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5 mars 2013 2 05 /03 /mars /2013 08:49

         Werner RINGS dresse une typologie précise et circonstanciée de différentes collaborations et résistances à l'occupation nazie pendant la seconde guerre mondiale. 

    En France comme dans les autres pays occupés, les gouvernements mis en place fournissent tout au long de la guerre davantage de biens et de services à l'Allemagne que celle-ci ne l'escompte ou l'exige et ce fait pèse lourdement dans la balance des collaborations et des résistances.

     Il s'agit là du principal bénéfice que peut espérer un occupant sur un sol ennemi. Même s'il échoue en fin de compte sur le plan socio-culturel, qui est tout de même un élément essentiel du national-socialisme.  L'ensemble des collaborations, s'il forme un faisceau favorable à l'occupant, n'est pas pour autant homogène, et les différentes collaborations provoquent des effets à moyen terme différents, plus ou moins favorables à cet occupant. Le bémol que l'on peut introduire dans toute analyse de collaborations et de résistances de l'expérience de la seconde guerre mondiale, c'est que, malgré parfois une grande intensité, celle-ci fut pourtant, à l'échelle du continent relativement courte et qu'elle tourna assez vite, vers la moitié de cette durée, au désavantage de l'occupant nazi. On peut difficilement déduire de cette expérience, ce que serait le déroulement d'un rapport de forces pendant une occupation longue d'un occupant victorieux face à ses derniers ennemis. Les éléments que l'on peut voir dans l'Histoire conduisent à penser que les collaborations l'emportent en dernier ressort sur les résistances, au prix d'un évolution plus ou moins radicale de la formation politique vainqueur. C'est notamment par l'évolution de la fiscalité imposée par l'occupant, qui prend la place des réquisitions pures et simples, que nous pouvons étudier comment évoluent les relations entre l'occupé et l'occupant. Souvent, cela se traduit par une assimilation plus ou moins profonde ou superficielle. Évidemment, dans le cadre de la seconde guerre mondiale, cette problématique n'existe pas. 

     Reprenons ce qu'en dit Werner RINGS dans sa conclusion, à partir de la constatation que les gouvernements des pays occupés ont plus que facilité l'exploitation de leur propre pays : "Le sacro-saint égoïsme, quelle que fut sa nationalité, était le meilleur allié de Hitler. Ce n'est, certes, qu'un aspect de la collaboration avec l'ennemi. La collaboration tactique, elle, était en fait une des formes que prenait la Résistance. Elle se manifestait dans la vie quotidienne partout, ou presque, où la Résistance se préparait, voire était déjà active.

Elle jouait en outre un rôle primordial là, où, comme au Danemark pendant les trois premières années et demie d'occupation, la Résistance ne pouvait être que le fil conducteur d'une politique contrainte de louvoyer habilement entre les diverses formes de collaboration. Dès avant la guerre, le gouvernement néerlandais s'était efforcé de poser les bases d'une telle politique, que les fonctionnaires de l'État devaient s'engager à respecter en cas d'occupation militaire du pays. Les instructions de mai 1937 se fondaient sur le droit des peuples et sur le droit de la guerre, tels qu'ils étaient notamment exposés dans les Conventions de La Haye. Ces instructions ne tenaient évidemment pas compte des réalités de la "guerre totale" qui s'abattit sur les Pays-Bas en mai 1940. Trois ans plus tard, le gouvernement néerlandais en exil donna de nouvelles instructions, qui tenaient compte de l'expérience de ces années de guerre, et en particulier des méthodes utilisées par l'occupant. Ces nouvelles instructions essayaient elles aussi de définir, avec un maximum de précision, la collaboration administrative et ses limites, ainsi que les droits et les devoirs des fonctionnaires contraints de se mettre à la disposition de l'occupant. La disposition la plus importante et la plus neuve était qu'en toutes circonstances, tout fonctionnaire de l'État portait à l'égard de son gouvernement, où que ce dernier se trouve, l'entière responsabilité personnelle de ce qu'il faisait ou omettait de faire. Aux yeux de la loi, il était responsable de ses actes. Nous abordons une problématique qui dépasse le cadre de cet ouvrage. Par exemple : serait-il possible d'organiser la collaboration et la Résistance de sorte à les intégrer dans la défense globale du territoire national? La notion de Résistance civile non armée s'inscrit également dans ce contexte.

     En ce qui concerne, enfin, la Résistance, de nombreux exemples ont montré combien il est difficile d'en donner une image cohérente. Il n'en est pas moins difficile de faire un bilan. Ses forces et ses faiblesses ne se laissent pas simplement additionner ou soustraire. Quelle était sa valeur, en quoi consistait son utilité? Certainement pas dans sa signification militaire ou stratégique. Celle-ci est généralement surestimée par ses défenseurs, et parfois sous-estimée par les militaires de carrière. Peut-être la Résistance européenne était-elle plus qu'un fait militaire, un phénomène politique et humain. (...)".

 

Les différents types de collaboration

   Les différents types de collaboration étudiés par Werner RINGS se classifient ainsi :

- Collaboration inconditionnelle par solidarité avec la puissance occupante et adhésion à ses idéaux et principes. Le prototype en est Vidkun QUISLING dans le symbole du traître et du collaborateur national-socialiste, en Norvège. Les figures des autres chefs nationaux-socialistes, aux Pays-Bas, Anton Adriian MUSSERT et, au Danemark, Fritz CLAUSEN ont moins d'importance, En fait, "le concept de "collaboration inconditionnelle" rassemble des personnages aussi curieux qui disparates : le socialiste et professeur de philosophie français Marcel Déat et le général de brigade russe Kaminski, le médecin danois Fritz Clausen et l'ex-diplomate et officier d'état-major norvégien Vidkun Quisling, un ancien fonctionnaire du Komintern nommé Jacques Doriot et le fasciste catholique Léon Degrelle, et quelques autres - une troublante pluralité de caractères, de mobiles, d'ambitions et de naufrages politiques. Il est toutefois possible d'en tirer quelques conclusions générales :

- Dans aucun pays occupé, les collaborateurs radicaux n'obtinrent l'estime et le pouvoir sur lesquels ils avaient compté.

- En tant que figurants chargés de tâches administratives ou répressives, ou encore en tant que pions politiques dans la main de l'occupant, la minorité qu'ils constituaient resta toujours en marge des événements.

- Sous l'occupation allemande, ils ne furent jamais suivis par plus de deux pour cent de la population au maximum."

On peut ajouter que les autorités nazies ont fait preuve de méfiances fortes envers ces petits partis ultra-nationalistes ou fascistes.

- Collaboration conditionnelle, par souscription sélective envers les enseignements du national-socialisme, afin de conforter les positions acquises et de modifier les circonstances qui dictent cette attitude. Le groupe socialement et politiquement important qui adopta cette attitude joua un rôle difficile à saisir. Les collaborateurs conditionnels se distinguent des collaborateurs neutres qui ne cherchent que leur profit personnel par la présence d'un élément politique. Rentre dans cette catégorie la collaboration française sous le Maréchal PÉTAIN. Le désir de satisfaire à l'avance les désirs de l'ennemi procède à la fois d'une volonté de préserver une autorité proprement française (quitte à agir à sa place et au-delà de ses desiderata), d'un désir de préserver l'avenir de la France (faire partie entièrement d'un nouvel ordre européen), et d'une volonté d'établissement d'une Révolution Nationale (les valeurs Famille, Travail, Patrie). Mais il n'y a pas réellement de doctrine politique précise de la part de l'État français. Cette forme de collaboration exista également à l'Est, dans le cas d'officiers supérieurs de l'Armée Rouge et de fonctionnaires du Parti Communiste, faits prisonniers de guerre (Andreï Andreïewicl VLASSOV).

- Collaboration tactique par consentement, bien que dans l'adversité par rapport au nazisme pour servir à plusieurs fins : briser la domination étrangère afin de retrouver la liberté, empêcher dans la mesure du possible, l'assassinat massif d'hommes et de femmes innocents, diffuser une idée politique obstacle à la domination national-socialistes. Cette collaboration sert à camoufler une résistance. Courante au Danemark, pratiquée également en Europe de l'Est, dans le Protectorat de Bohême-Moravie, entité créée pour détruire la Tchécoslovaquie. On la retrouve dans la collaboration tactique des communistes danois et norvégiens, et en Yougoslavie.

    "La collaboration inconditionnelle, neutre et tactique - quelles leçons peut-on tirer de (cela)? Il est tout d'abord manifeste que les hommes, les peuples et les autorités des pays occupés d'Europe avaient en règle générale un comportement assez incohérent. Parfois, ils collaboraient avec des réserves plus ou moins importantes, à d'autres occasions, ils le faisaient sans scrupules et parfois, ils ne collaboraient que pour des raisons tactiques, quand ils ne se livraient pas en même temps à une résistance active. Il n'en ressortait une attitude fondamentale que dans la mesure où l'un de ces comportements était dominant et imposait ses valeurs. C'était particulièrement visible chez ces "grands collaborateurs" qu'étaient les dirigeants des partis nazis des pays occupés. Ensuite, il s'avère difficile de délimiter avec précision ces divers comportements. Les frontières sont imprécises et se confondent : il faudrait plutôt parler de larges zones d'ombre faites de transitions impalpables, zones dont l'importance est égale à celle des positions sans équivoque. Il semble, par exemple, que l'attitude fondamentale de Vichy se situait quelque part entre la collaboration conditionnelle et la collaboration inconditionnelle. Troisièmement, il apparait que, dans ces zones mal définies, il y avait amplement place pour des comportements irrationnels, qui n'étaient pas rares dans les difficiles circonstances créées par la guerre.(...)".

L'une des sources sans doute de la difficulté de distinguer des parcours logiques et constants demeurent largement contingents à la disponibilité de documents écrits (souvent détruits lors des revers de fortune de l'activité militaire, pour précisément sauvegarder le secret de certaines tractations ou de certaines allégeances) et à la crédibilité des témoignages souvent émis après-guerre de différents acteurs... La guerre est source de destructions, et toujours de destructions de données écrites...

 

Les différents types de résistance

    Les différents types de résistance étudiés par le même auteur se classifient ainsi :

- Résistance symbolique, dont les paroles ou actes personnels, en épousant la cause du peuple, de son individualité et de son droit à l'existence, donne une preuve de l'amour-propre intact. Il s'agit de faire sentir à l'occupant qu'il a affaire à une nation fière et consciente de sa valeur. Des nombreuses manifestations symboliques, à la faveur de commémorations ou de fêtes, éclosent dans les pays occupés, à l'Ouest notamment, en France, au Luxembourg ou en Norvège.

- Résistance polémique dans laquelle des personnes ou organisations se rebellent contre des exigences de l'occupant, en manifestant ou en organisant des manifestations, même si cela peut paraître dangereux. Des paroles doivent convaincre les concitoyens de poursuivre le combat. Tant dans des Églises que dans des organisations professionnelles, patronales ou syndicales (mais surtout syndicales...), jusqu'à des grèves de protestation (pour les Églises des non-participations à certaines cérémonies...). Elle trouve sa plus forte expression (notammant parce que sa répression est plus compliquée) par des tracts illégaux, des journaux, revues et livres clandestins, tous rédigés, imprimés et diffusés par des hommes et des femmes qui risquent ainsi leur vie. La résistance polémique en tant que protestation publique ou en tant que conjuration clandestine : la différence est que l'une de ces actions est légale et l'autre illégale, que l'une est moins risquée que l'autre. Les dangers se trouvent surtout dans l'univers de la clandestinité, dans lesquels s'introduisent également des agents de l'occupant...

- Résistance défensive, qui se place du côté des persécutés et de ceux qui sont en danger ; aide des hommes et des valeurs menacés par l'occupant, au besoin en utilisant la force. Dans la clandestinité, il s'agit d'aider les prisonniers de guerre réfractaires, les alliés perdus en territoire ennemi, les Juifs ou les minorités menacées de mort (sans parfois que les personnes engagées dans de telles occasions aient pleinement conscience de la nature des menaces). Le sauvetage des Juifs danois constitue probablement l'exemple le plus spectaculaire d'une véritable résistance défensive. 

- Résistance offensive, lutte ouverte contre l'occupant avec tous les moyens disponibles. Attaque ou préparation d'attaque. Le résistant se considère comme un soldat ou comme un volontaire du maquis. Cette résistance croit avec l'avance des alliés, par la multiplication de sabotages de tous ordres. Puis se mue dans certains cas en assistance ou participation directe aux combats, malgré les réticences des forces alliées à totalement prendre en compte, en dehors du renseignement, les apports possibles de cette résistance.

- Résistance enchaînée, dans les ghettos juifs notamment, mais aussi pour extraire des prisonniers de camps.

 

Plusieurs catégories d'acteurs

    Warner RINGS prend soin de ne pas mettre en scène seulement un face à face entre Résistants et Collaborateurs. Si les Résistants doivent composer avec des partenaires difficiles (Forces de la France libre du général de GAULLE par exemple, mais aussi Forces Alliées anglaises ou américaines) qui peuvent louvoyer entre les différentes composantes de la Résistance, si les Collaborateurs inconditionnels doivent aussi composer avec des forces d'occupation qui ne les prennent parfois pas réellement en compte dans leurs plans, le fait central est que le territoire est occupé. Et les forces d'occupations (qu'elles soient allemandes ou italiennes) mènent un double combat sur ce sol : contre les forces clandestines plus ou moins organisées et contre les parties réticentes des populations, en faisant régner la peur ou la terreur, menant une propagande parfois très efficace. 

  Dans le jeu Résistance/Occupation, nous avons affaire à au moins quatre grandes catégories d'acteurs : Résistants, Alliés, Occupants et Collaborateurs. Tant par leurs nuances réciproques que par leurs interactions, ils donnent une couleur plus ou moins dramatique aux conflits qui les opposent. 

   Pour ce qui concerne la Résistance (mais cela joue aussi à l'intérieur même de certaines Collaborations), deux éléments peuvent jouer :

- Le rapport personnel ou collectif à la légalité. Le degré de démocratie politique et sociale dans un pays donné avant l'invasion constitue un facteur essentiel. La confusion de la légalité et de la légitimité est souvent générale, mais la forte personnalité ou la forte conscience politique permette de ne pas la faire. Des groupes habitués à lutter (les protestants ou les communistes...) en faisant appel à leur sens de l'analyse et de manière souvent critique, qui se signalent généralement par leur turbulence dans un régime de paix, peuvent se révélés particulièrement pugnaces, suivant les circonstances, lors d'une occupation par des forces étrangères. En revanche, une idéologie qui met en avant la loyauté à l'autorité a peu de chance, en cas de main-mise sur les services légaux, de faire éclore une résistance.

- La question de l'usage des armes et de la violence constitue une autre facette de douloureux débats qui freinent ou orientent de manière différente les différentes résistances. De fortes valeurs chrétiennes (Tu ne tueras point)  peuvent inhiber des énergies, faute d'accès à des pratiques alternatives qui peuvent faire la preuve, elles aussi de leur efficacité, même si elles ne sont pas aussi spectaculaires que l'affrontement sanglant.

   Par ailleurs, les résistances peuvent ne pas peser sur un objectif essentiel, celui de priver un ennemi de l'utilisation économique et stratégique du sol conquis. Un décalage, dans les pays occupés, existe tout au long de ces quatre ans, entre une collaboration massive sur le plan économique et une résistance souvent axée sur le combat militaire (sabotages de lignes de communications, renseignement sur les objectifs militaires, participation à la libération armée). Ce décalage peut avoir une double raison : d'une part les leviers économiques peuvent être aux mains d'élites qui font passer leurs intérêts financiers avant leur esprit patriotique et d'autre part les structures idéologiques peuvent privilégier les moyens militaires de combat, survaloriser le recours à la force violente, voire exclure toute pensée de résistance qui ne soit pas violente. Cela exclu une très grande partie de la population, pourtant hostile à l'ennemi et rêvant d'en découdre, d'agir dans le sens de la résistance défensive ou offensive.

 

Werner RINGS, Vivre avec l'ennemi, Robert Laffont, 1981.

 

STRATEGUS

 

Relu le 3 avril 2021

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28 février 2013 4 28 /02 /février /2013 09:38

      Si ces termes font référence surtout à la seconde guerre mondiale, période historique propice à l'établissement d'une typologie des collaborations et des résistances, leur existence remontent à bien plus loin. On pourrait dire que de tout temps et en tout lieu, tout occupant a dû s'aménager des collaborations et vaincre des résistances, après sa victoire, afin de réaliser pleinement ses buts de guerre. On pourrait écrire de la même manière, que de la part des peuples vaincus, s'expriment envers leurs vainqueurs, des collaborations et des résistances, deux attitudes diamétralement opposée (mais en fait les positions sont toujours beaucoup plus nuancées dans l'ensemble) : soit participer à la vie de la nouvelle entité géographique, aux nouvelles règles édictées par l'ennemi dans le but d'en tirer le moins de désagréments ou le plus d'avantages possibles, soit combattre toutes ou certaines manifestations du nouvel état des choses. 

   L'analyse des différentes collaborations et résistances pendant la deuxième guerre mondiale permet d'établir une typologie, autant parce que les buts de guerre nazis ont variés suivant les territoires et les peuples, que parce que les attitudes des peuples dans les territoires conquis ont elles aussi variées suivant leurs propres traditions socio-politiques. Par traditions socio-politiques, formule très rapide, nous entendons l'ensemble des coopérations et des conflits dans une société donnée, celle qui est envahie. Une autre perspective, qui indique que cela ne peut pas se résumer à une problématique géopolitique ou étatique (État contre État), est que l'ensemble des actes de guerre engendre chez le vainqueur, à l'intérieur de ses propres frontières, également des collaborations et des résistances, et ceci d'autant plus, pour des raisons économiques et/ou politiques, que ces actes perturbent ses propres traditions socio-politiques.

 

Vivre avec l'ennemi pendant la seconde guerre mondiale...

   L'étude de Werner RINGS sur le comportement des gouvernements et des peuples sous l'occupation nazie, de 1939 à 1945, se donne pour objectif précisément d'établir le tableau de ces différentes collaborations et résistances, suivant leur nature et leur intensité. Elle met en perspective les profits qu'a tiré ou n'a pas tiré le régime nazi à cette occupation. Dans son livre Vivre avec l'ennemi, il fait le point sur les différentes formes d'occupation allemande : il en dénombre 7 formes. "Et ces sept formes étaient elles-mêmes englobées dans un chaos administratif sans pareil. Dans les faits, l'État totalitaire devait échouer précisément là où on lui aurait donné certaines chances (un vrai totalitarisme, une voie, un chef...). Il est hors de question de parler d'une ligne droite, d'une rigide discipline étatique et administrative, ou d'une politique d'occupation homogène et clairement définie."

Il décrit ainsi :

- Dans le Nord de la France, en Belgique, en Serbie et en Grèce, de même que dans les territoires russes situés à l'Est des commissariats Généraux d'Ostland et d'Ukraine régnait la Wehrmacht. Dans ces régions d'importance stratégique, elle exerçait le pouvoir d'occupation civile et militaire. 

- Les territoires annexés en 1939-1940, soit Dantzig, Posen (Poznan), Eupen, Malmédy et Moresnet, devinrent des districts ou des Landër, directement englobés dans l'Allemagne, dépendant de son administration, et placés sous la "surveillance administrative" du ministère de l'Intérieur.

- L'Alsace, la Lorraine, le Luxembourg, la Styrie méridionale et la Carinthie yougoslave, territoires dont "l'annexion au Reich" était prévue, furent mis sous "administration civile spéciale", régime transitoire précédant l'intégration définitive.

- Le Danemark était le seul pays occupé relevant du ministère des Affaires étrangères et à partir de 1944, la Hongrie fut soumise au même régime de contrôle administratif.

- Les Pays-Bas et la Norvège étaient placés sous le contrôle de Commissaires du Reich relevant directement de Hitler. Ils contrôlaient l'ensemble de l'administration de l'État.

- Le Gouvernement Général de la Pologne occupée était entre les mains d'un gouverneur général dépendant lui aussi directement de Hitler. Soumise à un contrôle rigoureux de la puissance occupante, l'administration ne conservait que des attributions mineures (administration gouvernementale).

- Les territoires occupés de l'Est - les Gouvernements Généraux d'Ostland et d'Ukraine - étaient soumis à une gestion de forme coloniale, dirigée par des commissaires généraux relevant directement de Hitler (administration coloniale).

- De plus, le gouvernement français de la zone libre conservait, par exemple, l'autorité administrative aux échelons inférieurs sur l'ensemble de la France occupée, y compris les départements du Nord et du Pas-de-Calais qui relevaient directement de l'administration militaire allemande.

  "En outre, précise Werner RINGS, les Allemands ne s'en tenaient pas une fois pour toutes à une politique d'occupation donnée. Des changements brusques survenaient, en général consécutifs à de soudaines et imprévisibles décisions de Hitler.(...) Dans ce mélange anarchique de sept formes d'occupation mal définies et souvent interverties, venaient de plus s'immiscer les divers ministères berlinois rivaux, essayant de se faire une place au sein même de l'administration existante, en y introduisant leurs agents, voire en établissant des services parallèles. Dans cette lutte pour le pouvoir remplie de contradictions, de jalousies et de conflits, chacun défendait ses intérêts sans trop hésiter sur le choix des moyens. En définitive, la politique d'occupation allemande était une constante improvisation. Selon les besoins, l'on prenait l'un de ces modèles d'administration et l'appliquait à la situation particulière du moment. Et comment aurait-il pu en être autrement? Ni Hitler ni les autres hauts responsables du Reich ne s'étaient jamais attaqués aux difficiles problèmes de l'administration et de l'organisation d'un territoire occupé. Au mieux, quelques services isolés s'occupaient de ces problèmes : des groupes de jeunes fonctionnaires ou bien un homme comme le spécialiste SS de la gestion Werner Best, qui devait devenir plénipotentiaire du Reich au Danemark. (...). L'improvisation et le chaos administratif, les conflits de compétences, demeurèrent dans l'ensemble cachés à l'opinion. De toute façon, c'eût été trop contraire à l'image que l'on se faisait généralement de la puissance d'occupation. Une propagande intensive avait depuis longtemps veillé à ce que la majorité des Européens considèrent le Reich comme un colosse fortement centralisé, qui exécutait exclusivement et toujours des ordres venus du sommet de la hiérarchie. Les contradictions et les absurdités apparentes paraissaient par conséquent intentionnelles, prévues, résultant d'ordres supérieurs. Les conséquences devaient être particulièrement vénéneuses, car l'impossibilité de concilier l'expérience quotidienne avec l'image d'un Reich monolithique prêtait à la force d'occupation des traits démoniaques. Derrière la confusion des intérêts personnels et administratifs, derrière les ordres contradictoires et les mesures incompréhensibles, les victimes croyaient voir une intention maligne qui semblait faire partie d'un plan d'ensemble où tout était prévu - alors que la politique d'occupation allemande était tout simplement dénuée de plan. Non seulement, ce qu'était la politique d'occupation, mais aussi ce qu'elle n'était pas, devint une provocation permanente."

   Ces lignes qui décrivent l'état de l'organisation d'un système totalitaire, en temps de guerre toutefois, vont à l'opposé d'une conception de philosophie politique qui fait de la dictature, personnelle ou non, un système ordonné. Ce que nous savons d'un système totalitaire, en temps de paix, comme celui qu'à connu la Russie pendant plus d'un demi-siècle, corrobore l'impression de véritable supercherie idéologique, qui, malheureusement pour ses victimes, fonctionne très bien. Un appareil hiérarchisé sur plusieurs milliers de kilomètres carrés est-il vraiment réalisable en tant que tel?   En tout cas, pour ce qui concerne la dictature en temps de guerre, nous sommes assez édifiés...

 

   Face à ces types d'occupation, Werner RINGS, dresse une typologie fine des résistances et des collaborations. Mais dans sa conclusion, contrairement aux glorifications multiples des résistances après la guerre ou encore les mises en scènes de l'activité de Justes (citoyens ayant aidé des Juifs à échapper à la déportation et à la mort), et dans le prolongement d'une historiographie plutôt critique du comportement des classes dirigeantes dans tous les pays européens, inaugurée en France par les travaux de PAXTON sur le régime de Vichy, il entend indiquer l'ampleur de la collaboration globale.

"La résistance, qui était en premier lieu une réaction, devint elle-même (dans le processus d'occupations d'une occupation de plus en plus violente et inhumaine) un défi. L'occupant réagit par des représailles, qui poussèrent la Résistance à frapper encore plus fort. La spirale du terrorisme et du contre-terrorisme devenait une véritable comptabilité de la violence, pour reprendre la terrible expression utilisée par Gottlob BERGER, chef de l'office central des SS, c'était une guerre de l'"assassinat de clearing". La structure dialectique de la provocation  et de la surenchère sous-tend toute l'histoire de la Résistance - ainsi que de celle de la collaboration, conditionnelle ou inconditionnelle.

La collaboration avec l'occupant caractérisa pendant longtemps l'attitude fondamentale des 180 millions d'Européens adultes qui étaient condamnés à vivre avec l'ennemi. L'attitude largement répandue d'une collaboration "neutre", évitant dans la mesure du possible tout engagement politique et considérée par ceux qui la pratiquaient comme une simple adaptation à des circonstances adverses, a rendu d'inestimables services au Troisième Reich. Des millions de travailleurs européens allèrent travailler volontairement pour l'industrie de guerre nazie, de nombreux chefs d'entreprises, industriels, financiers, mirent leur potentiel au service du Troisième Reich bien avant d'y être contraints pas la violence : non pas parce qu'ils étaient nationaux-socialistes, mais simplement parce qu'ils voulaient survivre, et si possible, vivre mieux. La "collaboration avec réserve" d'un Maréchal Pétain et de son gouvernement fut particulièrement profitable à l'industrie de guerre de Hitler ; ils espéraient tirer de cet engagement politique un bénéfice sous la forme d'un avenir calme et protégé contre les remous sociaux, voire sous celle d'une association profitable avec le puissant Reich hitlérien." 

On ne peut pas comprendre cet état des faits si l'on a pas en mémoire des événements survenus auparavant où une grande partie des élites européennes se trouvaient pris dans une dialectique de choix entre une idéologie socialiste dont le gouvernement de l'URSS se disait le plus grand représentant et une idéologie fasciste-conservatrice, nimbée d'une nostalgie envers d'anciens régimes d'autorité où régnaient l'alliance de l'Église et de l'État...

 

Werner RINGS, Vivre avec l'ennemi, Robert Laffont, 1981.

 

STRATEGUS

 

Relu le 12 mars 2021

 

 

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25 février 2013 1 25 /02 /février /2013 18:26

   Une fois dépassé le stade du nomadisme ou du semi-nomadisme et au fur et à mesure que les civilisations se complexifient et que les buts de guerre ne sont plus seulement (même s'ils le demeurent en partie) de piller et de détruire, la problématique d'une conquête ne se résume plus à l'obtention d'une victoire militaire au bout de laquelle tous les territoires conquis deviennent automatiquement soumis et à la volonté du vainqueur. Depuis que le langage courant et même spécialisé a admis de remplacer le mot guerre par le mot défense (qui il est vrai dépasse le domaine de la guerre proprement dite), on a peut-être un peu facilement oublier que la problématique d'un conflit armé ne peut pas se focaliser seulement sur la défaite ou la victoire de l'un des deux camps. Comme si une fois la déclaration de défaite (quel qu'en soit le nom, traité, armistice...), les classes dominantes ou la population en général du pays vainqueur aurait le champ libre, moyennant quelques parades militaires pour impressionner, pour occuper ou/et exploiter le pays vaincu.

Même au temps des Empires (comme l'Empire Turc ou l'Empire Romain), la participation au moins des élites du pays conquis à l'exploitation de la contrée vaincue s'avère nécessaire. Cette problématique qui vise à vaincre les résistances post-victoire militaire pour la transformer en victoire sur tous les plans (ce qui ne figure pas forcément dans les buts de guerre) est d'ailleurs bien intégrée dans les grands Empires. Si la Résistance intervient dans les études de défense (ou de guerre) surtout à l'occasion de la Seconde guerre mondiale (résistances intérieures à l'occupant nazi), elle n'en existe pas moins longtemps auparavant dans les préoccupation des élites vainqueurs. Loin de s'illusionner sur le caractère définitif des victoires militaires, de nombreuses élites ont bien compris, si elles voulaient faire perdurer l'état de leur prépondérance que la participation, voire l'assimilation d'une partie plus ou moins grande de la population vaincue est nécessaire. Faute de quoi, la victoire militaire peut très bien être suivie d'une défaite politique, prélude le plus souvent à une reprise des combats armés. L'imposition brutale d'une administration (soit idéologique, soit politique, soit économiques) dans le pays occupé se traduit souvent, (l'Empire français napoléonien l'a par exemple appris à ses dépens), soit volontairement (pour accélérer l'exploitation économique ou stratégique d'une région), soit faute d'une participation-adhésion suffisante au sein de la population vaincue (encore faut-il qu'elle se considère comme telle...), par une déliquescence larvée et souvent progressive, une dégradation parfois pas très perceptible dans l'immédiat (aveuglement sur le fait militaire) des conditions de cette occupation. 

 

    C'est autour de ce couple Défense/Résistance que l'on peut élaborer une compréhension d'une partie du phénomène-guerre, et en passant, comprendre que se détruit plus ou moins dans les faits, dans la majeure partie des cas dans l'histoire, l'idée que l'on peut tirer globalement profit avec une guerre (ou des guerres), changer le cours des civilisations sans en subir à son tour des conséquences souvent désastreuses.

Il faut bien des destructions pour qu'arrive une soumission globale (et cela est arrivé dans bien des périodes, des populations entières disparaissant ou émigrant ailleurs), et lorsque ces destructions interviennent, une majeure partie des buts de guerre, précisément, s'avère jamais atteint.

Si effectivement le cours des choses change, ce n'est pas très souvent au profit des vainqueurs, ou ceci de manière bien éphémère. Sur un plan très général, la conquête par la guerre de territoires s'avère toujours fragile, et parfois très longtemps après leur constitution, les Royaumes (par exemple le Royaume Britannique, "Royaume Uni") s'avèrent, dans les profondeurs des phénomènes socio-culturels et économiques, des constructions politiques artificielles, et ceux-ci s'effritent lentement (dans cet exemple, l'Irlande, puis l'Écosse, puis demain le Pays de Galles...).

Si, pour paraphraser Carl Von CLAUSEWITZ, la guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens, on se rend bien compte que l'utilisation de la force armée n'aboutit précisément que peu souvent au but poursuivi par la politique. D'une certaine manière, la politique se pervertit dans l'utilisation de la violence armée. 

 

        A contrario, l'usage de la violence par les peuples occupés ou vaincus constitue aussi une part majeure de la problématique Défense/Résistance.

Nombre de révoltes et de révolutions furent mâtées, ce qui revient souvent, vu les destructions observées, au cas précédent. Nombre de révoltes et de révolutions ont au contraire rétablis des peuples ou des parties de populations dans leur droit d'usage des terres qu'ils occupent avant l'invasion.

Dans cette problématique où nous observons cette fois les choses du côté du vaincu de guerre, l'usage des moyens - les contextes généraux pèsent aussi (État vainqueur encore en guerre contre d'autres États ou au contraire arrêt de conflits armés...) - entraînent des conséquences directes sur les formes des régimes politiques adoptés par les populations en révolte et sur l'ampleur des nouvelles destructions. La répression constitue un élément majeur de cette problématique du côté de l'occupé, et cela est encore plus vrai dans des civilisations industrielles...

   Ces constations proviennent en partie au moins de deux considérations :

- Le phénomène-guerre n'est pas un phénomène rationnel à part entière. Malgré tous les traités stratégiques et les hommes de guerre, une part d'irrationalité domine et souvent l'emporte sur la perception rationnelle des événements, transformant de courtes campagnes prévues en très longues guerres ; Souvent ce qui était au départ des buts de guerre définis et limités se trouvent dépassés, submergés par la dynamique même de la guerre. 

- Les populations assaillantes et les populations attaquées, comme les populations résistantes ne forment jamais des entités uniques. Les luttes entre différentes strates sociales deviennent plus aiguës en temps de guerre et une grande partie des haines installées en temps de conflit (avant et pendant la guerre) est souvent utilisée par le camp adverse. Combien d'armées (notamment impériales) furent constituées d'anciens ennemis choisis pour leur haine ou leur différence d'intérêts envers d'autres peuples à leur tour objet des convoitises du vainqueur? Sans verser dans la guerre civile (ce qui arrive néanmoins souvent), ces conflits (de classes souvent) constituent des éléments centraux dans l'évolution des royaumes ou des empires. Les événements montrent que dans une partie de la population vaincue les éléments propices à une collaboration avec l'ennemi se trouvent souvent suffisamment nombreux pour former l'armature d'une occupation. Plus loin encore, une partie de la classe dirigeante de la population vaincue peut très bien se retrouver dans les sommets même du pouvoir de l'envahisseur, de manière obligée ou sous la volonté de faire durer précisément une nouvelle entité politique.

 

   Tout ce qui précède vise uniquement à introduire une série Défense/Résistance dans le cadre de la thématique générale de la Défense. Il s'agit plus d'hypothèses de travail que de conclusions anticipées.

 

   Terminons cette introduction par une mise au point. Loin de limiter, comme le veulent de nombreux dictionnaires et encyclopédies, l'usage du mot Résistance aux événements de la seconde guerre mondiale, nous préférons analyser les conflits de nombreux temps et de nombreux espaces en nous servant précisément de l'analyse des phénomènes d'occupation, de résistance... très nombreux et variés durant cette guerre mondiale. Cela restaure la continuité dans l'analyse du conflit, où que celui-ci se déroule et dans n'importe quelle circonstance.

Pour cela, nous en revenons à l'étymologie du mot Résistance, notion d'abord issue de la Physique : la Résistance des matériaux est incluse dans l'étude des propriétés mécaniques des matériaux et des conditions dans lesquelles ils résistent et de déforment lors de leur emploi. Leur résistance à quelque chose comprend la résistance au choc, à la compression, au déchirement, à l'éclatement, à l'écrasement, au feu, à la flexion, au roulement, au tirage, à la traction, à l'usure (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales ; www.cnrtl.fr)...  La définition, suivant la même source, sur le plan physique et moral (des personnes) est la Défense, riposte par la force à un adversaire, à un ennemi qui a déclenché les hostilités ; c'est aussi le Refus d'accepter, de subir les contraintes, violences et/ou vexations, jugées insupportables, qui sont exercées par une autorité contre une personne, les libertés individuelles ou collectives, l'action qui en découle. La résistance est aussi définie comme le Combat mené contre un envahisseur  ou un occupant indésirable... Découle la définitions de nombreux autres expressions, lesquelles font l'objet des articles qui suivent : Résistance active, Résistance violente, Résistance passive, Résistance civile, Résistance militaire, Résistance non-violente, Résistance caritative, Résistance-Mouvement, Résistance-Organisation... 

 

 

STRATEGUS

 

Relu le 14 mars 2021

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18 octobre 2012 4 18 /10 /octobre /2012 09:48

        Concept clé de toute stratégie, de toute défense et de nombreux conflits, l'ennemi, (tiré de Enemi, de 1080, de inimi au Xe siècle et du latin inimicus) est le nom employé pour désigner la personne qui déteste quelqu'un et qui cherche à lui nuire. Et par extension, la personne qui a de l'aversion, de l'éloignement pour quelqu'un. Il s'agit d'un concept focal de la pensée stratégique, comme le rappelle David CUMIN, "au sens où toute stratégie présuppose une relation d'hostilité (du latin hostis) - une relation ami-ennemi - au moins potentielle, gérée par l'autorité politique. La notion d'ennemi, qui recouvre plusieurs types concrets, est à la fois dialectique, objective et décisionnelle. Sa définition passe par l'examen des rapports qu'elle entretient avec la politique, la guerre, la paix, l'État ou le droit." Le maître de conférences à l'université Jean-Moulin à Lyon (Lyon III, CLESID) aborde tour à tour ces aspects dialectique, objectif et décisionnel.

 

Aspects dialectique, objectif et décisionnel

      Comme notion dialectique, la notion d'ennemi  permet d'identifier, de percevoir et de désigner soi et le monde et les relations entre soi et le monde, dans les deux sens : ce que nous percevons du monde et de l'autre et ce que l'autre perçoit de nous et de lui-même. "L'identification n'est pas univoque : on peut désigner l'ennemi, mais on peut aussi être désigné par l'ennemi et être contraint à l'hostilité. L'ennemi, puissance concrète, implique ainsi une interrelation, qui permet de reconnaître son identité propre, puisqu'on se définit par rapport à l'ennemi, celui qui menace notre forme d'existence, et puisque l'ennemi se définit par rapport à nous. D'où les questions clés de toute réflexion sur la défense. Qu'est-ce que notre forme d'existence? Qui la menace? Que devons-nous et voulons-nous protéger? Qui est l'ennemi?

     Comme notion objective, la notion d'ennemi recouvre une perception publique et non privée. "L'ennemi politique, ce n'est pas l'inimicus, c'est l'hostis, c'est-à-dire l'ennemi public, par l'ennemi privé ; en cela il n'implique aucune haine personnelle, car l'ennemi est un ennemi de la communauté. Il est l'étranger hostile, l'antagoniste, celui qui unit l'intention hostile et capacité de nuisance, militaire ou autre. La distinction ami-ennemi exprime ainsi un degré extrême de dissociation, dont les motifs, causes ou enjeux peuvent être de tous ordres, religieux, économique, social ou idéologique, lorsque ces oppositions religieuses, économiques, sociales ou idéologiques atteignent l'état polémique, c'est-à-dire le degré d'intensité qui provoque le regroupement ami-ennemi. Celui-ci fait survenir la perspective de l'épreuve de force, dont la possibilité ultime est la guerre. En cela, l'ennemi n'est ni le concurrent, ni l'adversaire, ni le rival, car il tire sa signification de sa relation permanente à l'éventualité réelle, mais non inéluctable de l'affrontement mortel."

     Comme notion décisionnelle, la notion d'ennemi résulte de l'altérité des protagonistes. "L'hostilité résulte de l'altérité des protagonistes dans le concret de tel conflit et de telle menace, et de la décision politique qui désigne l'ennemi. la relation ami-ennemi suppose en effet une décision des gouvernants, c'est-à-dire le choix de la confrontation - la volonté de ne pas céder à la menace ou à la volonté d'autrui. Ce choix s'accompagne le plus souvent d'une construction de l'"image de l'ennemi" à des fins de mobilisation des gouvernés (tenus de participer à la mise en oeuvre de l'hostilité) et de justification du conflit (avec les risques et sacrifices qu'il comporte nécessairement)."

 

Guerre et ennemi

    David CUMIN ajoute, entre autres, que "par rapport à la guerre, l'ennemi est le concept premier car l'hostilité est le présupposé de la guerre, acte de violence destiné à contraindre l'ennemi à exécuter notre volonté. L'hostilité n'implique pas la guerre, mais l'éventualité effective du combat ; la guerre, elle, ainsi que les autres moyens de coercition non militaires, impliquent l'hostilité puisque, si l'on s'en tient à la logique clausewitzienne, c'est elle qui donne sons sens à la belligérance ou à la coercition, non l'inverse. La guerre procède d'un degré extrême d'hostilité, dû à un conflit non dissuadé et non soluble pacifiquement (juridiquement ou arbitralement), portant sur des ressources, des territoires ou des valeurs, avec le plus souvent l'invocation d'un "droit" ou la contestation d'une "injustice". L'hostilité, elle, procède de l'opposition des intérêts, des institutions ou des valeurs entre les acteurs, donc d'un dissensus aigu, intérieur ou extérieur, transnational ou inter-étatique. Celui-ci peut porter sur l'ordre socio-politique interne, c'est-à-dire sur la légitimité de l'État, du régime ou du gouvernement ; dans ce cas, la relation ami-ennemi, propice à une situation de guerre civile avec ou sans interférences étrangères, procède du refus des gouvernés d'obéir aux gouvernants et/ou de l'incapacité des gouvernants à se faire obéir des gouvernés, du fait de la contestation du triple monopole de l'État (au sens général et non spécifique d'unité politique), celui du droit, de la force et de l'allégeance. Il peut porter sur l'ordre politico-territorial inter-étatique, c'est-à-dire sur la légitimité du statut des souverainetés ou des frontières ; dans ce cas, la relation ami-ennemi, propice à une situation de guerre étrangère avec ou sans divisions intestines, procède de l'échec des mécanismes internationaux - l'interdépendance économique, les coalitions politiques ou la dissuasion militaire - qui restreignent les intentions et/ou les capacités des puissances visant à modifier, le statut quo par la force et qui facilitent le règlement pacifique des conflits et/ou le changement pacifique des souverainetés ou des frontières. Il peut porter sur l'ordre économique international, c'est-à-dire sur la légitimité de l'appropriation, de la répartition et de l'exploitation des ressources au sens le plus large ; dans ce cas la relation ami-ennemi, propice à une situation de conflit inter-étatique voire transnational, procède de l'insuffisance des mécanismes de coopération, de régulation et de compromis entre les États et les entreprises au sein des marchés. (...)".

 

Le brouillage de la notion d'ennemi par la mondialisation

    A un moment de mondialisation caractérisée entre autres comme circulation accélérée des informations et des opinions sur toute la planète, quelle peut-être la possibilité de désignation d'un ennemi?

Au moment où l'Union Européenne est prise dans une logique d'approfondissement, discuter des ennemis héréditaires qu'ont connu pendant quelques siècles Espagnols, Français ou Allemands ne semble plus avoir aucun sens. Le débat est particulièrement vif (et sans doute angoissant d'une certaine manière) dans les instances chargées de politique de défense nationale, au moins chez les Européens et sans doute aussi chez les Américains du Nord (La Chine, les pays islamiques, comme ennemis?). L'époque est plutôt à des caractérisations d'adversaires loyaux dans des domaines très localisés, de partenaires-concurrents aux contours bien définis, au moment de la baisse d'influence (au moins au niveau symbolique) des États en ce qui concerne l'usage de la violence ou de la coercition. Bien entendu, il ne s'agit que d'une tendance générale, car en Afrique, en Asie ou en Amérique Latine, le qualificatif d'ennemi, apposé à des pays aux frontières parfois communes, a encore un sens profond.

   En tout cas, comme le demande Eric POURCEL, la France a-t-elle un ennemi? "Participer à une coalition militaire dans le cadre d'une opération de rétablissement ou de maintien de la paix (...) et, parfois, aussi au titre de la "responsabilité de protéger" incombant à la communauté internationale en raison de la violation répétée des droits de l'homme et du droit humanitaire (...) sous mandat, préalable ou non de l'ONU (...) est une chose ; c'est le respect de nos engagements. Porter assistance humanitaire en cas de catastrophe naturelle (...) ou technologique (...) en est encore une autre ; c'est un devoir d'assistance. Mais dans les deux cas, ces opérations extérieures ou de secours ne désignent pas un ennemi de la France. Pas même un ennemi de la communauté internationale, les résolutions du Conseil de sécurité de l'ONU ignorant volontairement ce mot pour constater des faits et qualifier juridiquement les atteintes à la paix et à la sécurité internationale (...). Aussi, depuis 1945, et si l'on fait abstraction subjectivement des ennemis atypiques, le Vietminh et le front de Libération national algérien qui se sont inscrits dans le cadre de guerres de décolonisation, la France n'a eu politiquement qu'un seul ennemi idéologique, qui a disparu avec l'effondrement de l'empire soviétique. La guerre d'Indochine et la guerre d'Algérie ne furent pas considérés par la France, au moment des faits, comme des guerres internationales mais comme respectivement des "opérations de pacification" et "de maintien de l'ordre", l'ennemi n'était pas en soi constitué en État.  En ces temps de contraintes budgétaires (nous rappelons que le format de l'armée de terre est réduit actuellement environ à 100 000 hommes...), d'augmentation du coût des équipements et de choix géostratégiques, il peut apparaître opportun de s'interroger sur une question fondamentale : la France a-t-elle un ennemi?  

 

Le terrorisme international rebat-il les cartes?

En France, poursuit le docteur en droit, aspirant commissaire de la Marine, "la tradition politico-diplomatique évite soigneusement l'utilisation de ce mot honni afin de ne pas insulter l'avenir. D'autres États comme les États-Unis n'hésitent pas à montrer du doigt l'ennemi, qu'il s'agisse de l'"Empire du mal" ou des États "voyous ou parias. Si, depuis l'attentat du 11 septembre 2001, les démocraties occidentales, à la suite des États-Unis, ont identifié une ennemi commun, le terrorisme islamique, on notera qu'il s'agit d'un ennemi générique, transnational et non étatique. (...)"

 L'auteur, comme beaucoup d'autres, se réfèrent toujours, en matière de réflexion sur la défense, à un sens très rattaché à l'existence des États et à leur mode d'agir. Il considère d'ailleurs, comme de plus en plus d'analystes, que le terrorisme ne relève pas de la défense nationale, mais de la sécurité au sens policier du mot.

"Pourquoi se poser une telle question? Les raisons sont multiples mais on peut les classer en deux groupes : identifier l'ennemi, c'est le connaître et c'est finalement se connaître afin d'être "cent fois victorieux" ; identifier l'ennemi, c'est pouvoir faire objectivement des choix capacitaires en adéquation avec la dynamique de politique étrangère et de défense et le respect de nos engagements internationaux (...). Identifier l'ennemi, c'est finalement, faire sien l'adage "Si vis pacem para bellum" qui suppose d'analyser les rapports de force du moment afin, ultima ratio, de pouvoir vaincre l'ennemi si la guerre s'impose à la France comme une réalité présente ou comme un futur inéluctable (imminent et inévitable) au sens d'une guerre préemptive. (...)".  En l'absence d'ennemi déclaré, peut-on identifier des ennemis potentiels? Selon quels critères? Les différents Livres Blancs de la défense insistent sans entrer dans des détails délicats pour identifier les États qui récusent le système de valeurs qui porte la France ou pour identifier les États qui sont susceptibles de porter atteintes aux intérêts vitaux de la France... Mais ici, vu l'état perturbé de la géopolitique d'en ce moment, difficile de faire des claires désignations. L'auteur passe en revue des critères qui, il n'y a pas si longtemps pouvait servir à désigner un ennemi :

- le critère géographique ;

- le critère historique ;

- le critère démographique ;

- le critère religieux ;

- le critère économique ;

- le critère financier ;

- le critère militaire...

pour conclure que "aucun des critères examinés ne suffit isolément à identifier un ennemi de la France mais leur recoupement permet de faire émerger deux tendances : la montée en puissance de la Chine et la politisation croissante de l'islam...

  Reste des ennemis de nos amis (dans le cadre des alliances et des traités de sécurité) et des ennemis non chois (dans le cas où la France est désignée comme l'ennemi, même si cela n'est pas forcément réciproque...). Il termine par une allusion à l'ennemi intérieur, tant il est vrai que dans ce monde aux inégalités sociales croissantes, c'est plutôt entre "communautés de pauvres" et "communautés de riches" que la notion d'ennemi pourrait se voir renouvelée...

 

Des mécanismes de la fabrication idéologique et politique de l'ennemi

   Pierre CONESA s'essaie à comprendre les mécanismes de la fabrication de l'ennemi et tente une typologie de l'ennemi. Lorsque l'on discute de cette manière, à la construction mentale de l'ennemi, vient immédiatement la conception de procédures de déconstruction de la notion d'ennemi. A moins, à l'inverse dans la réalité du déroulement des choses, que la force des destructions occasionnées par des conflits armés parfois très longs n'oblige à penser aux conséquences de la désignation d'un ennemi et à envisager d'autres relations avec ceux que l'on désigne ainsi...

  Faisant référence (à rebours) souvent à Carl SCHMITT, pour lequel la première fonction du politique est la désignation d'un ennemi, l'ancien directeur adjoint de la délégation aux Affaires stratégiques du ministère de la défense, analyse "comment se crée le rapport d'hostilité, comment se construit l'imaginaire avant d'aller guerroyer". Pour lui, qui puise dans l'histoire de nombreux exemples de construction de l'ennemi, dénoncées d'ailleurs de nos jours, "la belligérance trouve ses racines dans les réalités, mais aussi beaucoup dans des constructions idéologiques, des perceptions ou des incompréhensions.(...).

La relation stratégique, quand elle aboutit à la guerre, est un processus dialectique dans lequel l'action et l'image de l'un influencent l'image et l'action de l'autre". Le départ de beaucoup de ses réflexions se situe dans la situation dramatique dans laquelle se sont trouvés de nombreux thinks tank stratégiques dans la décennie 1990, lors de l'effondrement du "bloc soviétique". Ces strategists déboussolés et quasiment en chômage technique (chômage technique dont était menacé une grande partie des complexes militaro-industriels...) ont produit tout au long de cette décennie du concept et de l'ennemi qui, analysés avec le recul du temps, se révèlent étonnamment artificiels et circonstanciels. "Fabriquer de l'ennemi, écrit-il toujours, suppose diverses étapes : une idéologie stratégique donnée, un discours, des faiseurs d'opinion que nous appellerons des "marqueurs" et enfin des mécanismes de montée de la violence. Les "marqueurs d'ennemi" qu'il faudrait ajouter à la catégorie des marqueurs identitaires des sociologues, sont multiples et différents selon les types de conflits. Ce ne sont pas les plus fins analyses de la situation, mais les plus influents. Déroulède en France a plus pesé que Jaurès dans le premier conflit mondial ; Kipling et Pierre Loti ont largement convaincu l'opinion de la culture de l'impérialisme. Hollywood a produit quantité de westerns sur la conquête de l'Ouest, qui, longtemps a été vécue par les spectateurs comme une grandiose épopée fondatrice, alors qu'il s'agissait de l'extermination systématique des tribus indiennes. Ailleurs, on aurait parlé de propagande génocidaire, dans ce cas, on parle de genre cinématographique..." Pierre CONESA dresse une typologie, qu'il faudrait d'ailleurs peaufiner et approfondir :

- l'ennemi proche, le voisin avec lequel un différend frontalier crée le conflit qui se joue traditionnellement à deux. L'enjeu est un morceau de terre et la guerre une expropriation violente ;

- le rival planétaire, le concurrent dans la rivalité de deux puissances mondiale, comme pendant la Guerre froide ou la rivalité des impérialisme dans la course à la colonisation. La guerre est une manifestation de puissance et un acte cynique d'autorité sur une carte ;

- l'ennemi intime, l'Autre sur son territoire. commencée par des écrits et jamais déclaré, la guerre civile finit par le meurtre par anticipation : tuer avant d'être tuer ;

- le barbare, l'occupant qui considère la population occupée comme étant composée de sous-développés qui ne comprennent que la force. La répression est appelée pacification ;

- l'ennemi caché, la puissance occulte censée tirer les ficelles et maîtriser le sort de populations entières. Une psychose collective engendré par la "théorie du complot", base de l'antisémitisme, des coups d'États militaires en Amérique Latine contre les "communistes" ;

- le Mal, le Malin, que la guerre doit éradiquer. Les idéologies comme les religieux ont souvent recours à cette imagerie. La guerre est un vaste exorcisme ;

- l'ennemi conceptuel, construit par une hyperpuissance. C'est le seul à la mesure de l'unilatéralisme (américain). Le dominant n'a pas d'ennemi à sa mesure, il ne peut se battre que contre des concepts dans une lutte globale... et sans fin. C'est la "guerre globale contre la prolifération et le terrorisme", prophylaxie grandiose ;

- l'ennemi médiatique, qui fleurit dans le vide idéologique et stratégique de l'après-guerre Guerre froide, envahi par la médiatisation où l'image l'emporte sur le texte. Cette menace non stratégique est définie non par les institutions, mais essentiellement par des intellectuels médiatiques, des diasporas et/ou des humanitaires. Elle donne lieu à des actions militaires sans ennemi, avec l'envoi de casques bleus, qualifiée par Pierre CONESA, sans doute avec une grande exagération de "seconde armée" de la planète après celle des États-Unis.

    Même si cette typologie nous semble à grandement travailler, elle a le mérite de pointer un certain nombre d'éléments sociologiques, dont la manipulation de l'opinion n'est pas le moindre, et surtout d'amener à réfléchir sur les déconstructions de l'ennemi. "La plus importante originalité de notre époque est probablement la réconciliation de la France et de l'Allemagne après trois guerres dévastatrices entre deux ennemis qualifiés d'"héréditaires, elle n'a jamais été imitée par le Japon ni par aucun autre pays à la conscience lourde de massacres de masse. Le modèle de la réconciliation de deux ennemis traditionnels, malgré de nombreuses tentatives, n'a jamais été copié! La construction de l'Union européenne, qui progresse par la négociation, en abandonnant certaines des compétences les plus régaliennes qui soient, n'était possible qu'à ce prix et reste, elle aussi, encore largement unique. Entité sans ennemi, l'UE tente difficilement de construire une défense commune". On pourrait ajouter que la caractérisation "ennemi" suivant des critères (surtout) économiques a concerné en Europe bien plus la France et la Grande Bretagne que la France et l'Allemagne, en dépit des deux guerres mondiales (conception de l'État, rivalités coloniales, modèle culturel, désir historique d'Empire ...). ce qui montre par ailleurs la fragilité extrême de la construction idéologique de l'ennemi.

De même que l'on peut établir une typologie de l'ennemi, peut se concevoir une typologie de la déconstruction de l'ennemi : expiation, amnistie, aveu, mémoire commune, justice internationale, autant d'éléments dont des exemples historiques commencent à abonder, de l'Afrique du Sud, à l'Irlande du nord, en Espagne comme en Amérique Latine...

Construction et déconstruction de l'ennemi constituent proprement des enjeux stratégiques ; ces entreprises mènent à la guerre ou à la paix, selon des modalités complexes.

 

Peur des barbares et désignation de l'ennemi...

   Tzvetan TODOROV (1939-2017) réfléchit d'une certaine manière à la notion d'ennemi, dans ses écrits sur la peur des barbares. A défaut de pouvoir passer par la désignation nationale de l'ennemi, et à cause également  de sa véritable dévalorisation culturelle (à causes des ravages de la Seconde Guerre Mondiale, surtout en Europe), des esprits se rabattent sur la notion de barbare. Revenant en quelque sorte aux divisions mentales de l'Antiquité, où des peuples (surtout Grecs et Romains, mais aussi Perses...) stigmatisaient d'autres peuples comme transgressant les lois les plus fondamentales de la vie commune (sur le plus des moeurs familiales notamment), ayant des usages étranges, des écrits, officiels ou non, font de peuples présentant certaines différentes, les nouveaux barbares de notre temps. L'historien et essayiste analyse avec une certaine inquiétude un possible choc de civilisations entre l'Occident et l'Islam. Dans l'esprit de certaines minorités religieuses ou politiques, il existerait bien deux mondes, figés dans leurs différences historiques, culturelles, religieuses, voués à considérer l'autre comme le barbare.

Pour Tzvetan TODOROV, le dialogue est nécessaire entre membres d'aires de civilisations différentes, sinon l'on retourne directement à la peur des barbares. "Toute société (...)  est pluriculturelle. Il n'en r"este pas moins que de nos jours les contacts entre populations d'origine différente (en particulier dans les grandes villes), les migrations et les voyages, les échanges internationaux d'information sont plus intenses que jamais auparavant ; et il n'y a aucune raison que la tendance s'inverse. La bonne gestion de cette pluralité croissante impliquerait non d'assimiler les autres à la culture majoritaire mais de respecter les minorités et de les intégrer dans un cadre de lois et de valeurs civiques communes à tous. cet objectif-là est à la fois important, car il a trait à la vie de toute la collectivité, et accessible, dans la mesure où il ne touche pas à des coutumes adoptées dans la petite enfance, constitutives d'une identité de base, mais concerne des règles de vie dont on admet facilement qu'elles peuvent varier d'un pays à l'autre. Il ne s'agit pas d'enfermer les musulmans (car c'est cela finalement le sujet central de son livre sur les barbares) dans leur identité religieuse, mais de les traiter avec autant de respect que tous les autres membres de la communauté (...)". 

 

     S'il n'est plus possible ou plus difficile, dans le monde occidental (car beaucoup ailleurs, les vieux schémas résistent fortement) de désigner un ennemi, il est encore confortablement loisible de désigner des barbares. Avec ce que cela implique de potentiels comportements à la hauteur, même si la manipulation psychologique doit être plus sophistiquée. 

 

     

 

Tzvetan TODOROV, La peur des barbares, Au-delà du choc des civilisations, Robert Laffont, 2008. Eric POURCEL, La France a t-elle un ennemi?, dans Revue Défense Nationale, n° 753, Octobre 2012. David CUMIN, article Ennemi, dans Dictionnaire de la stratégie, PUF, 2000. Pierre CONESA, La fabrication de l'ennemi ou comment tuer avec sa conscience pour soi, Robert Laffont, 2011.

 

STRATEGUS

 

 

Complété le 13 novembre 2012. Complété le 16 août 2017 (voir aussi Tzetan TODOROV en septembre). Relu le 21 janvier 2021

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10 septembre 2012 1 10 /09 /septembre /2012 13:53

      Avant d'entrer dans la problématique de la sociologie de défense de la légion, quelques éléments sont nécessaires pour la compréhension de ce qu'elle a été pour l'empire romain, en dehors des images véhiculées entre autres par le cinéma. La légion constitue un noyau professionnel majeur autour duquel, surtout à partir de la République, s'ordonne pour la bataille, un certain nombre d'autre unités, elles aussi spécialisées, en proportion très variable, suivant la géographie et le type d'ennemi combattu. Des cavaliers aux servants des différents soldats (souvent des esclaves), des ingénieurs aux pièces d'artillerie (catapultes) aux fantassins-archers, toute une gamme de combattants sont présents. Parfois la légion constitue la pièce maîtresse dans une bataille... parfois non. La légion est véritablement l'instrument de la paix romaine, à la fois instrument de destruction et instrument de construction, vecteur de la romanisation. Elle constitue le noyau de l'armée permanente des Ier et IIe siècles. En deçà et au-delà, son caractère change (c'est là que guette l'anachronisme cinématographique...)

 

Le contenu des légions

    Pierre COSME écrit que "l'accès aux légions était réservé exclusivement aux citoyens romains. Il pouvait arriver que la citoyenneté romaine fût accordée au moment de l'incorporation. Mais la maîtrise d'un minimum de latin était requise pour comprendre les ordres. 

Une légion représentait un corps de troupes dont les effectifs pouvaient osciller entre 5200 et 6000, répartis en dix cohortes de six centuries chacune. En temps de paix, il pouvait arriver que les légions fussent laissées incomplètes par économie. Une centurie comptait 80 hommes et le regroupement de deux centuries formait une manipule. On s'interroge sur le rôle tactique encore joué par les manipules depuis la création des cohortes. Les légionnaires étaient en majorité des fantassins mais chaque légion comprenait un contingent de 120 cavaliers. Les effectifs des centuries de la première cohorte avaient été doublées, sans doute à la fin du Ier ou au début du IIe siècle de notre ère : elles comptaient donc 160 hommes au lieu de 80. (...) Cette particularité remonterait au règne de Vespasien qui aurait reversé dans la première cohorte les vétérans retenus sous les enseignes à l'issue de leur congé. Maintenus sous le nom d'évocat dans l'armée au-delà du temps de service légal, certains d'entre eux avaient vigoureusement protesté contre leur sort pendant les mutineries de 14. Ces "réservistes" formaient jusqu'alors un détachement de 500 hommes (...) rassemblés autour d'un étendard (...) et étaient dispensés de certaines obligations qui incombaient aux autres légionnaires. Leur rôle devait ainsi être seulement défensif. Avant sa disparition, ce détachement aurait peut-être été commandé par un centurion portant le grade de triarius ordo ou par un curateur."

"Depuis l'époque républicaine, l'armée romaine faisait appel à des contingents fournis par les peuples alliés qui consistaient en unités de cavalerie (techniques de combat mal maîtrisées par les Romains) à l'exemple des cavaliers maures, d'infanterie légère ou de combattants spécialisés, comme les archers crétois ou les frondeurs des Baléares". 

 

La légion, unité politico-militaire

   La légion constitue l'unité militaire par excellence. Pas seulement une unité militaire, mais aussi un instrument socio-politique. Par sa composition (c'est vraiment Rome au centre des armées), par sa permanence (à partir de la fin de la République), par son poids technique (elle construit ses fortifications de marche, ses voies de communication...)... 

  Alain JOXE articule unités militaires et pouvoir militaire : "dans les luttes politiques de classe et dans les luttes militaires de classe qui en sont un cas particulier, ce ne sont jamais des modes de production qui s'affrontent, ni même des classes, mais toujours des partis ou groupes polyclassistes, représentant la capacité d''une classe de se trouver des alliés, ou des unités militaires, groupes polyclassistes également.". Cela est particulièrement vrai dans la légion, dans les relations entre la troupe et le commandement, dans leur origine sociale.

  A partir du concept de mode de production, "on ne peut analyser une formation concrète qu'en laissant sans statut le niveau politique et militaire réel, celui des opérations. Or c'est seulement par l'analyse centrale du niveau opérationnel qu'on peut donner au pouvoir militaire un statut théorique non strictement lié à l'existence de l'État ou du moins d'un État particulier. Il faut accepter que l'appareil militaire ne soit pas nécessairement la même chose que "l'appareil d'État", du moins lors des prises de pouvoir d'État (conjonctures révolutionnaires, double pouvoir, conquêtes, rémanence d'un pouvoir des classes hégémonisées ou conquises après révolution ou conquête, pouvoir qui est pouvoir de classe, non d'État, et qui peut être un pouvoir militaire (comme les maquis anticastristes de l'Escambray à Cuba)." L'histoire romaine fourmille précisément de ces événements où l'armée joue un rôle central, entre les guerres civiles, les guerres serviles et les guerres entre légions romaines.

"S'il est vrai que la violence est l'accoucheuse de l'Histoire, c'est la plupart du temps le pouvoir militaire organisé et en fonctionnement (c'est-à-dire faisant la guerre ou menaçant de la faire), qui est le principal agent de cet accouchement, qui gère ce passage de l'un à l'autre mode de production. Ce pouvoir militaire n'est pas seulement de l'une ou l'autre mode de production, il n'est pas simplement pouvoir d'une classe dominante dans un mode de production dominant, ni pouvoir d'une classe dominante dans un mode de production dominé, mais il devient, au moment militaire de la lutte des classes, l'agent efficace du basculement, le facteur d'émergence de la nouvelle hégémonie. (...) Pour étudier le rôle des unités militaires dans la lutte de classe, on est conduit en fait à partir uniquement de la totalité "formation concrète", définie comme champ unifié de luttes des classes. Mais là encore, il faut refuser la notion d'un système clos et d'un système totalement unifié, parce que la clôture et l'unification d'un champ de luttes ne peut être déterminé que par les luttes elles-mêmes et qu'on risque de nouveau de voir s'échapper, dans cet objet trop parfait, le facteur militaire qui est toujours, à la fois facteur de clôture et facteur d'ouverture d'un champ de luttes de classes. La totalité pertinente, c'est celle de formation concrète plus ou moins unifiée, plus ou moins fermée."

Cette manière de voir rend bien compte de la complexité du champ de luttes sociales dans l'empire romain, ensemble non clos, toujours en mouvement, aux frontières incertaines et mouvantes, aux constantes relations entre romains, barbares romanisés ou barbares tout court. Constamment les guerres mettent aux prises non seulement des intérêts d'empire romain contre empire parthe par exemple, mais également des éléments à l'intérieur de ces ensembles ouverts, de manière croisées, les alliés classistes pouvant changer d'une période à l'autre. Les classes dirigeantes de l'empire romain n'ont finalement jamais maîtrisé l'ensemble romain, sujet à toutes les formes d'alliances. Ce qui s'est passé sous la Royauté ou sous la République, où la phèbe et les praticiens font appel à des alliés contre des romains, se perpétuent par la suite, sous l'Empire, même si là le système impérial a pu un temps maîtriser les réactions de la phèbe (notamment par l'évergétisme). Et encore sous cet Empire, les différentes factions impériales firent-elles alliances très diverses et variées...

  "Sans nul doute, cette clôture dans la lutte et cette ouverture dans le lutte des formations concrètes n'est explicable, en dernière instance, que par une forme ou une autre de considération économique, c'est-à-dire par une vision systématique du mode de production de la formation, qui, concrètement, peut déborder les limites politiques d'une formation concrète, même si c'est dans une formation concrète déterminée qu'il émerge. L'économique reste le niveau explicatif en dernière instance, parce qu'on y peut séparer la production de la circulation et que, par là, tout système économique est un système ouvert, conceptuellement, et donc capable d'expliquer l'ouverture relative d'une formation." (Le rempart social)

  Dans l'empire romain, par exemple, les conditions économiques de la production agricole et minière sont déterminantes. A la fois par les acteurs qui produisent et ceux qui en profitent, lesquels sont distincts de par leur statut (colons citoyens romains, esclaves, peuples soumis) et distingués fortement par le biais notamment des impôts, afin de faire fonctionner le système impérial. C'est véritablement durant les plus grandes difficultés économiques que les guerres se font les plus féroces, et les guerres les plus féroces engendrent les déclins économiques. Quel que soit leurs amorces, les différents conflits se précipitent souvent suivant les conjonctures économiques, soit qu'elles soient à l'origine mauvaises, provoquant des "étranglements fiscaux", soit qu'elles soient finalement mauvaises car la rapacité de la fiscalité éponge les ressorts de la production...

    L'écheveau des luttes sociales qui prennent une allure militaire tout au long de l'histoire de Rome est bien restitué dans le récit qu'en fait Maurice MEULEAU : la lutte constante entre les différentes classes sociales, notamment entre les phébéiens et les patriciens et leurs différentes factions ne cesse de rebondir au fur et à mesure de la croissance de l'Empire. Dans une société qui hisse les préjugés raciaux, sociaux, ethniques et sexistes au rang de valeurs, les luttes prennent souvent un caractère violent que la constitution d'un droit, pourtant dantesque, ne parvient pas toujours à contenir.

 

L'histoire d'une formation impériale...

   Pour Alain JOXE, "l'histoire traditionnelle de Rome est frappante, parce que c'est celle de la trans-croissance d'une formation impériale qui s'est effectuée sans perte d'identité, malgré les changements d'échelle et les changements de systèmes de production induits par ce changement d'échelle, avec une capacité d'homogénéisation culturelle dont on observe encore les traces, dans la société contemporaine".  Empire esclavagiste, l'empire romain développe un instrument, la légion, outil d'un mode de destruction capable de répandre cet esclavagisme à une échelle inconnue jusqu'alors. "Comment expliquer la supériorité de la légion sur des adversaires aussi différents que les peuplades barbares d'Occident, la phalange macédonienne et l'armée mercenaire professionnelle des Carthaginois, sans compter leur flotte? Quelles résistances obscures ou éclatantes ont été brisées chez les peuples, et comment?

Toutes ces interrogations sont des lieux communs de l'Antiquité. On y répond toujours en évoquant l'efficacité du soldat légionnaire et aussi la "correction" des Romains dans l'application des traités (...). Il faut également comprendre aussi le contenu des traités, comment Rome traitait les vaincus et comment ce traitement se rattache à la double déchirure fondatrice de la Cité, dans la forme particulière qu'elle avait prise à Rome." Le sociologue de la défense revient sur la tactique de la légion pour constater que "le combat d'infanterie proprement dit est une invention romaine". En fait, "il y a tellement de politique dans la supériorité militaire romaine qu'on ne peut se contenter d'un niveau d'analyse technico-militaire."

 C'est ce qui l'amène à détailler "l'articulation aléatoire d'un système stratégique" qu'est la légion. Elle a intégré "progressivement dans le code du système stratégique légionnaire les acquis de plusieurs types d'Etats présents dans l'environnement italien. Contrairement à ce qu'on a vu à l'oeuvre en Grèce, il n'y a pas dédoublement conflictuel du processus de création de la phalange (dans la sparte anti-esclavagiste) et de reproduction de la phalange (dans les cités esclavagistes) : mode de production, structure sociale et organisation de la phalange (la légion) forment à Rome un système unifié et cohérent qui s'autorégule autour du critère politique comme suspension de la lutte des classes, sans que triomphe jamais complètement ni la démocratie, ni l'oligarchie, ni l'hydraulique étrusque, ni la petite propriété quirinaire, ni la citoyenneté censitaire, ni l'égalité hoplitique."

Alain JOXE décrit alors ce qu'il appelle les trois fondations de Rome pendant lesquelles "la réinvention de la cité grecque dans le Latium aboutit à une "combinaison-conservatoire originale. La distribution des terres conquises se fait "dans l'ordre, c'est-à-dire par reproduction de l'ordre initial. En effet, le terroir de Véies fut structuré selon le modèle général, "colonisation patricienne-colonisation phébéienne" ; la priorité des empiètements des patriciens sur l'"ager publicus" était préservé et les patriciens parvenaient à reproduire activement à leur profit l'effet hégémonique propre au critère religieux, dont ils conservaient une sorte de monopole".

"En résumé, alors qu'en Grèce on n'avait connu qu'une série de tentatives incomplètes, de combinaisons boiteuses associant des critères militaires sociaux et économiques hétérogènes, la légion combine d'emblée trois types de relations sociales militarisées : c'est une démocratie militaire barbare, c'est une phèbe "asiatique" capable de "corvées d'État", c'est une phalange hoplitique "hellénique" de propriétaires libres." Lisons donc que :

1 - la légion conserve certains traits de la démocratie militaire qui règne chez les barbares montagnards, ses voisins, ancêtres et ennemis immédiats, le droit d'élire directement des chefs de guerre (les deux consuls et les tribuns militaires) ;

2 - la légion conserve certaines qualités de la classe paysanne d'une formation "asiatique" héritée de l'époque étrusque. L'origine de la phèbe, sa capacité de grands travaux collectifs (...) tout ce savoir populaire, guidé par des magistratures civiles patriciennes, est transcrit intégralement dans ce qui apparaît comme une partie de la discipline militaire romaine ;

3 - la légion a toutes les caractéristiques classiques de la phalange hoplitique esclavagiste. Les légionnaires sont bien des citoyens propriétaires ou propriétaires virtuels du sol, qui combattent dans des guerres de plus en plus prolongées, pour défendre ou pour acquérir des terres et/ou des esclaves.

  "Parce qu'elle regroupe ces trois caractéristiques, la légion n'est pas seulement un outil des citoyens romains, mais une usine à citoyens romains, et ce caractère qui s'est confirmé par des adaptations successives et des transformations radicales à la mesure du changement d'échelle des conquêtes, trouve son origine, sans doute, dès l'apparition du système au Ve siècle (av. J-C.). Cette capacité originale par rapport à l'ouverture du système athénien des clérouquies et à la fermeture du système spartiate, parait liée à deux traits particuliers de la société politique romaine. L'un concerne la relation entre consentement et coercition dans le pouvoir du patriciat après la création du tribunat de la phèbe. L'aristocratie romaine reconnaît à la phèbe, avec la "loi sacrée", un droit de lynchage tumultuaire en cas d'atteinte à son tribun, en échange du maintien de son droit de commandement militaire ; l'autre concerne la capacité de l'aristocratie romaine de reconnaître des sénateurs romains dans les aristocraties des cités alliées. Ces deux relations de classes, verticale intérieure et horizontale extérieure, confèrent à la légion le caractère d'un système ouvert à croissance indéfinie." C'est dans le cadre de cet équilibre dynamique que Rome invente une nouvelle vision de la guerre, qui n'admet pas la défaite : chaque grande campagne doit se traduire, sous peine de mettre en danger tout l'équilibre, par la soumission du peuple combattu.

"La conquête romaine n'a pas pour objectif la destruction des élites et la vente en esclavage du peuple de la société conquise, règle de fer du comportement athénien lorsqu'il est poussé aux extrêmes. Rome pratique une cooptation terme à terme dans la cité romaine, système de "destruction-conservation" bien particulier : elle accepte très tôt d'intégrer dans le Sénat romain les aristocraties voisines et, en même temps, d'intégrer les phèbes voisines dans les troupes auxiliaires des armées légionnaires. Les auxiliaires sammites et campaniens ont joué très tôt ce rôle aux côtés des légions consulaires. La légion n'est donc pas seulement la religion de Rome (l'auteur prend le mot religion au sens plein, rassembler, réunir, pas seulement au sens "religieux" du terme...) mais c'est aussi la religion des peuple conquis."

 

Alain JOXE, Voyage aux sources de la guerre, PUF, 1991 ; Le rempart social, Galilée, 1979. Maurice MEULEAU, le monde antique, dans le monde et son histoire, tome 1, Robert Laffont, Bouquins, 1990. Pierre COSME, L'armée romaine, Armand colin, collection U, 2012.

 

STRATEGUS

 

Relu le 12 janvier 2012

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28 août 2012 2 28 /08 /août /2012 12:56

        La formation impériale, conçu par Alain JOXE comme "cas général de la formation sociale concrète", à rebours de la conception habituelle d'un système mondial d'États-nations, permet de comprendre sans doute mieux,comment se forme et perdure des ensembles politiques cohérents. Il définit ce qu'il entend par là avant de fournir des illustrations historiques concrètes.

 

La formation impériale est un champ complexe de luttes de classes :

- Complexe parce que hétérogène, intégrant plusieurs champs de luttes de classes séparés qui sont d'anciennes formations concrètes et/ou de nouvelles formations concrètes faisant schisme.

Cette complexité provient à la fois de la présence d'unités militaires différentes et de la présence de plusieurs modes de production. Cela fait appel à la fois à une logique de conflits entre plusieurs unités porteuses d'armes et à une logique (d'inspiration marxiste) de conflits entre modes de production concurrents. L'articulation de ces conflits permet de comprendre pourquoi subsistent longtemps des modes de production inférieur (en productivité). L'articulation tributaire par exemple est plus efficace que celle du travail forcé pour dégager une "main-d'oeuvre salarié, du point de vue de la formation dominante, mais l'existence d'une masse servile, grossie au rythme des conquêtes peut camoufler un moment la possibilité d'emplois plus productifs de la main-d'oeuvre... "La stabilité d'un empire, toujours définissable en termes d'optimum de transition abortive (entendre par là un équilibre d'accélérations et de freinages de l'expansion des relations sociales), est combinée intelligemment ou du moins intelligiblement dans les sous-formations maintenues à l'état de compartiments étanches, au sein desquels se déroulent ainsi des luttes de classe locales hétérogènes à celles du voisin".... "l'émergence, peut-être aléatoires, du monde de production capitaliste comme mode de production de certaines formations concrètes (et surtout l'Angleterre du XVIIIe siècle) peut immédiatement être figurée comme combinaison de plusieurs formations concrètes avec leurs modes de production non capitalistes autour de l'Angleterre dans la formation impériale britannique et la "transition au monde de production capitaliste", des modes de production de ces diverses formations sous-impériales, comme à la fois l'enjeu des luttes de classes dans ce champ hétérogènes de luttes de classes et l'objet, à tous les niveaux de son hégémonie, de la gestion politico-économique de la classe dominante anglaise, l'origine de sa division entre conservateurs et libéraux, c'est-à-dire partisans du freinage ou de l'accélération du procès - en fonction de diverses configurations possibles de classes alliées et de classes-appuis, ici et là"...  ;

 

La formation impériale comme ensemble unifié

- Unifié par l'usage de la violence armée, par la conquête et la répression, par une organisation centrale étatique, et/ou la désorganisation et la révolte et la violence généralisée par la multiplication des groupes armés.

Cette unification n'est jamais une tâche terminée : elle s'opère par l'exercice de la violence ou la menace de cet exercice, la menace de mort plus ou moins bien orchestrée. Elle est d'autant moins susceptible de se terminer qu'il y a plus d'unités militaires ne servant pas les mêmes modes de production, les mêmes classes sociales. "L'unité par la violence en dernière instance suppose l'hétérogénéité mais l'expansion du mode de production le plus progressiste appuyé par le pouvoir impérial dans la formation concrète permet aussi d'arriver à une certaine homogénéisation, à l'égalisation relative des sous-formations entre elles et à la constitution d'un "noyau dur" du mode de production dominant permettant un bond en avant vers d'autres formations, permettant d'autres conquêtes". "La croissance de certains empires (romain, prussien, français) s'est faite ainsi par un processus de "conquêtes-homogénéisation-conquêtes nouvelles", mais au départ, il y a une formation ex-impériale sérieusement homogénéisée et militarisée, généralement par l'effet d'une menace de destruction militaire surmontée." Ce processus n'est pas plus caractéristique d'un mode de production ou d'un autre.

- Organisé par l'unification des luttes politiques, idéologiques et religieuses entre classes dirigeantes et par la division des classes appuis et des classes exploitées. 

La formation impériale est constamment organisée par l'unité des classes dirigeantes et la division des classes-appui et des classes exploitées, cette division étant entretenue plus ou moins consciemment par les classes dirigeantes. "La classe dominante de la formation impériale n'a le pouvoir économique et politique que parce qu'elle a réussi à nouer des inter-relations entre tous les groupes dominants de toutes les sous formations et à faire accepter, à ce niveau, une unité de critère dont le plus petit dénominateur commun est l'intérêt à la répression violence en dernière instance des différences espèces de couches exploitées qui existent dans les différents modes de production des différentes sous-formations sociales agrégées dans la formation impériale. cet accord minimal fonde l'unité du champ de lutte de classes en tant que champ de luttes des classes dominantes. Dans le cas où la péréquation des modes de production des différentes sous-formations est assez poussé et, où, par conséquents, il y a risque d'unification des couches exploitées, l'unité des classes dirigeantes pourrait être également ébranlée. Une des conditions du maintien du pouvoir des classes dirigeantes reste la division des couches exploitées, mais elle est alors obtenue sur le plan de l'espace sociétal unifié et non plus par l'entretien de sécessions spatiales virtuelles." L'hégémonie, au sens de GRAMSCI, passe par la constitution et la reproduction de classes-appui et de classes-rempart dont la division est soigneusement entretenue, dans le cas des empires à longévité importante et qui serve non seulement à protéger le pouvoir des forces populaires, mais à les diviser, en particulier grâce au processus politique de la représentation du système démocratique bourgeois. Pour ce qui concerne le cas des empires modernes. Pour ce qui concerne les empires antiques, il s'agit d'une manipulation constante du système démocratique également, mais dans des cadres autres, comme le Sénat romain ou l'Assemblée grecque. C'est la raison pour laquelle nous attachons autant d'importance, dans l'évolution de l'empire romain aux différentes campagnes militaires et aux conditions des débats à Rome, débats qui se déroulent entre membres citoyens d'un Empire de plus en plus étendu...

Pour clarifier son point de vue, même si cette sociologie de défense se construit au fur et à mesure, Alain JOXE écrit qu'on "est habitué à considérer la "formation impériale" comme un conglomérat géographique de formations géographiques. C'est là le trait général dans l'histoire précapitaliste, mais c'est un trait "agraire". Nous devons plutôt considérer aujourd'hui que le pouvoir de classes qui s'exerce sur les fractions divisées de la bourgeoisie, soutenues par des fragments différenciés de classes-appui et de classes exploitées transcrit en dehors de l'espace géographique la structure impériale type. Les partis classistes  du système bourgeois jouent le même rôle que les "nations vaincues transformées en provinces" dans le système impérial traditionnel. Le jeu militaire et civil sur ces ensembles fractionnés représente l'essentiel du savoir politique de classe depuis l'Antiquité. On peut l'appeler un art de la fortification sociale, pour reprendre une métaphore chère à Gramsci. Face à cet art, il reste évidemment aux classes exploitées de mettre au point unes "poliorcétique sociale", c'est-à-dire l'art du siège et la science de la contre-fortification et de l'assaut des remparts du pouvoir de classe, cette métaphore ne suppose nullement qu'il s'agisse là d'actions violentes." ;

 

La formation impériale comme ensemble "ouvert"

- Ouvert, du fait de sa division, sur l'ensemble de l'environnement.

Reprenant la conception marxiste de formation sociale, Alain JOXE estime qu'il faut remplacer la définition selon laquelle elle "consiste en une chevauchement de plusieurs modes de production dont elle détient le rôle dominant" (selon POULANTZAS, dans Pouvoir politique et classes sociales, Maspéro, 1968) par "une combinaison de formations sociales dont l'une joue le rôle hégémonique par son mode de production supérieur et/ou dirigeant par son mode de destruction supérieur". Il écrit que "la clôture concrète de la formation concrète ne saurait (...) être composée (en dehors d'insularité géographique "absolue", c'est-à-dire relative à un certain état des techniques de transport) que de pratiques concrètes d'acteurs sociaux concrets agissant pour clore cette formation concrète (isolationnistes) et n'y parvenant pas dans certains cas ; ou au contraire, agissant pour ouvrir cette formation concrète pour lui adjoindre d'autres formations ou pour les englober ("conquérants") ou pour faire englober la formation par une autre ("traîtres")." Le sociologue de la défense veut faire comprendre que les acteurs au sein d'un ensemble politique ne cessent de se combattre pour fermer ou ouvrir un espace donné, selon leurs intérêts et selon leurs calculs pour l'emporter. La clôture politique, institutionnalisée souvent, n'est jamais parfaite, parce que précisément cette clôture n'est pas acceptée par tous les acteurs. Certains ont tout à perdre, que ce soit dans les classes dominantes ou dans les classes exploitées, dans une clôture parfaite. "En termes de défense populaire (lorsque l'auteur rédige Le rempart social, nous sommes dans une période où l'on discute beaucoup de défense populaire, les années 1970), la lutte idéologique est, avant tout lutte pour dévoiler les nécessaires ouvertures de la formation impériale et les ouvertures des sous-formations entre elles, et de les définir comme vulnérabilités potentielles du systèmes de domination".

 

  Mais que sont ces sous-formations auxquelles Alain JOXE fait souvent mention? L'effort de théorisation sur la formation impériale oblige à préciser cela. Et l'auteur le fait par l'exemple du système des États contemporains. "Au cours de leur période de formation, il existait au-dessous de l'assiette géographique des États, de véritables formations concrètes "régionales" : États féodaux, grands apanages, provinces d'États en France, où régnèrent des féodalités locales en lutte avec des bourgeoisies, inégalement placées sous la protection-domination de la monarchie et, qui, lorsque le mode de production devint partout le mode de production capitaliste, conservèrent de leurs franchises d'origine des rôles diversement autonomes dans le cycle de reproduction élargi du capital ; tendant à se comporter presque en "bourgeoisies nationales" au sein d'un empire libéral. Bref, modes de production locaux, champs spécifiques de luttes de classes, théâtre politique local, il y a des sous-formations au sein de la formation élémentaire française, pourtant tête d'un empire. Au sein de ces sous-formation elles-mêmes, il n'est pas difficile de distinguer  de nouveau, une structure complexe hétérogène de type impérial, telle région, telle ville, constituant le noyau impérial et telle autre région, la périphérie. Là aussi, les modes de production des formations périphériques ne sont pas les mêmes que celui de la formation centrale et "résistent" éventuellement à la lutte de la classe dirigeante de la formation centrale pour imposer son mode de production. Dans la formation française, système de systèmes, la Vendée reste féodale et royaliste comme formation sociale, c'est-à-dire lutte contre l'unitarisme jacobin qui tend à homogénéiser la structure impériale interne par la conquête militaire des sous-formations dont le mode de production est trop dissemblable de celle du centre. On voit que pour arriver à l'échelle d'une "formation sociale élémentaire", il faut descendre assez bas dans l'échelle régionale, à celle que la géographie humaine française a appelé le "pays". On peut saisit que les luttes sociales se déroulent dans des ensembles relativement séparés, tandis que d'autres luttes sociales peuvent opposer des éléments de ces ensembles séparés à d'autres éléments qui se considèrent comme centraux... et dépositaires du pouvoir impérial. Les luttes économiques de tous ces sous-formations sont inséparables, sans s'y confondre, loin de là, des luttes entre acteurs militaires.

 

Comment les Empires "réussissent" ou "échouent"?

   Dans ces conditions, comment situer les empires qui "réussissent" de ceux qui "échouent"? C'est dans l'analyse de l'histoire du système international tel que nous le connaissons que l'on peut trouver. Il n'existe pas d'empire universel et il semble bien que sa formation soit très compliquée. Il n'a jamais existé non plus d'empire éternel, car au mieux (ou au pire), se font face de grands empires rivaux qui prennent la forme d'ensembles politiques à peu près fermés. "La fétichisation des conditions particulières de quelques États-nations européens, leur constitution en ces monades caractérisées comme le plus nec ultra de la cohésion politico-sociale, parce que capables de mener furieusement deux guerres mondiales avec des armées de civils, s'explique par l'étrange configuration des empires capitalistes rivaux, si on les compare avec celle des empires précapitalistes : toutes les têtes de formation impériales sont groupées en Europe et tous les empires dispersés, imbriqués dans le reste du monde." "Cette conformation géographique nouvelle s'explique parfaitement par le développement de l'industrie et du commerce international (et non plus le vol des surplus de la terre) comme principale source de surplus dans une formation donnée, par les progrès dans les transports maritimes, et par l'indifférenciation relative de l'espace et des distances géographiques qui découlent de tous cela." Au moment où l'auteur écrit, il apparaît qu'"il y a contradiction entre deux types de formes concrètes de pouvoir développées par les bourgeoisie au stade actuel : l'État-nation, et le conglomérat transnational qui agit à l'échelle de l'Empire américain." 

     En fin de compte, la formation impériale évolue sans cesse, et n'existe que pour autant que le jeu des multiples conflits en son sein et autour de lui, ne met pas en cause des équilibres fondamentaux, malgré les multiples destructions - économiques ou militaires - qui peuvent exister tout le temps de son existence. De manière sans doute paradoxale, ce n'est qu'à la fin des différentes paix impériales, pax romania, pax britanica, pax americana... que l'on peut rendre compte de la persistance jusque là de ces équilibres fondamentaux. Une des conditions du "succès" d'une formation impériale est qu'elle permet ce jeu de conflits se continuer sans affecter son existence. L'étude de ces équilibres fondamentaux, qui régissent les relations entre agents économiques et acteurs militaires dans des relations croisées complexes, pour des empires concrets ayant existé ou existant, permet seule de concevoir une sociologie de défense opératoire... c'est-à-dire en fin de compte une sociologie au service de protagonistes. La connaissance de l'art de produire comme celle de l'art de détruire est constamment recherchée, surtout par les classes dominantes, et depuis peu, par des classes exploitées. La connaissance des processus de destruction des systèmes capitalistes  est au coeur de la préoccupation d'un auteur comme Alain JOXE.

 

   Ce dernier écrit plus tard, que ce que  "l'empire a de particulier, par rapport à la société en général, c'est que l'articulation trans-organisationnelle y est fournie par l'application de la violence, mise en forme à chaque échelon. La menace de destruction y sert de ciment à la construction, non pas comme un état de la matière (pour qui la menace est simplement la fragilité) mais comme un action de la hiérarchie instituée."

 

Trois couples de formes impériales

Dans son étude sur les origines de la guerre, il décrit ce qu'il appelle les "trois couples de formes impériales", en faisant très peu référence aux problématiques marxistes.

"Les itinéraires conquérants, jalonnés de bataille, ont mené à une délimitation de l'Empire romain comme articulation de la menace de mort sur l'économie. On voit toujours le critère du militaire s'imposer au critère logistique en même temps que le critère logistique s'impose au militaire, dans cette fameuse dialectique du racket et de la poule aux oeufs d'or. Mais il faut distinguer entre des formes. Celles-ci s'étagent comme trois embranchements dichotomiques dans la généalogie de l'État : distinguer, d'une part, entre noyau pluriel et zone pionnière unifiées ; d'autre part, entre État délinquant et État logistique ; enfin entre l'Empire par le parasitage des stocks et l'Empire par le parasitage des flux. Ces trois formes se sont harmonisées dans l'Empire de Rome. Le seront-elles dans l'Empire américain?"

Nous pouvons reprendre ces trois "couples" :

- Noyau pluriel et zone pionnière unifiée : "On a relevé que, dans l'histoire des Empires, c'est la domination, la centralisation et la menace de mort, qui l'emportent toujours sur la liberté, le pluralisme et la négociation ; même au cours du processus de désintégration de chaque phase final, le retour au pluriel est rarement autre chose que la redéfinition d'un pouvoir central menaçant, prédateur à une échelle plus réduite (les royaumes barbares). Cela s'explique du fait de la supériorité presque constante des techniques de destruction sur les techniques de production. En outre, les "zones pionnières unifiées" des civilisations plurielles (Akkad, Assyrie, Qin, Rome, l'Amérique) qui sont plus rationnelles dans le perfectionnement des techniques militaires, le sont souvent aussi dans la standardisation des techniques de production, ce qui permet un bond de production même sans créativité supérieure. Les zones pionnières, ainsi, possèdent des atouts militaires et économiques face aux noyaux pluriels qui n'ont plus que des atouts économiques. Elles dominent sans cesse l'histoire et constituent les sources de l'impérium. Toutefois si la science permet, et d'ailleurs exige sous peine de mort, que les techniques de production l'emportent désormais sur les techniques de destruction, la prééminence des zones pionnières unifiées pourrait s'éteindre.

- L'État-racket et l'État logistique : "Dans les  Empires ainsi formés, le paradigme du racket, de "l'État délinquant", du parasitage actif violent des surplus en stocks, l'emporte structurellement sur l'État logistique productiviste, redistributeur et gestionnaire. L'Assyrie l'emporte sur l'Égypte. Rome sur l'Étrurie. En outre, l'État délinquant est le seul à connaître un cycle de croissance et d'extension visant l'Empire du Monde, car la conquête est le seul exutoire, la seule application constructive d'une supériorité technique en matière de destruction. Pour les nations productivistes, il vaut toujours mieux, à un moment donné de l'équilibre des forces, se soumettre et subventionner l'envoi de la violence prédatrice vers d'autres horizons que de se faire tuer jusqu'au dernier.

Accepter la domination est aussi un calcul stratégique. En effet, l'État-racket conquérant et prédateur "entre en possession" et doit, dès lors, gérer sa proie avec une certaine rationalité logistique. En supprimant la piraterie et les guerres internes de l'inde, l'Angleterre extrait de son Empire un maximum de prélèvements. L'Amérique lance le Plan Marshall sur l'Europe conquise et détruite. Mais l'étouffement de la poule aux oeufs d'or, cette tactique primaire, irréfléchie, qui se trouve toujours quelque part à la source du système de la prédation externe, se retourne en fin de cycle sur l'intérieur. Les exactions militaires, le développement parasitaire d'un fiscalité destinée à nourrir une bureaucratie prédatrice, tels sont les avatars, les réincarnations du code du racket dans l'Empire, une fois la conquête arrivée à ses limites. En cas de baisse de la production (par sécheresse, inondation ou manque de main-d'oeuvre), le maintien forcé du niveau de prélèvement se trouve inclus dans le code de fonctionnement de l'empire, car celui-ci est un système de régulation, non du système économique, mais du système de prédation. C'est ce qu'on voit fonctionner au Bas-Empire, mais aussi en URSS Brejnevienne (...)".

- Parasitage des stocks et Empire continental, parasitage des flux et Empire maritime. C'est une manière inventée pour échapper à la responsabilité de la conquête. "Cette échappatoire a été découverte au cours des siècles par les "Empires maritimes" qu'il faudrait appeler plutôt " les Empires du no man's land" puisqu'ils s'organisent en général autour des grands espaces arides non appropriables (mers ou déserts ou déserts métaphoriques des marchés boursiers) où seule la distance en délais de livraison structure les solidarités entre mafias "côtières" et confréries de "transporteurs". Pour Athènes, Carthage, Venise, Londres et New York, le racket opère aux frontières des sociétés logistiques, par le contact des ports, et la domination des flux, et la conquête du "hinterland" n'est pas requise (sauf à considérer l'Empire lui-même comme un espace quasi maritime où l'on ne contrôlera que certains ports et des îles). La domination des flux qui traversent le "no man's land", par contre, est indispensable. Elle est nécessaire et suffisante, éventuellement, pour tuer successivement plusieurs poules aux oeufs d'or situées dans le "hinterland" des ports, mais sans en périr soi-même, si l'on prend soin de découvrir à temps d'autres gisements ou d'admettre des temps de jachère. La tentation d'élargir le hinterland pour sécuriser la base d'opérations existe évidemment toujours. Athènes a une politique en Béotie, Carthage en Afrique, Venise sur terre ferme, Londres structure le Royaume Uni. Si l'Empire maritime est basé sur une île ou une presqu'île, les limites de sa conquête territoriale minimale sont proposées par la nature. La tentative de contrôler plus que les ports et de conquérir le hinterland existe aussi et peut mettre fin au racket du no man's land en obligeant l'Empire a devenir responsable logistique de sa conquête (...).

L'Empire de Rome a su combiner politiquement la conquête de la terre ferme et celle du "no man's land" méditerranéen ; économiquement, l'État-racket et la gestion logistique des centres de productivité ; militairement, le collage de divers types d'entreprises hétérogènes et l'homogénéisation des statuts civiques. (...) Les Empires moyen-orientaux du carrefour des trois continents reproduisaient avant Rome le schéma du prédateur montagnard ou nomade se jetant sur les zones de productivité des trois empires hydrauliques de l'Euphrate, du Nil et de l'Indus. Dans la mesure où il a su combiner les caractères prédateurs de l'Empire terrestre et de l'Empire maritime le cycle du pouvoir impérial romain a été plus long que celui de tous les Empires qui l'avaient précédé. La forme même de la Méditerranée purgée de pirates permettait de rendre internes une partie des flux entre économies hétérogènes. C'est un Empire composite géré comme un assolement et permettant de relayer le prélèvement sur les stocks par des prélèvements sur les flux et d'admettre et même de subventionner parfois la reconstitution des systèmes de production pillés. Cette gestion prudente concerne non seulement des gisements de productivité agricole, comme l'Afrique ou l'Égypte, où les garnisons étaient d'ailleurs faibles, mais aussi des "gisements de soldats" (des paysanneries libres), outil nécessaire à la reproduction des légions et donc à la production des esclaves, instruments d'une forme particulière de productivité. L'effondrement de l'Empire romain en Occident est une préalable plus important pour nous que tout autre cycle antique, car Rome est le dernier Empire universel européen avant la colonisation du monde par l'Europe et l'avènement du capitalisme et de la science. L'anarchie post romaine est bien le terreau sur lequel s'est développé, au Moyen Age, le mode d'articulation de la violence du marché et de l'État qui caractérise le monde contemporain. La reconstitution de la forme d'Empire dans les conditions du développement industriel capitaliste est une reconstitution à mémoire : l'Empire composite romain poursuit sa carrière dans l'imaginaire du pouvoir mondial capitaliste. Il peut encore servir à interroger l'actualité."

 

      Dans ce dernier développement, qui prépare dans l'esprit de son auteur les considérations sur l'archaïsme de l'Empire du monde contemporain et plus loin la problématique de l'Empire du désordre, nous voyons se profiler une certaine réponse à notre interrogation d'origine sur les conditions de succès et d'échec des empires. Mais, nous l'avons remarqué, il n'y a plus l'articulation entre luttes des classes et processus violents de conquêtes. Seule la dimension stratégique du point de vue de pouvoir dominant, dans cette exposition, est examinée. Non bien sûr que le projet d'articuler à la fois luttes sociales et processus violents, luttes économiques et luttes militaires, soit abandonné, mais il faut tout de même constater que du fait même de l'effondrement de toute une idéologie socialiste, qui suit l'effondrement de régimes qui s'en réclamaient faussement, cette articulation n'est plus développée avec autant de force et de détails.

 

Alain JOXE, Voyage aux sources de la guerre, PUF, 1991 ; Le rempart social, Galilée, 1979.

 

STRATEGUS

 

Relu le 2 janvier 2021

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23 août 2012 4 23 /08 /août /2012 09:55

         Avant d'en venir à l'un des objectifs d'une sociologie de défense qui nous intéresserait particulièrement, levons une équivoque autour de la Défense.

Il ne s'agit là historiquement que d'un mot substitut à la guerre, tant à la désignation des ministères et institutions chargés de la défense, anciennement ministères et autres organismes de guerre, qu'à une conception qui veut que l'attaque soit péjorativement conçue, tant le premier qui attaque dans une guerre en est considéré souvent comme le responsable... notamment après sa défaite!.

Aussi lorsque nous discutons de défense, il s'agit en fait de guerre, même si, épousant une dérive sémantique bien connue, nous pouvons considérer que toutes les guerres ne se font pas les armes létales à la main, et que toutes les guerres n'opposent pas nécessairement deux entités étatiques, comme en témoignent d'ailleurs les multiples guerres sociales qui ont traversé par exemple l'empire romain. Cette double conception guerre entre des unités militaires, guerre entre des unités parfois non militaires, nous guide tout au long de l'examen de ce que peut -être une sociologie de défense, avec toujours les mêmes questions primordiales : qui se défend? qu'est-ce qui est défendu? et comment cette défense se fait-elle?

Même si stricto sensu la guerre se fait d'abord avec des unités militaires, non préférons une vision qui fait jouer aussi la participation des civils, donnant sans doute une vision plus réaliste de ce qu'est précisément une guerre.

Même si stricto sensi, la guerre est obligatoirement armée, nombre de luttes sociales conservent une double caractéristique de pouvoir se mener avec ou sans armes ; de rester entre civils ou de se mélanger à une guerre stricto sensu, un continuum vérifié dans la vie réelle se faisant entre des conflits de toutes natures. Le phénomène guerre, par ailleurs, engendre des effets spécifiques incontournables.

A contrario, une sociologie de défense ne se réduit pas à une sociologie militaire. Sans se réduire à une sociologie militaire, allant en fait très au-delà, des travaux de sociologie de défense comme ceux d'Alain JOXE, constituent souvent notre référence. Étant entendu que le point de départ de la réflexion de cet auteur, qui utilise dans ses premiers écrits de la phraséologie marxiste, se situe autour de l'Empire et de ses conditions non seulement proprement militaires, mais en fin de compte, surtout sociales et politiques. Étant entendu que toujours pour cet auteur, il s'agit surtout de "voyages" aux sources de la guerre.

 

       L'un des objectifs d'une sociologie de défense est de tenir en quelque sorte les deux bouts des relations entre sociologie et défense.

Il s'agit de mesurer les liens logiques récurrents entre des conditions socio-économiques et politiques d'une part, des défaites et des victoires (souvent militaires) d'autre part, dans les conflits qui opposent des sociétés rivales ou des éléments rivaux d'une même société. Il s'agit de comprendre en retour les implications socio-économiques et politiques de ces défaites et de ces victoires sur les sociétés vaincues ou victorieuses. Et ceci en pointant les conditions stratégiques et tactiques des batailles ou des entreprises militaires.

Une démarche à la Tolstoï mettrait l'accent sur le désordre inhérent au déroulement de ces batailles dont l'issue peut dépendre parfois d'un pur hasard. Cette considération qui rend impossible l'atteinte d'objectifs d'une sociologie de défense peut être définitive, sauf dans le cas de l'existence d'Empires dont l'épaisseur historique dans le temps et dans l'espace exclue l'idée même d'un tel hasard. Même si les conditions réelles de ces défaites et victoires ne sont pas maîtrisées par les acteurs contemporains des conflits considérés.

Singulièrement, l'étude des empires de l'Antiquité d'abord permettent d'entreprendre une telle sociologie, parce qu'ils semblent mettre en place des schémas de fonctionnement, à leur fondation même, et parce qu'ils sont l'objet de tentatives d'imitation (parfois superficielles) par les Empires suivants... tout au moins en ce qui concerne l'Occident.

 

    Une hypothèse de base adoptée par Alain JOXE est qu'il "existe aujourd'hui une série de codes ayant permis à l'humanité de construire ces "machines à néguentropie" que sont les civilisations" (Voyage aux sources de la guerre), entendre par là l'élaboration de méthodes pour endiguer l'entropie sociale, le désordre qui menace sans cesse la vie sociale. Il accepte l'idée que "le multiple soit antérieur au structuré", reprenant une formule d'Alain BADIOU (L'Être et l'Évènement, Le Seuil, 1988).

"Le désordre et la violence, écrit-il, ont toujours existé dans l'histoire, mais il est visible que l'histoire fait la différence entre les désordres qui aboutissent à la mort et ceux qui conservent la mémoire du code de la reconstruction et qui, par conséquent, ne sont que des moments d'ouverture présageant la croissance. Ces savoirs, toujours transmis sous forme de proverbes et de lemmes, sont en général fondés sur l'idée que la meilleure défense est l'attaque (diviser pour régner, si vis pacem para bellum, etc), mais modérés par des messages contraires ("colosse aux pieds d'argile", "qui combat par l'épée périra par l'épée", etc)." C'est en repérant ces savoirs élaborés que nous pouvons comprendre comment les sociétés vivent et meurent : un des aspects visibles souvent est l'usage par les classes au pouvoir de la violence, pour maintenir la cohésion sociale. "La grande stratégie des systèmes de pouvoir de classe a parfois aussi été de prendre le risque stratégique d'un désordre généralisé pour éviter l'arrêt de la croissance, considéré comme assimilable à l'arrêt de la vie." 

 

    Dans le grand débat sur la question de savoir quelle est la forme sociale originelle, de l'État, de la Cité ou de l'Empire, il semble bien que ce soit la forme de l'unité militaire qui tranche. C'est l'unité militaire - et non une structure sociale quelconque, l'État par exemple, qui est l'acteur spécifique de la guerre, et qui détermine, voire sur-détermine, la forme d'une société.

Plutôt que de considérer les États-nations comme éléments de base, idée très historiquement marquée, Alain JOXE met en avant la nécessité de regarder où se situe réellement l'action et l'événement de la guerre : "Plutôt que de me situer au niveau des acteurs socio-politiques institués pour expliquer la guerre, il me fait au contraire, me situer au niveau de l'action et de l'événement de la guerre pour expliquer la genèse des acteurs socio-politiques ; et même, pour parvenir à la définition des acteurs sociaux de la guerre, il m'est prioritaire de passer par une définition pré-institutionnelle des critères d'action". "La sociologie du port d'armes ou de la prise d'armes, ne déploie sa spécificité que dans l'action de guerre, non dans l'institutionnalité étatique (ou administrative). C'est donc par référence à l'imaginaire de la guerre que je suis obligé d'analyser même les déploiement en temps de paix, et, ce faisant, j'aborde, même si les troupes ont l'arme au pied ou vaquent aux corvées de nettoyage des abords, le balai de genêt à la main, la sociologie de la conquête ou de la résistance à l'invasion." 

   L'imbrication (ou les positions) des classes, des castes, des groupes, des tribus et des armées produit des institutions comme l'État en s'y insérant plus ou moins complètement. L'État, conçu comme "membrane séparant l'intérieur de l'extérieur", est essentiellement poreux, à l'inverse de l'unité combattante, tant que celle-ci évidemment subsiste dans le temps. La frontière "résulte de l'application de la force sur certains points, marquant le terrain ("frontier" au sens américain), ou sur la construction d'une limite géographique de l'État comme localisation de femmes enfantant des citoyens ou sur la définition de l'appartenance à l'État par les limites des parentèles ; toutes ces limites sont non seulement unilatérales mais poreuses, car constituées par le contact avec un organigramme d'un autre type que celui de l'État. Même quand l'État a les frontières que lui ont données sa conquête, la conquête, comme résultat ou comme programme de conglomération, s'étend jusqu'au niveau des familles et des individus. L'État généralement conquérant a donc, en général, la forme d'un empire, et la porosité des limites d'un empire saute aux yeux comme corollaire de son hétérogénéité. Il est constitué d'un noyau et d'une couronne de peuples frontaliers au statut fluctuant : semi-citoyens, alliés barbares, amis formant rempart, colons-citoyens résidant au-dehors, barbares à conquérir formant cependant barrage poreux contre les barbares plus lointains.". On reconnaît là bien entendu, et l'auteur y fait souvent référence, des empires bien historiques, loin d'être simplement théoriques, comme l'empire romain.

    "Pensons que c'est le type d'organisation de l'empire et non de l'État-nation qui fonde la définition de la guerre comme "simple continuation du politique" et que ce "politique" concerne la gestion de conflits entre classes, castes, nations ou individus par les unités combattantes, qui sont des sociétés fermées destinées à jointurer des fermetures dans le champ poreux et fractionné de l'empire. Une telle définition pourra nous servir un jour à élaborer des systèmes de paix." 

 

Alain JOXE, Voyage aux sources de la guerre, PUF, 1991.

 

STRATEGUS

 

Relu le 4 janvier 2021

 

 

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20 février 2012 1 20 /02 /février /2012 09:23

         La régularité avec laquelle se forment et se détruisent les empires, vastes ensembles de populations plus ou moins homogènes sur de grandes étendues de territoires sous l'autorité d'un centre politique, économique, voire religieux, amène à se poser la question de l'existence ou non d'une sorte de code conquérant.

Ce code, ensemble d'actions à entreprendre, dans un cadre géographique ou/et géopolitique, de pertinence plus ou moins générale, porté à la connaissance d'une élite qui possède la capacité de rassembler des hommes en vue d'un objectif commun et permanent, est l'objet d'une réflexion en sociologie de défense, menée surtout en France par Alain JOXE. Il ne s'agit pas bien entendu de sociologie des armées ou de sociologie de défense répandues dans plusieurs revues spécialisés... On peut regretter seulement que cette réflexion soit restée bien isolée...

L'existence d'un tel code conquérant peut reposer sur la connaissance historique que nous avons sur les événements qui conduisent à la constitution d'empire, sur les éléments indispensables à sa formation, éléments qui peuvent être de plusieurs ordres et doivent la plupart du temps intervenir simultanément. L'histoire du monde nous montre plusieurs grands empires successifs qui se constituent, à partir de bases géographiques récurrentes (conditions de relief, de climat, de stabilité des sols...). Pour que de générations en générations se perpétuent de tels empires, certaines conditions sont nécessaires, pas toujours suffisantes, et la connaissance de ces conditions fait la force des élites au pouvoir.

Le fait général de l'histoire des empires est... qu'il ne durent pas, en tout cas pas sans changer de forme. Témoin un empire romain, qui sous ce nom générique, qui perdure même dans les mentalités très longtemps sous le nom de Saint Empire Romain Germanique (et qui motive bien des diplomaties...), dont les formes changent de manière importance d'un siècle à l'autre tout en conservant ce qui fait l'essentiel de son emprise : la circulation dans des conditions relativement sûres des biens et des populations à l'intérieur de ses frontières (ou de ses limes...), une limitation de l'usage de la violence ouverte, une captation régulière par un même centre politique des richesses, même si les conflits socio-économiques sont extrêmement présents et virulents et même si une très grande partie de la population est soit servile, soit esclave...

 

     Alain JOXE, propose de comprendre les limites de ce code conquérant, en prenant précisément l'empire romain comme exemple-type d'empire (son épaisseur historique, comme les sources d'information, permettent de le faire). "Supposons, écrit-il, que la capacité de mise en ordre d'un conquérant soit limitée au départ par la pertinence (la compétence) du code de pouvoir qu'il a mis en oeuvre dans la partie "interne" de son itinéraire. J'appelle code un compromis stratégique entre classes sociales, intervenant à l'issue d'une série d'opérations pragmatiques (conflits et négociations), et créant, par un verrouillage irréversible, les conditions reproductibles d'une praxis réglée."

Il place cette hypothèse, somme toute vraisemblable dans un monde aux connaissances qui peuvent être relativement rudimentaires sur la manière d'exercer durablement un pouvoir, dans le moment  de la conquête militaire extérieure. "la conquête découle d'un savoir-faire-quelque-chose, c'est-à-dire d'une poétique (ce terme est pris ici au sens de la littérature grecque, notons-le) de l'articulation." Le sociologue de la défense prend l'exemple d'Alexandre Le Grand, qui amenait, rappelons-le, avec lui toute une foule de savants grecs et d'autres origine, "qui connaît, par sa pratique de l'objet "Grèce" (...) la façon dont un roi conquérant peut dominer un ensemble de libres cités, y répand ce code en devenant roi de l'Empire perse (créant des Alexandries un peu partout). "Les achéménides, quoique fascinés par le code de la démocratie citadine de l'Ionie, n'avaient eu qu'une vision instrumentale du fonctionnement des cités marchandes (disons-nous pour permettre de faire rentrer l'impôt ou d'amasser le tribu...) : un régime valable pour les peuples-serviteurs en charge du commerce naval. Non pas une vision systémique : un ensemble de sociétés urbaines autonomes fonctionnant comme des relais, des synapses, sur des flux non contrôlés centralement. Ils étaient incapables d'élaborer un code de la conquête sur le modèle de la généralisation de la cité ionienne au sein de leur propre espace. Au contraire, les Macédoniens fabriquent partout, le long de l'itinéraire conquérant en Orient, ce qu'ils ont été capables d'articuler en Grèce : des rapports entre trois types de sociétés économiques, (...) (soit) la royauté tribale-féodale (Macédoine) ; la cité grecque marchande esclavagiste (Athènes) ; la cité oligarchique terrienne non esclavagiste (Sparte)."

     Ce code conquérant, plus ou moins brièvement mis en oeuvre efficacement épuise ses effets, "avant la conquête du monde entier (du moins jusqu'à nos jours) et il n'y a jamais eu vraiment d'Empire universel". Pourquoi? En fait, toujours selon Alain JOXE, "les codes les mieux écrits (mais non strictement politique) sont les codes religieux ou juridiques. On peut ainsi tenter de suivre l'histoire des codes politiques grâce aux codes religieux et juridiques. Pourquoi le christianisme ne dépasse-t-il pas l'Europe, recule t-il devant l'Islam au Moyen-Orient et disparait-il en Afrique du Nord, pourquoi l'Islam ne peut-il mordre sur la Gaule et l'Italie, alors qu'il a progressé de manière foudroyante en Espagne? Pourquoi est-ce l'Espagne et non l'Empire ottoman qui conquiert l'Amérique?

On constate toujours qu'un code politico-religieux s'épuise (...) là où et lorsqu'il ne peut s'imposer que par la violence, par la destruction violente des codes locaux antérieurs. Un code qui sert trop bien à affirmer la conquête par la répression, s'affirmant comme détaillant des compétences répressives, - et se défendant déjà dans l'attaque - devient incompétent pour agglomérer des forces par la libération des forces locales et son extension est rapidement limitée dans l'espace et dans le temps. L'excès de compétence répressive dans la pratique de la conquête est bien l'équivalent d'une fortification prématurée auto-limitatrice." 

 

     Cette réflexion sur cet excès de compétence, qui est un excès d'utilisation de la violence, comparativement aux bienfaits qu'un Empire pour durer doit fournir aux populations conquises comme aux appareils conquérants, peut s'alimenter par la connaissance que nous avons des processus de formation et de destruction de quantité d'Empires, de l'Empire perse à l'Empire français, en passant par l'Empire romain ou l'Empire arabe. 

 

Alain JOXE, Voyage aux soources de la guerre, PUF, collection Pratiques Théoriques, 1991.

 

STRATEGUS

 

Relu le 14 octobre 2020

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6 mai 2011 5 06 /05 /mai /2011 23:00

      Sous titré de façon plus explicite Comment l'&tat prépare la guerre urbaine dans les cités françaises, le livre de Hacène BELMESSOUS, déjà auteur de Mixité sociale : une imposture et de Le monde selon Disney, constitue une étude de journaliste d'investigation sur les processus en cours dans la politique urbaine.

Polémique, dénonçant la préparation discrète d'une guerre totale aux cités, "chaudrons sociaux dont le "traitement" ne relèverait plus que de l'éradication ou de la force armée, cette enquête qui couvre une période très récente, s'attache surtout aux modifications de la politique de la ville décidée sous l'ère Sarkozy (en tant que ministre de l'Intérieur, puis Président de la République). Partie incidemment de l'activité d'une commission d'une ville du sud de la France en charge de la rénovation d'un quartier HLM, cette enquête explore à la fois les nouvelles missions confiées aux forces de l'ordre (Police et Gendarmerie), certains dessous de la rénovation urbaine et les développements de la vidéo-surveillance.

     "Qu'ai-je découvert dans la masse des faits et des témoignages recueillis?" s'interroge l'auteur en Introduction à son livre. "Que, depuis 2002, une guerre de conquête de ces cités se prépare en aval de ces trompe l'oeil que sont ces nouvelles formes urbaines. Au ministère de l'Intérieur, au ministère de la Défense, à Saint-Astier (siège du Centre national d'entraînement des forces de gendarmerie, CNEFG) et à Sissonne (champ de manoeuvres du Centre d'entraînement aux actions en zone urbaine de l'armée de terre), j'ai pu observer les stratégies et les dispositifs opérationnels de cette guerre en marche. Pour mieux les comprendre, j'ai questionné ces gens du "terrain" mis sur pied de guerre par les plus hauts responsables politiques. Leur pronostic? Rien n'interdit, dans le climat de tension permanente entretenu depuis plusieurs années (militarisation de la police, instauration d'un état d'exception dans certains quartiers, désignation d'un ennemi intérieur, etc), de penser que, demain, Nicolas Sarkozy envoie l'armée dans les banlieues. Pronostic baroque? Ceux qui l'ont émis ne sont ni des plaisantins ni des "gauchistes". Ces hommes et ces femmes prennent au contraire très au sérieux les défis du maintien de l'ordre, mais ils s'inquiètent de l'orientation désormais donnée à leurs missions par le plus haut sommet de l'État. Chaque jour, ils reçoivent les secousses du dogme sécuritaire sarkozyste et ils considèrent que les choses sont allées trop loin, qu'on est entré dans un cycle infernal qui pourrait mener au pire. Aucun d'eux ne s'est confié à moi incognito, malgré le prix qu'ils pourraient payer en critiquant la stratégie du pouvoir. car ils ne sont pas naïfs : ils savent qu'en "Sarkozye" tout point de vue contraire à la vision du chef peut vitrifier son auteur, tant ledit chef n'hésite pas à exercer son droit de vie et de mort sur les carrières des agents de l'État. Un autre fait conforte cette hypothèse inquiétante : la modification en profondeur du Livre blanc sur la défense, devenu en 2008 le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale. En fusionnant ces deux notions jusqu'alors distinctes au nom de la lutte contre la menace terroriste - qu'il associe dans une relation constante aux banlieues populaires -, ce document programmatique s'est ouvert un vaste champ de possibilités stratégiques. "Depuis l'adoption du nouveau Livre blanc, on a écrit noir sur blanc l'instauration d'un "contrat 10 000 hommes"", m'a confié en juin 2010 le lieutenant-colonel Didier Wioland, officier de gendarmerie et conseiller pour la sécurité intérieure et les questions de terrorisme à la Délégation aux affaires stratégiques (DAS) du ministère de la Défense, qui fut chargé du projet Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale". "C'est-à-dire que les armées doivent pouvoir, à la demande de l'autorité politique, lorsque des situations graves frappent le territoire national, mettre à disposition cet effectif, essentiellement des forces terrestres. Maintenant, il faut réfléchir à l'emploi le plus juste de ces 10 000 hommes pour passer d'une logique de prestataires à celle de véritables partenaires participant à la prise de décision le plus en amont possible. Ce contingent de 10 000 hommes est actuellement à même d'être formé sur le territoire national, prêt à intervenir en cas de crise de grande ampleur. Ils sont dans des configurations opérationnelles de réversibilité, prêts à agir selon des délais gradués. Ce lange "crypté" mérite attention : en 2010, 10 000 soldats sont prêts à intervenir face à une "situation grave" survenant sur le territoire national. présenté de façon aussi vague, ce lieu est infigurable sur une carte d'état-major, mais il semble facilement localisable si l'on se souvient que, depuis l'automne 2005, un seul territoire absorbe l'attention de Nicolas Sarkozy : les "quartiers sensibles". Puisque cette évolution sécuritaro-militaire s'amorce inexorablement, j'évoquerai d'abord ce que serait ce "scénario de l'inacceptable" : une "opération banlieues" définie par un président soucieux de nettoyer de fond en comble cet "empire du mal" français. Et je restituerai dans les chapitres suivants les résultats de mon enquête : la façon dont, au sein de l'armée, de la gendarmerie et de la police, ont été vécus avec des réticences croissantes les emballements sécuritaires de l'État dans les années 2000 ; puis les discrètes et "perverses" évolutions des "politiques de la ville", conduites tant au niveau local que national, qui ont accompagné cette inquiétante dérive vers la préparation d'une guerre totale contre les "territoires perdus de la République", hypothèse du pire soigneusement préparée au cas où échoueraient les tentatives d'éradication pure et simple de ces quartiers qu'entreprennent certains élus locaux, de droite comme de gauche."

 

    Les faits que rapporte Hacène BLEMESSOUS, qui ont amené à plusieurs reprises des syndicats de police et de la magistrature à s'inquiéter ouvertement de certaines dérives, sont bien vérifiables malheureusement. Ce qu'il manque bien entendu, au-delà des faits saillants qu'il rapporte, c'est une enquête d'ensemble sur les réactions des autorités locales face aux demandes par le pouvoir central d'établissement de plans banlieues de toute sorte (allant jusqu'à légaliser des "comités de voisinages" d'immeubles). Les effets d'annonce sont si nombreux du côté de la Présidence de la République, les coupes sombres dans les budgets de l'armée, de la police et de la gendarmerie sont en même temps si fortes, qu'il convient de s'interroger, au-delà des discours, sur l'effectivité de la préparation qu'il dénonce. Outre le fait que même 10 000 hommes armés, ce qui semble impressionnant, vu notamment la technologie dont ils seraient dotés, ne suffiront probablement pas à couvrir plusieurs émeutes urbaines simultanées, il faudrait connaître l'état de connaissance réelle que possède les décideurs sur la situation dans les quartiers, depuis la fin d'une police de proximité, qui était aussi une police du renseignement. 

    Toujours est-il que ce livre est à prendre très au sérieux, dans une époque où ces préoccupations sécuritaires sont partagées par de nombreux autorités étatiques. Le phénomène décrit n'est pas propre à la France. Il faut se souvenir par ailleurs des émeutes des années 1960 aux États-Unis pour savoir que les situations sociales qui dégénèrent ne se règlent pas par des mesures politico-militaires. A la fin de son livre, le journaliste évoque toutes les résistances, hors système, qui se développent dans de nombreux quartiers et qui sont autant d'indices que sans doute le "scénario de l'inacceptable" n'aura heureusement pas lieu. Ces résistances se multiplient au fur et à mesure de l'accumulation de lois sécuritaires, dont de plus en plus de gens voient le caractère fallacieux (fausses du point de vue de leur objectif affiché et tendancieuses car toujours orientées vers les mêmes populations) et inefficace (car ne pouvant s'attaquant aux causes d'insécurité).

 

   L'éditeur présente ce livre de la manière suivante : "Entre 1977 et 2003, la politique de la ville visait à "réinjecter du droit commun" dans les quartiers d'habitat social. Mais depuis, derrière les grands discours, une autre politique se déploie discrètement : la préparation d'une guerre totale aux cités, transformées en véritables ghettos ethniques, chaudrons sociaux dont le "traitement" ne relèverait plus que de l'éradication ou de la force armées. Voilà ce que démontre cette enquête implacable d'Hacène Belmessous, nourrie de documents confidentiels, de témoignages d'acteurs de la "sécurité urbaine" - politiques, urbanistes, policiers, gendarmes et militaire - et de visites des lieux où militaires et gendarmes se préparent à la contre-guérilla urbaine. Il explique ainsi qu'un objectif caché des opérations de rénovation urbaine est de faciliter les interventions policières, voire militaires, à venir dans ces territoires. Et il montre comment, à la suite des émeutes de 2005, deux nouveaux intervenants ont été enrôlés par le pouvoir sarkozyste : la gendarmerie mobile et l'armée de terre. Car avec l'adoption en 2008 du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, l'idée d'un engagement des forces terrestres en banlieue n'est plus un tabou. Mais s'ils se disent loyaux envers le chef de l'État, nombre d'officiers interrogés récusent ce "scénario de l'inacceptable". Quant aux gendarmes, ils contestent ouvertement leur rapprochement avec la police, tandis que nombre de policiers, aujourd'hui en première ligne, récusent la militarisation croissante de leur action. Autant de révélations inquiétantes, pointant les graves dérives d'une politique d'État ayant fait sien un nouvel adage : "Si tu veux la guerre, prépare la guerre!".

  Hacène BELMESSOUS (né en 1964), journaliste et chercheur indépendant, collaborateur de la revue Urbaniste depuis 1995, membre du think tank "Espaces publics", est également l'auteur d'autres ouvrages : L'avenir commence en banlieue (L'Harmattan, 2001) ; Voyage en sous France (L'Atelier, 2004) ; Mixité sociale : une imposture. Retour sur un mythe français (L'Atalante, collection "Comme un accordéon", 2006) ; Maires de banlieue. La politique à l'épreuve du réel (Sextant, 2007) ; Clandestine, L'État français tombe des sans-papiers (L'Atalante, même collection, 2011)...

 

Hacène BELMESSOUS, Opération banlieues, Comment l'État prépare la guerre urbaine dans les cités françaises, La Découverte, Collection Cahiers libres, 2010, 205 pages.

 

Complété le 16 octobre 2012. Relu le 15 juin 2020 (au moment des manifestations contre les violences policières)

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5 décembre 2010 7 05 /12 /décembre /2010 12:09

           La médecine militaire, en tant que discipline organisée et même si par le passé il a existé des services de santé dans les armées, est une institution récente. Les motivations de l'essor de cette médecine sont diverses mais rarement est posée la question-clé : quelle relation existe t-il entre la létalité des guerres (le taux d'attrition si l'on préfère, c'est-à-dire les pertes rapportées aux effectifs engagés) et le développement de cette médecine?. Ou, parce que la question fait facilement retomber sur les motivations habituellement avancées par les historiens ou les sociologues. En matière de stratégie militaire, les mauvaises conditions de santé des soldats ont-ils une influence sur l'issue, victorieuse ou non, des batailles? Et notamment dans le cas des guerres longues, comme les guerres grecques de l'Antiquité ou la guerre de Cent ans dans le Moyen-Age occidental ou encore la guerre de Sécession américaine.

La description des batailles se concentrent sur les tactiques militaires perdantes ou gagnantes, mais ne fait presque jamais état de l'influence des mauvaises conditions d'hygiène, voire des épidémies sur leur dénouement. Dans l'explication des campagnes militaires, la question de la santé n'est que très subalterne, alors qu'elle constitue tout de même une question qui la lie directement à la combativité des troupes. Certes, les marches épuisantes sont considérables, suite à des attaques surprises de l'adversaire, comme une cause parfois directe d'un échec. Mais il n'existe que de rares traces dans toute la littérature immense consacrée aux guerres, de l'impact des maladies sur la stratégie. Les écrits sur l'état de santé des soldats se concentrent souvent sur le traitement des blessés et de manière indirecte sur le traitement des morts au combat (pratiques de cérémonial militaire, conditions du retrait des cadavres des champs de bataille...). C'est surtout le versant de la souffrance des soldats que les ouvrages sur la médecine des armées évoquent. 

 

         Yvon GARLAN, dans un passage sur les services sanitaires dans les armées antiques, indique que le bien-être des soldats se trouve mieux assuré que leur santé, car ils y firent tardivement leur apparition "ou du moins tardèrent à s'y constituer en services autonomes, échappant à l'initiative privée."

"Jusqu'à la fin de l'époque classique en Grèce, aussi bien que sous la République romaine, l'État - tout en accordant sa protection aux victimes de la guerre (orphelins et mutilés) - se souciait assez peu, au cours des opérations, de la guérison des malades et des blessés : il s'en déchargeait sur les combattants eux-mêmes, sur les cités amies du voisinage, ainsi que sur les médecins personnels des chefs ou les médecins errants (souvent de médiocre réputation) qui suivaient les armées dans leurs déplacements. Les mercenaires de l'époque hellénistique, moins disposés que les citoyens à payer l'impôt du sang, commencèrent cependant à exiger de leurs employeurs davantage d'égards et de garanties.(...). Les services sanitaires s'améliorèrent progressivement à Rome au 1er siècle, mais ce n'est que sous l'Empire que des médecins firent officiellement partie des forces armées."

Nous nous demandons si d'ailleurs l'existence au sein des légions romaines de ces services sanitaires ne sont pas une des raisons de leur efficacité d'instrument de conquête et d'occupation. La préoccupation sur l'hygiène des troupes explique en partie l'existence d'une rude discipline militaire et l'organisation même du camp romain (avec un agencement réglementaire des tentes, des clôtures et des règlements stricts de circulation des hommes et des victuailles à l'intérieur du camp...). 

 

      André CORVISIER confirme qu'"on ne trouve aucun indice de soins particuliers donnés aux militaires avant les allusions faites par HOMÈRE (Iliade) aux deux médecins de l'armée des Grecs (...) et la représentation scythe de l'application par un soldat d'un pansement à son camarade blessé (...). Cependant dans la Bible (Nombre et Deutéronome), sont énoncées des prescriptions destinées à lutter contre la contagion dans les camps (éviction des lépreux et dysentriques, enfouissement des excréments à l'extérieur). En Grèce les militaires figurent parmi les gens soignés parmi les Asclépiades, mais les médecins d'armée apparaissent surtout avec l'emploi des mercenaires. Des médecins suivaient l'Armée d'Alexandre. Les armées de la Rome républicaine semblent avoir confié leurs blessés et malades aux soins des villes amies ou vaincues. Par contre, les armées impériales comptent des medici legiones (10 par légion) et les medici castrorum, ainsi que des miles medici. Au total, l'armée romaine aurait compté un millier de médecins (un pour 450 hommes). Elle aurait également disposé d'hôpitaux fixes ou valetudinaria."

       L'historien militaire  explique que quatre facteurs, plus ou moins liés entre eux, semblent avoir influé sur la formation d'une médecine militaire - très visible surtout au milieu du XIXe siècle, après les premières hécatombes de la guerre moderne : 

- le développement de l'art militaire : la manière de se battre conditionne la fréquence et la nature des blessures ;

- les progrès de la science médicale : ces progrès "offrent comme repères essentiels la pratique des amputations, un moment réduite par l'interdiction religieuse des opérations sanglantes, l'invention au XVIe siècle du garrot qui arrête l'hémorragie, la dextérité croissante des chirurgiens et les lents efforts pour lutter contre l'infection des plaies, de l'application du fer rouge à la pratique de l'asepsie par PASTEUR (XVIe-XXe siècles). Dans de nombreux domaines, chirurgiens et médecins militaires ont le plus souvent été à la pointe du progrès, car ils ont dû faire face à des demandes inattendues, massives, et sauf le cas d'épidémies, hors de proportion avec celles des populations. Enfin l'urgence a toujours commandé, d'autant que pendant longtemps la rapidité d'intervention a été le plus efficace moyen de lutte contre la gangrène." ;

- le développement de l'État et des administrations : dès que le souverain prend en charge l'entretien de ses armées (et ne les laisse pas au mercenariat plus ou moins organisé), comme sous l'Empire romain ou lors des monarchies européennes affermies, se mettent en place de nombreux moyens. Ce mouvement est renforcé avec l'instauration de la conscription. Ainsi la Prusse du XVIIIe siècle fut un modèle d'organisation des services d'hygiène au sens large. ;

- l'évolution des mentalités : la sensibilité et le prix accordé à la vie s'accroissent dans le temps, notamment en Occident. "Pendant de nombreux siècles, le militaire qui a choisi son état et dont la mort sanglante est moins fréquente que la mort par maladie (la mort de tout le monde) n'attire aucune attention particulière, alors que les épidémies ravagent les populations". Notons qu'elles peuvent ravager les armées mal organisées et désorganisées par des services d'intendance inefficaces ou rendus inefficaces par l'ennemi. "Les danses macabres ne lui accordent qu'une place limitée. C'est seulement trois quart de siècle après que la peste a été vaincue en Europe que le sort des militaires commence à émouvoir la sensibilité des hommes des Lumières. Fontenoy (1745) est le premier champ de bataille décrit comme un charnier, alors que Malplaquet (1709) et bien d'autres rencontres avaient été beaucoup plus sanglantes. La passion révolutionnaire oblitère un instant cette sensibilité naissante, qui se réveille en Europe avec la guerre d'Italie. Les pertes de Solferino, moins importantes proportionnellement aux effectifs, malgré les progrès de l'armement, émeuvent beaucoup plus l'opinion que celles du Premier Empire et suscite un mouvement d'opinion qu'exprime Henry DUNANT en fondant la Croix Rouge. Ce mouvement est renforcé lorsque les armées ne sont plus seulement composées de professionnels, mais d'hommes pour la plupart tirés de la population, comme c'est le cas avec la guerre de Sécession, la première "guerre de civils". Le soin aux blessés n'apparaît plus seulement comme une économie d'État, mais plus que jamais comme un devoir d'humanité. "

      Après avoir évoqué l'évolution historique des services de santé, François CHATELET résume la situation au XXe siècle : "l'organisation des services de santé dans les différentes armées est devenu de plus en plus semblable sous l'influence des praticiens et des impératifs de la médecine. Le bilan de l'activité de la médecine et de la chirurgie militaires depuis la guerre de Sécession est considérable, malgré l'augmentation des effectifs et l'invention d'armes nouvelles. Pendant la première guerre mondiale, le nombre des morts de maladies tombe bien au-dessous de celui des morts sanglantes et celui des morts par suite de blessures ne représente plus que les deux cinquièmes des morts sur le coup. Avec la seconde guerre mondiale le nombre des mutilés graves handicapés pour la vie se réduit également."

 

        Son propos n'est pas de faire le récit ou l'analyse des relations entre guerre et développement des épidémies, même sans l'usage d'armes biologiques de quelque nature que ce soit, et s'il ne mentionne pas l'épidémie qui suivit la première guerre mondiale et qui fit largement plus de victimes qu'elle, c'est parce qu'il concentre son propos au développement des services de santé. Mais il faut noter que dans tout son Dictionnaire d'art et d'histoire militaires, il n'est pas fait mention de l'influence de l'état de santé des troupes sur le déroulement et de dénouement des batailles, sauf au détour de la description de certaines batailles. Une modélisation serait toutefois intéressante car elle est susceptible de modifier quelque peu notre compréhension de la défaite ou de la victoire de certaines armées. Les reconstitutions après-coup des tactiques militaires - surtout celles qui réussissent en fait...- n'intègrent pas cette variable de santé, alors que tous les historiens militaires expliquent que le hasard (qu'il n'explicitent pas assez toutefois selon nous) prend une part plus ou moins grande dans l'explication du succès ou de l'échec des campagnes militaires. Revisiter certaines batailles en se questionnant là-dessus serait sans doute très instructif.

 

 

André CORVISIER, Dictionnaire d'art et d'histoire militaires, PUF, 1988. Yvon GARLAN, La guerre dans l'Antiquité, Nathan Université, 1999.

 

                                                                                                                                                      STRATEGUS

 

Relu le 7 avril 2020

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