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9 janvier 2020 4 09 /01 /janvier /2020 14:47

        Sous-tiré Le jeu trouble des identités, le livre de la spécialiste de relations internationales et professeur au Département de science politique de l'Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, visite à la fois l'histoire de la seconde guerre mondiale et l'histoire du cinéma.

Comme l'écrit dans une préface Christophe MALAVOY, comédien, réalisateur et auteur, "le conflit de la Deuxième Guerre mondiale a donné aux cinéastes une matière hors norme pour témoigner de la tragique destinée d'un monde précipité vers le chaos. La propension de l'homme à détruire son milieu naturel, à ruiner son avenir, est incommensurable et vertigineuse. L'homme détruit, pille, saccage, épuise, exploite sans vergogne, sa frénésie à tuer est insatiable, sans limites, rien ne l'arrête... (...) le cinéma nous a livré des images saisissantes de cet appétit dévastateur. (...)". Assumant une hétérodoxie et un bricolage méthodologique, l'auteure "a pour ambition de restituer dans un seul mouvement d'analyse ce qui se joue aussi bien sur la scène mondiale que ce qui bouleverse l'économie psychique des individus." "Nous considérons que ces deux dimensions ne devraient jamais être dissociées car il s'agit d'une même configuration sociohistorique. En fait, il n'y a guère que cette épistémologie du mixing micro/macro qui permette de mettre en oeuvre une sociologie compréhensive au sens wébérien du terme."

        Dans son Introduction, l'auteure justifie son propos : "Pourquoi recourir à des matériaux cinématographiques pour aborder ce moment historique exceptionnel? Nous faisons l'hypothèse que la transposition, le "mentir vrai" (Aragon) sur lequel se fonde toute création artistique est beaucoup plus à même de restituer la vérité d'un tel événement qu'une simple analyse savante se limitant aux protocoles traditionnels. Nous considérons que la création de personnages imaginaires peut parfois permettre de gagner en puissance explicative face à la saisie de témoignages qui - en raison même de leur singularité -, portent en eux une logique d'enfermement. Enfin, nous postulons que le vraisemblable peut s'avérer d'une acuité bien supérieure au vrai, au point de conquérir le statut paradigmatique d'un idéal-type wébérien et de revêtir ainsi une valeur d'universalité. En d'autres termes, en recourant à des oeuvres de fiction plutôt qu'uniquement à des archives ou à des matériaux classiques propres aux sciences sociales telles que la prosopographie, les entretiens non directifs ou bien encore le recoupement de données statistiques, nous nous approchons au plus près du politiquement indicible.

Comme la littérature, le cinéma d'auteur a pour ambition "d'écrire le réel et non de le décrire" (selon les mots de Pierre Bourdieu dans Les Règles de l'art, 1992), de le transposer de manière telle qu'il le rende plus intelligible et universel. Il opère ainsi un saut qui fait "trembler le sens" et peut faire surgir de fortes potentialités conceptuelles. Ce faisant, le septième art offre la possibilité d'échapper à une recherche académique trop étroite grâce au travail de transposition artistique et d'inventions formelles accompli dans nombre de ces créations. En effet, force est de constater que la singularité de l'expression cinématographique permet d'appréhender une réalité subjective et de rendre compte de manière plus compréhensive de la complexité de ce moment historique."

     La sélection de 20 oeuvres classiques de différentes nationalités - emblématiques de cette production cinématographique) réparties en quatre chapitres et deux parties (le règne de l'anomie ; la fragilité des rôles ; les solidarités combattantes ; l'altérité libératrice) permet à l'auteure d'appuyer sa démonstration, en détaillant le contexte et le propos de chacune d'entre elles. Ainsi d'Allemagne, année zéro, de Roberto ROSSELLINI (1948) à Monsieur Klein, de Joseph LOSEY, en faisant ce parcours qui est celui de l'évolution même de la seconde guerre mondiale, Josepha LAROCHE, qui a bien conscience de puiser là dans une très vaste cinématographie, , sans vouloir du tout établir une typologie des oeuvres non plus, entend se limiter "à la question identitaire présente sous bien des formes dans quantité de films." "En effet, le concept d'identité offre l'avantage de saisir dans un même mouvement d'analyse les échelles micro et macro du politique. Il permet par exemple d'aborder aussi bien la définition de soi que celle de la nation, tout en mettant en exergue les intrications existant entre les deux niveaux. L'identité embrasse toutes les dimensions de la vie d'une société et renvoie en outre à son histoire. Elle marque la singularité en forgeant un sentiment d'appartenance commun et en créant, à ce titre, du lien entre les acteurs sociaux. Décliner son identité implique donc tout à la fois de s'identifier et d'être identifié dans un ensemble plus large."

Les identités, poursuit-elle, "ne se présentent pas comme des réalités intangibles, des données immuables qu'il s'agirait d'essentialiser, loin s'en faut.  Ce sont au contraire des construits sociaux qui évoluent dans le temps, se transforment au gré des interactions sociales et des événements. Elles procèdent d'un travail incessant de construction, de représentations et d'images. En fonction de tel ou tel dessein politique, on voit se mettre en place des stratégies identitaires plus ou moins différenciées qui permettent de mobiliser autour d'une cause. L'on observe par ailleurs des résistances identitaires qui sont parfois affichées - voire revendiquées - comme autant de ressources destinées à étayer et caractériser un combat politique.

Si cette notion d'identité tient un rôle si considérable dans la vie politique, c'est précisément en raison des ambiguïtés dont elle est porteuse. En effet, elle affirme autant du commun et du permanent entre les individus qu'elle garantit à chacun une spécificité. Paradoxalement, elle connote un ensemble de traits stables, tout en revêtant dans le même temps des significations fluides et plurielles qui peuvent s'avérer le cas échéant contradictoires en raison d'allégeances multiples (militantes, religieuses, politiques, familiales, ethniques, transnationales) susceptibles d'entrer en concurrence, sinon en opposition frontale. A fortiori, on comprend aisément que les identités ne sauraient se vivre pareillement dans une conjoncture routinière ou dans des circonstances historiques d'ordre exceptionnel, comme par exemple un conflit international.

Ainsi en a-il été de la Deuxième Guerre mondiale. Durant cette séquence historique, les gens ont été traversés par des contradictions et des déchirements d'une extrême intensité. Plus que jamais, la question s'est posée pour eux de savoir, qui ils étaient vraiment et plus encore qui était qui? Plus que jamais, toute identité qui se déclinait clairement impliquait à l'époque une prise de risque qui pouvait s'avérer mortelle." Nul doute que l'auteure a bien plus à l'esprit les tourments des résistants ou des collaborateurs dans des pays occupés que ceux des soldats habitués à obéir aux ordres, quoique parmi eux, des questionnements, dans un camp comme dans l'autre, se sont fait jour au gré des batailles gagnées ou perdues. "Quant aux assignations identitaires, elles ont proliféré et connu quantité d'inversions dues aux retournements de rapports de force particulièrement instables. Finalement, elles ont souvent eu pour conséquence de fragiliser la vie d'un grand nombre d'individus. (...) La Deuxième guerre mondiale a favorisé (...) un jeu trouble des identités. (...), elle a suscité de nouvelles affiliations, certains s'identifiant dans le conflit à tel ou tel leader politique, ou bien défendant telle ou telle idéologie; tandis que d'autres se tenaient plutôt en retrait, cherchant au contraire à se désaffilier. Enfin, des acteurs sociaux se sont retrouvés dessaisis - parfois avec la plus extrême des violences - de tous les liens qui leur avait permis jusque-là d'être intégrés à un collectif et de manifester par là même leur attachement à différentes allégeances, à commencer par celle envers leur nation. Autant dire que ce conflit planétaire a désorganisé - et souvent détruit - aussi bien les fondements des sociétés belligérantes que les parcours individuels."

    

Josepha LAROCHE, La Deuxième Guerre mondiale au cinéma, Le jeu trouble des identités, L'Harmattan, collection Chaos international, 2017, 190 pages.

 

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8 janvier 2020 3 08 /01 /janvier /2020 15:09

   Rappelons tout d'abord que la politique comparée est un domaine d'étude de la science politique et plus largement des sciences sociales. Elle tente de répondre à des questions politiques en appliquant une méthodologie rigoureuse. La politique comparée emprunte une démarche typologique qui cherche à classifier et théoriser les différents phénomènes politiques. Selon le politologue Giovanni SARTORI, "Classifier, c'est ordonner un univers donné en classes qui sont mutuellement exclusives et collectivement exhaustives. Les classifications permettent donc d'établir ce qui est le même et ce qui ne l'est pas." (Revue internationale de politique comparée, volume 1, n°1, 1994). Rappelons également que les pères fondateurs tels TOCQUEVILLE, MARX, WEBER ou DURKHEIM sont les premiers comparatistes à utiliser l'approche historique, qui n'est pas seulement narration mais surtout analyse critique.

    La Revue internationale de politique comparée répond à un double besoin à la fois théorique et pratique, selon ses fondateurs. "Développer l'analyse comparée, c'est faire progresser la scientificité de la science politique. Comparer permet d'expliquer les effets spécifiques des structures et des processus politiques indépendamment de leurs conditions d'environnement. La vie politique ne cesse par ailleurs de s'internationaliser. La politique comparée aide à mieux discerner ce qui relève des comportements généraux et des singularités. Elle offre de ce fait aux décideurs des bases plus sûres pour développer leurs politiques."

Première revue de politique comparée dans le monde francophone, elle permet à ses spécialistes d'atteindre une audience dans la communauté scientifique internationale tout en publiant dans leur langue. Elle souhaite visualiser l'effort qui se fait dans ce domaine - notamment dans les pays francophones -, et contribuer par là la marche cumulative de la science.

     La Revue bénéficie du soutien de l'Institut de Sciences Politique Louvain-Europe (UCL), des Instituts d'Études d'Aix en Provence, de Bordeaux et de Lille, du Programme de recherche sur la Gouvernance européenne (Université du Luxembourg) et de l'Université catholique de Lille. Elle est publiée avec le concours du CNRS français et du Fonds national de la recherche scientifique de la Communauté française de Belgique.

    Éditée par De Boeck Spérieur, la Revue est dotée d'un comité de rédaction dirigé par Virginie VAN INGELGOM et Karine VERSTRAETEN.

     Sa parution ne suit pas une périodicité régulière, bien que se voulant trimestrielle, et la revue alterne les numéros à thème et les Varia.

   Ainsi le numéro 2018/1-2 (volume 25), porte sur Liban, Syrie, Circulations et réactivations des réseaux militants en guerre, où plusieurs articles portent sur les conséquences de la guerre syrienne sur le Liban.

   Le numéro 2015/4 (volume 22) portait sur Après-guerre : mémoire versus réconciliation, avec un Avant-propos de Valérie ROSOUX, et des contributions de Philippe PERCHOC, Sarah GENSBURGER et d'Yves SCHEMEIL. On pouvait lire dans l'Avant-propos : "Après la guerre, les urgences se bousculent. reconstruire, gouverner, juger, se projeter à nouveau. Entre ces priorités difficiles à départager, une question s'immisce : comment passer de l'événement au récit quand il s'agit de dire l'horreur, l'abject, l'inavouable? Comment favoriser l'émergence d'un récit commun qui fasse une place à toutes les parties en dépit des conflits qui les ont déchirés? Telles sont les questions qui balisent un pan des recherches consacrées à l'après-guerre. Le terrain est en grande partie défriché. Il est traversé par une question fondamentale : peut-on "réparer l'histoire"? L'interrogation est à la fois politique et morale. Elle se décline sur tous les tons : comment "rectifier", "compenser", "restituer" après le crime? Comment prendre au sérieux l'injustice passée? Ce questionnement prend l'allure d'un défi qui s'apparente plus à un horizon d'attentes qu'à un plan stratégique - le premier demeurant dans le paysage, tandis que le second est en principe susceptible d'être atteint.

Pour faire face à ce défi, praticiens et chercheurs se positionnent souvent de manière normative. L'ambition de ce numéro spécial est différente. Plutôt que de suggérer un modèle qui relèverait d'une forme de prêt-à-penser post-conflit, il s'agit d'aborder la question de manière pragmatique. Les contributions rassemblées se concentrent sur le poids et les usages politiques du passé. C'est à partir d'une démarche comparative que chacune d'elle s'interroge sur les conditions de transformation des relations au lendemain de violences de masse. Il ne s'agit pas de dénoncer et de prescrire les bons/mauvais usages du passé, mais d'observer les positions de chaque partie en présence, pour mieux comprendre leurs interactions. C'est dans cette perspective que les contributions tentent d'éclairer l'une des tensions qui caractérisent tout contexte post-conflit, à savoir la tension mémoire et/ou réconciliation. Chacune d'entre elles proposent un format et un ancrage disciplinaires spécifiques, qu'il s'agisse de la sociologie politique de l'action publique, des relations internationales ou encore de la philosophie politique.

Les études de cas choisis renvoient à la fois à des situations de guerres civiles (Rwanda, Afrique du Sud, Liban) et de conflits internationaux (Seconde Guerre mondiale). certaines réflexions montrent d'ailleurs les limites d'une telle distinction. Chaque contribution décortique les dispositifs mis en place pour façonner les mises en récit publiques du passé. Loin de se concentrer sur l'aspect strictement historique des cas évoqués, le dossier s'interroge sur ce qui est publiquement "dicible" et donc négociable au lendemain de crimes de masse. ce faisant, il s'inscrit à maints égards dans le prolongement du dossier que la Revue internationale de politique comparée consacra à l'utilisation politique des massacres.(...)".

 

Revue internationale de politique comparée, Place Montesquieu, 1/7, Bte L2.08.07, B- 1348 Louvain-la-Neuve. www.uclouvain.be

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7 janvier 2020 2 07 /01 /janvier /2020 14:06

une oeuvre pionnière

       Comment et dans quelle mesure l'accélération du progrès technique qui commande l'histoire contemporaine des armements et de la guerre remet-elle en cause la définition traditionnelle du soldat et de la carrière des armes? Comment et dans quelle mesure le militaire de profession s'adapte-t-il à ces impératifs nouveaux dont dépend l'exécution des missions qui lui sont confiées? Son comportement, ses attitudes, la conception de sa vocation et de son destin évoluent-ils au même rythme que celui de la civilisation industrielle? Et dans quelle direction, au prix de quelles tensions se fait cette évolution? C'est à ces questions que tente de répondre le sociologue de l'École de Chicago Morris JANOWITZ. Il dresse tout au long de son ouvrage le portrait du soldat et l'image corps social des militaires confronté à une mutation sans précédents.

Aux États-Unis tout au moins, affirme-t-il, le soldat de métier est en train de passer de l'âge du "leader héroïque" à celui du "manager" et du technicien. Ses particularités traditionnelles qui étaient celle d'un professionnel de la violence tendent de plus en plus à s'effacer. L'énorme accroissement, dans les armées, des tâches logistiques et des préoccupations technologiques, l'importance sans cesse croissante accordée aux qualifications, aux missions de gestion et de coordination, les contacts toujours plus étroits avec le monde des laboratoires et de l'industrie civile, les principes mêmes de la "deterrence" nucléaire qui ne visent qu'à utiliser la peur pour rendre inutile le combat, autant de faits irréversibles qui convergent dans le même sens. La société militaire est invinciblement conduite à ses "civiliser" de plus en plus. Par la modification de ses structures, de ses genres de vie, de ses préoccupations intellectuelles et morales, l'armée tend à s'identifier aujourd'hui avec les autres grandes entreprises collectives de la société industrielle.

Telle est la conclusion globale essentielle de l'étude de Morris JANOWITZ et c'est à elle que s'arrête le lecteur hâtif, épris au surcroit de schématisations rassurantes. Mais, comme l'écrit Raoul GIRARDET, il convient de prendre l'exacte mesure de la puissance de ce mouvement qui semble amener la société militaire américaine à rejoindre la société civile et à se confondre avec elle. En fait, l'auteur lui-même apporte bien des nuances à ses constatations globales. Il convient de rechercher notamment deux éléments importants : les comportements et les attitudes et les structures et composantes sociales. Les motivations qui poussent les jeunes Américains vers le métier des armes de nos jours, le style de vie qui reste celui de l'officier, les règles fixées par l'étiquette et le cérémonial traditionnel, les valeurs particulières auxquelles continue à se référer l'ensemble du milieu militaire, autant de données qui font que le sodat de métier demeure un personnage relativement "à part" dans l'ensemble du contexte social. Des enquêtes si précieuses et si précises menées par Morris JANOWITZ, on retiendra d'autre part quelques faits : les dernières promotions de West Point comptent un quart de fils de militaires ; 91% des parents et des grands-parents des cadets de ces mêmes promotions sont nés aux États-Unis (contre 67,1% pour l'ensemble de la population américaine de race blanche) ; 70% des représentants de l'actuelle élite militaire sont d'origine "rurale" (contre 26% des membres du "top business") ; le Sud enfin est "sur-représenté dans les forces américaines à raison d'un tiers en sus par rapport à sa population blanche", en même temps d'ailleurs que l'appartenance protestante se trouve très fortement accentuée. Comment ne pas voir dans ces indications l'affirmation persistante de l'originalité du corps militaire par rapport à l'ensemble de la société américaine?

A ces observations de caractère sociologique et psycho-sociologique, il semble permis d'ajouter par ailleurs d'autres constatations, liées, celles-ci à l'évolution même des grands problèmes stratégiques de notre temps. Partout, depuis des années, et c'est vrai encore aujourd'hui comme à l'époque de la publication de ce livre, la pensée militaire tend à accorder une place de plus en plus grande aux virtualités d'une guerre limitée, avec "moyens conventionnels", "moyens subversifs", voire "armements à puissance proche du nucléaire". Les forces d'intervention sont toujours à l'ordre du jour, et tout ce passe d'ailleurs, comme si, par-delà les moyens nucléaires globaux, la technologie (de précision) voulait redonner droit à l'exercice de la violence. Et ceci en même temps, dans nombre d'unités militaires, dans la sauvegarde des valeurs traditionnelles du soldat. La variété des forces armées, suivant leurs objectifs et leur organisation interne, rend difficile une analyse univoque de l'évolution des mentalités, non seulement du soldat, compris comme professionnel particulier, mais également des officiers et du commandement.

      Une chose est sûre : pour avoir mis le débat sur l'évolution du soldat dans l'opinion publique comme dans les cénacles universitaires, Morris JANOWITZ ouvre la voie à de nombreuses études de sociologie militaire, aux États-Unis comme en Europe. Précisément, des questions qui auparavant n'émergeaient que très peu dans le milieux intellectuels, mettent en relief des conflits intellectuels importants à l'intérieur même des instances influentes sur les questions militaires, prolongeant en grandes ondes de choc les propos mêmes du Président Eisenhower sur l'emprise du complexe militaro-industriel.

 

Un contexte de changement dans les armées et dans la pensée sur les armées

    Le contexte de production de l'ouvrage mis en lumière, par entre autres Bernard BOËNE, indique comment s'organise pour de nombreuses années, le débat autour de l'évolution de l'institution militaire.

   En 1953, JANOWITZ organise sur la thématique des rapports civilo-militaires, un séminaire-programme qui réunit de Jeunes Turcs - entre autres, Samuel HUNTINGTON (alors à l'université de Columbia), Kurt LANG (Queen College), Maury FELD (Harvard) et Albert BIDERMAN. Le projet d'études reçoit l'appui des caciques de la science politique d'alors, parmi ceux (Charles MERRIAM, Harold LASSWELL, Luis SMITH, Pendleton HERRING) qui ont attiré l'attention sur les problèmes que soulève le nouvel équilibre entre armées, État et société.

Deux traits apparaissent nettement dans ce groupe à l'origine du paradigme dominant dix ans plus tard :

- un effet de génération - ce sont des universitaires autour de la trentaine qui cherchent à penser autrement les relations entre civils et militaires ;

- une dimension élitiste, puisqu'ils viennent tous d'universités de premier plan, conformant par là que seul le prestige de grandes institutions de savoir permet de transgresser sans trop de dommage le tabou d'un sujet qui, dans la tradition libérale des États-Unis, sent encore le soufre. 

On s'explique, estime Bernard BOËNE, qu'entre les nouveaux venus et la génération des auteurs qui s'étaient aventurés dans le champ des études sur l'armée à la fin des années 1930, la solidarité l'ait emporté sur l'opposition que pouvait engendrer la rupture conceptuelle : au plan institutionnels, les efforts des Jeunes Turcs s'inscrivent dans la continuité de long terme, et pourrait-on ajouter dans le respect des fondement du capitalisme américain. A cet égard, la réflexion marxiste, même aux États-Unis, va bien plus loin dans la réflexion et ne s'estime pas limitée dans les critiques qu'elle peut émettre, d'autant plus qu'elle s'exerce dans un tout autre monde intellectuel, hors des universités.

   Comme dans l'entre-deux-guerres, les fondations philanthropiques ne ménagent pas leur soutien à l'exploration de questions qui leur paraissent de la plus haute importance, y compris lorsqu'elles émanent d'entreprises très présentes dans le complexe militaro-industriel. Parmi ces fondations figure le Social Science Resarch Council, organisme à l'origine du Causes of War Project de Chicago dans les décennies 1920 et 1930, qui avait conduit à la grande synthèse de Quincy WRIGHT sur la guerre en 1942, se manifeste par un recensement bibliographique exhaustif sur les rapports civilo-militaires.

    Ces jeunes chercheurs innovent en dépassant les problématiques traditionnelles de la subordination et du contrôle des armées par le pouvoir politique civil, déjà signalées comme nécessaires mais désormais insuffisantes par la génération précédente pendant la guerre, pour s'attacher à penser la coordination civilo-militaire qu'impose une complexité accrue de l'art de la guerre; clairement de nature à paralyser les contrôles externes classiques, lesquels risquent au surplus d'entraver l'action. Ici pèsent de tout leur poids certaines enseignements de la seconde guerre mondiale, où tant sur le front européen que dans le Pacifique, les impératifs politiques avaient eu du mal à "s'harmoniser" aux impératifs militaires. D'emblée, ils savent, parce que leurs devanciers l'avaient montré, que ce mélange ambigu de subordination et de coordination - assez loin d'ailleurs des théories de CLAUSEWITZ, qui estime qu'il faut constamment avoir à l'esprit les buts politiques des guerres - et la difficulté du contrôle d'une grande institution publique dont le fonctionnement est devenu opaque, ne sont pas particuliers aux armées. Leur analyse s'inscrit donc dans un cadre plus large, celui des rapports entre administration et politique, mais elle pose d'emblée la question d'éventuelles spécificités des armées.

Le recours au concept de profession, qui vient d'opérer une entrée en force dans le vocabulaire des sciences sociales américaines comme clé d'analyse, a à l'origine une notion de sens commun. Dans la tradition anglo-saxonne, qui est très différente en la matière de ce qui se passe en Europe continentale, elle s'applique depuis la Renaissance et la Réforme aux juristes, aux ecclésiastiques (protestants), aux universitaires, aux médecins et parfois aux soldats de métier d'un certain rang. A l'époque victorienne, en Grande Bretagne comme en Amérique du Nord, au moment où l'industrialisation et el triomphe de la société bourgeoise sur les élites traditionnelles redistribuent les niveaux de statut social, une codification se met en place qui assure à certains rôles sociaux, supposant un haut niveau de formation, des normes de loyauté que l'esprit de lucre et le marché ne saiuaient garantir, un prestige élevé et parfois des délégations d'autorité publique. Sujet qui n'avait guère inspiré les social scientists avant les années 1930.

Les chose changent avec la parution en Angleterre du livre de deux professeurs de l'université de Liverpool, A.M. CARR-SAUNDERS et P.A. WILSON, The professions, en 1933. Ils y présentent une définition en 3 termes qui résument fort économiquement toutes celles qui viendront par la suite, et multiplieront à l'envi les traits distinctifs sans apporter autre chose qu'une explicitation du modèle originel (outre bien entendu l'entretien de prestiges intellectuels assez lucratifs) : est profession tout métier qui exige une formation longue garante d'une expertise essentielle au plan social, une éthique de service envers la société, et la conscience de former une groupe organisé non soumis à une dépendance externe. Ce qui se distingue d'occupation, activité professionnelle, quelle qu'elle soit, et encore plus d'emploi.

La première utilisation concrète, dans les sciences sociales américaines, toujours, du concept ainsi défini semble être celle qu'en fait William MOSHER (Public administration, 1938) qui l'applique à la professionnalisation de la Fonction publique, notamment par le recrutement, nécessaire à l'administration des programmes du New Deal, de quelques milliers de social scientists. Il y présente le fonctionnaire public comme le représentant d'une corporation à part. le thème du contrôle normatif interne est théorisé deux ans plus tard, dans le cadre de la problématique de WEBER des rapports entre experts et politiques, par Carl FRIEDRICH (Public Policy, 1940). On note que la notion de professionnalisation est d'emblée envisage dans un cadre bureaucratique, et que n'est pas posé encore le problème de tensions possibles entre profession (collégiale) et bureaucratie (hiérarchique). PARSONS, inspiré à la fois par WEBER, PARETO (élites) et DURKHEIM (corporations) écrit dès 1939 de son côté sur les distinctions entre les deux concepts (profession et bureaucratie).

Pierre TRIPIER (Approches sociologiques du marché du travail : Essai de sociologie de la sociologie du travail, thèse d'État, Université Paris VII, 1984) estime que la notion de profession est devenue centrale après cela en raison du Taft-Hartley Act de 1947, lequel, en distinguant nettement syndicats et associations professionnelles, tente de figer par le droit et la jurisprudence la séparation entre professions (susceptibles de contrôler leur propre recrutement) et autres types d'emplois ou métiers. Au moment où s'en saisissent les jeunes politistes et sociologues qui vont constituer le noyau initial du milieu spécialisé "militaire", les JANOWITZ, HUNTINGTON, FELD... et leurs disciples respectifs, la notion de profession est donc très présente dans l'air du temps, et elle s'offre comme un outil analytique parfaitement adapté à leur problème. Des auteurs britanniques les ont d'ailleurs précédés dans cette voie, en l'appliquant aux officiers de la Royal Navy.

   L'intérêt analytique primordial du concept est de faire fond, explique encore Bertnard BOËNE, est de faire fond, pour pallier les faiblesses des contrôles objectifs externes devenus passablement inopérants, sur des contrôles objectif interne et subjectifs interne et externe : celui que s'impose elle-même, à l'instar de la médecine, une profession symboliquement privilégiée en sanctionnant les manquements aux normes professionnelles qui fondent ce privilège, au risque de perdre son honneur social si elle ne s'y plie pas, et celui qu'exerce de l'extérieur l'opinion publique. Ceci est loin d'être théorique, toutes les relations avec la presse écrite et audio-visuel sont celles de conflits nombreux qui se soldent très souvent, si elle vient réellement à manquer de discernement, au détriment des armées (on a pu le vérifier à maints moments de la guerre du VietNam), même si bien entendu, la constatation d'un contrôle structurel politique déficient constitue aux yeux de beaucoup, une certaine défaite sur le plan institutionnel et même moral. La première faiblesse de ces contrôles proposés est qu'ils reposent sur un concept normatif, exposé au risque d'enfermer l'analyse dans une tautologie stériel - un groupe professionnel qui se dérobe à son devoir d'autocontrôle en violant ses propres normes n'en est plus un... Une seconde limite pointée du doigt est que certains métiers ou institutions qui répondent aux deux premiers critères du professionnalisme, ne répondent pas au troisième parce qu'oeuvrant dans un cadre public, ils sont pas construction dans la dépendance du politique : c'est le cas, au moins au niveau de leur encadrement, des grandes administrations, et surtout des armées puisqu'elles n'entrent en action, et n'y mettent fin, que sur ordre du ou des titulaires du pouvoir politique souverain. Il faut donc, pour circonvenir ces difficultés, postuler un degré substantiel d'autonomie malgré la subordination, et préciser les conditions sociales et organisationnelles nécessaires auxquelles cette autonomie et le professionnalisme qu'elle rend possible soient effectifs.

  Telle est la problématique d'ensemble, mais le programme décrit est exécuté d'abord de manière divergente et fortement contrasté. Il y a en effet deux façons au moins - car par la suite les travaux suivent des voies de plus en plus ramifiées - de l'aborder.

- L'une est structurale et statique : elle s'appuie sur une analyse intemporelle des impératifs fonctionnels du corps des officiers, et doit beaucoup, par son inspiration générale, aux écrits de Talcott PARSONS. C'est la voie suivie par Samuel HUTTINGTON, dans son The Soldier and the State, de 1957. Il y note que ceux qui se préparent à des guerres éventuelles sont animés d'une idéologie nécessairement conservatrice, qui considère la guerre comme inévitable au moins sur le long terme. Les inconvénients d'une telle approche, très tôt aperçue par MERTON et ses disciples, notamment sa complaisance envers l'idéologie institutionnelle de ceux qu'on étudie et la minoration des facteurs autres que normatifs, rendent intellectuellement fragile cette première application du concept de professionnalisme aux rapports entre civils et militaires.

- L'autre est essentiellement dynamique. Elle meprunte ses références à WEBER et à la vision pragmatique de DEWEY et de l'école de Chicago, d'un univers-multuvers en flux perpétuel, dont les éléments sont suffisamment autonomes pour rendre problématique toute intégration de l'ensemble. C'est le schéma analytique proposé par Morris JANOWITZ.

   Par-delà leurs différences, et la rivalité intellectuel croissante qui les oppose, HUNTINGTON et JANOWTIZ ont en commun de refuser la vision néo-machiavélienne, pessimiste et radicale, de C. Wright MILLS dans The Power Elite, paru peu avant : celle d'une militarisation coupable de la société et de l'État par intégration des élites militaires, pour la première fois dans l'histoire du pays, au sein d'une élite nationale désormais homogène et qui concerne le pouvoir, mais aussi la richesse et le prestige. Les généraux y figurent, selon MILLS, parce qu'à compter de la Seconde Guerre mondiale, ils deviennent des managers de haut vol que rien d'essentiel ne sépare des dirigeants de très grandes entreprises. Dans la justification de sa position, HUNTINGTON fait valoir en 1963, à notre avis, avec peu de crédibilité, que MILLS confond conjoncture et structure et cède au penchant américain pour les analyses conduites en termes quantitatifs plutôt qu'institutionnels. JANOWITZ fait plus justement observer que, divisées (historiquement entre branches air, terre, mer et même à l'intérieur de ces branches par d'autres composantes), les armées n'ont jamais réussi à imposer un point de vue unique aux politiques, qui ont décidé (presque) seuls de la paix et de la guerre. Leur commune opposition à MILLS prend elle aussi des formes contrastées : HUNTINGTON fait dans le réalisme exalté, JANOWITZ dans le réalisme pragmatique.

     En fait dans son livre The Professional Soldier, JANOWITZ raisonne en termes de managers, de bureaucratie et de profession, étant donné que les militaires sont fidèles aux institutions. Pour examiner la validité de l'analyse de JANOWITZ, à savoir évolution du style d'exercice de l'autorité au sein de l'organisation militaire, similitude des qualifications mises en oeuvre dans les armées et dans la vie civile, élargissement de la base sociale du recrutement des officiers, importance accrue accordées aux trajectoires de carrière, recherche d'un ethos politique à la place de conceptions traditionnelles de l'honneur militaire... il faut examiner plusieurs éléments : Technologie et organisation militaire, l'innovation étant un puissant solvant du traditionalisme, Recrutement social des officiers, Sens de la carrière d'officier, Socialisation et trajectoires de carrière, Style de vie militaire, Identité et idéologie, Comportements politiques...

 

Des prescriptions....

Là où on attend bien évidemment l'auteur, c'est sur l'avenir de la profession des armes sous l'angle prescriptif, tant que analyse descriptive renferme bien des nuances. Il le fait dans un épilogue pour proposer les éléments qui doivent à la fois maintenir la capacité des armées à remplir leurs objectifs de défense, donc un minimum de stabilité organisationnelle dans un monde en perpétuel changement, ceci dans une exacte compréhension des effets politique de leur action, dans les limites étroites que l'atome impose à l'utilisation fonctionnelle de la violence légitime. Les armées doivent se soucier des populations amies dont le soutien ne doit pas être considéré comme toujours acquis. Selon lui, la doctrine "pragmatique" est de loin préférable à la position des "absolutistes". L'institution militaire doit devenir une constabulary force, sur pied de guerre permanent, prête à l'utilisation minimum de la force et recherchant non la victoire, mais la viabilité des relations internationales car intégrant la nécessité d'une posture militaire visant à la stabilité. Il n'est plus possible aux armées de fonctionner selon la distinction tranchée entre temps de paix et temps de guerre, la dissuasion est de tous les instants. Le rôle du soldat se rapproche de celui de la police, dont la tâche de maintien de l'ordre public est permanent, sans pour autant s'y confondre, car l'armée est intéressée à la recherche d'un ordre stable dans les relations internationales. Il doit être prêt à assumer les pressions psychologiques et organisationnelles d'un état d'alerte permanent, en même temps qu'être sensible à l'impact politique et social de son action. D'où l'estreinte à un contrôle interne sous forme de normes dont la sanction lui incombe en premier resssort. Si la liberté du corps armé est restreinte en matière nucléaire en raison d'aspects techniques et scientifiques qui lui échappent partiellement, son autonomie, garante de sa responsabilité, doit être entière au plan des armes classiques. La tâche des gouvernants civils se limite à la vérification de l'état de préparation des forces une fois fixés les objectifs et les moyens.

   La constabulary force n'est pas liée  un mode de recrutement militaire particulier. la continuation du système mixte actuel de professionnels, de volontaires et d'appelés soumis à la conscription sélective est pensable, bien que la procédure d'appel sous les drapeaux doit être condamnée à n'être ni claire ni égale. Un service national universel dans lequel les formes civiles absorberaient le trop plein démographique se recommande comme le mieux adapté à une démocratie politique. Mais il n'y a aucune raison de supposer qu'une armée de métier supposerait à cet égard des problèmes insurmontables. Elle représente, au plan fonctionnel, la forme de recrutement idéale car la spécialisation qu'impose la technologie invite à allonger les temps de service : les appelés et les engagés volontaires de court terme voient leur utilité diminuer dans les armées modernes. La tendance la plus vraisemblable sur le long terme sera donc celle-là. Toutefois, il faudra éviter de se laisser enfermer dans des considérations purement économiques qui traitent la question du recrutement sous le seul angle des nivaux de rémunération propres à garantir la qualité et la quantité souhaitable de la main-d'oeuvre. Si des rémunérations adéquates sont nécessaires dans les armées comme ailleurs, on ne gagnera rien à aligner les militaires sur les pratiques su secteur privé pour cause de compétitivité accrue sur le marché du travail. Une motivation purement matérielle risquerait d'affaiblir les traditions héroïques essentielles à la profession. Elle amoindrirait l'attachement à l'institution de ses membres les plus créatifs, et introduirait des styles de gestion du personnel incompatibles avec la fonction.

  La convergence organisationnelle, appelée Civilianisation entre armées et bureaucraties - que l'on ne doit pas présenter sans doute comme une évolution linéaire, tant l'institution militaire, comme le reste de la société est traversé de conflits dont la nature et l'intensité d'ailleurs varient avec la branche de l'armée - produite par la processus de rationalisation et la technologie facilite l'intégration des militaires à la société environnante. Il en va notamment des styles d'exercice de l'autorité, de la fusion des modèles de rôle (heroic leaders and managers), et de la reconversion des officiers pour une seconde carrière. La constabulary force exige une sensibilisation des officiers aux facteurs politiques de l'action militaire , et ce dès la formation initiale. Elle exige, de même, pour l'élite, des carrières diversifiées, notamment par des détours dans le civil et dans les autres armées (ce qui tendra à diminuer les rivalités interarmées). Un système réglementaire de retour périodique à une base territoriale des États-Unis éviterait le sentiment de dispersion des activités ou centres d'intérêt, et favoriserait la cohésion.

Les officiers américains ont, depuis 1945, fait de notables progrès dans leurs rapports à la chose intellectuelle. L'anti-intellectualisme d'antan a cédé la place à un intérêt qui n'est pas feint pour les disciplines de sciences sociales touchant à la stratégie et aux relations internationales. Leurs relations avec le monde universitaire et les think tanks qui gravitent autour des armées sont désormais continues. Cependant, une telle évolution n(a pas tenu toutes ses promesses. D'une part, en raison de l'ascendant exercé par la théorie des jeux, dont les accomplissements ne sont pas à la hauteur des attentes. Les militaires sont, comme d'autres, sujets aux modes intellectuelles : la poursuite d'une théorie générale des relations internationales et de la résolution des conflits est devenue un acte de foi qui bloque toute approche créatrice des problèmes. D'autres part, les officiers, à l'inverse des médecins ou des juristes, n'ont pas, au sein de la communauté universitaire, de correspondants attitrés qui leur permettraient de passer au crible de la critique rationnelle systématique les idées nouvelles. Seul un milieu civil spécialisé dans les questions militaires à l'université pourrait jouer ce rôle.

Enfin, la constabulary force est conçue pour minimiser la frustration née des blocages de la Guerre froide, du statut social peu élevé des officiers, et de contrôles externes inadaptés. Les gouvernants civils doivent s'astreindre à fixer aux armées des objectifs réalistes et adaptés aux moyens ; ils doivent assister les militaires dans la définition des doctrines, de telle manière qu'elles reflètent un point de vue véritablement national ; ils doivent favoriser l'estime de soi "professionnelle" des officiers, et mettre au point de nouvelles modalités de contrôle civil. La constabulary force s'oppose à l'État-caserne ("Garrison State"), qu'elle propose d'ailleurs un moyen d'éviter : le cauchemar imaginé par LASSWELL est bien ce qui risque de devenir réalité si, dans le cadre de tensions internationales prolongées, des politiques démagogues (suivez ici notre propre regard en ce qui se passe actuellement à la présidence des États-Unis) s'allient avec une élite militaire "absolutiste" pour un exercice du pouvoir administratif et politique sans précédent historique.

Le concept proposé est un appel à la responsabilité et à la conciliation de valeurs et de normes qui se sont rapprochées, mais qu'il ne servirait à rien de vouloir confondre. C'est ce qu'exprime, rappelle fort justement notre auteur-guide ici, la dernière phrase du livre : "Nier ou supprimer la différence entre civils et militaires ne peut engendrer une authentique similitude, seulement le risque de nouvelles formes de tension et un militarisme qui s'ignore".

 

Un débat qui se poursuit avec d'abord les rééditions ultérieures de l'oeuvre

    L'ouvrage, vite classique et fort lu dans les milieux militaires, connait plusieurs rééditions, en 1971 et 1974, dont les prologues esquissent un bilan de la période écoulée depuis sa sortie initiale en 1960. Dans celle de 1974, Morris JANOWITZ reprend des hypothèses du livre, et précise un certain nombre de thèmes et avance une interprétation originale de l'"épisode vietnamien".

   Le passage à l'armée de métier (1 juillet 1974) vérifie la prévision formulée 13 ans plus tôt. les tenants de la thèse qui lie cette mutation à la crise provoquée par la guerre du VietNam se trompent : cette guerre retarde plus qu'elle n'avance l'échéance. L'armée de masse a de toute façon vécu. Elle, de manière organisationnelle, reflète un état du monde pré-nucléaire. De plus, le changement de mode de recrutement et de format des armées intervient à un moment où la légitimité social des armées est au plus bas. La révulsion à leur égard - entretenue par l'activité des médias qui rendent compte de la réalité sur le terrain - consécutive à cet "épisode malheureux", mais aussi la politique de détente Est-Ouest inaugurée par NIXON et KISSINGER, font perdre aux officiers une bonne partie de leur crédit antérieur (notamment acquis lors de la seconde guerre mondiale). On peut craindre un repli sur soi conservateur de l'institution militaire. Du coup, les hypothèses de 1960 sont remises partiellement en cause :

- l'affaiblissement de l'autorité à l'intérieur de l'armée (mutiplication des cas d'indisciplines du bas en haut de la hiérarchie) rend difficile le retour à un équilibre à trouver, d'autant que les modes de fonctionnement du marché du travail du civil déteignent sur la sphère militaire ;

- la convergence des emplois et des qualifications avec ceux des élites civils est freinée : la proportion des emplois militaires sans équivalents civils cesse de baisser dans les années 1960, les armées confiant de plus en plus les tâches logistiques et techniques sédentaires à des civils, fonctionnaires et sous-traitants. Le prestige des officiers a chuté et les postes de direction dans les grandes entreprises ne leur sont plus confiés. Un fossé sépare la distribution du prestige afférent aux différents emplois dans l'armée et dans le civil : elle constitue un frein à la convergence civilo-militaire postulée ;

- l'élargissement de la base de recrutement est freiné. L'endorecrutement est en hausse tandis que nombre de fils de militaires délaissent la carrière de leurs pères, notamment dans les couches sociales supérieures. Malgré la baisse du statut social moyen d'origine, l'influence conservatrice de l'arrière-plan social ne semble pas devoir disparaitre.

- sur l'importance des trajectoires de carrière, la perspective d'une réduction du nombre de postes à pourvoir engendre un regain de carriérisme. L'accès à l'élite de corps ne récompense plus l'innovation et la sélection négative et l'appui de supérieurs influents jouent un rôle plus grand dans les nominations.

- il s'opère au sein des armées une fragmentation de l'identité et de l'idéologie. Dans la mesure où les hommes réagissent à l'image que les autres leur renvoient d'eux-mêmes, la baisse de prestige due à l'échec au VietNam entraine une baisse de l'estime de soi des officiers. Ils incriminent le gradualisme imposé par les civils dans l'emploi de la force armée, ce qui provoque d'ailleurs dans le cours de la conduite de la guerre l'emploi de bombardements massifs, puis après la défaite la prédominance du souci de la survie professionnelle (baisse des budgets). chaque armée cherche à s'assurer pour l'avenir les armements qui garantissent la pérennités des traditions héroïques, mais le point de vue pragmatique l'emporte finalement grâce à l'acceptation répandue du principe de maîtrise des armements.

    Morris JANOWITZ en conclue que le processus de civilianisation décrit et analyse en 1960 touche à son terme, et sur certains points risque de se renverser. Pourtant, note Bernard BOËNE, l'issue n'est pas prédéterminée. La civilianisation semble gagner du terrain dans le style de vie des familles de militaires, dont l'aspiration est à une existence "normale", c'est-à-dire aussi proche que possible du style de vie dominant dans la société civile. Le replisur soi trouve là un contrepoison. L'ambivalence des sentiments conduit les militaires à se comporter à la manière d'un groupe ethnique minoritaire, soucieux de solidarité et de cohésion interne, mais très sensible au plus petit signe d'exclusion de la société environnante. L'influence civile se signale également, de manière négative, par l'irruption dans les armées des tensions raciales extérieures, de nature à remettre en cause le rôle pilote des armées dans le processus d'intégration, et par l'adhésion, au tournant des années 1970, de nombreux fils et filles de militaires au mouvement pacifiste de la jeunesse, laissant entrevoir une baisse du taux d'endoctrinement.

L'auteur termine par les problèmes du contrôle civil, et ne peut éviter l'examen, à la lumière des 15 années écoulées, de la thèse milsienne dite du "complexe militaro-industriel". Il relève que si les alliances conclues entre formes d'armement, officiers retraités et parlementaires intéressés à la présence des premières dans leurs ciconscriptions, ont dépassé la mesure, leur influence n'a pas été celle que cette thèse "radicale" laisse entendre. Toutes les décisions touchant au VietNam ont été prises par la seule Maison Blanche : les militaires sont demeurés des junior partners dans la formulation de la politique extérieure. En quoi sans doute, JANOWITZ pêche par naïveté, "oubliant" le rôle majeur des planificateurs civilo-militaires dans les opérations militaires, bien en amont des décisions formelles. Si des milieux économiques, effrayés par l'influation consécutive à l'effort de guerre, ont bien été les premiers à condamner sa poursuite, ils ont loin d'avoir été unanimes sur la question. En fait, c'est surtout la puissante vague d'antimilitarisme et de contestation social des années 1970, qui a changé la donne.

     Les concepteurs de l'armée de métier, Milton FRIEDMAN et la Commission GATES, pensent pouvoir résoudre simultanément les problèmes de contrôle civil et de recrutement en soumettant les armées au seul marché du travail. En quoi, leur dit JANOWITZ, ils se trompent lourdement : les officiers acceptent volontiers la revalorisation de leurs soldes, nécessaire au maintien de leur prestige, mais refusent d'y voir le principe unique de leur motivation. Un tel principe néglige leur tradition héroïque et leur statut de professionnels responsables. En d'autres termes, il les banalise, portant par là atteinte à leur efficacité fonctionnelle, sans empêcher l'élargissement du fossé qui se creuse entre eux et la société. La seule solution à ces difficultés réside dans des dispositions institutionnelles adaptées (mobilité externe, recrutement latéral, création d'une forte tradition de service public, etc.)

   En fin de compte, l'optimisme de JANOWITZ n'empêche pas que son courant devient de plus en plus minoritaire, sur le plan pratique et sur l'évolution de l'armée. Ses prescriptions ne sont pas suivies par les responsables civils et militaires et de plus, si la sociologie du corps des officiers n'a absolument pas vieilli (les études sont au contraire légion...), l'armée américaine suit des évolutions qu'il n'a pas prévu : privatisation d'une partie de l'action militaire et désintérêt relatif des officiers militaires eux-mêmes sur les fonctions du métier, en faveur d'un carriérisme généralisé.... qui eux-mêmes favorisent et le passage du privé au public et inversement dans le déroulement de la carrière et la porosité des intérêts matériels communs avec les fournisseurs de l'armée.

  On pourrait arguer, écrit Bernard BOËNE, que dans les années 1980, avec le retour du prestige (fragile) consécutif aux politiques agressives des États-Unis, et même le regain de ces politiques dans les années 2000 avec la "lutte contre le terrorisme international", que le corps des officiers a vu ses valeurs professionnelles se réaffirmer, en plus dans le sens d'un conservatisme social fort... Mais, "face à la judiciarisation, à la codification technico-éthico-juridique préventive de l'action qu'elle entraîne, aux dilemmes qu'elle crée entre la mission, des normes juridiques incertaines à force de complexité, et les fluctuations du sentiment éthique dominant dans la société, il ne pourrait plus s'en remettre à titre principal à l'autocontrôle subjectif, renforcé par une intégration harmonieuse à la société civile et l'intériorisation de ses valeurs centrales, pour s'assurer de l'adéquation de l'action et de l'institution militaire aux attentes sociales. Il serait obligé de s'intéresser de près aux facteurs qui restreignent à l'intérieur du cadre défini par les normes professionnelles anciennes - à la montée (qu'il avait entrevue) des valeurs universalistes en lieu et place de l'égoïsme sacré des nations, au benchmarking des pratiques, au rôle des médias, à celui des ONG, ou des tribunaux, à l'exploration des questions éthiques là où autrefois l'ordre reçu suffisait, etc."

Il n'est pas certain, qu'au vu de ces évolutions, que Morris JANOWITZ ait pu conclure à un renforcement ou à un affaiblissement du processus de civilianisation...

Morris JANOWITZ, The Professional Soldier : A Social and Political Portrait, Glencoe, Free Press, 1960 (rééditions1971, 1974 chez Macmillan, New York).

Bernard BOËNE, recension, dans Classique des sciences sociales dans le champ militaire, Res Militaris, 2010. Raoul GIRARDET, recension, dans Revue française de science politique, n°12-3, 1962, www.persee.fr.

 

STRATEGUS

 

 

 

        

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2 janvier 2020 4 02 /01 /janvier /2020 14:54

       Sociologue et politologue américain, Morris JANOWITZ fait tout au long de sa carrière d'importantes contributions à la théorie sociologique et aux études sur les préjugés, les questions urbaines et le patriotisme. Considéré comme l'un des fondateurs de la sociologie militaire, il a, avec Samuel P. HUTTINGTON, une influence majeure sur l'institutionnalisation des relations entre civils et militaires. Professeur à l'université de Michigan, à l'université de Chicago, il préside durant cinq ans le département de sociologie de cette dernière avant d'y être nommé professeur émérite. Vice-président de l'American Sociological Association, il fonde le Inter-University Seminar on Armed Forces and Society, de même que la revue Armed Forces & Society.

   

   Après avoir obtenu sa licence d'écologie (sous la direction de Sidney HOOK, ancien étudiant de John DEWEY, et de Bruce Lannes SMITH) à New York University en 1941 et son doctorat en 1948, il débute sa carrière comme assistant auprès du groupe de recherche sur la guerre de la Bibliothèque du Congrès (1941), puis est chercheur auprès de la section d'organisation et de propagande du ministère de la justice (1941-1945) avant d'accepter un poste d'enseignant en sociologie à l'université de Chicago (1947)1948) puis à celle du Michigan. En 1961, il est nommé à la tête du département de sociologie de l'université de Chicago, poste qu'il occupe jusqu'en 1972. C'est essentiellement par Brice Lannes SMITH, ancien élève de Harold LASSWELL, qu'il est initié aux méthodes de l'École de Chicago en matière de sciences humaines et de psychanalyse.

Avec Bruno BETTELHEIM, il publie Dynamics of Prejudice (1950), une étude psychologique et sociologique sur les préjugés raciaux et ethniques. Son Professional Soldier (1960) suscite un intérêt accru pour les relations entre l'armée et la société civile. Il est également l'auteur de Sociology and the Military Establishment (1959, réédition 1965) et de Social Change and Prejudice (en collaboration toujours avec BETTELHEIM) en 1964.

Il enseigne ensuite à l'université de Cambridge (1972-1973, puis au sein du département de sociologie de l'université de Chicago. Son Last Century : Societal Change and Politics, publié en 1978, dresse une synthèse magistrale des différentes approches théoriques en matière de contrôle social.

    

L'essor de la sociologie militaire aux États-Unis

    Après avoir participé, en qualité de chercheurs sur le moral de l'armée allemande durant la seconde guerre mondiale, assez près du front en Europe, ce qui, après cette expérience de la guerre vue d'en haut, dans les bureaux de l'état-major d'EISENHOWER et vue d'en bas sur le terrain, le marque pour toute sa carrière, il soutient sa thèse de doctorat à l'Université de Chicago (1948). Durant l'exercice de son poste de Maître de conférences à l'université du Michigan, il obtient d'une fondation un important financement en vue d'un programme de recherches sur les relations entre civils et militaires. Le sujet est alors d'actualité. Les États-Unis d'après-guerre prennent conscience d'un bouleversement durable de leur équilibre constitutionnel, que les pères fondateurs n'avaient guère envisagé : les armées pèsent désormais, en termes d'effectifs et de budget, dix fois plus lourds qu'entre 1920 et 1940, et plus encore par rapport au XIXe siècle. Leur présence dans les institutions et leur influence sont sans commune mesure avec ce qu'elles avaient été jusque-là en temps de paix.

   En 1961, après la publication du Professional Soldier, il revient comme professeur titulaire à l'Université de Chicago, où il donne toute la mesure de son talent jusqu'à sa mort. Il s'y fait le porte-parole de la tradition pragmatique, alors fort minoritaire, héritée des deux premières générations de la prestigieuse école locale de sciences sociales, qu'il concilie (suivant en cela Harold LASSWEL) avec l'influence webérienne. Il bataille pour faire sortir la sociologie militaire du registre de l'ingénierie sociale héritée de la période 1942-1945, qu'il estime justifiée en temps de guerre totale, mais inadaptée aux besoins d'une démocratie de temps de paix, ou même en temps de guerre limitée : si la recherche doit influer sur l'action politique et militaire, il lui préfère l'éducation du jugement des décideurs, fondée sur une science autonome. Il bataille aussi contre les facilités de la polémique dénonciatrice des dangers du militarisme, au nom du rôle sociopolitique d'intégration et de renforcement des nromes citoyennes que peuvent jouer les armées, sans mettre en péril ni la paix (une nouvelle grande guerre est bloquée par les armes nucléaires tant que les dirigeants sont attentifs à la stabilité internationale), ni la démocratie (dès lors que les grands équilibres institutionnels sont préservés, et que les armées sont harmonieusement intégrée à la société). Le souvenir laissé par cette longue période est celle d'une grande productivité intellectuelle - la sienne propre et celle de nombreux disciples de la réflexion sur les questions de sécurité, rival des universités de la côte Est (Harvard, MIT, Yale, Princeton, Columbia, Georgetown), dominées par la science politique, une forte tradition positiviste et, à l'époque, l'influence du structuro-fonctionnalisme parsonien.

  Son oeuvre intellectuelle et institutionnelle lui survit jusqu'à aujourd'hui, aux États-Unis, mais encore en Europe. L'Inter-University Seminar on Armed Forces & Society est toujours debout, et continue à drainer plusieurs centaines de spécialistes, venus des quatre coins  de l'Amérique mais aussi de l'étranger, lors de ses grand-messes biennales. Souvent prémonitoirs, les thèses centrales de JANOWITZ n'ont pas pris de rides. (Bernard BOËNE)

 

Morris JANOWITZ, The professional soldier, a social and political portrait, The Free Press, 1960 (rééditions 1971, 1974). Nombre de ses ouvrages sont disponibles (en anglais) sur le site iusafs.org.

On Social organization and Social Control, Chicago, University of Chicago, 1991. C. SIMPSON, Science et coercicion, 1996.

Bernard BOËNE, The professional soldier, Les classiques des sciences sociales dans le champ militaire, dans Res Militaris, volume 1, n°1, Automn/Automne 2010.

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2 janvier 2020 4 02 /01 /janvier /2020 10:00

       Livre événement, l'Histoire mondiale de la France tente de renouveler l'historiographie de la France dans un double mouvement, très éloigné d'ailleurs de ce que le titre pourrait faire penser à certains. Loin d'une vision "impérialiste" qui ferait de la France un centre du monde, pensable seulement à partir d'elle, cet ouvrage collectif veut à la fois déconstruire un roman national, qui fait remonter la France à "nos ancêtres les Gaulois" et resituer des évolutions en tenant compte des multiples facettes de la réalité : démographique, géographique, religieuse, économique et sociale.

    Le projet des auteurs, comme ils le rappellent en quatrième de couverture, est d'actualité brûlante : "face aux crispations identitaires qui dominent le débat public, comment défendre une conception ouverte et pluraliste de l'histoire? Et faut-il pour cela abandonner l'objet "Histoire de France" aux récits simplificateurs? A ces questions, les historiennes et historiens engagés dans cette aventure éditoriale ont tenté d'apporter des réponses accessibles et concrètes. Elles tiennent dans la forme même du livre : une histoire de France de toute la France, en très longue durée, qui mène de la grotte Chauvet aux événements de 2015. Une histoire qui ne s'embarrasse pas plus de la question des origines que de celle de l'identité, mais prend au large le destin d'un pays qui n'existe pas séparément du monde qu'il prétend même parfois incarner tout entier. Une histoire qui n'abandonne pas pour autant la chronologie ni le plaisir du récit, puisque c'est pas dates qu'elle s'organise et que chaque date est traitée comme une petite intrigue."

     Patrick BOUCHERON, professeur au collège de France emmène dans cette aventure éditoriale, sous la coordination de Nicolas DELALANDE, Florian MAZEL, Yann POTIN et Pierre SINGARAVÉLOU, une bonne quantité (132!) de spécialistes de diverses époques, suivant une présentation qui rappelle certes les méthodes scolaires, mais qui précisément met en oeuvre une volonté iconoclaste de voir l'Histoire. Même si ils ne font absolument pas l'impasse sur cette formation progressive de la France telle qu'elle nous est familière, ni sur les stratégies d'Empire des branches dynastiques qui mènent jusqu'à la révolution de 1789 et au-delà, par le choix même de ces dates ils nous montrent combien les différents protagonistes des champs de bataille surfent sur des phénomènes religieux et économiques notamment pour étendre leur pouvoir. Ils nous montrent notamment qu'il faut aller au-delà de certaines catégories (la Gaule, les Francs...) pour comprendre ce qui s'est passé. A des époques qui ne connaissent même pas la notion de "frontières", qui dépassent les limites géographiques - des Normands aux coloniaux - se déroulent des faits majeurs qui construisent bien plus la France telle qu'elle est que des constructions intellectuelles tardives.

  Organisé en une douzaine de chapitres - D'Aux prémisses d'un bout du monde qui commence en 34 000 av. J.C. À Aujourd'hui en France - le livre, illustré et augmenté en novembre 2018, nous fait découvrir, date après date, nous montrant par ailleurs combien des connaissances sont fragiles tant les sources d'information sont minces et ce jusqu'à des époques historiques rapprochées (comment bâtir l'histoire quand il n'y a que très peu de traces écrites?), des tenants et aboutissants souvent ignorés du grand public. Même les termes ou les noms peuvent être trompeurs, lorsqu'ils sont rapportés à notre réalité contemporaine!  Francs n'a rien avoir avec la France, et même français ne préjuge rien d'un destin des Français d'aujourd'hui!   Et que dire de certaines légendes... Gallo-romains et Indiens (pour ce qu'ils sont des Indiens!) d'Amérique, au compte de la réalité historique, sont renvoyés au même chaudron des fantasmes...

   Pour les férus et les curieux en histoire, et pas seulement par goût intellectuel, tant de notions sont à réviser!  Tant de perspectives historiques sont à revoir!   L'ouvrage fait une part belle et bienvenue aux Révolutions venues ou vues de France, et indique combien la France en elle-même doit au monde entier, de ces intellectuels qui, parti des bancs de la Sorbonne par exemple, ont conduit tant de peuples au combat anti-colonial! 

    Dans l'Ouverture de ce livre, Patrick BOUCHERON situe bien la trajectoire sur laquelle ses collaborateurs travaillent - et c'est souvent un travail de fourmi que de remonter toujours aux sources de l'Histoire!  Clairement, l'ambition est "politique, dans la mesure où elle entend mobiliser une conception pluraliste de l'histoire contre l'étrécissement identitaire qui domine aujourd'hui le débat public. Par principe, elle refuse de céder aux crispations réactionnaires l'objet "histoire de France" et de leur concéder le monopole des narrations entraînantes. En l'abordant par le large, renouant avec l'élan d'une historiographie de grand vent, elle cherche à ressaisir sa diversité." Dans ce livre "joyeusement polyphonique" dont le caractère ludique est d'ailleurs renforcé dans la nouvelle édition par une iconographie bienvenue, on peut mesurer à quel point la France ne peut pas se résumer au célèbre Hexagone.

  Prenant au mot Henri MICHELET qui indiquait bien que son Histoire de France n'était qu'une introduction et une invitation à la découverte, se situant dans le prolongement des recherches de Lucien FEBVRE, au Collège de France de 1943 à 1944 et dans celles de Fernand BRAUDEL, mais aussi de Thomas BENDER, qui dans un ouvrage retentissant paru en 2006 proposait une histoire globale des États-Unis envisagée comme "une nation parmi d'autres", et aussi de nombreux historiens de par le monde, qui prenant l'histoire de leur propre pays comme objet, l'entende dans une perspective globale et... mondiale.   En insistant sur le caractère arbitraire du choix des dates, parfois guidé bien entendu par une tradition littéraire, les auteurs, qui souvent partent d'elles plutôt qu'ils n'y aboutissent, ils montrent qu'elles ne valent pas périodisation, mais seulement guide de lecture... Pour l'an 1 066 par exemple, bien entendu la date de la dernière invasion de l'Angleterre (par les Normands qui établissent du coup la réunion  d'un ensemble de territoires faisant fi de l'obstacle marin), il s'agit de bien montrer les complexités dynastiques (revendication du trône de l'Angleterre par pas moins de cinq prétendants princiers) et surtout les mouvements économiques et religieux, présence des Normands en Angleterre depuis au moins l'an 1 020, ainsi que le remplacement de toute la noblesse anglo-saxonne... processus long, qui aboutit, par réaction, à la montée des Capétiens vers le Nord...

 

Sous la direction de Patrick BOUCHERON, Histoire mondiale de la France, Édition illustrée et augmentée, Seuil, novembre 2018 (première édition 2017), 730 pages.

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1 janvier 2020 3 01 /01 /janvier /2020 09:01

    Les Quakers, ou Société religieuse des Amis, mouvement religieux fondé en Angleterre au XVIIe siècle, font partie de cette grande dissidence de l'Église anglicane. Les historiens s'accordent à désigner George FOX comme le principal fondateur ou le plus grand meneur des débuts du mouvement. Mouvement qui s'est répandu dans les pays de colonisation anglaise. Avant au XXe siècle de se développer, avec un fort prosélytisme, en Amérique Latine et en Afrique. 350 000 fidèles quakers se déclarent dans le monde d'aujourd'hui, mais les chiffres varient (de manière certaine, 220 000 de par le monde, dont 120 000 en Amérique du Nord et moins de 25 000 en Europe)

  Durant les toutes premières années, les quakers se voient, à l'instar d'autres groupes religieux, comme un mouvement de rénovation de la vraie Église chrétienne, se débarrassant de tout credo propre et de toute organisation hiérarchique. C'est la "lumière intérieure" qui guide le quaker dans ses pensées et dans ses actions, et nombre d'entre les quakers se disent non-théistes.

   Même animés d'un esprit pacifique et de fraternité, les quakers ne sont pas exempts de nombreux conflits, à commencer, dans les débuts du mouvement, avec les autorités religieuses officielles, et entre différentes sensibilités. Le mouvement doit faire face très tôt aux persécutions, tant en Angleterre que dans les colonies. Robert BARCLAY pose en 1666 dans son Apologie de la véritable théologie chrétienne ainsi qu'elle est soutenue par le Peuple, les bases théoriques du mouvement.

Dans le grande mouvement d'émigration forcée vers les colonies, les Quakers fondent notamment la Pennsylvanie (William PENN, 1682), avec une constitution qui sert ensuite de base à celle des États-Unis. Cet État est un refuge pour tout monothéiste persécuté, même non quaker, caractérisé par le refus de l'esclavage et une attitude particulière envers les autochtones et les européens non anglais, avant d'être au courant du XVIIIe siècle, un État comme un autre, avec toutes ses caractéristiques régaliennes.

    La Société Religieuse des Amis connait au XVIIIe siècle de nombreux schismes. James et Jane WARDLEY fondent en Angleterre une bande dissidente, les shakers ou "shaking quakers", mouvement qui prospère ensuite aux États-Unis après le départ de plusieurs de ses membres, emmenés par la charismatique Ann LEE, en partie en réaction d'ailleurs de l'évolution générale des quakers par rapport aux autorités politiques et militaires. Au XIXe siècle, les quakers en Irlande et aux États-Unis vivent aussi plusieurs schismes.

   Si égalitarisme, pacifisme, simplicité de vie et de croyances, souci de l'éducation et intégrité, comme engagement extérieur, caractérisent l'ensemble des quakers, des différences notables existent entre hicksites-orthodoxes (rassemblés en 1827, autour du discours de Elias HICKS, unitarien), gurneyites-wiburites (autour de Joseph John GUERNEY et John WILBUR, issus de débats houleux autour d'un rapprochement avec les autres Églises chrétiennes, en 1842), beanites (opposés au développement du courant évangélique, autour de Joel BEAN, dans l'Ouest des États-Unis) et d'autres quakers qui se considèrent beaucoup plus comme universalistes, agnostiques, et même parfois athées ou non-théistes, devenus nombreux dans la seconde moitié du XXe siècle.    

   La Société des Amis est traditionnellement structurée en "Assemblée" dites locales, mensuelles, trimestrielles et annuelles, qui correspondent à des zones géographiques de tailles croissantes, avec une forte autorité décisionnelle dans les Assemblées mensuelles et annuelles.

 

Des principes communs

   Les Quakers croient à la présence en chque homme d'une "semence ou d'une lumière divine" qu'il doit retrouver dans la méditation silencieuse. Le culte est donc, chez eux, en principe, car il y des variantes, entièrement spontané. Les exhortations que chacun des participants est libre de faire doivent être le fruit de la communion réussie avec la lumière d'en-haut, dans le silence. Le même Esprit qui a inspiré la Bible peut inspirer tous les croyants. Les quakers ne connaissent pas d'autre canal à la grâce divine que celui de cette inspiration directe. Aussi rejettent-ils tous les sacrements, même le baptême et la Cène. Chaque acte du chrétien doit être un signe de la grâce de Dieu pour lui-même et pour les autres hommes. A ces conceptions il faut relier la pratique de la conduite des affaires de la Société dans les réunions (meetings) mensuelles, trimestrielles ou annuelles, dans lesquels réside l'autorité en matière de foi et d'administration. Tous les quakers, hommes ou femmes, y participent à égalité. Les "Anciens" n'y jouissent d'aucun pouvoir particulier, à partit l'autorité morale qu'ils peuvent s'être acquise. Les décisions ne sont pas prises à la majorité des voix, mais à l'unanimité. Il s'agit d'arriver à dégager the sense of the meeting (le sentiment de l'assemblée), ce qui se fait soit naturellement, soit par recours à des moments de méditation silencieuse.

     

Premiers quakers et évolution du quakerisme

   La référence commune à tous les quakers est la vie et l'action de George FOX (1624-1691), dont la biographie est abondamment diffusée et commentée au sein des groupes, sans excès particulier, avec un grand sens de la perspective historique et du contexte sociologique. Anglican par sa famille, George FOX est choqué dès la fin du règne de Charles 1er et encore plus pendant le Commonwealth cromwellien, par l'abondance des groupements, sectes et Églises qui prétendent alors tous à la vérité et dont le formalisme et l'exclusivisme lui inspirent de l'aversion. Il devient alors un "chercheur", un homme détaché de toute appartenance ecclésiastique, en quête d'une vérité à découvrir personnellement. La mystique de Jacob BOEHME, dont les écrits viennent d'être traduits en anglais, semble l'avoir beaucoup influencé. A cela, il faut ajouter une introversion quasi maladive qui joue, chez lui, dans le sens de l'individualisme mystique. Comme beaucoup de chercheurs (seekers) de son temps, le père de la Société des Amis, participe à la fermentation antinomienne caractéristique des sectes du Commonwealth. Il n'hésite pas à interrompre les cultes de l'Église officielle pour proclamer son message, à bravers les autorités ou à les apostropher durement. Ainsi le sobriquet de quakers (c'est-à-dire de trembleurs) attribués à ses disciples vient, selon certains, du conseil qu'il aurait donné à un juge qui l'interrogeait : "Fais ton salut avec crainte et tremblement". A moins que les "Amis" n'aient été dénommés trembleurs à cause des manifestations d'émotion frénétique qui se produisaient habituellement dans leur culte et leurs prédications.

Parmi les premiers Amis, certains donnent le spectacle de véritables déviances, tel James NAYLER, qui se prend pour Jésus lui-même. Quoiqu'il en soit des liens possibles entre les quakers - pacifistes absolus et se refusant à tout serment - et certains mouvements révolutionnaires du Commonwealth, tels les diggers, les levellers et les ranters, le quakérisme se caractérise par une attitude de protestation radicale, sociale et religieuse. En rejetant le voussoiement, les formules et les gestes de politesse, les appellations traditionnelles des jours de la semaine, en refusant même de donner aux églises d'autre nom que celui de "maisons à clocher", les premiers quakers mettent en cause toutes les relations sociales et religieuses de l'époque et du lieu, de même qu'ils dénoncent, avec toutes les branches de la Réforme radicale, le lien entre la culture de la société globale et le christianisme.

      Cette attitude de contestation radicale vaut au quakérisme d'être persécuté, et parfois, amalgamé à d'autres mouvances, plus violentes d'ailleurs. De 1650 à 1689, plus de 3 000 de ses disciples connaissent l'emprisonnement, la torture, les vexations ; 300 à 400 d'entre eux sont morts en prison. L'Amérique du Nord est leur secours, où se déploie l'extraordinaire fortune de l'État quaker, la Pennsylvanie, le "pays sans armée", qui demeure, de 1682 à 1756, sous la responsabilité des Amis.

Après l'époque exubérante des commencements, les quakers passent par une longue période de repli, caractérisée par la sclérose de la pensée. De ce phénomène témoigne déjà, au sein de la première génération, Robert BARCLAY, dont l'Apologie de la véritable religion chrétienne (Londres, 1713) est un exposé en forme scolastique d'une doctrine mystique. La non-mondanité quaker devient vite aussi une simple affaire de conformisme à des modèles vestimentaires et autres. Les infractions en ce domaine sont alors sévèrement punies, en particulier par l'excommunication. Ce fait et le manque de prosélytisme - mais aussi les divisions introduites au sein du "monde" quaker - expliquent qu'aujourd'hui le nombre des quakers soit si minime.

Le regain postérieur d'activité ne suffit pas à rendre attractive la vie quaker et à faire de la Société religieuse des Amis une force politique, religieuse ou sociale. Si les Amis ont joué un rôle de pionniers dans l'utopie sociale et politiques, ils se sont distingués dans l'éducation, mais aussi par leur aptitude à bâtir d'énorme fortunes charitables et sociales et par leurs convictions pacifistes. Aujourd'hui, les quakers jouent encore un certain rôle sur le plan diplomatique.  Ils collaborent aujourd'hui avec le Conseil Oecuménique des Églises et sont partisans d'une coopération à la base des chrétiens plus que de l'unité (bureaucratique) visible des Églises. (Jean SÉGUY)

 

Une notoriété qui perdure

    Loin de certaines manifestations exaltées de la foi de l'époque des fondations, les activités des quakers sont parfois importantes comme lors de l'aide alimentaire apportée en Allemagne après les deux guerres mondiales (secours quaker) ou de portée à long terme comme les activités diplomatiques. Les diplomates en général connaissent le plus souvent le mouvement quaker grâce à des organisations créées dans le but de faciliter les contacts informels, non officiels et par les actions de médiation entreprises sur le terrain. Entre 1952 et 1974, plus de 2 000 diplomates ont participé à des rencontres organisées à leur intention. La première conférence a eu lieu à Clarens dans le canton de Vaud en Suisse (voir afsc.org).

L'activité des quakers (qui n'ont toutefois pas de liens avec la marque de céréales Quaker Oats) est connue notamment par voie littéraire et cinématographique : VOLTAIRE déjà les fait connaître dans ses Lettres philosophiques en 1734. Les quakers sont bien connus aux États-Unis par leur "sainte expérience" dans l'État fondé par eux de Pennsylvanie et par leur implication dans les conclusions constitutionnelles de la révolte contre l'Angleterre. Si les quakers se sont ouverts au monde moderne et ont abandonné pour la plupart les comportements qui les rendaient très visibles par rapport à leurs contemporains (habillements, manière de parler, alimentation...), leur implication dans les mouvements anti-esclavagistes, contre la peine de mort, dans le monde pénitentiaire et dans l'éducation, pour la paix dans le monde et la place des femmes dans la société demeure une constance : ils alimentent - souvent discrètement - de multiples réseaux de contestation et de réforme sociales. Moins religieux (ne se disant même pas plus protestants que d'autres, vu l'évolution il est vrai des protestantismes officiels...), plus impliqués que jamais dans la société globale, les quakers exercent une véritable influence, d'autant qu'ils ne montrent généralement aucune préférence politique et qu'ils se réclament souvent d'une laïcité tolérante.

 

 

Henry VAN ETTEN, Le quakérisme, Paris, 1953 ; George Fox et les quakers, 1956. William J. WHALEN, Les Quakers : nos voisins, les Amis, Paris, 1976. Jeanne HENRIETTE-LOUIS, La Société religieuse des Amis (Quakers), Brepols, collection Les Fils d'Abraham, 2005.

Jean Séguy, Quakers, dans Encyclopedia Universalis, 2014.

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18 décembre 2019 3 18 /12 /décembre /2019 13:34

   Examiner directement les engagements militaires de la Seconde Guerre Mondiale, c'est se condamner par avance de n'y rien comprendre. En effet, on ne le répétera pas assez, les guerres s'enchaînent depuis des millénaires tout simplement parce que, victoire ou défaite, elles ne règlent presque rien tant que certaines conditions (qu'on pourrait, à la rigueur, qualifier d'exploitation des victoires, mais cela est encore limité...) diplomatiques, économiques et même sociales ne sont pas réunies. Le cas fragrant de la relation directe entre la Première et la Seconde guerre mondiale, au point que certains historiens estiment devoir considéré une périodisation incluant ces deux guerres (1914-1945), ne doit pas dissimuler qu'il en est ainsi de la longue litanie sanglante des guerres de manière générale.

Si nombre de fictions et même de documentaires (moins pour les plus récents) font porter sur l'Allemagne et ses alliés la responsabilité de la guerre, il ne faut pas oublier - même si, paradoxe - nombre des images proviennent... d'actualités allemandes! - que l'essentiel se situe souvent, dans une perspective d'histoire longue - dans des circonstances économiques tragiques (développement du capitalisme oblige), ici la grande crise de 1929.

Aussi, nombre de documentaires ou de séries (très peu de films de fiction, car ce n'est pas suffisamment spectaculaire...), insistent ou portent exclusivement sur les causes (plus ou moins immédiates) du second conflit armé mondial. Nous ne les évoquons pas tous, encore une fois, car cela déborderait le cadre d'un simple article.

On peut citer dans cet ordre d'idées, les documentaires qui abordent l'ensemble de la guerre, 39-45, Le Monde en guerre (Une nouvelle Allemagne) ; Pourquoi nous combattons? (même s'il s'agit d'une oeuvre de propagande), dans sa première partie, Prelude to War ; Apocalypse : deuxième guerre mondiale (1/6) ; De Nuremberg à Nuremberg (Partie 1). D'autres portent uniquement sur le prologue de la 2ème guerre mondiale : Jeunesses hitlériennes (KORN-BRZOZA) et 1918-1939, Les rêves brisés de l'entre deux-guerres ( ) . Enfin, une série de fiction l'aborde de manière détaillée (et romanesque)  : Le Souffle de la guerre, dans sa Partie 1.

 

Pourquoi nous combattons? (Why we Fight?)

   Cette série de documentaires montés et montrés aux États-Unis alors que la guerre n'est pas terminée, outre qu'il s'agit d'une oeuvre de propagande dans le cadre de la mobilisation de l'opinion et de la mobilisation tout court de soldats américains pour aller combattre l'ennemi en Europe et en Asie, constitue une sorte de proto-type de la manière dont nombre de cinéastes considèrent le partage des responsabilités dans la Seconde Guerre Mondiale. Clairement (et c'est vrai!) l'agresseur est désigné : ce sont les forces regroupées autour des impérialismes allemands, italiens et japonais, les forces de l'Axe, dont chacun polarise en quelque sorte la tradition agressive, en remontant parfois loin, à la première guerre franco-allemand de 1870-1871. A ces puissances qui visent (carrément) la domination du monde, les démocraties occidentales doivent s'opposer. Très pédagogique, la première partie, comme d'ailleurs les suivantes, mêlent documents filmés par... les puissances de l'Axe, agencées pour étayer le propos, et graphiques (souvent cartes animées) qui ne manquent pas de faire comprendre les motivations économiques et politiques de ces puissances. Bien entendu, par la suite, ce propos est nuancé dans les oeuvres qui suivent la seconde guerre mondiale, tant dans les films de fiction, les séries que dans les documentaires, mais n'empêche, sa large diffusion et rediffusion, ses extraits très diffusés ici ou là, et même des reprises de pans entiers d'images laissent une trace indélébile dans les mémoires. Loin d'exonérer ces puissances de leurs responsabilités historiques, ces films et documentaires nuanceront fortement le propos, mais ce n'est que rarement, et très tardivement (en ce qui concerne surtout le Japon d'ailleurs) que s'exprime le point de vue des vaincus.

     Premier d'une série de sept films de propagande commandée par le gouvernement des États-Unis durant la seconde guerre mondiale entre 1942 et 1945, il fut présenté, comme les suivants, au public américain (longtemps majoritairement isolationniste) pour les persuader de soutenir l'intervention américaine et de s'allier avec l'Union Soviétique. La plupart des films sont réalisés par Frank CAPRA (avec Anatole LITVAK), qui fut dérangé et épouvanté par le film de propagande de Léni LIEFENSTAHL, Le Triomphe de la volonté et travailla directement en réaction à ce dernier. Le premier épisode, en 1942, Prelude to War obtint un Oscar dans la catégorie "documentaire". Il est considéré comme un chef d'oeuvre et... c'est vrai : pédagogique, rythmé, très informatif (très peu d'inexactitudes historiques), manichéen aussi, avec une légère tendance à considérer les cultures japonaises, italiennes et allemandes comme foncièrement militaristes et agressives. Il montre, cartes et discours des dictateurs à l'appui, les projets d'invasion du monde entier.

 

 

 

Le monde en guerre, 39-45, Partie un, Une nouvelle Allemagne.

    Version francophone de la série documentaire britannique The World at War réalisée entre 1973 et 1974 par Peter BATTY, Jeremy ISAACS et Hugh RAGETT, la première partie est constituée de montage de films d'archives sur la montée des totalitarismes en Allemagne et au Japon dans les années 1930. Ces documents sont entrecoupés de temps à autres d'interviews des acteurs politiques et militaires de l'époque. Premier des 26 épisodes (remontés de manière différente pour le public francophone, pour en former 34) de 32 minutes chacun, Une nouvelle Allemagne décrit bien cette montée progressive.

Pour le DVD, édité par TF1, dont on connait les tendance racoleuses et une certaine paresse pour les titrages, le coffret se présente de la manière la plus anti-informative possible, et il faut prendre DVD par DVD pour prendre connaissance du contenu...

 

Apocalypse : Deuxième guerre mondiale (1/6) 

     Avec le parti pris de la colorisation des images, de l'étalonnage unifié également des différents plans (en dimension et en grain de définition) et dans la volonté d'intégrer nombre d'images provenant de sources non utilisées auparavant, les auteurs veulent rendre cette guerre présente, bien plus proche des spectateurs que si l'on avait gardé le noir et blanc de nombreuses images d'origine. Même si on retrouve par ailleurs, nombre de plans déjà sur-utilisés dans les documentaires qui le précèdent, et notamment des documentaires français. D'ailleurs la vision à la chaîne de ces documentaires peut donner un certain tournis répétitif, surtout si l'on regarde d'abord la série française réalisée dans les années 1960 pour la télévision. Il vaut mieux l'éviter. Le tour de force peut-être de cette série est de renouveler le regard, notamment par le commentaire des images, porté sur cette guerre.

   Cette première partie des 6 de 52 minutes chacune, regroupe comme les autres des documents d'époque connus ou inédits (de 46 provenances différentes), basés sur des images restaurées et colorisées (pour 70% d'entre elles). Titrée L'Agression (1933-1939), elle décrit la montée du nazisme et la campagne de Pologne. A noter, qu'à l'instar de nombreux documentaires montrés en Europe, elle ne montre sans doute pas assez le conflit armé dans le Pacifiques, pourtant plus long et aussi sanglant.

Diffusée à l'origine en 2009 à la télévision par France 2, et réalisée par Isabelle CLARKE et Daniel COSTELLE, vieux routier du documentaire sur la Seconde Guerre Mondiale, elle est sortie la même années en DVD. La série possède plusieurs suites : Apocalypse, Hitler ; Apocalypse, la Première Guerre mondiale ; Apocalypse, Staline et Apocalypse, Verdun, qui, toutes les quatre montrent également des causes de la Seconde guerre mondiale.

Quelques personnages servent de fil conducteur tout au long de la série, ainsi Rose GOWLLAND, une enfant britannique âgée d'un an au début de la guerre, filmée durant toute la durée du conflit et que l'on voit dans le dernier plan écrivant THE END sur une bombe.

Dominique WOLTON, auteur très critique habituellement sur les documentaires, parle (entretien télévisé en 2009) d'une "force pédagogique" qui "permet de retrouver la violence de l'histoire", la "banalité de l'horreur" et déclare que la télévision reste le média essentiel pour réaliser "le lien social", notamment dans les moments graves. Toujours est-il que la colorisation des images suscitent débat, notamment parce qu'il existe un risque que le déroulement du récit de la guerre soit influence par l'existence de ces documents en couleur (critique plus forte encore pour des séries comme Ils ont filmé la guerre en couleur, Ils ont filmé la libération en couleurs... documentaires que nous ne recommandons pas dans un premier temps). De toute façon, la diffusion de cette série est l'occasion de rappeler que l'historiographie de la Seconde guerre mondiale est bien plus riche que le montre les images tournées durant le conflit : témoignages écrits et audios, documents d'état-major, investigations sur les dessous des opérations militaires... Encore, une fois, si l'on veut comprendre cette guerre, avoir en main des écrits est indispensable. L'historien Lionel RICHARD estime, alors qu'aucun historien ne figure au générique (ce qui ne veut pas dire qu'ils n'ont pas été consultés...), "les recherches universitaires sont à la fois plus sûres et plus avancées que les données apportées par l'ensemble des épisodes (du documentaire". Il y existe "trop d'entorses aux faits (...) d'insinuations non justifiées, d'omissions, pour qu'on puisse admirer sans réserve la somme d'informations qu'elle véhicule". Les historiens suisses Gianni HAVER et Charles HEIMBERG ajoutent de leurs côtés que "si la colorisation des images n'est pas un problème en soi, elle n'en traduit pas moins de manière plus évidente un processus d'aplatissement des sources." Des images en provenance de films amateurs, de fictions, de propagande ou d'une ciné-mitrailleuse sont mélangées et broyées par la machinerie d'Apocalypse, donnant aux images un air supérieur de réalité. Ce processus élimine dans l'esprit du spectateur le problème constant qui se pose à l'historien sur la crédibilité, la véracité différente... des différents éléments écrits et audio-visuels à notre disposition.

 

De Nuremberg à Nuremberg, Partie 1.

   Documentaire de Frédéric ROSSIF produit en 1988 sur le régime nazi, écrit et lu par Philippe MEYER, produit par Paul FRYDMAN, son titre fait référence aux rassemblements de masse nazis à partir de 1933 à Nuremberg, au début du règne d'HITLER, et au procès de Nuremberg (1945-1946) après sa chute. Diffusé en deux ou quatre parties, sa première partie s'ouvre sur le rassemblement du parti nazi, le 13 septembre 1935, à Nuremberg.

Ce segment (de deux parties, pour la durée de 180 minutes) se ferme sur la mort de Stefan ZWEIG le 13 février 1942. Il s'agit de la montée du nazisme, puis de l'apogée de la guerre de conquête du Troisième Reich et de ses alliés. La version de 238 minutes comporte une première partie intitulée La Fête et le Triomphe. Un des intérêts de cette première partie est de montrer comment ce triomphe et cette fête ont pu être réalisés sous les yeux et même avec la participation économique des Soviétiques et, mais c'est moins net, des Américains, finançant, avec entreprises présentes sur le sol allemand en prime, à la fois l'essor économique (déjà largement entamé sous la République de Weimar) et l'effort de guerre allemand... finalement orienté contre eux. En cela, ce n'est pas original, le commerce mondial des armements favorisant depuis le début de l'ère industrielle l'usage d'armes contre les compatriotes des fabricants... Avec là aussi des images tirées des films de propagande allemande, les auteurs ont fait le pari de rester d'un commentaire neutre, estimant que les images parlent d'elles-mêmes... Pari un peu risqué pour ceux qui n'ont pas enregistré plusieurs décennies de tromperies par l'image.

Le documentaire montre bien également un des ressorts de l'adhésion des Allemands au régime. Outre le bénéfice d'une relance économique que les nazis s'attribuent (abusivement), le climat de violence cesse peu à peu, étant donné que les nazis... sortent - provisioirement et de manière sanglante - le reste étant camouflé par la guerre - vainqueurs de cette presque guerre civile qui dure depuis la fin de la première guerre mondiale (malgré quelques années, éparses, d'accalmie) et qui se termine pour les opposants dans les camps de concentration...

 

Jeunesses hitlériennes

   Le documentaire réalisé par David KORN-BRZOZA en 2017, souvent qualifié d'exceptionnel, sous-titré l'endoctrinement d'une nation, décrit à partir d'images d'archives colorisées et de témoignages, comment, des années 1930 à 1945, des millions de jeunes Allemands, à partir de l'enfance, ont été endoctrinés, aveuglés par la folie hitlérienne. Ces nombreux témoignages d'anciens "Hitlerjugend" indiquent bien des dynamismes psychologiques et sociaux à l'oeuvre, combinant les ressources pédagogiques et idéologiques de milliers de cadres, souvent recrutés de longue date, eux-mêmes convaincus des valeurs qu'ils transmettent. Générosité, don de soi, courage, entraide, camaraderie sont particulièrement activés dans des organisations de jeunesses de tout ordre, empruntant souvent les valeurs du scoutisme pour innervé les structures du pouvoir totalitaire. Ces valeurs, jointes aux mensonges d'État et à la propagande active sur les plans économiques et politiques, expliquent le fanatisme jusqu'au-boutiste de ces jeunes qui se sacrifient ensuite sur la seule foi des discours d'un leader charismatique.

 

 

1918-1939, Les rêves brisés de l'entre-deux-guerres

    Ce documentaire de Jan PETER et de Frédéric GOUPIL, qui succède à 14 - Des armes et des mots, paru en Allemagne en 2017 et l'année suivante en France, est une série de huit épisodes de 52 minutes chacun. Les différents épisodes racontent les destins de 13 hommes et femmes français, vietnamiens, allemands, polonais, autrichiens, anglais, suédois, italiens et soviétiques, mis en scène à partir de lettres, journaux intimes et documents d'archives. Leurs destins singuliers permet de revivre les moments-clés de leur vie durant l'entre-deux-guerres. Fondés sur les citations originales issues de carnets intimes et de lettres écrites par les personnages principaux, ainsi que d'autres personnes plus ou moins anonymes, les scénarios permettent d'aborder ces moments où l'histoire bascule souvent, de l'espoir à la désespérance, et pour beaucoup à la lutte active. Rompant avec un découpage de l'histoire qui centre trop sur l'une ou l'autre guerre, et recomposant les vies de ces personnes et personnages suivant la trame même de leur parcours familial, professionnel, émotionnel, intellectuel, le documentaire, bien entendu avec les risques de se tromper un peu dans le détail du vécu réel tel qu'il a été, restitue une logique des événements où les individus subissent l'histoire qu'ils font plutôt qu'ils ne la maitrisent. Il indique aussi, comment dans les différentes contrées ont pu se construire certaines représentations de leur propre histoire et comment les événements ont pu aboutir si tragiquement.

 

Le Souffle de la guerre, partie 1

   Mini-série américaine en sept épisodes de 90 à 150 minutes réalisée par Dan CURTIS et écrit par Herman WOUK d'après son roman éponyme, diffusée sur ABC en 1983, elle raconte les aventures de deux familles, surtout celle Victor "PUG" HENRY, incarné par Robert MITCHUM et celle d'une famille juive polonaise, celle des JASTROW. La série suit leurs aventures de mars 1939 jusqu'à l'entré en guerre des États-Unis en décembre 1941 et au-delà, dans une seconde époque. La première partie, The Winds Rise, montre surtout les pérégrinations d'un attaché naval des États-Unis à des missions diplomatiques en Allemagne, en Russie et en Angleterre. Même si l'histoire en elle-même est imaginaire, l'auteur s'appuie sur des faits qui éclairent les conditions dans lesquelles les États-Unis vont entrer en guerre contre le Japon, puis contre l'Allemagne. L'attaché naval, vu ses compétences techniques est à même de comprendre les préparatifs de guerre, l'état de préparation des troupes et pas seulement des armées navales. A ce titre, ses avis sont très prisés par les hautes autorités militaires, et par le président des Etats-Unis, ce dernier étant submergé par des rapports qui émanent de sources pas toujours très lucides ni indépendantes de nombreux intérêts économiques et financiers. L'attaché naval navigue dans des milieux qui lui font approcher les grandes figures de l'époque, entre autres HITLER et STALINE. On sent mieux, parfois, dans les fictions, mieux que dans les documentaires, l'atmosphère de l'époque. Des hommes et des femmes, pris dans leurs aventures sentimentales, sont témoin de l'histoire en mouvement. Pas un espion, puisqu'il officie au grand jour sans rechercher des documents secrets, pas un complice des milieux déjà évoqués, appartenant à ces familles militaires dont les seuls objectifs sont de servir leur patrie (cela existe...), l'attaché naval est au confluent d'une connaissance technique très fine des matériels militaires et d'une perception des états d'esprit des décideurs politiques. Et c'est en cela que cette mini-série est intéressante, bien que certaines scènes sentimentales soient assez longues (sans excès, on le remarquera...). Les accroches de chaque partie sont bien des événements-clés de la seconde guerre mondiale et la mini-série reflète bien également le destin des familles juives polonaises, au coeur, surtout au début, de la seconde guerre mondiale (question de la Pologne, pacte germano-soviétique, partage du pays entre Allemands et Soviétiques). Également, la mini-série met bien en balance la problématique des deux conflits armés qui, au départ, apparaissent distincts, en Europe et dans le Pacifique, jusqu'à devenir (par le jeu des coopérations militaires et la question du "second front" en Europe) liés de manière sanglantes. Vu du côté des États-Unis, avec la question ou non de participation de la guerre en Europe et de la priorité des fronts, la mini-série offre un tableau réaliste des situations et des positions en présence.

 

- Même si ces quatre DVD d'une cinquantaine de minutes environ chacun renferment des images redondantes  et des redites importantes, ils sont utiles pour plonger dans les "racines du IIIe Reich". Successivement, Hitler, le génie du mal, La folie aryenne, Svastika et Himmler l'âme damnée, comme sont titrés les DVD, même si les documentaires eux-mêmes ne comportent pas de titre (il faut aller à la fin pour y trouver un générique...), retracent un parcours individuel et collectif, depuis la fin du XIXe siècle, qui mène tragiquement à la politique raciale de l'Allemagne nazie. En noir et blanc, avec un commentaire en français, ces quatre films américains auraient pu faire l'objet d'un remaniement d'ensemble par l'éditeur (militaris.fr), évitant, c'est le comble, un effet soporifique...

 

Dan CURTIS, Barabara STEELE, Branko LUSTIG, Le Souffle de la guerre, États-Unis, chaine ABC, 1983. David KORN-BRZOZA, Jeunesses hitlériennes, l'endoctrinement d'une nation, ZED, 2017. Frank CAPRA et Anatole LIVTAK, Why We Fight ? (Pourquoi nous combattons?), 1942-1945. Frédéric ROSSIF, De Nuremberg à Nuremberg, production Jean FRYDMAN, 1989. Isabelle CLARKE et Daniel COSTELLE, Apocalpyse, la Seconde guerre mondiale, France 2, 2009. Jan PETER et Frédéric GOUPIL, 1918-1939 : Les Rêves brisés de l'entre-deux-guerres, LOOKSfilm, Les Films d'ici, Iris Production, Allemagne-France-Luxembourg-Belgique, 2018. Peter BATTY, Jeremy ISAACS et Hugh RAGETT, The World at War (Le Monde en guerre), Thames Television (ITV), 1973-1974.

 

- La série allemande de fiction récente Babylon Berlin, à l'instar d'autres films et documentaires, restituent une perception des Allemands de la second guerre mondiale. Sans compter une réalisation artistique novatrice, les concepteurs de cette série veulent montrer, à travers les enquêtes d'un commissaire de police le climat de dépravation d'une haute société et de misère désespérante des classes du "bas" de la société, dans l'année 1929 précisément, où se combattent gangsters, nazis, conservateurs et communistes (et entre trotskistes et staliniens), les uns et les autres usant du crime pour parvenir à une main-mise économique et politique. Il représente bien les nazis comme l'un de ces nombreux groupes qui se combattent les armes à la main, les armes semblant disponibles de façon abondante (via des stocks de la première guerre mondiale). Elle montre également la lente reconstitution de l'armée (l'aviation) allemande, avec l'aide de l'URSS...

 

 

FILMUS

 

Complété le 5 octobre 2020

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10 décembre 2019 2 10 /12 /décembre /2019 07:22

     Théodore Agrippa d'AUBIGNÉ (de son vrai nom d'AUBIGNY, retranscrit par erreur), homme de guerre, écrivain controversé et poète baroque français, connu surtout pour Les tragiques, poème héroïque racontant les persécutions subies par les protestants, dont l'oeuvre a été ignorée de ses contemporains, n'a été redécouvert qu'à l'époque romantique, notamment Victor HUGO.

   Il fait pourtant partie des chefs de guerre, stratèges et écrivains militaires - comme Gaspard de COLIGNY, François de la NOUE, et aussi le maréchal  de Saulx-Tavannes qui compose des Mémoires dont son neveu Charles de Neufchaises tire un abrégé (Instructions et devoirs d'un vrai chef de guerre, 1574) et Blaise de MONTLUC - qui s'inscrivent dans la grande tradition, par seulement protestante d'ailleurs, des guerres de religion. Calviniste intransigeant, Théodore Agrippa d'AUBIGNÉ soutient sans relâche le parti protestant, souvent en froid avec le roi Henri de Navarre, dont il est au début le campagnon d'armes. Après la conversion de celui-ci, il rédige des textes qui ont pour but d'accuser Henri IV de trahison envers l'Église. Chef de guerre, il s'illustre par ses exploits militaires et son caractère emporté et belliqueux. Ennemi acharné de l'Église romaine, ennemi de la Cour de France et souvent indisposé à l'égards des princes, il s'illustre également par sa violence, ses excès et ses provocations verbales.

    Dès le début de sa carrière, à l'exemple de son père Jean, converti au calvinisme, et qui participe au soulèvement protestant, Théodore Agrippa d'AUBIGNÉ, marqué par les massacres de la Saint-Barthélémy, tout en feignant à la Cour d'être un courtisan catholique, et même en combattant par exemple en Normandie puis à la bataille de Dormans contre les protestants, oeuvre pour que le futur Henri IV ne suive pas une politique conciliatrice envers les catholiques. Sur cet aspect, les historiens ne se déterminent pas encore sur sa bonne foi ou une certaine duplicité. En tout cas, lors de ses nombreuses missions confiés par le futur Henri IV, il se brouille avec lui à cause de son caractère emporté et intransigeant.

Après la signature de la paix de Poitiers (1577) qu'il condamne, il quitte une première fois son maître. Blessé lors d'une bataille, c'est pendant sa convalescence de deux ans, selon lui-même, qu'il aurait commencé la rédaction de son grand poème épique sur les guerres de religions, Les Tragiques.

Il retourne à la Cour de Navarre en 1579, mais perd ses illusions, pendant les guerres de la Ligue, alors qu'il s'illustre de nouveau au combat, étant nommé par Henri de Navarre maréchal de camp en 1586, puis gouverneur d'Oléron et de Maillezais, puis vice-amiral de Guyenne et de Bretagne. Après l'assassinat du duc de guise en 1588, AUBIGNÉ reprend part aux combats politiques, et représente la tendance dure du parti protestant ("Les fermes"). Comme de nombreux protestants, il ressent l'abjuration d'Henri IV, en 1593, comme une trahison. Les divergences politiques et religieuses finissent par le séparer complètement du roi. Il est écarté de la Cour, dont il se retire définitivement après l'assassinat d'Henri IV en 1610.

   C'est désormais sur le plan littéraire qu'il continue son combat : il ridiculise à l'Assemblée des églises protestantes de Saumur, en 1611, le parti des "Prudents" dans Le Caducée ou l'Ange de la paix, achève les Tragiques, et est contraint de quitter la France en 1620, après la condamnation de son Histoire universelle depuis 1550 jusqu'en 1601 par le Parlement. il se retire à Genève pour publier l'essentiel de ses oeuvres. L'essentiel de cette oeuvre est polémique, en dehors de ses sonnets, stances et odes (Le Printemps, L'Hécatombe à Diane et les Petites oeuvres mesless, Méditations sur les psaumes, poésies religieuses...). Ainsi, il cherche à discréditer les vanités de la Cour royale et la religion catholique dans la Confession du Sieur de Sancy et Les Aventures du baron de Faeneste. Il écrit ses mémoires sous le titre Sa vie et ses enfants.

 

     Même lorsqu'il aborde sa carrière littéraire, Théodore Agrippa d'AUBIGNÉ continue de s'intéresser aux affaires militaires. Comme LA NOUE, il porte un intérêt particulier à la préparation de la guerre. Mais il considère la personne du maréchal de camp, équivalent du chef d'état-major et chef suprême sur le terrain, comme facteur clé de la victoire. Sa vision du chef omnipotent annonce l'ère des "grands capitaines", qui voit son apogée lors de la guerre de Trente Ans - encore unconflit de caractère passionnel - au cours de laquelle s'affrontent des figures légendaires comme GUSTAVE-ADOLPHE, MONTECUCCOLI et WALLENSTEIN. Ces généraux lèvent, organisent et entrainent leurs armées, mais ils sont également capables de mener la charge à la tête de leurs troupes au cours d'une bataille. (BLIN et CHALIAND)

 

Théodore Agrippa d'AUBIGNÉ, Les tragiques, Gallimard, 1995 ; Histoire universelle, en 11 volumes, Éditions André Thierry, Genève, Droz, 1981-2000 ; Les Aventures du baron de Faeneste, Édition Prosper Mérimée, disponible sur le site gallica.bnf.fr. ; Oeuvres, sous la direction de Henri Weber et Jacques Balibé, Gallimard, La Pléiade, 1969 ; Écrits politiques, édition jean-Raymond Fanio, Paris, Champion, 2007.

Jacques BALIBÉ, Agrippa d'Aubigné, poète des Tragiques, Presses Universitaires de Caen, 1968. Marie-Madeleine FRAGONARD, La pensée religieuse d'Agrippa d'Aubigné et son expression, Paris, Didier, 1986. Madeleine LAZARD; Agrippa d'Aubigné, Fayard, 1998.

Eugène CARRIAS, La Pensée militaire française, Paris, 1960. LA BARRE DUPARCQ, L'Art militaire pendant les guerres de religion, Paris, 1864.

Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016.

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9 décembre 2019 1 09 /12 /décembre /2019 08:12

    François de LA NOUE, surnommé Bras de fer, seigneur de La Noue-Briard entre autres, capitaine français huguenot durant les guerres de religion, fait partie de ces chefs de guerres, écrivains militaires qui s'inscrivent dans la grande tradition protestante de la guerre qui débute au XVIe siècle, se poursuit en Europe (principalement du Nird) au XVIIe siècle, et dont les figures les plus connues sont Maurice de NASSAU et GUSTAVE ADOLPHE.

    Descendant d'une famille illustre et dévouée aux ducs de Bretagne, appelé à la cour  par François 1er en qualité de page du futur Henri II, il fait ses premières armes en Picardie. Il est envoyé en Piémont et participe aux dernières guerres d'Italie, où il se distingue par son habilité et son courage. Sa conversion à la Réforme remonte sans doute à 1558, lorsque François de Coligny d'Andelot, au cours d'une tournée en Bretagne, fait prêcher le pasteur qu'il a emmené avec lui. Bien qu'entré dans la clientèle des Châtillon, il reste un protégé des Guise.

Sa foi l'engage dans les guerres civiles, au cours desquelles il se forge une réputation de grand capitaine. Il prend part aux batailles de Dreux en 1562 et de Saint-Denis en 1567. La même année, il s'illustre en prenant Orléans et Saumur à la tête de seulement cinquante cavaliers. Après une carrière plutôt victorieuse, même si elle est émaillée de rebondissement où il est fait plusieurs fois prisonniers (puis échangés, comme c'est la coutume à l'époque), après la paix de Saint-Germain, signée en août 1570, LA NOUE se rapproche du roi, et se trouve dans une grande politique internationale de rapprochement entre la France et les puissances protestantes. Pendant la quatrième guerre civile, Charles IX lui confie une délicate mission de conciliation entre les habitants de La Rochelle et le pouvoir royal, mais se sentant trahi, démissionne de ses engagements royaux et organise la défense de la ville. Puis ensuite, passe au camp du roi sans prendre part à la bataille... Puis après le massacre de la Saint-Barthélémy auquel il réchappe, incite les Rochelais à la résistance... Les historiens s'interrogent encore sur les raisons de son comportement : idéalisme? réalisme politique? Amitié "très proche" avec Sir Francis WALSINGHAM, ministre protestant anglais, "maître-espion" de la reine Élisabeth 1er d'Angleterre qui fait soupçonner des activités d'agent double au haut sommet?  En tout cas, pendant la cinquième guerre civile, il se range du côté des Malcontents et organise en Poitou la prise d'armes du mardi gras. Il se trouve à la pointe du combat des publicains (des défenseurs du bien public), qui recrutent parmi les modérés des deux bords. De nouveau gouverneur de La Rochelle en janvier 1577 pour le prince de CONDÉ, il signe en septembre au non de ce dernier et du roi de Navarre la paix de Bergerac.

Fatigué, comme beaucoup d'ailleurs, des rivalités à la Cour notamment, aux visées essentiellement politiques, alors que lui-même adopte plutôt des lignes de conduites en faveur du protestantisme, il quitte la France pour apporter son soutien aux protestants révoltés des Pays-Bas. Après quelques victoires, il est battu au village de Pecq par le marquis de Roubaix (1580), puis fait prisonnier par ce dernier.

Pendant sa captivité de 5 ans au château de Limbourg, LA NOUE écrit un commentaire sur l'histoire de Guichardin et compose les Discours politiques et militaires, publiés en 1587 à Bâle, en 1590 à La Rochelle, en 1592 et 1612 à Francfort. Libéré en 1585 par échange de prisonniers et rançon, en échange également de son engagement de ne plus prendre les armes contre l'Espagne ou ses allés, et de ne plus jamais revenir aux Pays-Bas, il s'exile entre 1586 et 1588 à Genève, où il rencontre Théodore de BÈZE. Il fait publier alors ses Discours politiques et militaires et laisse une abondante correspondance (publiée en 1854).

Il revient sur la scène militaire en mai 1589, où il remporte la bataille de Senlis pour le compte d'Henri III. Après l'assassinat de ce dernier, il rejoint Henri IV et participe aux batailles d'Arquès et d'Ivry (1590). Lors d'une bataille au siège de Lamballe, il est mortellement blessé. Sans doute, dans ses activités à la frontière entre le militaire et le diplomatique n'est-il pas pour rien dans la politique de conciliation d'Henri entre catholiques et protestants...

   

      François de LA NOUE préfigure le chef de guerre protestant du XVIIe siècle qu'incarnent ensuite les NASSAU en Hollande. Nourri de philosophie stoïcienne, lecteur assidu de l'Évangile et connaissant parfaitement les ouvrages historiques de l'Antiquité et les classiques de la Renaissance italienne, il est autant moraliste que stratège. Il déclare ne pas aimer la guerre et s'insurge contre certaines pratiques comme le pillage. Il fait partie de ces "intellectuels" militaires qui marque un tournant dans les mentalités collectives par rapport à la guerre, qui n'est plus synonyme d'expression de la force virile et de gloire conquérante, mais plutôt porteuse de malheurs de toutes sortes. Le spectacle des violences religieuses, les horreurs - même pour l'époque - des massacres collectifs, les désordres et les destructions (de nombreux édifices religieux par exemple), lui inspirent les réflexions nouvelles, notamment dans ses Discours politiques et militaires; ouvrage qui a un grand succès, surtout parmi les protestants (traduit en anglais, en allemand et en hollandais). LA NOUE encourage une meilleure préparation à la guerre, aussi bien au niveau de l'instruction des officiers que du renseignement et des reconnaissances. la guerre étant par définition imprévisible, il faut la préparer le mieux possible pour avoir une chance de sortir victorieux des combats. Son expérience de la guerre civile lui fait souligner le rôle des passions dans les guerres, et s'en méfier. Il attache une grande importance particulière aux fortifications, qui deviennent au cours du siècle suivant le sujet principal des débats stratégiques, mais il semble peu enclin à établir une doctrine de la guerre fondée sur des principes scientifiques, bien que ce soit dans l'air du temps, la guerre étant selon lui surtout une succession  d'événements imprévisibles et incertains. (BLIN et CHALIAND)

 

François de la NOUE, Déclaration de Monsieur de la Nouë, sur sa prise d'armes pour la juste défense des villes de Sedan et Jamets, 1588 ; Discours politiques et militaires, 1587, disponible sur gallica.bnf.fr. Ces derniers font l'objet d'une édition commentée par Myriam BAKARAT, dans sa thèse de doctorat, à l'université de Montpellier 3 en 2011.

On trouvera des informations sur François de la NOUE notamment sur le site huguenots-france.org.

Eugène CARRIAS, La Pensée militaire française, 1960. Henri HAUSER, François de la Noue, Hachette, 1892. La Barre DUPARCQ, L'art militaire pendant les guerres de religion, 1864.

Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, dictionnaire de stratégie, tempus, 2016.

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8 décembre 2019 7 08 /12 /décembre /2019 08:12

    Gaspard II de COLIGNY, noble et amiral français, est l'un des membres les plus connus de la maison de COLIGNY, elle-même éteinte en 1694, pour sa participation importante dans les guerres de religion du XVIe siècle. Fils de Gaspard 1er de COLIGNY, maréchal de France sous François 1er, il est un des chefs de guerre protestants les plus importants, en même temps qu'écrivain militaire, comme ses contemporains François de LA NOUE et Agrippa d'AUBIGNÉ. Il appartient comme eux à la grande tradition protestante de la guerre qui débute au XVIe siècle, se poursuit en Europe (principalement du Nord) au XVIIe siècle, et dont les figures de proue les plus connues sont Maurice de NASSAU et GUSTAVE ADOLPHE.

   Élevé dans la foi catholique, tout comme LA NOUE, il participe aux guerres contre CHARLES QUINT et l'Espagne puis devient un des principaux chefs huguenots lorsqu'il passe du côté de la Réforme, en 1560. Après avoir vainement tenter d'infléchir la politique de Catherine de MÉDICIS à la conciliation, d'abord très modéré dans son adhésion à la Réforme protestante et avoir refusé, par fidélité au roi, la conjuration d'Amboise, il est pris dans les intrigues de la Cour et écarté du pouvoir par les GUISE. C'est dans sa retraite, où la lecture des novateurs change ses opinions religieuses, qu'il adhère pleinement au protestantisme. En 1562, lorsque la guerre éclate entre le parti protestant et le parti catholique, COLIGNY s'engage auprès du prince de CONDÉ. Il participe à la bataille de Dreux qui marque la défaite de l'armée protestante face à l'armée royale. Puis dans la période de la trêve entre les deux partis, il participe à l'établissement d'une colonie en Floride avec 150 de ses co-religionnaires, avec l'autorisation du roi Charles IX. A la reprise des combats, en 1567, il quitte la cour avec CONDÉ pour se réfugier en bourgogne, puis à la Rochelle. Les armées protestantes subissent alors défaites sur défaites lors de la troisième guerre de religion et COLIGNY est contraint de fuir vers le sud avec ses troupes et rejoint l'armée des "vicomtes" en Languedoc, laquelle se livrent d'ailleurs au pillage de villages catholiques... avant d'être victorieuse à Arnay-le-Duc et de remonter en 1570 jusqu'à La Charité-sur-Loire, et de menacer Paris. Après la paix (le roi y étant contraint) de Saint-Germain-en-Laye, COLIGNY tente de rentrer dans les bonnes grâces de Charles IX, mais se trouve en butte à l'hostilité de la Cour. Malgré cette paix, les massacres de protestants continuent et il meurt lors de celui de la Saint-Barthélémy à Paris.

    C'est après une défaite subie lors du siège de Saint-Quentin (1557) que COLIGNY rédige ses Discours dans lesquels il relate son expérience d'assiégé. C'est sous sa tutelle que, plus tard, le futur roi Henri IV apprend l'art de la guerre.

 

Gaspard de COLIGNY, Mémoires de messire Gaspar de Coligny, seigneur de Chastillon, admiral de France, Paris, François Mauger, 1665. Disponible sur gallica.bnf.fr.

Eugène CARRIAS, La pensée militaire française, 1960. La Barre DUPARCQ, L'art militaire pendant les guerres de religion, 1864. Actes du colloque "L'amiral de Coligny et son temps, Paris, 24-28 octobre 1972, Société de l'histoire du protestantisme français, 1974. Jules DELABORDE, Gaspard de Coligny, 3 tomes, Librairie G. Fischbacher, 1879-1882.

Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, tempus, 2016.

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