Comme l'indique le quatrième de couverture, "les épidémies constituent avec la guerre le plus grand fléau du monde médiéval. Récurrentes, elles atteignent leur paroxysme avec la grande peste ou peste noire, qui débute en 1347, semant terreur et désolation et provoquant en quelques années la disparition d'au moins un tiers de la population européenne." Ce livre du docteur en histoire, spécialiste de la civilisation médiévale, retrace l'histoire de cette peste et des conséquences multiples qu'elle a engendrées (démographiques, économiques, sociales, psychologiques). François de LANNOY évoque aussi les autres épidémies, moins connues comme le mal des ardents ou les différentes fièvres éruptives. La lèpre omniprésente est également abordée. "Toutes ces maladies, devant lesquelles l'homme médiéval est resté impuissant, ont obscurci les derniers jours du Moyen-âge et marqué durablement la mémoire collective. On doit toujours les garder à l'esprit (ce que beaucoup d'historiens et d'écrivains de livres d'histoire ne font pas), en arrière plan, lorsque l'on étudie cette période". A l'issue de la lecture de ce beau livre, riche d'une belle iconographie, on a l'impression que plus que cela : on devrait sans doute à chaque épidémie décrire un monde d'avant et un monde d'après dans la chronologie des événements. En évoquant la trame de l'histoire du Moyen-Âge européen que l'auteur si là entre le VIe et le XVe siècles, on s'aperçoit que tout change, les réalités et les représentations des réalités.
Si les épidémies médiévales ont depuis longtemps intéressé les historiens et si de nombreuses études sur ce sujet ont été publiées au XIXe siècle, souvent par des médecins, depuis une soixantaine d'année, l'ouvrage recensé ici date de 2018, le développement de l'histoire sociale et économique (par exemple dans l'Histoire économique et sociale du monde, de....) ou encore démographique, a conduit les historiens à se pencher de nouveau à ce sujet et à exploiter de nouvelles sources, avec des approches différentes. Le Dr Jean-Noël BIRABEN, Élisabeth CARPENTIER, Françoise BÉRAC, Pierre-Olivier TOUATI et bien d'autres ont renouvelé la vision que l'on avait des épidémies médiévales. Cet ouvrage se veut une synthèse de l'état des connaissances sur ce sujet. Il insiste particulièrement sur les maladies les plus documentées : la peste et la lèpre.
En cinq grands chapitres sont évoqués ce grand fléau qu'est la peste, les moyens de lutte contre elle, ses conséquences, quelques autres épidémies (mal des ardents, fièvres éruptives ou non, dysenterie, typhus et scorbut) et la lèpre.
Les mesures contre la peste...
On voit qu'un des premiers moyens dans des sociétés imprégnées de religion est l'organisation de prières collectives et de grandes processions, que l'on préfère dans un premier temps à des mesures "médicales". Ces mesures en fait, tendent à accélérer la progression de la peste. Ces mesures s'inspirent de la croyance en l'infection de l'air et ce qui domine c'est la fuite devant la progression de la peste. Dans les grandes villes, la fuite concerne surtout les notables qui possèdent un point de chute à la campagne. Dans d'autres villes, tout le monde fuit. Enterrement des morts dans des cimetières fondés ad hoc, brûlement des morts semblent être les seuls moyens d'enrayer l'épidémie... L'isolement et le traitement des malades font partie des mesures contre l'infection. Les mesures d'hygiène sont prises plus tard et les mesures de propreté figurant dans les règlements municipaux antérieurs à la grande peste ne s'appliquent pas aux rues. C'est au moment de cette grande peste que les édiles commencent à se préoccuper de la propreté des rues, pas toujours, pas partout...
Les conséquences de la peste
La partie la plus intéressante car bien moins traitée dans maints ouvrages sur la peste, concerne les conséquences de cette épidémie. Elle sont pour nous un modèles dans le genre. Comme pour toutes les épidémies, ces conséquences sont de plusieurs ordres :
- Conséquences socio-économiques : la peste détruit des familles entières et provoque de grands trous dans le tissu social. Au fur et à mesure des coupes, des tenues tombent en déshérence et retournent en friche. Des villages sont abonnés et même des villes, des chemins et des routes ne sont plus entretenues. Déclin démographique, rétrécissement des débouchés, baisse des prix s'ensuivent, et surtout, de plus ou moins grands transferts de population. Lesquels bouleversent les rapports de force sociaux.
Dans les villes, les pestes dépeuplent des rues, des quartiers. De nombreuses maisons sont abandonnées et des professions sont plus touchées que, d'autres, en raison de la proximité des rats : boulangeries, boucheries, corroyeurs, ouvriers du textile. Les chaudronniers, les dinandiers et les charrons sont moins touchés car leur activité génère un bruit qui fait fuir les rats.
La surmortalité dans les villes entraine une crise de main-d'oeuvre, l'augmentation des salaires et par la suite des prix. Les commerçants et les chefs d'atelier ne peuvent plus ou n'osent payer des salaires élevés et sont ruinés. Le manque de main-d'oeuvre se solde aussi par l'arrêt des grands chantiers et notamment des chantiers des cathédrales. La peste paralyse le commerce international, maritime et terrestre.
Les grandes mortalités contribuent à l'extinction de nombreuses maisons nobles ou dynasties bourgeoises. D'importants transferts de fortune se produisent et contribuent à l'émergence de nouvelles lignées, comme les Médicis à Florence. Les conditions testamentaires n'étant pas toujours observées, en raison de la disparition des notaires morts de la peste, des familles ou des ordres religieux en profitent pour opérer des captations d'héritages, ce qui entraine de nombreux conflits.
A cela il faut ajouter ce que plusieurs auteurs (PROCOPE, BOCCACE...) appellent une "décomposition sociale". La peste fait sauter en éclat les solidarités familiales, pourtant si forte dans les sociétés anciennes. Abandons des femmes et des enfants se muliplient...
- Conséquences psychologiques : Le fait que la peste soit connue à l'avance et ses progrès inexorables entraine des réactions incontrôlables dont les sources se font largement écho : fuite, ruée vers les autels mais aussi recours aux médecins, charlatans, illuminés et thaumaturges, sans parler des suicides. Cette angoisse a aussi trouvé son exutoire dans le massacre des prétendus fauteurs de peste, boucs émissaires, dont les Juifs, et dans l'hystérie collective des flagellants, qui constituent deux phénomènes très importants. Dans une ambiance de psychose, l'arrivée de la peste est souvent attribuée à des empoisonneurs. Après s'être attaquée aux mendiants et vagabonds, les populations se retournent souvent contre les Juifs. Parce qu'ils détiennent le petit et le grand commerce de l'argent (du fait même que l'Église interdit aux Chrétiens le prêt avec usure...), ils constituent une cible toute trouvée, dans un mélange de peur, de jalousie, d'autant qu'ils concentrent également parfois les métiers d'apothicaires, d'épicerie et de médecine (soupçons de manipulations de poisons de toutes sortes...°, et ce malgré l'intervention de certaines autorités locales et de princes... En France comme en Allemagne ou en Suisse, c'est le moment du plus grand mouvement de violence contre les Juifs, en Europe au Moyen-Âge
- Conséquences stratégiques et politiques : La peste n'empêche pas la poursuite de la guerre dite de Cent ans, mais entraine des arrêts courts au gré du passage de l'épidémie. A l'occasion de l'abandon de vastes contrées et donc de la protection de nombreuses routes, les brigandages se multiplient. Les exactions jettent alors sur les routes praticables les habitants des villages et des compagnes, ce qui contribue au développement de l'épidémie. Elles empêchent la mise en oeuvre des mesures d'isolement. Les déplacements des troupes en compagne favorisent l'extension de l'épidémie et on ne peut s'empêcher de penser qu'à des batailles qui laissent beaucoup de cadavres sur le sol, correspondent en fait à des extensions de la peste. En 1361 par exemple, les troupes anglaises passées par Paris infectent l'Anjou, le Poitou et la Bourgogne avant de ramener la peste en Angleterre.
Au gré des saignées dans les troupes, les "victoires" vont à un camp ou à un autre, et cela indépendamment de la valeur des capitaines ou des soldats. Tactique et stratégique sont frappées de ce que CLAUSEWITZ appellera plus tard un "brouillard de la guerre" à la puissance cent... Comme l'aléatoire prend le dessus, et rend incertain le rapport des forces entre Anglais et Français, cela ne fait que prolonger les guerres et ce n'est pas pour rien qu'on désignera sous le nom de Guerre de cent ans, une guerre traversée par la peste...
- Conséquences religieuses : La disparition de nombreux prêtres et religieux (la moitié en Angleterre), souvent victimes de leur dévouement au moment des pestes, et l'affaiblissement de l'Inquisition (les dominicains ayant payé un lourd tribut à l'épidémie) contribuent à un certain relâchement des fidèles sans compter la redistribution des rapports entre les diverses branches de la Chrétienté. Pour combler les vides, l'Église ordonne rapidement de nombreux prêtres. Ces derniers,malformés, ne peuvent pas endiguer la résurgence des superstitions, des croyances magiques et païennes, réponse bien souvent au désarroi causé par l'épidémie. Ces résurgences conduisent aux grandes chasses aux sorcières qui débutent au XVe siècle et se poursuivent aux siècles suivants.
Par ailleurs, la conjonction de calamités (peste, famine et guerre) est à l'origine de la crainte eschatologique et de l'ambiance millénariste qui marquent la fin du Moyen-Âge. Ce contexte trouble, conséquence directe du traumatisme causé par la peste, a certainement contribué à la survivance des mouvements contestataires, tels que les fratricelles ou les dolniciens, apparus au début du XIVe siècle et remettant en cause l'ordre social et la hiérarchie catholique. Tour à tour, Cola de RIENZI (1313-1354), John WYCLIF (1330-1384), Jean HUS (1372-1415) évoquent ces temps troublés pour proposer leurs propres conceptions... Jean VITAUX écrit que "la Réforme est en quelque sorte fille des interrogations eschatologiques déclenchés par la catastrophe de la peste". Le terme peste est utilisé par la suite sans restrictions lors des querelles religieuses.
- Conséquences artistiques : Les épidémies de peste des XIVe et XVe siècles ont modifié l'inspiration de l'art européen en l'orientant plus qu'avant vers l'évocation de la violence, de la souffrance, de la démence et du macabre. Ces "projections iconographiques" peuvent être interprétées comme une manière d'exorciser le fléau. Ainsi, le thème de la danse macabre est né semble-t-il avec la peste de 1348-1349 et ne cesse par la suite d'alimenter l'inspiration des artistes jusqu'à l'extinction finale de la peste. La danse macabre est à la fois un avertissement pour les puissants et une source de réconfort pour les pauvres, mais aussi un appel à la conversion et à la méditation sur la fragilité de l'existence humaine.
On lira aussi avec profit les textes sur quelques autres épidémies, et sur l'endémie qu'est la lèpre.
La riche iconographie et les textes limpides de cet ouvrage constituent une bonne introduction pour l'introduction aux problématiques des épidémies dans l'histoire de l'humanité.
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François de LANNOY, Pestes et épidémies au Moyen-Âge, Éditions Ouest-France, 2018, 130 pages.