Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
20 juillet 2019 6 20 /07 /juillet /2019 14:13

    Dans tous les temps historiques et dans tous les espace géographiques, les relations entre autorités politiques et chefs militaires sont délicates, sources de tensions et de tragédies, toujours étroitement liées au succès ou à la défaite des armées, quoique jamais de façon simple.

En Occident, les guerres de la Grèce antique et de Rome qui pèsent sur le sort des régimes, des Cités ou de la ville impériale, n'ont cessé de nourrir la pensée politique. Les révolutions atlantiques, en provoquant la disparition progressive de l'ordre monarchique dans cette partie du monde, nous rappellent Benoît DURIEUX et Philippe VIAL, y ont renouvelé en profondeur les conditions du fonctionnement des relations politico-militaires. "Ce n'est donc pas un hasard, écrivent-ils, si les fondements de la réflexion moderne sur ce sujet sont à rechercher dans les dernières décennies de l'Ancien Régime, puis dans les guerres de la Révolution et de l'Empire. Les travaux qu'elles ont inspiré ont constitué jusqu'à nos jours le socle de la réflexion sur ces questions. Par la suite, l'expérience des deux conflits mondiaux puis celle de la guerre froide et des conflits qui l'ont suivie ont continuer de renouveler les termes du débat en Occident. L'apparition de la guerre totale, celle de l'arme nucléaire, l'accélération continue des progrès technologiques jusqu'à nos jours ont constitué autant de défis vertigineux pour les démocraties libérales. D'où de nouveaux efforts conceptuels, en particulier aux États-Unis, pour penser le rapport toujours compliqué qu'entretiennent les armées et la toge.

"Car le politico-militaires, poursuivent-ils, ne se limite pas aux grands hommes, qui ne sont rien sans leurs entourages et les administrations qu'ils actionnent, sans les armées et leur diversité, sans enfin les sociétés dont ils sont l'émanation. C'est la raison pour laquelle les mutations de ces dernières comme l'évolution de la guerre conduisent la relation politico-militaire à revêtir de nouveaux atours pour relever des définis eux-mêmes renouvelés." 

Il faut remarquer que, comme la plupart des études lisibles dans notre pays, ils se focalisent sur l'Occident, n'expliquent pas les complexités bien spécifiques de la Russie et, plus encore, de la Chine, sans compter bien entendus les situations propres aux pays d'Afrique et d'Amérique Latine. Sans doute, les études concernant la Chine vont-elles se multiplier d'ici la fin de ce siècle, d'autant que ce pays pourrait bien devenir la première puissance mondiale, au détriment des États-Unis. Il n'est bien sûr pas indifférents que la Russie possède un héritage marqué par une forme bien particulière de marxisme et que la Chine se proclame toujours communiste.

 

Pouvoir militaire et pouvoir politique en Occident

      La dimension politico-militaire du gouvernement n'est que rarement abordée - effet certain d'une tradition de confusion des rôles du chef - dans les écrits de l'Antiquité grecque et romaine. D'abord tournés vers l'obtention de résultats concrets et à court terme sur le terrain (VITRUVE, VÉGÈCE), les écrits militaires font facilement l'impasse sur les conséquences de cette confusion des rôles. Les relations entre les armes et la toge, pour reprendre leurs expressions mêmes, si elles constituent l'une des trames essentielles de l'oeuvre des grands historiens (Hérodote, TITE-LIVE, TACITE, SUÉTONE...), ne font pas l'objet d'une réflexion théorique en tant que telle. Les distinctions entre le civil et le militaire ne sont pas aussi nettes que pour nous, même si ce qui concerne la présence des armes dans les villes (dans Rome et les principales villes de l'Empire) fait l'objet de règlements issus d'une conscience aigüe du danger des guerres civiles souvent issues directement de querelles familiales. La seule séparation nette se situe en fait entre temps de guerre et temps de paix : dans la Rome romaine, les sénateurs ayant accédé aux plus hautes fonctions de l'État commandent pour un temps limité à la fois les armées et les principaux organes du gouvernement. Le proconsul, dans la littérature, notamment du droit, constitue un objet d'études très important (et de polémiques) et crucial. La tradition à cet égard nous lègue la figure du proconsul comme le symbole d'une confusion inadmissible du pouvoir politique et de l'autorité militaire.

    Ces relations entre armes et toge ne sont pas davantage conceptualisées dans l'Europe de l'époque moderne, quand la pensée occidentale renoue avec l'héritage antique. Les pages du Discours sur la première décade de Tite-Live, de MACHIAVEL, sont l'exception et ce dernier est bien plus concentré sur la nature des troupes commandées (mercenariat). C'est que le système monarchique dominant justifie la concentration aux mains du Roi de tous les pouvoirs, la guerre étant ce qui fortifie et magnifie son pouvoir, notamment en France. Jusqu'à la fin de l'époque des monarchies triomphantes, la question de l'articulation de la politique et de la stratégie n'est guère pensée, à l'exception de quelques auteurs. Elle n'est même pas une préoccupation des Lumières, ni chez les écrivains militaires, ni chez les philosophes. Ces derniers stigmatisent la figure du soldat (VOLTAIRE, d'HOLBACH), se penchent sur la question de la placer de l'armée dans la société et la cité (MONTESQUIEU, HOLBACH), s'interrogent sur le recrutement des soldats, mais ne vont pas au-delà. Quelques auteurs, isolés, consacrent une partie de leur oeuvre, toutefois, à cette articulation entre civil et militaire :

- Antoine de PAS, marquis de FEUQUIÈRE (1648-1711), dans ses Mémoires sur la guerre, aborde brièvement la question des rapports entre politique et stratégie ;

- Paul-Gédéon Joly de MAIZEROY (1719-1780) fait émerger le concept de stratégie en 1771, dans sa traduction des Institutions militaires de l'empereur byzantin Léon le Philosophe. On parlait alors, pour qualifier les parties hautes de la guerre, l'art du général de "tactique des armées" ou de "grande tactique". Pour MAIZEROY, la "stratégie" s'en distingue en ce qu'elle relève de l'art du général et de l'homme d'État. Il souligne ainsi que "la science de la guerre est une partie de celle du gouvernement, qu'elle en est même la clef". Définie comme la traduction militaire d'un objectif politique, la stratégie prend ici son sens contemporain.

      C'est surtout la redécouverte de l'oeuvre de POLYBE (Thierry WIDEMANN, La guerre des Lumières. Stratégie et imaginaire de la guerre au XVIIIe siècle, CNRS, 2016), entamée depuis la fin du moyen Âge, qui provoque des réflexions sur l'articulation entre le militaire et le politique.

Avec ses contemporains, le chevalier de FOLARD (1669-1752) se tourne vers les Anciens pour fonder théoriquement ses propositions de réforme de l'armée. Il remet à l'honneur le volet militaire de l'oeuvre de POLYBE. L'objectif du général et penseur grec est en effet de comprendre "comment et grâce à quel gouvernement l'État romain a pu, chose sans précédent, étendre sa domination à presque toute la terre habitée et cela en moins de 53 ans?" La réponse apportée est double. L'aspect militaire réside dans la supériorité de la légion (qui est en même temps, rappelons-le outil de conquête et de construction), l'aspect politique dans la nature du gouvernement républicain et ces deux composantes sont décrites comme étroitement liées. POLYBE insiste sur cet "amont de la guerre" qu'incarne la dimension politique, l'idée selon laquelle c'est l'organisation politique qui décide des succès militaires. Or la Rome qu'a connue l'exilé grec est celle de la République, une forme de gouvernement que les révolutions atlantiques vont remettre à l'ordre du jour. Aux États-Unis, puis en France, les conditions dans lesquelles s'inscrit la problématique des relations politico-militaires changent du tout au tout. Le Royaume-Uni et les Provinces Unies vont cesser d'être les seuls champs d'expérimentation de la démocratie parlementaire. Dans l'immédiat, le Consulat et l'Empire prolongent l'aventure militaire initiée en 1792. Ce cycle de guerres ouvre l'époque des conflits de masse et sert ensuite de terreau à la réflexion moderne sur le politico-militaire. Il entraine lui-même un cycle de ruptures qui conduit à renouveler la question de la place du soldat dans la cité, en même temps que les temps accordent de moins en moins de valeurs positives au fait guerrier et à la mentalité guerrière...C'est que l'ampleur des destructions ne sont pas pour rien dans cette évolution, l'ampleur non plus des bouleversements sociaux, économiques et moraux qu'elles entrainent de manière inédite. Et d'abord, tout cela va dans le sens d'une méfiance envers le fait militaire.

 

L'articulation entre politique et militaire, ce problème que les démocraties doivent résoudre...

   Alors que la confusion des rôles ne posaient pas problème dans les monarchies, notamment à la tête des États, la force armée devient un problème structurel pour toute démocratie. Envisagée dès l'Antiquité, soulignée par les Lumières, cette difficulté prend une dimension nouvelle à partir du moment où les révolutions atlantiques produisent leurs effets.

Historiquement, on peut dater la formalisation de ce problème, avec effets pratiques immédiats, en juin 1787, lors de la convention de Philadelphie lors de laquelle est discutée la future Constitution des États-Unis.  Pour James MADISON, "une force militaire permanente et un exécutif trop puissant ne seront jamais les compagnons sûrs pour la liberté. Les moyens de se défendre contre un danger extérieur ont toujours été les instruments de la tyrannie à l'intérieur. (...) Partout en Europe, les armées levées sous le prétexte de défendre les peuples les ont en réalité asservis". Trente ans plus tard, en 1815, tirant les leçons de la Révolution et de l'Empire français, Benjamin CONSTANT résume le problème  : "Il existe  dans tous les pays, et surtout dans les grands États modernes, une force qui n'est pas un pouvoir constitutionnel, mais qui en est un terrible par le fait, c'est la force armée". Dans la longue durée, ce constat constitue une pierre angulaire de l'organisation des systèmes démocratiques modernes partout dans le monde.

Maurice HAURIOU, l'un des pères du droit constitutionnel en France, à la veille de la Première Guerre Mondiale, énonce que "s'il existe une force armée organisée pour protéger et défendre la société civile, il s'agit de la maintenir dans son rôle et de l'empêcher de devenir un instrument d'oppression." (Principe de droit public, Larose et Tennin, 1916) Nécessaire, l'armée est une menace permanente. Pour éviter que la force armée n'impose ses conceptions des choses, il faut dès le départ en définir les contours et les attributions. Alexis de TOCQUEVILLE, GUIBERT (Traité de la force publique, 1790) prônent des mesures de cantonnement territorial (inspiré de l'exemple même de l'Empire Romain)  qui se retrouve dans maints traités sur la force armée, qui sépare les fonctions de défense extérieure et de maintien de l'ordre intérieur (force "démilitarisée" distincte). A ce cantonnement territorial s'ajoute un cantonnement juridique, plus élaboré, qui assure à la fois la suprématie du pouvoir civil et le respect du principe hiérarchique. Ce cantonnement privent les militaires d'un certain nombre de leurs libertés publiques : droit de vote, droit d'association, droit d'expression, souvent indistinctement du grade et du rang des soldats et du commandement. A la veille de la Première Guerre Mondiale, suite à différentes crises qui ont marqué l'affirmation de la République (boulangisme, affaire Dreyfus), l'accent est mis sur la "chosification" de l'armée, qui apparait à certains égards comme le stade ultime du cantonnement. L'idéal est que l'armée soit une machine inconsciente que le gouvernement met en action, à la manière d'activation d'un automate, pour reprendre la conception émise par Léon DUGUIT (Traité du droit constitutionnel, Ancienne Librairie Fontemoing, 1924), un autre des pères du droit constitutionnel en France.

Au XXe siècle, le suicide de la IIIe République, la menace de coup d'État qui accompagne la naissance de la Ve, elle-même menacée en avril 1961 par une sédition militaire, nourrissent à leur tour cette exigence d'une subordination totale de la force armée.

Le contrôle politique de la force armée constitue un enjeu capital permanent pour toute démocratie, et c'est probablement pendant une guerre ou une crise grave qu'arrive un redoutable moment de vérité. Pendant la Première Guerre Mondiale, la dénonciation d'une forme de "dictature du grand quartier général" conduisit à la mise à l'écart de JOFFRE et à des évolutions vers un autre équilibre, symbolisé par les personnalités de CLEMENCEAU et de FOCH. Plus récemment, les limogeages des généraux MAC ARTHUR en 1951 et MCCHRYSTAL en 2010 ont constitué des manifestations emblématiques de la pression spécifique de la guerre sur les relations politico-militaires. S'ils n'ont pas eu de conséquences aussi spectaculaires, les conflits armés en Irak et en Afghanistan ont également tendu les relations politico-militaires au sein le la plus ancienne des démocraties occidentales, le Royaume-Uni. Les équilibres entre pouvoir militaire et pouvoir civil sont d'ailleurs dans ces périodes toujours changeants et sont loin d'être simples : entre politiques qui se mêlent d'affaires militaires avec de grandes compétences et militaires qui tendent à discuter de stratégie d'ensemble, les variantes de ces équilibres sont nombreuses. Une question, au-delà de conflits de compétences qui pèsent sur le cours des guerres, semble avoir focalisé toutefois l'attention, celle de la composition des armées, entre composantes de conscription ou professionnelles, de caractère ou non permanents des troupes et de présence de mercenariats divers. Déjà MACHIAVEL posait là un problème majeur et malgré les leçons de l'histoire, des tendances persistantes se font jour, portées par la nature même des systèmes socio-économiques en question.

 

Trois grandes question...

     Même si d'autres questions sont certainement posées, Benoît DURIEUX et Philippe VIAL ramènent la problématique politico-militaire à 3 grandes questions théoriques :

- de gouvernement : des liens entre guerre et politique ;

- de l'articulation des responsabilités entre chefs militaires et dirigeants politiques ;

- du mécanisme de prise de décision.

       Les liens entre guerre et politique peuvent être analysés à partir du débat entre CLAUSEWITZ et JOMINI. L'interprétation de ce dernier, souvent caricaturée, privilégie une vision mathématique d'une guerre maitrisable. Obéissant à des principes déterministes, elle est structurée de façon rigide  en plusieurs niveaux : politique, politique militaire, stratégique, grande tactique, logistique, tactique. Cette interprétation est très influente aux États-Unis et l'interprétation jominienne a donné naissance à des théories dans lesquelles les pahses politiques alternent de façon nette avec des phases militaires. Durant ces dernières, certains aspects de la politique doivent être abandonnés ou subordonnés pour laisser le primat au règlement de la question militaire. Si la suprématie du pouvoir politique est clairement admise, à l'inverse celui-ci doit avoir l'intelligence de ne pas interférer dans la conduite des opérations. JOMINI consacre de longues lignes à préciser les attributs et le fonctionnement d'un conseil de guerre. Par contraste, dans la logique de CLAUSEWITZ, la guerre a sa vie propre, liée aux interactions permanentes entre réalités politiques et réalités militaires, d'une part et entre les adversaires d'autre part. L'affrontement militaire n'est pas seulement supposé servir un objectif politique, mais il représente lui-même une modalité des relations politiques. Si les déterminants de l'affrontement doivent être guidés par la politique, celle-ci peut être elle-même influencée  par la nature et les résultats de l'interaction militaire, soumise au hasard et à l'incertitude. Il n'y a ainsi pas de réelle séparation entre domaine politique et domaine militaire, ni dans l'échelle des niveaux de responsabilité, ni dans le temps qui voit les deux réalités interagir en permanence.

      La question de l'articulation des responsabilités entre chefs militaires et dirigeants politiques a été modélisée, non sans analogies avec les analyses respectives de JOMINI et CLAUSEWITZ.

Le premier modèle est posé par le politiste américain Samuel HUNTINGTON (The Soldier and the State, 1957). Il décrit d'abord, dans la continuité des penseurs libéraux, la tension fondamentale qui existe entre la nécessité de disposer d'une armée puissante, à même d'assurer la sécurité de la nation, et la capacité du gouvernement légitime à contrôler cette institution. Il distingue alors deux types de contrôle : "subjectif" qui consiste à introduire dans l'institution militaire une élite civile issue d'un groupe social spécifique, qui va pouvoir diriger l'institution de l'intérieur et "objectif", caractérisé par la séparation des sphères militaire et politique ainsi que par la subordination de la première à la seconde. La complexité de l'outil militaire, l'existence d'un complexe militaro-industriel également, fait que l'accent est mis sur la nécessité de tenir compte de la compétence nécessaire à l'exercice du métier des armes. C'est ce qui explique qu'aux États-Unis, pratiquement tous les responsables politiques possèdent une solide expérience militaire, et pas uniquement théorique, cette compétence seule est nécessaire pour pouvoir contrôler effectivement la machine militaire. Ce modèle se rapproche des théories de JOMINI.

A la lumière des enseignements de la Deuxième Guerre mondiale, d'autres modèles se sont construits, ainsi celui de Morris JANOWITZ (The professional Soldier, a Social and Political Portrait, 1962) et celui de Samuel FINER (The Man on Horseback : The Role of the Military in Politics, 1962). mais même critique, c'est celui proposé par HUNTINGTON, plus englobant des réalités militaires et politiques, qui s'impose aux États-Unis. Ce qui n'est pas sans effets délétères.

L'application de ce modèle peut aboutir à une divergence entre la société et l'armée, mais aussi à une conduite de la guerre déconnectée des réalités politiques. Le politiste américain Élie COHEN souligne (Supreme Command : Soldiers, Statesmen and Leadership in Wartime, 2002) que le but poursuivi par un chef militaire est, au plus haut niveau, politique et donc flou, mouvant, mais aussi parfois marqué par des contradictions internes. Il constate aussi que, historiquement, les armées efficaces ont été portées par une idéologie de nature politique, antinomique du professionnalisme neutre préconisé par HUNTINGTON.

Par ailleurs, sans même évoquer le nihilisme de TOLSTOÏ en matière de stratégie militaire, plusieurs auteurs, dont John KEEGAN (A History of Warfare, 1993), mettant l'accent sur la dimension culturelle des conflits, la guerre est conduite souvent sans réels objectifs politiques, plutôt poussée par des impératifs peu partagés par les opinions publiques, "vendue" à celles-ci sous des prétextes fabriqués de toutes pièces.

Côté français, on ne peut pas ne pas évoquer les conceptions du général de GAULLE, chef militaire pour lequel la décision ultime appartient toujours au dirigeant politique. C'est d'ailleurs au nom de représentant du gouvernement - civil - de la France qu'il entend mener la Résistance et la Libération, et même si dans les heures graves, il revêt l'uniforme (comme lors du putsch des généraux d'Algérie) à la télévision pour s'adresser aux Français (et aux mutins), c'est la qualité de chef des armées du président de la République qui est là mise en oeuvre. Dans Le Fil de l'épée (1932), il décrit bien un paradigme mû par le soldat, qui juge peu sûr les civils de manière générale, et par l'homme public qui occupe la scène face à l'opinion publique et qui, dans la cohue des guerres et des crises, sont condamnés à s'opposer (par nature) et à s'entendre (par nécessité) tout-à la fois. Le dirigeant politique doit accepter les conseils du chef militaire et celui-ci doit également accepter de voir le responsable politique s'intéresser à certains détails de l'action militaire, lorsque ceux-ci ont un impact politique direct.

      L'analyse des mécanismes de décision, très étudiés dans la seconde moitié du XXe siècle, est essentielle dans la compréhension des relations politico-militaires.

Une analyse classique est fournie par l'Américain Graham T. ALLISON dans son étude de la crise de Cuba. Il distingue trois modèles explicatifs de la prise de décision, même si ces modèles peuvent revêtir une portée plus large :

- le plus intuitif est celui de l'acteur rationnel, dans lequel chaque pays est comparé à un individu qui prendrait la meilleure décision, compte tenu des informations dont il dispose ;

- le modèle organisationnel met en évidence l'importance des processus, des habitudes et des rouages des organisations, qui ont toujours tendance à proposer ce qu'ils savent faire. Les organisations complexes ont toujours tendance à fragmenter les problèmes à résoudre en plusieurs parties confiées à des subdivisions ou agences subordonnées. Elles préviligient les solutions envisagées par des plans préexistants et qui permettent d'espérer des gains  de court terme.

- le modèle bureaucratique met l'accent sur le fait que les décisions sont aussi le fruit de négociations, de rapports de force internes, des personnalités et des stratégies individuelles. Dans le champ politico-militaire, les rivalités entre les chefs, les différentes armées ou les services de renseignement entrent dans ce cadre.

   Tout cet effort de théorisation, produit depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale jusqu'à la fin de la guerre froide est aujourd'hui très critiqué, tant de nouveaux défis interviennent.

 

A nouveaux défis, nouvelles approches...

    Plusieurs défis, dans les sociétés modernes, sont identifiables, quoiqu'ils ne le sont pas tous par les mêmes acteurs.

     Les évolutions technologiques (de l'information) ont sans doute pour résultat une modification substantielle des données de la relation politico-militaire. La responsabilité des acteurs militaires de terrain prend une importance accrue en raison du retentissement que les médias peuvent donner à la plus locale des actions de combat, phénomène désigné parfois sous le nom  de "caporal stratégique", pour mettre en valeur le retentissement médiatique que peut prendre l'action d'un soldat isolé sur le théâtre d'opérations, quel que soit l'importance réelle de cette action sur le plan du déroulement du conflit armé.

D'autres facteurs tendent à limiter l'autonomie de ces acteurs de terrain. L'impatience des opinions publiques a ainsi trouvé dans la technologie le moyen de tendre vers une forme d'instantanéité des opérations en phase avec celles des chaînes d'information en continu, qui renforce le rôle des dirigeants du plus haut niveau dans les décisions tactiques, contribuant à rendre caduque la théorie normale de HUNTINGTON. Ce phénomène est encore accru par la tendance des organisations militaires modernes à se structurer de manière croissante suivant des logiques fonctionnelles. Dans une organisation où l'effet produit sur le terrain est la résultante d'une multitude d'analyses et de mécanismes partiels, articulée suivant des chaines fonctionnelles dont la mise en cohérence ne peut se faire qu'au sommet de l'organisation, l'efficacité militaire dépend de façon croissante du décideur sommital. Mais celui-ci est plus que par le passé contraint par les procédures et savoir-faire des structures existantes, donnant ainsi une plus grande importance au modèle "organisationnel" décrit par Graham T. ALLISON.

       L'effet de l'économie a des conséquences du même ordre. On a pu soutenir, à la suite du jeune politiste américain Jonathan D. CAVERLEY (Democratic Militarisme, 2014), que, si l'on admet que c'est l'électeur moyen qui détermine le choix des gouvernements, l'organisation social a un impact fort sur la décision politico-militaire. Le fort niveau de redistribution atteint grâce à un impôt dégressif rend l'électeur moyen peu sensible au niveau des dépenses publiques, en particulier celui des dépenses militaires. Par ailleurs, la professionnalisation des armées le dispense de payer le prix du sang. Dès lors, l'électeur moyen est tenté de favoriser la constitutions d'armées qui privilégient le facteur capital - des systèmes d'armes performants et coûteux - au détriment des effectifs. Cette physionomie des armées modernes peut alors se traduire par une tendance plus grande à utiliser la force armée, puisque les dépenses consenties seront d'autant plus aisément acceptées par le citoyen que celui-ci sera peu concerné par les pertes et n'en financera qu'une part moins que proportionnelle. La concertation politico-militaire doit ainsi s'exercer dans un contexte différent, où rationalité politique et considérations militaires se voient contraintes par de nouveaux facteurs structurels.

     L'évolution de la conflictualité voit apparaitre une interpénétration croissante des domaines civil et militaire. Sur les théâtres d'opérations extérieurs, le champ militaire est étroitement lié aux question de gouvernance et de développement, ce qui accroit le rôle politique du chef militaire opérationnel, comme le rôle militaire du décideur politique. L'implication des organismes militaires dans la lutte contre le terrorisme sur le territoire national a un effet du même ordre. Cette modification de la conflictualité conduit Hew STRACHAN (The Direction of War : Contemporary Strategy In Historical Perspective, 2013), historien britannique, à souligner que la décision d'entrer en guerre est binaire, mais que sa conduite est un continuum qui implique nécessairement la collaboration des deux personnages (le militaire et le politique). Il suggère que la théorie "normale" est mieux adaptée à des guerres interétatiques classiques qu'à des conflits mettant les États aux prises avec des acteurs non étatiques, dans un environnement médiatique dense (et brouilleur de cartes) et lorsque sont conduites plusieurs opérations simultanées, durables et évolutives.

     Par ailleurs, l'internationalisation croissante des opérations modifie substantiellement l'économie de la décision. celle-ci est à la fois le fruit des relations entre politiques et militaires dans chaque pays, des relations entre militaires et diplomates des différents pays coalisés, des négociations entre autorités politiques nationales variées, et finalement de l'action des responsables des organisations internationales, notamment l'ONU, l'OTAN ou l'UE. Si de très nombreuses études portent sur le fonctionnement de ces institutions, peu adoptent pourtant l'angle de la relation entre hommes politiques, chefs militaires et diplomates, ne serait-ce que parce que ces relations-là sont aussi du domaine de la stratégie sous-jacente et non publique de nombreuses acteurs, publics ou privés.

      Enfin, longtemps après les premières réflexions des Lumières, le maintien d'une relation harmonieuse entre l'armée et la société continue de susciter la vigilance des responsables civils comme militaire. D'autant que les différences de valeurs entre la société civile dans sa diversité et les institutions et communautés militaires sont devenues plus importantes que par le passé. Les défis contemporains ne doivent pas être sous-estimés, notamment parce que le contexte est à l'affaiblissement des États face à des entités organisées sur le plan mondial. Ils ne font que développer eux-mêmes la constance de la dialectique propre aux relations politico-militaires. 

 

Benoît DURIEUX et Philippe VIAL, Relations politico-militaires, dans Dictionnaire de la guerre et de la paix, Sous la direction de Benoît DURIEUX, Jean-Baptiste Jeangène VILMER et Frédéric RAMEL, PUF, 2017.

 

STRATEGUS 

Partager cet article
Repost0
8 juillet 2019 1 08 /07 /juillet /2019 13:56

  Si la désobéissance civile n'est plus cantonnée depuis longtemps aux questions de défense ou de pouvoir politique, dans le fil droit des réflexions de THOREAU, et s'est étendue aux questions les plus diverses (l'objection de conscience morale - contre l'avortement par exemple ou les vaccinations, menant directement à la désobéissance à la loi), elle s'étend considérablement depuis que de nombreux citoyens découvrent l'urgence climatique. Il ne s'agit plus là de s'opposer à des actions gouvernementales ou à l'application de certaines lois, mais de tenter de retourner une conjoncture climatique très défavorable au développement de la vie telle que nous la connaissons. Concrètement, au-delà de la désobéissance à des lois - nécessaire à partir du moment où des actions sont entreprises en direction de tout de qui provoque ces changements - il s'agit de changer des orientations fondamentales en matière économique et partant, sociale.

C'est tout un mode de vie que cette désobéissance civile - souvent orientée vers les facteurs et les acteurs des diverses pollutions et augmentation des gaz à effet de serre - met en cause. Et aussi, les nouveaux acteurs de cette désobéissance civile prennent acte qu'il n'est plus possible d'attendre un changement venant du système lui-même : ils invitent ainsi à réaliser une révolution dans nos manières d'être et d'agir, dans notre rapport à l'environnement et à la nature. Non seulement au niveau individuel (si l'on reste à ce niveau, l'effet est très limité voir nul), mais surtout au niveau collectif.

Pour de plus en plus nombreux, l'urgence de la situation - l'enjeu n'est ni plus ni moins que la survie de l'espèce humaine - exige une désobéissance civile massive et sans compromis. Si les acteurs de cette désobéissance civile dans le monde présentent un ensemble assez disparate de revendications et d'exigences (de la défense du droit des animaux, du végétalisme anti-viande à l'interdiction des essais nucléaires ou/et de l'énergie nucléaire...), celles-ci convergent bien vers une contestation radicale de la forme de civilisation mise sur les rails avec les vagues d'industrialisation du XIXe siècle. Il faut d'ailleurs souligner que les acteurs principaux du système en cause - médias dominants, financiers internationaux, gouvernants soucieux de compter leurs sous alors que la maison brûle - le comprennent bien. Ils réagissent avec tout le poids de leur système judiciaire et policier, avec une disproportion de moyens révélatrice d'une certaine panique...

   Sans doute deux types de désobéissance civile sont-elles en train d'émerger en force dans de nombreux pays, à propos de l'urgence climatique.

    L'une, spectaculaire et largement commentée dans la presse, en cette année 2019 - par exemple cette action dans plus de 1600 villes de 120 pays où des milliers de personnes sont descendues dans la rue, en même temps, le 25 mai - et l'autre plus rampante et diffuse à l'ensemble des secteurs économiques et présente dans maints secteurs (scolaire, administratif, voire financier), qui entraine l'échec de nombreuses activités du capitalisme parfois sauvage qui sévit actuellement dans le monde.

      La nécessité pour beaucoup de se montrer, afin de peser directement sur les choix politiques publics ou privés en matière économique notamment, afin d'entraver maintes pollutions et atteintes à l'environnement, va probablement devenir une variable sur laquelle seront obligés de compter gouvernants de toute sorte (publics et privés), les différents blocage de l'information au niveau des médias ne parvenant plus à étouffer les voix de plus en plus nombreuses et influentes qui s'élèvent contre le massacre de la nature, support de vie et de toutes les activités.

Au nombre d'initiatives - qui restent souvent légales - se développent des recours juridiques contre les États qui ne respectent ni les lois nationales protectrices  en vigueur ni les règlements internationaux, et à l'intérieur des États, des initiatives citoyennes juridiques comme L'Affaire du siècle en France. Mais, d'ores et déjà, devant la lenteur et les limites de ces recours, les mêmes citoyens ont tendance à mener parallèlement moyens légaux et illégaux afin de faire plier tout un système fondé notamment sur la production et la distribution de carburants porteurs d'effet de serre... Nés juste avant la COP 21, des mouvements citoyens Alternatiba et Action Non-Violente COP21, Greenpeace, Les Amis de la Terre, tentent de créer un mouvement de masse populaires, non-violent et déterminé pour le climat. Il est encore difficile de trouver les leviers de ce mouvement de masse, à l'heure où les élections (nationales ou européennes) ne capitalisent rien de décisif de ces combats écologiques, et les actions sont encore celles de "coups", plus ou moins médiatiquement répercutés. C'est qu'au-delà des rhétoriques sur les nécessaires changements sociaux et le remplacement du capitalisme par un autre système (mais on n'ose plus parler de révolution socialiste...), il s'agit de changer radicalement de mode de vie, avec l'obligation de renoncer à certains conforts et certaines habitudes consuméristes (consommation d'énergie - ne serait-ce que par abus d'Internet! - et de circulation des biens et des personnes par exemple), d'opérer ce que d'aucuns pourraient percevoir comme une régression des conditions de vie. Et cela, les migrations automobiles estivales le montrent encore amplement dans tout l'Occident et même de plus en plus en Chine et dans d'autres pays, les populations en général, ne sont pas près à l'assumer, la préférence allant nettement de comportements passifs type après-moi-le-déluge, au sentiment d'impuissance non seulement collective mais également individuelle...

      Par ailleurs, nombre de responsables à tous les échelons de la société, commencent à réaliser des "grèves du zèle" en série qui pèse de plus en plus lourdement sur la réalité des politiques politiques et privées - nonobstant une publi-information persistante qui clame des progrès toujours renouvelés. De l'agent administratif, qui, face à sa pile de dossiers qui s'accumulent du fait même des compressions de personnels, choisit les moins nocifs ou les plus anodins au responsable local qui ignore délibérément directives et décisions nocives, se multiplient les actes - avec de sérieux retards d'information des actions de ceux-ci par les responsables - qui bon an mal an, oriente la société vers le recul du moment où les équilibres écologiques seront si perturbés qu'ils ne pourront supporter la vie telle que nous la connaissons. Aux États-Unis, par exemple, nombre d'États ou de comtés, parfois illégalement, prennent le contre-pied des politiques énergétiques de l'administration fédérale. Mais il reste que les habitudes d'obéissance à la loi, même parmi les responsables les plus motivés, freinent nombre d'initiatives, d'autant que le système économique s'attache - encore, mais une crise pourrait changer radicalement cette donne - toutes les classes moyennes de tous les continents, idéologiquement et économiquement.

   Le sentiment montant de l'opinion publique, grâce aux multiples efforts d'information sur la réalité des changements climatiques et surtout la multiplication des désastres écologiques, est que même les politiques très progressives (et très lentes, vu les réticences des consommateurs et des industries) de transition énergétique ne suffiront pas à inverser la tendance. Il faudra bien, à un moment ou à un autre, sous peine d'extinction, qu'un changement radical (et malheureusement de plus en plus brutal au fur et à mesure qu'on éloigne les mesures nécessaires aujourd'hui) intervienne, probablement par l'émergence d'une nouvelle civilisation où valeurs et activités diffèreront autant qu'elles ont différés entre période pré-industrielle et période industrielle/post-industrielle... Il est vrai qu'une toute petite minorité (mais diffuse dans les organisations internationales...) estime qu'il est déjà trop tard (en fait les changements économiques auraient déjà dû se produire dans les années 1950, à l'époque des premières sévères avertissements), et s'entraine déjà, comme Yves COCHET, à l'après ère industrielle... Ce dernier, ex-député européen et ministre de l'environnement de Lionel JOSPIN, se réclame de la collapsologie ; il estime que l'humanité n'existera plus en tant qu'espèce en 2050, et parmi les personnalités qui tirent régulièrement la sonnette d'alarme, tels ces 200 pour sauver la planète, certains estiment qu'il est temps de se préparer à une grande contraction de l'espèce humaine. sans pour autant adopter le comportement - violent- de survivalistes américains - lesquels se sont habitués à se préparer à la survie  à toutes sortes de fin du monde.

   C'est sans doute dans les jeunes générations que se préparent des bouleversements sociaux - lesquels demandent de plus en plus de comptes aux adultes, qui les obligent à étudier (pourquoi faire?) sans remettre en cause les comportements destructeurs de la nature. Elles sont sans doute plus sensibles que les autres à l'extinction massives d'espèces à laquelle nous assistons, dans cette sorte d'atmosphère générale - entre déni de la réalité et attitudes d'impuissance.

 

Pablo SERVIGNE et Raphaël STEVENS, Comment tout peut s'effondrer, Seuil, 2015. Yves COCHET, Devant l'effondrement, Les liens qui libèrent, à paraitre en septembre 2019.Blogs.mediapart.fr/alternatiba, Changeons le système, pas le climat, 2019.

GIL

Partager cet article
Repost0
5 juillet 2019 5 05 /07 /juillet /2019 07:56

   Dans l'ensemble de la littérature consacré aux évolutions de la criminalité et de la délinquance, les livres les plus intéressants pour notre propos (le conflit...) se démarquent d'une phraséologie (de l'exactitude et de la précision dans la caractérisation du criminel) et d'une approche moralo-comptable (les sanctions) pour faire place à des visions anthropologiques et sociales de ce qui est légal ou non légal, en regard même des types de société en construction, notamment dans l'époque moderne.

    La potence au XVIIIe siècle ne punit pas que les auteurs d'assassinats, elle est l'instrument - impressionnant - de l'imposition des certaines valeurs à certaines classes sociales réticentes à changer leurs comportements et leurs habitudes, surtout son rapport à la propriété. C'est une analyse historique minutieuse que nous livre ici Peter LINEBAUGH, spécialiste de l'histoire anglaise et irlandaise ainsi que du travail et du colonialisme atlantique. Auteur déjà, avec Marcus REDIKER, de L'Hydre aux mille têtes, L'histoire cachée de l'atlantisme révolutionnaire (Amsterdam 2008), il retourne aux sources primaires - archives judiciaires, chansons et poèmes populaires, confessions et dernières paroles de condamnés - pour nous faire revivre les pendus, ces travailleurs ordinaires que rien, suivant nos propres critères, ne destinait à la potence, mais dont les usages et coutumes apparaissaient comme une menace pour les élites au pouvoir, toutes entières dédiées à la constitution d'une société capitaliste industrielle.

    L'historien étatsunien veut savoir (et nous faire savoir) qui étaient les quelque 1 200 malheureux pendus parmi tant d'autres qu'il a répertoriés. On découvre toute une série de figures picaresques, grossiers, sales et méchants, pauvres types aux trognes patibulaires, cicatrices de bien des blessures et de maladies qui hantent les quartiers populaires de Londres. mais au-delà de ces personnages hauts en couleurs et peu recommandables, la "tyburnographie" mise en oeuvre par l'historien révèle que c'est bien l'ensemble du petit peuple de la capitale qui, au moindre écart, se trouve exposé à la rigueur des juges et à la raideur de la corde. Les pendus ne forment pas une quelconque classe criminelle composée de marginaux ; leur profil social n'est pas celui d'un lumpenprolétariat désafillié, il s'agit au contraire de travailleurs ordinaires, artisans et compagnons durs à la peine, qui forment la majorité de la population pauvre. Leur mode de vie, leurs usages et coutumes apparaissent comme une menace potentielle permanente pour les élites au pouvoir, qui développent en conséquence une conception extensive de la notion de crime : une législation de plus en plus sévère aboutit à criminaliser non seulement les déviances, contestations et insolences, mais aussi les comportements populaires en eux-mêmes, dès qu'ils semblent menacer la propriété. Le Code sanglant et la pendaison constituent, aux mains des pouvoirs, une arme de répression massive et de dissuasion contre toute atteinte aux biens (bien plus qu'aux personnes...).

La sociographie des pendus de Tyburn met ainsi en lumière tout un peuple de travailleurs, qualifiés ou non, incluant de nombreux migrants venus d'Irlande ou d'ailleurs pour s'employer à Londres, dont Peter LINEBAUGH restitue de façon saisissante la vie quotidienne, les labeurs, les espoirs et les peines. Son parti pris manifeste est celui de l'history from below, l'histoire par en bas, telle qu'Edward P. THOMPSON et Eric HOBSBAWN l'ont définie : rompre avec l'histoire traditionnelle, focalisée sur les institutions et les "grands" hommes, au profit d'une histoire des pratiques et des résistances populaires. En prenant au sérieux des comportements et des usages jusque-là considérés comme irrationnels ou pulsionnels (cette populace qui gêne les grands desseins de l'Histoire...), ce courant historiographique contribue à renouveler en profondeur l'histoire sociale et politique britannique. Les hommes et les femmes du peuple deviennent ainsi ce qu'ils ont en fait toujours été : des acteurs tout aussi légitimes des transformations politiques et culturelles que les hommes d'État et les élites sociales.

Il est vrai que le prisme choisi ici, celui des archives judiciaires - ce qui assurément exige une somme de travail non négligeable de recherches et de lectures; est singulier : le "crime", tel que le stigmatisent les tribunaux, est analysé dans sa dimension de révélateur social. Derrière le vol, le braconnage, le détournement des matières premières (des chantiers, des mines et des ateliers...), la contrebande et toutes les formes d'atteinte aux biens que les lois du Code sanglant ont déclarés criminelles et passibles de la peine de mort, on détecte des logiques de comportement, des usages coutumiers et des valeurs que les autorités estiment déviants mais qui sont constitutif de l'éthos et du mode de vie populaire.

Peter LINEBAUGH met ici en oeuvre de façon érudite et passionnée le programme de recherche défini par son maître Eward P. THOMPSON, lorsqu'il avait fondée en 1965 le centre d'étude d'Histoire sociale, à l'université de Warwick. Il s'agissait d'analyser l'apparente montée des crimes et délits dans l'Angleterre du XVIIIe siècle, en s'efforçant de cerner le profil des accusés poursuivis par les tribunaux et de comprendre leurs motivations. Une succession d'ouvrage rompait alors avec l'historiographie dominante des années 1950-1960.

Peu connu en France, l'auteur produit depuis un certain temps dans les revues d'histoire de langue anglaise des travaux largement discutés. Les Pendus de Londres est un ouvrage pionnier, dans sa version universitaire primitive de 1975, comme dans sa version augmentée de 1991. Personne n'avait été aussi loin dans l'exploitation des archives londoniennes du XVIIIe siècle, dans la perspective d'une anatomie du "crime social". C'est tout à l'honneur des éditions Lux et CMDE, de porter à la connaissance du peuple francophone de tels travaux. Cet ouvrage porte sur un des caractères de cette fourmilière et mégalopole qu'est Londres : 600 000 habitants en 1700 (10% de la population anglaise), et plus d'un million en 1801. Londres est au XVIIIe siècle le plus grand foyer mondial de commerce maritime international et de production artisanale et manufacturière. Son activité est réellement le modèle du capitalisme tel qu'il se développe ensuite dans le monde, et l'analyse de "sa" criminalité est d'autant plus emblématique de ce qui se passe dans l'ensemble du continent européen. La liaison entre les évolutions juridiques - défense de la propriété au premier rang des préoccupations - les luttes judiciaires et le développement du capitalisme industriel est ainsi mise en lumière de manière érudite et précise.

 

Peter LINEBAUGH, Les pendus de Londres, Crime et société civile au XVIIIe siècle, Lux et CMDE, 2018, 620 pages. Édition préfacée et annotée (très abondamment) par Philippe MINARD.

Partager cet article
Repost0
26 juin 2019 3 26 /06 /juin /2019 08:19

   L'urbaniste et essayiste français Paul VIRILIO est principalement connu pour ses écrits sur la technologie et la vitesse dont l'alliance constitut selon lui une dromosphère". Il étudie dans nombre de ses ouvrages les risques inhérents aux nouvelles technologies et comment la technologie elle-même tend à les cacher.

      Formé d'abord à l'École des métiers d'art, à Paris (verrier), tout en suivant les cours de Vladimir JANKÉLÉVITCH et de Raymond ARON à la Sorbonne, il collabore ensuite avec Henri MATISSE et Georges BRAQUE. converti au catholicisme en 1950, il est appelé à la guerre d'Algérie.

Ce conflit réveille les souvenirs de la seconde guerre mondiale (il a vécu les bombardements de Nantes et en garde un intérêt pour les choses de la guerre et une inquiétude sur la fragilité du monde urbain). En 1958, il entreprend une étude phénoménologique sur les territoires militaires, en particulier sur les bunker du mur de l'Atlantique.

 

Architecture et Urbanisme vue dans l'ensemble de l'évolution sociale

     Il fonde avec Claude PARENT (né en 1923), architecte marginal et designer inventif, polémiste, le groupe Architecture Principe, puis publie un premier manifeste pour une architecture oblique. Tous deux professeurs à l'École spéciale d'architecture (ESA) à Paris, ils forment dans leur atelier plusieurs grands noms de l'architecture contemporaine française, comme Jean NOUVEL.

Son enseignement à l'ESA évolue vers l'urbanisme et l'architecture, qu'il aborde en même temps comme un vaste système de réseaux dont il s'agit de catégoriser les objects, puis pondérer la hiérarchie par leurs vitesses? Il met en évidence l'importance de l'espace concret dans la vie sociale, et plusieurs auteurs qui l'ont connu ont fait un oeuvre sur ce sujet, comme Espèces d'espaces de Georges PEREC (1974), Énergie et équité d'Ivan ILLICH (1973) ou L'Art de faire de Michel de CERTEAU (1980).

      C'est surtout à partir du milieu des années 1970, qu'il entame une activité éditoritale soutenue, de Pourrissement des sociétés (dans un collectif, 1975), d'Essai sur l'insécurité du territoire : essai sur la géopolitique contemporaine (1976), Vitesse et politique : essai de dromologie (1977), Défense populaire et luttes écologiques (1978), à L'Horizon négatif : essai de dromoscopie (1984) et Le Grand accélérateur (2010). Il ne cesse d'allier et d'alterner ouvrages sur l'architecture proprement dite et oeuvres plus générales touchant à l'évolution du monde. Parallèlement à ses ouvrages, il collabore régulièrement aux revues Esprit, Cause commune, Critique et Traverse et Urbanisme.

Paul VIRILIO cède, comme beaucoup d'autres à son époque, à l'abus de faire appel aux concepts des sciences physiques et mathématiques (surtout sur les questions de dromologie...) pour appuyer son argumentation, et cela lui est reproché vivement, par exemple par Alan SOKAL et Jean BRICMONT, dans leur ouvrage Impostures intellectuelles.

     Dans les années 1980, aux côtés du père Patrick GIROS, il s'engage en faveur des sans logis et des exclus. En 1992, il fait partie du Haut Comité pour le logement des personnes défavorisées.

    Sympathisant de la mouvance non-violente (comme il a toujours été du socialisme autogestionnaire), il soutient en 2001 la création du fonds associatif Non-violence XXI.

    En 2011, il dénonce la tyrannie induite par les nouveaux réseaux de transmission, en pleine popularité d'Internet.

 

Dromologie

    Même si pour l'instant, le terme ne passe pas dans la postérité, la dromologie ou étude du rôle joué par la vitesse dans les sociétés modernes. Avec ce néologisme (du grec dromos, course et logis, science), Paul VIRILIO veut aller à l'encontre de l'ignorance de la philosophie quant à la vitesse. Il considère que le temps, la durée, ne commence à avoir du sens qu'avec la révolution des transports au XIXe siècle et son importance s'accroit avec les technologies de la communication du XXe. Pour lui, l'invention de la théorie de la relativité posera la vitesse comme un ultime absolu.

    La révolution industrielle est aussi une révolution dromocratique, car la vitesse qu'elle a fabriquée a considérablement modifié l'espace et le temps dans nos pratiques. Au XVIIIe siècle encore, les déplacements d'un lieu à un autre, à cheval ou en bateau, étaient composés de trois phases : le départ, le voyage, l'arrivée. La phase voyage était un moment de découverte, le moment en réalité le plus important. Avec la généralisation de transports de plus en plus rapides, le déplacement ne se pense plus qu'en termes de départ et d'arrivée. le voyage lui-même n'est plus un mouvement de découverte, mais un temps qu'il faut occuper pour écourter la sensation de durée. Au XXe siècle, avec l'apparition de nouvelles technologies et des transmissions à grande vitesse, il n'est plus question de départ et de voyage. Les données nous arrivent sans avoir vraiment voyagé. Nous n'habitons plus la géographie mais un temps devenu mondial. Nous vivons désormais dans l'instantanéisme, qui consacre l'épuisement du temps par la vitesse.

   L'auteur constate que la vitesse est toujours considérée comme un progrès. Il nous rappelle qu'aucune machine, inventée au cours de l'histoire, n'a été une machine pour ralentir. La vitesse réduit en définitive notre connaissance concrète du monde et notre capacité d'agir sur lui. Par exemple, dans le domaine militaire, l'utilisation de technologies de plus en plus rapides conduit à une démission humaine au profit de la technologie. L'espace-temps des guerres est l'espace temps des armes, or les armes actuelles, contrairement aux flèches et aux canons, vont plus vite que la vitesse de décision des hommes. Les cracks boursiers sont eux aussi symptomatiques des conséquences de la vitesse exponentielle des transactions traitées par des algorithmes.

    Dans les années 1980, se sont développés divers mouvements "slow" qui se proposent de ralentir le rythme de vie, Il s'agit tout simplement de se donner le temps de vivre, au rythme correspondant à la maitrise de son existence. Et en même temps de prendre le temps de penser le monde et son évolution, afin d'agir sur lui, et de ne pas se laisser dépasser par la vitesse des machines de plus en plus perfectionnées et... de moins en moins maitrisables. Les machines étant pensées non seulement en tant qu'éléments matériels mais aussi substituts aux hommes dans de nombreux domaines (en économie comme dans l'armement). Ces initiatives portent une une réflexion sur la distinction entre temps présent et temps long et la nécessité de ralentir les processus afin de se les réapproprier.

    Paul VIRILIO, malgré la dimension tragique de ses propos, se défend de tout pessimiste. Tout de même, il met l'accent, notamment dans Ville panique, écrit après les attentats de septembre 2001 aux États-Unis, sur le passage de la guerre traditionnelle à la guerre aléatoire sans ennemi et sans fin et d'un état de nihilisme dans l'espace public...

      La postérité des idées de Paul VIRILIO, peu visible sur le plan institutionnel, se mesure toutefois en terme d'influences... La contestation des rythmes de vie imposé par le monde moderne se décline en nombre de réflexions dans les milieux notamment de l'écologie. Sans doute, les conséquences de ces rythmes, surtout le résultat d'une fuite en avant technologique sans objectifs réels autre que son auto-croissance, sera-t-elle propice à un renouveau, qui s'exprime d'abord sur le plan éditorial (et sur Internet), de cette pensée sur la dromotique.

 

Paul VIRILIO et autres auteurs, Les pourrissement des sociétés,Union générale d'éditions, 1975 ; Bunker Archéologie, étude sur l'espace militaire européen de la Seconde Guerre mondiale, éd. CCI, 1975, réédition Galilée, 2008 ; Éssai sur l'insécurité du territoire : essai sur la géopolitique contemporaine, éd. Stock, 1976, réédition Galilée, 1993 : Vitesse et politique : essai de dromologie, éditions Galilée, 1977 ; Défenses populaire et luttes écocologique, Galilée, 1978 ; La crise des dimensions : la représentation de l'espace et la notion de dimensions, École spéciale d'architecture, 1983 ; L'espace critique : essai sur l'urbanisme et les nouvelles technologies, Christian Bourgois, 1984 ; L'Horizon négatif : essai de dromoscopie, Galilée, 1984 ; La bombe informatique : essai sur les conséquences du développement de l'informatiquen Galilée, 1998 ; Stratégie de la déception : à partir du conflit du Kosovo, réflexion sur la stratégie militaire du contrôle et de désinformation tous azimuts, Galilée, 2000 ; Ville panique : Ailleurs commence ici, Galilée, 2003 ; Le Futurisme de l'instant : stop-eject, Galilée, 2009 ; Le Littoral, la dernière frontière, entretien avec Jean-Louis VIOLEAU, Sens & Tonka, 2013. On consultera avec profit également "Accident de tempo", dans Regards sur la crise. Réflexions pour comprendre la crise... et en sortir, ouvrage collectif dirigé par Antoine MERCIER, avec Alain BADIOU, Michel BENESAYAG, Rémi BRAGUE, Dany-Robert DUFOUR, Alain FINKIELKRAUT, Élisabeth de FONTENAY..., Éditions Hermann, 2010.

Partager cet article
Repost0
23 juin 2019 7 23 /06 /juin /2019 07:42

   La notion de champ, utilisée en physique et en psychologie pour rendre compte de l'appartenance des éléments à une configuration globale, revêt une importance majeure dans la théorie sociologique de Pierre BOURDIEU. Le champ, comparable à des termes comme système ou instance, mais impliquant aussi une notion de rayonnement ou d'influence autour d'éléments centraux, est destiné à rendre compte d'un monde social différencié où existent des régions déterminées, qui ne peuvent être réduites aux structures globales de la société dont elles font partie. L'élaboration de cette notion doit beaucoup à la mise en oeuvre d'un mode de pensée "relationnel" (Ernst CASSIRER, Gaston BACHELARD) ou structural (Claude LÉVI-STRAUSS) sur une question abordée par plusieurs approches antérieures, marxistes et fonctionnalistes, s'efforçant de concilier la spécificité des parties de l'ensemble social avec leur dépendance. (Louis PINTO)

Cette notion de champ est à mettre en relation avec la théorie de l'espace social qu'évoque Pierre BOURDIEU, notamment dans ses écrits les plus récents. Il renouvelle les manières d'appréhender la société. L'espace social est une espace structuré en fonction des distances sociales qui séparent les agents. Les individus sont positionnés dans cet espace selon leur plus ou moins grande dotation en "capital" (culturel, matériel, symbolique...). Dans la mesure où tous convoitent les positions dominantes, l'espace social se présente comme un espace de luttes. Elles se centrent sur des enjeux spécifiques dans le cade de ce que le sociologue français appelle des "champs". (Anne JOURDAIN et Sidonie NAULIN)

 

Champ....

   Le champ, tel qu'on peut le comprendre dans les écrits de Pierre BOURDIEU et de ses collaborateurs, notamment dans la revue Actes de la recherche en sciences sociales, se caractérise par son "autonomie relative". Ses agents (prêtres, peintres, mathématiciens, pour prendre ceux qui font l'objet d'une étude in extenso...) se définissent comme les individus qui, reconnus par leurs pairs, sont en mesure de se soustraire à des intérêts externes, d'apprécier la valeur d'enjeux internes, d'agir selon des normes, se distinguant de la sorte des profanes en vue de faire ce qui , comme professionnels, ils sont les seuls capables de faire. Il existe donc des conditions plus ou moins formalisées pour entrer et exister dans un champ.

La délimitation de l'espace considéré est le produit historique d'un ensemble de débats, de luttes, de compromis à travers lesquels les agents sociaux font valoir une vision autonome (ou qui s'efforce de l'être) de ce qu'ils font et de ce qu'ils sont. Son existence et fonctionnement ont un caractère foncièrement temporel = exister, c'est s'opposer à d'autres agents, nouveaux ou anciens. Le temps est introduit par la lutte dans un espace qui demeure toujours ouvert et différencié (par opposition notamment à un "corps" professionnel, cas limite fondé sur l'homogénéité d'individus plus ou moins substituables et indiscernables). Ces luttes peuvent mettre en jeu des instruments de pouvoir (économique, bureaucratique...) mais elles revêtent toujours une dimension symbolique de légitimation spécifique (religieuse, philosophique, esthétique...). C'est pourquoi la croyance dans la valeur des enjeux considérés (nommés illusio par BOURDIEU) n'est pas une propriété accessoire des agents mais une condition de possibilité essentielle de fonctionnement du champ.

Si le champ est marqué par la pluralité, il n'est pas le simple reflet des interactions entre des individus empiriques qui s'opposeraient consciemment ; il n'est rien d'autre, à un moment donné, que le système des relations intelligibles entre des positions distinctives définies relationnellement (écrivain régionaliste par rapport à écrivain "pur", théoricien par rapport à praticien...) occupées par des agents déterminés. Un certain nombre de traits invariants peuvent être discernés : le degré d'autonomie (l'invocation du public n'est pas possible en mathématiques) ; l'opposition entre les positions les plus autonomes et les moins autonomes, situées près des frontières du champ ; l'opposition entre les dominants actuels et les dominés ; l'opposition entre les gardiens de l'ordre et les agents de subversion (d'après le modèle prêtre/prophète). A une position déterminée dans le champ, on peut associer, d'un côté, les choix les plus probables qu'elle tend à favoriser et, d'un autre côté,  les propriétés de trajectoire qui inclinent un individu à occuper précisément cette position plutôt qu'une autre. Enfin, l'existence d'un champ a aussi pour conséquence le fait que les agents se rapportent à l'histoire de ce dernier, objet de savoir spécialisé qui offre des références et des ressources pour le présent.

  Louis PINTO estime que les vertus de cet instrument sociologique sont au moins de quatre ordres.

- iI permet de penser les relations réglées qui s'instaurent entre trois ensembles : celui des positions, celui des prises de position, celui des dispositions. Les notion de champ et d'habitus demandent à être étroitement liées.

- Il permet de mettre en relation les oppositions immanentes à un champ avec des oppositions propres à n autre champ, ou plus globales (structure des classes sociales).

- Il favorise l'analyse comparative en permettant de situer le cas considéré dans un espace de possibles, de se défaire de particularités "locales", de prolonger la description vers la mise en évidence de régularités et de facteurs explicatifs, bref, de satisfaire des exigences de généralisation, par exemple à partir de monographies sur des sujets précis.

- Il permet d'envisager de façon précise le problème du changement : rien n'oblige à postuler l'immobilité, mais la nouveauté n'est pas un surgissement ex nihilo. Il importe de prendre toujours en considération les invariants derrière ce qui varie. Le changement peut être pensé comme une transformation réglée qui, selon les cas, découle de luttes internes, de modifications de frontières, de bouleversements morphologiques (l'afflux de candidats dans le champ de la peinture en France vers 1850, comme condition de rupture avec l'académisme).

    Les analyses en termes de champ ont inspiré de nombreux travaux, en dehors de ceux de BOURDIEU et de ses collaborateurs. Une théorie générale des champs (restée en projet) pourrait avoir pour tâche d'élucider, entre autre, la grande diversité des usages, depuis des versions fortes (le champ scientifiques) jusqu'à des versions faibles où le champ tend à être envisagé surtout comme un espace de positions différenciées.

 

Espace social...

    Les capitaux (économique, culturel, social, symbolique, politique...) sont au fondement d'un espace social multidimensionnel, constitué d'une pluralité de champs, tel que le champ artistique, le champ économique, le champ journalistique.

Pierre BOURDIEU emprunte à Karl MARX, la notion économique de "capital", laquelle lui permet de mettre à jour le positionnement des individus les uns par rapport aux autres dans l'espace social. Rappelons que dans la théorie marxiste en général, les individus sont qualifiés de bourgeois ou de prolétaires selon qu'ils disposent ou non de capital économique (auquel d'ailleurs est rattaché la notion de propriété). Aux premiers, propriétaires des moyens de production, s'opposent les seconds qui ne possèdent que leur force de travail. la notion de capital se résume ainsi aux seuls moyens de production, étant donné bien entendu que la théorie marxiste elle-même analyse bien par ailleurs l'articulation entre gestionnaires et propriétaires des capitaux... Pierre BOURDIEU et ses collaborateurs ne limitent pas, quant à eux, le capital à sa sphère économique. Ils envisagent l'existence de capitaux de différentes natures qui apparaissent comme autant de ressources sociales pour les agents. Conçue comme un stock au volume plus ou moins important, chaque espèce de capital est le fruit d'une accumulation en vue d'obtenir un profit ou rendement, matériel ou non.

Quatre principaux types de capitaux sont distingués, au fil des études qui leur sont consacrés : le capital économique, le capital culturel, le capital social et le capital symbolique, même si d'autres s'articulent autour d'eux et font l'objet, eux aussi, d'études précises.

- Le capital économique désigne l'ensemble des ressources économiques d'un individu (au d'un groupe), aussi bien un patrimoine matériel que ses revenus. Le fait de disposer de capital économique permet d'acquérir plus facilement d'autres types de capitaux.

- Le capital culturel correspond aux ressources culturelles qui permettent à un individu d'apprécier les biens et les pratiques propres à la culture savante. Introduite par Pierre BOURDIEU et Jean-Claude PASSERON dans La Reproduction, éléments pour une théorie du système d'enseignement, pour rendre compte des inégalités scolaires des élèves en fonction de leur origine sociale, elle est précisée dans un article, les trois états du capital culturel par Pierre BOURDIEU. Il y précise que le capital culturel peut exister sous trois formes : à l'état incorporé, sous la forme de dispositions de savoirs et savoir-faire constitutifs d'un habitus, à l'état objectivé, sous la forme de biens culturels (tableaux, livres, dictionnaires, machines...) et à l'état institutionnalisé, sous la forme de titres scolaires.

- Le capital social est défini comme l"ensemble des ressources actuelles ou potentielles liées à la possession d'un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d'interconnaissance et d'inter-reconnaissance (le capital social, Notes provisoires, 1980). un agent dispose d'un capital social d'autant plus important que l'étendue de son réseau de relations est plus grande et que les personnes avec lesquelles il est en relation sont elles-mêmes plus fortement dotées en capitaux économiques et culturels.

- Le capital symbolique renvoie aux notions de prestige et de reconnaissance sociale. Pierre BOURDIEU précise que le capital symbolique n'est pas autre chose que le capital économique ou culturel lorsqu'il est connu et reconnu (Choses dites, 1987).

La transmission et l'accumulation des capitaux, au sein d'une famille ou d'une classe sociale ne se réalisent pas de la même façon selon l'espèce de capital considéré. Chacun des types de capital fait l'objet de possibilités diverses de transmission, suivant les activités des individus, leur positionnement dans leur propre classe, et également de possibilités diverses d'accumulation suivant également leurs activités.

Pierre BOURDIEU insiste, que ce soit à l'échelle de l'individu ou des classes sociales, sur l'aspect dynamique de l'existence de ces capitaux. Classements et luttes de classement sont constants, non seulement entre les individus mais également les classes qui n'existent que par l'action de ces individus. Les classes sociales ne sont jamais "données" en fonction des capitaux existants, Elles n'existent, et deux fois, objectivement et dans les représentations, que dans les luttes constantes. Les catégories professionnelles, par exemple, sont des constructions élaborées et défendues, et leurs frontières changent constamment en fonction de l'évolution même des luttes de classe. En légitimant l'ordre social qui les avantage, les dominants exercent une violence symbolique sur les données. Une fois légitimée, la domination apparaît en effet "naturelle" non seulement aux dominants mais aussi aux dominés qui méconnaissent les mécanismes d'imposition de cet arbitraire. Cette légitimation n'est pas (seulement et principalement) le produit d'une action délibérée de propagande ou d'imposition symbolique. Même les dominants obéissent à des habitus qui leur camouflent souvent ces mécanismes d'imposition. C'est d'ailleurs cette méconnaissance partagée qui provoque toutes sortes d'inadéquation entre état des capitaux existants et fructification de ceux-ci. Et comme la connaissance - par la sociologie - est sujette à constante révision même par ceux qui en possèdent (connaissance et capacité d'action) les mécanismes, le changement social constant constitue une donnée de toute société. Bien entendu, cette connaissance du coup est toujours lacunaire, et constamment la science sociologique (en admettant qu'elle aboutisse à la compréhension du tout social, chose dont on... s'éloigne d'ailleurs à notre époque aux sociologies éparpillées) est toujours rattrapée par les évolutions mêmes de la société, le jeu existe toujours entre dominants et dominés, dans des limites toujours, elles-aussi, mouvantes. Les exemples sont légions de reconversion d'un capital en une autre sorte de capital réalisé par les individus qui croient trouvés là des moyens de "gagner" dans la lutte du classement, et souvent de manière contre-productive...

   Comme pour les champs, les conceptions des différents types de capitaux ont fait l'objet d'études par nombre de sociologues, sur de nombreux sujets, par exemple la vie conjugale ou le marché matrimonial (François de SINGLY).

    Les individus, mus par leurs habitus et par leurs objectifs, agissent dans une pluralité de champs sociaux, tels que le champ artistique, le champ économique (lequel peut se fractionné en champ productif, en champ bancaire, etc...), le champ journalistique, le champ religieux, privilégiant l'un ou l'autre ou "mettant leurs billes dans des paniers différents", construisent l'ensemble des relations sociales, dans les fait et dans les représentations.

 

Conflits dans l'espace social...

  Si chaque champ possède ses spécificités (enjeux, type de capital, règles) qui le rendent irréductible aux autres champs, on le voit bien dans les études consacrés à l'un ou à l'autre, il existe des lois générales qui sont valables pour tous les champs. Pierre BOURDIEU met en garde contre l'invention d'autant de systèmes explicatifs qu'il y a de champs au lieu de voir dans chacun d'eux une forme transformée de tous les autres, ou pire, à instaurer en principe d'explication universel une combinaison particulière de facteurs efficients dans un champ particulier de pratiques (La Distinction). Cette mise en garde équivaut à une autre mise en garde, celle d'utiliser un vocabulaire, des tendances de pensée, propre à un champ, doté d'une spécificité telle que seuls les professionnels de ce champ peuvent le comprendre, jusqu'à faire paraitre ce champ comme naturel et nécessaire (dans le champ de la justice par exemple, instance "nécessaire" à toute société organisée, toute l'échelle des peines est logique, quasi scientifique, d'une justesse imparable... la prison donc impossible à contourner). Il faut au contraire rechercher ce qu'ont en commun les différents champs pour comprendre réellement la société. Ce sont les relations qui s'établissent entre les positions à l'intérieur du champ qui font sa présence et sa prégnance.

Pour Pierre BOURDIEU, ces relations peuvent être envisagées de deux manières différentes. D'un point de vue statique, un champ est un champ de forces. A un moment donné, un champ se caractérise par une distribution inégale des ressources qui déterminent des positions différentes. Schématiquement, dans tout champ, il y a des individus riches en capital spécifique qui sont les dominants et des individus moins bien dotés qui sont dominés. Ceux qui dominent le champ ont les moyens de le faire fonctionner à leur profit ; mais ils doivent compter avec la résistance des dominés (Le capital social. notes provisoires, 1980). L'inégalité de dotations crée un rapport de force entre dominants et dominés. Dès lors, les positions des agents n'ont de sens que les unes par rapport aux autres : elles n'existent que relationnellement. Chaque position est définie par la quantité de capital spécifique accumulé par l'agent au cours de lluttes antérieures. Le champ est donc, d'un point de vue dynamique cette fois, un champ de luttes. Les agents s'y affrontent (avec des moyens qui dépendent de leur position au sein du champ de forces) pour conserver ou transformer le rapport de force initial, donc la structure du champ. L'existence de luttes sociales au sein de chaque champ spécialisé ne permet pas, comme dans la théorie marxiste, de parler d'un unique conflit central qui structurerait l'ensemble de la société.

L'affrontement au sein des champs se traduit par des prises de position autour de l'enjeu du champ, comme par exemple le positionnement à droit ou à gauche dans le champ politique. Les prises de position des agents dans la lutte dépendent de la position des agents dans le champ et de leur trajectoire. C'est en effet pour partie la position qui détermine la prise de position. La position dans le champ définit le "point de vue" des agents sur le champ, point de vue à partir duquel se forgent leurs représentations de la lutte et de ses enjeux. L'habitus, qui est à l'origine d'une homologie entre les structures objectives et les structures mentales, explique cette convergence entre position et prise de position. la trajectoire (ascendante ou descendante) des individus est aussi un éléments qui vient structurer leurs dispositions et leurs représentations, et donc in fine, leurs prises de position. Ces prises de position peuvent être analysées comme le fruit de stratégies (pas nécessairement conscientes) destinées à conserver ou améliorer sa place. Pierre BOURDIEU présuppose en effet que les actions des agents sont toujours orientées vers le maintien ou l'élévation de leur position dans l'espace social.

Le sociologue français définit deux grands types de stratégie : les stratégies de conservation et les stratégies de subversion. Les premières, appelées aussi stratégie de reproduction ou de succession, sont celles des individus qui monopolisent le capital spécifique du champ et qui cherchent à conserver ou améliorer leur position en perpétuant le jeu qui est en leur faveur. Ce sont donc les défenseurs de l'orthodoxie, du jeu tel qu'il est. Leur position dominante leur confère la possibilité de définir les règles du jeu les plus favorables à leurs intérêts. A l'opposé, les tenants des stratégies de subversion sont des individus moins bien dotés en capital spécifique. Ce sont souvent les nouveaux entrants qui apparaissent comme des "prétendants". Ils sont considérés comme hérétiques dans la mesure où ils contestent le bien-fondé de la hiérarchie des positions dans le champ en essayant de changer les règles du jeu ou la nature même de l'enjeu du champ afin de réévaluer leurs capitaux et donc d'améliorer leur position. Les agents exclus ou mal positionnés dans le champ peuvent aussi essayer par exemple d'élargir les frontières institutionnelles ou symboliques du champ pour pouvoir y participer ou revaloriser leur pouvoir.

Par exemple, dans Le couturier et sa griffe : contribution à une théorie de la magie (Actes de la recherche en sciences sociales, volume 1, 1975), Pierre BOURDIEU et Yvette DELSAUT décrivent les stratégies de conservation et de subversion à l'oeuvre dans le champ de la haute-couture au tournant du XXe siècle.

Mais il y a des limites à cette lutte. Si toutes les personnes engagées dans un champ luttent pour conserver ou améliorer leur position, cette lutte est cependant circonscrite par un intérêt qui leur est commun. Il s'agit de l'existence même du champ. En effet, "entre les gens qui occupent des positions opposées dans un champ et qui semblent opposés en tout, radicalement, il y a un accord caché et tacite sur le fait qu'il vaut la peine de lutter à propos des choses qui sont en jeu dans le champ" (Raisons pratique). La lutte présuppose, comme le montrait déjà SIMMEL, un accord minimal des participants sur ce qui mérite d'être l'objet de la lutte. Cet accord, qui relève de la doxa) reste implicite, mais il est la condition d'entrée dans le jeu. de ce fait, les stratégies de subversion sont toujours limitées. Selon Pierre BOURDIEU, elles ne peuvent donner lieu qu'à des "révolutions partielles (qui) ne mettent pas en question les fondements mêmes du jeu, son axiomatique fondamentale, le socle des croyances ultimes sur lesquelles repose tout le jeu" (Questions de sociologie). Il faut entre les agents qui luttent un "complicité objective" dans l'existence du champ, sous peine de... sa destruction. Même si Pierre BOURDIEU et ses collaborateurs n'abordent pas la question, toute la problématique de la violence dans une société repose sur cette "complicité objective" qui en fixe des limites... pas toujours respectées, comme le montrent l'histoire des sociétés...

    Dans la théorie de Pierre BOURDIEU, le champ étatique occupe une place particulière par rapport aux autres champs. Le capital spécifique de l'État, qui relève du capital symbolique, est qualifié de "méta-capital" car il est formé de la concentration des différentes espèces de capitaux (capital militaire, capital économique, capital culturel). C'est cette concentration des capitaux qui donne à l'État le pouvoir sur les autres champs. Tandis que Max WEBER parlait du monopole de la "violence physique légitime" de l'État, Pierre BOURDIEU considère que l'État détient aussi le monopole de la "violence symbolique légitime". Selon lui, l'État possède "le pouvoir de nomination légitime, c'est-à-dire le pouvoir permettant l'imposition officielle de la vision légitime du monde social" (Espace social et genèse des classes, 1984). Cela lui permet d'imposer ses principes de (di-)vision du monde par le biais d'institutions chargées de les légitimer (expertise), de les inculquer (école) et de les faire appliquer (justice). Dans ce cadre, la politique est envisagée comme la lutte pour imposer une vision légitime du monde social. Le résultat des luttes qui prennent place au sein du champ politique est rendu légitime par l'État. Outre cette action cognitive, l'État peut, grâce aux ressources matérielles et symboliques qu'il concentre, régler le fonctionnement des différents champs par le biais d'interventions financières ou juridiques, qui contribuent à la définition des rapports de force entre les détenteurs de capitaux. L'État est donc est méta-champ non seulement parce qu'il intègre en lui les différents champs (qui constituent chacun un des domaines de spécialisation : éducation, culture, économie...- mais aussi parce qu'il est intégré dans les champs qu'il définit pour eux des règles et des mécanismes d'allocation des ressources.

Bien qu'ayant partie liée avec le champ de l'État, le champ du pouvoir dispose d'une certaine autonomie. Pierre BOURDIEU définit le champ du pouvoir comme "l'espace des rapports de forces entre des agents ou des institutions ayant en commun de posséder le capital nécessaire pour occuper des positions dominantes dans les différents champs (économique et culturel notamment)" (Le champ littéraire, dans Actes de la recherche en sciences sociales, volume 89, 1991). Le champ du pouvoir est donc celui d'une lutte entre les dominants des différents champs "pour l'imposition du principe de domination dominant (...) (qui) est aussi une lutte pour le principe de légitime de légitimation et, inséparablement, pour le mode de reproduction légitime des fondements de la domination" (La Noblesse d'État. Grandes écoles et esprit de corps, Minuit, 1989). Le champ du pouvoir se présente donc comme le champ des champs, à l'origine de la hiérarchie entre les différents champs. Les dominants de chaque champ ont, outre des stratégies de reproduction, "des stratégies symboliques visant à légitimer le fondement social de leur domination" en faisant reconnaitre la supériorité du capital spécifique sur lequel repose leur pouvoir. la hiérarchie objective des espèces de capitaux, économique et culturel notamment, détermine la distribution des différents champs à l'intérieur du champ du pouvoir. Dans La Noblesse d'État où il étudie la structuration du champ du pouvoir, le sociologue français met en évidence la hiérarchie suivante : au sommet du champ du pouvoir se trouve le champ économique, puis les champs administratifs et universitaires et enfin le champ artistique. La lutte au sein du champ du pouvoir inclut aussi la lutte pour le pouvoir sur l'État, mais elle ne s'y limite pas : la domination des dominants du champ économique sur les dominants des autres champs ne passe pas nécessairement par l'État.

   On peut remarquer que cette analyse (inachevée du reste) de la société est inséparable, à l'instar des analyses marxistes dont elle veut à la fois en hériter les meilleurs concepts et s'en démarquer (au niveau philosophique notamment, mais aussi sur le plan pratique, tant qu'on est encore dans une période marquée par l'usage d'État du marxisme), d'un... positionnement sur de nombreux champs. Il n'échappe à personne, vu d'autres ouvrages "plus concrets" publiés par l'école de Pierre BOURDIEU, que ce positionnement met la sociologie - d'une manière très légitimée d'ailleurs - au service de nombreux dominés dans des situations d'injustice de tout ordre. Dans la continuité d'Émile DURKHEIM, qui ne distinguait pas sociologie de recherches de la justice, voire du socialisme, Pierre BOURDIEU entend mettre des outils de connaissance et des capacités de changement aux mains de dominés qui, souvent, tout en n'ayant pas les capitaux nécessaires (pour le moment) pour imposer une forme sociale, voire une forme de société, ont déjà, toutefois, des possibilités - souvent culturelles - de s'opposer à l'ordre établi.

 

Anne JOURDAIN et Sidonie NAULIN, La théorie de Pierre Bourdieu et ses usages sociologiques, Armand Colin, 2011. Louis PINTO, Champ, dans Encyclopedia Universalis, 2014.

 

SOCIUS

 

 

 

Partager cet article
Repost0
20 juin 2019 4 20 /06 /juin /2019 13:48

   KAUTILYA est l'auteur, selon la tradition, de l'Arthasastra, le grand traité politico-stratégique de l'Inde ancienne. Retrouvé au début du siècle, le texte complet fut traduit en 1909 puis une seconde fois en 1963 en anglais et publié, en Inde. La datation est incertaine et voisine sans doute le Ier siècle de notre ère, mais la tradition en Inde situe cet traité comme contemporain du premier empereur MAURYA (IVe siècle av. J.C.). KAUTILYA aurait été le Premier ministre de Chandragupta MAURYA, et est assimilé généralement à CHÂNAKYA. Brahmane hérétique, il est l'un des premiers penseurs politiques indiens connus. Beaucoup de ce que l'on raconte de lui tient plus de la tradition que le l'histoire, même si cette tradition a probablement un fond historique.

 

Dans les méandres d'une pensée ancienne en Inde.

   Il est difficile, pour des raisons qui tiennent entre autres aux destructions subies par les différents sites historiques de l'Inde au cours de son histoire, de connaitre la pensée stratégique indienne ancienne, qui pour ne pas être connue, n'est pas pour autant inexistante. L'oeuvre qui nous est parvenue, l'Arthasâstra, qui est attribuée à KAUTILYA (que certains situent au... IIIe siècle av. J.C.), est un traité politique qui contient plusieurs sections sur l'art de la guerre, dans lesquels sont passés en revue l'organisation de l'armée, les préparatifs et la conduite d'une campagne, les tactiques et les stratagèmes.    

    Elle constitue pour beaucoup un des chef d'oeuvre mondiaux de la pensée politique ancienne. l'intention du traité est d'exposer au souverain l'art de gouverner dans les trois domaines de l'administration intérieure (partie qui a beaucoup vieilli), de la diplomatie, et enfin de la guerre. L'État, pour KAUTILYA, est personnifié par le souverain et fondé sur sa légitimité. Cependant, le traité laisse entendre que la véritable légitimité du souverain est d'exercer son magistère de façon convenable pour ses sujets et l'intérêt du royaume. Aussi l'éducation du prince doit-elle être la plus accomplie possible.

 

L'Asthasastra et la pensée stratégique indienne.

     L'Asthasâstra est composé de quinze livres. La partie qui traite de l'administration - soit les 5 premiers livres - met en avant la nécessité de savoir défendre son trône contre les complots, les conspirations, les séditions. Le contrôle joue un rôle central. Cependant le roi, si puissant soit-il, peut être destitué ou assassiné s'il ne remplit pas sa fonction par incapacité ou s'il est responsable d'un désastre militaire.

Les parties les plus originales du traité concernent la diplomatie et la guerre, soit les 10 livres restants. Le but du souverain est l'agrandissement de son royaume, et tous les moyens, à cet effet, sont autorisés; l'unique critère étant son efficacité. D'ailleurs, aucune considération morale n'est évoquée et rien n'est à justifier. L'Arthasâstra appartient à l'école réaliste. Tout est pensé en termes de rapports de forces. Pour être efficace cependant, le souverain ne peut se contenter d'user de la force. Il lui faut de surcroît prévoir, discerner, maîtriser, céder lorsque c'est nécessaire et préparer les conditions plus favorables. MACHIAVEL et HOBBES sont, sans doute, en Occident, les penseurs les plus proches de KAUTILYA. Les livres VI et surtout VII sont les chapitres politiques par excellence de l'Arthasâstra.

Sur le plan militaire, les livres IX, X, XII et XIII sont remarquables par le soin donné à la préparation d'une campagne, à la logistique et à touts les aspects organisationnels. L'Arthasâstra ne se contente pas d'énoncer une série de stratagèmes mais envisage la guerre sous tous ses aspects, sans jamais oublier les articulations entre les moyens et les fins. Un soin particulier est donné à la poliorcétique (technique des sièges). Livre difficile où abondent les allusions, l'Arthasâstra, ou science du profit ou de la puissance, est en somme l'Art du politique.

 

Une postérité difficile à cerner.

   La place de ce traité dans l'histoire indienne après l'effondrement de l'empire goupta au Ve siècle de notre ère, dû à l'irruption des Huns hephtalites, est bien difficile à évaluer. Il semble n'avoir joué aucune rôle à partir de l'investissement de l'Inde du Nord par les Musulmans au Xe siècle. Sa découverte en Occident est passée inaperçue lorsqu'il est retrouvé au début du XXe siècle. il n'a été traduit que tardivement en Français (à partir de la traduction anglaise)  (L'Arthasâstra, Éditions du Félin, 1998, par Gérard CHALIAND).

Il existe d'autres textes, notamment le Dhanurveda, le Veda de l'Arc, qui est un véritable traité sur l'art de la guerre. On retrouve également des informations dispersées dans des textes plus tardifs, comme le Nitisara de kamandeka (VIIIe siècle), le Yukti-Kalpataru du roi Bhoja de Dhara (Xie siècle), ou le Manasollosa du roi Somesvara III (XIIe siècle). Toute cette littérature reste à étudier, y compris sous l'angle de l'histoire de l'Inde ancienne.

    Cette pensée stratégique indienne se rapproche de la pensée chinoise par beaucoup d'aspects, mais elle n'a pas la même valeur théorique : pour le choix du champ de bataille, les procédés tactiques doivent cohabiter avec les rites divinatoires.

 

L'Arthasâstra, Extraits (assez larges) dans Antohologie mondiale de la stratégie, Sous la direction de Gérard Chaliand, Robert Laffont, collection Bouquins, 1990. Traduction de Catherine Ter Sarkissian, à partir de The Kautilya Arthasâstra, livre IX, chapitres I, III, IV, V, VII ; livre X, chapitres I à V ; livre XII, chapitre I ; livre XIII, chapitre IV et V, University of Bombay, volume II, 1963.

Louis FRÉDÉRIC, Dictionnaire de la civilisation indienne, Robert Laffont, 1987. Gérard CHALIAND, Connaissez-vous Kautilya?, dans Conflits n°8, janvier-mars 2016. Patrick OLIVELLE, King, Governance, and Law in Ancient India : Kautilya's Arthasastra, Oxford University Press, 2013.

Hervé VOUTEAU-BÉGARIE, Traité de stratégie, Economica/ISC, 2002. Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016.

   

Partager cet article
Repost0
19 juin 2019 3 19 /06 /juin /2019 17:42

    Toute étude sur un paysage pacifiste doit faire référence à un contexte culturel et politique qui dépasse, de manière variable suivant les pays, une simple opposition entre pacifistes et bellicistes. De fait, tout cela évoluant parfois énormément durant le conflit armé, ici en l'occurrence la première guerre mondiale, la très grande majorité de l'opinion publique, telle qu'elle s'exprime dans la presse ou dans les correspondances (notamment des soldats à leur famille), loin des flonflons patriotiques et nationalistes et des propagandes officielles (et même de certaines commémorations contemporaines), oscille entre passivité et accablement. Il est par exemple faux de présenter, avec un effet d'optique grossissant à l'extrême, la première guerre mondiale comme le heurt entre populations en proie à une fièvre nationaliste, ce qui expliquerait les destructions et les pertes humaines sans précédent...

 

      Dès les premiers jours de la guerre, tranquillité, incrédulité et stupeur... la surprise des populations comme des élites...

   Jean-Jacques BECKER (Les sociétés européennes et la guerre, Nanterre, Éditions Paris X, 1990) propose ainsi pour le très court été 1914, une chronologie en trois temps pour expliquer les comportements de la société française.

"Le premier stade est celui de la tranquillité, auquel succède celui de l'incrédulité et de la stupeur, pour enchaîner sur le stade de la résolution. Il serait possible, sans doute, d'objecter que l'incrédulité et la stupeur sont assez incompatibles avec la conviction que la guerre était inévitable depuis 1905, preuve que les comportements humaines sont toujours plus complexes dans l'immédiateté que ce qui l'historien perçoit avec un siècle de recul. Il n'empêche, les comportements sociaux de l'été 1914 ne doivent pas être lus à l'aune de ceux d'aujourd'hui. Point de notion de "démocratie participative" alors ; une unique source d'information par la presse, qui, même si elle connaît des tirages exceptionnels, ne concerne directement qu'une minorité de Français. Un système d'information du plus grand nombre, et notamment des ruraux, encore largement construit sur la rumeur bruissante des marchés et des champs de foire, lieux stratégiques de la diffusion des nouvelles, tout comme la "roulante" allait l'être dans la guerre des tranchées.

Les représentations mentales actuelles suggèrent que les opinions publiques ont eu leur mot à dire dans le déroulement des événements. Certains en font même un signe évident du consentement à la guerre. C'est être oublieux du simple enchaînement des faits.

La guerre s'impose aux opinions bien davantage qu'elles n'ont de prise sur elle. la guerre s'avance avant que les opinions publiques, dans leurs différentes composantes segmentées, puissent se solidariser, s'organiser et s'exprimer. Choqués au sens médical du terme, les opinions sont contraintes de s'adapter dans l'urgence et de réagir à une donnée qui s'impose à tous : la guerre est là. Méconnaitre cette dimension, c'est s'égarer sur bien des comportements de l'époque. Mais cette analyse oblige à comprendre les emboitements chronologiques entre certaines débats de l'année 1913 et la cascade d'événements du très court terme qui déferlent entre le 24 juillet et le 4 août 1914. En effet, dans cette décade tragique se concentrent les ingrédients de l'étrange alchimie qui produit l'acceptation de la guerre  par le plus grand nombre."

Toutes les familles politiques furent touchées par ce phénomène, y compris dans la mouvance pacifiste, qui n'est pas forcément la plus avertie quant à l'enchainement qui a lieu entre juillet et août 1914, ce qui produit d'ailleurs l'"étrange" comportement déjà signalé, celui d'un patriotisme pacifiste...

L'auteur  porte, pour bien comprendre la situation, son regard sur la famille politique qui mérite un examen particulier, la famille politique socialiste. "Lors du congrès socialiste de Bâle des 24 et 25 novembre 1912, les options sont clairement affichées. "J'appelle les vivants pour qu'ils se défendent contre le monstre qui parait à l'horizon", déclare Jaurès en parlant de la guerre. A Paris, du 14 au 16 juillet 1914, les socialistes français se déclarent favorables à une "grève générale simultanément et internationalement organisée dans les pays intéressés" pour empêcher la guerre. La stratégie des socialistes français consiste bien à faire pression sur le gouvernement en en appelant à l'opinion publique. Sans entrer dans le détail des analyses de chacun des dirigeants socialistes, le sentiment national n'est nié ni par Jean Jaurès, ni par Marcel Sembat. Jaurès affirme que la fonction des masses en démocratie est d'intimider les gouvernants. De ce point de vue, son assassinat le 31 juillet, par le Rémois Raoul Villain, désarçonne les socialistes français et facilite le ralliement à la guerre sur la base d'une défense patriotique.

En Allemagne, les socialistes constituent une puissance électorale réelle. Mais le SPD est divisé en courants opposés, entre les "centristes" de Kautsky et l'aile gauche groupée autour de Liebknecht et Luxembourg. Pourtant, ensemble, ils ont conscience que la défense du plus puissant mouvement socialiste d'Europe passe par la défense de l'Allemagne, ce qui structure aussi une part de leurs comportements et explique notamment le vote des crédits de guerre par certains d'entre eux. Aussi la famille politique la mieux placée, dans ses discours comme par son expérience militante, pour entraver la marche à la guerre, en accepte-t-elle aussi l'hypothèse.

    Au premier rang des préoccupations des Français, poursuit notre auteur, en ce mois de juillet 1914 se situent non par les événements internationaux, mais une affaire politico-privée bien connue. Le procès de Mme Caillaux, du 22 au 26 juillet, est bien davantage médiatisé que la crise austro-serbe. L'épouse en secondes noces du ministre des Finances en exercice, Joseph Caillaux, a tué Gaston Calmette, directeur du journal Le Figaro, dans la crainte que le quotidien ne divulgue des lettres privées rédigées avant son mariage. La crise internationale n'occupe véritablement la presse qu'à partir du 25 juillet. L'assassinat de Jaurès, le 31 juillet, est largement commenté et les premières affiches de la mobilisation sont apposées sur les murs français le 1er août à 17 heures. Malvy, ministre de l'intérieur, a beau écrire : "la mobilisation n'est pas la guerre. dans les circonstances présentes, elle apparait au contraire comme le meilleur moyen d'assurer la paix dans l'honneur", personne ne s'y trompe, surtout pas les mobilisés.

Au total pourtant, les opinions publiques européennes sont tout sauf enthousiasmés par la perspective d'un départ "la fleur au fusil". la complexité et la nuance prévalent, avec, cependant, l'identification possible d'une tendance à l'acceptation fataliste de la guerre au nom de la conviction partagée que chaque nation se sent attaquée. Cette résignation varie selon les États. En France ou en Belgique, le sentiment d'avoir été agressé débouche sur une unanimité complète sur le sentiment majoritaire qu'il faut en finir avec l'Allemagne. La psychose de guerre semble plus forte en Allemagne qu'en France, et a fortiori qu'en Grande Bretagne. En Russie, l'indifférence domine, mêlée au sentiment de subir la décision de dirigeants lointains et inconnus. Les catégories urbaines et éclairées manifestent leur sentiment antiallemand, en pillant précocement les magasins arborant une enseigne teutonne et en allant se faire bénir par le couple impérial lors d'une manifestation de masse le 2 août 1914. les ouvriers, pourtant peu favorables au régime, ne manifestent pas massivement contre la guerre. Les opposants légaux au régime du parti constitutionnel-démocrate (KD), se rallient à la guerre et au gouvernement. Mais les socialistes, mencheviks comme bolcheviks, votent tous contre les crédits de guerre. Que pense l'immense majorité des moujiks? Ils subissent incontestablement la mobilisation de mauvaise grâce et en se résignant à leur sort, bien que les sources manquent pour décrire plus précisément leurs comportements.

A Paris, le pavé des grands boulevards est occupé par une manifestation nationaliste le 29 juillet mais, le 27, les pacifistes ont été aussi nombreux. (...) Ces démonstrations (dans la capitale et en province) mériteraient d'être mieux analysées aujourd'hui. Pour le reste, les travaux de Jean-Jacques Becker, même s'ils doivent être affinés par des monographies urbaines et une meilleure approche des milieux ruraux, demeurent valides. Les campagnes reçoivent la déclaration de guerre avec consternation au bo milieu des gros travaux des champs de l'été. Sur le temps très court de quelques jours, la conviction d'être attaqué et d'avoir à se défendre débouche pourtant sur la "ferme résolution" qu'évoque l'historien Marc Bloch, mobilisé lui aussi.

Sous réserve d'inventaire, c'est sans doute dans l'Empire austro-hongrois que les sentiments guerriers sont les plus ouvertement exprimés, notamment à Vienne. En Allemagne, où l'attentat de Sarajevo est ressenti comme un défi aux familles régnantes, l'opinion souhaite une juste punition des assassins de François-Ferdinand et soutient, par voie de conséquence, l'allié austro-hongrois. "La Serbie doit mourir", proclame alors un slogan. Pourtant, sur le très court terme, les choses évoluent. Les discours guerriers sont forts lorsque l'opinion pense que la guerre ne va toucher que l'Autriche et la Serbie. Lorsque l'Allemagne est de plus en plus ouvertement concernée, les propos sont moins virulents. A Berlin aussi, des manifestations pacifistes se déroulent comme dans les grandes villes ouvrières (...). La gauche du SPD, autour de Rosa Luxembourg, joue un rôle important dans leur organisation. Le 28 juillet, près de cent mille personnes se rassemblent à Berlin pour manifester contre la guerre. Pourtant, les sentiments patriotiques semblent aussi plus enclins à se manifester qu'en France. Il reste bien des travaux à mener sur ces registres.

Les Britanniques ne réagissent pas tout à fait sur le même mode, ni selon la même chronologie. Les problèmes continentaux paraissent très éloignés de leurs préoccupations. L'Irlande à deux doigts de la guerre civile comme de graves questions sociales éloignent mentalement les Britanniques du continent. Pour l'opinion britannique, le véritable électrochoc résulte de l'invasion de la Belgique par les Allemands. Alors qu'environ cent mille manifestants protestent contre le risque de guerre le 2 août, l'opposition disparait lorsque la nouvelle de l'invasion de la Belgique est connue. (...)

La véritable clé de compréhension de cette acceptation se situe sans doute dans la représentation du temps de la guerre dans les opinions publiques, qui, à leurs yeux, doit être forcément un temps court. C'est bien dans cette perception/représentation d'un temps de guerre bref et donc compatible avec les activités normales d'une société, que la volonté d'en finir a pu jouer.

Il faut également, pour comprendre l'époque, ne pas projeter nos comportements contemporains sur ceux d'hier. Les société européennes d'i y a un siècle fonctionnent davantage sur les notions de devoirs que sur celles de droits. Leurs institutions - Église, Armée, mais aussi École et Justice - inculquent toutes l'obéissance et le respect des hiérarchies sociales. C'est derrière cette évidence que se trouve l'explication ultime de l'attitude des opinions publiques face à la guerre européenne d'août 1914.

Toute l'Europe, cependant, n'entre pas en guerre et il faut s'en souvenir également. Les rythmes du conflit sont pluriels. Angleterre, Belgique, Serbie, Autrice-Hongrie, Allemagne et Russie entrent en guerre dès août 1914. Les royaumes scandinaves n'y participent pas plus que celui des Pays-Bas. L'Italie et l'Empire Ottoman attendent 1915 pour se déclarer, la Roumanie et le Portugal, 1916. L'Espagne demeure à l'écart de la mêlée tout autant que la Suisse. Ces États neutres vont devenir des enjeux très importants pour les pays belligérants. Sur un tout autre plan s'impose un constat évident, bien qu'il soit rarement rappelé. A l'exception notable de la Serbie, qui se trouve au coeur même des débats, les États belligérants de 1914 sont les enfants chéris de la révolution industrielle. En un siècle de croissance, ils ont accumulé des richesses incroyables. Tous les niveaux de vie, même ceux des plus humbles, ont crû dans des proportions non négligeables. Ce fait n'a rien d'anodin. Il explique la possibilité de financer les lourds programmes lancés dans les dernières années du XIXe siècle et les premiers du XXe. La "révolution industrielle" est la véritable matrice de la Grande Guerre. C'est elle qui, à bien des égards, la rend possible."

   Le tableau général serait incomplet si on ne mentionnait pas les énormes progrès de planification de la mobilisation. En effet, des années avant 1914, les différentes bureaucraties européennes, ramifiant l'organisation de leurs territoires jusque dans les hameaux des campagnes, sous l'impulsion de ministères de la guerre particulièrement actifs, mais pas seulement, ont répertorié, fiché, classé les différentes parties des populations. Jusqu'aux transports des troupes et de l'armement, cette planification, dans l'ambiance de rumeurs de guerre qui n'ont pas cessé notamment depuis 1905, a permis cette rapide mobilisation des premiers jours de la guerre, plaçant sur pied de guerre des millions d'hommes aux différents emplacements prévus par les états-majors. C'est aussi l'activité particulièrement rapide et précise de tous les agents de l'État chargés de la mobilisation, qui a rendu la situation si imposante (au sens fort du mot)  à tous les esprits.

 

Le patriotisme des plus fervents esprits guerriers et des plus... convaincus des pacifistes...

  Dans son étude basée surtout sur la correspondance des soldats à leur famille, mais la confrontant à d'autres, menées sur des sources diverses, Frédéric ROUSSEAU, professeur agrégé d'histoire contemporaine à l'université Paul Valéry-Montpellier III, s'efforce de "penser le monde social en guerre". Son ouvrage, qui a le mérite d'ouvrir un chantier nouveau, celui de l'étude, sous forme parfois de monographie de la correspondance de soldats en guerre (que ce soit les deux guerres mondiales ou les guerres coloniales), permet de mieux cerner la sociologie et la psychologie de ceux qui obéissent et de ceux qui consentent, et notamment à travers leur origine et statut sociaux.

A partir, et en les dépassant, des études d'HIRSCHMAN et WRIGHT, respectivement économiste et sociologue américains, qui ont modélisé, le monde social, le premier dans une visée explicitement politique, celle de la réduction des causes de déclin pouvant affecter des firmes et des organisations, États compris, le second écrivant à propos des lendemains de la guerre du VietNam, Frédéric ROUSSEAU propose de décliner celui-ci en quatre points.

Rappelons simplement ici que Albert O. HISRCHMAN (Exit, Voice and Loyalty, Responses to Decline in Forms, Organizations and States, Cambridge; Massachusetts University Press, 1970), décrit un triptyque destiné à caractériser les différentes attitudes des acteurs sociaux en loyalty (loyauté/loyalisme), exit (la défection ou la désertion), et voice (de la prise de parole à la protestation), se concentrant surtout sur deux attitudes générées par le mécontentement du sujet, la défection (entendue comme fuit individuelle improductive) et la prise de parole (considérés au contraire comme un exercice public et créatif). Le sociologue Guy BAJOIT relève le caractère trop englobant de la notion de loyalty qui ne distingue pas les "fidèles" par conviction des "fidèles" par résignation, ajoutant une quatrième catégorie, celle de l'apathie. James D. WRIGHT (The Dissent of the Governed. Alienation and Democracy in America, 1976), de son côté, distingue trois segments ou fractions du monde social, au sein desquels se répartissent les consenters (les citoyens qui soutiennent par conviction ou par intérêt le pouvoir), les dissenters (les citoyens qui s'opposent au pouvoir) et les assenters (les citoyens qui ne partageant pas les croyances dans la légitimité du pouvoir ne croient pas non plus changer les choses et demeurent en conséquence, le plus possible, à l'écart du jeu politique).

     Frédéric ROUSSEAU entend rendre compte davantage de la complexité du monde social, entre déterminisme et plasticité, chaque acteur étant à la fois le produit de son milieu et influe à son tour sur ses déterminants. Il peut glisser, suivant les circonstances, d'une attitude à une autre, dans des limites qui varient, elles, tant en fonction de son expérience propre et de celle de la classe à laquelle il appartient. Des quatre points décrits : consentement, le fait essentiellement de dominants - a-sentement et a-senteurs, d'une fraction sociale nettement plus nombreuse et hétérogène - dissentiment et dissenteurs, formes de résistance au pouvoir réalisées par des acteurs de toute façon critiques envers le système social - dissidence et dissidents, d'une minorité possédant un capital militant et possédant des savoir-faire politiques, assumant les conséquence de leurs positions et de leurs actions, il s'agit surtout d'évaluer leurs forces respectives... "S'agissant de la Première guerre mondiale, écrit-il, un indice approximatif mais susceptible toutefois de donner des ordres de grandeur, nous est fourni par les archives du contrôle postal si délicates à exploiter." Il s'agit de dépasser à la fois la présentation officielle d'un certain consensus social face à la guerre et les présentations partisanes, notamment à travers la presse, qui tendent à survaloriser leurs propres forces. Mais de nombreuses difficultés d'interprétation existent. "De fait, les rapports des contrôleurs sont tributaires de ce que les soldats ont bien voulu confier à leurs correspondants et des attentes des contrôleurs eux-mêmes ; or, non seulement il faut que les soldats aient eu un avis sur les questions qui intéressent l'armée et les historiens ; mais il faut encore qu'ils l'aient exprimé ; et enfin que les contrôleurs aient sélectionnés cet avis comme caractéristique de ce qu'il convenait de relever. Si l'on conserve ces trois conditions en tête, il ressort des quelques tableaux récapitulatifs disponibles qu'en définitive très peu de soldats expriment un avis sur la guerre, sa conduite, l'avenir. Les "états récapitulatifs des divisions d'infanterie contrôlées" du 9 au 23 octobre 1918, à un moment donc, où le sort de la guerre est pour ainsi dire plié, où les poilus savent que la victoire ne peut plus échapper à leur camp, sont significatifs de ce point de vue. Pour un ensemble de 44 divisions, 111 484 lettres ont été ouvertes et contrôlées : sur ce nombre, 9 593 seulement évoquent clairement ou font allusion à l'armistice. (...). De ces données fort partielles, il ressort tout de même ce point : pour l'essentiel, la correspondance est peu porteuse de commentaires, d'idées sur la guerre, sa conduite, et la situation nationale et internationale. Il fait certes faire la part des pensées non exprimées, par autocensure ou crainte de la censure : mais un fait demeure incontournable : hors d'une frange pouvant évoluer entre 1% et 10%, les préoccupations exprimées dans les correspondances des soldats les plus ordinaires (paysans, artisans, employés de rang modeste) entre le front et l'arrière concernant quasi exclusivement la vie quotidienne, la santé, les enfants, la famille, les affaires de la ferme ou de la boutique laissées aux femmes. Une telle mise à distance de la guerre, de son évolution, de ses buts proches et lointains caractérise bien (...) la fraction des a-senteurs, indifférents aux analyses politiques et mettant une nette distance entre leur monde et ceux qui entendent s'exprimer "au nom de la patrie" ou exprimer "l'opinion publique". Il en va différemment chez les représentants des élites. Dans ces milieux, la politique et la guerre sont des sujets de réflexion, de conversation et d'échanges réguliers entre le front et l'arrière."

Notre auteur fait la comparaison entre ces résultats et ceux obtenus par Philippe BURRIN (La France à l'heure allemande, 1940-1944; Le Seuil, 1997) sur la seconde guerre mondiale, qui fournit des statistiques aussi éloquentes du mutisme des correspondances sur des sujets qui intéressent le plus le régime de la collaboration, l'occupant et les historiens.

"D'évidence, il ne faut pas tirer de ces proportions la conclusion que 90% des soldats de la Première guerre mondiale ou des Français de 1941-1942 formaient une masse absolument passive, apathique ou totalement désintéressée de la guerre et de la situation politique : toutefois ces données chiffrées pourraient accréditer l'idée qu'une assez large proportion des soldats et des gens ne discourent pas sans cesse de la guerre ou des événements internationaux, bien conscients qu'ils sont de ne pouvoir influer d'une quelconque manière sur leur cours." Même chez les "pacifistes", le découragement peut facilement prendre le dessus, devant la masse des événements et l'inertie dans la guerre. Car "ce faisant, ils reconnaissent implicitement leur position dominée. Ils laissent ce jeu-là et ces considérations à ceux qui "comptent" ou croient compter, et se préoccupent - logiquement - de ce qui leur parait essentiel."

"Au total, écrit dans ses dernière lignes notre auteur, et pour finit, cette appréhension sociohistorique de la société française confrontée à la Grande Guerre me conduit à formuler deux ultimes remarques, pour aujourd'hui et demain. D'un côté, et si l'on veut bien considérer qu'en cent ans, l'organisation et la structure de notre monde social a finalement relativement peu évolué, cela peut vouloir signifier que s'il survenait un nouveau choc de grande ampleur paraissant viser l'intégrité de la nation rien ne saurait empêcher une nouvelle mise en guerre de masse. Nu doute que les consentants se révéleraient aussi efficaces qu'ils ont su l'être en 1914. Les ressorts qui ont joué alors sont encore là, et peut-être même plus efficients encore qu'ils ne l'ont jamais été. D'un autre côté, notre cheminement entre altruicide et altruisme sur le champ de bataille nous permet, je crois, de réaffirmer ce fait : l'homme n'est pas forcément un loup pour l'homme."

Sans doute, faut-il ne pas laisser le dernier mot à une espérance un peu morale. Les mémoires collectives modifient aussi les comportements et du haut en bas de l'échelle sociale, on a bien conscience des effets de conflagrations de grande ampleur. Le monde a changé depuis un siècle, sans doute bien plus que les historiens ou les sociologues le conçoivent, et les valeurs et vertus d'obéissance qui ont su si bien mener aux boucheries, ne sont plus autant partagées qu'auparavant. Sans doute plus qu'hier, les gouvernants bellicistes ont-ils besoin de consenteurs et d'a-senteurs qui leur laissent les mains libres, ce qui devient de plus en plus compliqués pour eux...

 

Frédéric ROUSSEAU, 14-18, penser le patriotisme, Gallimard; 2018. François COCHET, La Grande Guerre, tempus, Perrin, 2018.

 

PAXUS

 

Partager cet article
Repost0
15 juin 2019 6 15 /06 /juin /2019 08:31

   La notion d'habitus est centrale dans la réflexion menée par Pierre BOURDIEU. Non seulement pour des raisons qui tiennent au dépassement de l'objectivisme et du subjectivisme, mais parce qu"elle répond en fin de compte à tous ceux qui pensent l'individu sous l'angle strictement rationnel, comme si celui-ci "pensait" à tout ce qu'il fait et constitue un calculateur systématique. Or l'individu, outre qu'il est mû en grande partie par des pulsions inconscientes et inhérentes à sa constitution physiologique, il agit en fonction d'habitudes dont la plupart n'a jamais été "pensée" autrement que sous l'angle de comportements "normaux" qui n'ont pas d'alternative sur le plan moral et social. La transmission de génération en génération, plus que d'un mimétisme de groupe qui a également tout son poids, de comportements et d'actions ne s'opèrent absolument pas par calcul, mais s'impose à l'individu, tout simplement. Ce n'est que lorsqu'il est confronté à d'autres habitudes, notamment avec le contact avec d'autres cultures, qu'il peut remettre en question bien des choses. La relativisation amène le doute et amène à son tour des "ajustements" qui peuvent aller jusqu'à la remise en cause de nombreuses habitudes de pensées et d'actions.

C'est d'ailleurs une des raisons pour les différents pouvoirs dominants d'une société, conscients des risques que cela entrainent pour eux, qu'il existe une tendance à limiter les interactions culturelles, à coup de stéréotypes de classe, de race et de sexe. Les sociétés fermées d'autrefois laissent la place à des sociétés ouvertes, mais des... habitudes de reproduction des mêmes comportements subsistent, oh combien!, même à l'heure de la mondialisation, et sans doute, parce qu'il s'agit par bien des côtés d'une mondialisation qui fragilise positions et situations, sans pour autant faciliter la possibilité d'une progression des conditions sociales, morales, économiques... 

Si Pierre BOURDIEU utilise ce terme d'habitus, c'est qu'il veut rendre compte de la complexité des... habitudes... mais aussi de leur prégnance dans la personnalité des individus.

 

     La notion d'habitus, comme le rappellent Anne JOURDAIN et Sidonie NAULIN, est centrale dans la sociologie de Pierre BOURDIEU et de ses collaborateurs, car elle permet de dépasser les oppositions classiques de la sociologie. Même si elle n'est pas inventée par le sociologue français, ce dernier la redéfinit pour lui donner une place capitale dans la palette des outils conceptuels de la sociologie. A l'origine, la notion d'habitus est une traduction, par Thomas d'AQUIN, de la notion d'ARISTOTE d'hexis. Chez le philosophe grec, l'hexis désigne les attitudes et aptitudes corporelles (manière de se tenir, adresse...) incorporées au cours de l'éducation et qui fondent la capacité d'action des individus. Thomas d'ACQUIN traduit hexis par habitus et il désigne par là le fait que la socialisation inculque des pratiques, notamment religieuse, qui deviennent ensuite spontanées. Par la suite, la notion d'habitus a souvent été reprise sans pour autant devenir l'élément central d'une théorie. Lorsque Pierre BOURDIEU se la réapproprie, il s'inspire à la fous d'ARISTOTE, de Thomas d'ACQUIN, d'Émile DURKHEIM, de Norbert ÉLIAS, de Marcel MAUSS et de Max WEBER.

     Pierre BOURDIEU a donné de multiples définitions de l'habitus. Mais la plus célèbre se trouve dans Le Sens Pratique (Minuit, 1980) : "Les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d'existence produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structure structurante, c'est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre".

L'habitus est ainsi composé de schèmes de perception (manières de percevoir le monde), d'appréciation (manières de le juger) et d'action (manières de s'y comporter) qui ont été intériorisées et incorporées par les individus au cours de leur socialisation - primaire, pendant l'enface, et secondaire, à l'âge adulte - de manière plus ou moins inconsciente. il se compose tout à la fois des "structures mentales à travers lesquelles (les individus) appréhendent le monde social" (Choses dites, 1987) et de leurs manifestations corporelles, désignées sous le terme d'hexis corporelle repris à ARISTOTE. Ces habitus constituent quasiment des aspects de la personnalité des individus, et il est difficile d'en changer. Pour me faire bien comprendre, à un niveau purement "physique", l'individu a des habitus qui perdurent malgré leur inefficacité ou leur insignifiance dans le présent à cause d'évolution techniques. On peut observer (avec un brin de moquerie) des personnes converser à renfort de gestes plus ou moins amples, dans n'importe quel lieu, comme si elles étaient avec leur interlocuteur, lorsqu'elles tiennent d'une main leur...portable téléphone mobile... qui est loin d'être un visiophone, même primaire...

   Les habitus varient selon les conditions d'existence et la trajectoire sociale de chacun. Dans la mesure où les conditions d'existence sont communes à tout un ensemble de personnes placées dans la même situation socio-économique, ces personnes partagent pour partie le même habitus. Cela amène Pierre BOURDIEU à discuter d'habitus de classe (habitus ouvrier ou habitus bourgeois par exemple). Cependant, comme chaque personne a une trajectoire individuelle propre et occupe une position particulière au sein de sa classe, l'habitus comporte aussi une dimension individuelle qui fait que chaque habitus particulier est envisagé comme une variante de l'habitus collectif.

Les dispositions de l'habitus sont durables, comme on l'a fait comprendre auparavant, dans la mesure où, étant enracinées dans les personnes, elles tendent à se perpétuer et à résister au changement. Sauf changement radical des conditions socio-économiques de l'environnement, les individus ont tendance à conserver les dispositions acquises au cours de leur socialisation. Parfois, lorsque le monde social change mais que les comportements issus de l'habitus se perpétuent sans s'adapter, un effet d'hystérésis apparaît. L'hystérésis désigne la persistance d'un effet alors que sa cause a disparu. Les dispositions qui forment l'habitus sont également qualifiées de "transposables". Cela signifie que des dispositions acquises dans certains contextes (comme dans la famille ou à l'école) peuvent être transposées dans d'autres contextes (par exemple au travail, dans le cadre d'une activité sportive...) ce qui tend à créer des "styles de vie" homogènes. Dans son livre Architecture gothique et pensée scolastique (Minuit, 1967), l'historien de l'art allemand Erwin PANOFSKY, (dont Pierre BOURDIEU est le traducteur et postfaceur), décrit des comportements  considérés comme une vérification de la théorie de l'habitus.

    L'habitus comporte donc deux dimensions. D'une part, il est "intériorisation de l'extériorité" : par le biais de la socialisation, il permet "l'intériorisation des structures du monde social" (Choses dites, 1987), autrement dit l'intériorisation des limites au sein desquelles il est possible d'agir. D'autre part et simultanément, l'habitus permet une "extériorisation de l'intériorité", en raison de son rôle de "structure structurante" génératrice de pratiques. L'habitus permet en effet aux individus, dans une situation donne, de produire le comportement correspondant à ce qui est attendu d'eux par le contexte social (c'est-à-dire de faire correspondre leurs structures subjectives avec les structures objectives du monde social) sans avoir forcément à y réfléchir, puisqu'ils ont auparavant intériorisé l'extériorité du monde social.

Sans avoir à effectuer ces calculs chers aux individualistes méthodologiques et ce qui représente bien entendu une économie énorme d'énergie pour faire face au monde et à l'environnement. Ces fameux choix dont nous gargarisent une certaine sociologie officielle constituent bien des éléments parfaitement inutiles (en outre facteurs d'instabilité, car tout calcul conscient suppose erreurs possibles), pour expliquer les comportement sociaux, y compris en économie, sphère du savoir dont est parti cet individualisme méthodologique... Le fameux sens pratique dont l'individu fait preuve quotidiennement dans toutes les situations, provient de l'habitus, parfaitement intégré à sa personnalité. La notion de sens pratique s'oppose bien directement à la théorie de l'acteur rationnel.

     La conception de l'action de Pierre BOURDIEU a été vivement critiquée. Il a été notamment repoché au sociologue français d'être démesurément déterministe en considérant les agents comme des "idiots culturels" (voir H. GARFINKEL, par exemple, dans son Studies in Ethnomethology de 1967, Englewood Cliffs, Prentice Hall). Mais la conception de l'habitus exposée est toutefois moins simpliste qu'il n'y parait. Elle a évolué et a fait, et fait encore l'objet d'ailleurs, de redéfinition au fur et à mesure des recherches. Même si elle est présente initialement comme une notion permettant de concilier liberté et déterminisme, la notion d'habitus incline, dans ses premières formulations (dans La Reproduction par exemple), plutôt du côté du déterminisme; Mais qui n'a pas constaté les forces d'inertie, dans tous les domaines, des habitus?  Elle porte néanmoins l'idée que les structures subjectives des individus sont déterminées de l'extérieur par les structures objectives du monde social, ce qui rend le comportement des agents sociaux prévisible et par là laisse peu de place aux explications du changement, progressif ou brutal, qui fait la vie du réel social.

Dans une seconde formulation, l'invention des acteurs est plus possible. Elle réduit la prévisibilité de leurs comportements en insistant sur la dimension génératrice de l'habitus. "Mais pourquoi ne pas avoir dit habitude? L'habitude est considérée spontanément comme répétitive, mécanique, automatique, plutôt reproductive que productrice. Or, je voulais insister sur l'idée que l'habitus est quelque chose de puissamment générateur. L'habitus est, pour aller vite, un produit des conditionnements qui tend à reproduire la logique objective des conditionnements mais en lui laissant subir une transformation : c'est une espèce de machine transformatrice qui fait que nous "reproduisons" les conditions sociales de notre propre production, mais d'une façon relativement imprévisible, d'une façon telle qu'on ne peut pas passer simplement et mécaniquement de la connaissance des conditions de production à la connaissance des produits." (Questions de sociologie).

 

    La redéfinition de l'habitus se situe dans une problématique de médiation entre les pratiques sociales et les structures objective des champs sociaux où elles s'inscrivent. 2largie aux dimensions de la théorie de la connaissance sociologique, la notion d'habitus autorise à rompre avec les deux antithèses de l'objectivisme et du subjectivisme. Pour Pierre BOURDIEU, la notion d'habitus permet de déporter la primauté explicative des dispositions empiriquement acquises vers la manière de les acquérir. Le principe générateur (et unificateur) de pratiques reproductibles des structures objectives est ainsi posé par Pierre BOURDIEU et Jean-Claude PASSERON (1987). Ainsi avec un nouveau vocabulaire dont on écrit qu'il ne doit rien au marxisme, le sociologue français renouvelle d'une certaine manière la pensée sur la dynamique de la lutte entre classes sociales, étant donné que, sur le plan des valeurs comme sur le plan matériel, cette lutte se livre en même temps dans la conscience des individus et au niveau de la société toute entière.

Frédéric GONTHIER explique que cette redéfinition peut être tendue dans deux cadres explicatifs.

Du côté de ses conditions de production, l'habitus se définit par trois caractères :

- il renvoie d'abord aux apprentissages par lesquels des perceptions, des jugements ou des comportements sont véhiculés et inculqués pendant la socialisation individuelle ;

- il renvoie ensuite à l'impact de ces apprentissages sur l'agent, à la façon dont ils sont intériorisés et reconduits dans un inconscient individuel et collectif ;

- il renvoie enfin à la capacité de ces dispositions à faire naître des pratiques sociales.

Du côté de ces conditions de reproduction, l'habitus se définit autour de trois principes :

- il répond d'abord à un principe de durabilité : l'habitus est une formation intériorisée durable dans la mesure où il est capable de se perpétuer, et de perpétuer ainsi les pratiques qu'il est supposé engendrer :

- il répond ensuite à un principe de transposabilité : il est capable de s'étendre au-delà du champ social où il s'origine, et d'engendrer des pratiques analogues dans des champs différents ;

- il répond enfin à un principe d'exhaustivité : il est susceptible de se reproduire plus adéquatement dans les pratiques qu'il génère (1987).

Les conditions de production et de reproduction de l'habitus sont circulairement liées. L'habitus tend à produire les conditions sociales de sa production. Cette circularité n'immunise pas seulement contre un usage déterministe du dispositif théorique. Elle exprime une ambition fondamentale : l'habitus s'annonce comme la promesse d'une réconciliation entre liberté et déterminisme sociologiques. Les critiques venant des individualistes méthodologiques (comme Raymond BOUDON) tendent à vouloir faire revenir à la possibilité d'harmonie sociale entre intentions et actions individuelles, mais précisément, la sociologie de Pierre BOURDIEU n'est pas une sociologie permettant le consensus intellectuel, laquelle dénierait tout simplement la réalité des conflits sociaux et leur inévitabilité.

SOCIUS

Frédéric GONTHIER, Habitus, dans Encyclopedia Universalis, 2014. Anne JOURDAIN et Sidonie NAULIN, La théorie de Pierre Bourdieu et ses usages sociologiques, Armand Colin, 2011.

 

     

Partager cet article
Repost0
29 mai 2019 3 29 /05 /mai /2019 11:19

    Pionnier de la stratégie nucléaire, un peu oublié aujourd'hui par les dictionnaires de stratégie, sans doute parce que beaucoup estiment disparues les menaces des armes atomiques pourtant encore présentes en grand nombre sur notre planète, le stratégiste américain Herman KAHN est l'un des plus célèbres et controversés dans les années 1950 et 1960. A l'égal d'Henry KISSINGER, dans son propre domaine, il contribue à la formation de la doctrine de défense des États-Unis. Il incarne à cette époque et auprès du grand public, la dimension irraisonnée de la guerre nucléaire.

 

Théories sur la guerre froide

    Physicien de formation, Herman KHAN fait partie, à partir de 1948, de l'équipe de la RAND Corporation, en Californie, chargée de repenser la guerre avec les outils modernes de la science et des mathématiques. Il participe à l'élaboration de la bombe H thermonucléaire avant de se consacrer aux problèmes stratégiques. Il combine ses connaissances scientifiques et stratégiques dans l'élaboration, toute théorique, d'une machine de guerre, la Doomsday Machine (machine du jugement dernier), ordinateur surpuissant relié à l'arsenal nucléaire et capable de répondre à une provocation des Soviétiques par une attaque nucléaire massive. Il n'abandonne pas complètement cette idée, bien qu'il soit ridiculisée par la plupart des observateurs, et consacre plutôt son énergie à étudier les différentes étapes de l'escalade nucléaire et à envisager les scénarios de guerre possible, depuis la guerre limitée jusqu'à la guerre nucléaire totale. Il souligne par ailleurs la nécessité de contrôler toutes les étapes de l'escalade. Cette maîtrise de l'escalade nucléaire est fondée sur la possession d'une capacité de première frappe crédible, fondement de toute stratégie nucléaire.

     Herman KAHN s'impose par les multiples stratégies qu'il imagine, en s'appuyant sur la théorie des jeux, et est considéré comme le père de l'analyse par scénarios.

    Il imagine de multiples scénarios, au cours de la guerre froide, d'abord pour s'opposer à la théorie des représailles massives de l'administration Eisenhower durant les années 1950, qui prévoyait, entre autres, une riposte atomique à toute attaque armée venant de l'URSS. Cette théorie du "tout ou rien" mène pour lui à la paralysie et il propose au contraire des ripostes graduées tenant compte de différentes sortes d'attaque  de l'ennemi des États-Unis, souples utilisations d'un arsenal nucléaire diversifié.

 

 

Entre influence dans le système de défense et provocations publiques

    Il publie ses théories en 1960 dans un ouvrage, On Thermonuclear War, qui a un immense succès et dans lequel il introduit un nouveau vocabulaire pseudo-scientifique destiné à lever le voile sur la réalité de la guerre nucléaire. En effet, il n'hésite pas à soulever des problèmes délicats et même à en créer. L'un des chapitre du livre - que nous recensons par ailleurs, est intitulé "Les survivants auront-ils à envier les morts?"... Fort du succès de son livre (de par même les critiques), après avoir fondé son propre institut de recherchen il publie un autre livre, au titre inquiétant, Thinking the Unthinkable (Penser l'impensable) en 1962, préfacé par Raymond ARON, et qui constitue une réponse aux nombreuses critiques reçues après la parution de son premier livre. Dans ce nouvel ouvrage, il n'hésite pas, encore une fois, à aborder candidement tous les aspects de la guerre thermonucléaire, depuis ses causes jusqu'à ses conséquences. Il y analyse la dissuasion aussi bien que les divers scénarios de guerre, et les stratégies d'attaque, de défense et de survie. Il propose un escalier nucléaire de 16 paliers (qu'il augmente à 44 dans un ouvrage ouvrage, On Escalation (De l'escalade) en 1965) et analyse les diverses techniques de négociation. Tous ses livres consistent en un savant mélange d'idées éparses, en vogue à son époque, et qu'il sait regrouper en un ensemble plus ou moins cohérent, mais toujours provocant. On ne peut pas savoir, d'ailleurs, à la lecture de ses livres, ce qui est retenu réellement, au-delà des positions officielles, par les responsables de la défense.

    C'est surtout à travers l'Institut Hudson, fondé en 1961 avec Max SINGER et Oscar RUEBHAUSEN, laboratoire d'idées qui devait rassembler plusieurs auteurs et hommes d'influence pour peser sur les orientations du gouvernement. Mais, face aux critiques auxquelles il tente de répondre par Thingking About the Unthinkable (1965) et De l'escalade (1965) sous parvenir à convaincre. De 1966 à 1968, au plus fort de la guerre du VietNam, il s'oppose comme consultant du Department of Defense aux partisans d'une négociation directe avec le Nord-VietNam, car la seule réponse américaine possible est l'escalade, en conseillant l'armement et la formation de milices contre-révolutionnaires (la "vietnamisation").

      Il se tourne ensuite vers la futurologie tout en se tenant au courant des dernières innovations technologiques et des évolutions en matière de stratégie. Il est l'un des premiers à soulever le problème de la prolifération atomique et à en étudier les divers scénarios de manière systématique. (BLIN et CHALIAND).

Il publie en 1967, notamment avec Anthony J. WIENNER et d'autres membres de l'Institut Hudson, L'an 2000, un canevas de spéculaitions sur les 32 prochaines années. il récidive dans le domaine de la prédiction, confiant aux capacités du capitalisme et de la technologie, sources de progrès illimités, en 1976 dans The Next 200 Years. Parmi les divers ouvrages qu'il consacre à la systémique, Techniques in System Theory connait une large diffusion.

  

Un anti-stratège?

    A l'image de la stratégie nucléaire qui devient, sous certains aspects, une antistratégie, Herman KHAN est un antistratège, qui tout oppose aux grands théoriciens militaires qui le précèdent. Tourné vers l'avenir plutôt que vers le passé, il privilégie la technologie par rapport à la stratégie et à la politique. Ayant acquis son expérience de la guerre dans un laboratoire plutôt que sur un champ de bataille, il puise la source de son inspiration dans la science et les mathématiques plutôt que dans une étude approfondie de l'Histoire. Sa pensée ne résiste d'ailleurs pas à l'épreuve du temps et elle ne survit que comme symbole d'une certaine époque et d'une certaine approche de la stratégie. Aujourd'hui, les divers scénarios qu'il projetait pour l'avenir paraissent désuets et dénués de jugement politique. cependant, il a le mérite de poser un certain nombre de problèmes liés à la guerre nucléaire, et il est l'un des premiers à véritablement "penser l'impensable". (BLIN et CHALIAND)

 

Herman KAHN, L'escension japonaise - Naissance d'un super-État, Laffont, 1971 ; L'an 2000, la bible des 30 prochaines années, Marabout Université, 1972 ; On Thermonuclear War, 1960 ;  (dont on trouve un large extrait dans Anthologie mondiale de la stratégie, Sous la direction de Gérard CHALIAND), Laffont, collection Bouquins, 1990) ; Thinking about the Unthingkable, 1962.

John BAYLIS et John GARNETT, Makers of Nuclear Strategy, New York, 1991. Fred KAPLAN, The Wizards of Aemageddon, New York, 1983.

 

   

Partager cet article
Repost0
24 mai 2019 5 24 /05 /mai /2019 12:23

    Même si du côté d'une certaine sociologie dominante encore (pas pour longtemps encore, semble-t-il...), pensons à l'individualisme méthodologique, on taxe volontiers d'holisme la pensée de Pierre BOURDIEU et de ses collaborateurs et successeurs... cette école française de sociologie recherche à dépasser l'opposition fréquemment observée entre objectivisme et subjectivisme. Dès Le métier de sociologue, Pierre BOURDIEU et Jean-Claude CHAMBOREDON (1968), puis Jean-Claude PASSERON (Le raisonnement sociologique, 1991) cherchent à établir la sociologie comme science, poursuivant le projet d'Émile DURKHEIM, à dépasser l'illusion du savoir immédiat et intuitif, à rechercher les réalités cachées derrière les évidences idéologiques, à commencer par l'étude des conditions de la production de connaissances réelles. Toute une recherche sur le contrôle épistémologique des méthodes employées amène à se méfier de nombreuses illusions, de l'illusion statistique à l'illusion biographique. Le sociologue, pour bien exercer son métier, doit constamment être vigilant et pour cela effectuer une auto-analyse, non seulement du cheminement de sa pensée, des influences qui orientent sa réflexion, mais également de l'environnement même qui l'amène à réaliser sa recherche. Il s'agit bien d'élaborer une nouvelle conception de l'action, tant lui et ses collaborateurs considèrent que le sociologue ne peut de toute façon rester neutre dans ses analyses et leurs conséquences.

 

Sociologue est un métier et la sociologie est une science...

    C'est d'abord en réfléchissant sur son travail d'analyse des situations et des structures sociales que Pierre BOURDIEU, tout en suivant de près la trajectoire initiée par Émile DURKHEIM et dans un souci de se distancier d'un projet marxiste qu'il juge trop économiciste, dresse les conditions pour que le travail de sociologue soit réellement scientifique. Reprenant la réponse des Règles de la méthode sociologique, Pierre BOURDIEU, Jean-Claude PASSERON et jean-Claude CHAMBOREDON rédigent en 1968 Le métier de sociologue. Comme lui, ils souhaitent permettre aux sociologues de leur époque de s'accorder sur ce qui fait leur discipline une science et ils cherchent à mettre au jour les principes qui doivent guider le travail sociologique. Pour eux, et leurs travaux ultérieurs restent fidèles à cette démarche, la sociologie n'est ni une psychologie de grands groupes et encore moins une psychanalyse de la société, ni une analyse des structures économiques, politiques et sociales comprises comme s'imposant de manière systémique et sans recours aux individus. le sociologue doit toujours se soucier des conditions dans lesquelles l'usage des techniques employées pour analyser le réel aboutit à des résultats qui peuvent être qualifiés de scientifique. Les auteurs du Métier de sociologue posent qu"à la question de savoir si la sociologie est ou non une science, et une science comme les autres (référence faites aux sciences de la nature), il faut substituer la question du type d'organisation et de fonctionnement de la cité savante le plus favorable à l'apparition et au développement d'une recherche soumise à des contrôles strictement scientifiques."  Par là, les auteurs veulent dénoncer l'absence de réflexion sur l'usage des méthodes statistiques, celles-ci s'étant répandues à la fin des années 1960 sous l'influence notamment, venue d'Amérique, de Pierre LAZARSFELD. Même s'ils n'ont pas été au bout de leur programme rédactionnel (ils prévoyaient trois volumes, le deuxième étant centré sur la construction par le sociologue de son objet d'étude, le dernier devant établir un répertoire critique des outils du sociologue, alors qu'il n'ont rédigé que le premier, le Métier de sociologue tel que nous le connaissons), ils s'appuient sur les apports d'Émile DURKHEIM, de Max WEBER et de Marcel MAUSS notamment, pour élaborer une sociologie du dévoilement de la réalité, qui aille au-delà des illusions du savoir immédiat, et qui évitent les écueils d'une trop grande théorisation (aller trop vite d'études particulières à une analyse générale) ou à l'inverse d'une renonciation à la conceptualisation devant la complexité du réel.

Deux techniques sont proposées pour aller dans ce sens, notamment par Jean-Claude PASSERON qui poursuit cette réflexion dans Le Raisonnement sociologique publié en 1991. Au-delà du fait que les trajectoires de Pierre BOURDIEU et de ses premiers collaborateurs se séparent (pour des raisons à la fois personnelles et intellectuelles), Jean-Claude PASSERON poursuivant plus cette réflexion que d'autres, qui approfondissent d'autres voies, ce dernier préconise de "protocolariser" le langage naturel grâce au raisonnement comparatif, afin de parvenir à rendre les concepts plus généraux, en se mettant d'accord pour traiter comme équivalents certains contextes qui se sont pas identiques, en les réunissant sous un même type et d'effectuer constamment un "va-et-vient" entre le raisonnement expérimental et la contextualisation historique. Sa conclusion, à l'appui de ces deux techniques, sur la question d'origine : la sociologie est-elle une science? est positive, mais cette science ne doit pas être mesurée à l'aune des critère que l'on applique aux sciences naturelles, position plus complexe que celle de Pierre BOURDIEU dans Le Métier de sociologue. il faut pour garder cette scientificité un contrôle constant de l'épistémologie des méthodes employées, se défaire de l'illusion statistique et de l'illusion biographique (l'exemplarité d'un parcours ou de parcours individuels qui reflèteraient une part du réel), même si dans leurs ouvrages les membres de l'école de Pierre BOURDIEU emploient souvent un appareil statistique et des témoignages biographiques (voir La misère du monde de 1993 sous la direction de Pierre BOURDIEU). Cette manière de faire le métier de sociologue ne peut pas être détaché d'une manière d'agir sur l'objet même de l'étude - et on sait les engagements pointus des uns et des autres -, mais en se gardant constamment de tomber soit dans l'objectivisme, soit dans le subjectivisme.

Il faut noter que l'oeuvre de Pierre BOURDIEU et de ses collaborateurs, ensemble ou séparément, est sous tension - et ceux-ci l'ont bien écrit également - constante entre un vocabulaire très proche du langage usuel (ce qui en fait d'ailleurs l'accessibilité) et sa signification précise, technique, dans leurs approches. Ce choix d'un tel langage va de pair avec leur insertion dans des activités qu'ils ne craignent pas d'être qualifiées de partisanes (au sens fort du mot) avec des acteurs non sociologues et non avertis souvent des nuances de ce vocabulaire. Même si leurs analyses se veulent éloignées du marxisme, surtout officiel, ils gardent tous dans leur esprit la dynamique essentielle entre réflexion et action.

 

Une nouvelle conception de l'action...

    Il existe, comme nous le rappellent Anne JOURDAIN et Sidonie NAULIN, au sein des sciences sociales de nombreuses oppositions : individualisme/holisme, micro/macro, individuel/collectif et également subjectivisme/objectivisme. Le subjectivisme part des représentations et visions du monde propres aux individus pour fonder la connaissance sociologique. Les tenants de l'objectivisme, tels qu'Émile DURKHEIM et Karl MARX, défendent à l'opposé que la sociologie doit se détourner des représentations subjectives des individus (conçues comme des prénotions ou des idéologies) pour s'intéresser aux structures sociales objectives qui expliquent le fonctionnement de la société et qui dépassent l'entendement des individus.

Pour Pierre BOURDIEU, qui s'inspire par ailleurs des travaux de l'anthropologue, à l'inverse de Claude LÉVI-STRAUSS qui recherche surtout les sens que les acteurs donnent à leur action afin de saisir la dialectique entre structures objectives et structures subjectives incorporées, il faut s'opposer au pur subjectivisme. Il est nécessaire en effet pour lui de rompre avec les représentations spontanées des agents pour construire un discours scientifique. Sa critique du subjectivisme repose d'abord sur une mise en cause de la phénoménologie du philosophe Jean-Paul SARTRE, qui met l'accent sur la liberté des individus capables de dépasser leur situation objective. Le philosophe français estime en effet que les individus sont capables de dépasser leur situation objective par le recours à l'imagination. Par conséquent, le fait que les individus rendent compte de leurs actions en faisant appel à un quelconque déterminisme peut être interprétée comme une illusion, voire une "mauvaise foi" (il faut lire Jean-Paul SARTRE qui précise ce qu'il entend par là, et dépasser le sens commun de "mauvaise foi"). Pierre Bourdieu conteste cette conception de la liberté du sujet en affirmant que les conditions sociales d'existence restent centrales dans l'explication des comportements des individus (lesquels dirions-nous s'insèrent dans une trame de l'espace-temps qui les dépasse, n'ayant ni déterminé eux-mêmes les conditions de leur naissance ni les conditions de leur existence, même s'ils cherchent constamment de manière générale à modifier ces dernières, avec plus ou moins de succès à plus ou moins long terme...). Avec les mêmes arguments, il s'oppose aussi aux théories de l'acteur rationnel qui définissent la conception de l'action, prédominantes en économie. Selon ces théories, l'intérêt est le seul moteur de l'action et les acteurs sont réduits à des calculateurs qui cherchent à maximiser leur intérêt. En dépit de leur éloignement conceptuel, la phénoménologie de Jean-Paul SARTRE et les théories de l'acteur rationnel (celles de Raymond BOUDON par exemple), sont réunies par Pierre BOURDIEU sous une même étiquette - celle du "subjectivisme" - pour expliquer sa propre théorie de l'action.

     Après avoir exposé les apories où menaient objectivisme et subjectivisme, il manifeste sa volonté de dépasser l'opposition entre ces deux "extrêmes". Dans Choses dites, il écrit : "Si j'aimais le jeu des étiquettes (...) je dirais que j'essaie d'élaborer un structuralisme génétique : l'analyse des structures objectives (...) est inséparable de l'analyse de la genèse au sein des individus biologiques des structures mentales qui sont pour une part le produit de l'incorporation des structures sociales et de l'analyse de la genèse de ces structures sociles elles-mêmes." Le "structuralisme génétique" qu'il qualifie dans un autre de "structuralisme constructiviste" ou de "constructivisme structuraliste" (Chose dites), rend aussi compatibles l'étude des structures objectives et celle des représentations subjectives qui semblait relever jusque-là de postures inconciliables.

Dans son texte "Espace social et pouvoir symbolique" (Choses dite, toujours), Pierre BOURDIEU explicite la nature du structuralisme génétique. Le dépassement de l'opposition entre objectivisme et subjectivisme ne peut se réaliser, selon lui, que si le sociologue distingue deux moments fondamentaux dans sa démarche de recherche. La rupture objectiviste avec le langage ordinaire apparaît comme un premier moment nécessaire à la recherche pour mettre au jour les structures objectives (qui orientent les représentations objectives). Cependant, le sociologue ne peut s'en tenir à cette première rupture et doit, dans un second temps, réintégrer les visions du monde subjectives qui contribuent elles-mêmes, en retour, à la construction du monde social. Il explique ainsi : "d'un côté, les structures objectives que construit le sociologue dans le moment objectiviste, en écartant les représentations subjectives des agents, sont le fondement des représentations subjectives et elles constituent les contraintes structurales qui pèsent sur les interactions ; mais, d'un autre côté, ces représentations doivent aussi être retenues si l'on veut rendre compte notamment ds lutte quotidiennes, individuelles ou collectives, qui visent à transformer ou à conserver ces structures." 

C'est notamment par la notion d'habitus, une notion plus complexe de la simple habitude de comportements sociaux des agents, que Pierre BOURDIEU veut percer le fonctionnement de la société, à la fois réel résultat de l'activité des agents, mais d'agents dont la socialisation a inculqué des pratiques et des pensées, notamment religieuses, qui apparaissent comme "naturelles" et qui ne le sont pas, comme peut le montrer le sociologue dans son travail.

En élaborant sa vision de la société, Pierre BOURDIEU ne veut pas partir de la fameuse division marxiste entre superstructure, structure et infrastructure, car elle ne prend pas suffisamment en compte - mais les marxistes savent comment expliquer la dialectique qui permet les changements sociaux - les comportements des individus, et surtout, le champ de sa recherche en témoigne, les structures objectives et subjectives n'obéissent pas principalement à des impératifs économiques.

 

Anne JOURDAIN et Sidonie NAULIN, La théorie de Pierre Bourdieu et ses usages sociologiques, Armand Colin, 2011.

 

SOCIUS

 

 

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : LE CONFLIT
  • : Approches du conflit : philosophie, religion, psychologie, sociologie, arts, défense, anthropologie, économie, politique, sciences politiques, sciences naturelles, géopolitique, droit, biologie
  • Contact

Recherche

Liens