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1 février 2017 3 01 /02 /février /2017 10:01

    Jacques-Marie Émile LACAN, psychiatre et psychanalyste français, dont l'oeuvre penche nettement vers la philosophie, fréquente lors de sa longue carrière (dès ses études de médecine menées dans les années 1920) les milieux littéraires, notamment d'avant-garde surréaliste. De son texte sur le stade du miroir à ses Séminaires, ses interventions veulent refonder en quelque sorte le freudisme, notamment en reprenant les premières études du fondateur de la psychanalyse sur l'inconscient. Il le fait dans une approche structurale (mais pas à la manière de Claude LÉVY-STRAUSS, inventant son propre langage), très influencée (mais là encore en réinventant autre chose) par la linguistique de SAUSURRE. Il entend en même temps redéfinir les positions de l'analyste et de l'analysé pendant la cure psychanalytique, dans un contexte de luttes politico-professionnelles des milieux de la psychanalyse française. Notamment vers la fin de sa carrière, il est victime de ce que nous appellerions le complexe du gourou, sourcilleux sur sa propre position et gardien d'un nouvelle orthodoxie que peut avoir quelque peine à définir.

 

Jacques LACAN domine pendant trente ans la psychanalyse en France. Il la marque de son style ; il y laisse une trace ineffaçable. Aimé et haï, adoré et rejeté, il suit sa voie sans s'en écarter, ne laissant personne indifférent, s'imposant même à ceux qui ne voulaient pas de lui. Pour les psychanalystes, son oeuvre et sa pensée sont incontournables, quelles qu'en soient les contraintes, les difficultés, voire les limites. Il n'a pas seulement, comme les élèves de FREUD puis les analystes de la seconde génération tels que Mélanie KLEIN, Donald WINNICOTT et Wilfred BION, enrichi l psychanalyse d'un apport original et personnel. Il a été le seul à prendre et refondre dans son ensemble l'oeuvre du fondateur, et à lui rendre l'hommage de la cohérence des voies et des rigueurs auxquelles elle dut se plier pour produire et imposer l'existence de l'inconscient. Il fut le seul à se donner la double ambition de faire revivre une parole à ses yeux oubliée et trahie, et de tenter d'y égaler la sienne. (Patrick GUYOMARD)

  On peut discerner plusieurs étapes dans sa réflexion psychanalytique et philosophique sur l'inconscient. 

  Sa thèse de psychiatrie De la psychose paranoïaque dans ses rapport avec la personnalité réalisée en 1932, puis dans la foulée son article de 1933 dans le Minotaure "Motifs du crime paranoïaque" (article sur le crime des soeurs Papin), le rendent déjà célèbre, notamment dans les milieux surréalistes (René CREVEL, Salvador DALI). La première grande étape de sa réflexion est sa présentation lors du XIVème Congrès international de psychanalyse en 1936, du stade du miroir, communication reprise au XVIe Congrès en 1949. "Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je, telle qu'elle nous est révélée dans l'expérience psychanalytique (expérience qui nous oppose à toute philosophie issue directement du "Cogito"). Le Moi dans cette perspective n'est pas le sujet global ni le sujet de la connaissance, mais l'imago narcissique primaire. Le Moi témoigne de cette "furieuse passion, qui spécifie l'homme d'imprimer dans la réalité son image" et il "représente le centre de toutes les résistances à la cure des symptômes". Le Moi est donc, dans les premières formulations lancinantes, ce qui, loin de se former à partir de la réalité, s'oppose à elle. De ce premier texte naît l'opposition entre réalité psychique, réalité extérieure et réel. Il n'est pas question de retrouver la seconde topique freudienne (Ca, Moi et SurMoi), qui mène d'ailleurs tout droit, dans la cure à la mise en conformité du sujet avec la réalité extérieur, au conformisme personnel et social. Son article sur la "famille" paru dans l'Encyclopédie française, a une formulation dans une reprise de la théorie freudienne, toute personnelle.

Ce n'est qu'après-guerre, après un premier texte de 1945, Le temps logique et l'assertion de certitude anticipée, qu'il poursuit le déploiement de l'imaginaire inauguré en 1936. Ce texte souligne que le temps logique (qui s'oppose au "temps vécu" d'Eugène MINKOWSKI) manifeste la limite du temps de comprendre pour le sujet, et qu'il s'assure d'une certitude anticipée de lui-même par le moment de conclure, c'est-à-dire par un acte. Ce texte préfigure sans doute le maniement de la temporalité et de la durée des séances qui est, au début des années 1950, source de controverse au sein de la SEP, puis de l'API. Tout un débat avec la psychiatrie s'instaure, souvent à propos de l'analyse des troubles psychiques liés à la guerre. De multiples crises éclatent au sein des organisations de psychanalyse et Jean LACAN en est souvent un des acteurs essentiels.

Une deuxième étape de son oeuvre débute avec en 1953 avec la conférence à Rome sur la "Fonction de la parole dans l'expérience psychanalytique et relation du champ psychanalytique au langage". L'opposition langage-parole et l'écoute d'une parole anhistorique qui dépasse le sujet rejoint les conceptions de HEIDEGGER dont il vient de traduire Logos. De sa thèse en 1932 jusqu'en 1953, LACAN lit les textes de FREUD de façon non systématique, et il se détache de lui en dégageant le Moi du système perception-conscience pour le constituer comme imaginaire avec le stade du miroir. A l'automne 1953, son séminaire porte sur une réévaluation de l'oeuvre de FREUD dont de nombreux livres et articles ne sont alors accessibles qu'en anglais ou en allemand. Constatant que la pensée de FREUD est la plus perpétuellement ouverte à la révision (ne contredisant pas en cela ce qu'en disait le fondateur de la psychanalyse), il commence par les "Ecrits techniques" qui concernent la cure. Durant dix ans (jusqu'en 1963 où il est exclu définitivement de l'API), il s'y attache. 

Le changement de lieu (à l'Ecole Normale Supérieure) s'allie avec un changement de style et de contenu. Le public des séminaires étant plus nombreux et plus intellectuel, il abandonne son retour à FREUD pour développer davantage sa propre pensée. De 1963 à 1969, avec notamment le Sénimaire, Livre XI, "Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse" (Inconscient, répétition, transfert et pulsion). Il formalise ses propres concepts : le sujet barré, l'objet a et l'Autre, l'Autre du langage et aussi l'Autre scène, la scène du rêve et de l'Inconscient. Il fonde seul en 1964 l'Ecole freudienne de Paris (EFP) dont le nombre de membres explose (de 100 à 600).

En 1966, après son premier voyage aux Etats-Unis, parait Ecrits, livre volumineux de 924 pages dans laquelle il rassemble l'essentiel de ses articles, qui lui permet de conquérir le grand public.

En novembre 1969, Jacques LACAN ouvre son Séminaire sur "l'envers de la psychanalyse", marqué par la contestation universitaire de Mai 68, par la production de quatre discours : discours du maitre, discours de l'universitaire, discours de l'hystérique, discours de l'analyste. Ces quatre discours anticipent son concept du anathème de 1971 (série de conférences sur le "Savoir du psychanalyste" à l'hôpital Saint-Anne). Il y revient en 1972 dans le Séminaire "Encore", avec le graphe de la sexuation. Cette écriture de mode algébrique qu'il invente et fait fructifier, permet selon lui, la transmission de la psychanalyse et lève l'incompatibilité marquée dans les 4 discours entre le discours de l'universitaire et le discours de l'analyste. Cela permet de cautionner le développement de la psychanalyse à l'université. La dernière orientation soutien l'équivalence des trois coordonnées : Symbolique, Imaginaire et Réel, dans le Séminaire "RSI" Livre XXII, en 1973-1974, à partir du "noeud borroméen", figure topologique de trois anneaux où chacun tient les deux autres dans une circularité réciproque. 

Pris dans les conflits théoriques et politiques au sein de l'EFP, qu'il dissout d'ailleurs abruptement en 1980, son travail perd de sa consistance en même temps qu'il est de plus en plus isolé dans le monde académique. 

  Jacques LACAN, pour Patrick GUYOMARD, "fut un homme de parole, - la parole de l'analyste, qu'il souhaitait rompu à son exercice et dont elle est l'unique ressort, lui qui "se distingue en ce qu'il fait d'une fonction commune à tous les hommes un usage qui n'est pas à la portée de tout le monde, quand il porte la parole". Contre toutes les objectivations et réductions de la parole à un pur usage d'information, il n'a cessé d'en rappeler la valeur constituante pour le sujet et pour toute vérité définissable dans le champ de l'inconscient. Sa parole fut aussi celle de l'enseignant du "séminaire", où, semaine après semaine, il sut avec génie donner vie - parfois redonner vie - à la psychanalyse. Plusieurs générations d'analystes s'y formèrent, suivant le maitre au long de ses déplacements. Son audience dépassa largement le cercle de ses auditeurs. On doit à cet enseignement - tout autant qu'à la publication, somme toute tardive, des Ecrits - que, pour beaucoup, il soit impossible de penser sans la psychanalyse."

Est-ce l'effet d'un complexe de gourou ou l'effet de la substance même de la pensée, mais en tout cas son oeuvre est de lecture difficile. Il faut sans doute d'abord se pénétrer de son vocabulaire pour la comprendre et en comprendre la portée. Il n'est pas certain que cette oeuvre soit restituable aujourd'hui dans le sens exact que l'aurait voulu Jacques LACAN, mais y en avait-il un figé? Une des grandes difficultés est que son "parler" dans les Séminaires est difficile à retranscrire dans un écrit, lui-même avant cette réalité pour qualifier parfois ses Ecrits d'"illisibles"... Ce style de causerie le rapproche de celui utilisé par les philosophes, notamment dans l'Antiquité : comment retranscrire en langage théorique une causerie où entrent parfois des considérations agressives entre maitre et participants aux Séminaires...

  Jean-Pierre CLÉRO estime que la pensée de Jacques LACAN s'insère dans la réciprocité "qui fait que la philosophie est autant et peut-être davantage travaillée par la psychanalyse qu'elle ne la travaille." Son originalité "se marque mieux dans l'empreinte qu'il impose, sous le masque de la "lecture", à plusieurs notions déjà existantes, qu'elles soient essentiellement philosophiques ou que la philosophie les partage avec la psychiatrie." Contrairement à HUSSERL qui entendait assigner aux sciences de l'homme des limites à la définition des valeurs,qui resterait selon lui du domaine de la philosophie, LACAN, bien plus que FREUD, passe outre et c'est sans doute lorsqu'il le fait qu'il écrit les pages les plus intéressantes et les plus saisissantes pour le philosophe.

Chaque concept, chaque méthode, chaque mot introduit par FREUD est repensé et, notamment dans la conception de l'inconscient, par la psychanalyse comme la philosophie lacaniennes, l'oeuvre de pensée sur l'homme en général s'en trouve renouvelée, enrichie, et parfois bouleversée. En tout cas, avec LACAN on n'est plus dans une problématique de mise en conformité de l'inconscient, voulant frayer un chemin au principe de plaisir, au principe de réalité que la société veut imposé à ses membres. On est bien plus dans une conflictualité où la perception de la réalité et la réalité elle-même constitue eux-mêmes des enjeux. 

Jacques LACAN, De la psychose paranoiaque dans ses rapports avec la personnalité, Le Seuil, 1932, réédition 1975 ; Ecrits, Le Seuil, 1966, réédition 1999. Toujours aux Editions Le Seuil : Télévision, 1973 ; Le Séminaire, Livre I : Les Ecrits techniques de Freud, 1975 ; Livre II : Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, 1978 ; Livre III : Les psychoses, 1981 ; Livre IV : L'Ethique de la psychanalyse, 1986 ; Livre VIII : Le Transfert, 1991 ; Livre XI : Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, 1973 ; Livre XVII : L'Envers de la psychanalyse, 1991 ; Livre XX : Encore, 1975 ; Autres Ecrits, Le Seuil, 2001. Voir aussi les inédits sur le site www.aelf.fr. 

A noter que les Ecrits sont la partie la plus aboutie et condensée de la pensée de LACAN, tandis que les séminaires montrent la pensée en action, avec des avancées, des reculs et des hésitations. La pire manière sans doute pour étudier la pensée de Jacques LACAN est de commencer par les Séminaires : cela peut embrouiller l'esprit, mais en même temps, c'est la partie la plus fructueuse pour philosopher soi-même... Enfin, des versions différences peuvent apparaitre dans les différents sites Internet, car elles sont souvent tirées d'enregistrements ou de notes de cours...

Patrick GUYOMARD, Jacques Lacan, dans Encyclopedia Universalis, 2014. Jean-Pierre CLÉRO, Lacan, dans Vocabulaire des Philosophes, tome IV, philosophie contemporaine, Ellipses, 2002. Jacques SÉDAT, Lacan, dans Dictionnaire international de la psychanalyse, Tome 1, Hachette littératures, collection Grand Pluriel, 2005.

 

 

 

 

 

 

 

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30 janvier 2017 1 30 /01 /janvier /2017 10:08

  L'écrivain russe Lev Nikolaïevitch TOLSTOÏ, célèbre surtout pour ses romans et nouvelles, est aussi tout au long de sa vie un rédacteur prolifique d'essais où il prend position sur les pouvoirs civils, militaires et religieux, avec la volonté d'apporter son éclairage général sur les grands enjeux de civilisation. Avec Guerre et Paix (1867-1869), Anna Karénine (1877), La mort d'Ivan Illitch (1886) et Résurrection (1899) il acquiert une notoriété nationale et internationale, mais il est aussi connu, de manière moins générale de nos jours, pour ses critiques des Eglises nationales et du militarisme.

Dans une correspondance brève avec le Mahatma GANDHI, il l'inspire pour la "non-résistance au mal par la violence" dans la mise en avant de sa doctrine de la non-violence. Dans le sens inverse, le jeune GANDHI est impressionné par la conjonction d'un mysticisme et d'un anarchisme...

 Divers courants philosophiques se réclament de l'héritage de TOLSTOÏ, pour sa critique des Eglises, du patriotisme et des injustices économiques, critique chrétienne restée en marge des grandes Eglises. 

  Léon TOLSTOÏ se situe dans tout un courant anarchiste et pré-révolutionnaire qui met en ébullition de la fin des "épopées napoléoniennes" jusqu'au début du XXème siècle l'ensemble de l'intelligentsia russe. Influencé par les écrits de PROUDHON et de KROPOTKINE, il se centre surtout sur des problématiques morales, avec des activités sociales et éducatives tout au long de sa vie.

   Nourri par un vitalisme instinctif, son génie créateur est dominé par le besoin d'une règle de conduite absolue. Il se tourne dans la seconde moitié de sa vie vers la prédication d'un christianisme renouvelé, ramené à l'observance de la loi d'amour, au nom de laquelle il condamne les structures économiques, sociales et politiques du monde moderne et les formes d'art qui en sont le fruit. Cette intransigeance rigoureuse de l'exigence morale appliquée à tous les domaines de la vie individuelle et collective fait de lui l'un des maitres spirituels du XXème siècle qui le suit. (Michel AUCOUTURIER)

     On peut diviser ses oeuvres littéraires suivant le temps, car ses intérêts évoluent fortement d'une époque à l'autre.

     Si ses débuts littéraires (1850-1855)  sont marqués par sa participation comme cosaque dans l'armée du Caucase (lui donnant l'occasion de vivre la réalité de la guerre), où ses oeuvres sont avant tout des instruments d'auto-analyse et d'autodétermination, ses véritables oeuvres de jeunesse (1856-1862) sont marquées - à l'époque de tentatives de réforme du pouvoir impérial, notamment sur la question du servage) - par une attitude critique envers l'Occident individualiste et une défense d'une spécificité russe, font place ensuite à la rédaction de ses grands romans (1863-1877). Vers 1877 jusqu'à sa mort en 1910, le tolstoïsme s'affirme notamment dans ses dernières oeuvres : constat de la misère urbaine, condamnation sans appel des principes sur lesquels est fondée la société moderne en Russie et dans le monde entier (propriété, Etat, progrès technique ne profitant qu'aux riches, mise en service de l'art et de la science au service de privilégiés...), dénonciation du mensonge social, critique virulente de la violence militaire...

      Au Caucase, dans la première période, TOLSTOÏ se consacre aux projets littéraires ébauchés peu avant son abandon en 1847 de la faculté de droit, notamment le roman Les Quatre Âges du développement, d'où sort ensuite une trilogie autobiographique, formée de récits : Enfance, Adolescence (1854), Jeunesse (1857). Encouragé par le succès de l'Enfance paru en septembre 1852 dans la revue Le Contemporain, il écrit, tout en poursuivant sa trilogie, une série de récits fondés sur des épisodes vécus de la guerre du Caucase et de celle de Crimée : Le Raid (1852), L'Abattage de la forêt (1855), Sébastopol en décembre (1855), Sébastopol en mai (1855), Sébastopol en août (1856), qui lui apportent la célébrité.

Son penchant pour l'introspection et pour l'examen de conscience s'exprime dans ses premières oeuvres par la lucidité avec laquelle il perce, jusque chez l'enfant, le masque des convenances pour atteindre aux nuances contradictoires du sentiment et au flux imprévisible de la vie psychologique ("la dialectique de l'âme", pour TCHERNYCHEVSKI, l'un de ses premiers critiques). Son don plastique lui permet de reconstituer fidèlement la sensation à travers laquelle est instinctivement perçu ce qui se cache sous le mensonge des mots et des attitudes : d'où ce découpage de l'action en scènes discontinues, organisées autour de la valeur affective globale d'un instant donné, qui donne leur sens véritable aux détails physiques précis servant à reconstituer. Fidèle à l'esthétique du réalisme, TOLSTOÏ s'applique à définir et à peindre des types : types de soldats, types d'officiers... Chez son héros autobiographique de la trilogie, il cherche moins à mettre en évidence les particularités d'un type social ou d'un caractère que les lois générales du développement de la personnalités et du fonctionnement du psychisme. D'autre part, les études de caractère que contiennent les "récits militaires" servent surtout, en saisissant les personnages au moment du danger, à définir un critère d"'évaluation de la personnalité : en faisant apparaitre sous le masque du courage les motivations de la vanité. TOLSTOÏ substitue en fait aux critères moraux habituels le critère, plus esthétique que moral, de l'authenticité, de la spontanéité, du naturel, en vertu duquel les soldats et les officiers subalternes issus de la petite noblesse provinciale se montrent supérieurs aux aristocrates venus de la capitale. (Michel AUCOUTURIER)

    Dans son oeuvre de jeunesse, l'écrivain russe prend ses distances vis-à-vis de l'intelligentsia progressiste. Que ce soit dans la nouvelle Deux hussards (1856), dans son récit autobiographique Lucerne (1857), il dénonce avec un mélange d'orgueil aristocratique et d'égalitarisme démocratique l'égoïsme individualiste ainsi que la mesquinerie bourgeoise de l'Occident. Dans l'opposition au sein du monde littéraire, et notamment au Contemporain dans lequel il travaille, s'opposent radicaux et révolutionnaires aux libéraux modérés. Prenant le parti de ces derniers, notamment dans la nouvelle Albert (1858), il se place dans la minorité. Mais, loin de rester indifférent aux problèmes posés par l'abolition du servage - lui-même fait des propositions dans ce sens dans des fonctions de juge de pais (1861-1862), il met au point une méthode et des principes d'éducation populaire (revue pédagogique Iasnaïa Poilana (1862-1863). Il soutient que c'est l'élite cultivée qui doit s'instruire auprès du peuple et non l'inverse, s'opposant ainsi aux tentatives d'imposer aux paysans une instruction étrangère à leur mode de vie et à leurs besoins matériels et spirituels. 

Les rapports entre paysans et gentilhomme occupent une place importante dans son oeuvre littéraire de ces années-là, où ils apparaissent sous un jour à la fois social et moral. Il fait en outre ressortir le fossé qui sépare l'univers du paysan et celui du propriétaire, et qui condamne à l'inefficacité les efforts les plus désintéressés du second (La Matinée d'un propriétaire, 1863). D'autre part, le mode de vie paysan représente, face à celui du gentilhomme, un principe d'authenticité (Trois morts, 1859). La dénonciation de l'artifice et des conventions qui régissent la vie des classes privilégiées est aussi le thème du récit Le Cheval (1862). 

TOLSTOÏ contenue cependant à chercher surtout dans la création littéraire un moyen de s'analyser en transposant une expérience vécue (Roman d'un propriétaire russe, 1852, Le Bonheur familial, 1859). Mais c'est surtout avec Les Cosaques, roman achevé en 1863 (l'écrivain prend l'habitude de reprendre plus tard des oeuvres commencées auparavant) après être resté dix ans sur le métier, qu'il a écrit le roman de sa jeunesse tout en dressant le bilan de son oeuvre et de sa pensée des dix dernières années. Le conflit entre nature et civilisation y est vécu comme un conflit entre la spontanéité vitale et la réflexion morale par le gentilhomme Olénine, que sa jeunesse et son appétit de vivre rendent particulièrement sensible à l'attrait du mode de vie des Cosaques du Tarek, accordé à la nature luxuriante du Caucase et à la majesté de ses cimes nuageuses, tel qu'il est justifié par le vieux chasseur Erachka, vécu par le jeune guerrier Loukachka et incarné par la financée de celui-ci, la jeune Cosaque Marianne, dont la beauté sculpturale, sereine et majestueuse, domine le récit. L'échec d'Oléine, rejeté par l'univers des Cosaques auquel il aspire à se fondre, traduit la difficulté que TOLTOÏ éprouve à assumer la morale vitaliste que parait impliquer le critère de l'authenticité. (Michel AUCOUTURIER).

    La période entre 1863 et 1877 est celle de ses grands romans, Guerre et Paix (1863-1869), Abécédaire (terminé en 1872, quatre livres de lecture, poésie), Anna Karénine (1873-1877).

   C'est surtout dans la dernière période que se révèle ce qu'on appelle le tolstoïsme, avec ses dernières oeuvres (1877-1910). Tentant de s'affranchir lui-même du mode de vie parasitaire des classe privilégiée, il s'adonne à une pratique religieuse pendant deux ans (1877-1879) qui le persuade que le message biblique a été altéré par la tradition juive et l'enseignement de l'Eglise, orthodoxe dans son pays. Il apprend l'hébreu et entreprend un travail critique (Critique de la théologie dogmatique, 1879-1881) et d'exégèse (Réunion et traduction des quatre Evangiles, 1881) qui aboutit à une version nouvelle du Nouveau Testament qui se veut plus fidèle aux enseignements originaux (Abrégé de l'Evangile, 1883). Rejetant le surnaturel, et par conséquent la divinité de Jésus, il ramène le message du nazaréen à un règle de vie fondée sur deux principes, l'amour de Dieu et celui du prochain, et se résumant aux 5 commandements du Sermon sur la Montagne : ne te mets pas en colère, ne commets pas l'adultère, ne prête pas serment, ne résiste pas au mal par le mal, ne sois l'ennemi de personne.

Après le spectacle de la misère urbaine découvert en 1882, il en tire dans Que devons-nous faire? (1883), une condamnation sans appel des principes sur lesquels est fondée la société moderne en Russie et dans le monde entier : la propriété, moyen d'exploitation de l'homme par l'homme et source d'inégalité ; l'Etat, instrument de contrainte perpétuant la domination des riches sur les pauvres ; l'Eglise asservie à l'Etat ; le progrès technique ne bénéficiant qu'aux privilégiés ; l'art et la science modernes placés à leur service. Cependant, il réprouve le recours à la violence révolutionnaire et se contente de prêcher et de pratiquer l'action philanthropique et la propagande de la vérité religieuse. Il prend part en 1891, 1893 et 1898 à la lutte contre la famine, défend la société persécutée des Doukhobors et aide financièrement (n'oublions pas qu'il fait partie de la petite noblesse rurale) à s'installer au Canada, crée avec son principal disciple, TCHERKOV, la maison d'éditions Posrednik (L'"intermédiaire"), qui se propose de fournir au peuple les lectures dont il a besoin.

La condamnation d'une civilisation fondée sur la recherche du superflu s'étend aussi à l'art moderne que TOLSTOÏ, dans un traité paru en 1898, Qu'est-ce que l'art?, accuse de solliciter les émotions artificielles des classes privilégiées et auquel il oppose un art populaire accessible à tous par sa clarté et sa simplicité propre à unir les hommes, et non à les diviser, en exprimant les aspirations profondes communes au plus grand nombre, soit leurs aspirations religieuses ; il en trouve le modèle dans "l'épopée de la Genèse, les paraboles des évangiles, les légendes, les contes, les chansons populaires". C'est dans cet esprit qu'est rédigé en 1872 et 1874, les courts récits des Quatre livres de lecture et que, après 1885, il écrit une série de récits et de drames populaires, où la langue se simplifie à l'extrême, et où l'analyse psychologique est sacrifiée à la démonstration d'un principe moral. La puissance des ténèbres (1886) fait exception : le pouvoir maléfique de l'argent est ici suggéré avec une vérité psychologique et une puissance dramatique qui font de ce "drame populaire", selon beaucoup, l'un des chefs-d'oeuvre de la scène russe.

Ces qualités se retrouvent dans une série de grands récits, qui, à partir de 1886, révèlent chez l'écrivain russe un sens plastique et une pénétration psychologique intacts, joints à une lucidité corrosive servie par un style qui gagne en vigueur et en sobriété.

La condamnation du mensonge social s'accompagne d'une mise à nu de la condition humaine dont l'accent pessimiste est tempéré par le thème constant de la conversion spirituelle. Ainsi dans La Mort d'Ivan Illich de 1886 comme dans Maitre et serviteur de 1895. Dans la Sonate à Kreutzer (1889), son impitoyable lucidité atteint, par-delà l'institution sociale du mariage, la condition humaine même, sous la forme de la sexualité qu'il n'hésite pas à condamner même au prix de la fin de l'espèce humaine. Suivent Le Diable (1889), une lutte de l'esprit contre la chair, Les notes posthumes du starets Théodore Kouzmitch (1905), contre la tentation de la gloire et Le Père Serge de 1895-1898... Les deux derniers récits illustrent surtout le thème de la rupture avec le monde, comme le drame Le cadavre vivant (1890) dont le héros est un noble déclassé parce qu'il a pris conscience du mensonge qui l'entoure et ne peut plus le supporter.

Tous ces thèmes se retrouvent dans le troisième grand roman de TOLTOÏ, Résurrection commencé en 1889 et achevé seulement dix ans plus tard. Mis sur la voie de la conversion spirituelle par le sentiment de culpabilité qu'il éprouve en reconnaissant dans la prostituée qu'il doit juger la jeune paysanne qu'il a jadis séduite et abandonnée, le prince Nekhliodouv découvre progressivement l'hypocrisie et la cruauté d'un système judiciaire, pénitentiaire, politico-administratif, ecclésiastique, dont la véritable fonction est de défendre les privilèges économiques et sociaux d'une classe de parasites. Dénonciation violente d'une société et d'une civilisation, Résurrection laisse cependant entrevoir çà et là la qualité poétique du réalisme de l'auteur. Celle-ci éclate dans sa dernière oeuvre, la nouvelle Hadji-Mourad (1896-1904), où il se sert de la figure d'un rebelle caucasien rallié aux Russes pour faire apparaitre la froide brutalité de la machine politique du tsarisme et de son chef Nicolas 1er. Mais les souvenirs de jeunesse qui ont fourni les matériaux de ce récit lui confèrent une remarquable fraicheur poétique qui s'incarne dans la personnalité du héros, en qui la noblesse et la délicatesse des sentiments se combine à la vigueur spontanée d'une nature primitive. (Michel AUCOUTURIER)

Son oeuvre gêne les pouvoirs politiques et religieux, et TOLSTOÏ ne doit qu'à sa notoriété et autorité morale dans le monde entier qu'il ne  soit qu'excommunié par l'Eglise en 1901. 

Par cette oeuvre, TOLSTOÏ est souvent rattaché à l'anarchisme chrétien (Jean MAITRON, Henri ARVON...), variante de l'anarchisme avec des justifications spirituelles. Il figure en tête d'une longue lignée, qui, avec des influences très différentes, diffuse un certain état d'esprit par rapport à la société et aux autorités religieuses, comme par rapport à des lectures officielles des Evangiles : Teilhard de CHARDIN, Emmanuel MOUNIER, Jacques ELLUL, Ivan ILLICH, Félix ORTT... Il faut remarquer toutefois que lui-même ne se dit pas opposé à toute forme de gouvernement et écrit souvent que "les doctrines socialistes, communistes et anarchistes ne sont rien d'autre que des expressions partielles de la conscience chrétienne." (voir Le salut est en vous par exemple)..

La presque totalité des oeuvres de Léon TOLSTOÏ est disponible sur Internet en combinant plusieurs sources (notamment ActaLittre), chacune ayant un programme précis de numérisation. Longtemps, on trouvait les éditions françaises de ses oeuvres aux Editions Rencontre de Lausanne dans les années 1960. Alors que les maisons d'éditions privilégiaient les grands romans, désormais on peut avoir accès à ses nombreux essais théoriques. La quasi-totalité de ses ouvrages sont tombés dans le domaine public.

Michel AUCOUTURIER, Léon TOLSTOÏ, D-dans Encyclopedia Universalis, 2014.

 

           

 

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14 octobre 2016 5 14 /10 /octobre /2016 13:15

      Le philosophe français, professeur à l'École normale supérieure puis directeur de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales développe durant une quarantaine d'années une méthode et une école de pensée autour de la notion de déconstruction, surtout de philosophie mais qui couvre également plusieurs autres domaines dans les sciences humaines. 

   Le point de départ de son oeuvre est une critique de la linguistique et de la place dominante qu'elle occupe dans le champ des sciences humaines. Au travers d'une cinquantaine d'ouvrages et de nombreux cours d'université en France et aux États-Unis, il remet en question la forme traditionnelle du livre, rêve d'une unité et de la totalité du discours clos sur lui-même. Sa redéfinition de l'écriture passe d'abord par une interrogation sur le trajet du sens. La linéarité, l'univocité, les gages référencés qui caractérisent celui-ci et qui constituent les garanties traditionnelles de la compréhension se voient retravaillés jusqu'à ce que se découvre le mouvement dissémination du signifiant comme du signifié, mouvement qui fait voler en éclats la logique même du signe. ce "vertige" est lié à l'affirmation centrale selon laquelle il n'y a pas de "hors texte", c'est-à-dire de référent ou de garantie "objective" : "S'il n'y a rien hors du texte, cela implique, avec la transformation du concept de texte en général, que celui-ci ne soit plus le dedans calfeutré d'une intériorité ou d'une identité à soi (...) mais une autre mise en place des effets d'ouverture et de fermeture". (Catherine MALABOU).

   De sensibilité "de gauche" (extrême gauche non communiste surtout à ses débuts), Jacques DERRIDA se lie autant dans ses années de formation que dans son parcours universitaire avec d'autres personnalités intellectuelles comme Pierre BOURDIEU, Lucien BIANCO, Michel PÉGUY, Michel FOUCAULT ou Louis MARIN. Lecteur attentif des écrits de HUSSERL et de HEIDEGGER, il suit le cheminement d'une pensée qui attire les polémiques jusque chez ses amis. Il s'attire d'ailleurs de virulentes critiques aux Etats-Unis, notamment de la part de John SEARLE (sur la philosophie analytique).

Depuis 1967 où il publie ses trois premiers livres (De la grammatologie, La Voix et le Phénomène, L'Écriture et la différence) aux années 1990, sa réflexion est axée sur des problématiques philosophiques qui sont parfois difficiles au premier abord à comprendre, tant ils prennent à rebrousse-poil un certain nombre d'acquis logiques et structurels. Sa paradoxologie, qui force l'attention pour mieux saisir le sens des textes visés par son entreprise de déconstruction, qui est loin d'une seule entreprise de destruction, ne s'isole pas d'une praxis. Il s'est intéressé très tôt à la question de l'enseignement de la philosophie en France (Droit à la philosophie, 1990). Fondateur en 1975 du Grep (Groupe de recherche sur l'enseignement philosophique) qu'il dirige jusqu'en 1979, et en 1983, avec un groupe de chercheurs et de professeurs du Collège international de philosophie, il mène un inlassable travail d'explication qui font reconnaitre ses contributions dans la théologie, la psychanalyse, le droit, l'art (architecture, peinture), favorisé par les liens qu'il parvient à tisser avec de nombreux auteurs dans ces domaines respectifs, pour son mode de lecture original de leur propre connaissance.

Les derniers textes de Jacques DERRIDA portent sur les motifs du possible et de la croyance, de la foi et de la promesse, toutes questions comprises, depuis Spectres de Marx de 1993, sous le terme "messianique". Il est toujours en lien direct avec les événements et les conflits marquants de son époque, en témoigne ses textes sur la guerre (avec Jean BAUDRILLARD et René MAJOR), sur la peine de mort, le judaïsme et les médias.

Il n'y a pas dans l'oeuvre de DERRIDA d'évolution : chaque livre est toujours un événement qui frappe par sa singularité. En tout cas, dans les textes d'à partir des années 1990, il insiste de manière remarquable sur la question du don notamment dans Donner le temps (1991), Donner la mort (1992, 1999).

  La déconstruction, concept majeur de son oeuvre, n'est, écrit Yves Charles ZARKA dans une contribution sur la postérité de celle-ci, "n'est pas close, ni dans son concept ni dans ses objets, elle peut être poursuivie sous d'autres noms et dans des contextes profondément modifiés. Elle fournit les moyens de penser les enjeux de notre temps qui sont ceux de l'émergence d'une autre manière d'être au monde ou de l'effondrement, parce qu'elle a modifié la manière même dont la philosophie pense et se pense. 

       Quelque chose de la philosophie d'aujourd'hui pourrait bien se jouer dans ce double rapport à Derrida : tourner la page, mais la page suivante ne prendrait sens que dans la continuation de la page précédente. Pour souligner cette ambivalence des tâches de la philosophie aujourd'hui par rapport à Derrida, il faudrait examiner en détail les apports essentiels de cette oeuvre et apprécier en quoi elle a modifié notre manière de penser." Le philosophe et professeur de l'Université Paris Descartes Sorbonne dégage notamment les concepts de "différance", de "déconstruction", de "trace"... DERRIDA, dans Politique de l'amitié notamment, veut montrer la corrélation entre la décontraction et la démocratie. 

        Son oeuvre jette sur le conflit, même s'il ne semble pas traiter directement de cela, des lumières intéressantes, notamment lorsqu'il discute de la justice et de la démocratie.

      Charles RAMOND, présentant un dossier de la revue Cités écrit que "malgré une notoriété universelle, pendant presque quarante ans, dans le monde universitaire et philosophique, Jacques Derrida est resté méconnu du grand public, et assez mystérieux même pour le public lettré. La difficulté toute particulière de sa philosophie et l'ampleur de son oeuvre peuvent sans doute expliquer ce phénomène dans une certaine mesure. Mais, s'il n'existe pas de philosophie vraiment populaire (parce qu'elles sont toutes difficiles), certains philosophes (dont Sartre serait une figure emblématique) ont tout de même pu toucher la majorité de leurs concitoyens par leurs engagements politiques et entrer ainsi dans le débat public. Rien de tel ne s'est produit à propos de Derrida, si bien que, en général, non seulement on ne saurait pas dire ce qu'il pensait, mais même pas (à défaut? pour suppléer?) pour qui il aurait voté - ce qui en France vous rend presque invisible...

En matière de politique, il est vrai Derrida a toujours semblé pécher soit par défaut, soit par excès. Il n'a jamais été militant au long terme ; et, même s'il a joué plusieurs fois un rôle public (lorsqu'il crée et dirige par exemple, dans les années 1980, et avec le soutien de Jack Lang et de François Mitterrand, le Collège international de philosophie, ou lorsqu'il intervient dans toutes les discussions politiques sur l'enseignement, et en bien d'autres occasions encore), il ne s'est jamais laissé enrôler définitivement dans un combat ou pour une cause, a toujours demandé à examiner les questions une par une, les termes dans lesquels elles étaient posées, les circonstances, les contextes, refusant d'adopter des positions prévisibles, réservant ou différent ses réponses - faisant montre, en un mot, de bien plus d'incertitudes que de certitudes, et ne s'autorisant de ce fait jamais la position de "maitre à penser", sans doute l'une des expressions qui lui faisaient le plus horreur. D'un autre côté, la politique n'a jamais été chez Derrida un domaine à part, un sous-domaine ou un produit d'appel pour la philosophie. Il n'a jamais séparé philosophie et politique, et les notions qu'il crée, à partir des années 1970, sont toujours, de son point de vue, entièrement politiques, même si à première vue certaines d'entre elles n'ont aucun rapport avec la politique. Ce mélange total de philosophie et de politique ajoute probablement à la relative confusion qui entoure la réception de la pensée de Derrida, et n'a pas contribué, en tout cas, à éclaircir sa philosophie ou sa politique, la complication de l'une semblant toujours rejaillir sur l'autre, et le "tout politique" ne délivrant pas un message plus clair que les attitudes de prudence et de réserve en matière d'action politique."

 

Jacques DERRIDA, De la grammatologie, Les Éditions de Minuit, 1967 ; La Voix et le Phénomène, PUF, 1967 ; L'Écriture et la différence, Seuil, 1967 ; Positions, Les Éditions de Minuit, 1972 ; La dissémination, Seuil, 1972 ; La carte postale, De Socrate à Freud et au-delà, Flammarion, 1980 ; Parages, Galilée, 1986 ; Psyché Inventions de l'autre, Galilée, 1987 ; Heidegger et la question, Flammarion, 1990 ; Du droit à la philosophie, Galilée, 1990 ; Donner le temps I La fausse monnaie, Galilée, 1991 ; Donner la mort, Galilée, 1992 ; Spectre de Marx, Galilée, 1993 ; Politiques de l'amitié, Galilée, 1994 ; Etats d'âme de la psychanalyse, Seuil, 2000 ; Dire l'événement, est-ce possible?, avec G SOUSSANA et A NOUSS, L'Harmattan, 2001. Voyous : deux essais sur la raison, Galilée, 2003.

Catherine MALABOU, Jacques Derrida, dans Encyclopedia Universalis, 2014. Yves Charles ZARKA, Après Derrida, les tâches de la philosophie, dans La philosophie en France aujourd'hui,  PUF, 2015. Charles RAMOND, présentation Politique et déconstruction, dans Cités, n°30, 2007. 

 

Note : over-blog, coutumier de changements d'habitudes d'écriture des textes, s'il améliore la correction orthographique, est assez rétif aux corrections entreprises par l'auteur qui corrige le correcteur orthographique et corrige un peu rapidement le mot nouveau en le remplaçant pour celui qui l'arrange, faisant fi des nuances que l'auteur veut introduire dans le texte. Ainsi, à plusieurs reprises, le correcteur s'obstine à remplacer Déconstrution par Décontraction et Différance par Différence. Dans la conception du correcteur orthographique, beaucoup plus de liberté devrait être accordée à celui qui rédige... Quitte à laisser des erreurs, car c'est l'auteur qui doit se discipliner pour bien écrire...

 

Relu le 22 juillet 2022

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12 août 2016 5 12 /08 /août /2016 09:01

     L'oeuvre du philologue, philosophe et poète allemand Friedrich Wilhelm NIETZSCHE, peu reconnue de son vivant, apparait essentiellement comme une critique de la culture occidentale moderne et de l'ensemble de ses valeurs morales (issues de la dévaluation chrétienne du monde), politiques (la démocratie, l'égalitarisme), philosophiques (le platonisme, mais surtout le socratisme, et toutes les formes de dualisme métaphysique) et religieuses (le christianisme et le bouddhisme). Cette oeuvre est sujette à interprétations multiples, ses livres permettant d'y voir plus la critique de la religion et de la métaphysique que la critique politique proprement dite. Ces interprétations sont d'autant plus possibles que l'auteur a effectué parfois, à des années de distance, une critique de l'un ou l'autre de ses écrits publiés. Il écrit de 1880 à 1890 l'essentiel de ses oeuvres majeures, son travail écriture s'arrêtant avec sa maladie mentale (état végétatif). Une des difficultés de lecture de son oeuvre est sa récupération (et l'édition sélective qui en découle) par la propagande nazie.

 

Un chantier d'idées...

     A cause de cette récupération et de sa maladie, on refusa longtemps à NIETZSCHE la qualité de philosophe, vu son style poétique et aphoristique. Et de nos jours, l'unanimité ne règne pas sur la qualité de son oeuvre. Pourtant, parce qu'il est en fin de compte bien plus lisible que d'autres philosophes "classiques" - mais là sans doute des pièges attendent le lecteur... - son succès éditorial ne se dément pas.

 Jean GRANIER écrit que "Certes, celle-ci est un chantier d'idées plus qu'un système. La beauté et la clarté du style nietzschéen dissimulent, en l'absence d'un vocabulaire techniquement rigoureux, la profondeur redoutable de sa pensée. Ose-t-on s'aventurer dans cette profondeur, on se trouve engagé dans un labyrinthe aux multiples détours. C'est dire que la philosophie nietzschéenne n'autorise pas une explication univoque et définitive. Sa vérité ultime réside dans l'impulsion qu'elle donne pour aller plus loin.

Il n'empêche qu'embrassée dans son ensemble cette oeuvre offre une cohérence réelle, à condition que l'on respecte les subtiles distinctions qui sur-déterminent les mots clés du vocabulaire nietzschéen et que l'on démêle soigneusement, à propos de chaque texte, les divers thèmes qui s'enchevêtrent. Car le même mot peut revêtir des significations divergentes, voire antagonistes. Il est donc également indispensable de prêter la plus minutieuse attention aux plans de réflexion où se déploient la problématique.

 

Une pensée critique, uniquement critique?

Une fois dissipées les contradictions artificielles, les difficultés se nouent autour de quelques questions centrales. D'abord on peut, avec Karl Jaspers, se demander si Nietzsche n'est pas un penseur essentiellement critique, dont l'effort pour dissoudre les déterminations fixes de la pensée viserait à purifier une intuition de l'Être qui, par principe (puisqu'il s'agit de l'"Englobant"), ne devrait s'appuyer que sur ce que Jaspers nomme des "chiffres", si bien que ce serait le tort de Nietzsche de vouloir l'atteindre par la seule destruction inlassable du savoir objectif. Voici une manière de lire Nietzsche qui a l'avantage de conserver la tension de la méditation nietzschéenne. Mais ne risque-t-elle pas d'exténuer fâcheusement le sens positif des catégories de Nietzsche? Plus récemment on a, avec raison, insisté sur l'opposition de Nietzsche et de Hegel. Mais alors, il importe  de situer cette opposition là où elle est radicale : donc au niveau du refus intransigeant que Nietzsche formule contre la réduction opérée par Hegel entre l'être et la logique, et non point, comme on l'a cru hâtivement, au niveau de la théorie du négatif. Car, c'est au contraire par le rôle qu'elles accordent à la négativité et au devenir que les philosophies de Hegel et de Nietzsche se découvrent quelque affinité, attestée par les déclarations de Nietzsche lui-même. Enfin la méditation de Martin Heidegger (prolongée par celle d'Engen Fink) a permis de cerner la question majeure : quelle place Niezsche occupe-t-il par rapport à l'ensemble de la philosophie depuis les Grecs? Une telle question oblige à préciser notre compréhension de l'essence de la métaphysique, et c'est justement à ce titre qu'elle détermine la radicalité du commentaire.

Tandis que Nietzsche s'affirme l'initiateur d'un commencement réellement nouveau en philosophie, Heidegger voit en lui, au contraire, l'achèvement grandiose et inquiétant de la métaphysique occidentale. Par le primat que s'arroge ici la notion de valeur, par l'effacement complet de l'idée de l'Etre, par le concept de la volonté de puissance où culmine la prétention du sujet à "arraisonner" l'étant selon les normes planifiées de la technique, par l'apologie du surhomme (qui confirme les ambitions mortelles du sujet), enfin par tous les préjugés dans lesquels se véhicule l'impensé de la tradition métaphysique, la philosophie nietzschéenne, selon Heidegger, appartiendrait à l'histoire de "l'oubli de l'être" qui, à ses yeux, définit l'essence de cette métaphysique. L'examen des écrits de Nietzsche cautionne malaisément une telle lecture, dont, toutefois, on peut admirer l'envergure et la richesse.

Peut-être alors est-ce un commentaire axé sur le thème de l'interprétation et de la vérité qui se révélerait apte à protéger le dynamisme constructeur de la pensée nietzschéenne, spécialement contre les tentatives répétées d'annexer Nietzsche à des formations dogmatiques dont il a pourtant lui-même donné, par anticipation, la réfutation magistrale."

 

Un souci philologique...

     Patrick WOTLING revient surtout sur le souci philologique de NIETZSCHE qui donne une clé pour comprendre son oeuvre. Non seulement "les mots nous barrent la route" (Aurore), mais pour NIETZSCHE, il est nécessaire de modifier profondément la langue de la philosophie pour exprimer la pensée bien plus loin. Il s'agit d'exprimer avec précision, dans leurs nuances des pensées neuves et plus encore des pensées dont il considère qu'elles ne peuvent s'exprimer dans l'usage ordinaire du langage. "Le second but concerne les effets de réception : le style de l'écriture nietzschéenne répond à une volonté de sélectionner le lecteur, et pour cela, de le mettre constamment à l'épreuve : d'où le caractère déroutant du texte, faussement simple parfois, souvent trompeur, et ce d'autant plus que la technicité conceptuelle est le plus souvent masquée sous une utilisation de la langue qui peut sembler, extérieurement, parfaitement usuelle. La nécessité d'une réforme de la langue philosophique est ainsi patente, et l'on comprend dans ces conditions pourquoi l'analyse du langue de Nietzsche constitue un préalable à tout accès au contenu de sa réflexion. Si l'on restreint l'examen de cette vaste entreprise qu'est la construction d'un nouveau langage au seul champ du vocabulaire, trois traits essentiels caractérisent l'originalité du lexique nietzschéen :

- Ses éléments constitutifs ne sont pas seulement des mots - parmi lesquels de nombreux néologismes -, mais aussi, en abondance, des formules et des périphrases (volonté de puissance, moralité des moeurs, sens historique, pathos de la distance...), créations originales également pour la plupart d'entre elles.

- Source de difficultés de lectures plus accusées encore, le second procédé qui caractérise ce lexique tient à la reprise de termes philosophiques anciens, vidés de leur signification classique et réinvestis d'un sens nouveau (volonté par exemple, ou encore vérité).

- Enfin, on ne saurait négligé l'usage surabondant de signes nuançant constamment l'usage des termes : guillemets, italiques, mais aussi recours à des mots étrangers, notamment français (ressentiment, décadence), etc. Ces procédés ne relèvent en rien de l'ornementation ou de la préciosité et font sens philosophiquement : on prêtera ainsi attention au fait qu'un même mot, selon qu'il est utilisé avec ou sans guillemets, peut désigner alternativement deux situations parfaitement opposées. Le cas le plus fréquent dans le corpus nietzschien est celui du jeu sur les termes Cultur et "Cultur".

Le caractère atypique de l'usage linguistique propre à Nietzsche l'amène à définir assez fréquemment, particulièrement dans ses textes posthumes, le sens des notions mises en jeu par les différents modes de désignation auxquels il recourt. Mais il faut préciser que ce travail définitionnel change lui-même de nature : au sein de sa pensée de l'interprétation, la définition ne peut plus se comprendre comme expression d'une essence, mais comme résultat d'une investigation généalogique. Recherche des origines productrices d'une interprétation, la généalogie travaille par nature dans l'élément du multiples. On se s'étonnera donc pas de constater, presque systématiquement, le caractère fortement synthétique des formules et expressions de Nietzsche (...)."

 

Une habitude de la musique...

     Ensuite, suivant Dorian ASTOR, il est difficile de comprendre NIETZSCHE si l'on n'a pas connaissance de son habitude de la musique, de son écoute et de sa composition. La musique de WAGNER représente l'élément le plus immédiat de sa vision mystérique. Le mystère qu'il tente de transcrire dans Naissance de la tragédie, à partir de ses recherches sur la Grèce archaïque - la problématique de Dionysos et d'Apollon, provient directement de son expérience de la musique. "Dès le début des années 1860, ses talents d'improvisateur et de compositeur lui permettent, non sans résistances techniques, d'exprimer ses sentiments adolescents au plus proche de leur décharge affective - ce n'est qu'ultérieurement qu'il est capable de leur donner une forme plus "objective" dans un poème ou une réflexion théorique." Dans la Naissance de la tragédie dédiée à Richard WAGNER, il écrit ces lignes d'avertissement : "Je ne m'adresserai qu'à ceux qui ont une parenté immédiate avec la musique, ceux dont la musique est pour ainsi dire le giron maternel et qu'ils n'entretiennent presque avec les choses que des relations musicales inconscientes.".

 

Une recherche naturaliste...

      Friedrich NIETSZSCHE poursuit, surtout tout au long de ses dix années les plus productives de sa vie, sa recherche naturaliste, suivant trois périodes plus ou moins bien définies, car il revient plusieurs fois sur les mêmes thèmes, suivant la prééminence de tel ou tel thème :

- une période comprenant La Naissance de la tragédie (1871-1872) et les Considérations inactuelles (1873-1876), où il s'engage, sous l'influence de SCHOPENHAUER et de WAGNER, en faveur d'une renaissance culturelle de la civilisation allemande. Entre ces deux ouvrages s'insère Vérité et mensonge au sens extra-moral (1873) ;

- une période dite positiviste, de Humain, trop humain (1878-1880) au Gai savoir (1882 et 1887), où il rompt avec le wagnérisme et développe une pensée historique et psychologique influencée par les moralistes français. S'insère Aurore, de 1881.

- une période qui va de Ainsi parlait Zarathousta (1885) à ses derniers textes, période de maturité teintée d'un mysticisme symbolisé par l'Éternel Retour. Il écrit à la suite Par-delà le bien et le mal (1886), Généalogie de la morale (1887), Le cas Wagner (1888), Le crépuscule des idoles (1888, publié en 1889), Nietzsche contre Wagner, publié en février 1889 et L'Antéchrist (1888), publié en novembre 1894, Ecce homo (1888), publié en avril 1908.

Mais cette périodisation est contestée chez des spécialistes et le mieux est sans doute de considérer chaque livre à part entière, quitte à en faire le lien, après lecture, avec d'autres, quel qu'en soit la date d'écriture ou d'édition. De plus, l'écrivain laisse de nombreux cahiers de notes, représentant quelques milliers de pages, toutes publiées maintenant en français, que HEIDEGGER, Pierre MONTEBELLO et Barbara STIEGLER, par exemple étudient pour présenter "leur" propre lecture de la pensée de NIETZSCHE.  

La forme "poétique" de nombreux de ses écrits se prêtent parfois mal à une restitution synthétique de sa pensée, si tant est qu'il y ait eu une (selon certains auteurs qui le contestent). On peut se laisser entrainer par la "musique" de certains de ses textes, chose que l'on se doit de corriger parfois pour comprendre ce qu'il a réellement voulu dire. 

 

Friedrich NIETZSCHE, Oeuvres philosophiques complètes, Gallimard, 1968-1997, 18 volumes. Il s'agit de la traduction des textes établis par Giorgio COLLI et Mazzino MONTINARI : Friedrich NIETZSCHE, Werke Kritische Gesamtausgabe, Berlin-New-York, Walter de Gruyter, 1967. Autrement, les titres ont été publiés séparément, notamment par Flammarion et Le livre de poche. 

Dorian ASTOR, Nietzsche, La détresse du présent, Gallimard, 2014. Jean GRANIER, Nietzsche (Friedrich), Encyclopedia Universalis, 2014. Patrick WOTLING, Le vocabulaire de Nietzsche, Ellipses, 2001. 

  

Relu le 30 juin 2022

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3 août 2016 3 03 /08 /août /2016 12:17

      Antonio GRAMSCI, écrivain et théoricien politique italien, membre fondateur du Parti Communiste Italien, dont il est un temps la tête (1924-1926) avant d'en devenir minoritaire, emprisonné de 1927 jusqu'à à sa mort par le régime fasciste mussolinien, rédige depuis surtout depuis 1918 (son article de journal La Révolution contre le Capital) un certain nombre d'écrits - dont les plus importants le sont en prison.

Ils portent sur le concept d'hégémonie culturelle, les partis politiques, une "philosophie de la praxis", la littérature, l'époque de la Renaissance et de la Réforme (une grande référence : Machiavel), le matérialisme historique... Par ses écrits et son action politique, il tente de promouvoir le conseillisme des usines, notamment à Turin où son influence y reste souvent concentrée.

  "Parmi les dirigeants et théoriciens de la IIIe Internationale, écrit Hugues PORTELLI, (il) occupe une place originale. Ses profondes divergences avec le communisme soviétique dès 1926 le situent en marge de l'état-major et des idéologues officiels du mouvement communisme de l'entre-deux-guerres. Mais, pour autant, il ne peut pas être assimilé aux "communistes critiques" (Korch, Lukàs) qui rompent avec l'Internationale Communiste ou seront désavoués par elle.

Marxiste à part, Gramsci continue à être considéré comme un grand léniniste par les uns, comme un "révisionniste" par d'autres, tandis que personne ne se hasarde sérieusement à évaluer ses positions ultimes. Cette ambigüité est renforcée par de profondes ruptures politiques (successives) qui caractérisent son action et ses analyses - alimentant un débat permanent sur l'unité de sa réflexion et son orthodoxie marxiste, d'une période à l'autre. De surcroît, les conditions dans lesquelles son oeuvre a été "découverte" dans le second après-guerre n'ont pas peu contribué à l'élaboration d'un véritable mythe politique et intellectuel : la publication - tronquée - par Palmiro Togliatto des Écrits de prison permet au marxisme italien d'échapper à la stalinisation complète, mais cela se fait au prix d'une instrumentalisation de l'oeuvre de Gramsci qui sert les fins du PCI. L'anti-fasciste, l'intellectuel interprète du Risorgimento, sera historicisé comme étant le théoricien de la voie italienne vers le socialisme, notamment après le XXe Congrès du PCUS (Parti Communiste de l'Union Soviétique). Puis, à la fin des années soixante, on le verra revendiqué aussi par bien des adeptes du socialisme des conseils que par ceux du compromis historique, avant qu'il ne soit le dernier à être atteint par la crise du marxisme et par le débat italien sur la "fin des idéologies".

 

Le gramcisme recouvre l'oeuvre de GRAMSCI....

    Progressivement, un "gramcisme" composite et contradictoire s'est substitué à l'oeuvre même du communiste sarde, tout en suscitant un essor considérable de la recherche - théorique et historique - sur son itinéaire, qui dépasse largement l'Italie et concerne l'ensemble de l'Europe et de l'Amérique Latine."

  Les influences sur la pensée de GRAMSCI sont bien plus littéraires et politiques qu'économiques. Le philosophe italien Benedetto CROCE (1866-1952), dont les oeuvres sont de nos jours peu lues, qui se place dans la lignée de HEGEL pour élaborer un système philosophique néo-idéaliste, communique au penseur marxiste l'idée de l'histoire comme progrès de liberté, manifestant la perfectibilité de l'homme, loin du déterminisme de la plupart des auteurs et leaders communistes. Si l'admiration de GRAMSCI ne s'éteint jamais, la pensée de CROCE est l'une de ses cibles privilégiée. A l'historicisme idéaliste et spéculatif, il veut substituer une philosophie pleinement "terrestre" (l'historicisme absolu qu'il veut théoriser), projet que CROCE, après la seconde guerre mondiale, ironiquement, fait favorablement la recension. Très loin d'un économisme courant dans les milieux communistes, économisme que GRAMSCI rapproche souvent d'un "matérialisme vulgaire", il puise son inspiration chez Honoré de BALZAC, Alexandre DUMAS, Walter SCOTT, dont il détourne parfois les intentions au profit d'une critique sociale et politique, et y voit même le terreau d'une littérature authentiquement révolutionnaire. Mais sa référence la plus importante est peut-être l'oeuvre de MACHIAVEL (en particulier Le Prince), qui lui inspire une manière de présenter l'histoire sociale, économique et politique. Bien entendu, le voisinage de toute l'élite marxiste de son époque, des Soviétiques aux Italiens fait plus qu'aiguiser son sens du combat révolutionnaire.

Ces influences éclectiques permettent à GRAMSCI de forger des concepts et des perceptions de la réalité d'une société (État, société civile, société politique...) bien plus complexe que les simples oppositions binaires peuple-bourgeoisie ou monde ouvrier/monde des capitalistes. Tout en gardant à l'économie toute sa place dans les dynamismes de pouvoirs, il développe une conception de la culture qui doit beaucoup à sa formation de critique de théâtre. Sur la culture et l'idéologie, il va bien plus loin qu'une simple théorie du reflet, répandue parmi ses camarades de lutte. Au contraire de nombre d'auteurs marxistes, il n'est pas d'extraction universitaire.

 

Les Cahiers de prison

   C'est surtout dans ses Cahiers de prison (Éditions Gallimard en français) que se trouvent développées de manière extensive ses idées sur l'hégémonie culturelle, le besoin d'encourager le développement d'intellectuels provenant de la classe ouvrière, pour former un "intellectuel organique", l'éducation des travailleurs, la distinction entre société politique et société civile, l'historicisme (ou humanisme) absolu, la critique du déterminisme économique (l'économisme marxiste), et la critique du matérialisme "vulgaire" ou "métaphysique". Ses Écrits politiques, publiés durant sa vie de manière éparse (dans les journaux ou les manifestes) sont regroupés en français par Robert PARIS, grand spécialiste de GRAMSCI, aux éditions Gallimard.

  Les Cahiers s'orientent dans trois directions essentielles :

- D'une part, ils contiennent une réflexion historique sur la société italienne. Il analyse les conditions de l'unité comme caractérisant une "révolution passive" qui maintient le peuple hors du politique. Cette révolution passive, qui traduit le refus des classes dirigeantes d'agir en classe nationale, s'insère dans une tradition, qui, depuis la Renaissance (rappelons que MACHIAVEL faisait déjà de la faiblesse des princes italiens son objet principal d'études), perpétue la mise à l'écart de l'Italie par rapport aux grands mouvements "nationaux-populaires" européens (réformes religieuses, révolutions libérales). Les Quaderni s'attachent à l'étude des facteurs explicatifs de cette situation : le poids énorme de l'Église catholique et du Vatican, qui sont à la recherche permanente d'une solution théocratique (jusque dans le rapprochement avec le fascisme et les accords de Latran) et qui contrôlent les masses paysannes ; la faiblesse de la bourgeoisie ; l'attitude aristocratique des intellectuels (CROCE entre autres...).

- D'autre part, les Quaderni comportent une réflexion sur le marxisme comme "conception du monde" propre à la classe ouvrière. Reprenant ses premiers écrits, GRAMSCI définit celui-ci comme la "philosophie de la praxis", comme une conception du monde intégrale et autonome se traduisant en des normes de conduite pratique et créant une nouvelle histoire. A travers un retour à Antonio LABRIOLA et une double polémique contre l'idéalisme traditionnel (CROCE) et le vieux matérialisme mécaniste (chez BOUKHARINE), la fonction du marxisme est envisagée sous l'angle des rapports entre les intellectuels et les masses, la "philosophie" et le "sens commun". L'exemple négatif de la religion permet de s'interroger sur la nécessité de maintenir une unité non artificielle de la "philosophie de la praxis", de lutter contre sa double dégénérescence.

- Par ailleurs, GRAMSCI s'interroge longuement sur le cadre et les instruments de la révolution à venir. L'échec des révolutions ouvrières dans les années 1917-1923 en Europe Occidentale (en écho à l'échec du mouvement populaire de l'époque de MACHIAVEL en italie) l'avait convaincu de la nécessité d'adapter la stratégie bolchévique aux réalités italiennes (stratégie qu'il connaissait bien par ses séjours en Union Soviétique). Mettant l'accent sur le rôle spécifique des superstructures culturelles et politiques, il souligne la configuration particulière de l'État en Occident ; la société civile y joue un rôle décisif par rapport à la société politique : l'hégémonie idéologique et sociale l'emporte, en temps normal, sur la domination politique et militaire. La lutte pour le renversement du bloc social dominant passe donc par une difficile "guerre de mouvement" comme en Orient (Russie) où la société politique (administration, armée, police) constitue l'essentiel de l'État. Cette complexité des superstructures en Occident, si elle accroit l'autonomie du politique, ne remet nullement en cause la nécessité d'une concentration des forces des "classes subalternes". Le parti léniniste et sa stratégie jacobine, que GRAMSCI  dans les Cahiers de prison maintient contre ses positions des années 1914-1920, sont plus que jamais nécessaires. Mais ce jacobinisme est adapté à la réflexion sur l'opposition Orient-Occident : comparant les révolutions française et russe (chose qui devient une vraie tradition d'histoire), prenant pour modèle l'hégémonie bourgeoise dans la société française, il place ses Cahiers sous le signe de MACHIAVEL. Ses Notes sur Machiavel proposent au parti communiste de travailler à devenir le "Prince moderne" qui fondera le "nouveau type d'État" qui n'a pu permettre le Risorgimento. (Hugues PORTELLI)

   

Hégémonie, société civile...

   Les concepts d'hégémonie, de société civile, de société politique... sont maintenant si répandus que même des penseurs libéraux les utilisent couramment (il est vrai que pour ce qui est de la société civile, GRAMSCI n'en est pas tout à fait l'inventeur...) quitte à dé-marxiser l'auteur italien pour les besoins de leurs démonstrations. La réception aléatoire de GRAMSCI en France par exemple contribue à une certaine "souplesse" d'usage de ces notions. De plus, à des fins de manoeuvres politiques, les premières éditions des Cahiers de prison furent partielles (Palmiro Togliatto), même si ce sont des éditions qui ont fait percevoir très vite après guerre GRAMSCI comme un sommet de la culture nationale italienne. Ce n'est qu'en 1975 avec l'édition complète des Quaderni del carcere sous les auspices de Valentino GERATTENA, reprise en France par Robert PARIS que la parution dans l'ordre chronologique de ces Cahiers permettent de se faire un idée non déformée de la pensée de GRAMSCI. Bien avant BOURDIEU ou FOUCAULT, les notions élaborées par GRAMSCI constituent un héritage culturel et politique de premier plan en Europe.

Domenico LOSURDO écrit que pour comprendre Antonio GRAMSCI, "(...) il semble plus fécond d'utiliser l'approche basée sur le couple de concepts communisme messianique/communisme accomplissement de la modernité, ou encore marxisme tabula rasa/marxisme héritage critique. Cette dichotomie ne correspond pas en fait à celle qui oppose marxisme occidental et marxisme oriental. S'il se manifeste avec force en Russie, le messianisme n'est certes pas absent en Allemagne : sur un plan objectif, il s'agit de deux pays dans lesquels s'est révélé ruineux l'impact de la guerre et des bouleversements qui l'ont suivie. Un autre couple fécond de concepts est celui de mécanisme/anti-mécanisme. Et pourtant cette dichotomie se montre étroitement intriquée et subordonnée à celle que nous venons d'indiquer. Est mécanique une vision du progrès historique qui fait découler immédiatement la culture de l'économie et qui fait correspondre, sans déphasages et sans résidus, culture bourgeoise à révolution et société bourgeoises, ou bien culture prolétarienne à révolutions et société prolétariennes. Il est évident que, dans cette perspective, on ne peut pas poser le problème de l'héritage et du bilan critique de la modernité. L'anti-mécanisme, qui stimule la compréhension et la justification de la révolution, survenue malgré et contre Le capital interprété à la sauce positiviste, aide ensuite à repousser la lecture de l'événement sous un jeu eschatologique, comme début d'une politique et d'une culture sans aucun rapport avec la précédente phase de développement "bourgeois", et même sans aucun rapport avec l'histoire universelle qui s'est développée jusqu'à ce moment.

Dans l'ambiance de la tradition marxiste, Gramsci est celui qui se pose de la manière la plus radicale le problème de l'héritage, de la critique du mécanisme et du refus de toute forme de messianisme. l'anti-mécanisme continue à agir dans l'histoire même de la fortune de Gramsci, qui est parfois aujourd'hui, et ce n'est pas un hasard, élevé à la dignité de "classique". Cette définition frappe juste si elle entend mettre en évidence le fait que la leçon des Quaderni del carcere et, en partie, des écrits de jeunesse, traverse les frontières du mouvement communiste (et même de la gauche) : des catégories comme celles d'"hégémonie", de "société civile", de "bloc historique", de "révolution passive" ne peuvent désormais être éludée par qui veut comprendre de façon adéquate les mécanismes du pouvoir et la dialectique historique ; nous sommes en présence d'une oeuvre qui a enrichi et réinterprété le lexique, a reformulé la grammaire et la syntaxe du discours politique et historique. Mais on peut en dire autant de Marx (et de tout grand auteur) ; et de toute façon cela ne signifie pas que Gramsci soit à l'abri du conflit politique. Pour donner un exemple, Platon et Hegel sont sans aucun doute des "classiques", mais ils restent pour toujours, selon Popper, le grand-père et le père du totalitarisme! Rousseau est sans doute un classique, mais le débat historiographique et politique qui porte sur sa figure s'intrique étroitement avec le débat qui fait rage sur la Révolution française et même sur l'histoire du 20ème siècle.

Les tentatives de neutraliser politiquement Gramsci en l'élevant à la dignité de classique sont elles aussi un moment de la lutte politique. D'une lutte politique qui n'est pas nouvelle et qui date au moins du moment où Benedetto Croce qui, juste après la publication des Quaderni del carcere, écrit de leur auteur : "Comme homme de pensée, il faut des nôtres". Ni l'utilisation de catégories empruntées aux Quaderni del carcere par des milieux assez éloignés du monde cher à Gramsci sur le plan culturel et politique, ni la tentative d'élever celui-ci dans une prétendue sphère de classicisme métapolitique, ne peuvent signifier la fin de la lutte politique autour de cette figure extraordinaire du 20ème siècle, en plus de la lutte culturelle. C'est une lutte dont peut-être Gramsci lui-même fournit la clé de lecture, quand il met en évidence les efforts répétés de la classe dominante pour incorporer et utiliser dans un rôle subalterne, comme elixir et reconstituant de son pouvoir et de son hégémonie, les défis même qui sont lancés au fur et à mesure contre ce pouvoir et cette hégémonie".

 

Antonio GRAMSCI, Écrits politiques, 3 volumes, Gallimard, 1974-1980 ; Cahiers de prison, 4 volumes, Gallimard, 1978-1992.

Des textes sont également disponibles sur le site uqac.ca : recueil de textes sous la direction de François RICCI en collaboration avec Jean BRAMANT, Éditions sociales, 1975. Lettres de prison, traduit par Hélène ALBANI, Christian DEPUYPER et Georges SARO, Gallimard, 1971. Lettres de prison, traduction par Jean NOARO, 1953, avec la préface de palmiro TOGLIATTI. Ces textes sont antérieurs aux dernières traductions. On y trouve également Ecrits politiques, présentés et annotés par Robert PARIS, en trois parties. Ou encore Textes (1917-1934), édition réalisée par André TOSEL, Editions sociales, 1983.

Domenico LOSURDO, Gramsci, Du libéralisme au "communisme critique", Syllepse, 2006. George HOARE et Natan SPERBER, introduction à Antonio Gramsci, La Découverte, 2013. Hugues PORTELLI, Gramsci, Encyclopedia Universalis, 2014. Maria-Antonietta MACCIOCCHI, Pour Gramsci, Ediitions du Seuil, 1974.

 

 

Relu le 2 juillet 2022

 

 

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14 juillet 2016 4 14 /07 /juillet /2016 13:09

      Philosophe et homme politique italien, Antonio CABRIOLA, ami personnel de Friedrich ENGELS, est l'un des diffuseurs principaux du marxisme dans son pays. En particulier avec ses travaux sur la conception matérialiste de l'histoire (1896, réédité en français en 1902, sous le titre Essai sur la conception matérialiste de l'histoire) et ses lettres fictives à Georges SOREL (Socialisme et philosophie, 1897).

Radical à ses débuts politiques, le professeur de philosophie à l'Université de Rome, qui soutient l'essor du Parti socialiste italien, en conseillant l'un de ses dirigeants Filipo TURATI, sans en approuver pleinement l'orientation, est le maitre du jeune Benedetto CROCE. Refusant de s'engager dans le débat sur la crise du marxisme à la fin du XIXe siècle (dommageable selon lui pour la doctrine), il se range du côté du marxisme orthodoxe, tout en développant une conception ouverte et très problématisée, notamment dans la polémique avec le positiviste Tomas MASARYK (A propos de la crise du marxisme, 1899).

      Son évolution intellectuelle est celui d'un long parcours. Il se consacre d'abord, après un écrit qui s'inspire de l'idéalisme néo-hégélien (1862, avec Contro il ritorno di Kant propugnato da E Zeller), il se consacre en 1866 à SOCRATE, puis à SPINOZA en 1869 (avec Origine e natura delle passioni secondo d'Etica di Spinoza). Marqué par la psychologie et la morale de F. HERBART (voir ses deux essais de 1873, Della libertà morale et Morale e religione), il s'écarte de l'hégélianisme pendant son professorat à l'Université de Rome où il enseigne jusqu'à sa mort. Il y exprime ses conceptions pédagogiques (Dell'insegnamento della storia de 1876), avant de s'intéresser pleinement à la situation politique italienne. Il en vient, dans les années 1880, à étudier les origines et la nature de l'État, avant d'adhérer finalement au marxisme et de s'engager de plus en plus dans la vie militante.

Entré en contact avec le fondateur du Parti socialiste Andrea COSTA en 1888, il mène contre les positivistes et les marxismes "darwiniens" de rudes polémiques. Ses Essais sur la conception matérialiste de l'histoire, publiés entre 1895 et 1898, forment le couronnement théorique de son activité. Ses liens avec Georges SOREL, durables et suivis, ont surtout pour objet l'enseignement de la philosophie de l'histoire, et donnent lieu à des collaborations éditoriales diverses.

L'évolution de son marxisme, sans être assimilable au réformisme d'un Eduard BERNSTEIN, révèle néanmoins ses limites épocales et ses contradictions internes lorsqu'il se déclare favorable, en 1902, à la politique coloniale de l'Italie. Il n'est pas le seul dans ce cas, et nombreux sont les marxiste et sympathisants marxistes qui n'ont pu se dégager du nationaliste ambiant à l'orée de la première guerre mondiale. 

 

L'homme du matérialisme historique

     Pour Georges LABICA, "Ce "marxiste rigoureux" (F Engels), préoccupé de "mettre la pensée scientifique au service du prolétariat", a exercé une influence déterminante sur le marxisme en Italie, à travers B. Croce, dont il fut le maître et l'ami, G. Gentile et surtout A. Gramsci, qui lui devra en grande partie la problématique et l'expression même de sa "philosophie de la praxis", Antonio Labriola fut, par excellence, l'homme du matérialisme historique qui représentait pour lui, "d'une certaine manière tout le marxisme", il en a été le défenseur et le commentateur intransigeant face à toutes les entreprises de réduction. Comme l'écrivait Paul Louis : "Nulle part le concept de matérialisme historique, tant de fois dénaturé de son sens vrai par des ignorants ou des politiciens sans conscience, n'a été analysé avec autant de probité et de profondeur (...). Aucun commentaire ne pourrait être comparer à celui-ci. Si Lénine a précisé et développé avec puissance certaines des thèses fondamentales du socialisme scientifique, Labriola nous a offert le fil conducteur qui nous permet de les comprendre en les replaçant dans leur cadre historique (...). Le nom de Labriola, malgré la modestie de l'écrivain, doit être lié de manière absolue à ceux des auteurs du Manifeste communiste, et il serait regrettable qu'il ne fût pas mieux connu de la jeunesse ouvrière et intellectuelle" (Cent cinquante ans de pensée socialiste, 1953).

  Son influence s'exerce de manière marquée surtout sur les intellectuels communistes grâce à la lecture que font de son oeuvre des marxistes russes et italiens, notamment Antonio GRAMSCI. C'est sur sa présentation de la conception matérialiste de l'histoire que Émile DURKHEIM débute sa propre analyse sur le matérialisme. On ne mesure sans doute pas assez aujourd'hui le fait que les intellectuels marxistes de cette époque, non seulement se connaissent bien presque tous, mais donnent naissance à la période sans doute la plus fructueuse du marxisme européen, et même au-delà de tout l'ensemble du monde intellectuel progressiste socialisant, avant les jours sombres des doctrines intransigeantes. 

 

Antonio LABRIOLA, Essais sur la conception matérialiste de l'histoire, V. Giard & E. Brière, libraires-éditeurs, 1897, disponible sur le site uqac.ca. Préfacé en 1897 par Georges SOREL, avec en appendice le Manifeste du Parti Communiste de MARX et ENGELS. 

Georges LABICA, Antonio Labriola, dans Encyclopedia Universalis

 

Relu le 24 juin 2022

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5 juillet 2016 2 05 /07 /juillet /2016 08:38

      L'économiste et sociologue allemand Max WEBER est considéré comme l'un des fondateur de la sociologie. Ses analyses portent sur les changements sociaux notamment en Occident, avec son entrée dans la modernité.

Se penchant sur des phénomènes complexes, comme la bureaucratie, l'avènement du capitalisme et le processus de rationalisation, et bien d'autres, il tend à présenter des réflexions... complexes et mesurées à l'aune de la capacité d'opérer un tri dans le foisonnements d'événements, économiques, sociaux et politiques. Comme beaucoup d'autres sociologues de son temps, il est également un acteur engagé dans la vie politique allemande (invité à contribuer par exemple à la rédaction de la Constitution de la République de Weimar en 1919).

Caractérisée par le refus d'élaboration d'une théorie globale et d'une vision évolutionniste, par une démarche plutôt diachronique que synchronique, parfois mal comprise en France avant les dernières traductions très récentes et enrôlée à tort dans des croisades contre le marxisme, son oeuvre influence encore les approches contemporaines. On peut y parler à juste titre de fondation d'une sociologie politique, d'une sociologie économique, d'une sociologie de la religion et d'une sociologie de l'action. Idéal-type, domination, rationalité et irrationalisme sont autant de notions encore utilisées de nos jours, dans des problématiques de conflits contemporains qui traversent toutes les sociétés. 

      Il est influencé d'abord à la fois par les travaux de Karl MARX et de Friedrich NIETZSCHE sans que de cette influence résulte des emprunts, car s'il partage avec le marxisme les mêmes domaines de réflexion et avec la pensée nietzschienne le sentiment de vivre dans un monde qui se passe de Dieu, il prend surtout chez le premier le goût des amples réflexions historiques et économiques, et chez le second un rapport axiologiquement neutre par rapport à la religion, même s'il est issu d'une famille calviniste à la pratique sévère et ascétique. Il baigne très tôt dans le milieu politique socialiste de son pays (son père possède une grande influence dans le Parti libéral-national berlinois), critiquant franchement la politique sociale de Bismark et l'impérialisme de son pays ; il mène en parallèle sa sociologie politique et son action politique. Il fait partie d'une famille d'industriels et de négociants, fabricants de textile germano-anglais et assiste pratiquement de l'intérieur à la grande révolution industrielle en cours. De formation juridique et économique, il ne cesse de mettre en liaison droit, politique, économie et religion, seule manière pour lui de comprendre la modernité. Nombre de ces domaines de réflexion se retrouvent dans dans un même ouvrage, dans plusieurs d'entre eux, et la description de son oeuvre en est relativement complexe.

     Il élabore une sociologie de l'action, influencé par l'école historique allemande (ROSCHER, KNIES, WAGNER, SCHMOLLER) qu'il critique pour leur empirisme descriptif sans prétention théorique, sans pour autant de contenter d'énoncer des lois abstraites (comme le fait l'école marginaliste autrichienne, Carl MENGER). Dans la conférence La science, profession et vocation (regroupée avec la conférence portant sur la politique, profession conçue comme vocation dans Le Savant et le Politique (UGE, 1987), Max WEBER tente d'élucider la définition du savant en même temps qu'il livre ses propres représentations et pratiques d'homme de science.

Tout en constituant sa propre méthodologie, dès la première phrase d'Économie et Société, livre dans lequel il énonce les différentes étapes de sa démarche : compréhension, interprétation et explication, il construit ses trois questionnements majeurs : la spécificité du rationalisme occidental, le façonnement de la conduite de la vie et la tension entre rationalité et irrationalité.

    Ses réflexions sur l'économie moderne et la rationalité commencent avec ses deux thèses (en 1889, sur l'histoire commerciale du Moyen-Age et en 1891 sur l'histoire agraire romaine), puis la leçon inaugurale à la chaire d'économie politique de l'Université Fribourg-en-Brisgau sur L'État national et la politique économique (1895), se poursuivent avec L'Éthique économique des religions mondiales après 1915.

Sa thèse la plus connue et la plus controversée est contenue dans les deux études, qui relèvent plutôt de la sociologie, titrés tous deux L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme (1904-1905 et 1920). Il affine ses conceptions dans Les Sectes protestantes et l'Esprit du capitalisme (1906) et dans l'Éthique économique des religions mondiales (1915-1920) où il étudie dans quelle mesure les grandes civilisations (confucianisme et taoïsme, bouddhisme et hindouisme, judaïsme, christianisme et islam) orientent les pratiques de la vie au point de modifier les relations à l'activité économique. Il étudie l'influence de la formalisation juridique, l'influence des dispositions éthiques et l'influence d'une institution, la Bourse.

   Pour ce qui est des religions et de l'organisation sociale, on peut citer le chapitre V d'Économie et société, l'Éthique protestante et l'Esprit du capitalisme, Sectes protestantes et l'Esprit du capitalisme et les études rassemblées sous le titre l'Éthique économique des religions mondiales. Ses réflexions sont d'un apport décisif sur la relation entretenue entre religion et modernisation, et d'abord sur l'objet même d'une organisation sociale et d'une organisation politique. Si la rationalisation est à l'origine de la démagification du monde, Max WEBER refuse toujours de placer la religion du côté de la rationalité ou de l'irrationalité. 

  Sur la domination et l'action politique, outre ses articles, ses prises de position publiques, ses conférences (dont la plus célèbre est Le Métier et la Vocation du politique), ses écrits politiques traduits en français sous le titre Oeuvres politiques en 2004, il synthétise ses idées dans le chapitre III d'Économie et société. Il précise ce qu'il nomme la rationalisation des formes de domination, soit l'assujettissement croissant de la vie des hommes à des ordres objectivés, par opposition aux références antérieures à des autorités personnelles ecclésiastiques et politiques. La place de l'État dans ce processus est capital : il concentre le monopole de violence au terme d'une très longue évolution.

 

   Julien FREUND, décrivant les lignes directrices de la philosophie wébérienne, écrit : "La désagrégation lente mais irréversible du christianisme, qui ne cesse de s'accentuer depuis plus d'un siècle, et la floraison conjointe des philosophies les plus diverses réveillent dans l'âme humaine des déchirements et des ruptures que le pathos unitaire grandiose de l'éthique chrétienne avait réussi à masquer pendant plus d'un millénaire. La nouvelle affirmation du pluralisme des valeurs qui, toutes, prétendent à l'authenticité, soit sous une forme réflexive, soit sous celle de l'expérience vécue, crée un désarroi dans la mentalité occidentale, habituée à penser selon les normes d'un système monothéiste." Notons d'ailleurs que ce désarroi gagne aussi d'une manière aussi aigüe l'islam de nos jours, et sans doute de manière irréversible. "Les philosophies de Hegel et de Marx, poursuit-il, sont des vestiges de cette manière de penser, parce qu'elles essaient de réduire à un principe ou à un dieu unique, à savoir l'Esprit chez l'un et la matière (économie) chez l'autre, la variété et la diversité infinie des phénomènes humains et sociaux. 

Le polythéisme resurgit avec toutes les tribulations qui sont les conséquences d'un antagonisme irréductible des valeurs. Nous avons réappris qu'une chose peut être vraie sans être bonne, ni belle, ni sainte. De même une chose peut être bonne ou utile sans être vraie ni belle. Chaque valeur affirme son autonomie et entre en concurrence avec les autres, d'où d'inévitables conflits dans la mesure où chacune prétend nourrir un nouveau prophétisme. A la différence du polythéisme antique qui demeurait sous le charme mystérieux des dieux et des démons, le monde actuel, sous l'effet d'une rationalisation et d'une intellectualisation croissantes, est un monde désenchanté, désensorcelé, dépoétisé. Le conflit entre les valeurs n'en est devenu que plus âpre et plus impitoyable, chacune prétendant confisquer à son profit l'unité perdue avec le déclin du christianisme, et dominer exclusivement. Malgré les apparences, aucune n'est cependant assez puissante pour mettre fin à la détresse spirituelle qui est désormais le destin de l'homme. La pire des solutions consiste dans les efforts de petites communautés pour retrouver un succédané à la religion en essayant de concilier dans une mystique plus ou moins charlatanesque des bondieuseries qu'on peut recueillir sur les différents continents." Cela nous fait penser aux communautés américaines notamment (la bondieuserie américaine...), mais est-ce elles que visent Julien FREUND ? "Notre sort est fixé pour un temps indéterminé : il nous faut vivre, comme nous le pouvons, les tensions qui résultent du pluralisme des valeurs, car nous ne trouverons pas de consolation dans la rationalisation croissante, puisque celle-ci renforce en même temps la puissance des forces irrationnelles.

L'humanité est condamnée au relativisme et à la lutte inexorable et insurmontable qui en résulte du fait de l'opposition, non seulement entre les exigences métaphysiques, telles la science et la foi ou l'expérience et l'utopie, mais aussi entre les diverses cultures. Le progrès n'est qu'un déplacement des chances pour essayer d'affronter chaque fois dans de meilleures conditions ces conflits ou pour trouver des compromis supportables. Le plus souvent cependant nous essayons d'exorciser ces antagonismes en nous réfugiant dans les confusions, dont les idéologies  sont une des expressions les plus caractéristiques. L'antagonisme des valeurs est inévitable, non seulement parce qu'elles sont multiples et variées, mais parce qu'aucune ne peut se prévaloir d'un fondement indiscutable d'ordre scientifique ou philosophique. Elles n'ont de consistance que par la signification que nous leur attribuons et d'autre support que la foi que nous mettons en elles. Elles sont donc toutes également précaires et contestables, mais, dans l'ardeur de la lutte, elles arrivent à compenser cette fragilité par la solidité des adhésions qu'elles recueillent. Même ce triomphe risque d'être illusoire à cause de que Weber appelle le "paradoxe des conséquences". Il est faux de croire que de ce que nous considérons respectivement comme mal ou bien ne résultera que du mal ou que du bien. Au contraire des plus nobles intentions peuvent avoir des conséquences déplorables. Une révolution démocratique à l'origine s'abîme dans la tyrannie, une institution pacifique devient source de guerre. Aucune action n'est jamais pure, car, en essayant de promouvoir une valeur ou une fin, on provoque l'hostilité des autres fins, sans qu'il soit toujours possible de conjurer les "puissances diaboliques" qui entrent alors en jeu.

Quelle attitude adopter dans ce nouveau monde polythéiste et désenchanté? Il n'y en a que deux qui paraissent dignes d'être retenues : celle qui agit selon l'éthique de conviction et celle qui agit selon l'éthique de responsabilité.

La première consiste à se mettre inconditionnellement au service d'une fin, indépendamment des moyens à mettre en oeuvre pour la réaliser et de l'évaluation des chances de succès ou d'échec ainsi que des conséquences prévisibles ou non. Il s'agit de l'attitude du croyant, religieux, révolutionnaire ou autre, qui, par fidélité à ses convictions, n'obéit qu'à l'attrait de la valeur à promouvoir, sans transiger et sans accepter de concessions. Tel est le cas par exemple du pacifiste qui, en dehors de toute analyse politique, se consacre à faire régner la paix, en mettant s'il le faut sa personne en jeu. Ce qu'il y a d'admirable dans cette attitude, c'est la puissance de la sincérité, le sens du dévouement, mais très souvent elle a pour fondement le fanatisme et l'intolérance, quand elle ne s'abandonne pas au millénarisme. Si le partisan de cette éthique échoue, il imputera la faute à la duplicité des hommes, incapables de comprendre le grand dessein, car il manque en général d'une conscience critique face au possible.

L'éthique de responsabilité au contraire porte l'attention de l'homme sur ses moyens disponibles, elle évalue les conséquences ansi que les chances de succès et d'échec, afin d'agir le plus efficacement et le plus rationnellement possible dans une situation donnée. S'il fait faire des compromis, il en prendra la mesure en tenant compte des défaillances humaines possibles et des tensions ou conflits qui peuvent en résulter. Il prendra en charge les conséquences de l'entreprise et, le cas échéant, si elles devaient compromettre le but à atteindre, il renoncera à l'action, même si la fin est des plus nobles. Il s'agit donc d'une attitude qui s'efforce d'être lucide par l'évaluation des choix à faire.

Il est évident que pour Weber les deux éthiques ne sont pas inconciliables, car l'action pleine devrait être capable de mettre le sens de la responsabilité au service d'une conviction."

       Caractériser ses positions est relativement difficile car de plus son oeuvre est inachevée et d'autre part, il refuse de se donner une opinion définitive sur quantités de sujets, préférant largement ouvrir des hypothèses et des champs d'investigation. Cela explique d'ailleurs en partie sa grande postérité. 

Laurent FLEURY formule trois remarques sur son oeuvre :

- Le style d'écriture de Max WEBER "déconcerte". Celle-ci "parait dynamique et profonde, ouverte aux détours et retours. Le ressassement fascine et dénote les questionnements obsédants. Traquées sans relâche ni lassitude, les questions de Weber sont appréhendées par l'érudition de la tradition profondément travaillée. Le style assène, affirme ; l'ampleur de l'érudition écrase de prime d'abord. Et pourtant, le lecteur découvre, à l'aune de sa patiente et labyrinthique lecture, une modestie. En quelques lignes finales, Weber met en jeu l'existence même de son édifice. (C'est frappant dans l'Éthique protestante et l'Esprit du capitalisme) Scrupule intellectuel? Sociologie historique et compréhensive contre déterminisme économique et mécanique? Sagesse en écho au doute radical, "père de la connaissance", selon Weber? (Essais sur la théorie de la science). Sa sociologie apparait comme un "art de la vieillesse", tant elle exige la maitrise de matériaux historiques et un discernement exercé, qualités malaisées à inculquer à un débutant. La pratique de la sociologie, telle que la concevait Weber, demandait de l'expérience et de la maturité intellectuelles : assurément, ce n'était pas en copiant le modèle des sciences de la nature que l'on pouvait, selon lui, acquérir une telle maturité. Refuser, pour les sciences sociales, la voie du scientisme naturaliste ne signifie d'aucune manière renoncer à des ambitions scientifiques dans ces disciplines : son épistémologie peut justement être comprise comme un essai pour les redéfinir de manière appropriée à leur démarche ainsi qu'à leur objet."

- La puissance de sa pensée pour embrasser le haut degré de complexité du réel frappe le lecteur. "La pénétration des hypothèses wébériennes saisit. Cette puissance réside d'abord dans la pluridisciplinarité maitrisée. Penseur des sciences sociales, Max Weber le demeure plus que jamais en embrassant l'histoire, l'économie, la science politique, disciplines de formation et d'enseignement. Cette pluridisciplinarité, constitutive de la productivité de sa pensée, explique la fécondité heuristique de la mobilisation d'une diversité de modes d'appréhension du réel. la convocation d'un pluralisme causal nourri par cette formation pluridisciplinaire permet ensuite de découvrir la multi-dimensionnalité (sociale, religieuse, économique, politique) d'un phénomène historique. Aussi la pratique de cette pluridisciplinarité atteint-elle presque le statut d'apport théorique par l'esquisse implicite d'un modèle de mise en équivalence des causes. Enfin, Weber s'attache à penser la superposition des couples de force antagonistes ou contradictoires et écarte les schémas évolutionnistes de substitution d'une forme par une autre. Car la rationalité et l'irrationalité se conjoignent dans l'établissement des formes rationnelles plutôt qu'elles ne s'excluent : Weber n'a cessé d'être intrigué par cette superposition des formes irrationnelles et des formes rationnelles. De même, l'éthique de conviction et l'éthique de responsabilité se conjuguent dans la vocation de l'"homme authentique". De même, contrairement à Tönnies et Durkheim, loin d'opposer communauté et société, Weber souligne l'existence de formes communautaires de lien social au sein des formes sociétaires et vice versa (...). Weber laisse entendre qu'une même couche sociale peut abriter, sans déterminisme, deux types d'éthos. Il caractérise le religieux comme l'insertion de l'extraordinaire au sein de la vie ordinaire. De même, l'ascétisme intramondain ne succède pas seulement au monachisme (ascétisme hors du monde) : la lecture synchronique des phénomènes tempère leur présentation diachronique. Cette union de formes sociales différentes ne signifie pas pour autant leur réconciliation. Au plus proche du tragique de la vie, Weber tente ainsi une maitrise intellectuelle de l'infinie diversité du réel. Il est le penseur de la complexité du réel et de sa structuration, et non des dualisme séparateurs trop étrangers à la vie."

- La portée de son oeuvre se mesure dans les critiques et les emprunts dont elle est l'objet de nos jours. "Son oeuvre parait une source à laquelle les sociologues puisent toujours. Aussi convient-il de parler de traditions sociologiques au vu des recherches que ces concepts ont pu nourrir : la sociologie des représentations, les questions relatives à la légitimité, les recherches de sociologie économique (...). Mais également, les fils de ses travaux sur l'ascèse peuvent se retrouver dans certaines des réflexions de Freud dans Malaise de la civilisation (1929), de Norbert Elias sur l'autocontrôle, la maîtrise des émotions et le procès de civilisation (1969) (...). Enfin, l'inspiration du structuro-fonctionnalisme, donc d'un holisme, selon Talcott Parsons, de l'expérience individualiste, la théorisation de l'individualisme méthodologique par Raymond Boudon, sa critique par Norbert Elias pour qui Weber aurait manqué l'historicité de l'expérience individualiste, l'élaboration de la notion d'habitus et l'introduction de la dimension culturelle des styles de vie dans la conception de l'espace social chez Pierre Bourdieu, l'introduction de l'autorité pour penser l'institutionnalisation du conflit de classes par Ralph Dahrendorf, la confrontation à la question des dangers de la raison reprise dans les termes de sa "dialectique" par l'Ecole de Francfort, le travail d'élaboration d'un concept de rationalité élargie dans la Théorie de l'agir communicationnel de Jurgen Habermas, la remise en question par Niklas Luhmann de l'idée d'un rationalité de l'action propre à un individu, forment autant de traces de l'héritage de Weber, de critiques ou d'approfondissements de son projet et soulignent la fécondité des problématiques que son oeuvre permet de construire et des explications qu'elle permet de fonder."

 

Max WEBER, Économie et société, Plon, 1995. Essais sur la théorie de la science, Plon, 1965, réédition Presses Pocket Agora, 1992. L'éthique protestante et l'Esprit du capitalisme, suivi d'autres essais, Gallimard, 2003, réédition "Tel", 2004. La Bourse, Allia, 2010. La Ville, La Découverte, 2014. Le Savant et le Politique, Plon-UGE, 1987. Oeuvres politiques, Albin Michel, 2004. Sociologie de la musique. Les fondements rationnels et sociaux de la musique, Métailié, 1998. Sociologie de la religion, textes réunis, Gallimard, 1996, réédition, "Tel", 2006. Sociologie du droit, PUF, 2013. Sur le travail industriel, Editions de l'université de Bruxelles, 2012. Discours de guerre et d'après-guerre, textes réunis, Éditions EHESS, 2015. 

Laurent FLEURY, Max Weber, PUF, collection Que sais-je?, 2016. Julien FREUND, Weber (Max), dans Encyclopedia Universalis, 2014.

On préférera la lecture des traductions en français les plus récentes, réalisées notamment par Jean-Pierre GROSSEIN. Le volume Lire Max Weber dirigé par François CHAZEL et Jean-Pierre GROSSEIN pour la Revue française de sociologie (2005) permet de dissiper un certain nombre de malentendus. 

 

 

Relu le 27 juin 2022

 

 

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3 juin 2016 5 03 /06 /juin /2016 09:55

   Louis ALTHUSSER est un philosophe français marxiste, à l'origine d'un important renouvellement de la pensées marxiste dans une perspective généralement associée au structuralisme; Il n'est réellement actif que jusqu'en 1980, car il sombre ensuite dans la folie (il tue sa compagne Hélène RYTMANN).

    Bien entendu, nombre de ses adversaires idéologiques contemporains ont "profité" des circonstances de la fin de sa vie pour tenter de discréditer son oeuvre. Il faut noter à ce propos que si l'on devait évaluer les oeuvres à l'aune des comportements de leurs auteurs, presque toute la littérature est à jeter. De ROUSSEAU, médiocre père de ses enfants à tous ces auteurs religieux dont les préceptes s'apparentent souvent à des confessions et mea culpa, la liste est longue des écrits moralisateurs ou moraux ou même politiques dont il faudrait se détourner...

 

Une carrière politique et philosophique de premier plan

    Après des études secondaires à Alger jusqu'en 1930, Louis ALTHUSSER suit sa famille à Marseille. Il y réalise des études au lycée Saint-Charles, puis ses classes préparatoires littéraires au lycée du Parc à Lyon en 1936, où il a comme professeur de philosophie Jean GUITTON avec lequel il noue une relation personnelle. Il est reçu en 1939 à l'École normale supérieure, avec le même professeur.

Durant toute sa jeunesse, il est un catholique fervent, politiquement à droite et même royaliste. La condamnation religieuse de de l'Action française l'éloigne du mouvement de MAURRAS. Il perd la foi en 1943, selon lui-même dans une confidence à Yann MOULIER-BOUTANG.

Mobilisé en septembre 1939 et fait prisonnier lors de la débâcle de l'armée française, il passe le reste de la guerre en Allemagne, au stalag de Schlewig, où il connait ses premiers troubles psychiatriques.

En 1945, il reprend ses études à l'ENS, reçu deuxième çà l'agrégation de philosophie en 1948. Devenu marxiste, il adhère alors la même année au Parti communiste.

La même année encore, devenu agrégé préparateur à l'ENS, il exerce une grande influence sur nombre d'étudiants dont beaucoup embrasseront le courant maoïste à la suite ds événements de Mai 68. Plusieurs d'entre eux sont en effet membres de l'Union des étudiants communistes (UEC), qui entre alors dans une crise débouchant sur la création en 1966, de l'Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes (UJC(ml)), dont Benny LÉVY et Robert LINHART, tous deux élèves de la rue d'Ulm et qui feront partie de l'EUC avant d'être les principaux fondateurs de l'UJC. Le rapport d'ALTHUSSER avec le PCF - qui a fait couler beaucoup d'encre) est ambigü : bien qu'il en reste un membre sa vie durant, il se heurte souvent au comité central ainsi qu'au philosophe et membre du bureau politique du parti, Roger GARAUDY.

Dès le début des années 1960, il publie des articles hétérodoxes, d'abord dans La Pensée, puis dans La Nouvelle Critique. En 1962, il est ainsi accusé par le sénateur et directeur de La Pensée Georges COGNOT d'être "pro-chinois" - c'est la grande période de "querelle" idéologique entre l'URSS et la Chine Populaire. Il se heurte aussi à des intellectuels comme Roland LEROY ou Lucien SÈVE, autre philosophe officiel, qui considèrent le structuralisme comme "philosophie de la désespérance" et prônent un "marxisme humaniste" qui fait l'objet des critiques de Michel FOUCAULT et d'ALTHUSSER (notamment en raison de son caractère individualiste et subjectiviste). ALTHUSSER rend paradoxalement hommage (mais ce n'est qu'un des nombreux paradoxes dans un véritable chassez-croisé de critiques entre philosophes marxiste ou marxisants...) à Henri LEFEBVRE dans son livre sur LÉNINE, et critique aussi durement son parti, en 1978, dans Ce qui ne peut durer dans le PCF.

       Ce qui ressort principalement de ses écrits dans cette période 1960-1975, c'est sa dure critique du stalinisme, à travers des interventions politiques et dans sa philosophie.

A Normal Sup, il invite notamment le psychanalyste Jacques LACAN, et aussi des philosophes, comme Alexandre MATHERON, marxiste d'orientation différente e celle d'ALTHUSSER, spécialiste de SPINOZA, et Gilles DELEUZE, autre grand lecteur du même philosophe. Dans une démarche opposée à celle du PCF d'alors, de dialogue entre plusieurs sensibilités marxistes ou marxisantes.

Son activité est déjà entravée par sa maladie, car il fait des séjours fréquents dans des cliniques psychiatriques (dépression mélancolique). Il devient en 1962 maitre-assistant et soutient une thèse sur travaux pour doctorat d'État ès lettres à l'Université d'Amiens, dix ans après avoir publié Lire le Capital (1965) avec ses élèves Étienne BALIBAR, Roger ESTABLET, Pierre MACHEREY et Jacques RANCIÈRE, livre dans lequel il développe le concept de "lecture symptomale" afin d'expliquer la lecture marxienne d'Adam SMITH, montrant que si SMITH n'a pas vu certaines choses, ce n'est pas du fait d'un manque d'acuité, mais du fait du changement de problématique qu'il a induit, et qui l'a empêché de voir d'autres choses...

En 1967, il constitue, toujours à Normal Sup, le "groupe Spinoza", calqué, pseudonyme compris, sur le modèle des organisations plus ou moins clandestines assez nombreuses à l'époque (voir le livre de François MATHERON, Louis Althusser et l'impure pureté du concept, PUF, 2001). Alain BADIOU, qui prendra part à la création de l'UFC(ml), participe à ce groupe. Comme d'autres philosophes français de gauche, il est espionné par la CIA, mais les services secrets américains s'intéressent pratiquement à tout l'intelligentsia européenne (dans de certains accès de paranoïa mais aussi pour d'éventuels recrutements...)

 

Une oeuvre de renouvellement de la vision marxiste du monde

  Le philosophe français marxiste, membre du Parti Communiste Français mais critique virulent du stalinisme, est à l'origine d'un important renouvellement de la pensée marxiste dans une perspective généralement associée au structuralisme. Ses écrits comme ceux qu'il inspire connaissent un regain d'intérêt, suite à la tragique agonie de l'auteur, au triomphe des idéologies libérales dans les pays capitalistes, à la crise et finalement au reflux spectaculaire du marxisme,  à l'abandon par les pays de l'Est du "socialisme réel", qui expliquent un dépérissement apparemment rédhibitoire (Saul KARSZ, François MATHERON). 

  Son oeuvre est marquée par plusieurs périodes, difficile à réduire en un seul moment cohérent et unique. Célèbre pour avoir théorisé la "coupure épistémologique" (qu'il repère entre le jeune MARX des Manuscrits de 1844 procédant à un matérialisme historique et le MARX qui établi la conception de matérialisme dialectique de l'Idéologie allemande), coupure contestée par beaucoup d'ailleurs, et affirmé qu'il n'y a pas de Sujet de l'histoire ("l'histoire est un processus sans sujet"), rompant avec l'interprétation orthodoxe qui fait du prolétariat le sujet de l'histoire. Il se fait connaitre par la publication de Lire le Capital en 1965, co-écrit avec Etienne BALIBAR, Roger ESTABLET, Pierre MACHERY et Jacques RANCIÈRE). Outre son texte célèbre "Idéologie et appareil idéologiques d'Etat", il théorise à la fin de son oeuvre un "matérialisme aléatoire", qui critique notamment le caractère téléologique du marxisme orthodoxe.

On peut noter, toutefois, dans son entreprise consistant à régénérer la pensée communiste par une relecture de MARX, deux grands moments discontinus, du théoricisme des années 1960 au tournant "politiste", chacun engageant une conception différente de la philosophie. (Jean-Claude BOURDIN)

- Le premier correspond aux deux ouvrages de 1965, comprenant la philosophie comme théorie scientifique de la "pratique théorique", supposant un rapport de rupture avec l'idéologie. Il s'appuie sur un exercice de "lecture" de la pense de MARX, théorisé dans Pour Marx et Lire le Capital principalement. L'enjeu est de lire les textes de MARX en philosophe et de poser à ses textes la question des conditions théoriques et formelles de constitution de leur discours, en analysant le processus de connaissance de leur objet au sein de l'ordre d'exposition de leurs concepts. Il s'agit alors de dégager la philosophie que MARX met en oeuvre à l'état pratique dans sa pratique théorique propre et, pour cela, de prendre la mesure de sa différence avec HEGEL. Mais Louis ALTHUSSER crut nécessaire, pour isoler et identifier un corpus relativement stabilisé par l'accès à une problématique scientifique, de distinguer entre un "Jeune Marx" et un "Marx de la maturité", les textes de 1845 marquant la césure ou la rupture épistémologique avec une pensée humaniste, influencée par FEUERBACH. La rupture au sein du travail de pensée marxien était l'image d'une coupure entre l'idéologie et la science, coupure tracée par la science elle-même parvenue à la maîtrise, du moins formelle, de sa "méthode", la dialectique matérialiste inséparable d'elle. C'est pourquoi le statut de la dialectique, de la contradiction, de la négation, du retournement, du tout chez MARX sont les questions essentielles travaillées par ALTHUSSER et ses amis.

- Le second moment, signalé par une "autocritique" (Éléments d'autocritique, 1972), dénonçant une déviation "théoriciste", défend l'idée que la philosophe est "lutte de classe dans la théorie". Dans une conférence célèbre devant la Société française de philosophie, en 1968, il met spectaculairement en lumière l'apport de LÉNINE dont il tire l'idée que le marxisme n'est pas "une (nouvelle) philosophie de la praxis, mais une pratique (nouvelle) de la philosophie" dont les propositions spécifiques, visant non la vérité, mais la "justesse", sont appelées "thèses" (ou positions). La lecture de MARX cesse dès lors d'être essentielle : ALTHUSSER travaille la question de la reproduction des rapports de production, d'où il faut distinguer la percée remarquable sur les appareils idéologiques d'État et la surprenante, alors, thèse de l'interpellation idéologique des individus en sujets qui semblait mettre pour la première fois en avant la question de la subjectivité. La fin des années 1970 voit s'approfondir la confirmation des doutes d'ALTHUSSER sur les points décisifs de la recherche des années 1960 : l'énigme du "renversement" matérialiste de la dialectique idéaliste hégélienne, le problème méthodologique de l'ordre d'exposition de la section 1 du Livre I du Capital, le statut de l'idéologie dans la lutte des classes et dans la lutte politique, la question de l'État chez MARX, comme en témoigne le texte non publié et peu connu à l'époque, Marx dans ses limites. ALTHUSSER reconnait alors que des travaux récents ont alimenté ses doutes et orienté ses nouvelles thèses critiques à l'égard de MARX, par exemple Le concept de loi économique dans le Capital, de Georges DUMÉNIL (1977) et, plus tard, Que faire du Capital?, de Jacques BIDET (1983).

Des travaux ultérieurs sur les réflexions d'ALTHUSSER font discerner également une critique du marxisme lui-même dont témoigne en partie Marx dans ses limites (1978). La "dernière philosophie" d'ALTHUSSER est celle qui cherche, dans "Courant souterrain du matérialisme de la rencontre", "la philosophie pour le marxisme" que les écrits de 1968 proclamaient retrouver. Mais du même coup, le marxisme se trouve soumis aux effets de crible que ce matérialisme produit : l'entreprise de critique du marxisme de 1978 se confirme et s'intensifie, dans la mesure où le matérialisme aléatoire l'amène à rejeter ce qui chez MARX est encore prisonnier d'un matérialisme nécessitariste et téléologique qui partage avec l'idéalisme l'attachement suspect au principe de raison suffisante, inapte à saisir dans les conjonctures singulières des luttes, l'événement imprévisible d'une nouvelle combinaison pour y insérer une pratique émancipatrice. On comprend pourquoi c'est d'un deuxième détour dont ALTHUSSER a besoin, celui de MACHIAVEL, travaillé très tôt cependant dès 1962. En même temps, il semble assigner à la philosophie une nouvelle fonction. Ni théorie des pratiques théoriques ou politiques, ni lutte de classes dans la théorie, la nouvelle philosophie induite par la mise au jour du matérialisme de la rencontre semble consister dans l'élaboration de nouvelles catégories, dans la critique des illusions idéalistes du sens, de la raison, de la fin et du sujet, et dans la fonction, pour le coup nouvelle, de penser sa propre extériorité, maintenue dans son irréductibilité - à savoir, les luttes et les pratiques sociales et politiques qui se déploient dans un espace non étatique. 

 

       Pour Perry ANDERSON, ALTHUSSER et ses élèves marquent le marxisme en y introduisant le spinozisme. Louis ALTHUSSER le reconnait dans Éléments d'autocritique. Mais il s'intéresse surtout à MACHIAVEL, après avoir entamé la critique de ce qu'il appelle sa "déviation théoriciste", qui l'a conduite à oublier la politique dans la définition et le développement de la philosophie. En fait, à travers ses textes et les critiques de ses textes par lui-même, c'est toute une relecture de l'oeuvre de Karl MARX qu'effectue le philosophe français. 

    Son oeuvre se caractérise  par un constant aller et retour entre l'oeuvre de Karl MARX et celle d'autres philosophes antérieurs ou postérieurs. Elle est parfois de lecture difficile, surtout pour celui qui n'est pas familiarisé avec le vocabulaire marxiste, pouvant entrainer d'ailleurs des contre-sens, contre-sens accentués par les feux de la polémique, intellectuelle sur beaucoup de fronts : à l'intérieur même du mouvement communiste et à l'extérieur, avec des auteurs comme Raymond ARON, mais également politicienne. Il faut remarquer d'autre part que l'agitation médiatique autour de l'oeuvre de Louis ALTHUSSER a masqué un temps d'autres tentatives de renouvellement de la pensée marxiste. On pense là aux travaux de Henri LEFEBVRE, Jean-Toussait DESANTI en France, de Lucio COLETTI et de Galvano della VOLPE en Italie).

On peut relever dans la liste de ses oeuvres :

- Montesquieu, la politique et l'histoire, PUF, 1959.

- Pour Marx, Maspéro, 1965. Réédition augmentée (avant-propos d'Etienne BALIBAR, postface de Louis ALTHUSSER), La Découverte, 1996.

- Lire le Capital (en collaboration avec Etienne BALIBAR, Roger ESTABLET, Pierre MACHEREY et Jacques RANCIÈRE), Maspéro, 2 volumes, 1965. Rééditions dans la Petite Collection Maspéro, en 4 volumes, 1968 et 1973, puis PUF, 1 volume, 1996.

- Lénine et la philosophie, Maspero, 1969. Réédition augmentée dans la collection PCM en 1972, avec Marx et Lénine devant Hegel).

- Philosophie et philosophie spontanée des savants (1967), Maspéro, 1974.

- Éléments d'autocritique, Hachette, 1974.

- Ce qui ne peut plus durer dans le parti communiste, Maspéro, 1978.

- L'avenir dure longtemps (suivi par Les faits), Stock/IMEC, 1992. Réédition augmentée et présentée par Olivier CORPET et Yann Moulier BOUTANG, Le livre de poche, 1994, puis édition augmentée, Flammarion, 2013.

- Sur la philosophie, Gallimard, 1994.

- Philosophie et marxisme, entretiens avec Fernando NAVARRO (1984-1987).

- Écrits philosophiques et politiques I, textes réunis par François MATHERON, Stock/IMEC, 1995.

- Écrits philosophiques et politiques II, ibid, 1995.

- Machiavel et nous (1962-1986), Sotck/IMEC, 1994. Réédition Thallandier, 2009.

- Solitude de Machiavel, présentation de Yves SINTOMER, PUF, 1998.

   

     Son oeuvre posthume est bien plus considérable que ses écrits publiés de son vivant. L'ouverture des archives de ses travaux étonne par la disproportion entre le peu de textes publiés par lui de son vivant et la masse d'écrits demeurés inédits. Il existe par ailleurs une floraison de textes édités anonymement, ou diffusés sans l'aval de l'auteur et/ou retirés in extremis de la publication. François MATHERON tente, mais est-ce possible, de tracer des lignes de force dans l'ensemble de son oeuvre, publiée ou pas. Il s'y mêle des écrits autobiographiques, des écrits auto-bibliographiques, des manuscrits inachevés, des textes achevés mais devant être soumis à réécriture.

"Tout indique qu'Althusser s'est très tôt installé dans un système où il s'agissait pour lui de "penser l'impensable" ; et dans ce combat il vit en Machiavel un frère. D'un côté, la "causalité structurale" détruit toute forme de garantie ; de l'autre, elle rend impossible une pensée de la rupture. D'un côté, l'exigence de rupture tend à une ontologie de l'aléatoire, qui constituera le leitmotiv du dernier Althusser ; de l'autre, tout repose malgré tout sur une sorte de garantie ontologique ultime, incarnée par l'existence même du parti communiste : Althusser peut en même temps écrire ce qu'il écrit sur Machiavel et rédiger de longs manuels de marxisme-léninisme. D'un côté, il s'agit de construire un commencement absolu ; de l'autre, tout commencement est impensable dans une histoire conçue comme un "procès sans sujet". D'un côté, la philosophie marxiste est déjà présente dans les oeuvres de Marx ; de l'autre, elle est toujours à venir. D'un coté, le discours althussérien est un discours philosophique ; de l'autre, il est "quelque chose qui anticipe d'une certaine manière sur une science". D'un côté, il s'agit de faire le vide dans un plein littéralement saturé, et la philosophie n'est que "vide d'une distance prise" ; de l'autre, cependant, la "coupure épistémologique" est pensée dans l'horizon d'une communauté des oeuvres où l'apparence de vide est ainsi résorbée. La théorie de la "lecture symptomale" développée dans Lire Le Capital visait à résoudre le "paradoxe d'une réponse ne correspondant à aucune question posée", en restaurant une continuité par la production de cette question. On en mesurera peut-être mieux les enjeux en la confrontant aux presque derniers mots de l'Histoire de la folie de Michel Foucault : "Par la folie qui l'interrompt, une oeuvre ouvre un vide, un temps de silence, une question sans réponse, elle provoque un déchirement sans réconciliation où le monde est bien contraint de s'interroger".

 

De son côté Saül KARSZ estime que les écrits de Louis ALTHUSSER sont "devenus inactuels par la crise et le reflux du marxisme, (ses) travaux ont cependant notablement contribué à produire l'une et l'autre."

"Cela n'a rien de paradoxal. Le retour à Marx, l'identification de ce qui aura été sa révolution théorique, la révision de pans importants des marxismes après Marx ont fini par en dissoudre la consistance doctrinale pour en récupérer le tranchant spécifique : une démarche à réinventer. Le "marxisme" en tant qu'appellation unifiante, bloc sans failles, catéchisme ou langue de bois, s'en trouve sévèrement questionné. On doit à Louis Althusser d'avoir rétabli la distance entre le documentaire et l'analyse, entre la métaphore et le concept, entre l'évocation rituelle et l'argumentation rigoureuse. Dès lors, le silence qui frappe ses travaux s'expliquerait par la thèse à la fois banale et subversive qu'ils véhiculent : Marx étant, comme tout autre, un auteur à travailler, le salutaire dépérissement théorique et politique du "système marxiste" met à nu un noyau rationnel fait d'avancées et de points aveugles. 

L'enjeu, aujourd'hui, n'est heureusement plus de croire ou de ne plus croire dans ce qu'on appelle le marxisme, mais de se risquer à penser (ce qui est bien autre chose que décrire, commenter, dénigrer ou applaudir) en prenant des références - positives et négatives - dans une démarche faisant de la contradiction dialectique l'essence même du vivant... Antidote par excellence du prêt-à-penser."

 

Une influence multiforme, même au-delà des réflexions "strictement marxistes"

     Dans les années 1960 et 1970, Louis ALTHUSSER a influencé les travaux d'un certain nombre d'anthropologues d'orientation marxiste, notamment Pierre-Philippe REY, en France et ailleurs, par exemple en Italie Giulio ANGIONI (il existe d'ailleurs tout un va-et-vient entre penseurs français et penseurs italiens dans la sphère marxiste au sens large). La théorie des modes de production articulés en instances plus ou moins autonomes permet, le cas échéant, une analyse des sociétés traditionnelles en termes d'exploitation, sans pour autant que l'économie occupe dans ces sociétés la place qu'elle a dans une société dominée par le mode de production capitaliste. Ces anthropologues marxistes s'opposent à diverses théories, notamment à celle de Claude LÉVI-STRAUSS.

Dans le domaine des études politiques, un des disciples de Louis ALTHUSSER est Nicolas POULANTZAS (1936-1979).

D'une façon générale, la postérité de l'althussérisme a été limitée par le déclin politique du marxisme à partir des années 1970 et par l'importance prise dans la pensée sociale par Michel FOUCAULT dont les thèses, quoique très critiques, ne sont pas fondées sur le marxisme. Pour les mêmes raisons d'une sorte de balancier idéologique, il y a aujourd'hui, depuis le début des années 2000 notamment mais sans doute avant (déjà dans les années 1990), un regain d'intérêt pour l'ensemble de la pensée de Louis ALTHUSSER, notamment sans doute par la relecture d'oeuvres non publiées de son vivant, mais aussi comme point de départ - avec la réalité lancinante du déclin de débouches politiques marxistes direct sur le pouvoir - critique sur le marxisme, par des marxistes,qui refusent de renier cette appartenance idéologique.

 

Saül KARSZ et François MATHERON, Althusser, dans Encyclopedia Universalis, 2014. Sous la coordination de Jean-Claude BOURDIN, Althusser : une lecture de Marx, PUF débats philosophiques, 2008.

 

Relu et complété le 20 mars 2020. Relu le 16 juin 2022

 

 

 

 

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30 mai 2016 1 30 /05 /mai /2016 14:17

     Le philosophe, économiste, et historien écossais David HUME, considéré comme l'un des plus importants penseurs des Lumières, est avant tout un philosophe critique.

Fondateur de l'empirisme moderne (avec LOCKE et BERKELEY), l'un des plus radicaux par son scepticisme, il est opposé traditionnellement à DESCARTES et aux philosophes considérant l'esprit humain d'un point de vue théologico-métaphysique. Ses textes ravageurs et destructeurs sur la religion, ses vues sur la méthode expérimentale appliquée aux phénomènes mentaux ruinent les systèmes métaphysiques. Les philosophes, allemands notamment, qui s'inspirent de lui, bâtissent l'analyse transcendantale (KANT) et la phénoménologie.

    Sa philosophie est matérialiste, anti-spiritualiste ; il renverse les conceptions de la causalité et de la morale et cultive le scepticisme et le naturalisme. 

      il rédige après ses études, à 23 ans, l'ouvrage qui reste son chef-d'oeuvre, Traité de la nature humaine, qui est publié de façon échelonnée en trois parties (1739, 1740). Il publie ensuite, ce premier ouvrage n'ayant pas eu de succès (selon lui, qui aspire à la gloire littéraire), ses Essais moraux et politiques (1742, 1748) avec des remaniements et des additions.

      Ce n'est qu'à partir de cette date que les publications du philosophe ne sont plus anonymes (l'anonymat étant courant étant donné le climat de répression religieuse). En 1748, paraissent à Londres les Essais sur l'entendement humain qui reprennent les deux premiers livres du traité de la nature humaine. Ils sont réédités en 1750 et 1751, et, en 1758, remaniés et enrichis de quatre dissertations, intitulées Enquête sur l'entendement humain.

    En 1751, il fait publier une Enquête sur les principes de morale, qu'il considère comme le meilleur de tous ses écrits historiques, philosophiques ou littéraires. La même année, David HUME commence à rédiger ses Dialogues sur la religion naturelle qui ne paraissent qu'après sa mort. En 1757, il fait paraitre un recueil de Quatre dissertations : Histoire naturelle de la religion, Des passions, De la tragédie, De la norme du goût. Les essais sur le suicide et l'immortalité de l'âme s'y ajoutent dans l'édition de 1783. Il fait paraitre des ouvrages d'histoire entre 1753 et 1763. 

C'est à cette date qu'il entame une carrière de diplomate (jusqu'en 1768) à Paris. Il s'y lie avec les Encyclopédistes, au point d'accompagner ROUSSEAU en exil à Londres (1766). Ils se lient d'amitié et se brouillent ; leur relation est l'objet d'une longue étude (disponible sur le site Les classiques en sciences sociales).

Ce sont ses travaux d'historien qui lui assurent une notoriété de son vivant : son Histoire d'Angleterre en six volumes lui assure un énorme succès de librairie dès sa parution. Son oeuvre philosophique ne suscite pas du tout la même adhésion générale et même ses écrits sur la religion hérisse pratiquement toute l'élite intellectuelle. 

    Le lecteur moderne peut se perdre facilement sur le plan éditorial, car du fait des ajouts multiples, ses ouvrages comportent des plans différents et peuvent même se dissocier en plusieurs ouvrages distincts (ce qu'ils sont d'ailleurs en partie), sans compter les reprises de chapitres entiers d'ouvrages dans d'autres publiés ultérieurement.... Mais cette pratique ne lui est pas particulière : au gré des politiques d'éditions et des lettres de cachet, comme des opérations de police des moeurs, l'histoire éditoriale des Lumières est particulièrement complexe. 

 

L'édition des ouvrages en langue "vulgaire"....

    Philippe SALTEL pointe un fait majeur, qui est à l'origine d'une diffusion rapide des idées des philosophes des Lumières, non close sur un monde universitaire ou religieux, déjà en partie constaté chez DESCARTES et quelques autres : l'usage d'une écriture en langue dite vulgaire, accessible à tous les citoyens ayant reçus une éducation minimum (prodiguée souvent d'ailleurs par le clergé à cette époque, ce qui est assez ironique sur le plan historique...). Revers de la médaille de cette diffusion, les réceptions (visions) multiples qui pouvaient alors recevoir une oeuvre littéraire...

"A se constituer dans le langage connu de tous, la pensée ne pouvait manquer d'entretenir avec lui des rapports ambivalents : aimer cet élément nouveau pour son écriture, jouir d'une liberté qu'entravait la domination des clercs, tirer bénéfice de mettre ses pas dans les traces des Anciens, lesquels n'avaient jamais connu qu'une seule langue pour converser et garder mémoire ; haïr, pourtant, ce lexique formé pour d'autres fins, les préjugés qui s'y sont déposés, et comme l'oubli des grands commencements.

Nul, peut-être, ne montre tant d'ambiguïté dans ses usages de la langue que David Hume : soucieux d'être lu du plus grand nombre (lui qui pense avoir du mal à vendre ses livres au tout début...), il se veut écrivain, ce qu'il devient, d'ailleurs, non sans labeur dépensé à cette tâche - la comparaison du style rugueux, plutôt lourd, souvent désespéré du Traité de la nature humaine avec l'équilibre élégant des derniers Essais ou la vigueur d'un vocabulaire qui ne convient pas à ce que cherche sa pensée. On aurait tort d'y voir la protestation d'un érudit : tout au contraire, c'est bien souvent le pari des hommes engagés dans la "vie courante" (common life) que prend le philosophe écossais, et leur langue qu'il adopte, plutôt que les termes choisis des philosophes dogmatiques. Puisant son inspiration dans la vieille tradition sceptique, nourri par l'empreinte et le sentimentalisme qui lui sont contemporains, il ne peut lire Descartes, Malebranche, Locke ou Leibniz sans les interroger quant à la signification des noms qu'ils emploient et qui se sont diffusés dans le public cultivé de l'époque : mais qu'entendez-vous par "raison"? par "connaissance"? par "bien", "mal", "beauté"? par "contrat originel"? par "identité personnelle"? quelle réalité placez-vous à l'origine de vos concepts? et, d'ailleurs, qu'entendons-nous pas "réalité"?"

 

Une filiation composite...

       Les influences, les sources de la pensée de David HUME sont partagées, suivant ses lectures de jeunesse mais aussi plus tard car c'est un lecteur insatiable, entre auteurs de la philosophie antique (PLUTARQUE, TACITE, EPICURE et ses disciples, stoïciens vus par CICÉRON) et sceptiques anciens (PYRRHON, SEXTUS EMPIRICUS). Il se nourrit aussi des lectures de ses contemporains ou de générations proches : DESCARTES, LOCKE, BERKELEY et également Pierre BAYLE, MALEBRANCHE et surtout NEWTON à qui David HUME emprunte sa méthode d'analyse, ce dernier étant l'un des principaux découvreurs de la méthode scientifique, BACON également. Sur le plan de la philosophie morale, il connait bien les oeuvres de SHAFTESBURY et de HUTCHESON, philosophes qui défendent l'idée selon laquelle nous aurions en nous un sens moral inné, qui nous permettrait de distinguer le bien du mal. Contrairement à ce que défendent les philosophes rationalistes tels que, en Angleterre, CLARKE, WOLLASTON ou BALGUY, nous savons selon eux ce qui est moral ou immoral grâce au sentiment et non à la raison. Sans se rattacher à une école, David HUME en tire une caractérisation de la morale comme issue des passions. Il connait également très bien, comme la plupart de ses contemporains (et contrairement aux nôtres!) la Fable des abeilles de MANDEVILLE.

 

L'ambiance du rationalisme...

   Emile BRÉHIER indique le contexte du développement de sa pensée. "Le rationalisme cartésien condamnait l'imagination comme l'une des plus grands sources d'erreurs, et il opposait ses croyances fictives à l'évidence de la raison. Or, les critiques du XVIIIe siècle voient dans les grands systèmes, issus de ce rationalisme, des oeuvres d'imagination pure : on ne parle que des "visions" d'un Descartes et d'un Malebranche ; ils sont victimes de ce qu'il croyait avoir expulsé. On parle ainsi au nom d'une "raison" plus prudente, appuyée sur l'expérience, plus fidèle à la raison commune et vulgaire. C'est de cette raison que Hume va montrer qu'elle est, elle aussi, le fruit de l'imagination, enlevant ainsi, en poussant la critique jusqu'au bout, tout point d'appui à la critique. (...)". Entre tant de penseurs, si pressés de mettre la philosophie au service de l'humanité, Hume nous apparait comme un peu spéculatif, à tel point que, pour lui, les exigences de la pensée philosophique sont précisément inverses de celles de l'action ; autant, dans l'action, il serait mauvais et d'ailleurs impossible de ne pas se fier à des croyances aussi naturelles et spontanées que la croyance au monde extérieur ou à la causalité, autant le philosophe doit rechercher avec soin la nature et la valeur des titres qui les justifient. On admet d'ordinaire (depuis Thomas Reid) que le scepticisme de Hume est le développement naturel et inévitable des philosophies de Locke et de Berkeley. Après que Locke a critiqué la notion de  (...) substance, après que Berkeley a critiqué la notion de causalité physique, en ne laissant intacte que la causalité des esprit, il restait, dit-on, à Hume, en s'inspirant du même principe, à ruiner, avec la notion de substance spirituelle, celle de causalité en général : conception qui, sans être fausse, ne met pas assez en valeur l'attitude philosophique de Hume, qui n'est pas au service d'une cause, tolérance ou religion, mais qui laisse, pour ainsi dire, la réflexion le conduire où elle veut dans les moments où nulle action ne l'appelle : il est, depuis les Académiciens et les sceptiques de l'Antiquité, un des penseurs les moins doctrinaires qui soient.

"Il n'est pas de méthode de raisonnement plus commune, et cependant il n'en est pas de plus blâmable, écrit-il, à propos des discussions sur la liberté, que de réfuter une hypothèse quelconque en tirant prétexte de ses dangereuses conséquences pour la religion et la moralité. Quand une opinion mène à des absurdités, elle est certainement fausse ; mais il n'est pas certain qu'une opinion soit fausse, de ce qu'elle est de dangereuse conséquence." Hume n'est pas de ceux, si nombreux en son siècle, qui admettent une providentielle correspondance entre la vérité et les besoins humains. Les recherches métaphysiques n'ont point à se justifier par leur utilité ni par leur agrément ; elles sont comme le sport d'un esprit vigoureux : "Si pénibles et si fatigantes que puissent paraitre ces recherches, il en est de certains esprits comme de certains corps qui, pourvus d'une santé vigoureuse et florissante, ont besoin d'exercices violents et trouvent plaisir à des travaux qui paraissent à la généralité des hommes pénibles et accablants."

Son but, c'est celui de bien des hommes de son temps, Condillac notamment, c'est de faire de la métaphysique une science en employant, dans l'étude de l'entendement humain, le procédé qui a réussi à Newton dans la mécanique céleste ; chercher à passer de nos jugements particuliers sur les choses à leurs principes les plus généreux, "principes qui, pour chaque science, doivent marquer les limites de toute curiosité humaine".

Mais cette formule marque déjà bien l'originalité de Hume : la philosophie est une critique : critique de l'entendement, critique de la morale, critique de la littérature et de l'art, elle part des appréciations et des croyances de l'homme pour en chercher, par analyse et par induction, le principe ; mais elle se gardera d'évaluer à son tour le principe par lequel nous évaluons, comme le newtonien se garde d'expliquer la gravitation, par laquelle il explique le reste. Le dessein de Hume est par conséquent bien différent d'une généalogie ou composition des idées ; il concerne la justification des principes de nos jugements."

A noter que ce qui rend David HUME si assuré de ses réflexions, ce sont - à l'inverse des promesses de miracles de l'Église et des faux raisonnements tirés de textes qu'elle soutient (on pense aux écrits conservés de GALIEN pour la médecine, aux conceptions du monde (la terre plate en est un élément)) appuyées sur des textes d'auteurs de l'Antiquité validés par elle - les résultats concrets obtenus par des mathématiques, des travaux d'optique, et des travaux scientifiques divers, menés par NEWTON, BERKELEY et bien d'autres, lesquels s'appuient sur une analyse critique de la réalité physique perçue directement par nos sens. Ses talents intellectuels à s'appuyer sur les succès scientifiques de son époque n'empêche pas de constater son inculture sur les mathématiques et sur les sciences naturelles. C'est ainsi que dans les passages de son livre où il livre ses réflexions sur l'espace et le temps (notamment dans le livre I du Traité de la nature humaine), le lecteur moderne, comme d'ailleurs le lecteur de son époque, relève des opinions très étranges, passés sous silence par la postérité.

David HUME exerce cette critique sur la connaissance, sur la religion, sur la morale comme sur la politique. C'est pourquoi, en politique, "Hume est contraire aux whigs et au libéralisme de Locke ; il n'admet pas que la légitimité d'un gouvernement repose sur un contrat primitif, toujours révocable, ce qui comporte le droit de révolte ; mais il n'admet pas davantage, avec les tories, le droit divin et l'absolutisme. Il renverse les termes du problème, en ce sens qu'il ne cherche pas la légitimité d'un gouvernement dans son origine (origine pour la plupart du temps inconnue ; en général c'est la violence ; le contrat y est étranger ou ne donne qu'un faible appui), mais dans l'utilité sociale actuelle, principe qui permet, mais dans une faible mesure (différence selon les gouvernements et plus forte en Angleterre qu'ailleurs), une résistance contre un gouvernement nuisible à la société."

  Un certaine nombre d'auteurs, comme Anthony QUINTON, placent David HUME parmi les plus grands, et même, pour le président de la Royal Institution of Philosophy, il "est le plus grand des philosophes britanniques - le plus profond, le plus pénétrant et le plus complet. Son oeuvre marque le point culminant d'un courant qui domine la philosophie britannique depuis le Moyen-Âge : je veux parler de cette tradition empiriste qui, fondée par Guillaume d'Ockham au XIVe siècle, renouvelée au XVIIe et au XVIIIe siècle par Bacon et Hobbes, d'une part, et par Locke et Berkeley, d'autre part, puis perpétuée après Hume par Jeremy Bentham et John Stuart Mill, a fini par donner naissance aux travaux de Bertrand Russel, logicien qui, de nos jours encore, règne à titre posthume sur l'école de pensée (le mouvement dit de la philosophie analytique) qu'il a créée au début de notre siècle. 

 

Une influence limitée dans son époque

     D'un strict point de vie philosophique, Hume ne fut ni aussi "raisonnable" que Locke ni, pour cette raison en partie, aussi influent que ce dernier : au lieu de recommander comme Locke de se montrer prudent ou réservé à l'égard des croyances d'un genre ou d'un autre - et de ne pas se laisser emporter par la marée montante de la crédulité qui avait succédé aux terribles conflits religieux du siècle précédent -, il donna l'impression de cultiver des paradoxes qui ne pouvaient déboucher que sur un scepticisme total auquel seule la frivolité permettaient occasionnellement d'échapper. Ses doctrines politiques concoururent pourtant dans une certaine mesure, grâce à l'adhésion de Voltaire en particulier, à favoriser l'éclosion d'un système de pensée, qui, non seulement inspira les promoteurs de la Révolution française, mais influa même sur le contenu de la Constitution américaine. Se réclamant d'une version extrêmement simplifiée de sa théorie morale et politique, les utilitaristes du XIXe siècle présentèrent Hume comme le défenseur d'un libéralisme sauvage qui n'aurait guère reçu son aval : par là s'expliquent les réactions essentiellement négatives que sa philosophie théorique suscita jusqu'au XXe siècle, en s'attelant à réfuter les thèses humiennes. Kant écrivit que Hume avait interrompu son "sommeil dogmatique" tandis que Thomas Reid, philosophe du "sens commun" de nationalité écossaise, lui accorda d'avoir brillamment démontré l'absurdité implicite de la "théorie des idées" professée par Locke ; mais, dans la gigantesque introduction qu'il rédigea pour l'édition complète des oeuvres de Hume qui fut publiée sous sa direction, T. H. Green traqua les prétendues erreurs humiennes avec une résolution inébranlable. Si bien que c'est depuis le XXe siècle, seulement, que Hume est reconnu comme un philosophe aussi important que constructif."

 

David HUME, Traité de la nature humaine, 2 volumes, Aubier-Montaigne, 1946 ; Enquête sur l'entendement humain, Aubier-Montaigne, 1947, réédition Flammarion, 1983 ; Enquête sur les principes de la morale, Aubier-Montaigne, 1947, réédition Flammarion, 1991 ; Dialogue sur la religion naturelle, Vrin, 1964 ; L'Homme et l'Expérience, PUF, 1967 ; Essais politiques, Vrin, 1972 ; L'Histoire naturelle de la religion et autres essais sur la religion, Aubier-Montaigne, 1972, 3ème édition, 1989 ; Essais esthétiques, 2 volumes, Aubier-Montaigne, 1973 ; Lettre d'un gentilhomme à son ami d'Édinbourg, faculté des lettres, Besançon, 1976.

Anthony QUINTON, Hume, Éditions du Seuil, 2000. Émile BRÉHIER, Histoire de la philosophie, tome II, PUF, 2000. Philippe SALTEL, Hume, Le Vocabulaire des philosophes, Ellipses, 2002.

     

Relu le 1er mai 2022

 

 

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23 mai 2016 1 23 /05 /mai /2016 06:26

    Le philosophe français Paul-Michel FOUCAULT a consacré tout son travail sur les relations entre pouvoir et savoir. Auteur en sciences humaines, selon certains le plus cité au monde, ses oeuvres portent sur pratiquement tous les domaines des relations sociales, et sa postérité couvre même des questions qui n'existaient pas de son vivant.

Les étiquettes comme les interprétations (déformations?) sont nombreuses et variées : historien des sciences, théoricien de la littérature, figure "incontrôlable" de la pensée critique des années 1970, "pape du structuralisme", intellectuel gauchiste, accoucheur des "nouveaux philosophes", historien des plaisirs, théoricien de la cause gay, penseur moral, généalogiste, archéologue, libertaire, libéral, anarchiste, individualiste, nietzschien, heideggérien, braudélien, cauguilhénien, deleuzien... sans compter les différents dégradés de la French Theory... Lui-même n'aimait guère les catégorisations de sa pensée et refusait même de répondre aux questionnements à ce sujet. Il préférait étudier la notion même d'auteur en indiquant comment elle a évolué dans les âges (L'ordre du discours) et réfutait l'idée de marquage de sa pensée toujours en mouvement... Médiatiquement, il jouait souvent des affiliations et désaffiliations philosophiques successives, autant par amusement que par stratégie... de notoriété. Il semble bien au détour de certaines phrases, qu'il y ait des ironies sur les termes post-moderniste ou post-structuraliste, ou post-quelque chose...

 

Une critique des normes sociales et des mécanismes de pouvoir

     Puisant surtout dans les écrits de NIETZSCHE, de KANT et d'HEIDEGGER (mais aussi d'une palette très large d'auteurs...), l'ensemble de son oeuvre est une critique des normes sociales et des mécanismes de pouvoir qui s'exercent au travers d'institutions en apparence neutres (la médecine, la justice, le système pénal, les rapports familiaux ou sexuels) et pose des problématiques, à partir de l'étude d'identités individuelles et collectives en mouvement, des processus toujours reconduits de "subjectivation".

Michel FOUCAULT a dans son travail toujours à coeur de diversifier ses sources de réflexions, même s'il est bien entendu marqué par l'enseignement de ses professeurs : Ignace MEYERSON (1888-1983), notamment, le fondateur de la psychologie historique et comparative. On pourrait le qualifier de rat de bibliothèque à l'image d'un auteur, qui, comme lui, faisait preuve par ailleurs d'une activité militante débordante : Karl MARX.  Il pratiquait assidûment les travaux de DUMÉZIL. MERLEAU-PONTY était celui qui, pour pratiquement toute sa génération, effectue la circulation entre philosophie et sciences humaines. il n'hésitait pas pour les besoins de ses recherches de remonter à SPINOZA, à DESCARTES et à ARISTOTE, ne négligeant pas également à visiter les travaux des Pères fondateurs de l'Église.

 

Travail de philosophie et militance

     Durant toute sa vie politique, Il mène toujours de front travail philosophique et militance, dans l'environnement de SARTRE (Gauche Prolétarienne...), soutenant plusieurs causes politiques (prisonniers, homosexuels). Il garde ses sympathies longtemps à l'extrême gauche, mais estime leur littérature médiocre, tout cela dans une distance critique par rapport au marxiste, et en cela surtout, car son rapport intellectuel à MARX est surtout complémentaire et assumé souvent comme tel, en raison du climat politique des années 1970-1980, marqué par les tentatives répétées de domination à gauche d'un Parti Communiste Français subordonné à la géopolitique de l'URSS. Dans tous les cas, il fait toujours montre de réticence et de méfiance à l'égard des organisations politiques et lutte à sa manière (il le fait aussi par voie de presse par exemple ou par présence physique dans les luttes) dans l'arène philosophique où ses cours sont aussi autant discours philosophiques sur le fond que commentaires politiques de l'actualité. Si l'affluence dans les amphithéâtres où il officie ne se dément pas, c'est que le public, composé autant d'universitaires de renom que d'étudiants, engagés ou pas, sait qu'à travers ses paroles sur des thèmes académiques toujours traités avec rigueur se cachent souvent, de manière souvent ironique, des jugements sur l'actualité politique du moment. 

    Il est généralement connu pour ses critiques des institutions sociales, principalement la psychiatrie, la médecine, le système carcéral, et pour ses idées et développements sur l'histoire de la sexualité, ses théories générales concernant le pouvoir et les relations complexes entre pouvoir et connaissance, aussi bien que pour ses études de l'expression du discours en relation avec l'histoire de la pensée occidentale, qui sont encore largement discutées. Il ne distingue pas entre son travail de philosophe et ses prises de position sur l'actualité : il propose une problématisation permanente des identités collectives et des dynamiques politiques du mouvement. Il s'intéresse avant tout aux "modes de vie" et à leurs changements et aux processus de subjectivation. 

 

Une périodisation difficile et dénigrée par l'auteur...

       Il est difficile d'opérer une périodisation dans son oeuvre - il les abhorait d'ailleurs. Mais on propose souvent des découpages en quatre périodes, tout en les déclarant insatisfaisants :

- dans les années 1950, encore attaché à la phénoménologie et au marxisme ;

- dans les années 1960, intéressé essentiellement par les problèmes du langage et des classifications ;

- dans les années 1970, la construction d'une ambitieuse "analytique des pouvoirs" ;

- dans les années 1980, la réflexion sur les processus historiques de subjectivation.

Cette périodisation a peu de sens, autre qu'éditorial et encore, car Michel FOUCAULT revient souvent dans ses livres sur des notions dégagées dans les travaux précédents. Même sans publier, il ne cesse de retravailler ses écrits... et ses cours. Il semble toutefois, que dans le parcours de sa pensée, on passe progressivement des procédures d'assujettissement aux techniques de subjectivisation.

 

Les oeuvres les plus marquantes

   Ses oeuvres les plus marquantes sont :

- Maladie mentale et personnalité, PUF, 1954 ;

- Maladie mentale et psychologie, PUF, réédition 1962 ;

- Folie et déraison. Histoire de la folie à l'âge classique, Plon, 1961 ;

- Histoire de la folie à l'âge classique, Gallimard, réédition, 1972 ;

- Naissance de la clinique, Une archéologie du regard médical, PUF, 1963 (réédition 1972) ;

- Raymond Roussel, Gallimard, 1963 ;

- Les Mots et les choses, Une archéologie des sciences humaines, Gallimard, 1966 ;

- L'archéologie du savoir, Gallimard, 1969 ;

- L'Ordre du discours, Gallimard, 1971 ;

- Surveiller et punir, Gallimard, 1975 ;

- Histoire de la sexualité, tome 1 La volonté de savoir, 1976 ; tome 2 L'usage des plaisirs, 1984 ; tome 3 Le souci de soi, 1984. Tous publiés aux Editions Gallimard.

  Un travail d'édition est ensuite mené pour rassembler quantités de travaux, entre autres :

- Dits et Ecrits, 4 volumes, Gallimard, 1994 ;

- Le Désordre des familles, Lettres de cachet des archives de la Bastille (en collaboration avec Arlette FARGE), Gallimard-Julliard, 1983 ;

- Les Anormaux (cours prononcé au Collège de France en 1974-1975), Gallimard-Le Seuil, 1999 ;

- Il faut défendre la société (cours prononcé au Collège de France en 1975-1976), Gallimard, 1997 ;

- L'Herméneutique du sujet (cours prononcé au Collège de France en 1981-1982), Gallimard, 2001.

Il faut noter la fidélité des retranscriptions des cours au Collège de France, ceux-ci étant toujours systématiquement enregistrés par magnétophone...

     Ses idées forces peuvent être énumérées (mais il faut lire ses oeuvres avant tout, et si possible, car c'est plus riche, ses cours) ainsi :

- microphysique du pouvoir fondée sur l'analyse historienne, avec l'étude des "institutions disciplinaires", asiles, prisons, casernes, écoles. Pour pouvoir dégager des notions à la fois précises et générales, Michel FOUCAULT se limite à des problèmes concrets (la folie, l'emprisonnement, la clinique...), à des cadres géographiques déterminés (la France, l'Europe, voire l'Occident...) et à des cadres historiques précis (l'âge classique, la fin du XVIIIe siècle, l'Antiquité grecque...). Cela lui permet de dégager des concepts de portée générale qui peuvent être éprouvés dans d'autres lieux et dans d'autres temps. Dans Surveiller et punir, il dégage l'émergence d'une nouvelle forme de subjectivité constituée par le pouvoir : ce que l'on observe dans les marges se construit au centre.

Dans Les Mots et les Choses, il étudie les disciplines scientifiques à la fin du XVIIIe siècle qui permet permet de distinguer une conception de l'homme. Dans Histoire de la folie à l'âge classique, il fait oeuvre à la fois d'historien et de philosophe.

Cette recherche même fait osciller Michel FOUCAULT entre deux positions :

D'une part, l'histoire n'est pas une durée mais une "multiplicité de durées qui s'enchevêtrent et s'enveloppent les unes dans les autres (...) le structuralisme et l'histoire permettent d'abandonner cette grande mythologie biologique de l'histoire et de la durée" (Revenir à l'histoire, dans Paideia, n°11, février 1972, reprit dans Dits et Ecrits) - ce qui revient à affirmer que seule une approche qui fasse jouer la continuité des séries comme clé de lecture des discontinuités rend en réalité compte "des événements qui autrement ne seraient pas apparus". L'événement n'est pas en soi source de la discontinuité ; mais c'est le croisement d'une histoire sérielle et d'une histoire événementielle - série et événement ne constituant pas le fondement du travail historien mais son résultat à partir du traitement de documents et d'archives - qui permet de faire émerger en même temps des dispositifs et des points de rupture, des nappes de discours et des paroles singulières, des stratégies de pouvoir et des foyers de résistance, etc. "Evénément : il faut entrend par là non pas une décision, un traité, un règne, ou une bataille, mais un rapport de forces qui s'inverse, un pouvoir confisqué, un vocabulaire repris et retourné contre ses utilisateurs, une domination qui s'affaiblit, se détend et s'empoisonne elle-même, une autre qui fait son entrée, masquée" (Nietzsche, la généalogie de l'histoire).

D'autre part, cette revendication d'une histoire qui fonctionnerait non pas comme analyse du passé et de la durée mais comme mise en lumière des transformations et des événements se définit parfois comme une véritable "histoire événementielle" à travers la référence à un certain nombre d'historiens qui ont étudié le quotidien, la sensibilité, les affects (Le Roy Ladurie, Ariès et Mandou) ; et même s'il est reconnu à l'école des Annales - et en particulier à Marc Bloch puis à Fernand Braudel - le mérite d'avoir démultiplié les durées et redéfini l'événement non pas comme un segment de temps mais comme le point d'intersection de durées différentes, il n'en reste pas moins que Foucault finit par opposer son propre travail sur l'archive à l'histoire sociale des classements qui caractérise pour lui une bonne partie de l'historiographie française depuis les années 1960 : "Entre l'histoire sociale et les analyses formelles de la pensée, il y a une voie, une piste - très étroite, peut-être - qui est celle de l'historien de la pensée (Vérité, pouvoir et soi, dans Dits et Écrits)". C'est la possibilité de cette "piste étroite" qui alimente le débat toujours plus vif entre Foucault et les historiens et qui motive une collaboration occasionnelle avec certains d'entre eux. (Judith REVEL)

- bio-pouvoir. Le regard historique critique qu'il porte sur la dynamique savoir-pouvoir ne lui enlève pas la prudence nécessaire dont il faut faire preuve lorsqu'on veut transformer les choses.

Le terme est fortement lié à sa conception du Biopolitique. Ce terme Biopolitique désigne la manière dont le pouvoir tend à se transformer, entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle, afin de gouverner non seulement les individus à travers un certain nombre de procédés disciplinaires, mais l'ensemble des vivants constitués en population. La biopolitique - à travers des bio-pouvoirs locaux - s'occupera donc de la gestion de la santé, de l'hygiène, de l'alimentation, de la sexualité, de la natalité, etc, dans la mesure où ils sont devenus des enjeux politiques. 

- souci de soi. Dans Du gouvernement des vivants, il dégage l'axe de recherche sur le sujet qui vit suivant plusieurs axes : "régime de vérité" (part réfléchie et livre prise par le sujet), capacité de savoir, réalisation de pouvoir, conception de lui-même. Ce qui l'amène à expliciter, notamment dans son Histoire de la sexualité, ce qui est de l'ordre de la libération des moeurs, de la répression de celles-ci, la distribution entre amour et passion (tâche inachevée), dans ses nuances, avec le souci d'approcher toujours, sans tomber dans des excès théoriques aux conséquences pratiques qui peuvent être malheureuses, la dynamique de la vie personnelle et de la vie collective. 

 

Certains éléments essentiels de sa pensée

   Didier MINEUR, pour discerner la postérité de l'oeuvre de Michel FOUCAULT, dresse les éléments essentiels de son travail :

"La reprise foucaldienne de l'antique souci de la philosophie pour la vérité en transforme profondément les termes et, sans doute, les inverse : plutôt que de s'interroger sur les conditions de possibilité de l'accès au vrai d'une subjectivité connaissante, Foucault entend analyser les processus de formation de la subjectivité, soit de subjectivation, induits par les discours tenus pour vrais. Car tout discour de vérité, tel que, par exemple, celui de la psychologie ou de la psychiatrie naissantes, informe la subjectivité, en tant qu'il en commande la conception et la compréhension ; il détermine dès lors ce que c'est qu'être un sujet, et structure le rapport à soi qui découle de cette détermination. C'est dire l'enjeu de cette inversion de la problématique traditionnelle, à l'oeuvre dès l'Histoire de la folie à l'âge classique, qui laisse d'emblée entrevoir les développements ultérieurs relatifs à la généalogie du pouvoir. Dans ses premiers travaux, cependant, ce sont les conditions de possibilité de ces savoirs qui intéressaient Foucault. Car toute véridiction suppose un "régime de vérité" qui en rend possible et en commande tout à la fois l'énonciation. La formulation de ces régimes de vérité est dès lors susceptible d'une élucidation que Foucault nomme "archéologie" ; mettant entre parenthèses la question de la vérité des savoirs dont il étudie la formation, Foucault interroge la constitution de leur valeur de vérité. Les processus de cette constitution ne sont donc pas justiciables d'une explication épistémologique, en tant qu'il s'agit de comprendre les pratiques sociales et discursives qu'ils autorisent, non de retracer le cheminement qui a permis de parvenir à telle ou telle "découverte" scientifique. La méthode archéologique qu'explicite L'archéologie du savoir doit donc mettre au jour, et décrire, les configurations mentales et discursives qui les établissent et qui structurent dès lors langages et pratiques. Ces fondements du savoir et de la valeur de vérité des propositions scientifiques, Foucault les appelle dans Les Mots et les Choses, des "épistémè". Une épistémè est conçue comme le niveau archaïque de la pensée qui détermine les conditions de possibilité de tout savoir. Le processus par lequel elle se constitue est inintentionnel, il est un procès sans sujet, et, à l'inverse de la compréhension hégélienne de l'histoire, sans telos ; il est en revanche riche d'effets sociaux, puisqu'il engage, dans le sillage du régime de vérité qu'il détermine, un principe d'ordonnancement du monde. L'Histoire de la folie à l'âge classique est sans doute l'illustration la mieux connue de la méthode archéologique. Foucault, on le sait, y montre que c'est d'un même mouvement que surgit le sujet moderne sous la figure de l'ego cogito et que se décide le "grand renfermement". L'avènement de la subjectivité et de la raison modernes, appréhendant le monde sous le double prisme de la science et de la technique, va de pair avec la définition de la folie comme son autre. Ainsi, la place centrale que prend l'homme, à l'âge classique, au principe du savoir, sous la figure de l'ego cogitans, en tant qu'il constitue le monde comme objet de son savoir dans le mouvement même par lequel il l'appréhende, se paie de l'exclusion du fou, et du retournement du savoir ainsi structuré sur l'homme lui-même ; les sciences humaines, et au premier chef, la psychologie, deviennent possibles en tant que la centralité de l'homme défini comme sujet rationnels leur donne sens. Les Mots et les Choses thématisent dès lors l'objectivation, par les sciences humaines, de l'homme, et leur échec à le saisir comme tel, dans son opacité à lui-même, puisqu'elles le reconduisent tout entier à l'espace de la représentation, jusque et y compris lorsqu'elles prétendent dépasser les limites de la conscience et faire de l'inconscient un objet de connaissance - constat qui amène Foucault à conclure à la "mort de l'homme", c'est-à-dire au rejet de l'humanisme qui a présidé à l'élaboration du savoir des sciences humaines.  (...)".

Un lien occulte tisse ensemble savoir et pouvoir, et c'est ce lien que Michel FOUCAULT tente d'élucider dans La Volonté de savoir. C'est une praxéologie du pouvoir qu'il élabore, surtout pour comprendre non ce qu'est le pouvoir, mais plutôt comment il s'exerce. Se forge une gouvernementalité, un ensemble de modes et de moyens d'actions, plus ou moins réfléchis et calculés, destinés à agir sur les possibilités d'action d'autres individus. Dans Surveiller et punir, il met à jour les modalités de cette gouvernementalité à l'époque moderne.

"Le pouvoir de la norme, poursuit Didier MINEUR, se déploie sur deux plans complémentaires : il assujettit d'abord les corps, en les pliant aux contraintes des institutions telles que la prison, l'école ou l'asile, et se fait disciplinarité (discipliné...). L'ensemble des techniques qui individualisent parce qu'elles oeuvrent sur le corps même de l'individu, pour le façonner et le contraindre, constituent l'anatomie politique. Le pouvoir prend ensuite pour objet la vie entière, comme bio-pouvoir, et gouverne alors la production ou la reproduction de l'espèce, au travers, notamment, de disciplines telles que la démographie ou l'économie politique. Si les derniers textes de Foucault reprennent le thème de la subjectivation, en introduisant dans les différentes modalités qu'il en distingue, davantage de jeu qu'il n'y voyait auparavant, ce sont bien les écrits sur le pouvoir qui ont fait de Foucault le classique de la philosophie politique qu'il est désormais pour nous. C'est donc à partir de cet apport qu'il convient sans doute de discuter de son héritage.(...)".

 

 

Michel FOUCAULT, L'archéologie du savoir, Gallimard, 1969 ; Histoire de la sexualité, Tomes 1,2,3, Gallimard, 2006 ; Les mots et les choses, Gallimard, 2005.

Frédéric GROS, Michel Foucault, dans Encyclopedia Universalis, 2014. Judith REVEL, Foucault, dans Le Vocabulaire des Philosophes, tome 4, Ellipses, 2002. Sous la direction de Philippe ARTIÈRES, Jean-François BERT, Frédéric GROS, Judith REVEL, Foucault, Les Cahiers de l'Herne, 2011.

 

Relu le 7 mai 2022

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