Avant d'en venir à l'un des objectifs d'une sociologie de défense qui nous intéresserait particulièrement, levons une équivoque autour de la Défense.
Il ne s'agit là historiquement que d'un mot substitut à la guerre, tant à la désignation des ministères et institutions chargés de la défense, anciennement ministères et autres organismes de guerre, qu'à une conception qui veut que l'attaque soit péjorativement conçue, tant le premier qui attaque dans une guerre en est considéré souvent comme le responsable... notamment après sa défaite!.
Aussi lorsque nous discutons de défense, il s'agit en fait de guerre, même si, épousant une dérive sémantique bien connue, nous pouvons considérer que toutes les guerres ne se font pas les armes létales à la main, et que toutes les guerres n'opposent pas nécessairement deux entités étatiques, comme en témoignent d'ailleurs les multiples guerres sociales qui ont traversé par exemple l'empire romain. Cette double conception guerre entre des unités militaires, guerre entre des unités parfois non militaires, nous guide tout au long de l'examen de ce que peut -être une sociologie de défense, avec toujours les mêmes questions primordiales : qui se défend? qu'est-ce qui est défendu? et comment cette défense se fait-elle?
Même si stricto sensu la guerre se fait d'abord avec des unités militaires, non préférons une vision qui fait jouer aussi la participation des civils, donnant sans doute une vision plus réaliste de ce qu'est précisément une guerre.
Même si stricto sensi, la guerre est obligatoirement armée, nombre de luttes sociales conservent une double caractéristique de pouvoir se mener avec ou sans armes ; de rester entre civils ou de se mélanger à une guerre stricto sensu, un continuum vérifié dans la vie réelle se faisant entre des conflits de toutes natures. Le phénomène guerre, par ailleurs, engendre des effets spécifiques incontournables.
A contrario, une sociologie de défense ne se réduit pas à une sociologie militaire. Sans se réduire à une sociologie militaire, allant en fait très au-delà, des travaux de sociologie de défense comme ceux d'Alain JOXE, constituent souvent notre référence. Étant entendu que le point de départ de la réflexion de cet auteur, qui utilise dans ses premiers écrits de la phraséologie marxiste, se situe autour de l'Empire et de ses conditions non seulement proprement militaires, mais en fin de compte, surtout sociales et politiques. Étant entendu que toujours pour cet auteur, il s'agit surtout de "voyages" aux sources de la guerre.
L'un des objectifs d'une sociologie de défense est de tenir en quelque sorte les deux bouts des relations entre sociologie et défense.
Il s'agit de mesurer les liens logiques récurrents entre des conditions socio-économiques et politiques d'une part, des défaites et des victoires (souvent militaires) d'autre part, dans les conflits qui opposent des sociétés rivales ou des éléments rivaux d'une même société. Il s'agit de comprendre en retour les implications socio-économiques et politiques de ces défaites et de ces victoires sur les sociétés vaincues ou victorieuses. Et ceci en pointant les conditions stratégiques et tactiques des batailles ou des entreprises militaires.
Une démarche à la Tolstoï mettrait l'accent sur le désordre inhérent au déroulement de ces batailles dont l'issue peut dépendre parfois d'un pur hasard. Cette considération qui rend impossible l'atteinte d'objectifs d'une sociologie de défense peut être définitive, sauf dans le cas de l'existence d'Empires dont l'épaisseur historique dans le temps et dans l'espace exclue l'idée même d'un tel hasard. Même si les conditions réelles de ces défaites et victoires ne sont pas maîtrisées par les acteurs contemporains des conflits considérés.
Singulièrement, l'étude des empires de l'Antiquité d'abord permettent d'entreprendre une telle sociologie, parce qu'ils semblent mettre en place des schémas de fonctionnement, à leur fondation même, et parce qu'ils sont l'objet de tentatives d'imitation (parfois superficielles) par les Empires suivants... tout au moins en ce qui concerne l'Occident.
Une hypothèse de base adoptée par Alain JOXE est qu'il "existe aujourd'hui une série de codes ayant permis à l'humanité de construire ces "machines à néguentropie" que sont les civilisations" (Voyage aux sources de la guerre), entendre par là l'élaboration de méthodes pour endiguer l'entropie sociale, le désordre qui menace sans cesse la vie sociale. Il accepte l'idée que "le multiple soit antérieur au structuré", reprenant une formule d'Alain BADIOU (L'Être et l'Évènement, Le Seuil, 1988).
"Le désordre et la violence, écrit-il, ont toujours existé dans l'histoire, mais il est visible que l'histoire fait la différence entre les désordres qui aboutissent à la mort et ceux qui conservent la mémoire du code de la reconstruction et qui, par conséquent, ne sont que des moments d'ouverture présageant la croissance. Ces savoirs, toujours transmis sous forme de proverbes et de lemmes, sont en général fondés sur l'idée que la meilleure défense est l'attaque (diviser pour régner, si vis pacem para bellum, etc), mais modérés par des messages contraires ("colosse aux pieds d'argile", "qui combat par l'épée périra par l'épée", etc)." C'est en repérant ces savoirs élaborés que nous pouvons comprendre comment les sociétés vivent et meurent : un des aspects visibles souvent est l'usage par les classes au pouvoir de la violence, pour maintenir la cohésion sociale. "La grande stratégie des systèmes de pouvoir de classe a parfois aussi été de prendre le risque stratégique d'un désordre généralisé pour éviter l'arrêt de la croissance, considéré comme assimilable à l'arrêt de la vie."
Dans le grand débat sur la question de savoir quelle est la forme sociale originelle, de l'État, de la Cité ou de l'Empire, il semble bien que ce soit la forme de l'unité militaire qui tranche. C'est l'unité militaire - et non une structure sociale quelconque, l'État par exemple, qui est l'acteur spécifique de la guerre, et qui détermine, voire sur-détermine, la forme d'une société.
Plutôt que de considérer les États-nations comme éléments de base, idée très historiquement marquée, Alain JOXE met en avant la nécessité de regarder où se situe réellement l'action et l'événement de la guerre : "Plutôt que de me situer au niveau des acteurs socio-politiques institués pour expliquer la guerre, il me fait au contraire, me situer au niveau de l'action et de l'événement de la guerre pour expliquer la genèse des acteurs socio-politiques ; et même, pour parvenir à la définition des acteurs sociaux de la guerre, il m'est prioritaire de passer par une définition pré-institutionnelle des critères d'action". "La sociologie du port d'armes ou de la prise d'armes, ne déploie sa spécificité que dans l'action de guerre, non dans l'institutionnalité étatique (ou administrative). C'est donc par référence à l'imaginaire de la guerre que je suis obligé d'analyser même les déploiement en temps de paix, et, ce faisant, j'aborde, même si les troupes ont l'arme au pied ou vaquent aux corvées de nettoyage des abords, le balai de genêt à la main, la sociologie de la conquête ou de la résistance à l'invasion."
L'imbrication (ou les positions) des classes, des castes, des groupes, des tribus et des armées produit des institutions comme l'État en s'y insérant plus ou moins complètement. L'État, conçu comme "membrane séparant l'intérieur de l'extérieur", est essentiellement poreux, à l'inverse de l'unité combattante, tant que celle-ci évidemment subsiste dans le temps. La frontière "résulte de l'application de la force sur certains points, marquant le terrain ("frontier" au sens américain), ou sur la construction d'une limite géographique de l'État comme localisation de femmes enfantant des citoyens ou sur la définition de l'appartenance à l'État par les limites des parentèles ; toutes ces limites sont non seulement unilatérales mais poreuses, car constituées par le contact avec un organigramme d'un autre type que celui de l'État. Même quand l'État a les frontières que lui ont données sa conquête, la conquête, comme résultat ou comme programme de conglomération, s'étend jusqu'au niveau des familles et des individus. L'État généralement conquérant a donc, en général, la forme d'un empire, et la porosité des limites d'un empire saute aux yeux comme corollaire de son hétérogénéité. Il est constitué d'un noyau et d'une couronne de peuples frontaliers au statut fluctuant : semi-citoyens, alliés barbares, amis formant rempart, colons-citoyens résidant au-dehors, barbares à conquérir formant cependant barrage poreux contre les barbares plus lointains.". On reconnaît là bien entendu, et l'auteur y fait souvent référence, des empires bien historiques, loin d'être simplement théoriques, comme l'empire romain.
"Pensons que c'est le type d'organisation de l'empire et non de l'État-nation qui fonde la définition de la guerre comme "simple continuation du politique" et que ce "politique" concerne la gestion de conflits entre classes, castes, nations ou individus par les unités combattantes, qui sont des sociétés fermées destinées à jointurer des fermetures dans le champ poreux et fractionné de l'empire. Une telle définition pourra nous servir un jour à élaborer des systèmes de paix."
Alain JOXE, Voyage aux sources de la guerre, PUF, 1991.
STRATEGUS
Relu le 4 janvier 2021