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30 novembre 2010 2 30 /11 /novembre /2010 14:36

      L'organisation socialiste de la France, sous-titre de L'armée nouvelle, constitue une référence dans la classes politique française et au-delà (des frontières et des fonctions), sur la question de la conscription, et partant de l'armée en général.

Cette oeuvre qui entend appuyer une proposition de loi sur le service national est une condamnation non seulement de l'armée de métier, mais aussi d'une armée de classe, à l'heure (le livre est publié en 1910) où la hiérarchie militaire est formée à partir du niveau des officiers de professionnels hostiles à la République et encore plus au socialisme. Elle se situe dans le cadre du débat parlementaire récurrent sur le service militaire.

Oeuvre-testament sur sa conception de l'armée, dont on ne peut savoir si elle aurait inspiré véritablement une politique de défense, vu que son auteur est assassiné en 1914, L'armée nouvelle continue de constituer un repère dans les conceptions politiques de l'armée. Elle est aussi considérée comme une oeuvre d'histoire et de sociologie militaires, par sa précision et son souci de rester toujours sur la réalité et non pas dans le débat idéologique, même si elle y participe. 

 

        Constitué de 13 chapitres au texte serré, abondamment situé dans les débats de l'époque, souvent polémique, le livre de Jean JAURÈS se termine sur l'énoncé de la proposition de loi sur le service national. 

 

        Le premier chapitre, Force militaire et force morale, pose la question : "Comment porter au plus haut, pour la France et pour le monde incertain dont elle est enveloppée, les chances de la paix? Et si, malgré son effort et sa volonté de paix, elle est attaquée, comment porter au plus haut les chances de salut, les moyens de victoire ?" "Ce qui importe au socialisme, c'est donc de traduire en actes, par une application quotidienne, les résolutions essentielles de ses congrès nationaux et internationaux ; c'est de rendre visible et tangible sa pensée tout entière, sans mutilation, sans dénaturation. Que le socialisme lie sans cesse la libération des prolétaires à la paix de l'humanité et à la liberté des patries (...) Il faut qu'il démontre donc par son activité allègre que s'il combat le militarisme et la guerre, ce n'est point par égoïsme peureux, lâcheté servile ou paresse bourgeoise, mais qu'il est aussi prêt à assurer le plein fonctionnement d'un système d'armée vraiment populaire et défensif qu'à abattre les fauteurs de conflit ; alors, il pourra défier les calomnies, car il portera en lui, avec la force accumulée de la patrie historique, la force idéale de la patrie nouvelle, l'humanité du travail et du droit." Ce les ouvriers demandent, "c'est que la nation organise sa force militaire sans aucune préoccupation de classe ou de caste, sans autre souci que celui de la défense nationale elle-même." Il faut que les officiers reconnaissent l'admirable trésor de force morale que contient le socialisme ouvrier, sans avoir à souscrire à telle ou telle formule d'organisation sociale... L'auteur ne cesse de répéter, et pas seulement dans ce chapitre que "l'organisation de la défense nationale et l'organisation de la paix internationale sont solidaires."

 

            D'emblée c'est la par la question de l'active et de la réserve de l'armée que Jean JAURÈS débute ses critiques et ses propositions. "Le vice essentiel de notre organisation militaire, c'est qu'elle a l"apparence d'être la nation armée et qu'en effet elle ne l'est point ou qu'elle l'est à peine. Elle impose à la nation une lourde charge, mais elle n'obtient pas de la nation toutes les ressources défensives que la nation vraiment armée et éduquée pourrait fournir avec une moindre dépense de temps et de force". Par là, il critique une organisation de la défense qui place le citoyen deux ans dans l'armée active, onze dans la réserve de l'armée active, 6 ans dans l'armée territoriale, et 6 ans encore dans la réserve de l'armée territoriale. En fait, tous les citoyens passent deux ans à la caserne et ensuite, la réserve reste sur le papier et non dans les faits. Ce long service de caserne est la conséquence d'une idée fausse, les réserves étant tenue pour inférieures dans l'organisation de la défense.

"Un des pires effets de l'encasernement prolongé, c'est de donner au pays l'illusion que là est l'essentiel de l'éducation militaire, et de le détourner, de la dégoûter de l'effort viril et permanent qui doit assurer le niveau constant et normal de puissance défensive." Ce n'est que le jour où la France "voudra faire pour l'éducation de ses réserves et pour la constitution de leurs cadres un effort sérieux" que ce séjour dans la caserne ne sera plus une parenthèse inefficace et ennuyeuse, voire nuisible. C'est la même problématique que Jean JAURÈS traite, dans le détail dans les chapitres suivants.

 

        Ainsi, dans Défense mutilée et défense complète, écrit le leader socialiste, une véritable défense, "contre l'Allemagne militariste et absolutiste", est une défense qui mobilise dès les premiers temps de la guerre, l'ensemble de ses réserves, dont l'éducation se fait dans d'autres lieux que dans la caserne. Il reprend finalement à son compte une organisation en milices : "De fortes milices démocratiques réduisant la caserne à n'être qu'une école et faisant de toute la nation une immense et vigoureuse armée au service de l'autonomie nationale et de la paix ; voilà, dans l'ordre militaire, la vraie libération de la France". 

 

        Tout le milieu de son ouvrage, entre les chapitres 4 (Dangereuses formules napoléoniennes), 5 (Demain - Offensive et défensive) et 6 (La tradition révolutionnaire française)  constitue une véritable histoire sociologique de l'armée française.

Prenant le contre-pied d'idées qui se propagent, des états-majors à l'école de guerre, en faveur d'un "servile émulation du militarisme allemand", Jean JAURÈS bataille contre une mauvaise compréhension des grands auteurs militaires (CLAUSEWITZ entre autres) et des grands stratèges français (NAPOLEON...), mauvaise compréhension induite par un esprit revanchard (de la défaite de 1870...). En fait, c'est l'organisation, la discipline, qui doivent constituer les références des chefs-d'oeuvre de l'idée révolutionnaire. Il insiste sur le fait que CLAUSEWITZ, le meilleur interprète de la stratégie napoléonienne,  prône une défensive active, toute prête à se transformer en offensive ardente. Précisément, c'est par la mobilisation rapide de ses réserves que cette stratégie peut se déployer. "En effet, la France, par la mobilisation simultanée et par la concentration des douze classes qui correspondent aujourd'hui à la réserve, mettra en ligne, pour les premiers grands combats, une masse formidable de deux millions d'hommes, soutenue en arrière par les forces de la territoriale et pouvant se permettre par conséquent, même après un premier et grave échec, un nouvel effort, un vigoureux recommencement."  Il tire la leçon de l'amalgame réalisé pendant la révolution française entre les anciennes troupes royales et les régiments révolutionnaires, une des énergies indispensables à une telle stratégie : une véritable symbiose entre troupe et corps des officiers, un dépassement de la véritable ségrégation sociale qui règne dans l'armée. Une véritable éducation, qui donne une part moins large à l'encasernement à la française du moment et qui s'inspire, en le centralisant davantage du modèle des milices suisses, doit permettre la discipline et le sens de l'organisation nécessaires. 

 

           Dans les chapitres suivants (7, 8 et 9), Jean JAURÈS précise sa pensée. Il propose une idée de l'organisation nouvelle : Des troupes de couverture ; France et Suisse à propos du problème des cadres ; Formation et éducation des cadres De la prétendue unité d'origine ; Les officiers et les organisations ouvrières. Les officiers à l'université.

Sur les troupes de couverture, il entre dans le détail de l'organisation de la défense de la Suisse et la compare aux dispositions des dernières lois d'organisation de la défense française. Observant les différentes propositions qui circulent dans le monde militaire de son époque, il note certaines idées sur l'agencement des troupes suivant les zones du territoire plus ou moins proches de la frontière allemande et sur leur entraînement militaire avant d'insister sur une réforme du recrutement des cadres. Derrière son examen du système d'écoles préparatoires d'officiers de la Suisse, se comprend bien son combat contre la méfiance d'une grande partie du corps des officiers de l'armée française de donner une véritable instruction militaire à des ouvriers. Il souligne qu'en Suisse, les nominations d'officiers relèvent des cantons et comment l'instance fédérale fait le tri entre les propositions qui lui parviennent. "Il est donc à présumer non seulement que les officiers suisses sont les meilleurs que la Suisse peut avoir dans l'état présent de sa démocratie, mais qu'ils peuvent dans l'ensemble, comme l'attestent le travail d'esprit qui s'est produit en eux et le progrès de l'armée suisse elle-même, soutenir la comparaison avec les officiers professionnels." La cohésion (renforcée par un système d'élection) dans cette armée peut être une référence pour la France, sans proposer de transposer simplement cette organisation à un grand pays comme elle.

Il s'attaque à la prétendue unité d'origine qui dicterait le choix du recrutement des officiers, formule qui masque mal un principe élitaire. Le degré de connaissances intellectuelles requis pour l'officier dans les écoles militaires, la forme de la culture générale obligatoire nécessaire pour l'avancement (de soldat à sous-officier, puis à officier) ne résout pas la question. Il faut que les officiers spécialistes soient éduqués dans des conditions contraires à tout esprit de caste et de classe. Or l'esprit de caste (entre catégories d'officiers) égale au moins l'esprit de classe dans l'armée de son époque.

Dans le chapitre sur les officiers et les organisations ouvrières, l'auteur indique qu'"en premier lieu il importe qu'ils soient recrutés le plus largement possible dans tous les milieux sociaux : ou, pour parler plus exactement le langage qui convient à une société où le monopole de la propriété crée des classes, il faut, et pour l'armée, et pour le prolétariat, que l'élite des officiers puisse se recruter et se recrute parmi les fils de bourgeois, mais aussi parmi les fils de prolétaires, et qui gardent le souvenir vivant et la marque de leur origine." Il faut pour cela qu'interviennent les organisations ouvrières de tout ordre...

 

       Le ressort moral et social, les relations entre l'armée, la patrie et le prolétariat constitue le thème du chapitre 10. Ce chapitre, divisé en trois parties - Les répressions intérieures, La préparation d'un ordre supérieur,  Internationalisme et patriotisme - concentre de manière claire tout le propos politique et idéologique de Jean JAURÈS. Au lecteur moderne, nous dirions que s'il ne veut lire qu'une partie de L'armée nouvelle, que ce soit celle-là. Ici, toute une partie du socialisme français se défend à la fois contre la bourgeoisie jalouse de son armée, contre l'armée instrument de l'oppression capitaliste et contre tous les mouvements antimilitaristes qui considèrent l'armée présente comme intrinsèquement liée à l'impérialisme et au capitalisme, irréformable en tant que telle, instrument obligatoirement au service de la guerre. 

Dans la partie consacrée aux répressions intérieures, il commence, alors qu'il a déjà proposé une organisation de l'armée qui soit au service au prolétariat par se questionner : "Mais à mesure que nous recherchons de façon plus précise les conditions d'organisation d'une armée vraiment populaire, une question vitale se dresse plus pressante devant nous. Est-ce que le peuple ouvrier et paysan est disposé à assurer le fonctionnement de l'armée? Tous les mécanismes ne seront rien s'ils ne sont pas animés par l'énergie, par la passion du prolétariat lui-même. Tous les systèmes de recrutement des cadres, si démocratiques ou populaires qu'on le suppose, seront inefficaces si le peuple ouvrier et paysan se désintéresse de cette grande oeuvre, s'il ne se préoccupe pas de soumettre le commandement à son influence et de le pénétrer de son esprit, et il ne le pourra que s'il intervient lui-même passionnément dans le fonctionnement de l'organisation militaire. S'il a une attitude hostile, ou même s'il boude et s'abstient, tout changement de forme dans l'institution militaire aboutira, ou à dissoudre la défense nationale et à livrer la France à toutes les surprises du dehors, ou à reconstituer une oligarchie armée, d'autant plus dangereuse qu'une apparence d'organisation démocratique couvrira la puissance persistante et le privilège de fait des classes possédantes, seules maîtresses, par l'ineptie indifférence du peuple, de l'appareil de combat et de répression. Mais pourquoi le prolétariat n'assumerait-il pas, de son point de vue à lui, dans son esprit à lui, et selon la mesure de sa force grandissante, la grande tâche de l'organisation militaire et de la défense nationale? J'entends bien qu'une prédication souvent confuse d'antimilitarisme, ou même d'antipatriotisme, a accumulé sur ce problème des obscurités et des malentendus, mais cela même est une raison de plus de poser la question, et je suis convaincu qu'une analyse exacte du problème fera apparaître aux travailleurs la nécessité sociale et prolétarienne aussi bien que nationale, la nécessité révolutionnaire aussi bien que française, de constituer une armée nouvelle par l'intervention du prolétariat." Jean JAURÈS préfère laisser "la bourgeoisie conservatrice et réactionnaire à ses contradictions et à ses misérables intrigues" qui exploite entre autre la propagande antimilitariste qu'il combat. Et analyser la situation réelle : puisque les socialistes reprochent à l'armée d'être aux mains de la bourgeoisie, l'instrument des répressions intérieures et des aventures extérieures, il faut qu'ils prennent en main, en mettant en place et en profitant d'un rapport de forces favorable, toute la défense nationale. Le risque que l'armée demeure ce qu'elle est diminuera lorsque le conflit brutal entre le peuple et la bourgeoisie, mû par les ressorts de l'exploitation capitaliste que, invoquant Karl MARX et ses continuateurs, l'auteur ne mégote pas de rappeler et de dénoncer, s'atténuera et fera place à une coopération dans le cadre de la mise en place progressive du socialisme. 

C'est sur cette préparation d'un ordre supérieur que l'auteur insiste, préparation dans les déchirements de la lutte des classes et l'exaspération des conflits. "Capitalisme et prolétariat, dans l'ordre de la production aussi et du progrès technique, en se heurtant et se combattant, ont concouru, à travers les douleurs et les haines, à un commun progrès, dont les deux classes bénéficient inégalement aujourd'hui, dont bénéficieront un jour également les individus des deux classes, dans une société où il n'y aura plus de classes, et où les longs frissons de la guerre terrible et bienfaisante à la fois ne se survivront plus, parmi les hommes égaux et réconciliés, qu'en une vaste émulation de travail et de justice."  "La démocratie (parlementaire, rappelons-le) donne des garanties aux deux classes et tout en se prêtant, en aidant à l'action du prolétariat vers un ordre nouveau, elle est dans le grand conflit social une force modératrice. Elle protège la classe possédante contre les surprises de la violence, contre le hasard des mouvements désordonnés. A mesure que le régime d'une nation est plus démocratique, plus efficace, les coups de main, les révolutions d'accident (ici l'auteur pense entre autres au boulangisme...) et d'aventure deviennent plus difficile. D'abord le recours à la force brutale apparaît moins excusable à la conscience commune, à l'ensemble des citoyens, quand tous peuvent traduire librement leurs griefs et contribuer pour une égale part à la marche des affaires publiques." 

Internationalisme et patriotisme sont entièrement liés dans l'esprit de l'écrivain socialiste. Confiant dans le caractère favorable au prolétariat de l'évolution de la société démocratique bourgeoise, il pense qu'il n'y a pas entre les peuples, entre nations, les mêmes garanties qu'entre classes sociales différentes à l'intérieur des nations. Une analyse dense et courte indique que la force du militarisme n'est pas la même dans tous les pays, que les rapports de force entre prolétariat et bourgeoisie diffèrent d'un pays à l'autre.  Mais "qu'on ne dise point que les patries, ayant été créées, façonnées par la force, n'ont aucun titre à être des organes de l'humanité nouvelle fondée sur le droit et façonnée par l'idée, qu'elles ne peuvent être les éléments d'un ordre supérieur, les pierres vivantes de la cité nouvelle instituée par l'esprit, par la volonté consciente des hommes." Optimiste, lyrique parfois, volontariste en tout cas pour forger cet ordre social nouveau, Jean JAURÈS estime qu'"il n'y a aucune contradiction pour les prolétaires socialistes et internationalistes à participer, de façon active, à l'organisation populaire de la défense nationale.". Il n'a pas vécu suffisamment longtemps pour que l'on connaisse son attitude concrète devant les unions sacrées de la première guerre mondiale.

 

             Les chapitres 11 et 12 reviennent simplement sur la question du recrutement des cadres - Encore les cadres - les promotions et ce Mouvement des faits et des idées qui, selon lui doit véritablement faire du service militaire - seulement théoriquement obligatoire et universel - la pièce centrale de l'armée nouvelle. Les besoins massifs en hommes et en compétences requis par l'évolution de la guerre place la question des réserves au centre du débat. 

 

        Le dernier chapitre, le treizième, introduit directement la proposition de loi. Il propose :

- "Qu'on revienne au recrutement régional, qu'on le précise même en recrutement subdivisionnaire jusqu'à confondre le plus possible l'organisation de l'armée et l'organisation de la vie civile ;

- Qu'on mette dans l'éducation de caserne plus de vie, de liberté, que l'on multiplie les exercices en terrains variés, avec liaison des armes ;

- Qu'on double et triple le nombre des camps d'instruction, qu'on rapproche et solidarise le plus possible dans les manoeuvres, les quatorze classes de l'active et de la réserve ;

- Qu'on étudie sans routine, sans prévention, en tenant compte seulement des faits, quel doit être le volume de chacune des unités de combat, de façon qu'elles soient proportionnées à la faculté réelle de commandement des chefs ;

- Qu'on se demande, par exemple, s'il ne conviendrait pas, maintenant que les hommes doivent s'éparpiller dans le combat et que les unités occupent une plus large quantité de terrain, de ramener à 150 hommes les compagnies, pour que chaque capitaine ait sa compagnie dans la main et dans le regard ;

- Qu'on se préoccupe, pour ces études, non pas de traditions peut-être surannées, mais des nécessités vivantes de la guerre d'aujourd'hui, comme le demandent à ma connaissance beaucoup d'officiers. Qu'on rende par là même le commandement des compagnies plus accessibles ;

- Que dans toutes les manoeuvres, manoeuvres d'unité ou de groupes d'unités, les chefs se proposent un but intelligible, de telle sorte que, selon la recommandation célèbre de Souvorov, tous les mouvements puissent être expliqués aux soldats et compris par eux ;

- Que les grandes écoles militaires soient mises le plus possible en communication avec tout le mouvement intellectuel du monde moderne ;

- Que les groupes d'officiers d'état-major, dégagés de l'immense et souvent stérile besogne administrative qui les accable, puissent se livrer vraiment à l'étude de la science militaire, de l'art militaire, et deviennent dans toute l'armée des forces de pensée, de travail et de progrès ;

- Que les sinécures dorées des grands chefs soient abolies et que partout il y ait à la fois travail et responsabilité ;

- Qu'un effort systématique soit fait pour développer la valeur des officiers de réserve, qu'un diplôme d'études militaires soit exigé à l'entrée non seulement de toutes les fonctions publiques, mais de toutes les fonctions dirigeantes de la vie civile ;

- Qu'un effort immense soit fait aussi pour développer l'éducation physique de la jeunesse, non point par l'apprentissage puéril et l'anticipation mécanique des gestes militaires, mais par une gymnastique rationnelle s'adressant à tous et se proportionnant à tous, aux faibles comme aux forts, et élevant le niveau de la race."

   On le voit, ces appels voient large et certaines propositions sont reprises même jusqu'à la récente suspension du service militaire obligatoire...

Le texte de la proposition de loi, déposée le 14 novembre 1910, figure juste à la fin de ce chapitre intitulé simplement La réalisation.

 

      Louis BAILLOT et Jean-Noel JEANNENEY, dans leurs préfaces respectives, écrivent que bien sûr l'armée de 1910 n'est pas celle de 1975 ou de 1992, mais tous les deux mettent en évidence de nombreuses problématiques similaires entre le projet d'armée nouvelle de Jean JAURES et les diverses propositions, notamment et surtout à gauche de l'échiquier politique français aux dates encore proches.

La question des réserves, le problème du contenu de l'éducation militaire, l'organisation de la vie de la caserne, les conditions réelles de préparation à la guerre des soldats, les liens entre la vie civile et la vie militaire, le problème de la responsabilité citoyenne du soldats, tout cela est déjà traité dans L'armée nouvelle. Jusqu'en 1997, la presse se faisait l'écho régulièrement du "malaise de l'armée"... La question qui brûle toutes les lèvres est de savoir ce qu'aurait fait réellement l'auteur s'il n'avait pas été assassiné en 1914 : aurait-il plongé dans l'union sacrée, aurait-il accentué jusqu'au bout sa critique des politiques internationales française et russe? En tout cas, ce qui frappe par exemple Madeleine REBÉRIOUX, est le réformisme foncier du leader socialiste. Non marxiste, même s'il défend la thèse marxiste de la valeur et adhère à la théorie de la lutte des classes et si sa pratique politique fut souvent très proche du mouvement ouvrier, il se caractérise sans doute dans une grande sous-estimation du caractère de classe de la démocratie bourgeoise, et partout du caractère de classe de l'appareil militaire. Louis BAILLOT le souligne en tirant de l'oeuvre cette phrase clé : "En fait l'État ne réprime pas une classe, il réprime le rapport de classes, je veux dire le rapport de leurs forces."  Toujours est-il que l'engagement internationaliste de Jean JAURÈS a toujours été net et persévérant et sans doute est-il directement lié à sa disparition.

Cette oeuvre ne s'inscrit pas seulement dans une défense d'une proposition de loi. Elle fait partie d'un ensemble ample, historique et sociologique, sur la guerre franco-allemande et la Révolution française. Son Histoire socialiste de la Révolution française (7 volumes, Éditions sociales, 1972-1985) est quasiment incontournable pour comprendre cette période essentielle.

 

 

Jean JAURÈS, L'armée nouvelle, L'organisation socialiste de la France, Introduction de Louis BAILLOT, Éditions sociales, 1977 ; Préface de Jean-Noël JEANNENEY, Imprimerie Nationale, 1992.

 Madeleine REBERIOUX, Jean JAURÈS, Encyclopedia universalis, 2004.

A noter que la première trace probante que nous trouvons du projet de l'ouvrage se trouve dans un contrat, en date du 25 novembre 1907, passé avec la maison Rouff, éditrice de la première édition. L'ouvrage devait s'appeler : La défense Nationale et la Paix Internationale. En 1910 seulement, Jean JAURÈS terminait son ouvrage et c'est le 14 novembre 1910 que l'édition parlementaire, aujourd'hui introuvable, de l'oeuvre, présentée comme proposition de loi, était publiée, suivant la formule, en "Annexe au procès-verbal de la séance du 14 nombre 1910" et sous le titre : Proposition de loi sur l'organisation de l'armée. L'édition de librairie paraissait peu de temps après, sous le titre L'armée nouvelle, et comme un fragment de l'ouvrage plus vaste que Jean JAURÈS voulait écrire sous le titre général : L'organisation socialiste de la France" (L'Humanité, en Avertissement de l'édition électronique par Wikisource de l'ouvrage - non encore complète).

 

Relu le 17 mars 2020

 

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15 novembre 2010 1 15 /11 /novembre /2010 14:16

        L'évaluation des résultats de l'activité du mercenariat en général reste à faire, mais il n'est pas interdit de commencer à poser les jalons (notamment les critères et les débuts d'une histoire revisitée). Une évaluation a bien été entreprise, de manière critique et historique, sur les impacts de l'adoption de la conscription à travers le monde, il est légitime de tenter d'en dresser une sur les autres compositions des armées, et notamment à travers leur mode de recrutement, comme les armées professionnelles ou le mercenariat.

          Comme le mercenariat constitue la forme la plus répandue dans l'histoire, des auteurs se sont exprimés sur cette forme d'armée, notamment dans les moments de crise, et singulièrement en Occident, au moment de l'émergence des États modernes sous la Renaissance.

 

          En Italie divisée en principautés de tailles très diverses, le mercenariat est couramment utilisé par les différentes forces en présence. L'auteur sans doute le plus marquant à s'être exprimé sur cette question, comme sur la question du pouvoir en général, Nicolas MACHIAVEL, critique l'action des mercenaires. Dans Le prince, en passant en revue les différents types de régime politique et les différentes armées qui les servent, le florentin s'exprime longuement :

"Ayant examiné en particulier toutes les variétés de ces monarchies (...) il me reste à présent à exposer de façon générale ce qui peut arriver à chacune de celles qu'on a nommées en ce qui concerne l'attaque et la défense. (...) Les principaux fondements qu'aient tous les États, tant nouveaux qu'anciens ou mixtes, sont les bonnes lois et les bonnes armes : et comme il ne peut y avoir de bonnes lois là où il y a point de bonnes armes, et que là où il y a de bonnes armes, il y a nécessairement de bonnes lois, je m'abstiendrais de traiter des lois et parlerai des armes. Je dis donc que les armes avec lesquelles un prince défend son État, ou lui sont propres, ou sont mercenaires, ou auxiliaires, ou mixtes. Les mercenaires et auxiliaires sont inutiles et dangereuses : et qui tient son État fondé sur les troupes mercenaires, n'aura jamais stabilité ni sécurité : car elles sont sans unité, ambitieuses, indisciplinées, infidèles ; vaillantes avec les amis ; avec les ennemis, lâches ; point de crainte de Dieu, point de foi avec les hommes ; et l'on ne diffère la défaite qu'autant qu'on diffère l'assaut ; dans la paix on est dépouillé par eux, dans la guerre par les ennemis. La raison en est qu'ils n'ont d'autre amour ni d'autre raison qui les retienne au camp qu'un peu de solde, ce qui n'est pas suffisant à faire qu'ils veuillent mourir pour toi. Ils veulent bien être tes soldats tant que tu ne fais pas la guerre, mais la guerre venue, ou s'enfuir ou s'en aller.(...) (L'auteur fait référence aux pratiques courantes de la guerre des sièges qui durent sans se terminer et des fréquentes manoeuvres inabouties qui sont le lot des guerres d'Italie de son époque...).  Je veux démontrer mieux la disgrâce de ces armes. Les capitaines mercenaires, ou sont d'excellents hommes de guerre, ou non ; s'ils le sont, tu ne peux te fier à eux, car toujours ils aspireront à leur propre grandeur, ou en t'opprimant toi qui es leur patron, ou en opprimant d'autres contre ton intention ; mais si le capitaine n'est pas habile homme, il te mène à ta perte, pour l'ordinaire. Et si l'on répond que quiconque aura les armes en main en fera autant, mercenaire ou non, je répliquerai que les armes doivent être utilisées ou par un prince ou par une république : le prince doit aller à l'armée en personne, et faire lui-même office de capitaine ; la république doit envoyer ses citoyens, et quand elle en envoie un qui n'apparaisse pas habile homme, elle doit le changer ; et quand il l'est, le tenir en bride par les lois, pour qu'il ne s'écarte pas du droit chemin. Et par expérience on voit les seuls princes et républiques armés faire de très grands progrès ; et les armes mercenaires ne faire jamais que du mal ; et il est plus difficile d'amener à obéir à un de ses citoyens une république armée de ces propres armes, qu'une qui est armée d'armes étrangères. (...).

Les troupes auxiliaires, qui sont l'autre sorte de troupes inutiles, c'est quand on fait appel à quelque potentat qui avec ses troupes te vienne aider et défendre (...) Ces troupes peuvent être utiles et bonnes pour elles-mêmes, mais sont, pour qui les appelle, presque toujours nuisibles ; car en cas de défaite tu restes battu, en cas de victoire tu demeures leur prisonnier. (....) Les armées de France se sont donc trouvées mixtes, partie troupes mercenaires et partie troupes propres ; et ces troupes toutes ensemble sont bien meilleures que les pures auxiliaires ou les purs mercenaires, et bien inférieures aux troupes propres.(...)".

 

        Beaucoup d'historiens considèrent que le mercenariat, parce qu'il allie absence de stratégie globale, absence de but de guerre bien défini et masses d'hommes et de troupes très inégalement pourvues en armement et en équipement, constitue un véritable facteur de désordres de tout ordre. Et cela d'autant plus que les troupes mercenaires sont mobiles. Sans aller jusqu'à la Perse antique où les conquêtes sont le fait de troupes bigarrées se déplaçant, pratiquement comme des villes entières, sur de grandes distances, mélangeant pillages et prises réelles de territoires - Il serait en passant intéressant de faire une étude sur le passage du nomadisme au sédentarisme en relation avec les modes de constitution des empires - plusieurs périodes historiques de guerres interminables peuvent être analysées comme résultant de l'activité de troupes mercenaires. Ce qui ne veut pas dire que toutes les guerres interminables sont le fait de troupes mercenaires. Aussi, c'est véritablement dans le détail historique qu'il faut rechercher les implications - en amont et en aval - de mercenaires dans les armées. Cela dit, il faut prendre garde à un effet paradigme qui fait considérer la conscription comme le seul mode de recrutement et d'organisation des armées comme le seul moralement, militairement ou politiquement acceptable, que ce soit à court, moyen ou long terme. Non que ce paradigme de la conscription en soit un trompeur, mais parce que la réalité sociale et politique est toujours compliquée.

 

          Yvon GARLAN, à la suite d'autres historiens, constate que "l'avènement de la cité et la constitution des royaumes mirent fin à la pratique des guerres "privées" : du moins dans des secteurs limités du monde antique, d'extension variable selon la puissance d'expansion de ces structures étatiques. Car dans leurs interstices et sur leur périphérie se maintinrent longtemps des formes d'hostilité ouvertes ou larvées qui continuaient à échapper, en fait ou en droit, au nouveau institutionnel : en premier lieu, la piraterie et le brigandage".

Cette piraterie et ce brigandage antiques "sont des phénomènes d'une irréductible ambiguïté : alimentés à la fois par la révolte individuelle, le malaise social et les résistances à l'hellénisation ou à la romanisation : parfois versant dans l'anarchie, parfois tendant à se couler dans un cadre étatique ; assimilés à des manifestations soit de guerre civile, soit de guerre étrangère. le seul point qui fût commun à toutes ces formes d'insubordination était le refus des institutions et des valeurs établies, qu'elles affrontaient de l'intérieur ou de l'extérieur, dans leurs zones de moindres résistance et dans leurs périodes de crise."

Ce phénomène se distingue fortement du mercenariat qui s'inscrit, dans l'évolution du monde gréco-romain, à l'intérieur des nouvelles structures, et des nouvelles formes de recrutement propres aux cités et aux royaumes. Même si les mercenaires, faute d'avoir été payés, ne disparaissent que rarement et peuvent être amener à verser dans la piraterie ou le brigandage, leur apparition se fait dans le cadre des liens forts entre activité militaire et statut de citoyen. Si l'essor du mercenariat dans le monde grec à partir du IVe siècle av. J.C. aboutit à dissocier le pouvoir politique du pouvoir militaire, "les soldats ne cessèrent pas pour autant de vouloir se constituer en puissance politique, de la même façon que les citoyens restèrent attachés à certaines apparences de la vie militaire (...). Même dans le cadre des royaumes hellénistiques où la réalité du pouvoir, en temps normal, leur échappait totalement, les mercenaires tinrent à conserver une activité "politique" formellement comparable à celle des citoyens (qui se réduisait elle-même, le plus souvent, à peu de choses...)", se regroupant en associations de nature extrêmement diverses. 

"Tant que la cité réussit à contrôler, à l'intérieur, le jeu des forces économiques et sociales, et à limiter, à l'extérieur, le champ et l'enjeu de ses activités militaires, elle réussit à préserver l'adéquation originelle de la fonction politique et de la fonction guerrière qui assurait l'homogénéité théorique du corps civique. Telle était la condition fondamentale de sa survie ; là se trouvait le point névralgique de son organisation. Ce qui le prouve à l'évidence, c'est que la crise de la cité se fit d'abord sentir à ce niveau : en Grèce, de façon brutale, sous forme d'un essor du mercenariat, tandis que parmi les citoyens romains se propageait , de façon plus insidieuse, la gangrène du professionnalisme militaire." Après ce jugement plutôt sec de l'effet sociétal de l'expansion du mercenariat, l'historien de l'Antiquité nous montre les ressorts de sa présence.

"Le mercenaire est un soldat professionnel dont la conduite est avant tout dictée, non pas par son appartenance à une communauté politique, mais par l'appât du gain : c'est la conjonction de ces trois aspects, de spécialiste, d'apatride et de stipendié, qui fait l'originalité de ce type humain dans le monde antique, comme dans le monde moderne. Il est rare que le mercenaire ait été totalement absent des armées antiques : parce que toute société comporte normalement un certain pourcentage de baroudeurs et d'aventuriers prédisposés à ce genre de métier, et surtout parce qu'à cette époque on assurait volontiers de cette manière le service de telle ou telle arme qui exigeait un long entraînement. C'est ainsi que les grecs recrutèrent de tout temps leurs meilleurs archers de préférence en Crète, à défaut en Perse et chez les Scythes, tandis que les archers romains, sous l'empire proviendront fréquemment de Numidie ou d'Arabie." "l'usage de mercenaires est donc une constante du monde antique, mais non le recours au mercenariat - mot construit sur le modèle de salariat - qui implique que les mercenaires sont devenus proportionnellement assez nombreux pour influer de façon sensible, voire de façon déterminante, sur la vie militaire et, plus généralement, sur la vie tout court d'une société : nous sommes alors confrontés à un problème de pathologie sociale, et non plus individuelle."

Yvon GARLAN suit les périodes de faible ou d'importante activité des mercenaires et les moments de leur emploi le plus important se situent lors des périodes de colonisation ou de guerre prolongée (comme la guerre du Péloponnèse), avec un accroissement qui ne se termine pas, des monarchies hellénistiques (l'essentiel des forces armées...) à l'empire éphémère d'Alexandre le Grand. "Avec l'accroissement de l'offre et de la demande, le recrutement des mercenaires tendit à s'organiser, à se structurer : les États l'assurèrent de leur mieux, soit en concluant entre eux des contrats d'exclusivité ou de préemption, soit en prenant à leur service des chefs de bande, soit en dépêchant des émissaires sur les "marches" (...) où se concentraient les soldats en chômage. Peu à peu se dessinèrent de la sorte des voies privilégiées de migration militaire (...). Ces voies de migration étaient cependant soumises à de fortes fluctuations, fluctuations de longue durée déterminée par l'épuisement graduel des disponibilités humaines : c'est pour cette dernière raison que le degré d'hellénisation des mercenaires se mit rapidement à baisser au cours du IIIe siècle, quand, à défaut de Grecs et de Macédoniens trop longtemps sollicités, il fallut se rabattre sur les peuples à demi-barbares des Balkans et d'Asie (...).

Les mercenaires marquèrent les sociétés hellénistiques, d'abord par leurs interventions directes dans la vie politique, à l'instigation de leurs employeurs, suppôts de la tyrannie qui refleurit en Grèce et sur les marges des grands empires, ou, à l'intérieur de ceux-ci, garants du pouvoir monarchique, concentrés dans les citadelles urbaines, postés aux frontières ou disséminés dans les campagnes, tour à tour oppresseurs et protecteurs, et plus durablement au niveau culturel, lorsqu'ils furent employés par Alexandre Le Grand, diffusant la culture grecque (dans ses aspects cultuels et d'organisation des lieux d'entraînement physique, de divertissement et d'étude, les gymnases) dans pratiquement tout le monde antique. Facteurs de désordre, les mercenaires furent aussi vecteurs de formes précises de civilisation. Mais avant d'influer sur l'évolution des sociétés antiques, les mercenaires en furent les produits. L'expansion du recours au mercenaire n'est pas seulement dû à l'évolution des techniques militaires, car cette évolution favorise surtout la professionnalisation, quel que soit le mode de recrutement de soldats (service militaire très long par exemple).

Yvon GARLAN estime que le mercenariat est issu d'une crise interne à la Cité, qui produit des éléments sociaux en état de disponibilité de devenir des mercenaires. "Ce qui le prouve tout d'abord, c'est que le mercenariat s'est développé en Grèce, à l'époque archaïque et à partir du IVe siècle, en même temps que la colonisation et la tyrannie : ce sont là trois symptômes essentiels de crise sociale. Les deux premiers fonctionnent comme des soupapes de sécurité : l'une d'elles se bloque-t-elle, l'autre joue un rôle accru (...). La tyrannie  (manifeste) en dernier ressort, sur le plan politique, les antinomies insurmontables de la cité." "L'importance relative de la pression démographique, de l'inadaptation sociale, des difficultés économiques, des accidents politiques et des sollicitations extérieures est (....) difficile à déterminer (...) mais la régularité et la généralité du phénomène (le mercenariat) ne trompent pas sur la profondeur de la crise qui lui avait donné naissance." "Le mercenariat ne fut donc pas essentiellement en Grèce un facteur externe de désintégration sociale et politique : bien plutôt le résultat d'une crise de naissance ou de dégénérescence de la cité, dont le cadre étroit ne pouvait résister à la poussée de antagonismes internes. Il va de soi, cependant, qu'à certaines époques, et surtout sur les marges barbares moins fortement structurées, ces rapports de la demande et de l'offre purent occasionnellement s'inverser, l'essor du mercenariat s'accentuant alors par un simple effet de la vitesse acquise, et contribuant à aggraver  la crise de la formation sociale qui l'avait engendré."

 

       La longueur exceptionnelle de la durée de l'Empire Romain s'explique sans doute en partie par la persistance (les nombreuses réformes militaires voulurent aller dans ce sens) d'une tradition du soldat-citoyen. Si nous suivons encore Yvon GARLAN, "le mercenariat (...) ne connut dans le monde romain - affronté deux siècles plus tard environ à des problèmes identiques de recrutement - qu'un développement limité : on y eut recours seulement pour l'embauche de spécialistes (...) Car les progrès de l'impérialisme, réalisés avec le concours volontaire ou obligatoire des peuples vaincus, et accompagnés par la diffusion d'un droit de cité qui assura longtemps à ses bénéficiaires un statut privilégié tout en se vidant rapidement de toute fonction politique importante, donnèrent ici naissance à une armée professionnelle formée de citoyens autant que d'étrangers (pérégrins) assujettis à Rome et progressant par ce biais vers la citoyenneté. Cette évolution fut déclenchée au IIe siècle par une crise du recrutement militaire traditionnel, qui n'est qu'un aspect - essentiel il est vrai - d'une crise sociale d'une plus vaste ampleur directement ou indirectement provoquée par la multiplication et l'aggravation des opérations guerrières."  C'est un double mouvement de prolétarisation (les classes aisées échappant aux obligations militaires) et de régionalisation du recrutement qui fait de la légion romaine un assemblage de de plus en plus formés de barbares et de moins en moins de citoyens romains s'identifiant à Rome.

Ce double mouvement contribue à la désagrégation de l'Empire, comme le montre également de son côté Philippe CONTAMINE. "(Les) sources de recrutement aurait dû suffire : en fait, dans de nombreuses régions de l'Empire, les citoyens romains n'éprouvaient aucun attrait pour le métier des armes, ses risques, ses fatigues, le déracinement durable, voire définitif, qu'il entraînait souvent. Seuls les plus mal lotis acceptaient, faute de mieux, les rigueurs de la discipline. Aussi le recours aux Barbares dut être largement pratiqué, accentuant le divorce entre les populations de la romania et son armée." Aux forces régulières des provinces romaines s'ajoutent de plus en plus celles fournies par les fédérés, les peuples barbares, "principalement germaniques, qui se battaient sous leurs chefs traditionnels et recevaient de l'État romain, lorsqu'il les prenait à son service, une somme globale pour leur solde et leur entretien. Or il apparaît que bien souvent ces fédérés formèrent la partie essentielle des armées qui tentèrent de s'opposer à la poussée des envahisseurs." Nous pouvons très bien concevoir comment, notamment dans le Bas Empire, plusieurs armées romaines pouvaient se combattre, mercenarisées à défaut d'être composées uniquement de mercenaires, à travers le système de l'évergétisme si bien décrit par Paul VERNE. N'oublions pas non plus qu'aux premiers temps de l'Empire romain, dès les entreprises de Jules César, des armées romaines purent se combattre déjà l'une l'autre, les forces en présence étant composée de manière bien diverses... Le monde d'installation des armées romaines, s'installant dans le Bas Empire plutôt dans des forteresses-cités qu'aux frontières, la légion romaine pu être perçue comme instrument d'oppression par les populations. Il existe toute une continuité entre la fin de l'Empire romain et le début des royaumes barbares, continuité qui trouve une part de sa réalité dans le mode de recrutement des armées. 

 

              Philippe CONTAMINE explique qu'au Moyen-Age et à la Renaissance, distinguant bien les cas anglais, français et italien que "le recours aux différents types de mercenariat peut s'expliquer de la part des États par plusieurs causes. La première cause d'ordre purement militaire se trouve dans la valeur et la réputation d'un groupe de combattants dont il est impossible de trouver l'équivalent sur place, parmi les vassaux, les sujets, les concitoyens. "Il faut également tenir compte de la désaffection, temporaire ou prolongée, due à des circonstances politiques ou à une évolution du mode de vie, de telle catégorie de dépendants auxquels les princes, s'ils le pouvaient, accorderaient la préférence" D'un autre côté, "les pouvoirs purent utiliser des mercenaires parce qu'il existait, à titre au moins potentiel, un marché, ou une offre, la présence de ce marché s'expliquant à son tour par l'évolution démographique, ou même le jeu des pratiques successorales. Ajoutons qu'entre les employeurs et les employés, entre les recruteurs et les recrutés, l'interaction était constante : l'offre stimulait la demande en même temps que la demande suscitait l'offre." Les compagnies d'aventure, plus ou moins spécialisées, aux effectifs très variables opèrent sur tout le sous-continent européen. De composition parfois homogène au niveau de la provenance du recrutement, suivant la spécialité souvent (archers, frondeurs, spécialistes des sièges, manoeuvriers des balistes...), les grandes compagnies se mettent au service des rois et des princes ayant des moyens de financement tout le long du Moyen-Age, leurs entreprises alimentant la ruine et la ruine grossissant leurs effectifs des gens ayant tout perdu. Plus tard, sous la Renaissance, celles-ci se retrouvent employées de manière différenciée suivant l'importance prise par les monarchies européennes. Plus les États possèdent de moyens propres de se fournir en armées et moins ils font appel aux mercenaires, d'autant que l'argument de supériorité de soldats spécialisés voit son importance se relativiser devant l'argument de l'absolue nécessité de contrôle sur ces armées.

La formation d'armées permanentes, même si elles emploient de temps à autres des mercenaires, s'effectuent surtout à partir des ressources propres en hommes. "L'apparition des armées permanentes renforça des tendances et des traits, certes visibles et lisibles auparavant, mais de façon nettement moins accentuée : elle suscita l'élaboration de codes militaires de plus en plus complexes, elles permit l'entraînement collectif tant des cavaliers que des fantassins (marche au pas), elle rendit plus fréquent le recours aux uniformes et aux signes distinctifs, témoins et supports de la hiérarchie militaire (...) elle développa toute une civilisation du camp, avec ses rites, ses distractions, ses spectacles, ses servitudes et ses grandeurs. Cependant, vers 1500, on n'en était encore qu'au début d'un phénomène que l'Europe moderne, du moins sur son versant absolutiste, devait considérablement développer : pas encore de véritable caserne à cette date ; nulle part de régiments d'infanterie ni d'artillerie permanente ; et surtout un grand nombre de peuples résistent obstinément à la mise en place des nouvelles structures militaires (...) Fait plus important encore : au combat, ces peuples ne s'estiment et ne sont estimés nullement inférieurs aux armées de métier qui leur sont éventuellement opposées".   Philippe CONTAMINE évoque les périodes où les États furent relativement impuissants (pour la France aux 3 ou 4 derniers siècles du Moyen-Age) face aux grandes compagnies qui dévastent tout le pays, soit parce qu'elles sont en rupture de contrats, soit encore parce qu'elles sont manipulées par d'autres puissances. Là où les monarchies deviennent fortes, on assiste à une marginalisation de la société militaire, d'une part grâce à l'apparition des armées permanentes, d'autre part à cause de la place quantitativement plus grande de l'infanterie.

 

          L'expansion du colonialisme européen est très liée à l'activité de compagnies de gouvernement (chartered companies) nés de la réunion de capitaux de plusieurs marchands qui reçoivent de leur gouvernement l'autorisation d'exercer un monopole sur les routes commerciales et les territoires coloniaux qu'ils parviendront à prendre et à garder, en usant de la force s'il le faut. Ainsi la Compagnie (anglaise) des Indes orientales, la Compagnie hollandaise des Indes orientales, la Compagnie française des Indes orientales, la compagnie du Nord (pour le Canada) se développent parallèlement aux formes traditionnelles du mercenariat. Xavier RENOU pointe ainsi le rôle souvent méconnu du capitalisme privé et d'un colonialisme privé, avant d'être "nationalisé" par les autorités par le suite. Notamment, la colonisation privée de l'Afrique du Sud, que le gouvernement protecteur britannique aura le plus grand mal à revendiquer, ouvrant ainsi une des pages les plus sombres de notre histoire et débouchant en outre sur le régime d'apartheid aujourd'hui disparu. Toute une histoire est sans doute à écrire sur les conflits entre les États et ces Compagnies, au tournant du XXe siècle. 

Plusieurs arguments soutenaient l'activité de ces compagnies : les entreprises privées sont directement mobilisées au service de politiques coloniales, pour découvrir et conquérir de nouveaux territoires "vierges", tout en n'engageant pas directement la responsabilité des États ; elles permettent de contourner les contre-pouvoirs institutionnels susceptibles de s'opposer au colonialisme, évitant d'entrer dans les débats parlementaires entre partisans et adversaires de la politique coloniale ; elles représentent des instruments beaucoup plus souples que les bureaucraties d'État dans la gestion de territoires reculés. Pour Xavier RENOU, "les faits devaient démentir pour partie ces arguments. Si elles permirent toujours de contourner les opinions publiques autant que les institutions parlementaires - au moins tant qu'elles ne provoquaient pas d'incidents majeurs -, elles entraînèrent parfois leurs autorités de tutelle dans des conflits diplomatiques sérieux. (...) Souples, certaines compagnies l'étaient effectivement, mais pas toutes. A tel point que l'on vit un certain nombre d'entre elles renoncer à leur statut de compagnie de gouvernement, ou le refuser. Finalement, les opérations effectivement peu coûteuses des firmes privées appelèrent dans un grand nombre de cas des interventions militaires de leurs gouvernements de tutelle, et dans la plupart des cas les gouvernements furent contraints de prendre beaucoup plus rapidement que prévu le relais des entreprises pour assumer l'administration et la mise en valeur des régions soumises. Aussi la charge financière rendue nécessaire par l'ouverture de nouveaux territoires revinrent-elle dans la majorité des cas aux contribuables. Au passage, certaines compagnies parvinrent à extorquer des sommes considérables à leurs gouvernements." 

 

       Le développement des Sociétés Militaires Privées est important surtout depuis la fin de la guerre froide et les suspensions un peu partout du service militaire. C'est surtout dans le dernier conflit majeur, les deux guerres du Golfe que leur importance explose.

     Xavier RENOU s'interroge sur l'efficacité des sociétés mercenaires. Il évoque surtout celles qui entendent proposer de défaire une guérilla ou de libérer des zones d'exploitation minière. S'appuyant sur l'expérience de l'activité de ces sociétés en Afrique (Angola, Sierra Leone), il met en relief un certain nombre de difficultés mises en avant parfois par leurs responsables. Tout d'abord, il n'est pas question pour elles d'affronter des armées importantes et elles se vantent d'être surtout utiles dans les guerres de basse intensité, c'est-à-dire dans les guerres de harcèlements et de positions, prolongées et parfois interminables qui rendent non sécurisées des régions parfois importantes. Des opérations contre des guérilleros peu structurés et mal équipés peuvent les priver des ressources nécessaires pour continuer leurs ravages. Des coups de mains peuvent se révéler efficaces mais l'activité à plus long terme sur un territoire apparaît aléatoire, vu que les mercenaires les plus qualifiés sont issus de pays industrialisés, de cultures occidentales, sans véritable connaissance de ceux qu'ils combattent, voire du terrain sur lesquels ils opèrent. Les mercenaires augmentent par ailleurs la probabilité et l'intensité du conflit en n'offrant que des solutions militaires et retardent le retour de la paix, dans la mesure même où ils ont un intérêt direct à ce que la guerre dure. Une contradiction importante existe sur l'enjeu commercial de l'intervention militaire privée : "les firmes sont souvent rémunérées au moyen de concessions sur les zones minéralières. Les zones en question représentent souvent l'enjeu principal du conflit de basse intensité. Par conséquent, en abandonnant aux mercenaires une partie significative de la richesse nationale, les autorités du pays agressé renoncent à un élément essentiel de négociation. Si toutefois les rebelles étaient en mesure d'imposer des négociations, quelle monnaie d'échange resterait-il au gouvernement? Dépourvu de moyens de négocier un compromis, les autorités n'ont d'autre choix que de "vaincre ou mourir", en tout état de cause de continuer la guerre jusqu'au bout."

Sur l'argument parfois avancé de la supériorité militaire du mercenaire sur le conscrit ou même le professionnel de l'armée de métier étatique, il faut savoir que "les sociétés mercenaires, comme les agences d'intérim dans les autres secteurs d'activité, souffrent d'un problème récurrent. Il faut trouver des techniciens déjà formés. Ces techniciens sont parfois rares, selon les compétences, et, par définition, peuvent ne pas être disponibles, ou cesser (sauf lorsqu'ils sont à la retraite) de faire de l'intérim. La firme mercenaire peut les attirer, en proposant des salaires élevés, mais en aucun cas les retenir, puisqu'il s'agit de travailleurs temporaires. Elle ne peut pas non plus les former, au contraire des entreprises classiques et des corps d'armée. Certains firmes de grande taille, comme MPRI, assurent à l'occasion à leurs personnels des formations spécialisées de court durée. Celles-ci s'adressent bien entendu à des personnel dotées déjà d'une formation initiale pointue, celle-là même que les firmes n'ont pas les moyens d'assurer. Il arrive donc que les firmes ne trouvent pas la main-d'oeuvre adéquate. Or elles ne peuvent se permettre de renoncer pour autant aux exigences d'un client : il leur faut montrer qu'on peut justement compter sur leur savoir-faire et leur efficacité à tout moment et pour toute tâche relevant de leur champ d'intervention. Il est donc probable que les firmes recourent à une main-d'oeuvre qui n'est pas toujours la plus qualifiée pour la tâche à accomplir, ce que le client, bien sûr, ignore. C'est exactement ce qui se produit en Irak, où les recrutements massifs et le turn-over considérable contraignent les firmes à sous-traiter une partie des contrats à de simples sociétés de gardiennage, dont les personnels ne sont pourtant nullement préparés à affronter des situations de guerre."

          L'Irak, selon Georges-Henri Bricet des VALLONS a "constitué un formidable laboratoire pour le développement de l'interopérabilité entre l'armée américaine et les SMP. On est passé en moins de 6 ans d'une coopération had hoc, improvisée et chaotique - qui a nourri, en partie, la dégradation du conflit -, à un processus d'hybridation et d'intégration hiérarchique totale des SMP à la chaîne de commandement américaine, ce qui a engendré des problèmes opérationnels entièrement nouveaux. Les security contractors sont aujourd'hui totalement intégrés au corpus doctrinal, juridique et politique de la Défense. Les législations spécifiques du DoD et du DoS sont également en train de connaître une harmonisation (...)" Il s'agit d'institutionnaliser l'externalisation de certaines fonctions militaires, pour rendre opérationnelle et efficace sur le terrain l'activité des SMP. Sans doute faut-il traduire aussi, rendre moins gênante les interactions entre les forces armées américaines et ces SMP. De multiples incidents meurtriers ont obligés le commandement américain et les opérateurs privés à une intégration opérationnelle. Le système de supervision mis en place semble donner de bons résultats (taux d'incidents qui chutent...), "Reste, rappelle des VALLONS, que ce qui est une mission régalienne de première importance et qui devrait être géré en priorité par le militaire est délégué à un acteur non étatique", pour des motifs dirions-nous où se mêlent des considérations idéologiques marquées (le privé est plus efficace et moins coûteux que le public), l'expression d'intérêts économiques privés en dehors de toute considération stratégique et la foi en une révolution des affaires militaires marquée par une technologisation poussée de la résolution de problèmes militaires, voire carrément politiques. Quels réels avantages militaires le recours au SMP peuvent-ils apporter? Aucune réponse claire n'est apportée par les acteurs mêmes à cette question. Les arguments avancés sont de nature purement financière.

En tout cas, l'expérience montre que la logique de la violence et du pouvoir qu'elle permet ne peut être simplement se réduire à des questions économiques. Le mercenariat dans l'histoire est souvent une solution de pis-aller utilisée pour le recrutement des armées. Jusqu'ici, les effets à long terme du mercenariat sur les sociétés font plutôt figures de mécomptes, même du point de vue strictement politico-militaire.

 

(Il reste à écrire un grand chapitre à écrire sur le rôle des éléments mercenaires dans les batailles. Nous sommes preneurs de toute information à ce sujet... Sur les difficultés de maniement de telles troupes sur les champs de bataille, voire des retournements de dernière minute au moment de l'engagement... Ou à l'inverse, des effets décisifs de leur présence lors des manoeuvres contre l'ennemi... Bref, tout ce qui pourrait ressembler à une évaluation systématique de l'élément mercenaire dans les armées au combat, avant le combat et juste après le combat...)

 

Georges-Henri Bricet des VALLONS, Défense et Sécurité Internationale, Numéro 60, Juin 2010. Xavier RENOU, La privatisation de la violence, Agone, 2005.  Philippe CONTAMINE, La guerre au Moyen-Age, PUF, 1999. Yvon GARLAN, La guerre dans l'Antiquité, Nathan Université, 1999. Nicolas MACHIAVEL, Le prince, GF-Flammarion, 1980.

 

                                                                                                                                              STRATEGUS

 

Relu le 25 mars 2020

 

 

 

 

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12 novembre 2010 5 12 /11 /novembre /2010 13:06

         Quand nous discutons de la forme des armées, nous le faisons souvent en calquant les catégories modernes d'armées étatiques sur le passé, en oubliant que la place du mercenariat, notamment dans les grands Empires, est prépondérante.

Si nous essayons de faire une classification (qualitative et quantitative) des unités militaires à travers les siècles, sans doute, aurions-nous la surprise de constater que l'armée professionnelle réglée directement par l'État ou la conscription ne sont pas les principales manières retenues pour constituer des armées. Dans l'Antiquité notamment, le mercenariat est plutôt la règle... A plusieurs moments de l'histoire, à l'ère des Cités-États ou des États nationaux homogénéisés (au sens de populations se reconnaissant une identité "nationale"), effectivement, la conscription ou les engagements (plus ou moins) volontaires marquent les faits militaires décisifs. Mais même aujourd'hui, à l'heure de la mondialisation (de la énième mondialisation, devrait-on écrire), la place des diverses sociétés militaires s'accroît, au point de devenir indispensables aux opérations des soldats. Les deux guerres du Golfe sont remarquables par l'importance qu'elles ont prises.

      Georges-Henri Bricet des VALLONS, auteur d'Irak, terre mercenaire (Favre Eds, 2010), appuie ce genre de constatation :

"Le concept de "monopole de la violence" prête trop souvent à une essentialisation et à une interprétation désubstantialisée. L'émergence de l'État aurait correspondu à un effacement progressif du mercenariat. Or, c'est une vision totalement anhistorique : l'affirmation de l'État au temps des monarchies européennes n'a nullement coïncidé avec un recul des acteurs non étatiques (...). Le mercenaire a toujours été un acteur central de la construction politique de l'État. Ce n'est pas l'État lui-même qui l'a "tué" (au sens symbolique puisque dans les faits il n'a jamais disparu), mais l'émergence de la forme spécifique de l'État-nation, c'est-à-dire de la guerre comme expression de la souveraineté du peuple. Or, contrairement à la charnière historique des XVIII-XIXes siècles - l'armée de masse citoyenne née de la Révolution française - où la consolidation du pouvoir étatique central et la monopolisation de la violence, par l'instauration de la conscription, puis du service militaire obligatoire, par la nationalisation des valeurs guerrière, ont mené progressivement à l'extinction ds acteurs privés de la guerre, l'époque actuelle correspond à une déconstruction et à une désagrégation du stato-national et à un renversement des valeurs fondatrices de la force militaire : fin de la conscription, fin du service citoyen, fin de l'intérêt "national" sacrifié sur l'autel d'une nécessaire mais chimérique Europe de la défense (condamné de facto par le statu quo avec l'OTAN) ou dans le cas américain sur l'autel des intérêts du complexe militaro-industriel, avènement des armées professionnelles, débouchant sur une allocation mixte des moyens d'exercice de la violence entre États et acteurs para-étatiques ou non étatiques - les sociétés militaires privées aujourd'hui dans le monde anglo-saxon. En ce sens, la professionnalisation des armées américaines dans les années 1970 ou française dans les années 1990, a ainsi constitué le préalable nécessaire à ce double processus de privations/dénationalisation. Le monopole de la violence ne meurt pas, il mute, pour le pire peut-être, mais c'est un autre débat." (Défense et Sécurité internationale).

 

          André CORVISIER indique, dans une analyse (un brin rempli de mansuétude...) des Mercenaires que "d'une manière générale, le terme de mercenaire qui, à l'origine définit un homme travaillant pour de l'argent, soit un salarié, depuis la fin du XVIIIe siècle ne s'applique plus guère qu'à certains soldats. Le mercenariat militaire existe depuis la constitution d'États de quelque importance. Il a pour but de compléter ou remplacer les forces armées issues des obligations militaires des citoyens ou des sujets. Par le moyen de contrats passés entre le souverain et les hommes, il peut amener l'engagement de professionnels recherchés pour leurs aptitudes ou seulement leur bonne volonté à exercer une activité dangereuse, peu prisée des "civils". Ainsi le mercenaire peut servir une cause étrangère à sa nation. L'exercice des armes figurant parmi les activités les plus nobles, le terme de mercenaire n'a eu de sens péjoratif que dans la mesure où il se trouvait des hommes servant leur cité, leur souverain ou leur pays par devoir, sans recevoir autre chose que l'entretien. Une définition assez communément admise fait du mercenaire "un homme qui pour de l'argent se bat pour une cause qui ne le concerne pas". Elle semble s'appliquer parfaitement aux soldats professionnels qui vendent leurs services au plus offrant, changeant d'armées et de camp, même en pleine guerre, suivant les circonstances, et ainsi paraît justifier le caractère péjoratif attaché aux oeuvres vénales."

 Le même auteur nous rappelle, à contrario, d'une idée toute moderne de l'engagement militaire, qu'avant le XVIIIe siècle, "le terme de mercenaire n'est pas chargé d'opprobre et qu'il n'est pas employé quand il s'agit de nobles, d'officiers ou d'ingénieurs contractant directement avec le souverain et non pas l'intermédiaire d'un "entrepreneur de guerre". Tous les mercenaires ne sont pas étrangers à la cause qu'ils servent, même pour de l'argent. C'est le cas de nationaux dans la misère ou de réfugiés des persécutions religieuses, politiques ou idéologiques." 

Il évoque les pratiques d'Orient ancien et de Chine, les habitudes des grands empires égyptiens, perses et grecs, les recours de l'Empire romain dès qu'il dépasse une certaine taille.

André CORVISIER semble faire une différence entre la rémunération en argent des mercenaires et l'octroi aux engagés de ce type, de terres ou de fiefs, évoquant  un recul du mercenariat lors des invasions germaniques, vers la fin de l'Empire Romain d'Occident. Mais que ce soit par argent ou par leur installation comme colon, il s'agit bien de mercenaires qui sont employés dans les différentes légions romaines. A noter que l'infanterie est bien plus propice à ce genre de pratiques que la cavalerie, vu le coût de l'équipement et de l'équipage requis pour l'armement et l'engagement de cette dernière arme. Tant et si bien, dans la féodalité comme sous la Renaissance, que la cavalerie reste une arme réservée aux nobles ou aux chevaliers de fortune. Durant la guerre de Cent Ans, entre les maisons "anglaises" et "françaises" et leurs alliés respectifs, les grandes compagnies formaient pratiquement l'essentiel des armées engagées, quand les souverains trop faibles ne pouvaient se payer une armée permanente.  

"Le mercenariat connut un développement considérable aux XVIe et XVIIe siècles avec l'augmentation considérables des effectifs (de fantassins), auxquels ne pouvaient que difficilement faire face les systèmes fiscaux de l'époque. Cependant les États modernes tentèrent d'imposer un contrôle au mercenariat", difficilement, comme le montre MACHIAVEL (dans Le prince entre autres), là où le pouvoir central est fable : les condottieri (entrepreneurs de guerre) mènent pratiquement la guerre pour leur propre compte (à court terme), vivant sur le pillage des villes lorsque les finances royales ou princières ne suivent pas. D'ailleurs, "le mercenariat devient une industrie pour certains pays pauvres ou surpeuplés. Une sorte de cours international s'était établi au XVIIe siècle suivant la valeur ou les exigences des mercenaires."

Au XVIIIe siècle, le mercenariat "est dénoncé un peu partout et la Révolution française le condamne. Cependant peu à peu, l'idéal national vient justifier l'engagement volontaire. Au XIXe siècle, le mercenariat s'ennoblit même en France de l'affirmation d'un idéal fait du respect du contrat et de sacrifice, avec la création de la Légion étrangère en 1832, corps qui se veut école de vertu militaire à une époque où s'est répandu le service militaire obligatoire."

Peut-être un peu vite, André CORVISIER constate que plus tard, "le mercenariat recule en Europe" et qu'il "se restreint aux services de soldats européens au fait des techniques les plus récentes de la guerre", à l'image des Russes blancs employés pour instruire et encadrer dans les années 1920 les armées chinoises. Il ne mentionne pas le très grand développement du mercenariat qui s'étend de la période des Grandes Découvertes (du point de vue des Européens) à la fin du XVIIIe siècle qui soutient les divers impérialismes maritimes et terrestres.

Xavier RENOU rappelle à juste titre le rôle et l'importance des corsaires (qui deviennent pirates à l'occasion...) dans la guerre maritime, des Compagnies des gouvernements Britanniques, Américains, Français... notamment dans la conquête, l'expansion et l'administration de vastes étendues de territoires et de populations "indigènes".  Il existe une véritable continuité, sinon généalogique et familiale, mais au moins dans les pratiques entre ces Grandes Compagnies et les modernes Sociétés Militaires Privées. Une très grande partie de la Conquête de l'Ouest fut gérée (déportation des tribus indiennes) par des sous-traitants privés du gouvernement américain, et lors de la guerre de Sécession, les intermédiaires se multiplient à tous les niveaux, que ce soit pour le recrutement des armées, les fournitures militaires (équipements et armements) et la sécurité des dirigeants. Il cite des sociétés comme l'Agence Pinkerton utilisée autant pour la sécurité des dirigeants que dans de graves conflits sociaux en appui à l'armée, ou  Wackenhutt et Kroll ou encore Securitas (qui possède aujourd'hui Pinkerton) qui bénéficient d'une très grande tradition en la matière.

 

        Il existe plusieurs accords internationaux où est défini le mercenariat. Trois d'entre eux (1977, 1977, 1989) donnent la mesure des difficultés qu'à la communauté internationale, prise entre les intérêts des prestataires et ceux des bénéficiaires de leurs services, même s'il existe une certaine volonté politique de contrôle du phénomène. 

L'accord du 8 juin 1977 (protocole additionnel I ajouté aux conventions de Genève du 12 août 1949, relatifs à la protection des victimes des conflits armés internationaux) est celui qui recueille le plus large consensus (ratification par 160 États).

Le protocole propose une définition restrictive, qui repose sur 6 critères cumulatifs : Doit être désignée comme mercenaire "toute personne :

- qui est spécialement recrutée pour se battre dans un conflit armé ;

- qui prend part aux hostilités essentiellement en vue d'obtenir un avantage personnel et à laquelle est effectivement promise, par une partie au conflit ou en son nom, une rémunération matérielle nettement supérieure à celle promise ou payée à des combattants ayant un rang et une fonction analogues dans les forces armées de cette partie ;

- qui n'est pas ressortissant d'une partie au conflit, ni résident d'une territoire contrôlé par une partie au conflit ;

- qui n'est pas membre des forces armées d'une partie au conflit ;

- et qui n'a pas été envoyée par un État autre qu'une partie au conflit en mission officielle en tant que membre des forces armées du-dit État.

 Xavier RENOU soulève un certain nombre de questions sur cette définition : sur la notion de conflit prise en référence, sur la motivation et la rémunération du mercenaire, sur sa nationalité et sur sa résidence,, sur sa non-appartenance aux forces armées en conflit comme sur sa non-appartenance aux forces armées d'un pays tiers en mission officielle.

La même année 1977, deux textes législatifs africains (ratification par 22 États, entrés en vigueur en 1985) conçus après de nombreux faits de violence  ("abus") dus à des mercenaires, confirment cette définition. L'accent est mis sur les actes commis par ces mercenaires, mais à l'usage, ces deux textes sont encore trop restrictifs, surtout dès qu'il s'agit de prendre en compte les activités des employés des firmes militaires. 

La troisième convention internationale de 1989, entrée en vigueur en 2001,  adoptée par consensus par l'Assemblée générale des Nations Unies (4 décembre 1989), vise à prohiber "le recrutement, l'utilisation, le financement et l'instruction de mercenaires" en encourageant fortement les "États signataires à adopter les instruments législatifs appropriés. La définition du mercenaire est reprise de celle du protocole de 1977, mais attache une plus grande importance à l'acte mercenaire, "acte concerté de violence visant à renverser les institutions ou porter atteinte à l'intégrité territoriale d'un État". Elle n'exige pas de participation directe aux hostilités. Conformément au souhait de l'Assemblée Générale de l'ONU, la France adopte une loi le 3 avril 2003. Elle ne fait que contrôler, rendre discret, plus présentable, le mercenariat.

Xavier RENOU propose une définition plus large du mercenaire qui permettrait d'effectuer un véritable contrôle internationale sur les nouvelles sociétés militaires privées qui se multiplient dans le monde : "une personne (physique ou morale) qui propose son assistance à l'activité militaire d'un client, toujours liée à la proximité d'un conflit, sous la forme d'une prestation commerciale."

 

      Reste à étudier les motifs et les enjeux que peuvent représenter le développement des sociétés militaires privées. Elles constituent en Irak des partenaires privilégiés de l'armée américaine dans les opérations de maintien de l'ordre ou même les opérations militaires proprement dites. Au moment de l'"irakisation" des forces légitimes dans ce pays à reconstruire, il est intéressant de voir comment le partage de l'exercice de la violence légale se fait entre l'armée irakienne et ces sociétés militaires privées dont les activités, après bien des "déboires" les premières années, ont dû être coordonnées (et souvent c'est le secteur privé qui coordonne..) avec les forces d'occupation américaines. Est-il possible que que nous assistions, dans d'autres guerres majeures ou sur des théâtres d'opérations plus ou plus étendus, selon l'expression de Georges-Henri Bricet des Vallons, à une "mercenarisation et à une privatisation du champ de bataille" ?

   Dans la longue histoire de l'exercice de la violence armée par des États ou des empires, le mercenaire, sous de multiples formes,  est peut-être la figure majeure des guerres.

 

Georges-Henri Bricet des VALLONS, entretien dans Défense et Sécurité Internationale, numéro 60, juin 2010. Xavier RENOU, La privatisation de la violence, Agone, 2005. André CORVISIER, Dictionnaire d'Art et d'histoire militaires, PUF, 1988. 

 

                                                                              STRATEGUS

 

Relu le 26 mars 2020

 

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8 novembre 2010 1 08 /11 /novembre /2010 14:13

Conscription et armée de métier aux États-Unis

        Le modèle d'armée des États-Unis fournit une autre illustration du rapport mythe/réalités militaires/clivages politiques qui aboutit au choix de la conscription ou de l'armée de métier. Comme en France, la question de la conscription ou plus généralement de l'enrôlement (parfois de force) dans l'armée suscite des débats et des combats autour du caractère de la citoyenneté. La forme que revêt l'armée suit plusieurs modèles au long de son histoire, depuis la proclamation d'indépendance de 1776. 

- Les Treize colonies utilisent chacune un système de défense locale sur lequel le pouvoir central, fédéral, n'a pas eu pendant longtemps beaucoup d'emprise. Ces milices, formées de volontaires; durent faire appel à une conscription sélective pour se fournir en un nombre suffisant de combattants. Le Congrès continental en 1778 recommande la conscription lorsque les bénévoles et les substituts payés ne sont pas suffisamment nombreux, pour les opérations à long terme. 

- C'est surtout pendant la guerre civile, en 1862, que les villes et les États sont priées de fournir des contingents par le Congrès confédéré (le Sud) et en 1863 de son côté par le Congrès. La première loi de conscription véritable date du 3 mars 1863, dans le cadre d'une mobilisation générale. La pratique de l'inscription, déjà ancienne, est étendue pour les hommes entre 20 et 45 ans. Jusqu'à la mi-1864, le remplacement, moyennant finances , est largement utilisé. Mais une corruption envahissante domine le système, l'enrôlement forcé d'hommes à moitié conscient de leur enregistrement provoque de nombreuses désertions et des émeutes (New-York, 1863, racontée dans le film Les gangs de New-York). La conscience nationale ne joue souvent au maximum qu'au niveau de l'État, et les vagues d'immigrants ne se considèrent souvent pas comme véritablement américains au sens où les élites le souhaiteraient (malgré le serment d'entrée...)...

- C'est véritablement en 1917 seulement que le Selective Service Act permet d'éviter les problèmes ayant surgit pendant la guerre civile. Sont concernés par l'appel, les hommes inscrits de 20 à 31 ans, avec des très nombreuses exemptions et des listes prioritaires (les célibataires étant appelés avant les hommes mariés, les membres de certaines religions et de certaines professions étant exclus du système). L'inscription est obligatoire pour tous, l'appel est individuel. Les remplacements et les substituts sont interdits et surtout les commissions d'enrôlement sont strictement contrôlées par les instances fédérales. Les Noirs comme les Blancs sont concernés et ce sera l'un des moteurs du processus d'assimilation et de déségrégation. Ce Selective Service Act prend fin en 1918, mais en 1926, l'armée met en place un système qui n'est adopté au Congrès qu'en 1934, sous le titre de projet. Le Congrès permet la continuité de l'inscription sur les listes afin de pallier à toute situation. Un major, Lewis HERSHEY (qui restera en poste jusqu'en 1969!) est chargé de la codification de la conscription.

- Cette codification aboutit au Service Act of 1940 (SCTA) qui établit le Selective Service System (SSS), en temps de paix : enregistrement de tous les hommes entre 21 et 45 ans, avec sélection pour un service d'un an. En 1941, devant les nécessités de la guerre, il est prolongé d'un an, puis de 6 mois supplémentaires, avec extension de la période d'enregistrement (de 18 à 64 ans, puis à 65 ans). Mais en 1942, comptant sur les effets de la propagande, le SSS s'éloigne de la sélection administrative avec ses 4 000 conseils locaux pour un système de sélection de loterie. Les hommes ainsi choisis passent ensuite dans une sélection tenant compte de leurs capacités. C'est pendant la Seconde Guerre Mondiale que le nombre des enrôlement est le plus élevé (de 1940 à 1947) et c'est sur ce double système loterie/sélection qualitative tout en suivant des objectifs d'effectifs très importants que ce modèle de conscription repose.

- Le SSS reste intact après la guerre. Il est réactivé pendant la guerre de Corée, dès 1950. Sauf exemption ou sursis, les hommes de 18 à 26 ans peuvent être appelés pour un maximum de 21 mois de service et 5 années de service de réserve. L'armée, parallèlement à ce SSS, effectue toujours des recrutements volontaires dont le nombre peut être équivalent à ceux fournis par le SSS. Après 1953, le système d'appel reste en vigueur par mesure de prudence et est réactivé pendant la guerre de Vietnam,  en 1965. Le Congrès adopte une loi sur les réserves en 1955 pour améliorer le recrutement de la Garde nationale et préparer la réserve fédérale.

- Pendant la guerre du Vietnam, la conscription fournit à peu près le tiers des effectifs (1965-1969). La proportion s'effondre en faveur du volontariat au fur et à mesure qu'on se rapproche de 1975 (mois des 2/8ème finalement entre 1964 et 1975). Du coup, si la contestation massive, qui est le fait autant d'anciens volontaires que d'anciens conscrits, fait basculer la politique militaire en Asie, il reste un volant suffisamment grand d'hommes pour fournir les effectifs requis pour les combats. 

- Cette impopularité amène le Congrès a mettre fin au SSS en 1973, mais l'inscription reste obligatoire (loi de 1980) auprès du service du recrutement. Depuis cette année, l'armée des États-Unis est une armée professionnelle formée de volontaires s'engageant pour des durées extrêmement diverses.

 

Des évaluations et bilans contradictoires

       L'évaluation de l'efficacité de ce dernier système est le sujet de nombreuses polémiques. L'intérêt que l'opinion attache à la conscription est étroitement lié au degré d'implication des États-Unis dans des conflits armés et aux besoins en effectifs militaires que ceux-ci engendrent. Les grands moments de la conscription se situent durant la guerre de Sécession, au cours des deux conflits mondiaux et pendant une longue période de la guerre froide, époque à laquelle, comme la Grande Bretagne, le service militaire s'est normalisé et est entré dans les moeurs. (Métier militaire et enrôlement du citoyen). Il faut noter que l'attachement à la conscription, même après 1973, reste très différencié, selon qu'il s'agit de défendre les États-Unis ou d'engager des opérations extérieures, selon qu'il s'agit de la garde nationale locale ou de l'armée fédérale...  Chacun de la cinquantaine d'États qui forment les États-Unis d'Amérique possèdent de fortes spécificités. Autour de la conscription, du service militaire obligatoire et individuel, les libertariens se sont toujours opposés et s'opposent toujours aux communautariens. Il y a toujours selon James Ramsay BUTLER, "d'une part, ceux qui s'opposent à la conscription sous quelque forme que ce soit, la considérant comme une violation fondamentale des droits de l'homme dans une société libre. Il y a, de l'autre, ceux qui veulent maintenir en vigueur le principe de l'appel sous les drapeaux, moyen, selon eux, d'inculquer aux jeunes le sens du devoir et de la communauté nationale".

      Le bilan tiré de l'existence de l'armée sans conscription des États-Unis, à l'image des débats qu'il soulève, est très contrasté et révèle de grandes différences entre les objectifs, plus ou moins avoués des acteurs en présence.

   Selon Martin ANDERSON, ancien conseiller des présidents NIXON et REAGAN, professeur à l'Hoover Institution à Stanford, l'armée de métier, vue de 1973 à 1991, est un grand succès. La guerre du Golfe, selon lui, démontre sans contestation possible que l'armée de métier américaine est une redoutable machine de guerre et confirme l'avantage des engagés volontaires, hommes ou femmes, sur ces combattants malgré eux que sont les appelés. Par ailleurs, l'énorme investissement consenti depuis une décennie pour faire face aux besoins de la défense s'est révélé un excellent placement, notamment par sa panoplie incroyablement complexe qui permet une puissance de feu sans équivalent et un nombre très faible de perte dans les rangs de l'armée comme parmi les civils innocents (cette dernière chose étant d'ailleurs vivement contestée...). Politiquement, l'instauration de l'armée de métier est une des réussites de la présidence Nixon.

L'argument selon lequel l'armée de métier n'est pas représentative de la société ne tient pas et  Martin ANDERSON peut effectivement faire état de faibles différences dans la composition sociologique des armées entre la période de la conscription et la période de l'armée de métier. Par ailleurs, il signale que les cas d'exemption du service militaire concernaient beaucoup de citoyens. Que de plus le SSS obligeait à enrôler des non-qualifiés. Mais surtout, la fidélisation des volontaires est bien plus forte que celle des appelés. Il réfute l'argument selon lequel l'enrôlement obligatoire des fils des responsables politiques rendrait ces derniers plus sensibles au sort des soldats, sans étayer sa démonstration. Signalons simplement à ce propos que l'argument peut jouer dans beaucoup de sens différents et peu de commentateurs abordent la question de l'engagement de ces fils dans la guerre du Golfe par exemple... Il fait justice également de l'argument qu'avec la conscription, les responsables politiques seraient moins tentés de précipiter le pays dans un guerre. Effectivement, l'histoire donne raison : conscription et carnage sur les champs de bataille s'alimentent bien l'un l'autre.

     Selon Charles MOSKOS, professeur à l'université Northwestern à Evanston et président de l'inter-university seminar on armed forces and society, au contraire, l'armée de métier américaine constitue un coûteux échec. Après s'être attaqué à la philosophie - qui sous-tend le rapport de la commission Gates de 1970, sur lequel s'appuya  l'administration Nixon - selon laquelle l'état militaire est définit non pas comme un devoir ou une condition sans équivalent civil, mais comme un emploi que rien ne différencie des autres et qui relève des seules lois du marché - le sociologue détaille les résultats très mitigés en terme de nombre de recrutés, par rapport aux besoins exprimés, en terme de coût des personnels militaires et en terme de composition sociale des armées. 

       Un état des lieux de la sociologie militaire après 30 ans de mise en oeuvre de l'All-Volunteer Force aux États-Unis montre plusieurs éléments de réflexions de plusieurs ordres :

- C'est effectivement une vision économiste du problème de l'armée, au moment où au Vietnam, l'administration Nixon veut diminuer les coûts de l'engagement, notamment en vietnamisant les forces engagées et en diminuant le volume des troupes au combat ou dans l'intendance, qui détermine en 1973 l'abandon du service militaire. il suffit de consulter le rapport de la commission Gates pour le comprendre.

- Les difficultés de recrutement des années 1970 proviennent de l'érosion du pouvoir d'achat des militaires engagés : les incitations financières (notamment paiement des études...) possèdent une valeur amoindrie. Les objectifs de recrutement dans les trois armes ne sont pas atteints. La part des diplômés diminuent par rapport à ce qu'elle était avant 1973, et de plus les taux d'attrition sont alarmants (par taux d'attrition, entendre ici le taux de non réengagement...). Ceci entraîne presque automatiquement la suppression de bureaux de recrutement et des financement des carrières (par mesures d'économie...)

- Le redressement du début des années 1980 est du aux circonstances économiques plus favorables et à un revirement dans la politique du recrutement : recours au contrat court, augmentation des postes réservés aux femmes, relèvement des salaires de militaires. Du coup, les effectifs remontent et tendent à atteindre les chiffres requis, les renouvellements de contrats augmentent. Mais des problèmes dans les réserves demeurent, ce qui provoque d'ailleurs des problèmes d'approvisionnement en troupes pendant la guerre du Golfe.

- Deux grands phénomènes sont mis en évidence : la féminisation forte de l'armée et une augmentation très forte du nombre de Noirs par rapport aux Blancs, jusqu'à une sur-représentation par rapport à la population américaine (la terminologie utilisée est américaine...).

- Côté préférences politiques, les sociologues constatent une "républicanisation" (au sens de favorable au Parti Républicain par rapport au Parti Démocrate, et précisément de la droite du Parti Républicain) du corps des officiers. Un déséquilibre politique semble s'instaurer entre l'armée et la société, phénomène d'autant plus dommageables que l'expérience militaire des leaders politiques s'amenuise dangereusement

- Côté technique, vu l'ampleur des connaissances requises pour faire fonctionner et surtout entretenir des matériels de plus en plus élaborés (informatique, électronique), le rôle de l'ennui, source de stress dans les combats s'accroit (Les militaires ont l'habitude de dire que les civils ignorent à quel point la vie du soldat est peu enthousiasmante si l'on considère... son emploi du temps!). Mais cette dernière considération est aussi valable pour un appelé que pour un engagé, en fin de compte. 

   Il serait vraiment très intéressant que soient réalisées pour l'armée française autant d'études sociologiques que pour l'armée américaine. La sociologie militaire américaine n'arrête pas de nous impressionner...

 

 Pascale COMBELLES-SIEGEL, État des lieux de la sociologie américaine, 30 ans après la mise en oeuvre de l'All Volunteer Force aux États-Unis, Les documents du C2SD (Centre d'études en sciences sociales de la défense), Décembre 2000 (à consulter avec profit sur le site www.c2sd.sga.defense.gouv.fr). Sous la direction de Jean CLUZEL et Françoise THIBAUT, Métier militaire et enrôlement du citoyen : les enjeux de la loi, PUF, Cahiers des sciences morales et politiques, 2004. James Ramsay BUTLER, "The all-volunteer armed force", dans Teacher's College Record, n°73, septembre 1971. Sous la direction de Bernard BOENES et Michel Louis MARTIN, Conscription et armée de métier, Fondation pour les études de défense nationale, 1991. 

 

                                                                                                                                  STRATEGUS

Relu et corrigé le 28 mars 2020

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3 novembre 2010 3 03 /11 /novembre /2010 13:09

         Plusieurs variantes du modèle français vont être élaborées et plus ou moins mises en oeuvre, entre considérations de philosophie politique et contraintes militaires. N'oublions pas toutefois que la marine et l'armée terrestre ont toujours eu recours à des systèmes de recrutement différents, la navigation et le combat en mer requérant, surtout depuis la marine à voile, des compétences plus spécifiques:

- Avant la loi Jourdan de 1798 et après le système traditionnel de l'armée royale, fondée sur le volontariat et la milice, s'installe une conscription partielle. Les premières milices patriotiques, les premières gardes nationale des différentes villes sont unifiées dès 1790 et leur organisation est complétée (1791) par l'instauration d'un service obligatoire gratuit dans la garde nationale, dans un pays désorganisé dans la dynamique de la Révolution. Sous le coup des dangers extérieurs, malgré la défiance du Parlement, dès 1791 et les années suivantes, se pratiquent des levées ponctuelles de réels volontaires. D'année et année, malgré l'afflux (désorganisé souvent) de volontaires qui rejoignent les armées de ligne déjà engagées, le nombre de soldats s'avère insuffisant.

Entre 1789 et 1798, le concept de la "nation armée" avait fonctionné sur l'assemblage conjoncturel et protéiforme de plusieurs modes de recrutement : le tirage au sort et les réquisitions étaient venus soutenir un principe du volontariat régulièrement insuffisant. Cette sorte d'improvisation ayant montré ses limites, le besoin d'un recrutement stable fut transformé en système de mise à contribution organisée des citoyens à l'initiative du général JOURDAN, député du Conseil des Cinq-Cents." (Métier militaire et enrôlement du citoyen). 

- La loi de 1798 est la première où le terme conscription apparaît. Fondatrice, elle énonce les formes d'enrôlement : d'abord volontaire et ensuite seulement par conscription. C'est-à-dire que l'inscription de tout citoyen non marié, âgé de 20 à 25 ans, devient obligatoire et universelle. Les citoyens inscrits sont répartis dans les registres en cinq classes d'âge et figurent parmi les appelés possibles d'un service de 5 ans, suivant les nécessités militaires.

Fondatrice, elle affirme la primauté du pouvoir civil sur le pouvoir militaire jusqu'aux modalités de cette inscription. Cette loi, dite de Jourdan-Delbrel, oblige ces inscrits (pour l'armée de terre) à se munir pour tout déplacement d'un passeport faisant état de leur situation militaire. En fait, dès l'année suivante, en 1799, du fait que la patrie n'était plus en danger et qu'il s'agissait surtout de se battre pour des conquêtes extérieures (ou des répressions intérieures), le principe de la conscription fut adoucit par l'instauration de ce tirage au sort que l'on avait pourtant tenté de rejeter. 

- Malgré cela, la loi Jourdan-Delbrel fut le pilier du recrutement militaire pendant toute la période napoléonienne. Le régime légal du recrutement ne connut pas de modification, la conscription devenant le mode indispensable d'alimentation en hommes des troupes du Directoire et ensuite des troupes impériales. Tirage au sort et possible remplacement, étant donné que les remplacés étaient parfois appelés plusieurs fois, vu les hécatombes sur les champs de bataille, ce qui enclencha la prospérité de véritables compagnies de remplacement auxquels les familles des citoyens appelés qui souhaitaient garder leur progéniture faisaient régulièrement appel... La seule nouveauté législative fut la création de la conscription maritime à partir de 1805, pour combler l'insuffisante de l'inscription des marins.

- En 1814, sous la première Restauration, la Charte de cette année-là dispose que la conscription est abolie. Mais les volontaires ne s'étant pas présentés, peu attirés, malgré les primes promises, par une armée désorganisée et tiraillée entre anciens serviteurs du roi et anciens militaires révolutionnaires, elle est rétablie dès 1818 (loi Gouvion Saint-Cyr), sans toutefois être nommée en tant que telle. La loi comptait surtout sur une armée de métier de volontaires, mais prévoyait le recours au tirage au sort à hauteur d'effectifs fixés chaque année. Un service de 6 ans est prévu, mais faute d'atteindre l'objectif des effectifs, il passe à 8 ans en 1824... en inversant les termes des deux modes de recrutement. Désormais, le pli est pris : principalement, la conscription fait partie du paysage français et le demeure, avec tous les aspects du contrôle social nécessaire à son fonctionnement. Toutes les institutions militaires héritées de la révolution, y compris la garde nationale, sont conservées et développées par la suite. La loi Soult de 1832 ramène le service à 7 ans, mais conserve tout le dispositif, avec en plus la formation, très théorique à ses débuts, d'une réserve. Les exemptés doivent être également inscrits d'ailleurs pour l'alimenter en cas de besoin. 

Du fait même de l'existence d'une longue durée de service (de 5 à 8 ans...), les appelés se professionnalisent, pour le peu qu'ils y restent (n'étant ni blessés ni tués), et nombreux deviennent volontaires à la suite de leur service. Se forme ainsi un corps militaire permanent, sans qu'il entame réellement la classe des officiers proprement dite dans un premier temps.

- Une loi en 1855 modifie légèrement la loi Soult en substituant l'exonération au remplacement. Grâce à ce système, le tiré-au-sort pouvait racheter son service par une prestation versée à la Caisse de dotation de l'armée, qui se chargeait ensuite de recruter directement les soldats qui lui manquaient. De fait, ce système fonde tout le recrutement sur la richesse. De plus, d'une part les sommes recueillies ne servaient pas toutes au recrutement et d'autre part sont apparues des sociétés mutuelles d'assurances pour l'exonération, dans le fil droit des anciennes compagnies de recrutement qui elles aussi continuaient leur commerce, qui proposaient, si possible à la naissance d'un fils, une souscription avec versement initial et annuités, afin de pouvoir libérer le jeune homme le jour où il serait tiré au sort. L'État recrute ainsi une armée de métier qui ne dit pas son nom. L'un des effets du système fut une grande difficulté d'atteindre les effectifs visés, sans compter les effets moraux quant au civisme des citoyens...

- La loi Niel de 1868 ramène le service actif à 5 ans et supprime l'exonération, laissant subsister le remplacement. Elle entend réactiver le principe de la réserve, instituer une garde mobile (très combattue par les républicains), afin de pallier aux effectifs insuffisants. En fait, cette garde mobile n'existe que sur le papier.

-  Alors que le processus d'enracinement de la conscription, élément du processus d'unification de la nation, malgré les effets pervers des marchés de remplacement et d'exonération, a duré plus d'un siècle, les rapports entre les Français et l'institution militaire demeurent très contrastés.

C'est notamment la guerre de 1870-1871 avec la Prusse, puis le début de guerre civile, qui accélèrent ce processus. Une fois la Commune écrasée, la réorganisation de l'armée est impulsée par la loi de 1872 (loi Cisey). Elle instaure, en s'inspirant du modèle prussien, le service militaire obligatoire et en principe universel pour une durée de 5 ans, ce service étant dus par tous les citoyens valides de 20 à 40 ans. Avec de nombreuses dispenses à la clé, le système prévoit un système de tirage au sort pour un quart des effectifs qui ne doit servir qu'an an. Malgré les principes de service universel, l'instauration du tirage au sort partiel ruine l'aspect égalitaire.

C'est la loi de 1889 (loi Boulanger) qui instaure plus réellement le service obligatoire, en précisant qu'il est personnel, éliminant quantité d'exemptions (instauration d'une révision qui n'écarte que les inaptitudes physiques et mentales), le service actif étant ramené à 3 ans. L'objectif militaire est de former de véritables réserves tout en réalisant effectivement l'idéal égalitaire. Un des aspects qu'il faut avoir en tête, c'est, en dehors du service actif, la possibilité d'appel suivant une durée assez longue des citoyens inscrits en cas de besoin. Si la loi Boulanger diminue ce service d'active, il augmente par contre la période (25 ans au total) pendant laquelle ils peuvent être appelés à servir dans les troupes au combat.

- La conscription universelle est réalisée dans la loi de 1905 (loi Berteaux), dans un premier temps sur le plan des intentions en attendant une réalisation qui n'est pleinement effective bien plus tard. Elle limite le service à deux ans, car l'opinion publique le réclamait, et cela se traduisit bien entendu par une chute des effectifs entre 1905 et 1910. La loi Barthou de 1913, l'augmente d'ailleurs à 3 ans, vu la montée des périls. A la conscription-sélection succède par cette loi la conscription-obligation. Les dispenses n'ont plus lieu d'être, puisque le service est plus court. En fait, c'est la mobilisation de 1914, avec les appels anticipés des classes qui met à l'épreuve tout le système de recrutement lentement mis en place depuis 1798 (en terme de contrôle des inscriptions et du déroulement matériel de l'appel) et également tout le sentiment patriotique permis par de longues années d'habitude de la chose militaire... et de propagande. Le service militaire est personnel, obligatoire, égalitaire et c'est cette conception, ce modèle qui perdure jusqu'à la suspension de 1997.

Cette loi n'aurait pas été possible, ni son respect,  sans la construction de tout un réseau de casernes entre 1875 et 1910. C'est ce maillage du territoire qui rend effectif ce service militaire. Il se déroule maintenant dans un cadre unifié, où le brassage social, de l'arrivée du bleu à la quille du bidasse, constitue un élément de l'identité nationale. La volonté de brassage social s'étend d'ailleurs aux conscrits des colonies. Elle sera adaptée, selon les besoins militaires (raccourcissement de la durée, organisation de la réserve) par plusieurs lois (1913, 1928, 1935...) sous la IIIe République. 

Hormis l'intermède du régime de Vichy (1939-1945), ce caractère de service national est toujours réaffirmé, comme en 1946 (lors de sa réinstauration). Mais précisément, c'est au moment où l'ensemble des attentes concernant le rôle du service militaire semble se réaliser, que l'évolution stratégique, technique et politique met en cause la pertinence de ce modèle d'armée.

- La guerre d'Algérie, qui fait jouer les ressorts du service militaire obligatoire pour fournir des appelés sur les théâtres d'opérations, voit se mettre face à face des citoyens-soldats et des forces qui se prévalent du droit des peuples de disposer d'eux-mêmes, droit largement inspiré des idéaux de la Révolution. L'activisme militaire des auteurs du coup de mai 1958, le malaise diffus dans toute la société française sur les objectifs et les moyens de la "pacification",  la crise politique qui aboutissent à la fin de la IVe République se traduisent dans la loi de 1959, en fait une ordonnance, des ordonnances, dans une redéfinition des composantes du recrutement de l'armée. Désormais, une armée de métier, avec la modernisation et l'adaptation à la primauté de l'armement nucléaire, mais aussi avec la nécessité de former de véritables techniciens d'armements modernes, entre dans les esprits comme une nécessité, tout en gardant la même notion de service militaire. 

- Les différentes lois de 1965, 1970, 1983 et 1991 précipitent un mouvement de professionnalisation : alors que le nombre des réformés augmente sans cesse, la durée du service militaire diminue constamment  (18 mois, un an, 6 mois...). L'engagement militaire (sous contrat directe ou à l'issue du service militaire) devient la source principale, en qualité et même en quantité utile, vers la fin des années 1990, du recrutement de l'armée. La loi de 1983 instaure en même temps un service long de 24 mois pour des volontaires, vivier des futurs professionnels, et instaure plusieurs services civils mis sur le même plan que le service militaire. Le sentiment d'inégalité devant ce modèle militaire accélère son dépérissement.

- Si la loi de 1997 (loi Richard) est présentée comme une étape ordinaire dans une évolution permanente de la conscription, sa suspension, et notamment son corollaire matériel immédiat, la fin du système des casernes en tant que maillage du territoire national, signe la fin de toute une période, de tout un modèle d'armée. L'armée cesse d'être une institution incontournable dans la vie individuelle et collective. La conscription a participé à la construction d'une cohésion nationale, tant sociale que territoriale et beaucoup se demande aujourd'hui, si l'abandon précisément de la conscription, au sens matériel comme au sens idéologique, ne favorise pas une certaine déconstruction des solidarités, ou plus modestement la dilution d'un esprit de défense nationale.

Avec cette dernière loi, les citoyens peuvent concourir au système de défense, peuvent être appelé sous les drapeaux si la situation l'exige (ce qui veut dire que l'inscription reste obligatoire, dès 16 ans), mais le service actif proprement n'existe plus. Pour tous les jeunes inscrits est institué un parcours de défense, la journée d'appel de préparation à la défense. 

La loi développe les modalités de participation au système de défense par la nouvelle forme d'engagement, le volontariat, qui s'adresse à un public de jeunes âgés de 18 à 26 ans (engagement de douze mois renouvelables). Ce système côtoie un système traditionnel d'engagement militaire en direction de toutes les spécialités professionnelles nécessaires au fonctionnement des armées, afin de faire fonctionner les service d'intendance, d'armements et d'interventions. Dans les faits, c'est surtout une armée professionnelle qui se met en place. Ce dispositif correspond aux besoins actuels de l'armée, de format restreint, de capacité de mise en action rapide, de puissance de feu la plus performante.

- Le livre blanc sur la défense et la sécurité nationale paru en 2008 ne parle, comme priorité, que de la mise en place d'un service civil sous une forme massive, qui aurait la vertu, selon ses nombreux partisans, de vivifier l'esprit de défense, entendue sous des jours nouveaux. Le service civique, s'il est mis en place serait effectué dans des structures tout-à-fait indépendantes des préoccupations de défense proprement dite.

   Il s'agit avant tout de fortifier la mise en place d'une armée professionnelle adaptée au nouvel équilibre de ses missions. Les personnels militaires doivent se concentrer sur les missions opérationnelles, les personnels civils sur les tâches administratives et de soutien, dès lors qu'elles ne sont pas l'objet d'une externalisation. Plus qu'une participation globale de la nation, il s'agit de trouver un niveau élevé de recrutement de jeunes militaire, dans une articulation entre contrats courts et contrats longs. Dans cette perspective, l'armée se considère comme un acteur dans un marché de l'emploi très concurrentiel. 

 

Une situation actuelle évolutive...

    Sans changer la perspective dominante de professionnalisation des armées, une architecture du service militaire et du service civique prend forme dans les années 2010.

- Un service civique est établi par la loi du 10 mars 2010, selon deux formes : l'engagement de Service civique et le volontariat de Service Civique. Il s'agit de mobiliser les jeunes face à l'ampleur des défis sociaux et environnementaux et de proposer aux jeunes de 16 à 25 ans un nouveau cadre d'engagement dans lequel "ils pourront mûrir, gagner en confiance en eux, en compétence et prendre le temps de réfléchir à leur propre avenir, tant citoyen que professionnel". Concrètement, il s'agit d'en engagement volontaire de 6 à 12 mois pour l'accomplissement d'une mission d'intérêt général dans un des neuf domaines d'intervention reconnue prioritaires pour la Nation : culture et loisirs, développement international et action humanitaire, éducation pour tous, environnement, intervention d'urgence, mémoire et citoyenneté, santé, solidarité, sport, et ce pendant 24 heures hebdomadaires, avec indemnité prise en charge par l'État, et soutien complémentaire, en finances ou en nature, prise en charge par l'organisme d'accueil. Ce service civique peut être effectué auprès d'organismes à but non lucratif ou de personnes morales de droit public, en France ou à l'étranger. Il s'agit de renforcer la cohésion nationale et sociale, après la suspension du service militaire, sous l'égide et la coordination administrative globale d'une Agence du Service Civique, opérationnelle dès 2012 (22 000 jeunes, 80 000 jeunes en 2015). Chaque structure d'accueil conserve son autonomie, et de nombreuses structures, qui avaient bénéficié auparavant du service civil instauré en 1963 et disparu avec le service national, entrent dans ce dispositif.

- Un service national universel est en projet dès le début de la présidence MACRON en 2017, programme conçu pour succéder indirectement au service militaire en France. En 2017-2018, successivement, une mission d'information à l'Assemblée nationale et un  groupe de travail mettent sur pied un projet politique de mise en chantier en octobre 2018 d'un Service National Universel. Les grands principes de ce SNU sont dessiné - laborieusement, tant les réactions sont vives dans l'ensemble de l'échiquier politique (pas assez ambitieux ou au contraire attentatoire à la Constitution et aux libertés) :

. Une première séquence obligatoire d'un mois, avec une phase d'hébergement collectif de 15 jours, aux alentours de 16 ans à l'issue du collège, puis 84 heures de Mission d'intérêt général dans une structure habilitée (association du corps en uniforme) ;

. une seconde phase de volontariat matérialisée par une période d'engagement d'une durée d'au moins trois mois en immersion au sein de structures dédiées à la défense et à la sécurité, à l'accompagnement des personnes, à la préservation du patrimoine ou de l'environnement, ou à d'autres formes d'engagement. Le service civique est présenté comme l'un des moyens qui permettra d'accomplir cette seconde phase.

  Après consultation de la jeunesse sur le service national universel, un groupe de travail remet un rapport en novembre 2018 et en février 2019 est lancé un concours national pour la création de la tenue officielle du SNU, ouvert aux jeunes de 13 lycées professionnels et technologiques français. Et en mars 2019 est lancé une campagne de recrutement des jeunes volontaires dans 13 départements.

Mais en l'absence de base légale et constitutionnelle permettant de conférer un caractère obligatoire au SNU - constat effectué un peu tardivement par une haute administration et un gouvernement caractérisés décidément par un certain amateurisme qui est plutôt gênant pour l'exercice d'un volontarisme politique - la première phase de préfiguration lancée en juin 2019 est basée sur le volontariat des jeunes concernés. Une campagne du ministère de l'Éducation nationale et de la Jeunesse est lancée sur les réseaux sociaux d'Internet, dans un certain climat de défiance dans la classe politique. Avant même l'ouverture des premiers centres du SNU, la forme retenue pour les séjours de cohésion est critiquée (des colonies de vacances sans l'esprit des colonies de vacances - programmes imposés aux jeunes...), certains parlant d'un "échec pédagogique programmé", ceci s'ajoutant à un certain manque de moyens endémique... De plus, cette forme de service national ne satisfait pas du tout la hiérarchie militaire...

Est mise en oeuvre, parallèlement, un projet de révision de la Constitution (présenté en conseil des ministres le 28 août 2019, '"pour un renouveau de la vie démocratique) qui "doit permettre la mise en oeuvre du service national universel afin de renforcer l'engagement de nos concitoyen les plus jeunes dans la vie de la cité". L'article 4 du projet prévoit de modifier l'article 34 de la Constitution, afin que la loi puisse fixer les règles concernant les sujétions imposées par le service national en leur personne et leurs biens (car le SNU contredit les modalités de l'autorité parentale...). Mais le gouvernement a annoncé que l'examen du projet de loi constitutionnelle n'était pas encore à l'ordre du jour immédiat, car il souhaitait "être certain d'obtenir un accord global préalable avec le Sénat".

De toute façon, l'épidémie de coronavirus de début 2020 remet en cause la mise en oeuvre du SNU, même elle est décidée de manière généralisée pour 2022 et devrait alors concerner 400 000 jeunes.

 

Défense et Sécurité nationale, Le livre blanc, La documentation française/Odile Jacob, 2008. Annie CREPIN, Histoire de la conscription, Gallimard, 2009. Sous la direction de Jean CLUZEL et Françoise THIBAUT, Métier militaire et enrôlement du citoyen : les enjeux de la loi, PUF, 2004.

 

                                                                                                                                                                     STRATEGUS

 

Relu et complété le 30 mars 2020

 

 

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1 novembre 2010 1 01 /11 /novembre /2010 07:48

       Autour du mode d'enrôlement des armées (service militaire obligatoire, volontariat, enrôlement forcé), il importe de distinguer les positions (politiques ou idéologiques) pour ou contre la conscription ou l'armée de métier, positions touchant souvent au coeur des objectifs de la défense, de l'expérience concrète du service militaire et de la professionnalisation, en temps de paix, de guerre ou de crise. Loin d'un angélisme souvent simplificateur dans la présentation des représentations et des faits, il importe également de bien indiquer la nature de la condition de ceux qui sont enrôlés, par rapport à la nature de la condition de ceux qui enrôlent. Les uns et les autres n'appartiennent pas souvent aux mêmes classes sociales. 

 

        Sur les représentations du service national et de l'armée de métier, nous pouvons repérer les différents acteurs des sociétés, dont nous ne pouvons pas évidemment faire l'économie de l'identification, lorsque sont énoncées, exposées, voire dénoncées ces représentations... Il est nécessaire à ce propos, compte tenu des différenciations sociales importantes, voire des spécialisations dans les sociétés complexes (industrielles et post-industrielles notamment), de bien discerner ce qui relève de représentations liées à l'appartenance à la société militaire (surtout dans les milieux des officiers), au pouvoir politique, aux intérêts économiques (complexes militaro-industriels) ou à la société civile et ce qui relève de sentiments d'appartenance à une même collectivité (nation par exemple). Il se peut que différents acteurs, même si en fin de compte ils effectuent des choix et s'identifient plus à certaines représentations, soient partagés entre différentes opinions, notamment dans les temps de crise.

Que ce soit dans les pays où est instituée la conscription ou dans les pays où dominent l'armée de métier, un triple écart se manifeste : entre la représentation mythique et les réalités de l'évolution de l'armée, entre le temps de la décision et le temps de la réalisation (parfois la décision n'est pas suivie de réalisation conforme aux textes...), entre les attentes vis-à-vis des réformes et les résultats réels de ceux-ci.

Le cas français est typique car pendant près de deux cent ans, le choix de la conscription a été fait, mais le cas américain est tout aussi instructif, car il alterne les temps de volontariat et les temps de conscription. Plus généralement, un clivage semble bien exister entre les pays anglo-saxons (où domine le soldat de métier) et la majeure partie des autres pays qui ont précédé ou ont suivi le modèle français.

 

     Le modèle français de la conscription permet de voir en parallèle les évolutions des débats idéologiques, des mythologies et de ceux qui les portent et les évolutions des problématiques purement militaires, avec les sanctions qui découlent des choix opérés lors des guerres ou des crises, de manière souvent abruptes, avec les conséquences que ces évolutions ont sur l'ensemble de la société.

   La mythologie qui entoure les notions de peuple en armes, de citoyens-soldats et de soldats-citoyens, avec en arrière plan des représentations historiques sur les destinées de Sparte, d'Athènes, de Rome et de Carthage, soutient les nombreux débats partisans tels qu'ils s'expriment dans les deux chambres du Parlement ou originairement dans les cahiers de doléances annonciateurs de la Révolution française de 1789. La représentation de l'armée de métier comme liée à la monarchie puis plus tard à une conception autoritaire et militariste de la société et de la conscription comme expression de la volonté populaire et de la défense des libertés perdurent tout au long des deux siècles, même si ces représentations changent de camp, suivant l'évolution purement politique de la société (alternance fréquente République/Monarchie/voire Empire et droite/gauche). 

     Cette mythologie s'alimente de visions des événements, de la Révolution à nos jours, qui ne correspondent pas toujours à ce que les historiens peuvent maintenant reconstituer avec le recul. Les débats idéologiques se confrontent souvent avec une dure réalité, qui tient à la situation géopolitique du pays et des animosités réciproques en Europe. La nécessité de disposer de troupes nombreuses ou restreintes vers la toute fin de cette période, le débat strictement militaire entre primat de l'armée de choc ou de l'armée de feu, la fréquente crise des effectifs que connaît régulièrement l'armée française jusqu'à la guerre d'Algérie, contraignent souvent les responsables politiques à bousculer leur propre agenda de discussion des lois et de mise en application de celles-ci. Les questions de durée du service militaire, de la réserve, du tirage au sort, des remplacements dans la procédure de recrutement, la mise en place des casernes, des amalgames effectués entre les différentes parties de l'armée... découlent de ces dures réalités stratégiques. Et cela même si les justifications idéologiques apportées par ces responsables politiques - parfois très alambiquées au regard de leurs convictions d'origine -, camouflent en partie cette bousculade. 

       Les débats internes aux milieux politiques - qu'ils soient en liaison ou au contraire en décalage avec le sentiment des différentes parties du peuple - mêlent ainsi souvent deux ordres de considérations lorsqu'ils s'agit de fixer les lois :

- des considérations militaires liées aux systèmes d'alliance et à la situation géopolitique ;

- des considérations sociétales liées à la vision de l'armée, en tant que corps agissant directement sur la société, considérations faisant de l'armée un corps strictement subordonné au pouvoir politique (crainte périodique du coup d'État militaire) ou/et faisant en même temps celle-ci un vecteur d'éducation, de civilisation dans l'ensemble de la population.

      Jamais ailleurs, les débats ne concernent autant de parties de la société qu'en France et jamais ailleurs sans doute rencontre-t-on autant de véhémences dans les débats. Ce qui fait qu'en France, les questions de l'armée sont l'une des questions les plus débattues (et cela de manière constante), même si le pouvoir politique, même si le corps militaire... n'en tient que peu compte...

 

      Depuis qu'est instaurée la conscription en 1798, depuis que dans les tout débuts de la première République... (et même avant dans les milieux de la Philosophie des lumières), le lien s'est établi entre le principe démocratique et le principe de participation du citoyen à la défense de ces premiers principes, "aucun régime politique ne veut rompre ce lien au XIXe siècle. Signe et instrument des nouveaux rapports qui s'établissent entre l'État, la nation et les individus à la suite des bouleversements révolutionnaires, la conscription devient le bras armé de l'État centralisateur qui mène un processus d'unification nationale et d'acculturation. Ce faisant, elle focalise les passions qu'éprouvent les Français à la fois pour la liberté et pour l'égalité (ce qui déjà ne va pas sans contradictions) et, même elle intensifie le déchirement entre leur vieille hantise de la militarisation et de l'embrigadement et leur conviction que la défense est l'affaire de tous, et le devoir militaire, l'incarnation de la citoyenneté. Ces contradictions apparaissent d'abord chez les dirigeants et les représentants de la nation. Elles expliquent un débat sans cesse recommencé et qui dure deux siècles. Ce débat a lieu à l'occasion du vote des grandes lois militaires qui organisent l'institution. Au XIXe et XXe siècles, chaque régime veut avoir la sienne (sa grande loi militaire) et quelquefois plusieurs. A chaque fois ou presque, la discussion parlementaire est un grand moment de confrontation idéologique entre des conceptions différentes de la citoyenneté puis de la démocratie et bientôt de la république, et non entre des projets techniques portant sur les effectifs et la formation de l'instrument de la guerre à préparer ou à venir ; ou plutôt, même quand le débat porte sur le nombre des soldats, la durée du service qu'ils doivent effectuer, question récurrente pendant ces deux siècles, c'est toujours une idée de la citoyenneté, de la démocratie, de la république qui est à l'arrière-plan de l'argumentation des uns et des autres." (Annie CREPIN)

          La mythologie de la conscription fait appel à la représentation de l'histoire d'une Sparte exclusivement guerrière, d'une Athènes mère des arts, des lettres et des lois, l'une mettant tous les citoyens dans une discipline rigide pour la défense de la Cité, l'autre voulant garder aux libertés une place essentielle. Athènes triomphe de Sparte, l'obéissance aveugle étant finalement vaincue, impuissante devant l'expression de la liberté. Rome, guerrière elle aussi, moins créatrice qu'Athènes, la copiant même, prend la place de Sparte dans l'antagonisme entre devoir et liberté, contre Carthage, république marchande dont l'analogie avec l'Angleterre est toute trouvée et qui finit pae être anéantie. L'évocation de ces "exemples" historiques se fait par allusions aux nations voisines dans les argumentaires déployés au Parlement.  Dès le début des débats sur l'armée, entre philosophes de la période des Lumières précédant la Révolution, cette mythologie sert de point de référence pour MONTESQUIEU (1742, L'esprit des lois), ROUSSEAU, Gabriel Bonnot de MABLY (1709-1785) et même le philosophe militaire (ou le militaire philosophe) Jacques-Antoine-Hippolyte de GUIBERT (1743-1790) (1790, De la force publique, Essai général de tactique). Mais ces débats ne sont pas les premiers à évoquer la conscription, même avant le mot : Maurice de SAXE (Les Rêveries, 1732 publié en 1752), évoque déjà la problématique du recrutement des soldats en regard des nécessités des champs de bataille. Et n'oublions pas non plus que déjà ces philosophes peuvent s'appuyer sur l'expérience de systèmes pré-conscriptionnels établis en Suède (dès le XVIe siècle), en Russie et en Prusse (1733, système des cantons). "L'interrogation des penseurs touchant au fait militaire, dèjà étroitement liées à un questionnement portant sur le fait national, débouche sur la mise en question beaucoup plus ample du fait guerrier et du phénomène de la guerre, couplée avec l'opposition de la civilisation et de la barbarie. Dans l'hésitation entre la mise hors-la-loi de toute guerre devenue rationnelle, la pensée des Lumières s'accompagne de paradoxes et de contradictions. Mais précisément celle-ci s'avèrent fondatrices du service militaire en France en même temps qu'elles expliquent la durée d'un débat qui sera sans cesse relancé pendant deux siècles". (Annie CREPIN). 

     Cette mythologie se renforce de la représentation de ce que fut la bataille de Valmy en 1792, qui doit plus aux réorganisations précédentes de l'armée royale qu'aux bataillons de volontaires. L'essentiel est qu'une armée définie comme nationale et révolutionnaire, au moment de l'abolition de la royauté, défait les forces de l'absolutisme et s'élance pour la libération des peuples d'Europe.

     De manière assez constante, parallèlement à la réflexion philosophique, la réflexion stratégique et militaire alimente ces débats, et souvent elle se trouve en porte à faux avec la première, dès les oeuvres de Joseph SERVAN (Le Soldat citoyen ou Vues patriotiques sur la manière la plus avantageuse de pourvoir à la défense du royaume, 1771, publié en 1780), même si elle s'y alimente. Celui-ci écrit par exemple que "la véritable constitution d'un royaume a toujours consisté dans l'obligation que chaque sujet contracte en naissant, de servir sa patrie (...). On croit que le meilleur et le plus juste des moyens pour suppléer à l'insuffisance des enrôlements libres serait l'obligation du service militaire pour tous les citoyens sans distinction d'état depuis l'âge de dix-huit ans jusqu'à l'âge de quarante ans". 

     Au fil des siècles, pèsent beaucoup sur les débats (parmi d'autres), avec des considérations tour à tour philosophiques et militaires, le chevalier d'ARCQ (ou Philippe Auguste de Sainte-Foix) (1756, La noblesse militaire ou le Patriote français), Jean-Christophe SANDRIER (Chevalier des Pommelles) (1790, Mémoire sur le mode de formation et de recrutement de l'armée auxiliaire), Jean Frédéric de la Tour du PIN GOUVERNET (1727-1794), Edmond Louis Alexis Dubois de CRANCÉ (1747-1814), Jean-Baptiste JOURDAN (1762-1833), Pierre DELBREL (1764-1846), Laurent de GOUVION SAINT-CYR (1764-1830), Elie DECAZES (1780-1860), le maréchal Nicolas Jean-de-Dieu SOULT (1769-1851), François GUIZOT (1787-1874) (De la souveraineté, 1822), le maréchal Adolphe NIEL (1802-1869), Jules LEWAL (La réforme de l'armée, 1871), Jean JAURES (1859-1914) (l'Armée nouvelle, 1910), Philippe PETAIN (1859-1951), Jean FABRY (1876-1968), le général Pierre Auguste  ROQUES (1856-1920) (l'armée française vivra, 1929), Raoul CASTEX (1878-1968) (1929-1935, Théories stratégiques), Charles De GAULLE (1890-1970) (Vers l'armée de métier), Emile MAYER (1851-1938) (La France et son armée, 1938), Léon BLUM 1872-1950), Jean De LATTRE de TASSIGNY   (1945, Il faut refaire l'armée française), Michel DEBRE (1912-1996), Pierre MESSMER (1916-2007), Charles HERNU (1923-1990), Pierre JOXE (NÉ EN 1934)... Dans des camps parfois opposés, ils contribuent à l'élaboration d'une bonne vingtaine de lois sur la conscription et le service national, celle de 1905, établissant véritablement l'obligation personnelle et généralisée du service. A chaque guerre importante (1870-1871, 1914-1918, 1939-1945), à chaque grande crise politique (Affaire Dreyfus, Guerre d'Algérie), des tournants sont pris dans le cadre de ces lois, pour définir les durées de service, les conditions de recrutement (tirage au sort, remplacements, réquisition...), la composition des unités militaires (garde nationale, garde mobile, réserve), les conditions de l'exercice du service (casernes, 1872). Mais entre les publications des lois, souvent des mesures d'urgence sont prises sous l'emprise des faits militaires, mesures qui parfois vont à l'encontre des philosophies affichées.

 

   Annie CREPIN, Histoire de la consciprion, Gallimard, collection folio histoire, 2009.

 

                                                                                                                                                                    STRATEGUS

 

Relu le 30 mars 2020

 

 

 

 

 

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22 octobre 2010 5 22 /10 /octobre /2010 13:00

           Nous avons tendance à oublier que l'existence d'une armée permanente est relativement récente dans l'Histoire. Jusqu'à la fin du Moyen Age occidental et bien plus tard pour d'autres contrées, la règle était plutôt aux armées occasionnelles levées en cas de nécessité de défense ou par la volonté de conquêtes. Même pendant l'Empire Romain, l'existence d'armées permanentes ne fut pas toujours constante et ce n'est que par l'existence de la légion romaine en tant qu'outil de destruction et de construction (ingénieurs-soldats...) qu'une expérience dans le sens d'un enrôlement global (à défaut d'être généralisé) fut entrepris. Même dans ce dernier cas, ce n'était pas l'ensemble de la population qui était concernée par l'engagement dans une armée ou une autre. C'est à la fin des féodalités en Europe, au moment de l'affermissement des monarchies qu'un enrôlement de plus en plus étendu est constaté. L'existence d'une armée permanente elle-même n'a signifié une conscription généralisée qu'au milieu du XIXe siècle, au moment où l'existence de gros bataillons va de pair avec une très grande puissance de feu. Si de nos jours, pratiquement tous les États possèdent une armée permanente, différents moyens d'enrôlement sont utilisés, suivant les mentalités des populations et de leur plus ou moins grande réticence vis-à-vis de la chose militaire.

 

             Il est vrai que les débats les plus vifs sont observés en France où se mêlent les clivages partisans (monarchistes/républicains, puis droite/gauche), les conceptions des droits de l'individu face à l'État, l'esprit national, voire nationaliste, les réticences plus ou moins grandes des anciennes provinces, les clivages entre régions centrales et régions frontalières... Et ceci notamment depuis la Révolution Française, avec la loi Jourdan de 1798...  Cela ne doit pas nous empêcher de voir que dans les différents pays, d'autres débats ont lieu et d'autres solutions sont choisies pour assurer le fonctionnement de l'armée permanente. Si en Grande Bretagne, régie par l'habeas corpus, la règle est l'enrôlement volontaire avec recours à la conscription au cours de certaines guerres, aux États-Unis, dans la même tradition anglo-saxonne, est présente un autre rapport à l'armement (milices d'auto-défense locales...), qui alterne les périodes de conscription et les périodes d'armée entièrement professionnelles. Dans d'autres pays européens, le service national suit le modèle français avec de fortes variantes et le système mixte appel généralisé/armée de métier recueilli longtemps les faveurs des autorités civiles et des autorités militaires, avant les toutes récentes évolutions. Pour autant, ce n'est pas la France qui, en Europe, mis sur pied la première la conscription, mais la Prusse. Le service militaire obligatoire fut instauré par Frédéric-Guillaume 1er (1713-1740), despote surnommé le Roi Sergent, qui constitua l'armée fondement de la puissance prussienne. Il n'existe donc pas de lien obligatoire entre le service militaire obligatoire et le caractère démocratique d'un régime, et encore moins avec un régime révolutionnaire.

 

          C'est sans doute en France que les débats sont les plus passionnés, plus parce que beaucoup plus de personnes et d'organismes sociaux se sentent concernés par les différentes problématiques en cause, que parce que ces débats sont véritablement organisés. Beaucoup classent d'ailleurs la manière dont les choses évoluent en France dans le cadre d'une réforme sans débat. En ce sens, malgré les différentes opinions émises, il semble que ce soient les arguments internes à la sphère militaire qui l'emportent. Dans d'autres pays, l'opinion publique apparaît indifférente aux débats - exception faite des oppositions franches au système militaire ou militaro-industriel - partagée entre une indifférence hostile à l'enregimentement des individus par l'État (États-Unis, Angleterre) ou une indifférence méfiante vis-à-vis de tout ce qui touche à la guerre (autres pays européens). L'effet sur les populations civiles, les plus victimes des deux guerres mondiales, des destructions physiques, matérielles et morales causées par la guerre dans un système industriel et urbanisé entraîne une vision globalement négative envers les armées, même si le service militaire en tant que tel n'est pas majoritairement rejeté, étant conçu comme un passage inter-générationnel, un rite obligé, un devoir routinier. 

 

          Le débat sur les formes d'engagement militaire d'une population tourne autour de plusieurs paramètres que l'on retrouve d'un pays à l'autre, de manière tranchée en France, de manière plus ambiguë (car ne relevant pas d'une attention majeure) dans d'autres pays :

- temps de guerre/temps de paix : suivant la situation d'urgence ; avec des difficultés en cas de guerre prolongée, même sur le sol national ;

- positionnement partisan : les opinions varient suivant que leur tendance est ou n'est pas au pouvoir. Par exemple hostilité républicaine à une forte armée royale ou l'inverse ;

- engagement sur le territoire ou hors du territoire ;

- évolution technique des armées : plus l'équipement militaire requiert un apprentissage important, plus la tendance est vers la spécialisation, plus l'armée tend à devenir une affaire de professionnel ; 

- position géographique de la région où l'enrôlement a lieu (régions frontalières ou régions éloignées des lieux de combat) ;

- degré d'adhésion à l'État : dans un pays à une seule langue, une seule tradition, une philosophie et une religion fortement dominante, le service national est plus facile à imposer ;

- implication des différentes classes sociales : dans un système de tirage au sort, avec possibilité de rachat du temps de service, la progéniture des plus riches peut échapper aux positions les plus exposées au combat rapproché, voire au service tout court.... Par ailleurs, une tradition familiale militaire existe encore de nos jours. 

- situation économique : les conditions d'enrôlement en milieu rural (nécessité de l'agriculture) et en milieu urbain ne sont pas les mêmes. 

- situation du soldat par rapport à son propre équipement militaire au niveau financier : variation selon la participation financière du soldat. Ce dernier point a énormément moins de poids aujourd'hui, par rapport à une époque où le grade, le choix de l'arme, la qualité de l'équipement, dans le cas de l'engagement volontaire, avait une très grande importance. Sans compter une époque où l'on pouvait acheter le titre et le rang de combattant... 

    A ces paramètres, il faut ajouter un élément que la caractérisation officielle des troupes armées fait souvent oublier (police et armée) : les objectifs du pouvoir politique de maintien de l'ordre à l'intérieur des frontières sont souvent distincts juridiquement des objectifs de garde des frontières ou de défense des "intérêts vitaux", alors que la latitude d'action des gens d'armes, notamment lorsque le pays vient de traverser une crise ou même une guerre dite civile, lorsque les classes sociales se livrent une lutte armée ouverte ou simplement une lutte dure (grèves massives, paralysie du pays, manifestations incessantes) s'étend à l'un et l'autre domaine... La pratique de répartition des combattants suivant leur origine géographique par rapport à la région des combats (par exemple dans la bataille de la Commune) et celle de l'amalgame des combattants ayant appartenu auparavant à deux camps différents (par exemple après la Révolution française ou la guerre de Sécession aux États-Unis) se conjugue dans la réalisation de ces objectifs.

 

 

     Céline HISCOCK-LAGEOT et Stéphanie PAVAGEAN indiquent que "les arguments conduisant à la suspension du service national obligatoire reposent (en France) sur des considérations d'ordre stratégique qui, pour une large partie d'entre elles, existaient dès les années 1960. Durant toute cette période, la question de l'utilité des appelés et, corrélativement , du service national obligatoire ne s'est pourtant pas posée alors que les impératifs de l'appareil défensif l'exigeaient. Le choix de réformer le service national n'est finalement intervenu que commandé par l'urgente nécessité d'accorder moyens budgétaires et réalités du terrain."

C'est ainsi qu'un débat surtout interne aux armées s'instaure autour :

- de l'utilité d'une armée de masse en regard des besoin de la défense (surtout après la disparition de la bipolarité mondiale) ;

- de l'apport réel du contingent aux besoins de la défense (suivant le degré réel de préparation militaire des soldats...) ;

- de la pertinence de la forme du service militaire en regard des besoins de la défense.

  Les contraintes budgétaires constituent dans ce débat une donnée majeure qui balancent la perception de la conscription par la société française. l'étiolement progressif de l'adhésion nationale à son principe, qui va du désintérêt et du sentiment de perte de temps à la contestation de sa légitimité, notamment après la guerre d'Algérie. Même si finalement, la conscription est longtemps préservée, quitte à diminuer la durée du service ou à reconnaître officiellement l'objection de conscience, notamment sans doute par le poids des habitudes, sa suspension ou sa suppression est inéluctable, vu les nouvelles données politiques, militaires et géostratégiques (perte des colonies, fin de la guerre froide, technicité poussée des armées...), et cela dans la plupart des pays européens.

 

      Bernard BOENE et Michel Louis MARTIN introduisent en 1991, les contributions d'un Colloque sur la question Conscription et Armée de métier, en partant de 6 modèles à explorer face à l'évolution technique, politique et sociale, à savoir la baisse des effectifs imposée par les négociations FCE, qui mettent un terme à la guerre froide et appuyée par l'opinion publique, la pression en faveur d'une réduction globale des dépenses militaires (les dividendes de la paix...), la poursuite de la tendance "à l'augmentation de la densité technologique et à la substitution capital/travail dans les armées", la nécessité de forces d'intervention illustrée par la guerre du Golfe, la baisse de la ressource démographique en âge de faire le service militaire, la hausse graduelle du niveau d'éducation, donc de la durée des études et de la "tendance plus marquée que par le passé à l'autonomie des individus, à une plus forte revendication des multiples droits dont ils sont pourvus, une moindre tolérance à l'injustice (...) et sans doute à une moindre conscience de leurs devoirs de citoyen".

     Ces 6 modèles sont :

- Maintien du système actuel (armée mixte avec conscription universelle-égalitaire imparfaite) ;

- Passage à l'armée de métier ;

- Armée mixte avec conscription sélective assortie de contreparties ;

- Armée à deux vitesses, plus exactement à deux composantes, l'une professionnelle et polyvalente, l'autre appelée et vouée à la seule défense du territoire ;

- Armée mixte avec conscription universelle différenciée et à contreparties modulées (suivant la longueur du service, leur contenu, leur localisation...) ;

- Service national universel, à composantes civile et militaire (prise en charge par la composante civile de problèmes sociaux et économiques, dévolution à la composante militaire des tâches proprement militaires).

 

Sous la direction de Bernard BOENE et Michel Louis MARTIN, Conscription et Armée de métier, Fondation pour les Études de Défense Nationale, 1991. Sous la direction de Jean CLUZEL et Françoise THIBAUT, Métier militaire  et enrôlement du citoyen, PUF, Cahier des sciences morales et politiques, 2004.

 

                                                                                                                                       STRATEGUS

 

Relu le 29 février 2020

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21 octobre 2010 4 21 /10 /octobre /2010 09:06

      Sans aborder la question du statut (juridique ou moral), de l'arme (à pied ou à cheval...), de l'équipement ou du caractère strictement guerrier des combattants armés, la question du recrutement d'une force armée est inclue dans les objectifs (cachés ou non) du commandement. Lequel se confond ou dépend d'une autorité qui peut être civile, religieuse... Il dépend aussi de considérations très pratiques que le commandement met en valeur, beaucoup plus que les considérations politiques ou sociologiques qui sous-tendent ses décisions de recruter telle ou telle partie de la population. Ce sont surtout ces considérations-là qui importent pourtant le plus l'organisation même d'une société.

 

      Alain JOXE, dans Voyage aux sources de la guerre, reprend la classification des unités militaires de Jacques HARMAND (La guerre antique de Sumer à Rome, 1973) : trois grands types de recrutement existe dans toute l'histoire antique et encore de nos jours :

- les régnicoles, hommes libres natifs des républiques ou des royaumes recrutés gratuitement sur la base d'une légitimité de défense du groupe ;

- les dépendants, qui apparaissent dans les armées impériales et sont recrutés sur la base d'une légitimité de la domination, dans une forme d'impôt en nature que le peuple maître impose aux peuples soumis et donc alliés ;

- les mercenaires se recrutent sur un "marché", apparus surtout depuis l'apparition de l'économie monétaire.

   Régnicoles et dépendants sont tous deux recrutables par le devoir politique qui s'impose à eux du simple fait de leur statut civique personnel et sans qu'un contrat individuel soit nécessaire, tandis que les mercenaires offrent leur service suivant leur gré (en fait une nécessité de survie le plus souvent) et à des pouvoirs politiques dont les motivations leur sont étrangères.

       Cette classification met en "évidence les deux ruptures fondamentales que l'invention de la conquête et l'invention de la monnaie ont imposées à la forme de la violence organisée."

Mais Alain JOXE estime que celle-ci n'a rien d'une typologie et tente d'en construire une, qui rende compte des évolutions de la guerre. "Si on se place dans la configuration sociétale des cités sumériennes avant la construction du mur de la cité qui marque le début de la guerre, on se posera la question du recrutement d'une troupe hiérarchisée non productive à partir des critères existants : ceux de l'économique (stocks/flux) (des marchandises), pour le prélèvement du surplus nécessaire à l'entretien des soldats ; ceux du politique (ami/ennemi) qui (dedans/dehors) pour la zone sociétale de recrutement ; enfin le critère du religieux (salut/perdition) interviendra nécessairement dans un décision liée à la survie du groupe."

L'intervention de ces critères fait apparaître quatre types de recrutement, mais Alain JOXE ne fait pas intervenir, comme il l'écrit lui-même, le critère militaire dessus/dessous, qui complexifierait certainement la présentation. Aussi, nous arrivons plutôt à cinq types de recrutement.

Ces cinq types de recrutement sont :

- la levée du citoyen-producteur (l'équivalent du régnicole), dans la zone de recrutement amie et comme prélèvement sur le flux ;

- le recrutement du barbare casé sur tenure militaire, à zone de recrutement externe (dépendant-régnicole), et comme prélèvement sur le flux ;

- le citoyen-soldat (mercenaire-régnicole), recruté dans la zone interne (amie), et prélevé sur le stock ;

- le barbare entretenu (mercenaire-dépendant), recruté dans la zone externe, et prélevé sur le stock ;

- le barbare soumis, allié (dépendant), recruté en zone externe, prélevé sur l'économie externe.

     "Mais aucune de ces quatre méthodes de recrutement ne peut être appliquée au commencement de l'organisation de la guerre", car elles interviennent bien après, lorsque le pouvoir politique est affermi.

"L'existence d'une lutte interne avec capacité d'embauche de mercenaires ou d'une lutte externe avec capacité de création de tenures militaires, implique que la disposition du surplus (en stocks ou en moyens de production, terre et eau) soit déjà entre les mains de la classe hégémonique et, pour que la classe hégémonique dispose du surplus, il faut que ce surplus soit défendu, à son profit".

A la recherche de la première forme historique de recrutement, qui ne peut s'appuyer en fait que sur des fouilles archéologiques, Alain JOXE pense que "la seule action qui explique et éclaire la transition entre la mobilisation logistique des stocks (critère économique) au profit de la caste légitime des prêtres et la constitution d'un moyen militaire proprement dite (critère militaire), c'est la construction de la première fortification des temples par des corvées volontaires." "Au nom d'une protection des réserves contre la nature, les bêtes, les inondations, ou contre l'avidité humaine, en cas de sécheresse, les grands prêtres ont pu légitimement faire fortifier les temples. On peut donner, jusqu'à nos jours, la définition stratégique suivante de l'opération de construction d'une enceinte fortifiée : elle constitue, dans le temps long, une préemption défensive (...) et une machine à se passer de soldats." "La fortification première, celle du silo du temple, verrouille la communication et la transparence sociétale et elle se dresse comme une cicatrice sur la déchirure sociale qu'elle sert à nier. L'invention de l'État comme bureaucratie et comme armée commence donc par la construction unitaire d'un mur ou d'un guichet."

     Dès la constitution de la première unité militaire, les justifications pratiques camouflent les préoccupations socio-politiques de la classe dominante.

     C'est d'abord la servitude militaire qui fonde ensuite le service armé, qui s'étend de la défense des moyens de vie et de survie à la conquête des territoires et des richesses.

 

     Sans remonter à l'Antiquité, Jean-Marie GOENADA confirme dans le Dictionnaire d'art et d'histoire militaires que "les servitudes militaires découlent à l'origine des nécessités de défense des places fortes et en sont venues à s'appliquer à la stratégie et à la défense du territoire. Ce dernier aspect a conduit à la législation des travaux mixtes, laquelle déborde le cadre militaire." Il décrit la progression et l'évolution de ces servitudes militaires en France à partir d'un édit de 1552 de portée limitée, que suivront plusieurs ordonnances aux XVIIe et XVIIIe siècles, jusqu'aux dispositions sous la Ve république qui déclasse les places de guerre. 

 

      André CORVISIER survole de son côté la condition militaire, des sociétés primitives à l'époque contemporaine.

"Dans les sociétés primitives, tous les hommes sont plus ou moins guerriers. C'est la condition de la survie ou de la liberté du groupe. Les indoeuropéens ont généralement connu, sous des formes variables, une division ternaire de la société : prêtres, guerriers, travailleurs (reprise de la thèse de DUMEZIL). Le plus souvent, la condition d'homme libre est liée à l'exercice des armes. Cela entraîne le primat des armes, soit que les guerriers constituent une caste parmi les plus considérées (Inde) ou que la condition d'homme libre implique l'exercice permanent des armes comme à Sparte ou par mobilisation en cas de danger dans les autres cités grecques. Dans les sociétés germaniques, la plus ou moins grande proximité des armes justifie la hiérarchie sociale. Les guerriers constituent une aristocratie, et, parmi les travailleurs, ceux qui fabriquent les armes sont les plus considérés. Les prêtres doivent être classés un peu en dehors, qu'ils exercent une magistrature comme à Rome ou jouissent d'un état particulier comme chez les germains. Le christianisme n'abolit pas ces distinctions sociales. Le sacerdoce d'élection divine et le célibat des prêtres, faisant du clergé un ordre à part dans la société, laissent face à face les guerriers qui tendent à devenir, par le biais de l'appropriation de la terre, une aristocratie de naissance et les roturiers. Jusque pendant le cours du XVIIe siècle, la noblesse reste généralement en Europe le groupe social vers lequel se tournent les désirs de promotion sociale et les armes gardent une place éminente parmi les valeurs sociales. Les nations marchandes (Angleterre, Hollande) aboliront (les premiers) dès le XVIIe siècle cette manière de voir.

 "L'organisation des monarchies administratives (...), la constitution d'armées permanentes faites de professionnels, l'évolution de l'art militaire exigeant un apprentissage de plus en plus sérieux, le casernement qui se répand au XVIIIe siècle font naitre au sein de la société une société militaire de plus en plus isolée. Alors que jusqu'au XVIIIe siècle, on ne parlait que de troupes et de populations, dans la seconde moitié du siècle on oppose militaires et civils, et la guerre devient affaire de professionnels. Dans le même temps, à l'imitation de ce qui s'est déjà passé dans les États marchands, l'échelle des valeurs sociales se modifie. La quête du bonheur terrestre, la recherche de l'utilité sociale fait accéder au premier rang le penseur, l'inventeur, le créateur de richesse, l'entrepreneur, le négociant, le fabricant. Le militaire devient le technicien de la sécurité et de la paix indispensable aux autre activités humaines. Il se voit d'ailleurs réhabilité comme tel, grâce à la meilleure tenue et à l'isolement progressif des troupes."

 

        L'évolution ainsi décrite à (très) grands traits laisse valide la classification ci-dessus établie et c'est dans les aspects politiques de la condition militaire qu'elle s'articule le mieux. Des Cités grecques à l'Empire romain, dans la féodalité, à la Renaissance, pendant les révolutions du XVIIIe siècle, sous les régimes libéraux, pendant les deux guerres mondiales et encore dans notre période contemporaine, les recrutements oscillent entre mercenariat et levée de citoyens, dans les zones dominées ou dans les zones amies. Si le mercenariat a décliné depuis la Renaissance, il renaît de manière très récente depuis la fin de la bipolarisation, par l'intermédiaire de l'activité militaire de très nombreuses sociétés privées. Et cette évolution ne doit pas être cachée par les grands débats, qui agitent depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale les sociétés dites démocratiques, qui obligent à choisir entre conscription (service militaire) et armée de métier (profession militaire) suivant des graduations diverses.

 

Jean-Marie GOENADA (Servitudes militaires) et André CORVISIER (Condition militaire), Dictionnaire d'Art et d'Histoire militaires, PUF, 1988. Alain JOXE, Voyage aux sources de la guerre, PUF, 1991.

 

                                                                                                                                                            STRATEGUS

 

Relu le 2 mars 2020

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27 octobre 2009 2 27 /10 /octobre /2009 09:58
           La discipline militaire, selon un adage connu, "fait la force des armées". Formule rapide pour justifier toute une réglementation qui encadre le soldat, elle ne doit pas cacher la multiplicité de ses formes ni camoufler qu'elle est en relation non seulement avec un modèle occidental de la guerre qui n'a pas toujours fait ses preuves d'efficacité, mais aussi avec le fait simple que le soldat est le premier en contact avec les richesses conquises ou défendues. D'une manière générale, la discipline varie suivant les époques et les contrées ; elle est un fait de société qui dépasse largement le cadre militaire, mais pour l'instant limitons-nous à ses objectifs, ses modalités et ses évolutions dans le domaine de la guerre.

           Gilbert BODINIER fait une description de l'évolution de la discipline dans les armées et commence par précisément la signification du vieil adage : "Selon Maurice de SAXE, la discipline est "l'âme de tout le genre militaire. Si elle n'est établie avec sagesse et exécutée avec une fermeté inébranlable, l'on ne saurait compter avoir de troupes : les régiments, les armées ne sont plus qu'une vile populace armée, plus dangereuse à l'Etat que les ennemis mêmes." Plus elle est sévère et plus on exécute de grande choses mais la sévérité doit être accompagnée de bonté. NAPOLEON pensait qu'elle était la première qualité du soldat, la valeur n'en était que la seconde. "Une troupe en main moins instruite, ajoutait LYAUTEY, vaut mieux qu'une troupe plus instruite moins en main.""
       Discipline stricte chez les Grecs et discipline encore plus stricte dans l'armée romaine, médiocre chez les Gaulois et dans l'armée de Mérovingiens, discipline de fer dans l'armée mongole de TAMERLAN, discipline loin d'être établie dans les armées occidentales à l'époque de la Renaissance... C'est au XVIIIe siècle que "la discipline fit de grands progrès dans les armées européennes, la plupart des généraux interdisaient le pillage. La discipline était particulièrement sévère dans l'armée prussienne, elle ne l'était guère moins dans l'armée française qui s'inspira des méthodes de Frédéric II." Toute une graduation des punitions, la plupart très sévères, était prévue, pour les manquements à l'observation des règles qui régissent les relations entre soldats dans les casernes, des règles pour les modalités des exercices militaires, comme pour celles du combat proprement dits, et également pour après les batailles. Elle différait suivant l'arme : dans la marine, elle restait particulièrement dure, tandis que dans l'infanterie, son évolution va plutôt dans le sens d'un "adoucissement".
    
         En France, dans les soubresauts de la Révolution et de l'Empire, jusqu'à la Restauration, des variations dans un sens ou dans un autre se firent sous l'effet des insubordinations pour raisons politiques, de même que pour des problèmes d'intendances (eau, nourriture, vêtements) difficiles à régler dans les désordres économiques nés de la guerre. Nous pouvons suivre l'histoire de la discipline militaire en France depuis le règlement de 1818, dont Raoul GIRARDET nous entretient dans La société militaire, pendant la IIIe République avec l'idéologie de l'officier social cher à LYAUTEY, après 1919 où nous assistons à une montée de l'antimilitarisme dans l'ensemble de la société, jusqu'à nos jours, avec le règlement de discipline militaire en vigueur au 12 octobre 2009.
  On peut lire dans la sous-section 1 de l'article D4137-1 du code de la Défense : "Le service des armes, l'entraînement au combat, les nécessités de la sécurité et la disponibilité des forces exigent le respect par les militaires d'un ensemble de règles qui constituent la discipline militaire, fondée sur le principe d'obéissance aux ordres. Le militaire adhère à la discipline militaire qui respecte sa dignité et ses droits. La discipline militaire répond à la fois aux exigences du combat et aux nécessités de la vie en communauté. Elle est plus formelle dans le service qu'en dehors du service, où elle a pour objet d'assurer la vie harmonieuse de la collectivité"
 L'expérience de la seconde guerre mondiale, puis celle de la guerre d'Algérie, où des ordres obligeaient les soldats à accomplir des crimes contre l'humanité, a entraîné la mention dans le code de la Défense de la possibilité pour un subordonné de refuser d'exécuter un ordre "prescrivant d'accomplir un acte manifestement illégal". C'est vrai pour le cas de la France, mais aussi pour une forme ou une autre pour de nombreux pays occidentaux.
     Dans d'autres pays comme aux États-Unis ou en Allemagne de l'Ouest, nous pouvons constater une évolution de la discipline militaire, dans le premier cas juste après la Seconde Guerre Mondiale, après l'épisode  - très médiatisé - de la gifle donnée par le général PATTON à un soldat prétendant être atteint de troubles nerveux (Commission DOOLITTLE), dans le deuxième cas, en réaction contre les valeurs militaristes du régime nazi. Assouplissement des règles elles-mêmes, modération des punitions prévues se constatent dans l'ensemble des armées européennes et nord-américaines.

           Raoul GIRARDET décrit cette évolution depuis la fin de l'Empire. Du soldat "de caractère simple, passionné" sans beaucoup d'instruction militaire vers la fin du règne de NAPOLEON Premier, où les règles peuvent varier d'un régiment à l'autre et selon la personnalité du commandant, parfois très politisé et fanatisé, "avide de rapines et d'aventures individuelles", on passe au soldat soumis à l'obéissance passive, avec un règlement unifié dans l'armée royale, dans laquelle la discipline constitue le centre de la vie militaire, où les opinions politiques sont interdites d'expression.  Il pointe l'uniformisation de l'évolution en Europe, en même temps que son incidence sur le déroulement de la guerre : "Ainsi, dans son comportement au combat, le soldat du second Empire traduit-il l'atmosphère morale dans laquelle il a été formé. Certes il ne peut être question de tenir le principe même de l'obéissance passive pour directement responsable des désastres de 1870. On ne peut dissimuler en effet que c'est une éthique militaire à peu de choses près identique que l'on découvre alors des deux côtés du champ de bataille. Si l'efficacité, si la valeur intellectuelle des deux commandements ne paraissent nullement comparables, les principe moraux dont ils se réclament restent par contre très étroitement apparentés.
La conception qu'un ROON ou qu'un MOLTKE se font des devoirs et du métier des armes ne se distingue guère de celle d'un MAC-MAHON ou d'un LEBOEUF. C'est par leurs résultats pratiques, non par leurs fondements philosophiques que divergent les deux systèmes. L'armée prussienne a admirablement su pendant quelques années concilier le principe de la primauté de l'obéissance avec la sauvegarde des droits essentiels de l'intelligence, de l'imagination et de la recherche. Inversement, on ne peut nier que, de l'autre côté, l'apothéose du règlement, le culte exclusif de l'ordonnance, ne se soient accompagnés d'un sensible appauvrissement du génie militaire. La génération des grands chefs du second Empire parait dans son ensemble nettement plus médiocre que celle de leurs prédécesseurs de la Restauration ou de la Monarchie de Juillet, les fortes personnalités moins nombreuses, les caractères plus ternes, les cerveaux plus lourds et plus frustes."
        Nous voyons ici à l'oeuvre la contradiction qui peut exister entre une discipline militaire trop stricte et l'esprit d'initiative tout le long de la chaîne du commandement. Nous pouvons aussi indiquer la différence de motivations du soldat entre celui qui veut défendre les idéaux de la Révolution et celui qui entend simplement faire son service. Les origines politiques de l'application d'une discipline militaire expliquent parfois beaucoup de choses sur le plan strictement militaire.

        Jacques BAUD nous propose une analyse de cette évolution de la discipline et surtout des facteurs influençant celle-ci. "La particularité de la discipline à la guerre (par rapport précisons-nous aux différentes formes de discipline sociale) est qu'elle cherche à maîtriser les impulsions les plus profondes de l'individu face au danger, voire la mort : la peur et l'agressivité. Il s'agit d'une part, de canaliser l'énergie et l'agressivité du combattant et, d'autre part, de maîtriser cette énergie dans un tout cohérent. Or cette maîtrise dépend dans une large mesure, de sa confiance en lui-même et en l'organisation qui l'entoure."
    L'auteur distingue plusieurs étapes dans la constitution d'une discipline militaire :
- Dans la guerre primitive, qui permet à chaque individu de s'identifier avec les objectifs de la guerre, la discipline découle de cette intégration et ne nécessite que peu d'efforts. En amont, la stricte sélection des guerriers partant au combat résout en grand partie le problème de cohésion du groupe. De plus, le pillage, but de guerre souvent avec la vengeance, est direct et le surplus facilement transportable jusqu'au village de la tribu vainqueur.
- Dans l'Antiquité et le Moyen-Age, les batailles possèdent des dimensions relativement réduites permettant au chef de suivre l'évolution du combat. Le charisme des chefs de guerre, l'usage de méthodes cruelles pour décourager l'insubordination et surtout la quasi-absence de contraintes après la bataille (pillage individuel permis, ou partage effectué sur place, avant ou après réserve du surplus transporté à la Cité). Dans l'armée romaine, il faut remarquer tout de même que l'ampleur des richesses à piller est telle, la puissance acquise par les auteurs des rapines si importantes, que des règles vont vite s'appliquer pour le partage du butin.
- Ensuite, la complexité croissante des armées et la coordination des manoeuvres exigent un encadrement, une codification plus précise des activités et de leur respect. Le combat au nom du Roi, de la République ou de l'Empire ne permet plus le partage sur place du produit des conquêtes, et même le pillage pour ravitailler les troupes est de plus en plus réglementé, pour pratiquement disparaître légalement à l'aube de la Première Guerre Mondiale.
       "La discipline est dont le résultat de la convergence de deux facteurs essentiels du fonctionnement des armées : un élément fonctionnel, à savoir la nécessité de faire fonctionner simultanément des milliers d'individualités en un seul mouvement cohérent et avec un minimum de frictions ; un élément psychologique, le fait d'obtenir une réponse adaptée dans une situation de crise où la capacité de jugement de l'individu est perturbée. Il en résulte une uniformisation des comportements afin :
a) de simplifier les procédures de conduite et le langage utilisé,
b) d'obtenir une réponse prévisible à une impulsion donnée
et c) d'obtenir un mouvement d'ensemble cohérent."
    
      Nous ajoutons à ces deux facteurs, celui de la dimension du produit de la conquête pour une société complexe face à une autre société complexe. Politiquement, le résultat d'une guerre ne peut plus se réduire à un transfert de richesses et surtout le partage des "fruits de la victoire" n'est ni immédiat, et il faut le dire, ni forcément équitable... La discipline garantit que le soldat ne se transforme pas en guerrier, comme l'analyse par exemple Alexandre SANGUINETTI.
    
      Jacques BAUD indique les facteurs influençant la discipline :
- La stratification sociale des forces militaires, notamment à l'intérieur des armées impériales pluri-nationales, ou pluri-ethniques, notamment dans la composition des unités de combat ;
 - Les relations entre militaires : leur degré d'agressivité révélé entre autres par la pratique plus ou moins étendue du "bizutage" ;
 - La santé et les conditions d'hygiène. L'usage d'alcool et d'autres drogues est modulé suivant les armées et l'effet qu'en en attend ou qu'on veut éviter (contradictoirement l'oubli de la perspective de la mort presque certaine au combat et la "démoralisation" induite par la consommation régulière de drogues plus ou moins dures).
       Sur l'influence de la société, Jacques BAUD conclue : "Alors que, jusqu'à la seconde moitié du XXe siècle, les rapports humains et hiérarchiques civils n'étaient pas très éloignés des principes en usage dans les armées, les écarts entre la société civile et les forces armées se sont creusés. La finalité de la discipline militaire est mal comprise et souvent mal appliquée."
Le développement de l'individualisme dans la société civile s'oppose à la persistance de règles réduisant souvent le soldat, de base notamment, à un "automate intelligent", c'est-à-dire possédant de grandes capacités techniques (que ce soit de la tactique militaire ou du fonctionnement d'armes de plus en plus complexes) mais dépourvu de capacités politiques (discussion sur le bien-fondé de modalités ou de résultats d'une manière de combattre, ou même de la légitimité d'une guerre) et morales (capacités d'empathie avec les adversaires du moment, qu'ils soient civils ou militaires)...

Jacques BAUD, article Discipline dans Dictionnaire de la stratégie, PUF, 2000. Raoul GIRARDET, La société militaire, Perrin, 1998. Gilbert BODINIER, article Discipline dans Dictionnaire d'art et d'histoire militaires, PUF, 1988.

                                                                    STRATEGUS
 
Relu le 6 juin 2019

                  
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25 octobre 2009 7 25 /10 /octobre /2009 09:05
          Etienne SCHWEIGUTH, directeur de recherche au CEVIPOF, à l'école doctrinale de Sciences politiques de Paris, dans sa revue des différentes analyses sur le système de valeurs dans l'institution militaire, expose quatre solutions à "la contradiction à concevoir l'armée à la fois comme neutre (présentation officielle face à l'activité politique) et comme conservatrice (force sociale conservatrice)", dans les pays occidentaux : les solutions essentialiste, psychologiste, fonctionnaliste et la solution de tradition et de socialisation.
      
          Solution essentialiste, ainsi est qualifiée la théorie de Samuel HUNTINGTON (1927-2008), notamment dans The soldier and the state (1957), qui répond aux accusations dont l'armée américaine était alors l'objet de la part de la gauche américaine. C'est directement à Charles MILLS (1916-1962) qui dénonce dans The power elite (1956) la collusion entre les chefs militaires et les dirigeants du monde de l'industrie et des affaires, et par là une militarisation croissante de la société et l'avènement d'un "État-caserne", que le sociologue s'adresse. Son objectif est de montrer quelles sont les conditions nécessaires à l'existence d'une armée à la fois efficace et soumise au pouvoir civil. Il pense montrer que la société tient l'armée en suspicion et incorpore de force les idées libérales dans l'institution militaire, son obéissance étant ainsi assurée, mais ces valeurs libérales compromettent selon lui son efficacité. L'armée demeure un outil efficace et politiquement neutre par la valorisation d'un "professionnalisme militaire". La profession, au sens anglo-saxon, dont le concept est au centre de la "démonstration" de Samuel HUNTINGTON se caractérise par :
- le monopole d'un corpus généralisé et systématique de connaissances,
- un mode de contrôle social interne,
- une éthique définissant les normes et les valeurs du groupe.
  L'officier professionnel, dans ses relations avec l'État, se borne à formuler des avis sur la défense, avis fondés sur ses compétences en matière d'utilisation de la violence, sans chercher à imposer son point de vue.
Cette neutralité n'est pas incompatible avec l'idéologie conservatrice, mais par contre trois autres idéologies sont contraires à l'éthique militaire :
- le libéralisme, à cause de son optimisme et surtout de son individualisme ;
- le marxisme, parce qu'il ne conçoit la violence qu'entre classes sociales ;
- le fascisme, parce qu'il valorise la violence et la puissance, alors que l'éthique militaire ne fait qu'en reconnaître la nécessité.
Etienne SCHWEIGUTH, à la suite de nombreux autres auteurs, pointe le vice fondamental de la méthodologie de Samuel HUTINGTON, à savoir un ahistoricisme et un subjectivisme, qui fait déduire que certains valeurs sont des valeurs militaires parce qu'elles sont en vigueur dans l'institution militaire. Ayant autonomisé l'éthique militaire, il la présente comme neutre et justifie en conséquence le conservatisme idéologique des militaires, car celui-ci serait nécessaire à son efficacité.
Très cité dans les textes anglo-saxons de sociologie militaire, le sociologue a pratiquement rendu incontournable cette notion de profession militaire, malgré la faiblesse de son fondement. Mais ce succès se paie d'un polysémie, car le professionnalisme militaire peut recouvrir des significations très différentes : professionnalisme contre amateurisme (de certains mercenaires, par exemple), professionnalisme contre dérives criminelles (massacres contre des populations civile non armées), professionnalisme contre conscription...
De plus, nous pouvons ajouter à ce qu'en dit le directeur de recherche du CEVIPOF, qu'il sous-tend que l'on peut professionnaliser, maîtriser le recours à la violence en vue d'objectifs politiques, rendre propre le caractère toujours sale d'une guerre (des morts, des épidémies, des destructions...).
        
            Solution psychologiste est celle proposée notamment par Bengt ABRAHAMSON, chargé de cours au Collège de défense suédois, dans par exemple Military professionalization and political power de 1972, qui part  dans ses réflexions des analyse de Samuel HUNTINGTON, en s'appuyant sur les études de H. McCLOSKLY (Conservatism and personnality, 1958). Il caractérise le conservatisme comme conception pessimiste de l'homme, égoïste, faible, irrationnel. La violence, inscrite dans le patrimoine génétique de l'humanité et dans sa profonde psychologie, ne peut être maîtrisée que par l'application du principe d'autorité, condition de la stabilité sociale.
Cette conception pessimiste coïncide avec le sentiment de l'inévitabilité d'une guerre prochaine. Dans Occupation and values, en 1957, M. ROSENBERG montre, comme d'autres auteurs, une corrélation entre une faible confiance dans le peuple et la croyance en l'impossibilité d'éliminer la guerre. Pourtant, on peut objecter que l'acceptation du recours à la violence n'implique nullement l'adhésion à une idéologie conservatrice, témoin l'histoire de nombreuses révolutions sociales et politiques. En fait, cet auteur retombe dans une explication des choix idéologiques des militaires qui fait abstraction de l'histoire et des conditions politiques très différentes selon les pays.
Le syndrome conservateur de Bengt ABRAHAMSON réunit dans une même logique l'alarmisme, le conservatisme, le pessimisme, le nationalisme, alors que la psychologie des acteurs de nombreux drames militaires est beaucoup plus complexe.
      
         Solution fonctionnalisme est l'approche de Morris JANOWITZ (1919-1988), dans son ouvrage majeur The professional soldier (1960). Il reprend le concept de profession, mais montre surtout comment l'armée s'adapte ou doit s'adapter, aux nouvelles conditions dans laquelle elle est placée.
Deux changements lui paraissent fondamentaux : l'importance croissante de la technique dans les armées modernes et la transformation des relations internationales, placées sous le signe de la dissuasion. La frontière entre les compétences militaires et les compétences civiles tend à s'effacer et le style d'autorité a nécessairement changé. Toutefois, l'armée ne peut adopter une philosophie purement managériale et le maintien d'un esprit martial est nécessaire.
Tout cela ne fait que reprendre en fait le discours d'une institution militaire obligée d'évoluer. Selon Morris JANOWITZ, vue l'évolution des relations entre États, l'armée doit se transformer en une constabulary force, une sorte de gardien de la paix internationale, faisant de la force l'usage le plus modéré possible.
Dans cette perspective, la compétence militaire n'est pas restrictivement définie au seul domaine de la mise en oeuvre des moyens de la violence. Au contraire, contrairement à ce que pense Samuel HUNTINGTON, le militaire doit être très sensible aux considérations politiques, le conservatisme ambiant dans l'armée est selon lui, dépourvu de tout contenu idéologique, et constituerait seulement en une défiance envers les institutions politiques, trop soumises à des intérêts contradictoires.
Dans une rhétorique de l'apolitisme, l'armée est à même de mieux percevoir les intérêts vitaux d'une nation. Selon Etienne SCHWEISGUTH toujours, c'est surtout par la richesse de l'information plus que par son raisonnement téléologique, que vaut l'oeuvre de Morris JANOWTIZ.
      
          Solution de tradition et de socialisation est simplement l'explication que les valeurs militaires sont transmises par la tradition et que les militaires sont socialisés par leur institution d'appartenance. Cette solution amène à penser en fait que le système de valeurs militaire est un donné sur lequel il n'est pas nécessaire de s'interroger. Jacques VAN DOORN, dans Ideology and the military, de 1971, cherche à articuler l'analyse de la tradition à celle de l'idéologie militaire : "La hiérarchie, la discipline et la centralisation sont les pierres angulaires de l'organisation militaire, et représentent par conséquent des concepts clés de l'idéologie corporative. La déformation idéologique devient visible quand ces valeurs deviennent les véhicules du ritualisme et du symbolisme. La défense souvent véhémente de coutumes obsolètes semble refléter les bases idéologiques justifiant une structure organisationnelle qui a perdu une partie de sa raison d'être".
Jacques VAN DOORN définit l'idéologie comme un moyen de défense des avantages procurés par le statu quo., Mais Etienne SCHWEISGUTH pense que l'on peut comprendre aussi qu'elle correspond à un "besoin de rationalisation et de justification au sens psychologique".
 Le thème de la socialisation de l'individu par son institution d'appartenance court à travers l'ensemble de la sociologie, et pas d'ailleurs seulement à travers la sociologie militaire. L'hypothèse inverse est fréquemment opposée : si les militaires de carrière adhérent aux valeurs militaires, c'est parce qu'ils y étaient disposés avant même leur entrée dans l'armée. Etienne SCHWEISGUTH relève que seulement deux études à méthode rigoureuse (enquête par panel) ont été réalisées pour savoir comme trancher entre ces deux thèses, celle de 1953 auprès des élèves officiers de l'armée de l'air américaine (D. CAMPBELL et T. McCORMACK), et celle de 1966-1968 auprès des soldats de la Bundeswehr ouest-allemande effectuant leur service militaire (K. ROCHMANN et W. SODEUR). Dans les deux cas, le résultat fut la constatation, inattendue pour leurs auteurs, d'une baisse de l'autoritarisme. Les deux équipes de chercheurs tentent d'expliquer cela par le concept de frustration relative : "Le service militaire est une période où l'individu subit une limitation de sa liberté. Le refus de l'autoritarisme est pour lui un moyen de protester contre cette situation. On peut se demander si une telle interprétation est applicable au cas des élèves officiers de l'armée de l'air américaine. une telle transposition paraissant difficile, force est de constater que le problème n'est pas résolu et que le débat reste ouvert : deux expériences donnent le même résultat, pour lequel on ne dispose pas d'une explication unique satisfaisante."
 Etienne SCWEISGUTH conclue qu'"on ne soutiendra pas que l'appartenance soit sans conséquence sur les opinions de ses membre. Mais on peut se demander si l'inculcation des valeurs ne réussit pas exclusivement auprès des sujets prédisposés, pour une raison ou pour une autre, à les accepter. Nous suggérons que pendant ses premières années de service le militaire acquiert la connaissance du code régissant les valeurs militaires. Il apprend les règles de vie, les normes et les rites de l'institution. Tout cela nécessite un apprentissage même de la part des sujets les plus favorablement disposés envers le système de valeurs institutionnel. On peut même penser que les sujets peu disposé à y adhérer doivent néanmoins eux aussi apprendre les normes de l'institution, ne serait-ce que pour éviter de les enfreindre de manière trop flagrante."
   
        Pour pallier aux défauts de ces quatre "solutions", il propose, plutôt que la notion de système de valeurs, celle de système symbolique, à notamment trois fonctions importantes :
- Justifier l'utilité du rôle de l'armée en temps de paix ;
- Donner une identité sociale aux militaires de carrière ;
- Assurer l'autorité de l'armée sur ses membres.
"L'armée est soumise de la part de la société civile à une pression à la fois économique et idéologique. A qualification égale, le secteur civil offre souvent des carrières plus rémunératrices. Et nombre de sujets n'entrent pas dans l'armée ou la quittent, car ils n'en acceptent pas les normes. On peut avec Charles MOSKOS (1934-2008) prévoir une évolution divergente des différents secteurs de l'armée : le secteur technico-administratif évoluerait vers un mode d'organisation et de fonctionnement proche de celui des institutions civiles, cependant que le secteur combattant resterait spécifiquement militaire. Mais nous voudrions pour conclure suggérer une hypothèse valable pour l'institution militaire dans son ensemble. Il est vraisemblable que l'on continuera d'assister à une évolution vers un style militaire moins contraignant. peut-être certaines réformes qui naguère paraissaient impossibles verront-elles le jour, le syndicalisme des personnels de carrières par exemple. Il est possible que la vigueur des normes s'affaiblisse et que le système symbolique connaisse certaines transformations. Mais dans tous les cas persistera, croyons-nous, un trait essentiel du système symbolique : une nette différenciation d'avec les systèmes symboliques de la société civile. La fonction de justification que remplit le système symbolique se joue en effet, selon nous, précisément au niveau des symboles et non au niveau des réalités. Aussi peut-on concevoir que, sous la pression de la société civile, l'armée connaisse une évolution vers des formes d'organisation et de fonctionnement de plus en plus libérales sans que pour autant disparaisse l'opposition idéologique entre le monde civil et le monde militaire."

     Dans un mémoire de DEA (Diplôme d'études Approfondies) en sciences politiques présenté en 2002, Frédéric COSTE reprend ces études différentes pour "étudier le système de valeurs des armées.
(Cette recherche) consiste à en définir les principales composantes (discipline, solidarité, courage, abnégation, sens du service public...) et à préciser le sens que les militaires leur donnent. Elle doit également permettre d'en déterminer les origines et les évolutions. C'est pourquoi, notre travail doit utiliser une histoire sociale de l'institution, replacée dans une histoire plus large de ses rapports avec la communauté nationale (l'ethos et la culture militaire ont été façonnés avec le temps). Enfin, nos investigations porteront également sur la fonctionnalité de cet ensemble pour les individus et les armées et, dans une moindre mesure, sur l'impact qu'il peut avoir sur les comportements sociaux et politiques des militaires. Pour comprendre ces logiques, la sociologie des organisations s'avère particulièrement utile." (L'auteur fait référence à la sociologie des organisations développée notamment par Michel CROZIER).
L'auteur s'attarde longuement sur les composantes de la pensée conservatrice, complexe car reposant sur un corpus de doctrines fondé sur les réflexions par exemple d'Edmund BURKE (1729-1797), de Joseph de MAISTRE (1753-1821), de Louis de BONALD (1754-1840) et de Charles MAURRAS (1886-1952). Centrant son mémoire sur l'institution française, Frédéric COSTE s'inspire beaucoup des écrits mêmes des militaires dans leurs organes spécialisés (L'épaulette, Le Casoar), ayant en tête l'évolution analogue suivie par les institutions militaires des différents pays européens.
       Ses conclusions reprennent beaucoup celles de Raoul GIRARDET, mais il établit en outre une différence de nature entre deux types de conservatisme, entre les traits culturels militaires spécifiques et la pensée conservatrice tels qu'ont pu l'établir les grands auteurs cités : individuellement et collectivement, les militaires ont adhéré à des discours, des régimes et des gouvernements démocratiques, républicains, socialistes, communistes sans pour autant s'opposer aux caractéristiques conservatrices de leur institution. Les militaires adaptent leur comportements, développant de véritables tendances stratégistes. Même si les militaires agissent dans le cadre d'une institution sociale totale, au sens d'Erving GOFFMAN (1922-1982), fermée, cloisonnée, investissant tous les moments de leur vie (jusqu'à leurs loisirs et leurs temps libres). L'armée évolue selon un rythme très différent de celui de la société civile, intégrant par exemple les changements technologiques et les changements de finalité, tout en gardant ses valeurs spécifiques. La convergence observée par Charles MOSKOS entre le civil et le militaire (institution comme individu), la progressive "civilianisation" analysée par Morris JANOWITZ sont confirmées par les réflexions de Bernard BOENE sur la "banalisation" de l'armée, mais subsistent les valeurs militaires qui agglomèrent, mettent elles-mêmes en musique dans leurs espaces réservés les évolutions démocratiques de la société civile pour mieux sans doute en limiter la portée dans les esprits et dans les coeurs.

Frédéric COSTE, Analyse du système de valeurs militaires et des caractères conservateurs des armées, Mémoire soutenu sous la direction de Pierre MATHIOT, année universitaire 2001-2002, Université Lille II Droit et Santé, Institut d'études politiques de Lille. Etienne SCHWEISGUTH, L'institution militaire et son système de valeurs, Revue Française de Sociologie, XIX, 1978.

                                                                               STRATEGUS
 
Relu et corrigé le 6 juin 2019
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