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28 août 2012 2 28 /08 /août /2012 12:56

        La formation impériale, conçu par Alain JOXE comme "cas général de la formation sociale concrète", à rebours de la conception habituelle d'un système mondial d'États-nations, permet de comprendre sans doute mieux,comment se forme et perdure des ensembles politiques cohérents. Il définit ce qu'il entend par là avant de fournir des illustrations historiques concrètes.

 

La formation impériale est un champ complexe de luttes de classes :

- Complexe parce que hétérogène, intégrant plusieurs champs de luttes de classes séparés qui sont d'anciennes formations concrètes et/ou de nouvelles formations concrètes faisant schisme.

Cette complexité provient à la fois de la présence d'unités militaires différentes et de la présence de plusieurs modes de production. Cela fait appel à la fois à une logique de conflits entre plusieurs unités porteuses d'armes et à une logique (d'inspiration marxiste) de conflits entre modes de production concurrents. L'articulation de ces conflits permet de comprendre pourquoi subsistent longtemps des modes de production inférieur (en productivité). L'articulation tributaire par exemple est plus efficace que celle du travail forcé pour dégager une "main-d'oeuvre salarié, du point de vue de la formation dominante, mais l'existence d'une masse servile, grossie au rythme des conquêtes peut camoufler un moment la possibilité d'emplois plus productifs de la main-d'oeuvre... "La stabilité d'un empire, toujours définissable en termes d'optimum de transition abortive (entendre par là un équilibre d'accélérations et de freinages de l'expansion des relations sociales), est combinée intelligemment ou du moins intelligiblement dans les sous-formations maintenues à l'état de compartiments étanches, au sein desquels se déroulent ainsi des luttes de classe locales hétérogènes à celles du voisin".... "l'émergence, peut-être aléatoires, du monde de production capitaliste comme mode de production de certaines formations concrètes (et surtout l'Angleterre du XVIIIe siècle) peut immédiatement être figurée comme combinaison de plusieurs formations concrètes avec leurs modes de production non capitalistes autour de l'Angleterre dans la formation impériale britannique et la "transition au monde de production capitaliste", des modes de production de ces diverses formations sous-impériales, comme à la fois l'enjeu des luttes de classes dans ce champ hétérogènes de luttes de classes et l'objet, à tous les niveaux de son hégémonie, de la gestion politico-économique de la classe dominante anglaise, l'origine de sa division entre conservateurs et libéraux, c'est-à-dire partisans du freinage ou de l'accélération du procès - en fonction de diverses configurations possibles de classes alliées et de classes-appuis, ici et là"...  ;

 

La formation impériale comme ensemble unifié

- Unifié par l'usage de la violence armée, par la conquête et la répression, par une organisation centrale étatique, et/ou la désorganisation et la révolte et la violence généralisée par la multiplication des groupes armés.

Cette unification n'est jamais une tâche terminée : elle s'opère par l'exercice de la violence ou la menace de cet exercice, la menace de mort plus ou moins bien orchestrée. Elle est d'autant moins susceptible de se terminer qu'il y a plus d'unités militaires ne servant pas les mêmes modes de production, les mêmes classes sociales. "L'unité par la violence en dernière instance suppose l'hétérogénéité mais l'expansion du mode de production le plus progressiste appuyé par le pouvoir impérial dans la formation concrète permet aussi d'arriver à une certaine homogénéisation, à l'égalisation relative des sous-formations entre elles et à la constitution d'un "noyau dur" du mode de production dominant permettant un bond en avant vers d'autres formations, permettant d'autres conquêtes". "La croissance de certains empires (romain, prussien, français) s'est faite ainsi par un processus de "conquêtes-homogénéisation-conquêtes nouvelles", mais au départ, il y a une formation ex-impériale sérieusement homogénéisée et militarisée, généralement par l'effet d'une menace de destruction militaire surmontée." Ce processus n'est pas plus caractéristique d'un mode de production ou d'un autre.

- Organisé par l'unification des luttes politiques, idéologiques et religieuses entre classes dirigeantes et par la division des classes appuis et des classes exploitées. 

La formation impériale est constamment organisée par l'unité des classes dirigeantes et la division des classes-appui et des classes exploitées, cette division étant entretenue plus ou moins consciemment par les classes dirigeantes. "La classe dominante de la formation impériale n'a le pouvoir économique et politique que parce qu'elle a réussi à nouer des inter-relations entre tous les groupes dominants de toutes les sous formations et à faire accepter, à ce niveau, une unité de critère dont le plus petit dénominateur commun est l'intérêt à la répression violence en dernière instance des différences espèces de couches exploitées qui existent dans les différents modes de production des différentes sous-formations sociales agrégées dans la formation impériale. cet accord minimal fonde l'unité du champ de lutte de classes en tant que champ de luttes des classes dominantes. Dans le cas où la péréquation des modes de production des différentes sous-formations est assez poussé et, où, par conséquents, il y a risque d'unification des couches exploitées, l'unité des classes dirigeantes pourrait être également ébranlée. Une des conditions du maintien du pouvoir des classes dirigeantes reste la division des couches exploitées, mais elle est alors obtenue sur le plan de l'espace sociétal unifié et non plus par l'entretien de sécessions spatiales virtuelles." L'hégémonie, au sens de GRAMSCI, passe par la constitution et la reproduction de classes-appui et de classes-rempart dont la division est soigneusement entretenue, dans le cas des empires à longévité importante et qui serve non seulement à protéger le pouvoir des forces populaires, mais à les diviser, en particulier grâce au processus politique de la représentation du système démocratique bourgeois. Pour ce qui concerne le cas des empires modernes. Pour ce qui concerne les empires antiques, il s'agit d'une manipulation constante du système démocratique également, mais dans des cadres autres, comme le Sénat romain ou l'Assemblée grecque. C'est la raison pour laquelle nous attachons autant d'importance, dans l'évolution de l'empire romain aux différentes campagnes militaires et aux conditions des débats à Rome, débats qui se déroulent entre membres citoyens d'un Empire de plus en plus étendu...

Pour clarifier son point de vue, même si cette sociologie de défense se construit au fur et à mesure, Alain JOXE écrit qu'on "est habitué à considérer la "formation impériale" comme un conglomérat géographique de formations géographiques. C'est là le trait général dans l'histoire précapitaliste, mais c'est un trait "agraire". Nous devons plutôt considérer aujourd'hui que le pouvoir de classes qui s'exerce sur les fractions divisées de la bourgeoisie, soutenues par des fragments différenciés de classes-appui et de classes exploitées transcrit en dehors de l'espace géographique la structure impériale type. Les partis classistes  du système bourgeois jouent le même rôle que les "nations vaincues transformées en provinces" dans le système impérial traditionnel. Le jeu militaire et civil sur ces ensembles fractionnés représente l'essentiel du savoir politique de classe depuis l'Antiquité. On peut l'appeler un art de la fortification sociale, pour reprendre une métaphore chère à Gramsci. Face à cet art, il reste évidemment aux classes exploitées de mettre au point unes "poliorcétique sociale", c'est-à-dire l'art du siège et la science de la contre-fortification et de l'assaut des remparts du pouvoir de classe, cette métaphore ne suppose nullement qu'il s'agisse là d'actions violentes." ;

 

La formation impériale comme ensemble "ouvert"

- Ouvert, du fait de sa division, sur l'ensemble de l'environnement.

Reprenant la conception marxiste de formation sociale, Alain JOXE estime qu'il faut remplacer la définition selon laquelle elle "consiste en une chevauchement de plusieurs modes de production dont elle détient le rôle dominant" (selon POULANTZAS, dans Pouvoir politique et classes sociales, Maspéro, 1968) par "une combinaison de formations sociales dont l'une joue le rôle hégémonique par son mode de production supérieur et/ou dirigeant par son mode de destruction supérieur". Il écrit que "la clôture concrète de la formation concrète ne saurait (...) être composée (en dehors d'insularité géographique "absolue", c'est-à-dire relative à un certain état des techniques de transport) que de pratiques concrètes d'acteurs sociaux concrets agissant pour clore cette formation concrète (isolationnistes) et n'y parvenant pas dans certains cas ; ou au contraire, agissant pour ouvrir cette formation concrète pour lui adjoindre d'autres formations ou pour les englober ("conquérants") ou pour faire englober la formation par une autre ("traîtres")." Le sociologue de la défense veut faire comprendre que les acteurs au sein d'un ensemble politique ne cessent de se combattre pour fermer ou ouvrir un espace donné, selon leurs intérêts et selon leurs calculs pour l'emporter. La clôture politique, institutionnalisée souvent, n'est jamais parfaite, parce que précisément cette clôture n'est pas acceptée par tous les acteurs. Certains ont tout à perdre, que ce soit dans les classes dominantes ou dans les classes exploitées, dans une clôture parfaite. "En termes de défense populaire (lorsque l'auteur rédige Le rempart social, nous sommes dans une période où l'on discute beaucoup de défense populaire, les années 1970), la lutte idéologique est, avant tout lutte pour dévoiler les nécessaires ouvertures de la formation impériale et les ouvertures des sous-formations entre elles, et de les définir comme vulnérabilités potentielles du systèmes de domination".

 

  Mais que sont ces sous-formations auxquelles Alain JOXE fait souvent mention? L'effort de théorisation sur la formation impériale oblige à préciser cela. Et l'auteur le fait par l'exemple du système des États contemporains. "Au cours de leur période de formation, il existait au-dessous de l'assiette géographique des États, de véritables formations concrètes "régionales" : États féodaux, grands apanages, provinces d'États en France, où régnèrent des féodalités locales en lutte avec des bourgeoisies, inégalement placées sous la protection-domination de la monarchie et, qui, lorsque le mode de production devint partout le mode de production capitaliste, conservèrent de leurs franchises d'origine des rôles diversement autonomes dans le cycle de reproduction élargi du capital ; tendant à se comporter presque en "bourgeoisies nationales" au sein d'un empire libéral. Bref, modes de production locaux, champs spécifiques de luttes de classes, théâtre politique local, il y a des sous-formations au sein de la formation élémentaire française, pourtant tête d'un empire. Au sein de ces sous-formation elles-mêmes, il n'est pas difficile de distinguer  de nouveau, une structure complexe hétérogène de type impérial, telle région, telle ville, constituant le noyau impérial et telle autre région, la périphérie. Là aussi, les modes de production des formations périphériques ne sont pas les mêmes que celui de la formation centrale et "résistent" éventuellement à la lutte de la classe dirigeante de la formation centrale pour imposer son mode de production. Dans la formation française, système de systèmes, la Vendée reste féodale et royaliste comme formation sociale, c'est-à-dire lutte contre l'unitarisme jacobin qui tend à homogénéiser la structure impériale interne par la conquête militaire des sous-formations dont le mode de production est trop dissemblable de celle du centre. On voit que pour arriver à l'échelle d'une "formation sociale élémentaire", il faut descendre assez bas dans l'échelle régionale, à celle que la géographie humaine française a appelé le "pays". On peut saisit que les luttes sociales se déroulent dans des ensembles relativement séparés, tandis que d'autres luttes sociales peuvent opposer des éléments de ces ensembles séparés à d'autres éléments qui se considèrent comme centraux... et dépositaires du pouvoir impérial. Les luttes économiques de tous ces sous-formations sont inséparables, sans s'y confondre, loin de là, des luttes entre acteurs militaires.

 

Comment les Empires "réussissent" ou "échouent"?

   Dans ces conditions, comment situer les empires qui "réussissent" de ceux qui "échouent"? C'est dans l'analyse de l'histoire du système international tel que nous le connaissons que l'on peut trouver. Il n'existe pas d'empire universel et il semble bien que sa formation soit très compliquée. Il n'a jamais existé non plus d'empire éternel, car au mieux (ou au pire), se font face de grands empires rivaux qui prennent la forme d'ensembles politiques à peu près fermés. "La fétichisation des conditions particulières de quelques États-nations européens, leur constitution en ces monades caractérisées comme le plus nec ultra de la cohésion politico-sociale, parce que capables de mener furieusement deux guerres mondiales avec des armées de civils, s'explique par l'étrange configuration des empires capitalistes rivaux, si on les compare avec celle des empires précapitalistes : toutes les têtes de formation impériales sont groupées en Europe et tous les empires dispersés, imbriqués dans le reste du monde." "Cette conformation géographique nouvelle s'explique parfaitement par le développement de l'industrie et du commerce international (et non plus le vol des surplus de la terre) comme principale source de surplus dans une formation donnée, par les progrès dans les transports maritimes, et par l'indifférenciation relative de l'espace et des distances géographiques qui découlent de tous cela." Au moment où l'auteur écrit, il apparaît qu'"il y a contradiction entre deux types de formes concrètes de pouvoir développées par les bourgeoisie au stade actuel : l'État-nation, et le conglomérat transnational qui agit à l'échelle de l'Empire américain." 

     En fin de compte, la formation impériale évolue sans cesse, et n'existe que pour autant que le jeu des multiples conflits en son sein et autour de lui, ne met pas en cause des équilibres fondamentaux, malgré les multiples destructions - économiques ou militaires - qui peuvent exister tout le temps de son existence. De manière sans doute paradoxale, ce n'est qu'à la fin des différentes paix impériales, pax romania, pax britanica, pax americana... que l'on peut rendre compte de la persistance jusque là de ces équilibres fondamentaux. Une des conditions du "succès" d'une formation impériale est qu'elle permet ce jeu de conflits se continuer sans affecter son existence. L'étude de ces équilibres fondamentaux, qui régissent les relations entre agents économiques et acteurs militaires dans des relations croisées complexes, pour des empires concrets ayant existé ou existant, permet seule de concevoir une sociologie de défense opératoire... c'est-à-dire en fin de compte une sociologie au service de protagonistes. La connaissance de l'art de produire comme celle de l'art de détruire est constamment recherchée, surtout par les classes dominantes, et depuis peu, par des classes exploitées. La connaissance des processus de destruction des systèmes capitalistes  est au coeur de la préoccupation d'un auteur comme Alain JOXE.

 

   Ce dernier écrit plus tard, que ce que  "l'empire a de particulier, par rapport à la société en général, c'est que l'articulation trans-organisationnelle y est fournie par l'application de la violence, mise en forme à chaque échelon. La menace de destruction y sert de ciment à la construction, non pas comme un état de la matière (pour qui la menace est simplement la fragilité) mais comme un action de la hiérarchie instituée."

 

Trois couples de formes impériales

Dans son étude sur les origines de la guerre, il décrit ce qu'il appelle les "trois couples de formes impériales", en faisant très peu référence aux problématiques marxistes.

"Les itinéraires conquérants, jalonnés de bataille, ont mené à une délimitation de l'Empire romain comme articulation de la menace de mort sur l'économie. On voit toujours le critère du militaire s'imposer au critère logistique en même temps que le critère logistique s'impose au militaire, dans cette fameuse dialectique du racket et de la poule aux oeufs d'or. Mais il faut distinguer entre des formes. Celles-ci s'étagent comme trois embranchements dichotomiques dans la généalogie de l'État : distinguer, d'une part, entre noyau pluriel et zone pionnière unifiées ; d'autre part, entre État délinquant et État logistique ; enfin entre l'Empire par le parasitage des stocks et l'Empire par le parasitage des flux. Ces trois formes se sont harmonisées dans l'Empire de Rome. Le seront-elles dans l'Empire américain?"

Nous pouvons reprendre ces trois "couples" :

- Noyau pluriel et zone pionnière unifiée : "On a relevé que, dans l'histoire des Empires, c'est la domination, la centralisation et la menace de mort, qui l'emportent toujours sur la liberté, le pluralisme et la négociation ; même au cours du processus de désintégration de chaque phase final, le retour au pluriel est rarement autre chose que la redéfinition d'un pouvoir central menaçant, prédateur à une échelle plus réduite (les royaumes barbares). Cela s'explique du fait de la supériorité presque constante des techniques de destruction sur les techniques de production. En outre, les "zones pionnières unifiées" des civilisations plurielles (Akkad, Assyrie, Qin, Rome, l'Amérique) qui sont plus rationnelles dans le perfectionnement des techniques militaires, le sont souvent aussi dans la standardisation des techniques de production, ce qui permet un bond de production même sans créativité supérieure. Les zones pionnières, ainsi, possèdent des atouts militaires et économiques face aux noyaux pluriels qui n'ont plus que des atouts économiques. Elles dominent sans cesse l'histoire et constituent les sources de l'impérium. Toutefois si la science permet, et d'ailleurs exige sous peine de mort, que les techniques de production l'emportent désormais sur les techniques de destruction, la prééminence des zones pionnières unifiées pourrait s'éteindre.

- L'État-racket et l'État logistique : "Dans les  Empires ainsi formés, le paradigme du racket, de "l'État délinquant", du parasitage actif violent des surplus en stocks, l'emporte structurellement sur l'État logistique productiviste, redistributeur et gestionnaire. L'Assyrie l'emporte sur l'Égypte. Rome sur l'Étrurie. En outre, l'État délinquant est le seul à connaître un cycle de croissance et d'extension visant l'Empire du Monde, car la conquête est le seul exutoire, la seule application constructive d'une supériorité technique en matière de destruction. Pour les nations productivistes, il vaut toujours mieux, à un moment donné de l'équilibre des forces, se soumettre et subventionner l'envoi de la violence prédatrice vers d'autres horizons que de se faire tuer jusqu'au dernier.

Accepter la domination est aussi un calcul stratégique. En effet, l'État-racket conquérant et prédateur "entre en possession" et doit, dès lors, gérer sa proie avec une certaine rationalité logistique. En supprimant la piraterie et les guerres internes de l'inde, l'Angleterre extrait de son Empire un maximum de prélèvements. L'Amérique lance le Plan Marshall sur l'Europe conquise et détruite. Mais l'étouffement de la poule aux oeufs d'or, cette tactique primaire, irréfléchie, qui se trouve toujours quelque part à la source du système de la prédation externe, se retourne en fin de cycle sur l'intérieur. Les exactions militaires, le développement parasitaire d'un fiscalité destinée à nourrir une bureaucratie prédatrice, tels sont les avatars, les réincarnations du code du racket dans l'Empire, une fois la conquête arrivée à ses limites. En cas de baisse de la production (par sécheresse, inondation ou manque de main-d'oeuvre), le maintien forcé du niveau de prélèvement se trouve inclus dans le code de fonctionnement de l'empire, car celui-ci est un système de régulation, non du système économique, mais du système de prédation. C'est ce qu'on voit fonctionner au Bas-Empire, mais aussi en URSS Brejnevienne (...)".

- Parasitage des stocks et Empire continental, parasitage des flux et Empire maritime. C'est une manière inventée pour échapper à la responsabilité de la conquête. "Cette échappatoire a été découverte au cours des siècles par les "Empires maritimes" qu'il faudrait appeler plutôt " les Empires du no man's land" puisqu'ils s'organisent en général autour des grands espaces arides non appropriables (mers ou déserts ou déserts métaphoriques des marchés boursiers) où seule la distance en délais de livraison structure les solidarités entre mafias "côtières" et confréries de "transporteurs". Pour Athènes, Carthage, Venise, Londres et New York, le racket opère aux frontières des sociétés logistiques, par le contact des ports, et la domination des flux, et la conquête du "hinterland" n'est pas requise (sauf à considérer l'Empire lui-même comme un espace quasi maritime où l'on ne contrôlera que certains ports et des îles). La domination des flux qui traversent le "no man's land", par contre, est indispensable. Elle est nécessaire et suffisante, éventuellement, pour tuer successivement plusieurs poules aux oeufs d'or situées dans le "hinterland" des ports, mais sans en périr soi-même, si l'on prend soin de découvrir à temps d'autres gisements ou d'admettre des temps de jachère. La tentation d'élargir le hinterland pour sécuriser la base d'opérations existe évidemment toujours. Athènes a une politique en Béotie, Carthage en Afrique, Venise sur terre ferme, Londres structure le Royaume Uni. Si l'Empire maritime est basé sur une île ou une presqu'île, les limites de sa conquête territoriale minimale sont proposées par la nature. La tentative de contrôler plus que les ports et de conquérir le hinterland existe aussi et peut mettre fin au racket du no man's land en obligeant l'Empire a devenir responsable logistique de sa conquête (...).

L'Empire de Rome a su combiner politiquement la conquête de la terre ferme et celle du "no man's land" méditerranéen ; économiquement, l'État-racket et la gestion logistique des centres de productivité ; militairement, le collage de divers types d'entreprises hétérogènes et l'homogénéisation des statuts civiques. (...) Les Empires moyen-orientaux du carrefour des trois continents reproduisaient avant Rome le schéma du prédateur montagnard ou nomade se jetant sur les zones de productivité des trois empires hydrauliques de l'Euphrate, du Nil et de l'Indus. Dans la mesure où il a su combiner les caractères prédateurs de l'Empire terrestre et de l'Empire maritime le cycle du pouvoir impérial romain a été plus long que celui de tous les Empires qui l'avaient précédé. La forme même de la Méditerranée purgée de pirates permettait de rendre internes une partie des flux entre économies hétérogènes. C'est un Empire composite géré comme un assolement et permettant de relayer le prélèvement sur les stocks par des prélèvements sur les flux et d'admettre et même de subventionner parfois la reconstitution des systèmes de production pillés. Cette gestion prudente concerne non seulement des gisements de productivité agricole, comme l'Afrique ou l'Égypte, où les garnisons étaient d'ailleurs faibles, mais aussi des "gisements de soldats" (des paysanneries libres), outil nécessaire à la reproduction des légions et donc à la production des esclaves, instruments d'une forme particulière de productivité. L'effondrement de l'Empire romain en Occident est une préalable plus important pour nous que tout autre cycle antique, car Rome est le dernier Empire universel européen avant la colonisation du monde par l'Europe et l'avènement du capitalisme et de la science. L'anarchie post romaine est bien le terreau sur lequel s'est développé, au Moyen Age, le mode d'articulation de la violence du marché et de l'État qui caractérise le monde contemporain. La reconstitution de la forme d'Empire dans les conditions du développement industriel capitaliste est une reconstitution à mémoire : l'Empire composite romain poursuit sa carrière dans l'imaginaire du pouvoir mondial capitaliste. Il peut encore servir à interroger l'actualité."

 

      Dans ce dernier développement, qui prépare dans l'esprit de son auteur les considérations sur l'archaïsme de l'Empire du monde contemporain et plus loin la problématique de l'Empire du désordre, nous voyons se profiler une certaine réponse à notre interrogation d'origine sur les conditions de succès et d'échec des empires. Mais, nous l'avons remarqué, il n'y a plus l'articulation entre luttes des classes et processus violents de conquêtes. Seule la dimension stratégique du point de vue de pouvoir dominant, dans cette exposition, est examinée. Non bien sûr que le projet d'articuler à la fois luttes sociales et processus violents, luttes économiques et luttes militaires, soit abandonné, mais il faut tout de même constater que du fait même de l'effondrement de toute une idéologie socialiste, qui suit l'effondrement de régimes qui s'en réclamaient faussement, cette articulation n'est plus développée avec autant de force et de détails.

 

Alain JOXE, Voyage aux sources de la guerre, PUF, 1991 ; Le rempart social, Galilée, 1979.

 

STRATEGUS

 

Relu le 2 janvier 2021

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