Il faut bien entendu se détacher de l'image unificatrice donnée par les médias (venant surtout de la côte Est pour l'écrit, de la côte Ouest pour l'audio-visuel...) des États-Unis comme d'un seul pays. On a affaire, on ne l'écrit jamais assez, à une cinquantaine de pays dont chacun a des habitants fiers de leur "nationalité", cela évite par ailleurs d'avoir des surprises sur l'efficience de la grande fédération du Nord de l'Amérique dans bien des domaines, comme de se laisser surprendre par une vision qui empêche de comprendre réellement ce que sont les différents pacifismes aux moeurs, pratiques et visions du monde distinctes. Cela est dû en grande partie - et même la rhétorique états-unienne ne peut l'effacer - aux colonisations différentes subies par les territoires amérindiens. Cela explique secondairement notre méthode d'exposition des pacifismes, non par périodes historiques mais par catégories ou groupes pacifistes. Chaque futur État, et par-delà les découpages de frontières qui sont fait dans l'Histoire globale de la fédération, a son histoire, en même que celle, mais relativement tardivement - milieu du XIXe siècle réellement - du pays à la bannière étoilée. Chaque pacifisme a sa coloration et ses fondements, non seulement en fonction de sa provenance de l'Ancien Monde, mais aussi à cause des différents obstacles rencontrés par les vagues successives de colons.
Différentes colonisations suivant leur provenance
Très tôt, juste après la découverte du Nouveau Monde, que beaucoup prendront pour les Indes, objet de la recherche de nouvelles voies maritimes, est un enjeu international. Les grandes puissances européennes se lancent dans l'exploration et la conquêtes de nouveaux territoires, forts de richesses pour la plupart inattendues, bâtissent de vastes empires coloniaux qui finissent d'ailleurs par être absorbés par d'autres empires ou par devenir indépendants vis-à-vis de leur métropole, après être devenus pour la plupart l'objet de rivalités inter-atlantiques au sein même des États européens (les colons tendant à se montrer réticent à verser leurs "dûs" à leurs Couronnes respectives). Colonisations, espagnole, suédoise, anglaise, hollandaise, allemande, française, russe... se chevauchent chronologiquement, se menant tantôt séparément, tantôt en concurrence l'une de l'autre...
Dès le XVIe siècle ont lieu les explorations et les premières tentatives de colonisation, entendre d'établissement permanent d'une présence, la revendication d'une appartenance se fondant sur cette présence d'abord bien précaire, avant la fondation de véritables ports, puis de véritables forts, et enfin de nouvelles villes. En fait, il faut attendre près d'un demi-siècle pour que les navires européens lancent des expédition, tant les conflits internes aux métropoles (entre déni de découverte et difficultés de financement dues entre autres aux multiples guerres en cours) sont importants, et plusieurs dizaines d'années encore avant la fondation des premiers établissements.
Dans la première moitié du XVIe siècle, les Espagnols pénètrent depuis l'actuel Mexique, puis vers l'Est, en Floride, pour poursuivre vers les Appalaches et la région du Mississippi. A l'Ouest, le mythe de l'Eldorado attire les aventuriers au sud-Ouest des actuels États-Unis. Plus au Nord, la Grande-Bretagne et la France explorent les côtes américaines entre 1520 et 1607, mais ne parviennent pas à s'y implanter.
Les Français débarquent sur la côte Est et la baptise Nouvelle-France pour François 1er en 1534. En 1541, Charlesbourg-Royal est le premier établissement européen en Amérique du Nord, abandonné l'année suivante. Deux tentatives de colonisation française conduites par des membres de la religion réformée échouent face aux Espagnols catholiques. La rivalité entre Charles Quint du Saint Empire Romain Germanique, Henri VIII d'Angleterre et François 1er de France dominant la scène européenne, avec pour enjeu, en ce qui concerne les Amériques, les multiples prélèvements d'or, servant, via les banquiers allemands et italiens, à financer les multiples guerres en cours. Dans les années 1540-1560, les expéditions françaises se soldent par des échecs (coûteux d'ailleurs).
Les Anglais prennent possession, vers 1579, de la région de San Francisco au nom de la reine Élisabeth 1er. La colonie de Roanoke est la première tentative réelle de colonisation anglaise, qui échoue d'ailleurs pour des raisons complexes (sans doute l'assimilation des colons par les populations amérindiennes...). La charte de colonisation est octroyée en 1584 par la reine à Sir Welter RALEIGH. La même année, ce dernier fait explorer la "terre de Viriginie" sur le territoire actuel de la Caroline du Nord.
A chaque fois, les relations entre nouveaux arrivants et occupants du sol rendent fragiles tout établissement permanent.
Les premières véritables fondations d'établissement permanents (ports, forts, relais, villes...) sont le fait des Espagnols, en Floride, au Nouveau-Mexique, au Texas, en Californie, où les colons se voient souvent confrontés à la double menace d'autochtones peu amènes une fois qu'ils ont compris quelle était la nature des invasions et des concurrents européens, tels que les Français et les Anglais en Floride, les Français, aidés par intermittence des Comanches, au Nouveau-Mexique, les Français encore au Texas, qu'ils gardent après escarmouches, pillages et "guerres", notamment via la Louisiane conquise par les Français. En Californie, c'est pour faire pièce à l'implantation russe et là, les Espagnols réussissent leur plus forte implantation et resteront jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, période où les habitants se sentant plus californiens qu'espagnols proclament leur indépendance.
Les premières entreprises coloniales françaises datent du XVIIe siècle, plus au Nord. Les colons qui s'y étaient le font parfois au nom du roi de France (Nouvelle-France) dans ce qui est aujourd'hui l'Acadie, le Canada, Terre-Neuve et la Louisiane. Cette Nouvelle-France disparait en 1763, lorsqu'elle est absorbée par les Anglais et les Espagnols en vertu du Traité de Paris qui met fin à la guerre de Sept Ans.
Presque en même temps s'établissent les premières colonies britanniques (Virginie, puis du Cap Fear au détroit de Long Island, selon des modalités bien plus complexes que pour les colonies françaises, au moins statutairement, reflet des guerres de religion en Europe qui jettent surtout des protestants dans le Nouveau-Monde. Colonies à Chartes octroyées par le souverain à des compagnies maritimes privées (Rhode Island, Connecticut, Maryland) dans lesquelles les colons jouissent d'une grande autonomie, y compris religieuse. Colonies de propriétaires dont le statut est définis lors de la reconnaissance par Londres de la fondation de la colonie (Pennsylvanie, Delaware, et entre la Nouvelle-Angleterre et le Maryland, propriété du duc d'Yrork, qui deviennent colonies à charte). Colonies de la Couronne (New Hampshire, Massachusetts, New York, New Jersey, Virginie, les deux Caroline, Géorgie) qui bénéficient d'une "Constitution" rédigée par la Couronne. Constitutions qui sont des instructions successives données aux gouverneurs qui les appliquent souvent avec modération...
La progression de la colonisation anglaise est la plus forte et relègue (presque dans l'oubli) les colonies hollandaise (New Amsterdam, future New York en 1624) perdues par les Pays-Bas en 1664, la Nouvelle-Suède (en Delaware et en Pennsylvanie, évincés très vite par les Hollandais, eux-mêmes...), la Nouvelle-Courlande (par le duché de Courlande) sur l'ile de Tobago, l'Amérique russe (Alaska découverte en 1732, colonisée partiellement en 1784), en butte eux aux autochotones qui l'affaibliront au point de la laisser vendre aux États-Unis en 1867...)...
Des situations différentes des pacifismes suivant les colonisations
Lorsque les colons anglais se sont établit une peu partout, repoussant surtout les Français vers la Louisiane, leur situation à la veille de l'indépendance est très différente selon qu'ils se trouvent dans les 13 colonies anglais ou les autres, et le statut même de la colonie. C'est la composition des élites, divergences, qui influent le plus sur l'orientation des groupes pacifistes qui s'installent, noyés souvent dans le mouvement d'émigration général, sauf cas spécifiques.
Au Nord, avec la réussite économique, la théocratie puritaine se transforme. Une certaine homogénéisation du peuplement, des facteurs religieux communs et la réussite économique façonnent une mentalité particulière que l'historien Samuel MORISSON perçoit comme les premiers "yankees". Aussi conservateur en morale et en religieux que radicaux en affaires et politique, les Yankees deviennent le stéréotype de l'américain du Nord-Est.
Au Sud, les élites sont surtout des gentlemen des plantations fascinés par le monde aristocratique. Aux îles comme en Amérique, la maison du planteur est le symbole à partir des années 1720 de la réussite sociale.
Cette présentation doit être nuancée. Suivant l'état des relations entre colonies (surtout de par la facilité de communication par terre ou par mer), chaque colonie possède en quelque sorte ses particularités, même si la préoccupation des gouverneurs est surtout à la fois de faciliter le transfert de richesses sur l'Ancien Monde et de garder des bonnes relations de part et d'autres de l'Atlantique, objectifs qui peuvent devenir contradictoires, et d'autant plus difficiles à tenir lorsqu'il s'agit de tenir compte des oukases religieux venant de la Métropole...
Au Nord comme au Sud, les colonies américaines sont différentes sur le plan religieux. L'anglicanisme favorise un éclatement religieux non seulement entre colonies mais aussi à l'intérieur de celles-ci, qui forment des mosaïques dont il est bien difficile de dresser un tableau historique...
- Des groupes anabaptistes des Pays-Bas, dont les dirigeants les plus connus sont Menno SIMONS et Dietrich PHILIPS, appelés Mennonites, au cours des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles s'installent, outre, outre en Prusse ou en Russie, aux États-Unis. Tandis que les Frères suisses, ceux formés autour de Melchior HOFMAN et les huttérites restent majoritairement dans leurs régions respectives, les Brudern (Frères) apparus dans le Palatinat allemand vers 1708, émigrent en Amérique du Nord où ils fondent différentes Églises qui perdurent aujourd'hui. Les sociétés anabaptistes sont surtout urbaines et pacifistes, mais beaucoup perdent la foi ou abandonnent leur religion, et se réfugient souvent dans les campagnes où elles espèrent éviter les répressions.
- Nombre de Mennonites s'établissent en Pennsylvanie, puis en Ontario (entre 1786 et 1825). Beaucoup se sont installés en Pennsylvanie, colonie fondée par des membres de la société religieuse des Amis (Quakers), vu une certaine proximité d'idées et surtout de tolérance. Cette colonie, fondée par William PENN en 1682, avec une constitution qui sert ensuite de base à celle des États-Unis, devait être un refuge pour tout monothéiste persécuté. Au XIXe siècle, bien après donc les émigrations issues des persécutions religieuses d'Europe occidentale, plusieurs schismes divisent les Quakers. On peut considérer que l'histoire des Quakers en Amérique du Nord, dans leur migration comme dans leurs établissements pérennes, ont influencé les autres groupes pacifistes tout en facilitant leur installation. Malgré leurs divisions, les Quakers interviennent de manière importante dans beaucoup de débats publics (place de l'État, esclavage, condition ouvrière, prisonniers, malades mentaux...) et souvent, leurs interventions vont de pair avec celles d'autres groupes pacifistes, les premiers ayant toujours de par le monde une position non-violente sur maints problèmes.
- Des groupes huttérites, issus d'abord de la Réforme radicales au XVIe siècle, venus de Moravie, d'Autriche, de Transylvanie, de Valachie et de Russie, s'installent dans le Dakota du Sud, via Hambourg et New York. De presque chacune de ces provenances, les huttérites, après un temps variable de vie dans la pratique communautaire, sont obligés d'émigrer, suivant un parcours parfois complexe, suivant les périodes, sous la poussée de l'intolérance mais aussi par leur refus d'entrer dans armées (enrôlement ou conscription). Considérés souvent comme Allemands, ils ont dû poursuivre leur parcours pendant la Première guerre mondiale, jusqu'au Canada, où ils sont aujourd'hui installés en majorité.
- De multiples autres groupes (comme les Amishs) se sont installés de manière éparses dans maints États, en butte d'ailleurs, comme les émigrants non pacifistes, à des hostilités diverses (Autochtones amérindiens, autorités centrales, autres colons), et pendant les grands conflits sur le Nouveau Continent ont dû procéder à bien des changements de lieux (à l'occasion notamment de la guerre d'Indépendance, de la guerre de Sécession et des guerres mondiales...). Leurs réticences à appliquer les lois (fort conservatisme moral, participation à la défense du pays) et également leur répugnance à côtoyer leurs compatriotes chrétiens (cérémonies religieuses, fêtes, pratiques scolaires, pratiques du baptême pour les non-adultes...) font qu'ils donnent une nette préférence à la vie communautaire rurale, parfois de manière très fermée. On conçoit qu'il est encore plus difficile de rendre compte de l'histoire de ces groupes pacifistes (notamment des conflits internes) qui se font un devoir d'éviter la fréquentation des autres...
De manière générale, ces groupes pacifistes, quels que soient leur importance dans la vie de la colonie subissent, tout comme leurs concitoyens ou leurs voisins, des contraintes physiques, économiques et sociales analogues et doivent résoudre des conflits entre communautés, entre nationalités d'origine, entre anciens installés et nouveaux venus...
Surtout pour les premiers temps d'installation, et même pour les XVII et XVIIIe siècles, il est relativement difficile de relater l'évolution des pacifismes nord-américains, autrement que par le biais de leurs relations avec les autres communautés qui s'y établissent. Une des "méthodes" est de prendre les points d'arrivée, autant de ports qui sont de passage obligatoire pour se rendre à l'intérieur des terres...
Ce n'est pas un hasard si les plus importances sources d'informations concernent les Quakers, qui ont été et sont présents autant en milieu urbain qu'en milieu rural et sont intervenus de manière très importante sur la destinée de leur colonie d'origine, la Pennsylvanie. Possédant parfois une certaine puissance économique, formés dans les meilleures écoles, étant habitués de plus à mémoriser la Bible (et à y réfléchir...), nombre de Quakers interviennent de manière vigoureuse dans les débats sur l'indépendance ou l'esclavage. Avec les groupes venus de Moravie, les Quakers occupent à eux seuls les quatre cinquième des pages du volume de Peter BROCK, dont nous nous inspirons souvent.
(N.B. : cet article est appelé à être complété de manière importante et... c'est aussi un appel à contributions!)
Peter BROCK, Pacifism in the United States, from the colonial era to the first world, Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 1968.