis à la volonté exclusive de princes, mais aussi comme une confirmation de la légitimité de l'Etat tel qu'il est, à un moment donné...

 

        Principes de la philosophie du droit, Droit naturel et science de l'Etat en abrégé suppose, selon François CHATELET, qu'on accepte de recevoir des vérités que HEGEL a établies, or la formule qui en constitue le pivot pose question : "Ce qui est rationnel est réel et ce qui est réel est rationnel." "n'est-ce pas précisément le comble de la confusion? Sous prétexte d'égaliser Etre et pensée, Hegel ne souscrit-il pas dans la première partie de cette phrase à un idéalisme bien naïf et dans la seconde à un réalisme politique démobilisateur? N'avoue t-il pas surtout son culte du fait accompli, sa dévotion à l'histoire telle qu'elle est et sa volonté d'interdire à la recherche philosophique, pour des raisons prétendument théoriques, le recours à quelque devoir-être que ce soit?" De nombreux auteurs néo-kantiens et/ou marxistes (Goerg LUKACS entre autres) s'indignent de cette légitimation du présent au nom de la Raison d'État. Mais, précisément le danger est de s'accrocher à des formules hors contexte. HEGEL ne cesse d'affirmer, nous rappelle François CHATELET, "que ce qui a été et ce qui est, que ce qui devient est le résultat de la volonté des hommes, de leur liberté". Le philosophe allemand se veut réellement l'héritier des Lumières et se trouve tout-à-fait, au niveau politique au diapason de KANT dans son désir d'instauration d'un État mondial, lieu de réussite de l'humanité ayant acquis dans son être universel le statut de la citoyenneté... Transparaît dans les pages des Principes de la philosophie du droit l'influence décisive sur sa pensée politique de l'oeuvre de Jean-Jacques ROUSSEAU, notamment dans son idée du Contrat, idée liée très directement à celui de Moralité.

Eric WEIL (Hegel et l'Etat, 1950), Eugène FLEISCHMANN (La philosophie politique de Hegel, 1964) et Denis ROSENFELD (Liberté et politique, 1984) soulignent tous qu'HEGEL non seulement fait sienne la mise en question dirimante opérée par KANT de toutes les modales passée, fondées sur un principe ontologique transcendant - Dieu, la Nature, la Conscience ou la société -, mais encore adopte le principe fondamental de KANT que le sujet de l'action se caractérise par son autonomie et que la seule loi qu'il puise reconnaître est l'exigence imprescriptible d'universalité. François CHATELET estime comme eux que la morale de HEGEL est kantienne de part en part. "L'adhésion est entière, à ce "détail" près que, dans la description kantienne, manque une réalité (ou un champ) en quoi ce vouloir d'universalité puisse se réaliser et devenir effectif. Plus précisément, cette altérité existe, mais comme milieu contingent qui, dès lors, peut être, au mieux, objet d'espérance. L'immanentisme hégélien est plus exigeant. Que l'individu s'éprouve comme conscience libre et comme volonté d'expression dans la propriété, qu'il se constitue comme sujet dans la réclamation d'un point de vue universel unifiant l'optique de tous ses semblables, cela ne vaut d'être connu que si se trouvent définies les catégories permettant de connaître aussi selon des grilles d'intelligibilité spécifiques l'homme agissant dans sa famille, dans sa profession, dans le système du travail, dans la collectivité civique où, selon l'invention moderne, l'État-nation est souverain... Le "détail" est décisif. Un renversement complet d'optique est opéré. Dans la perspective hégélienne, la dichotomie qu'accepte Kant entre un ordre du déterminisme et un ordre de la liberté, entre l'intention et l'acte, entre la vertu et le bonheur n'est recevable que du point de vue du sujet moral; et ce point de vue n'est qu'un moment dans la formation de l'homme moderne." Comme le concept de vie éthique est au coeur de la pensée hégélienne, cette dichotomie ne peut longtemps subsister. Mais précisément, et c'est pourquoi son système est finalement d'une grande fragilité, il reste hésitant sur la faculté de l'État de résoudre la question, évoquée dans le paragraphe précédent de cet article, du maintien de l'esprit de cette éthique dans une société traversée de grandes contradictions. Comment cet État peut-il devenir cette réalité de la synthèse entre la liberté et la satisfaction de chacune et de la mise en oeuvre d'un projet rationnel commun? En fait, HEGEL fait reposer son système sur ce qu'il connaît bien. Il comprend l'État moderne dans la phase de son époque. Il n'imagine pas que le principe qui décide souverainement puisse s'incarner mieux que dans un monarque empirique et il estime qu'il est aussi légitime d'admettre le mode de recrutement par la naissance que n'importe quel autre, cette affaire ayant assez peu d'importance à ses yeux... Ce qui fait pour lui la spécificité de l'État moderne, c'est qu'elle tient toute entière dans le pouvoir gouvernemental, c'est-à-dire dans l'administration d'État hiérarchisé qui ordonne et réglemente la collectivité. Il n'est pas étonnant dans ces conditions que sa philosophie soit enseignée officiellement dans un État aussi hiérarchisé que la Prusse...

 

       Sa Philosophie de l'histoire se développe de manière autonome dans ses cours, par la suite rassemblés en ouvrage. L'histoire du monde prend la forme d'un "tribunal" où les sociétés et les peuples particuliers comparaissent dans le mouvement général de l'"esprit" qui se réalise et prend connaissance de soi. Le processus historique n'est pas un "destin aveugle", mais la réalisation progressive du concept de liberté, soit "le développement nécessaire des moments de la raison" sous la forme de la "conscience de soi". La raison gouverne le monde. Les Etats, les peuples particuliers sont des instruments de l'"esprit du monde". Le principe est qu'un peuple domine à chaque période qui obtient son "droit absolu" du fait qu'il accomplit un stade dans le développement de la conscience de soi de l'humanité ; les autres peuples alors ne comptent pas du point de vue de l'histoire. Des individus sont à la pointe des actions historiques, constituent des figures clés de l'évolution du monde, mais ne sont que l'expression de cette raison en marche. 

HEGEL distingue quatre étapes dans le mouvement de libération de l'esprit du monde qui correspondent à quatre empires historiques :

- Le monde oriental : régime patriarcal et gouvernement théocratique, où l'individu n'a pas de droit, où les coutumes ne se distinguent pas des lois ;

- Le monde grec : apparition du principe de l'individualité, mais les peuples restent particulier et la liberté suppose l'esclavage ;

- Le monde romain : séparation entre l'universel et la conscience de soi personnelle et privés, mais opposition de l'aristocratie et de la démocratie, les droits restent formels, l'universel est abstrait ;

- Le monde germanique : perte du monde, l'esprit est refoulé en lui-même, mais réconciliation à l'intérieur de la conscience de soi de la vérité et de la liberté, un royaume intellectuel s'oppose au royaume temporel.

    La réconciliation éthique, but auquel tend la doctrine de l'esprit objectif, suppose une garantie méta-éthique et méta-objective fournie par la philosophie de l'histoire dont l'instance ultime (l'esprit du monde) n'est autre que la figure mondaine de l'esprit absolu ; mais ce point de vue, seul le philosophe peut l'adopter. Si l'esprit du monde définit la perspective selon laquelle l'histoire fait sens, les agents historiques sont moins les individus - même si les "grands hommes" y jouent un rôle capital - que les esprits des peuples qui tour à tour, et pour accomplir "une seule tâche de l'acte total", sont ces acteurs. Conception tout sauf irénique du progrès historique (sur laquelle se penche longuement Léo STRAUSS et Joseph CROPSEY) : le peuple qui est le présent (l'Europe pouvant s'incarner ensuite en Amérique...) chargé des affaires de l'esprit du monde jouit d'un droit absolu, et les autres sont face à lui dépourvus de droit : mais une fois sa tâche accomplie, lui aussi ne "compte plus dans l'histoire du monde". On a jugé choquante cette vision de l'histoire, qui se veut réaliste (Jean-François KERVÉGAN), et justement elle n'a pas manqué d'être récupérée par des tendances nationalistes. 

A ce sujet, Myriam BIENENSTOCK, présentant les cours sur la Philosophie de l'histoire se demande si nous pouvons attribuer à HEGEL, à travers la notion d'"esprit objectif", dans une époque d'épanouissement du nationalisme allemand, celle de sujet collectif, à l'image du sujet individuel. Elle rappelle que "dans la philosophie hégélienne, les formations que désigne le terme "esprit objectif" ont une existence que l'on peut dire objective - dans l'Etat et ses institutions, par exemple - mais elles n'ont pas celle d'une conscience, même si elles ne peuvent exister que dans et par des consciences individuelles. Leur réalité n'est pas matérielle ou naturelle, mais plutôt d'ordre spirituel (geistig) - elles font partie du domaine de l'esprit. Et pourtant celui-ci n'a pas, ici, la réalité d'un sujet - et ce qui fait toute l'importance, la grandeur même, de Hegel, c'est précisément de ne pas s'être laissé induire en erreur par tous ceux qui crurent une telle chose (...)" Avancer cette thèse nationaliste, c'est dire "que les hommes peuvent, dans certaines conditions ou certaines circonstances, maîtriser le cours de l'histoire ; qu'ils pourraient diriger l'histoire, par une action politique ou une connaissance des techniques du pouvoir." Or, en général, pour HEGEL, les hommes font l'histoire avec des objectifs qui leur sont propres, réalisent parfois ces objectifs, mais il se passe quelque chose de beaucoup plus important, qui ne se trouve pas dans leur conscience et dans leur intention.

 

Une postérité abondante

       La postérité de l'oeuvre de HEGEL est très importante. Philosophie officielle de la Prusse, elle suscite néanmoins dès le début des divisions radicales à l'intérieur même de ce qu'on a pu appeler le courant hégélien. D'ailleurs, les plus "radicaux" des hégéliens, comme FEUERBACH et MARX furent chassés de leur poste d'enseignant.

David STRAUSS classe les membres de l'école hégélienne en plusieurs types :

- Les hégéliens de droite, conservateurs du système de HEGEL, qui se font appeler "vieux hégéliens", qui défendent le spiritualisme : Carl Friedrich GÖSCHEL, Georg Andreas GABLER, ERDMANN, SCHALLER, Leopold von HENNING, Edouard ZELLER, Kuno FISCHER...

- Les disciples de HEGEL comme Karl Ludwig MICHELET, Philipp Konrad MARHEINEKE, VATKE, Karl ROSENKRANZ, Heinrich Gustav HOTHO...

- les hégéliens de gauche, libéraux et progressistes comme Eduard GANS, Friedrich Wilhelm CAROVÉ, Heinrich HEINE. Parmi eux se regroupent les "jeunes hégéliens" comme Ludwig FEUERBACH, Marx STIRNER, BAUER et Karl MARX. Tout en se servant d'une partie de la doctrine de HEGEL, ils font la critique de la religion chrétienne et de la politique de l'époque. 

  En fait, c'est l'ensemble de la philosophie européenne qui se saisit de l'oeuvre de HEGEL, pour la prolonger ou la contredire (Arthur SCOPENHAUER, NIETSCHZE, et bien entendu Karl MARX...), prenant souvent une seule partie de celle-ci, ou même un ensemble de notions pour construire un autre système d'idées. En fait, très peu de philosophies se passent de l'apport de l'hégélianisme par la suite...Une des plus importantes fractures est religieuse, plus ou moins marquée suivant les pays.... Elle pénètre peu aux États-Unis et encore moins à l'extérieur de l'Occident... 

   En France, sa pensée est introduite d'abord par Victor COUSIN (discipline et interlocuteur). Par ailleurs, sa philosophie politique influence le socialisme français (saint-simonisme...).

     Au XXe siècle, après une certaine éclipse (due surtout à des interprétations "secondaires" faisant de sa philosophie une glorification de l'Etat totalitaire), la philosophie reprend l'hégélianisme sous différentes formes, notamment la philosophie française,  grâce aux leçons données par Alexandre KOYRÉ et surtout par Alexandre KOJÈVE à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. C'est surtout Jean Hyppolite qui représente l'hégélianisme en France, initiant ainsi Bernard BOURGEOIS, Jacques D'HONT (qui fonde en 1969 le Centre de Recherche et de Documentation sur Hegel et sur Marx), Jacques LACAN, Michel FOUCAULT, Jacques DERRIDA et Alain BADIOU. 

 

      Claude BRUAIRE, dans un survol de cette postérité, estime qu'il est double : avec le matérialisme dialectique de la philosophie marxiste et avec l'ensemble de ce qu'on peut appeler les théologies dialectiques. "Venue de la philosophie grecque, la dialectique est demeurée le vocable approprié à la discussion conceptuelle. Avec Hegel (...) le débat dialectique est référé à la négativité qui oeuvre dans la réalité de l'existence et permet à la rationalité positive de former système par la suppression d'oppositions unilatérales. Or, non seulement la pensée hégélienne enracine le mouvement dialectique dans une perspective théologique chrétienne, pour laquelle la réconciliation est modèle d'une rationalité s'imposant aux déchirements de la conscience malheureuse, mais il ne l'éclaire que dans une thèse précise sur le statut de l'esprit."

Même si selon lui le débat est conceptuel, interne au discours, et négativité spirituelle, introuvable dans la nature, la dialectique est enrôlée par le matérialisme. Pourtant, ce qu'approche HEGEL dans sa philosophie est précisément un christianisme infidèle à lui-même. "Si bien que du christianisme peuvent surgir, comme ses fruits dissociés et méconnaissables, un théisme pour lequel l'homme et ses oeuvres ne sont rien, rien que l'attente perpétuelle d'un salut de Dieu seul, ou un humanisme décidé, résolument athée, proclamant la suffisance du solus homo". Le renversement humaniste est opéré par FEUERBACH, un élève de HEGEL, dans son livre L'essence du christianisme, qui expose une traduction de la révélation chrétienne en révélation de l'homme à lui-même. Son interprétation anthropologique, substitué à l'interprétation théologique, est recueillie ensuite par MARX, avec pour point de départ philosophique, la négation de Dieu. Le communisme qu'il appelle de ses voeux est la "conscience théoriquement et pratiquement sensible de l'homme et de la nature comme de l'essence." (Manuscrits de 1844, Editions sociales, 1962). Mais il ne faut pas rester à la spéculation philosophique, il faut résolument passer à la pratique. Fervent lecteur de la Phénoménologie et de la Science de la logique, Karl MARX réduit la dialectique à une méthode capable de schématiser un contenu strictement matériel. "La dialectique du matérialisme économique transpose (...) avec rigueur la négativité hégélienne, tout à la fois règle d'exclusions successives, d'inversion d'un extrême à l'autre et raison dans son aspect négatif, négation de la négation productrice de l'unité positive par médiation effective. C'est pourquoi la formation d'une nouvelle classe économique dominante, dans l'histoire de la propriété, est toujours un processus endogène, une inversion - ou révolution - qui doit tout à l'antagonisme antérieur, à son interne disjonction, même s'il faut, non sans contradiction (selon Raymond BOUDON, dont nous connaissons bien les antipathies socialistes...), faire appel aux conditions extérieures, techniques nouvelles, nouveaux produits, par exemple pour expliquer selon la méthode de l'économie classique, les changements dans la production et l'échange".

Le renouveau des études hégéliennes, notamment sous l'impulsion en France de Gaston FESSARD (De l'actualité historique, 2 volumes, Editions Desclée de Brouwer, 1960), ouvre une perspective philosophique qui renoue avec les aspects théologiques mis de côté par l'interprétation marxiste. C'est d'ailleurs pour comprendre MARX à partir de l'inspiration hégélienne, qu'il donne par exemple une interprétation précise à cette dialectique maitre-esclave, popularisée notamment par Alexandre KOJÈVE, en lui redonnant ce qui lui semble être son sens originel, en dehors de l'approche anthropologique.  Il donne la pleine mesure à ce renouveau intellectuel dans La dialectique des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola (2 volumes, Aubier, 1956 et 1966).

 

Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, La philosophie de l'histoire, Le livre de poche, collection La pochothèque, 2009 (édition réalisée sous la direction de Myriam BIENENSTOCK) ; La raison dans l'histoire, Introduction à la philosophie de l'histoire, Union Générale d'Editions, 10/18, 1965 ;  Principes de la philosophie du droit, Gallimard, collection Idées, 1972 (Préface de Jean HYPPOLITE) ; Leçons sur l'histoire de la philosophie, Tome 1 et 2, Gallimard, 2000 (Traduction de J GIBELIN) ; Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, Gallimard, collection nrf, 1990 ; Préface et Introduction de la Phénoménologie de l'Esprit, Librairie philosophique J Vrin, 1997 (Traduction et Commentaire - à recommander - de Bernard BOURGEOIS) ; Phénoménologie de l'Esprit, Tome 1 et 2, Gallimard, collection folio essais, 1993 ; 

Maxence CARON-PARTE, Lire Hegel, Ellipses, 2000. Jean-François KERVÉGAN, Hegel et l'hégélianisme, PUF, collection Que sais-je?, 2005. Jacques D'HONDT et Yves SUAUDREAU, Article Hegel, dans Encyclopedia Universalis, 2004. François CHATELET, Article Principe de la philosophie du droit, dans dictionnaire des oeuvres politiques, PUF, 1986. Léo STRAUSS et Joseph CROPSEY, Article Hegel, dans Histoire de la philosophie politique, PUF, collection Quadrige, 1994. Eric WEIL, Hegel et l'État, Librairie philosophique J Vrin, 1950. Alexandre KOJÈVE, Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard collection Tel, 2005. Bernard BOURGEOIS, Article Hegel, dans Le Vocabulaire des philosophes, tome III, Ellipses, 2002. Claude BRUAIRE, La dialectique, PUF, collection Que-sais-je?, 1985.

 

 

Relu le 4 juin 2020

 

 

 

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11 mai 2011 3 11 /05 /mai /2011 07:58

          L'archéologue, officier, aventurier, espion et écrivain britannique, connu surtout pour son dense livre Les Sept Piliers de la Sagesse et pour sa contribution à la guerre contre l'Empire Ottoman pendant la Première Guerre mondiale, sans avoir révolutionné l'art de la guerre ni provoqué un événement subit et déterminant, contribue encore de nos jours à alimenter la réflexion sur les théories et pratiques de la guérilla. Il reste l'un des officiers les plus influents dans le développement d'une doctrine insurrectionnelle au XXe siècle.

Doté d'une solide réputation d'archéologue (sa thèse sur L'influence des croisades sur l'architecture militaire européenne à la fin du XIIe siècle, publiée en 1909 est une référence), il utilise en 1916 cette couverture pour enquêter à la demande des services de renseignement de son pays, sur la réalité de la révolte arabe contre l'occupant ottoman. Il relate dans Guérilla dans le désert (1920) et dans Les Sept Piliers de la Sagesse (1922), cette expérience et sa contribution à l'organisation d'une guérilla efficace.

Loin d'être cantonné dans une vision de technique militaire, et d'ailleurs mû par elle, il possède une véritable vision de l'avenir du Proche Orient (reflétée dans L'orient en mutation, écrit en 1920) qui l'amène à prendre des initiatives en dehors des vues du gouvernement de Londres. Très proche des arabes, il combat vainement à la Conférence de la paix de 1919, les accords Sykes-Picot de partage du Moyen-Orient entre les empires anglais et français. Déçu par la politique anglaise, il met fin en 1922 à sa carrière de conseiller politique pour les affaires proche-orientales pour s'engager dans la Royal Air force, expérience qu'il rapporte dans La Matrice (1923). Il quitte à regret l'armée en 1935. Il laisse des écrits très techniques qui appellent à une réforme dans l'aviation, qu'il obtient, et qui ne serait pas étrangère à la victoire anglaise dans la bataille d'Angleterre de 1940.

    Influencé par des lectures longues des auteurs en stratégie militaire comme CLAUSEWITZ ou JOMINI, mais sceptique sur les applications de la doctrine militaire en vigueur (sous l'impulsion notamment du Maréchal FOCH) qui préconise front contre front et qui régit l'évolution des batailles sur les fronts européens, il cherche plutôt son inspiration du côté des oeuvres de Pierre Joseph de BOURCET (1700-1780), auteur en 1760 de Principes de la guerre en montagne, de GUIBERT et surtout de Maurice de SAXE. Le général GIAP, dans l'organisation de la guerre révolutionnaire vietnamienne, est influencé fortement par les écrits de Thomas Edward LAWRENCE. Lequel est le seul Européen, avec le général allemand Von LETTOW-VORBECK, invaincu au Tanganyika, pendant 3 ans à la tête de troupes réduites à plus de 120 000 Britanniques et Alliés, à penser la guérilla.

Ses talents littéraires font de Les Sept Piliers de la Sagesse un monument dans le genre du récit. Il traduit l'Odyssée d'Homère en anglais, traduction encore utilisée de nos jours et un roman français peu connu d'Adrien Le CORBEAU, Le Gigantesque (1924).

 

Guérilla dans le désert

       Guérilla dans le désert (1920) écrit pour The Army Quarterly; est publié sous le titre de "L'évolution d'une révolte". Il y présente ses conceptions de la petite guerre.

"La guerre arabe (...) était simple et individuelle. Chacun servait au combat et était autonome. Il n'y avait ni ligne de communications ni unité de travailleurs. Il semblait que dans ce type de guerre plein de souplesse, la contribution des individus devait être au moins égale au produit d'un système complexe d'une force équivalente ; cette guerre devait certainement s'adapter plus facilement. au mode de vie tribal, étant acquises la souplesse et la compréhension de la part des officiers. Heureusement, presque chaque jeune Anglais possède en lui les racines de l'excentricité. Mais on n'en trouvait là qu'une poignée, pas plus d'un pour mille Arabes. Une proportion plus grande aurait créé des frictions, tout simplement parce que c'étaient des corps étrangers (...) dans l'huître. Et ceux qui étaient présents dominaient par l'influence et les conseils, par la supériorité de leurs connaissances et non comme représentant d'une autorité étrangère. Il était néanmoins d'usage courant de ne pas employer sur la ligne de feu de grands effectifs que l'adoption d'un système simple rendait théoriquement possible. Au contraire, on les employait de façon successive, car autrement l'attaque aurait pris trop d'ampleur. Il faut être libéral dans le champ d'action accordé aux guérilleros. dans la guerre irrégulière, lorsque deux hommes sont ensemble, l'un des deux ne sert à rien. La tension morale de l'action isolée rend cette simple forme de guerre très éprouvante pour l'individu et exige de lui initiative particulière, endurance et enthousiasme. Ici, l'idéal était que l'action consistât en une série de combats singuliers afin de faire de l'armée une alliance harmonieuse de commandants en chef. La valeur de cette armée arabe dépendait entièrement de la qualité et non de la quantité. Chacun devait garder son sang-froid, car une excitation sanguinaire aurait altéré son savoir-faire, et sa victoire dépendait de l'emploi exacte de la vitesse, de la dissimulation et de la justesse du tir. La guerre de guérilla est bien plus intellectuelle qu'une charge à la baïonnette." 

Avant d'en arriver là, à une armée arabe efficace sur le plan de la guérilla, LAWRENCE doit convaincre les leaders arabes (dont Fayçal ibn Hussein) de coordonner les efforts des différents guérilleros, de mettre en place une certaine discipline , et de choisir des objectifs réellement stratégiques (comme la seule et longue ligne de chemin de fer reliant le centre des forces ottomanes à Médine). 

"Par une soigneuse persévérance, tenue strictement dans la limite de ses forces et en suivant l'esprit de ces théories, l'armée arabe fut finalement en mesure de réduire les Turcs à l'impuissance, et la victoire totale semblait en vue lorsque la vaste offensive du général Allenby en Palestine jeta les principales forces ennemies en pleine confusion et mit immédiatement fin à la guerre turque. La trop grande dimension de cette offensive priva la révolte arabe de l'occasion de poursuivre jusqu'au bout la maxime du maréchal de Saxe selon qui une guerre peut être remportée sans livrer bataille. Mais on peut au moins dire que ceux qui dirigèrent celle-là, travaillèrent à la lumière de cette maxime pendant deux ans, et ce fut efficace. C'est un argument pratique que l'on ne peut complètement tourner en dérision. L'expérience, bien qu'elle ne fût pas complète, renforça cette croyance que la guerre irrégulière ou rébellion pouvait s'avérer être une science exacte et un succès inévitable à condition que certains facteurs fussent réunis et qu'elle fût menée selon certains principes. Voilà la thèse : la rébellion doit avoir une base inattaquable, un lieu à l'abri non seulement d'une attaque mais de la crainte d'une attaque : une base comme la révolte arabe en avait dans les ports de mer Rouge, dans le désert ou dans l'esprit des hommes qui y souscrivaient. Elle doit avoir un adversaire étranger à l'équipement perfectionné, qui se présente sous la forme d'une armée d'occupation disciplinée, trop petite pour satisfaire à la règle du rapport effectif-superficie, trop réduite pour adapter le nombre à l'espace, en vue de dominer toute la zone de façon efficace à partir de postes fortifiés. Elle doit s'appuyer sur une population amie, non pas activement amie, mais assez sympathisante pour ne pas informer l'ennemi des mouvements des rebelles. Une rébellion peut être menée par deux pour cent d'éléments actifs et quatre-vingt-dix-huit pour cent de sympathisants passifs. Les quelques rebelles actifs doivent posséder des qualités de vitesse et d'endurance, d'ubiquité et l'indépendance technique nécessaire pour détruire ou paralyser les communications ennemies, car la guerre irrégulière correspond assez bien à la définition que Willisen donne de la stratégie : c'est "l'étude de la communication" dans sa force extrême d'attaque là où l'ennemi ne se trouve pas. En bref, à condition que soient donnés mobilité, sécurité (sous la forme d'objectifs soustraits à l'ennemi), temps et doctrine (l'idée de s'attirer la sympathie de tous), la victoire appartiendra aux insurgés car les facteurs algébriques sont en fin de compte décisifs, et contre eux, la perfection des moyens et la lutte morale restent vaines."

L'auteur expose ses conceptions concernant la petite guerre également dans l'édition de 1926 de l'Encyclopedia Britannica à la rubrique "Guérilla" sous le titre de "La science de la guérilla". Plusieurs autres écrits portent sur la guérilla, tels les trois lettres de l'auteur adressée l'une au colonel - par la suite Maréchal Wavel (1923), l'autre à Basil H. LIDDELL-HART, Général et historien militaire auteur d'oeuvres sur la stratégie indirecte, et l'autre encore sur la Russie bolchevique et ses chances de peser dans l'avenir de l'Asie (1927) écrite pendant qu'il se trouve en garnison aux Indes. (Guérilla dans le désert 1916-1918, suivi de l'Orient en mutation et de ces trois lettres, Présentation de Gérard CHALIAND, Editions Complexe, 1992).

 

       L'Orient en mutation (1920), publié d'abord sous le titre de "Oriental Assembly", essai stratégique sur le Moyen-Orient montre la perspective d'ensemble qui guide les actions de T E LAWRENCE.

 

Les Sept Piliers de la Sagesse

       Les Sept Piliers de la Sagesse (Seven Pillars of Wisdom), de 1922, ne constitue pas, prévient l'auteur lui-même, l'histoire du mouvement arabe, "mais de la part que j'y pris".

"J'entendais créer une nouvelle nation, restaurer une influence perdue, donner à vingt millions de Sémites les fondations sur quoi construire un palais inspiré, le palais de rêve de leurs idées nationales. Un but si élevé en appelait à la noblesse innée de leur esprit et leur faisait la part belle dans les événements : mais lorsque nous l'emportâmes, on m'accusa d'avoir compromis les redevances du pétrole britannique en Mésopotamie et ruiné la politique coloniale française au Levant." T. E. LAWRENCE entend justifier son option et reste fier de ses "trente combats où pas une goutte du sang des nôtre ne fut versé. Toutes nos provinces sujettes ne valaient pas, pour moi, la mort d'un seul Anglais". Le Cabinet poussa les arabes à se battre pour les Britanniques en leur promettant qu'ils seraient ensuite autonomes et c'est avec une pointe de regret qu'il termine son Introduction, sorte de chapitre non inclus dans les éditions. Que s'il avait été complètement honnête, il aurait vu la duplicité du gouvernement britannique et demandé aux Arabes de rester chez eux. Ce manquement personnel à la parole donnée justifie pour lui le refus de toute récompense. Il termine par, "Dans ce livre aussi, pour la dernière fois, j'entends être seul juge de ce que je dois dire", réaffirmant son esprit d'indépendance.

    Le livre se partage en 121 courtes parties dont l'organisation est décrite dans un "Tableau synoptique" au début de l'ouvrage, étant donné qu'il s'agit bien d'un seul récit, celui de "ses" campagnes en Arabie.

Une Introduction, Base de la révolte, regroupe les 7 premiers chapitres, le Livre 1 (Mon premier contact avec l'Arabie, (Découverte de Fayçal)) les chapitres VIII à XVI, le Livre 2, Première avancée de Fayçal vers le Nord, les chapitres XVII à XXVII, le livre 3, Concentration contre le chemin de fer de Médine, les chapitres XXVIII à XXXVIII, le livre 4, L'expédition contre Akaba, les chapitres XXXIX à LIV, le livre 5, Utilisation de la nouvelle base, les chapitres LV à LXVIII, le livre 6, Echec du raid sur les ponts, les chapitres LXIX à LXXXI, le livre 7, une campagne d'hiver, les chapitres LXXXII à XCI, le livre 8, L'orthodoxie entre en jeu, les chapitres XCII à XCVII, le livre 9, Manoeuvres avant le coup final, les chapitres XCVIII à CVI, le livre 10, Libération de Damas, les chapitres CVII à CXXII. Un épilogue raconte "Pourquoi la prise de Damas mit fin à mes efforts de Syrie".

Ce découpage permet de voir la progression du récit d'une véritable épopée qui en fait aussi un monument de la littérature. Ouvrage d'art de la guerre, Les Sept Piliers de la Sagesse, montre la mise en pratique précise de ce qui déjà est exposé dans Guérilla dans le désert.

   C'est surtout au chapitre XXXIII que réside la description la plus forte des conceptions de l'espion anglais.

"Comme je l'ai montré, je n'étais que trop libre de mener la campagne à mon gré, car je manquais de pratique. Je n'ignorais pas les ouvrages essentiels de théorie militaire, mes curiosités d'Oxford m'ayant fait passer de Napolèon à Clausewitz et à son école, puis à Caemmerer et de Moltke, sans oublier les derniers travaux des Français. Tous ces auteurs m'avaient paru ne voir qu'un côté de la question ; après avoir parcouru Jomini et Willisen, j'ai enfin trouvé des principes plus larges dans le Maréchal de Saxe, Guibert et le XVIIIème siècle. Clausewitz, cependant, les dominait tous de si haut, d'un point de vue intellectuel, et la logique de son livre était si fascinante, qu'inconsciemment j'avais accepté ses conclusions, jusqu'au moment où une étude comparée de Kuhne et de Foch me laissa dégoûté des soldats, fatigué de leur gloire officielle, et plus exigeant que jamais à l'égard de leurs lumières. Je n'avais cessé, en tout cas, de porter à l'art militaire un intérêt purement abstrait, et de considérer la théorie et la philosophie de la guerre d'un point de vue métaphysique" Sur le terrain, évidemment, les questions deviennent très concrètes en "particulier cet assommant problème de Médine".

Alors qu'il souffre d'une dysenterie, il s'interroge sur l'objectif que cette ville représente, étant donné le traditionnel but de la guerre, la destruction des forces armées de l'ennemi par le moyen unique de la bataille. Or sa méditation aboutit au fait que "nous avions déjà gagné la guerre du Hedjaz!" (depuis la prise d'El Ouedj). "Certes, j'avais établi de confortables prémisses, mais il restait encore à trouver pour la guerre une autre fin et d'autres moyens. car notre guerre semblait ne ressembler en rien au rituel dont Foch était le grand prêtre. Je me remémorai sa doctrine pour mieux voir la différence entre lui et nous. Dans sa guerre moderne - qu'il appelait la guerre absolue - deux nations professant des philosophies incompatibles mettaient leurs doctrines à l'épreuve de la force. Philosophiquement, c'était idiot ; car on ne peut discuter d'opinions, mais les convictions ne sont guéries qu'à coups de fusils; la lutte ne cesserait donc qu'au moment où les fidèles d'une doctrine immatérielle n'auraient plus aucune défense à opposer aux fidèles de l'autre. La guerre de Foch apparaissaient ainsi comme la transposition au XXe siècle des guerres de religion, dont la conclusion logique était la destruction complète d'une croyance, et dont tous les protagonistes pensaient que le Jugement de Dieu prévaudrait à la fin. Ceci pouvait encore aller pour la France et l'Allemagne; mais l'attitude anglaise n'était nullement représentée par cette théorie. (...) Foch, en vérité, avait démoli sa propre argumentation en faisant dépendre sa guerre du service militaire généralisé et en la déclarant impossible avec des armées professionnelles. Or, la vieille armée professionnelle demeurait l'idéal britannique, et sa façon de faire la guerre, l'ambition de tous nos troupiers. Ainsi, la guerre de Foch m'apparaissait comme une "variété exterminatrice" (on l'eût appelée tout aussi bien la guerre-meurtre) pas plus absolue que bien d'autres variétés possibles. (...)"

Pourquoi Fayçal et les Arabes voulait-il combattre les Turcs? Pour les expulser de leurs terres. Du coup, la question suivante tombe sous le sens : "Comment les Turcs vont-ils défendre tout ce vaste territoire? Combien d'hommes sont-ils nécessaires pour les en empêcher. Un point de vue algébrique, tenant compte de tous les avantages matériels des insurgés, le climat, le chemin de fer, le désert, les armes techniques, lié à un point de vue biologique, la manière de combattre des Arabes, lié encore à un point de vue psychologique, la propagande, "science des sentiments", "presque une éthique", mène à la conclusion logique, qui apparaît clairement à la sortie de sa dysenterie : toute bataille est inutile et nuisible. Il suffit d'employer 2% de combattants dans une population amie, pour figer l'ennemi dans les postes qu'il occupe, leur équipement technique étant suffisant pour paralyser les communications de l'ennemi.

"Une province serait gagnée quand nous aurions appris à ses habitants à mourir pour notre idéal de liberté : la présence ou l'absence de l'ennemi était secondaire. La victoire finale semblait certaine si la guerre durait assez pour nous permettre d'exploiter notre méthode."

 

    L'ensemble de ses écrits sur la guérilla, ses deux livres principaux et ses multiples notes établies à l'intention de sa hiérarchie, continue d'inspirer de nombreux théoriciens et praticiens de la guérilla et de la guerre révolutionnaire. Ainsi le futur général GIAP, que rencontre en 1946, le général français SALAN, considère Les Sept Piliers de la Sagesse comme son "évangile de combat". Passée une courte période de glorification après sa mort en 1935, son oeuvre est relativement dénigrée par les officiers (et les officiels) français, qui considèrent la Grande Bretagne comme la grande rivale, et ce jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale. En revanche, très tôt dans les pays anglo-saxons, elle est considérée de manière très sérieuse, notamment par LIDDEL HART, par ailleurs auteur d'une biographie sur LAWRENCE, qui en tient compte dans l'élaboration de son système de stratégie indirecte. Il reste l'un des officiers les plus influents dans le développement d'une doctrine insurrectionnelle au XXe siècle. 

 

 

Thomas Edward LAWRENCE, Les Sept Piliers de la Sagesse, Petite Bibliothèque Payot, 2002. Réédition du texte de 1936. Traduction de l'anglais par Charles MAURON ; Guérilla dans le Désert, 1916-1918, suivi de L'Orient en mutation, Editions Complexe, 1992. Présentation de Gérard CHALIAND. On trouve par ailleurs le textes de Guérilla dans le désert, dans l'Anthologie mondiale de la stratégie, sous la direction de Gérard CHALIAND, Robert Laffont, collection Bouquins, 1990. On peut consulter aussi Les Textes essentiels de T. E. LAWRENCE, rassemblés par René ETIEMBLE et Yassu GAUCIERE, Editions Gallimard, collection Idées littérature, 1981.

 

Robert MANTRAN, Un personnage complexe et ETIEMBLE, l'auteur d'une épopée moderne, Article LAWRENCE, dans Encyclopedia Universalis, 2004. Frédéric ENCEL, article Thomas Edward LAWRENCE, dans L'art de la guerre par l'exemple, Stratèges et batailles, Flammarion, collection Champs, 2000.

 

Relu le 12 juin 2020

 

 

 

 

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24 avril 2011 7 24 /04 /avril /2011 08:26

            L'ingénieur, architecte militaire, urbaniste et essayiste français sous le règne de Louis XIV, se trouve très présent dans l'historiographie officielle. Connu par le grand public surtout pour ses fortifications aux frontières, figurant parfois parmi les grands maîtres de la stratégie, il a participé à la plupart des campagnes militaires de son Roi, mais aussi, il a rédigé, instruit par ses incessants voyages sur la situation réelle du pays, des essais de réforme, notamment fiscale.

Il est à l'origine de l'aménagement de plus d'une centaine de places fortes situées aux frontières du royaume et de la construction d'une trentaine d'enceintes nouvelles et de citadelles. Par certains côtés, il préfigure le mouvement des philosophes des Lumières (même s'il est ignoré en grande partie par les Encyclopédistes). Rédacteur de plusieurs traités et essais sur la défense et l'attaque des villes, par exemple de Le Traité de l'attaque des places et de Le traité de défense des places, publiés tout deux en 1706, il s'intéresse également au développement de l'économie française (agriculture) afin de prévenir les disettes - très présentes en ces temps de guerres incessantes - et à la réforme de la fiscalité. Sensible au sort des paysans écrasés d'impôts, il cherche des solutions avec lucidité. Il consigne, comme beaucoup de ses contemporains, ses observations. Elles couvrent une douzaine de volumes, consacrés à des thèmes très divers.

Rassemblées plus tard sous le titre global Mes oisivetés ou Pensées d'un homme qui n'avait pas grand-chose à faire, ces observations témoignent d'une volonté de s'attaquer aux inégalités fiscales. Un Projet de capitation (1694) et un Projet d'une dîme royale (1986, publié en 1706), très discutés et mal appliqués, autre autres, sont remarqués par FONTENELLE.

 

           VAUBAN se situe dans une lignée des grands planificateurs au service de la royauté, tels RICHELIEU, LE TELLIER et LOUVOIS. Dans ses multiples traités successifs, tenant compte à chaque fois de l'expérience des diverses campagnes militaires, le noble (mais très à l'écart de ses pairs, ces derniers attachés aux intrigues de la Cour) français, s'inspire du fondateur de l'école française de fortification, ERRARD, et surtout de Blaise de PAGAN (1604-1665), théoricien de la construction militaire. Son "premier système" est en fait le modèle de PAGAN, enrichi de perfectionnements mineurs et adapté souplement aux différences de terrain.

    

        Henri GUERLAC évoque différentes polémiques sur le génie créateur de VAUBAN, des auteurs n'y voyant qu'un exécutant remarquable, les autres un véritable stratège des places forte. Même si effectivement, ses "deuxième système" et "troisième système" gardent la trace de ses prédécesseurs, sa capacité descriptive et prescriptive sur les fortifications, visible dans ses Traités, la diffusion de ceux-ci, en font une autorité dans le domaine de l'art militaire le plus important à l'époque.

Les guerres sont effectivement une succession interminables de sièges, toujours préludes à l'invasion d'un pays. Ayant toujours l'oreille du Roi, lui-même très grand spécialiste des fortifications, il diffuse sa philosophie de la guerre et ses conceptions technologiques avec beaucoup d'efficacité (bien plus d'efficacité que ses autres écrits...). Il montre une grande répugnance à verser inutilement le sang, et le nouvel esprit de modération qui commençait à prédominer à son époque en matière de guerre, explique que ses innovations aient visé à régulariser la prise des forteresses et surtout à réduire les pertes des forces assiégeantes. Avant la mise en oeuvre du "premier système", les attaques de fortifications permanentes bien défendues coûtaient très cher aux attaquants. Les tranchées et les bastions étaient utilisées sans méthode, l'infanterie lancée au jugé, les capitaines se fournissant alors aisément en hommes, leurs armées devenant relativement importante.

Dans le Traité des sièges de 1705, VAUBAN propose un système de construction des places fortifiées, un "premier système" : le contour de ces forts était, dans la mesure du possible, un polygone régulier : octogonal, quadrangulaire et même grossièrement rectangulaire. Les bastions formaient la clé du système de défense bien qu'ils sont plus petits que ceux de ses prédécesseurs. Il améliore le détail et recoure de façon plus importante aux défenses extérieures détachées. Son "second système", utilisé pour la première fois à Belfort et à Besançon est le corollaire du système précédent. La structure polygonale est conservée mais les courtines (murs entre bastions) sont allongées et les bastions eux-mêmes sont remplacés par de petits ouvrages ou tours, aux angles protégés par des bastions détachés élevés dans le fossé. Son "troisième système" est une adaptation du second et ne fut utilisé qu'une fois. La forme de la courtine est modifiée pour permettre un plus grand usage du canon en défense, et les tours, bastions détachés et demi-lunes sont agrandis. Loin d'être des éléments tactiques séparés, ils sont conçus en fait comme éléments d'une défense en profondeur du pays.

Adaptant la construction de chaque forteresse au terrain sans mettre en péril une ligne principale qui lie les forteresses, VAUBAN préconise une disposition stratégique et entre même dans les considérations diplomatiques. En effet, certains traités signés par le Roi désorganise cette défense en profondeur, et diminue l'efficacité de l'ensemble des fortifications. LOUVOIS, en charge précisément de la diplomatie royale le rappelle (gentiment mais clairement) plusieurs fois à l'ordre. Les résistances au systèmes de VAUBAN, parmi les grands architectes royaux (CORMONTAINE, l'École de MÉZIÈRES...) font qu'ils ne seront la règle qu'à la fin du XVIIIIe siècle.

        Dans un mémoire de 1678, qui conclu que la frontière serait correctement fortifiée si les places fortes étaient limitées à deux lignes, chacune composée de treize places environ, réparties sur la frontière septentrionale, à l'imitation d'une ligne d'infanterie en ordre de bataille. Son projet réclamait de nouvelles constructions, mais il préconisait également la destruction d'un grand nombre d'anciennes places, ce qui assure une bonne économie et libère 30 000 soldats que l'on peut employer ailleurs. Mémoire célèbre très discuté, il influence fortement (de toute façon il reprenait déjà certaines dispositions existantes) les conceptions du Génie français sur la défense en profondeur en vigueur plus tard. 

       Difficile de ne pas évoquer à propos de l'oeuvre de VAUBAN, la notion de pré carré. L'habitude de considérer la France comme dotée de frontières naturelles prend naissance ou au moins prend une portée effective (car sans doute loin dans l'Histoire, il faudrait rechercher l'origine d'une telle idée) lors du règne de Louis XIV. Il s'agit concrètement d'une double ligne de villes fortifiées qui protège les nouvelles frontières du Royaume contre les Pays-Bas espagnols. Selon David BITTERLING (l'invention du pré carré. Construction de l'espace français sous l'ancien régime, Albin Michel, 2009), le pré carré a bien été conçu par VAUBAN après la conquête du Nord de l'actuelle France.

Nous pouvons lire dans l'ouvrage de Bernard PUJO consacré à VAUBAN, un extrait de lettre adressée à LOUVOIS qui serait à l'origine de cette expression : "Sérieusement, Monseigneur, le roi devrait un peu songer à faire son pré carré. Cette confusion de places amies et ennemies ne me plait point. Vous êtes obligé d'en entretenir trois pour une. Vos peuples en sont tourmentés, vos dépenses de beaucoup augmentées et vos forces de beaucoup diminuées, et j'ajoute qu'il est presque impossible que vous les puissiez toutes mettre en état et les munir. Je dis de plus que si, dans les démêlés que nous avons si souvent avec nos voisins, nous venions à jouer un peu de malheur, ou (ce que Dieu ne veuille) à tomber dans une minorité, la plupart s'en irait comme elles sont venues. C'est pourquoi, soit par traité ou par une bonne guerre, Monseigneur, prêchez toujours la quadrature, non pas du cercle, mais pu pré. C'est une belle et bonne chose que de pouvoir tenir son fait des deux mains."

 

        Dans ses constructions de place comme dans certains de ses écrits (notamment les deux Traités de 1706), il défend la mise en oeuvre d'un urbanisme militaire qui inclut les fonctions proprement civiles de la ville.

VAUBAN applique des principes urbanistiques simples et normalisés. Une enceinte la plus régulière possible, en tenant compte toujours des accidents de terrains : le tracé octogonal de Neufbrisach, de 1698, en est l'application la mieux réussie. Une organisation urbanistique qui réponde aux exigences militaires : ce qui implique un plan en damier et une distribution fonctionnelle des bâtiments publics et des habitations groupés autour d'une place centrale carrée destinée aux manoeuvres et aux parades. Les lieux du commandement militaire se combinent "harmonieusement" avec les lieux voués aux activités civiles hôtel de ville, halles de commerce) et religieuses (église). Les casernes, dont les pavillons situés aux extrémités sont réservées aux officiers, et les magasins à poudre sont construits sur les remparts. La superficie de ces places est délimitée par une enceinte, dont l'extension n'est pas prévue (ce qui occasionne de gros problèmes d'entassement des habitations par la suite...). La construction des bâtiments  militaires, qu'il s'agisse des arsenaux ou surtout des casernes, suit des normes strictes, où seuls les matériaux employés changent suivant les régions. Il en est de même pour les constructions civiles. Seules les portes de ville échappent à cette rigueur constructive, car VAUBAN tient à leur conserver un décor sculpté à la gloire du roi. (Catherine BRISAC).

 

        Caractéristiques de ses écrits, qui ne sont souvent que des textes réservés à des spécialistes, sont ces extraits des deux traités de 1706 : Règles ou maximes générales qui peuvent servir à l'attaque d'une place, où il expose sa conception en 28 points.

1. Être toujours bien informé de la force des garnisons, avant de déterminer les attaques.

2. Attaquer toujours par le plus faible des places, et jamais par le plus fort ; à moins que l'on n'y soit contraint par des raisons supérieures qui, comparées aux particulières, font que ce qui est le plus fort dans les cas ordinaires, se trouve le plus faible dans les extraordinaires : ce qui se prend des lieux, des temps, et des raisons que le places sont attaquées, et les différentes situations où l'on se trouve.

Quand le roi assiégea Valenciennes, Sa Majesté n'ignorait pas que le front de la porte d'Aujain ne fût le plus fort de la place ; cependant il fit attaquer par là :

1° A cause de la facilité des approches par la chaussée de Rhume, qui, étant pavée, amenait toutes les munitions depuis Dunkerque, Ypres, Lille, Douai et Tourcoing jusqu'à la queue des tranchées : ce qui ne se pouvait pas partout ailleurs ;

2° A cause des facilités d'avoir des fascines, y ayant de grands bois près de là, qui pouvaient abondamment fournir toutes celles dont on avait besoin ;

3° Pour pouvoir contrevaller, comme on fit, par la tranchée, toute cette partie qui s'étend depuis l'inondation au-dessous de la place, jusqu'à celle au-dessus : ce qui étant répété par deux places d'armes, l'une devant l'autre, et par tous les plis ou replis de la tranchée, l'ennemi fut enfermé dans la place, et réduit à ne pas sortir quatre hommes hors de son chemin couvert depuis la porte de Tournai jusqu'à la porte de Notre-Dame, de sort que s'il se fût présenté un grand secours, le roi, en renforçant la tranchée de deux bataillons et de trois ou quatre escadrons, aurait pu lever tous les quartiers de ce côté-là, qui faisaient les deux cinquièmes du circuit des lignes, pour en renforcer son armée, et se présenter aux ennemis, sans que les attaques eussent cessé de faire leur chemin. (...) ;

  De pareilles raisons ont déterminé le prince Eugène à attaquer Lille par où il l'a attaquée, qui est certainement un des plus forts côtés de la place.

3. Ne point ouvrir la tranchée que les lignes ne soient bien avancées, et les munitions et matériaux nécessaires en place, prêts et à portée ; car il ne faut pas languir pour ce manquement, mais avoir toujours les choses nécessaires sous la main.

4. Embrasser toujours le front des attaques afin d'avoir l'espace nécessaire aux batteries et places d'armes.

5. De faire toujours trois grandes lignes parallèles aux places d'armes, les bien situer et établir, leur donnant toute l'étendue nécessaire.

6. Les attaques liées sont préférables aux toutes les autres.

(....)

27. Tout siège de quelque considération demande un homme d'expérience, de tête et de caractère, qui ait la principale disposition des attaques, sous l'autorité du général ; que cet homme dirige la tranchée et tout ce qui en dépend ; place les batteries de toute espèce et montre aux officiers de l'artillerie ce qu'ils ont à faire ; à qui ceux-ci doivent obéir ponctuellement, sans y ajouter ni diminuer.

28. Par la même raison, ce directeur des attaques doit commander aux ingénieurs, mineurs, sapeurs, et à tout ce qui a rapport aux attaques, dont l est comptable au général seul : car, quand il y a plusieurs têtes à qui il faut rendre compte, il est impossible que la confusion ne s'y mette, après quoi tout, ou la plus grande partie, va de travers, au grand désavantage du siège et des troupes. (VAUBAN, De l'attaque et de la défense des places dans l'Anthologie des classiques militaires français, textes choisis et présentés par le général L.-M. CHASSIN, Editions Charles-Lavauzelle, 1950).

 

        Son oeuvre réformatrice couvre des aspects économiques et fiscaux mus par la volonté de soulager le fardeau de la masse des paysans. Ainsi, il écrit un mémoire intitulé Cochonnerie, ou le calcul estimatif pour connaître jusqu'où peut aller la production d'une truie pendant dis années de temps.

Dans ce texte, d'abord appelé Chronologie des cochons, traité économique et arithmétique, non daté, VAUBAN veut prouver, statistiques à l'appui, sur dix-sept pages, qu'une truie, âgée de deux ans, peut avoir une première portée de six cochons. Au terme de dix générations, compte tenu des maladies, des accidents et des prédateurs (loup), le total est de six millions de descendants. Sur douze générations, il 'y en aurait autant que l'Europe peut en nourrir, et si on continuait seulement à la pousser jusqu'à la seizième, il est certain qu'il y aurait de quoi en peupler toute la terre abondamment." Si pauvre qu'il fut, il n'est pas un travailleur sur terre "qui ne puisse élever un cochon de son cru par an afin de manger à sa faim".

Plusieurs titres de Mes Oisivetés relèvent de ces préoccupations. Observateur lucide du royaume réel, il propose des réformes fiscales : dans ses Projet de capitation (1694) et surtout Projet de Dîme royale (1706) propose de mieux répartir la charge fiscale. Dans ce dernier ouvrage, à l'intitulé long (ce qui est courant pour l'époque) de "Projet d'un dixième royale qui, supprimant la taille, les aydes, les dollanes d'une province à l'autre, les décimes du Clergé, les affaires extraordinaires et tous autres impôts onéreux et non volontaires et diminuant le prix du sel de moitié et plus, produirait au Roy un revenu certain et suffisant, sans frais, et sans être à charge à l'un de ses sujets plus qu'à l'autre, qui s'augmenterait considérablement par la meilleure culture des terres.", il propose une segmentation en classes fiscales en fonction des revenus, soumises à un impôt progressif de 5 à 10%. Cette proposition, qui n'est pas révolutionnaire, fait partie de l'air du temps, qui traverse toutes les classes sociales du moment, et n'est pas ignorée par la pouvoir puisque le Roi en débat avec ses conseillers. Une partie est même appliquée, mais le pouvoir royal ne supprime pas les impôt, se contente de rajouter cet impôt progressif. En outre, il ne met pas en place une véritable administration efficace de recouvrement qui toucherait toutes les classes sociales, les plus riches trouvant toujours les moyens de s'y soustraire. 

 

      Ce qui caractérise l'oeuvre de VAUBAN, sur ses écrits les plus polémiques, même en ce qui concerne les fortifications, et ce qui fait écrire qu'il présage des Lumières, c'est la liberté qu'il prend de les publier publiquement et de ne pas en réserver la lecture à une notabilité qui pourrait facilement les mettre en veilleuse. Son Mémoire sur les huguenots, dans lequel il tire les conséquences, très négatives, de la révocation de l'Édit de Nantes en 1685, et il souligne que l'intérêt général est préférable à l'unité du royaume quand les deux ne sont pas compatibles, en est une bonne illustration. A choisir en sa fidélité au Roy et la nécessité du bien public, ses écrits tendent à montrer qu'il préfère le bien public, même si cela l'emplit d'une douleur morale.

 

VAUBAN, Les Oisivetés de Monsieur de Vauban, textes établis sous la direction de Michèle VIROL, Champ-vallon, Seyssel, collection les classiques, 2007 (voir le site www.champ-vallon.com). Ce recueil, présenté comme un document exceptionnel sur la France de Louis XIV, comprend en 10 tomes, 28 textes dont nous donnons la liste :

- Mémoire pour le rappel des Huguenots, 1689-1693 ;

- L'importance dont Paris est à la France, 1689 ;

- Le canal du Languedoc, 1691 ;

- Plusieurs maximes sur les bâtiments ;

- Idée d'une excellente noblesse ;

- Les ennemis de la France ;

- Projet d'ordre contre les effets des bombes ;

- Projet de capitation, 1695 ;

- Mémoire qui prouve la nécessité de mieux fortifier les côtes du Goulet de Brest, 1695 ;

- Mémoire concernant la course ;

- Mémoire sur les sièges que l'ennemi peut entreprendre dans la campagne prochaine, 1696 ;

- Dissertation sur les projets de la campagne du Piémont, 1696 ;

- Description géographique de l'élection de Vézelay, 1696 ;

- Fragment d'un mémoire au roi, 1696 ;

- Places dont le Roi pourrait se défaire en faveur d'un traité de paix, 1694 ;

- Mémoire des dépenses de la guerre sur lesquelles le Roi pourrait faire quelque réduction, 1693 ;

- Moyen de rétablir nos colonies d'Amérique et de les accroître en peu de temps ;

- Etat raisonné des provisions les plus nécessaires quand il s'agit de donner commencement à des colonies étrangères ;

- Traité de la culture des forêts, 1701 ;

- La cochonnerie, ou calcul estimatif pour connaître jusqu'où peut aller la production d'une truie pendant dix années de temps ;

- Navigation des rivières, 1689-1699 ;

- Projet de vingtième et de taille royale, 1700, 1707 ;

- Mémoires et instructions sur les munitions des places, l'artillerie et les armements en course faits en divers temps, (inclus dans la Défense des places) ;

- Moyen d'améliorer nos troupes et d'en faire une infanterie perpétuelle et très excellente, 1703 ;

- Attaque des places, 1704 ;

- Défense des places, 1705 ;

- Traité de la fortification de campagne, autrement des camps retranchés, 1705 ;

- Instruction pour servir au règlement des transports et remuement des terres ;

- Projet de navigation d'une partie des places de Flandres à la mer, 1705 ;

En annexe de ce recueil figure "intérêt présent des Etats de la Chrétienté" et "Projet de paix assez raisonnable".

Tous ces textes bénéficient de commentaires de spécialistes.

 

     Dans l'Anthologie Mondiale de la Stratégie, sous la direction de Gérard CHALIAND, Éditions Robert Laffont, collection Bouquins, 1990, nous pouvons lire plusieurs extraits de textes de VAUBAN : Précaution d'un gouverneur, tiré de Instruction pour la défense des places ; Règles ou Maximes générales qui peuvent servir à l'attaque d'une place,  tiré de De l'attaque et de la défense des places ; "Traité de l'attaque et de la défense des places" (extrait) ; Définition des sièges, tiré de Instruction pour la conduite des sièges.

 

Henri GUERLAC, Vauban : l'impact de la science sur la guerre, dans Les Maitres de la Stratégie, sous la direction d'Edward Mead EARLE, Bibliothèque Berger-Levrault, collection Stratégies, 1980. Catherine BRISAC, VAUBAN, dans Encyclopedia Universalis, 2004.

 

 

Relu et corrigé le 20 mai 2020

 

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