L'histoire depuis des millénaires est faite de conflits multiples entre populations fixées sur des territoires et populations nomades à déplacements plus ou moins étendus.
D'emblée, il ne faut pas amalgamer nomadisme et migration, étant donné que les migrations modernes sont le fait de populations soit très pauvres en recherche de territoires pour s'y établir, soit de groupes très riches qui passent leur temps en déplacement (jetset et compagnie) pour établir des pôles de développement industriel et financier et possédant une grande partie du capital dans le monde. On a là affaire à un tout autre phénomène, même si bien entendu, les populations nomades migrent plus ou moins constamment. Les uns et les autres (très pauvres et très riches), dans le monde moderne possèdent généralement un sens aigu de la propriété de territoires, contrairement aux véritables nomades qui ont des valeurs tout autres...
Civilisations et sédentarismes
Les historiens s'accordent (à tort ou à raison) pour dire que toutes les grandes civilisations sont sédentaires et urbaines. Ils citent le foyer de Mésopotamie et du Nil, du fleuve Jaune, de l'Indus, des villes-oasis ou du monde méditerranéen. Toutes ont dû subir les chocs des invasions de nomades. Aujourd'hui partout vaincues, sédentarisées, contrôlées, les sociétés nomades de Haute-Asie ont été redoutées par toutes les civilisations antiques et médiévales.
En 512 av JC, ainsi que le relate HÉRODOTE, DARIUS; le monarque achéménide, ne parvient pas à frapper, malgré sa puissance militaire, les nomades scythes, ceux-ci pratiquant la stratégie de la terre brûlée et de la retraite sans autres biens saisissables que ce qu'ils emportent avec eux. Quant à Rome, bien avant ATTILA, elle fera connaissance avec le mode de combat des cavaliers-archers issus d'Asie centrale dans la rencontre désastreuse de CRASSUS avec les Parthes, rapportée par PLUTARQUE (bataille de Carrhes, en 53 av. JC).
Dès les IV-IIIe siècles avant JC, la Chine des "Royaumes Combattants" doit faire face aux raids des Hiong Nou (Turco-Mongols). C'est pour contenir leurs avancées que sont érigés les premiers tronçons complétés plus tard par les Mings, de la Grande Muraille. La Chine du Nord est envahie et occupée au IVe siècle après JC par des dynasties d'origine nomade ; puis du Xe au XIIIe siècles, jusqu'à la domination totale du pays par les Mongols aux XIIIe-XIVe siècles ; enfin par les Mandchous à partir de 1644. La part essentielle de la politique extérieure chinoise est centrée durant deux millénaires sur la menace des nomades. Elle connait des phases de contre-offensives sous les Hans, les Tangs, au début des Mings et avec les Mandchous une fois ceux-ci sinisés et... sédentarisés.
La dynastie Gupta en Inde, une des plus importantes dynasties indiennes, s'effondre au Ce siècle après JC sous les coups des Huns heptatiques (Huns blancs) qui, en passant, ravagent l'Iran. Au sultanat de Delhi, créé au XIe siècle par une dynastie d'origine turque, succède au XVIe siècle Babour, un Djagaï turcophone chassé d'Asie centrale par les Ouzbeks, et qui, de Kaboul, entreprend la conquête de l'Inde. Exemple classique des réactions en chaîne des poussées nomades où un groupe chasse un autre qui en bouscule un moins puissant.
La Chine, qui est toujours parvenue à siniser les conquérants barbares, l'Iran et l'Empire byzantin ont été, durant l'Antiquité et le moyen Age, les grands centres civilisateurs des nomades de Haute-Asie. Les vagues nomades qui y pénètrent s'y transforment, apprennent à gérer des États et finissent par être converties aux religions et manières de vivre des sédentaires : islam pour la majorité d'entre eux ou bouddhisme. La Chine a l'avantage - en plus de sa culture - d'une supériorité démographique qui lui permet d'assimiler ses vainqueurs, ce qui la rend invulnérable. L'Iran, malgré tant d'intrusions dévastatrices venues du nord-est, parvient, une fois adoptée l'islam imposé par la conquête arabe, à conserver sa spécificité et à irriguer, par la langue et la culture, tous les nomades qu'il a policés et convertis sur une aire qui va de l'Asie centrale à l'Inde du Nord.
L'Empire byzantin, qui survit mille ans à l'Empire romain d'Occident, a le mérite militaire d'avoir su résister aux Goths, aux Avars, aux Arabes, aux Bulgares, aux Russes, aux Petchénègues et aux Coumans. Une suite continue de pressions offensives venues du Sud, du Nord, de l'Est et de l'Ouest, jusqu'au coup final porté par les Ottomans, étrangle l'Empire, Constantinople n'ayant plus d'hinterland où s'approvisionner en hommes et en matériels. Il est cependant un modèle étatique pour les Ottomans.
L'Europe au sens large a connu du Ve au XIIIe siècle, les incursions et invasions des Huns, des Avars, des Bulgares, des Magyars, des Petchénègues, des Coumans et des Mongols. La domination de ces derniers sur la Russie a été d'un poids singulier. Quant à la poussée ottomane au XIVe siècle, de l'Asie Mineure vers les Balkans, elle est, avant même la chute de Constantinople en 1453, la ruée ultime de l'Asie centrale commencée par la fuite d'une tribu turcophone chassée par l'ituption mongole au début du XIIIe siècle.
L'Europe occidentale, à l'ouest d'une ligne Dantzig-Vienne-Trieste, a été la partie du monde médiéval la mieux protégée des déferlements nomades, au contraire des périodes précédentes, en pleine domination romaine. Sans doute, l'Europe occidentale, épargnée par les désordres causés par les invasions nomades, y doit-elle les préconditions de son exceptionnel destin économique et politique.
Les nomades guerriers, durant deux millénaires, des IVe-IIIe siècles av. JC. aux xive-XVe siècles, vivent à la frange septentrionale du monde sédentaire. Ils échangent leurs chevaux contre les produits dont ils ont besoin : textile ou articles de luxe. Les empires, chinois ou byzantins, cherchent à les diviser, les contenter, les contenir : tributs payés (cadeaux), alliances nouées par mariage d'une princesse impériale avec un chef nomade. Et puis, à la faveur de l'affaiblissement ou du renforcement d'un des pratagonistes, c'est l'irruption des nomades, l'expédition punitive ou l'offensive générale des sédentaires... On ne saurait trop insister sur le fait que les nomades et les sédentaires ne sont pas tout le temps en guerre, ni en conflit ouvert, et qu'une certaine coopération a sans doute été la tendance générale, sans oublier que la conception d'une fameuse coupure entre temps de guerre et temps de paix, comme celle d'ailleurs entre populations armées et populations civiles n'a guère de sens pour ces époques...
Les nomades, toujours de manière générale, n'ont pas seulement un rôle déstabilisateur. Après avoir été policés par les sédentaires, ils peuvent concourir à une nouvelle stabilisation et sont alors à leur tour fondateurs de dynasties (la plus célèbre étant celle des Yuans chinois des Mongols de Koubilaï Khan).
D'autres nomades ont constitué des empires en Hante-Asie même, comme les Tou-Kiue, ces turcophones qui dominèrent l'aire qui va de la Caspienne à la Mongolie. Presque toujours ces empires se disloquent au bout d'une, deux ou trois générations, n'ayant pas les caractéristiques des empires sédentaires (contrôle consolidés des axes stratégiques, fiscalité, administration au nom de l'Empire des biens et des personnes, système de transmission des savoirs et des pouvoirs...). Ce qui maintient ces empires durant plus de trois ou quatre décennies, c'est surtout un art de la guerre qui se couple à un art de la terreur. Les Mongols par exemple, qui écument durablement l'Eurasie centrale et toute la périphérie, de la Chine à l'Asie du Sud-Est, atteignent des sommets dans l'art militaire. C'est le zénith des cavaliers-archers qui utilisent les mêmes modes de combat, la même conduite de la guerre : mobilité, harcèlement, capacité de manoeuvre, logistique impeccable, le tout dans une maitrise des techniques d'élevage et de contrôle des chevaux, de leur parcours (encore en liberté avant capture) comme de leur entrainement. L'essentiel est d'ailleurs le contrôle des voies d'approvisionnement en montures.
Le déclin des nomades et de leurs héritiers se précipite à partir du milieu du XVIe siècle avec la contre-offensive lancée par Ivan le Terrible. Cependant, le khanat de Crimée, soutenu par les Ottomans, reste menaçant tout au long du XVIIe siècle et n'est annexé qu'en 1783, après deux siècles où cosaques et colons russes leur disputent les quelque 1 200 kilomètres qui séparent la Moscou d'Ivan le Terrible de la Russie de Pierre le Grand et Catherine II. C'est encore au milieu du XVIIe siècle que les Mandchous imposent leur dynastie sur le trône impérial de Chine. Bien qu'à partir du XVIe siècle, l'histoire de la Haute-Asie ne soit plus que régionale, les nomades restent une force militaire redoutable jusqu'au milieu du XVIIIe siècle, au moment où l'emploi du feu devient décisif. Au cours des XIXe et XXe siècles, les deux pays qui ont, dans le passé, le plus pâti des nomades, la Russie et la Chine, ont systématiquement mis fin à l'indépendance et au nomadisme des cavaliers-archers jadis tant redoutés. (BLIN et CHALIAND)
Si ces nomades durent si longtemps, cela est dû également à une certaine instrumentalisation de leur présence par les puissances sédentaires montantes, qui jouent d'une stratégie du chaos dans certaines régions, avec parfois l'espoir d'intégrer certaine éléments militaires dans leurs propres armées (mais, à cause d'une certaine indiscipline de ces populations, ce fut un échec). N'ayant plus à utiliser de manière indirecte ces nomades à forte mobilité sur de longues distances, ces États - sans compter les assimilations de populations entières - qui maitrisent de plus en plus à la fois la puissance du feu et, précisément la mobilité des troupes et qui de plus n'ont plus rien à tirer de l'expertise d'armes des cavaliers-archers les innovations sur le plus de l'usage du cheval, entendent faire usage directement des territoires. De plus, s'ajoute un aspect démographique décisif : une agriculture de plus en plus productive nourrit une population sédentaire de plus en plus importante tandis que l'élevage et le commerce aux pratiques inchangées depuis des siècles rivalisent difficilement avec cette première.
Des notions plus ambigües qu'elles n'ont l'air...
La séparation franche entre populations sédentaires et populations nomades est une conception relativement récente, car depuis l'Antiquité et sa civilisation des villes, l'homme sédentaire - complètement, résidant en un lieu qui reste central toute sa vie, même s'il bouge d'un lieu fixe à un autre - n'émerge que lentement... Ainsi Pierre BONTÉ, dans l'exploration anthropologique des sociétés nomades et la recherche de leurs fondements matériels et symboliques (2006) estime que l'étiquette de "sociétés nomades" et plus généralement de "nomadisme" "soulèvent, quand il s'agit de les utiliser dans le domaine de l'anthropologie, des interrogations quant à leur pertinence pour distinguer des formes particulières de la vie sociale". Même si son propos sur l'existence de ces modes de vie nomade, et de leur destin dans le monde contemporain n'est pas de remettre en cause l'existence dans l'Histoire de "sociétés nomades", comme des sociétés qui basent leur vie sur la chasse et la collecte et l'élevage des animaux domestiques, il s'agit de comprendre qu'elles partagent beaucoup de choses avec les "sociétés sédentaires" basées sur l'agriculture et se concentrant sur les villes comme centres de commerce. Comme ces sociétés sédentaires, les sociétés nomades commercent, font fructifier un espace, et surtout partagent constamment avec les sociétés sédentaires. Les "sociétés sédentaires" en tant que telles ne se distinguent progressivement des "sociétés nomades" que par une vision particulière de l'occupation d'un espace et de la gestion du temps. L'opposition entre les deux restera longtemps relative. "Les grandes civilisations, écrit-il, d'éleveurs nomades, les Mongols, les Bédouins, etc, n'ont pu se constituer et avoir le rôle historique qu'elles ont joué que dans une relation de symbiose étroite avec les sociétés agricoles sédentaires voisines (la Chine, le Moyen-Orient) et elles ont toujours dépendu de leurs rapports avec celles-ci impliquant qu'elles se réfèrent aussi à la sédentarité, dans les oasis, dans les cités caravanières, etc. Les sociétés "primitives" (sociétés de la préhistoire de l'humanité), n'ont pu développer leurs cultures que sur la base de certaines permanences de leurs établissements qui ont contribué au développement de leur pensée et au progrès des techniques. (...)".
Pierre BONTÉ en vient à se demander du coup si les sociétés de la préhistoire étaient des sociétés nomades. Plutôt sans doute, très tôt, dès le Paléolithique, des lieux fixes ont constitué des endroits de transmission de savoirs et des mythes. La sédentarisation, au Néolithique, n'est pas un cheminent franc vers l'agriculture. "A côté des grandes civilisations agricoles qui émergent sur la base de systèmes hydrauliques dans les vallées du Proche et du Moyen-Orient, et voient l'émergence de l'État, de l'écriture et de technologies de plus en plus sophistiquées dans leurs effets sur l'organisation du territoire, se développent aussi autour de la Méditerranée des cultures néolithiques pastorales, dépendant en priorité des ressources animales et perpétuant, en fonction des nécessités de déplacements réguliers des animaux pour exploiter les pâturages naturels, de nouvelles formes de mobilité."
L'identité nomade se formerait alors autour du fait majeur d'absence d'habitats fixes permanents. Entre nomades et sédentaires s'effectuent des spécialisations et des complémentarités, que la question de la gestion de l'eau peut transformer en conflits. Non pas que les nomades soient des prédateurs en soi; car la vie pastorale est aussi une vie de reproduction des troupeaux et les déplacements ne se font pas exclusivement après épuisement des ressources, loin de là, car la vision de la Nature est aussi une vision de respect, sans compter que l'appropriation collective des ressources naturelles (à l'opposé des notions de propriétés de la sédentarité) dans les sociétés d'éleveurs nomades, exige une gestion attentive aux rythmes de la Nature.
Par ailleurs, on a représenté les nomades comme des populations essentiellement guerrières, prisme déformé de la représentation des sédentaires en proie aux menées de tribus agressives. Or il s'agit peut-être d'une projection sur les nomades de ce que vivent les sédentaires entre eux. Deux éléments sont certainement à méditer dans ce sens.
- Si activités guerrières il y a dans le monde nomade, il s'agit surtout de sporadiques conflits armés entre tribus nomades, bien plus que de menées incessantes en territoires des sédentaire. Ces conflits-là sont sans doute une des raisons pour lesquelles ce n'est qu'à de rares occasions que des tribus nomades peuvent se fédérer pour s'attaquer aux emplacements des sédentaires. D'autant qu'une des caractéristiques des nomades est l'existence de tribus de petites tailles, à l'inverse des sédentaires qui tendent à s'agglomérer en vastes populations...
- La porosité entre les mode de vie sédentaires et nomades est telle, que suivant les circonstances (notamment l'accès rendus difficiles aux ressources ou leur raréfaction brusque), des populations entières de nomades peuvent décider de se fixer ou au contraire des populations de sédentaires peuvent (re)venir à la vie nomade.
Cours de Pierre BONTÉ, Anthropologie des sociétés nomades, Fondements matériels et symboliques, Second semestre 2006. On lira également avec profit le texte sur nadoulek.net, de Bernard NADOULEK, Nomades et sédentaires : l'invention de la guerre (2012). Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016.
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