Véritable OVNI dans l'édition, tant sur le fond (les enfants qui s'organisent...) que sur la forme (couverture originale, iconographie très riche...), ce livre collectif traite de l'aventure au sens propre de millions d'enfants jetés sur les routes au cours et au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Samuel BOUSSION, maître de conférences à Paris 8, Mathias GARDET, professeur des universités (Paris 8) et responsable de l'axe HEDUC et Martine RUCHAT, ancienne professeure à la faculté de psychologie et des sciences de l'éducation (université de Genève) se sont livrés à un grand travail d'exhumation d'archives et d'analyse de l'expérience de ces orphelins ou enfants brusquement séparés de leurs parents, recueillis dans des camps ou villages d'enfants. Ces camps, dressés dans le cadre d'une aide humanitaire deviennent le théâtre d'une utopie pédagogique. Instituteurs, prêtres, pédagogues, médecins ou psychiatres fondent, dans l'urgence et le dénuement, des communautés largement inspirées de l'éducation nouvelle et de l'autogestion, des "républiques d'enfants". De l'Italie à la Hongrie, en France et en Allemagne, les enfants se muent en jeunes travailleurs, ils élisent gouvernements et tribunaux. Dans l'esprit internationaliste d'après-guerre, avant que les États reprennent pleinement en main l'éducation de leurs ressortissants, ces citoyens doivent contribuer au relèvement de l'Europe anéantie.
Dans leur Introduction, les auteurs font état de leur principale découverte. "Pendant la guerre, ces expériences (de républiques en miniature) jusqu'alors relativement isolées se multiplient simultanément dans divers pays européens, surtout vers la fin du conflit, afin d'accueillir des enfants victimes et de contribuer à leur rééducation sous la bannière de l'éducation nouvelle et du "relèvement", expression qui traduit bien cette volonté de reconstruction, dans un continent où dominent les ruines. Les participants à la réunion de Trogen (Suisse) (convoquée par l'UNESCO en juillet 1948) sont venus témoigner de leur expérience. Leurs "villages" ou "villes" d'enfants aux allures de petites républiques sont nés pour la plupart dans l'improvisation, l'urgence et l'inconfort au temps du rationnement, sublimant ces contingences matérielles par un investissement pédagogique et un optimisme parfois plein de souffle. Nés sans concertation entre eux, en France, Suisse, Italie, mais aussi en Hongrie et en Belgique, ils partagent le plus souvent des références issues de l'éducation nouvelle, tout en ayant pris des directions pédagogiques singulières, qui se retrouvent jusque dans leur appellation, qui marquent à la fois leur variété et leurs points communs : Village international d'enfants à Trogen, République d'enfants de Moulin-Vieux dans l'Isère, Hameau-école de l'Île de France près de Paris, Home pour les enfants espagnols de Pringy en Haute-Savoie, mais aussi Gaudiopolis ou Ville d'enfants près de Budapest, ou encore Cité de l'enfance, Cité joyeuse près de Bruxelles, Villagio del fauciullo, Giardino di infanzia, Repubblica di ragazzi ou Scuola-Città en Italie..." Ce sont ces expériences que le trio livre au fil des douze chapitres, avec force détails et reproduction de photographies abondantes. "Quand en 1948 l'UNESCO décide d'en réunir les principaux artisans à Trogen, c'est bien autour de la promotion du modèle du self-governement - comme le soulignera sa nouvelle revue, Élan (Impetus dans sa version anglaise). Le premier numéro, entièrement consacré à l'événement, affiche en couverture la photo en buste sur fond rouge d'un tout jeune adolescent coiffé d'un chapeau de feutre, avec pour seule légende : "Il se gouverne". La deuxième de couverture nous apprend qu'il s'agit du portrait de "Bartoumiou", qu'il a dix ans et que ses "concitoyens" de la République d'enfants de Moulin-Vieux l'appellent "Charlot", et de commenter : "Sans la moustache, sans la canne ni les chaussures, seulement le chapeau mou... c'est le sosie de Charlie Chaplin". Comme l'annonce l'éditorial, il s'agit de quitter les "actualités sensationnelles" liées au bilan de la guerre - "épaves, destructions, dévastations et ruines ; faim, besoins, sous alimentation et famine : maladies, épidémies, pestilence et mort" et la solidarité humanitaire qui en a découlé - pour entrer dans une "ère de paix qui donnera au programme de reconstruction de l'Unesco un élan nouveau". La nouvelle organisation agit en chef d'orchestre de la reconstruction de l'éducation en solidifiant les réseaux de sociabilité, apportant et recherchant des subsides, rendant compte des expériences pédagogiques jugées prometteuses, tout en cherchant à faire mouvement."
L'internationalisation des républiques d'enfants (1939-1955) est une histoire qui s'écrit autour de cette conférence de Trogen, selon un itinéraire progressif des chercheurs dans les archives. Ils ont opté pour un récit en trois temps : avant la conférence de Trogen en 1948, avec la fondation de quelques réalisations exemplaires qui seront les piliers de la future fédération internationale qui les regroupera ; durant la conférence, en resituant l'intensité des débats quant au modèle à promouvoir (car il y a une certaine quantité, et parfois d'inspiration un peu contradictoire, plus contradictoire sans doute que l'Unesco aurait voulu et aussi plus contradictoire que ce sont les auteurs ont pu en faire émerger des archives...) ; enfin les suites, jusqu'au milieu des années 1950, période durant laquelle s'amorce le déclin des républiques d'enfants avant qu'elle ne tombe dans l'oubli, les architectes nationaux des différents systèmes d'éducation pendant la Reconstruction n'en tenant guère compte dans l'ensemble.
Ce livre est une pierre importante dans une histoire des enfants perdus qui se retrouvent eux-mêmes, dans l'Histoire, qui est sans doute encore à raconter. A la faveur de cataclysmes, de guerres et d'épidémies, des milliers, voire des centaines d'enfants ont dû s'organiser, avec l'aide souvent de quelques adultes, en véritables communautés. Très diverses, celles-ci, pour la plupart ont laissé peu de traces, mais des livres comme celui-ci permet de témoigner de leur inventivité et de leur intelligence. "Cette histoire, écrit encore le trio, qui croise celle des sorties de guerre, celle des enfants réfugiés; mais également de la Reconstruction, n'en finit pas de résonner avec des questions encore vives aujourd'hui en matière d'éducation. Elle interroge l'éducation à cette "compréhension internationale" et plus largement l'apprentissage de la citoyenneté, dans une Europe en construction permanente. Sous cet étendard se confrontent des conceptions différentes de la paix ou encore de la compréhension mutuelle des nations, certains y voyant une idée, d'autres une action concrète. Si le village international d'enfants, tel celui de Trogen, se veut le fer de lance de cette utopie, comment ne pas voir une tension permanente dans le réseau des communauté d'enfants entre une idéologie universaliste de l'après-guerre très onusienne et une réalité parfois confinée sur sa propre expérience?" En choisissant la forme la plus narrative possible, au ras des problèmes rencontrés par ces enfants, les auteurs permettent de bien se rendre compte de la diversité de ces divers isolats micro-sociaux. Ils nous font pénétrer dans des coulisses de l'histoire, qu'ils comptent d'ailleurs continuer d'alimenter sur un blog de recherche hypothèses.org intitulé L'internationale des républiques d'enfants. Leur ouvrage prend d'autant plus de valeur qu'ils proposent une bibliographie très détaillée qui complète les différents chapitres.
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Samuel BOUSSION, Mathias GARDET et Martine RUCHAT, L'internationale des républiques d'enfants, 1939-1955, Anamosa, 2020, 485 pages.