Dans tous les temps historiques et dans tous les espace géographiques, les relations entre autorités politiques et chefs militaires sont délicates, sources de tensions et de tragédies, toujours étroitement liées au succès ou à la défaite des armées, quoique jamais de façon simple.
En Occident, les guerres de la Grèce antique et de Rome qui pèsent sur le sort des régimes, des Cités ou de la ville impériale, n'ont cessé de nourrir la pensée politique. Les révolutions atlantiques, en provoquant la disparition progressive de l'ordre monarchique dans cette partie du monde, nous rappellent Benoît DURIEUX et Philippe VIAL, y ont renouvelé en profondeur les conditions du fonctionnement des relations politico-militaires. "Ce n'est donc pas un hasard, écrivent-ils, si les fondements de la réflexion moderne sur ce sujet sont à rechercher dans les dernières décennies de l'Ancien Régime, puis dans les guerres de la Révolution et de l'Empire. Les travaux qu'elles ont inspiré ont constitué jusqu'à nos jours le socle de la réflexion sur ces questions. Par la suite, l'expérience des deux conflits mondiaux puis celle de la guerre froide et des conflits qui l'ont suivie ont continuer de renouveler les termes du débat en Occident. L'apparition de la guerre totale, celle de l'arme nucléaire, l'accélération continue des progrès technologiques jusqu'à nos jours ont constitué autant de défis vertigineux pour les démocraties libérales. D'où de nouveaux efforts conceptuels, en particulier aux États-Unis, pour penser le rapport toujours compliqué qu'entretiennent les armées et la toge.
"Car le politico-militaires, poursuivent-ils, ne se limite pas aux grands hommes, qui ne sont rien sans leurs entourages et les administrations qu'ils actionnent, sans les armées et leur diversité, sans enfin les sociétés dont ils sont l'émanation. C'est la raison pour laquelle les mutations de ces dernières comme l'évolution de la guerre conduisent la relation politico-militaire à revêtir de nouveaux atours pour relever des définis eux-mêmes renouvelés."
Il faut remarquer que, comme la plupart des études lisibles dans notre pays, ils se focalisent sur l'Occident, n'expliquent pas les complexités bien spécifiques de la Russie et, plus encore, de la Chine, sans compter bien entendus les situations propres aux pays d'Afrique et d'Amérique Latine. Sans doute, les études concernant la Chine vont-elles se multiplier d'ici la fin de ce siècle, d'autant que ce pays pourrait bien devenir la première puissance mondiale, au détriment des États-Unis. Il n'est bien sûr pas indifférents que la Russie possède un héritage marqué par une forme bien particulière de marxisme et que la Chine se proclame toujours communiste.
Pouvoir militaire et pouvoir politique en Occident
La dimension politico-militaire du gouvernement n'est que rarement abordée - effet certain d'une tradition de confusion des rôles du chef - dans les écrits de l'Antiquité grecque et romaine. D'abord tournés vers l'obtention de résultats concrets et à court terme sur le terrain (VITRUVE, VÉGÈCE), les écrits militaires font facilement l'impasse sur les conséquences de cette confusion des rôles. Les relations entre les armes et la toge, pour reprendre leurs expressions mêmes, si elles constituent l'une des trames essentielles de l'oeuvre des grands historiens (Hérodote, TITE-LIVE, TACITE, SUÉTONE...), ne font pas l'objet d'une réflexion théorique en tant que telle. Les distinctions entre le civil et le militaire ne sont pas aussi nettes que pour nous, même si ce qui concerne la présence des armes dans les villes (dans Rome et les principales villes de l'Empire) fait l'objet de règlements issus d'une conscience aigüe du danger des guerres civiles souvent issues directement de querelles familiales. La seule séparation nette se situe en fait entre temps de guerre et temps de paix : dans la Rome romaine, les sénateurs ayant accédé aux plus hautes fonctions de l'État commandent pour un temps limité à la fois les armées et les principaux organes du gouvernement. Le proconsul, dans la littérature, notamment du droit, constitue un objet d'études très important (et de polémiques) et crucial. La tradition à cet égard nous lègue la figure du proconsul comme le symbole d'une confusion inadmissible du pouvoir politique et de l'autorité militaire.
Ces relations entre armes et toge ne sont pas davantage conceptualisées dans l'Europe de l'époque moderne, quand la pensée occidentale renoue avec l'héritage antique. Les pages du Discours sur la première décade de Tite-Live, de MACHIAVEL, sont l'exception et ce dernier est bien plus concentré sur la nature des troupes commandées (mercenariat). C'est que le système monarchique dominant justifie la concentration aux mains du Roi de tous les pouvoirs, la guerre étant ce qui fortifie et magnifie son pouvoir, notamment en France. Jusqu'à la fin de l'époque des monarchies triomphantes, la question de l'articulation de la politique et de la stratégie n'est guère pensée, à l'exception de quelques auteurs. Elle n'est même pas une préoccupation des Lumières, ni chez les écrivains militaires, ni chez les philosophes. Ces derniers stigmatisent la figure du soldat (VOLTAIRE, d'HOLBACH), se penchent sur la question de la placer de l'armée dans la société et la cité (MONTESQUIEU, HOLBACH), s'interrogent sur le recrutement des soldats, mais ne vont pas au-delà. Quelques auteurs, isolés, consacrent une partie de leur oeuvre, toutefois, à cette articulation entre civil et militaire :
- Antoine de PAS, marquis de FEUQUIÈRE (1648-1711), dans ses Mémoires sur la guerre, aborde brièvement la question des rapports entre politique et stratégie ;
- Paul-Gédéon Joly de MAIZEROY (1719-1780) fait émerger le concept de stratégie en 1771, dans sa traduction des Institutions militaires de l'empereur byzantin Léon le Philosophe. On parlait alors, pour qualifier les parties hautes de la guerre, l'art du général de "tactique des armées" ou de "grande tactique". Pour MAIZEROY, la "stratégie" s'en distingue en ce qu'elle relève de l'art du général et de l'homme d'État. Il souligne ainsi que "la science de la guerre est une partie de celle du gouvernement, qu'elle en est même la clef". Définie comme la traduction militaire d'un objectif politique, la stratégie prend ici son sens contemporain.
C'est surtout la redécouverte de l'oeuvre de POLYBE (Thierry WIDEMANN, La guerre des Lumières. Stratégie et imaginaire de la guerre au XVIIIe siècle, CNRS, 2016), entamée depuis la fin du moyen Âge, qui provoque des réflexions sur l'articulation entre le militaire et le politique.
Avec ses contemporains, le chevalier de FOLARD (1669-1752) se tourne vers les Anciens pour fonder théoriquement ses propositions de réforme de l'armée. Il remet à l'honneur le volet militaire de l'oeuvre de POLYBE. L'objectif du général et penseur grec est en effet de comprendre "comment et grâce à quel gouvernement l'État romain a pu, chose sans précédent, étendre sa domination à presque toute la terre habitée et cela en moins de 53 ans?" La réponse apportée est double. L'aspect militaire réside dans la supériorité de la légion (qui est en même temps, rappelons-le outil de conquête et de construction), l'aspect politique dans la nature du gouvernement républicain et ces deux composantes sont décrites comme étroitement liées. POLYBE insiste sur cet "amont de la guerre" qu'incarne la dimension politique, l'idée selon laquelle c'est l'organisation politique qui décide des succès militaires. Or la Rome qu'a connue l'exilé grec est celle de la République, une forme de gouvernement que les révolutions atlantiques vont remettre à l'ordre du jour. Aux États-Unis, puis en France, les conditions dans lesquelles s'inscrit la problématique des relations politico-militaires changent du tout au tout. Le Royaume-Uni et les Provinces Unies vont cesser d'être les seuls champs d'expérimentation de la démocratie parlementaire. Dans l'immédiat, le Consulat et l'Empire prolongent l'aventure militaire initiée en 1792. Ce cycle de guerres ouvre l'époque des conflits de masse et sert ensuite de terreau à la réflexion moderne sur le politico-militaire. Il entraine lui-même un cycle de ruptures qui conduit à renouveler la question de la place du soldat dans la cité, en même temps que les temps accordent de moins en moins de valeurs positives au fait guerrier et à la mentalité guerrière...C'est que l'ampleur des destructions ne sont pas pour rien dans cette évolution, l'ampleur non plus des bouleversements sociaux, économiques et moraux qu'elles entrainent de manière inédite. Et d'abord, tout cela va dans le sens d'une méfiance envers le fait militaire.
L'articulation entre politique et militaire, ce problème que les démocraties doivent résoudre...
Alors que la confusion des rôles ne posaient pas problème dans les monarchies, notamment à la tête des États, la force armée devient un problème structurel pour toute démocratie. Envisagée dès l'Antiquité, soulignée par les Lumières, cette difficulté prend une dimension nouvelle à partir du moment où les révolutions atlantiques produisent leurs effets.
Historiquement, on peut dater la formalisation de ce problème, avec effets pratiques immédiats, en juin 1787, lors de la convention de Philadelphie lors de laquelle est discutée la future Constitution des États-Unis. Pour James MADISON, "une force militaire permanente et un exécutif trop puissant ne seront jamais les compagnons sûrs pour la liberté. Les moyens de se défendre contre un danger extérieur ont toujours été les instruments de la tyrannie à l'intérieur. (...) Partout en Europe, les armées levées sous le prétexte de défendre les peuples les ont en réalité asservis". Trente ans plus tard, en 1815, tirant les leçons de la Révolution et de l'Empire français, Benjamin CONSTANT résume le problème : "Il existe dans tous les pays, et surtout dans les grands États modernes, une force qui n'est pas un pouvoir constitutionnel, mais qui en est un terrible par le fait, c'est la force armée". Dans la longue durée, ce constat constitue une pierre angulaire de l'organisation des systèmes démocratiques modernes partout dans le monde.
Maurice HAURIOU, l'un des pères du droit constitutionnel en France, à la veille de la Première Guerre Mondiale, énonce que "s'il existe une force armée organisée pour protéger et défendre la société civile, il s'agit de la maintenir dans son rôle et de l'empêcher de devenir un instrument d'oppression." (Principe de droit public, Larose et Tennin, 1916) Nécessaire, l'armée est une menace permanente. Pour éviter que la force armée n'impose ses conceptions des choses, il faut dès le départ en définir les contours et les attributions. Alexis de TOCQUEVILLE, GUIBERT (Traité de la force publique, 1790) prônent des mesures de cantonnement territorial (inspiré de l'exemple même de l'Empire Romain) qui se retrouve dans maints traités sur la force armée, qui sépare les fonctions de défense extérieure et de maintien de l'ordre intérieur (force "démilitarisée" distincte). A ce cantonnement territorial s'ajoute un cantonnement juridique, plus élaboré, qui assure à la fois la suprématie du pouvoir civil et le respect du principe hiérarchique. Ce cantonnement privent les militaires d'un certain nombre de leurs libertés publiques : droit de vote, droit d'association, droit d'expression, souvent indistinctement du grade et du rang des soldats et du commandement. A la veille de la Première Guerre Mondiale, suite à différentes crises qui ont marqué l'affirmation de la République (boulangisme, affaire Dreyfus), l'accent est mis sur la "chosification" de l'armée, qui apparait à certains égards comme le stade ultime du cantonnement. L'idéal est que l'armée soit une machine inconsciente que le gouvernement met en action, à la manière d'activation d'un automate, pour reprendre la conception émise par Léon DUGUIT (Traité du droit constitutionnel, Ancienne Librairie Fontemoing, 1924), un autre des pères du droit constitutionnel en France.
Au XXe siècle, le suicide de la IIIe République, la menace de coup d'État qui accompagne la naissance de la Ve, elle-même menacée en avril 1961 par une sédition militaire, nourrissent à leur tour cette exigence d'une subordination totale de la force armée.
Le contrôle politique de la force armée constitue un enjeu capital permanent pour toute démocratie, et c'est probablement pendant une guerre ou une crise grave qu'arrive un redoutable moment de vérité. Pendant la Première Guerre Mondiale, la dénonciation d'une forme de "dictature du grand quartier général" conduisit à la mise à l'écart de JOFFRE et à des évolutions vers un autre équilibre, symbolisé par les personnalités de CLEMENCEAU et de FOCH. Plus récemment, les limogeages des généraux MAC ARTHUR en 1951 et MCCHRYSTAL en 2010 ont constitué des manifestations emblématiques de la pression spécifique de la guerre sur les relations politico-militaires. S'ils n'ont pas eu de conséquences aussi spectaculaires, les conflits armés en Irak et en Afghanistan ont également tendu les relations politico-militaires au sein le la plus ancienne des démocraties occidentales, le Royaume-Uni. Les équilibres entre pouvoir militaire et pouvoir civil sont d'ailleurs dans ces périodes toujours changeants et sont loin d'être simples : entre politiques qui se mêlent d'affaires militaires avec de grandes compétences et militaires qui tendent à discuter de stratégie d'ensemble, les variantes de ces équilibres sont nombreuses. Une question, au-delà de conflits de compétences qui pèsent sur le cours des guerres, semble avoir focalisé toutefois l'attention, celle de la composition des armées, entre composantes de conscription ou professionnelles, de caractère ou non permanents des troupes et de présence de mercenariats divers. Déjà MACHIAVEL posait là un problème majeur et malgré les leçons de l'histoire, des tendances persistantes se font jour, portées par la nature même des systèmes socio-économiques en question.
Trois grandes question...
Même si d'autres questions sont certainement posées, Benoît DURIEUX et Philippe VIAL ramènent la problématique politico-militaire à 3 grandes questions théoriques :
- de gouvernement : des liens entre guerre et politique ;
- de l'articulation des responsabilités entre chefs militaires et dirigeants politiques ;
- du mécanisme de prise de décision.
Les liens entre guerre et politique peuvent être analysés à partir du débat entre CLAUSEWITZ et JOMINI. L'interprétation de ce dernier, souvent caricaturée, privilégie une vision mathématique d'une guerre maitrisable. Obéissant à des principes déterministes, elle est structurée de façon rigide en plusieurs niveaux : politique, politique militaire, stratégique, grande tactique, logistique, tactique. Cette interprétation est très influente aux États-Unis et l'interprétation jominienne a donné naissance à des théories dans lesquelles les pahses politiques alternent de façon nette avec des phases militaires. Durant ces dernières, certains aspects de la politique doivent être abandonnés ou subordonnés pour laisser le primat au règlement de la question militaire. Si la suprématie du pouvoir politique est clairement admise, à l'inverse celui-ci doit avoir l'intelligence de ne pas interférer dans la conduite des opérations. JOMINI consacre de longues lignes à préciser les attributs et le fonctionnement d'un conseil de guerre. Par contraste, dans la logique de CLAUSEWITZ, la guerre a sa vie propre, liée aux interactions permanentes entre réalités politiques et réalités militaires, d'une part et entre les adversaires d'autre part. L'affrontement militaire n'est pas seulement supposé servir un objectif politique, mais il représente lui-même une modalité des relations politiques. Si les déterminants de l'affrontement doivent être guidés par la politique, celle-ci peut être elle-même influencée par la nature et les résultats de l'interaction militaire, soumise au hasard et à l'incertitude. Il n'y a ainsi pas de réelle séparation entre domaine politique et domaine militaire, ni dans l'échelle des niveaux de responsabilité, ni dans le temps qui voit les deux réalités interagir en permanence.
La question de l'articulation des responsabilités entre chefs militaires et dirigeants politiques a été modélisée, non sans analogies avec les analyses respectives de JOMINI et CLAUSEWITZ.
Le premier modèle est posé par le politiste américain Samuel HUNTINGTON (The Soldier and the State, 1957). Il décrit d'abord, dans la continuité des penseurs libéraux, la tension fondamentale qui existe entre la nécessité de disposer d'une armée puissante, à même d'assurer la sécurité de la nation, et la capacité du gouvernement légitime à contrôler cette institution. Il distingue alors deux types de contrôle : "subjectif" qui consiste à introduire dans l'institution militaire une élite civile issue d'un groupe social spécifique, qui va pouvoir diriger l'institution de l'intérieur et "objectif", caractérisé par la séparation des sphères militaire et politique ainsi que par la subordination de la première à la seconde. La complexité de l'outil militaire, l'existence d'un complexe militaro-industriel également, fait que l'accent est mis sur la nécessité de tenir compte de la compétence nécessaire à l'exercice du métier des armes. C'est ce qui explique qu'aux États-Unis, pratiquement tous les responsables politiques possèdent une solide expérience militaire, et pas uniquement théorique, cette compétence seule est nécessaire pour pouvoir contrôler effectivement la machine militaire. Ce modèle se rapproche des théories de JOMINI.
A la lumière des enseignements de la Deuxième Guerre mondiale, d'autres modèles se sont construits, ainsi celui de Morris JANOWITZ (The professional Soldier, a Social and Political Portrait, 1962) et celui de Samuel FINER (The Man on Horseback : The Role of the Military in Politics, 1962). mais même critique, c'est celui proposé par HUNTINGTON, plus englobant des réalités militaires et politiques, qui s'impose aux États-Unis. Ce qui n'est pas sans effets délétères.
L'application de ce modèle peut aboutir à une divergence entre la société et l'armée, mais aussi à une conduite de la guerre déconnectée des réalités politiques. Le politiste américain Élie COHEN souligne (Supreme Command : Soldiers, Statesmen and Leadership in Wartime, 2002) que le but poursuivi par un chef militaire est, au plus haut niveau, politique et donc flou, mouvant, mais aussi parfois marqué par des contradictions internes. Il constate aussi que, historiquement, les armées efficaces ont été portées par une idéologie de nature politique, antinomique du professionnalisme neutre préconisé par HUNTINGTON.
Par ailleurs, sans même évoquer le nihilisme de TOLSTOÏ en matière de stratégie militaire, plusieurs auteurs, dont John KEEGAN (A History of Warfare, 1993), mettant l'accent sur la dimension culturelle des conflits, la guerre est conduite souvent sans réels objectifs politiques, plutôt poussée par des impératifs peu partagés par les opinions publiques, "vendue" à celles-ci sous des prétextes fabriqués de toutes pièces.
Côté français, on ne peut pas ne pas évoquer les conceptions du général de GAULLE, chef militaire pour lequel la décision ultime appartient toujours au dirigeant politique. C'est d'ailleurs au nom de représentant du gouvernement - civil - de la France qu'il entend mener la Résistance et la Libération, et même si dans les heures graves, il revêt l'uniforme (comme lors du putsch des généraux d'Algérie) à la télévision pour s'adresser aux Français (et aux mutins), c'est la qualité de chef des armées du président de la République qui est là mise en oeuvre. Dans Le Fil de l'épée (1932), il décrit bien un paradigme mû par le soldat, qui juge peu sûr les civils de manière générale, et par l'homme public qui occupe la scène face à l'opinion publique et qui, dans la cohue des guerres et des crises, sont condamnés à s'opposer (par nature) et à s'entendre (par nécessité) tout-à la fois. Le dirigeant politique doit accepter les conseils du chef militaire et celui-ci doit également accepter de voir le responsable politique s'intéresser à certains détails de l'action militaire, lorsque ceux-ci ont un impact politique direct.
L'analyse des mécanismes de décision, très étudiés dans la seconde moitié du XXe siècle, est essentielle dans la compréhension des relations politico-militaires.
Une analyse classique est fournie par l'Américain Graham T. ALLISON dans son étude de la crise de Cuba. Il distingue trois modèles explicatifs de la prise de décision, même si ces modèles peuvent revêtir une portée plus large :
- le plus intuitif est celui de l'acteur rationnel, dans lequel chaque pays est comparé à un individu qui prendrait la meilleure décision, compte tenu des informations dont il dispose ;
- le modèle organisationnel met en évidence l'importance des processus, des habitudes et des rouages des organisations, qui ont toujours tendance à proposer ce qu'ils savent faire. Les organisations complexes ont toujours tendance à fragmenter les problèmes à résoudre en plusieurs parties confiées à des subdivisions ou agences subordonnées. Elles préviligient les solutions envisagées par des plans préexistants et qui permettent d'espérer des gains de court terme.
- le modèle bureaucratique met l'accent sur le fait que les décisions sont aussi le fruit de négociations, de rapports de force internes, des personnalités et des stratégies individuelles. Dans le champ politico-militaire, les rivalités entre les chefs, les différentes armées ou les services de renseignement entrent dans ce cadre.
Tout cet effort de théorisation, produit depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale jusqu'à la fin de la guerre froide est aujourd'hui très critiqué, tant de nouveaux défis interviennent.
A nouveaux défis, nouvelles approches...
Plusieurs défis, dans les sociétés modernes, sont identifiables, quoiqu'ils ne le sont pas tous par les mêmes acteurs.
Les évolutions technologiques (de l'information) ont sans doute pour résultat une modification substantielle des données de la relation politico-militaire. La responsabilité des acteurs militaires de terrain prend une importance accrue en raison du retentissement que les médias peuvent donner à la plus locale des actions de combat, phénomène désigné parfois sous le nom de "caporal stratégique", pour mettre en valeur le retentissement médiatique que peut prendre l'action d'un soldat isolé sur le théâtre d'opérations, quel que soit l'importance réelle de cette action sur le plan du déroulement du conflit armé.
D'autres facteurs tendent à limiter l'autonomie de ces acteurs de terrain. L'impatience des opinions publiques a ainsi trouvé dans la technologie le moyen de tendre vers une forme d'instantanéité des opérations en phase avec celles des chaînes d'information en continu, qui renforce le rôle des dirigeants du plus haut niveau dans les décisions tactiques, contribuant à rendre caduque la théorie normale de HUNTINGTON. Ce phénomène est encore accru par la tendance des organisations militaires modernes à se structurer de manière croissante suivant des logiques fonctionnelles. Dans une organisation où l'effet produit sur le terrain est la résultante d'une multitude d'analyses et de mécanismes partiels, articulée suivant des chaines fonctionnelles dont la mise en cohérence ne peut se faire qu'au sommet de l'organisation, l'efficacité militaire dépend de façon croissante du décideur sommital. Mais celui-ci est plus que par le passé contraint par les procédures et savoir-faire des structures existantes, donnant ainsi une plus grande importance au modèle "organisationnel" décrit par Graham T. ALLISON.
L'effet de l'économie a des conséquences du même ordre. On a pu soutenir, à la suite du jeune politiste américain Jonathan D. CAVERLEY (Democratic Militarisme, 2014), que, si l'on admet que c'est l'électeur moyen qui détermine le choix des gouvernements, l'organisation social a un impact fort sur la décision politico-militaire. Le fort niveau de redistribution atteint grâce à un impôt dégressif rend l'électeur moyen peu sensible au niveau des dépenses publiques, en particulier celui des dépenses militaires. Par ailleurs, la professionnalisation des armées le dispense de payer le prix du sang. Dès lors, l'électeur moyen est tenté de favoriser la constitutions d'armées qui privilégient le facteur capital - des systèmes d'armes performants et coûteux - au détriment des effectifs. Cette physionomie des armées modernes peut alors se traduire par une tendance plus grande à utiliser la force armée, puisque les dépenses consenties seront d'autant plus aisément acceptées par le citoyen que celui-ci sera peu concerné par les pertes et n'en financera qu'une part moins que proportionnelle. La concertation politico-militaire doit ainsi s'exercer dans un contexte différent, où rationalité politique et considérations militaires se voient contraintes par de nouveaux facteurs structurels.
L'évolution de la conflictualité voit apparaitre une interpénétration croissante des domaines civil et militaire. Sur les théâtres d'opérations extérieurs, le champ militaire est étroitement lié aux question de gouvernance et de développement, ce qui accroit le rôle politique du chef militaire opérationnel, comme le rôle militaire du décideur politique. L'implication des organismes militaires dans la lutte contre le terrorisme sur le territoire national a un effet du même ordre. Cette modification de la conflictualité conduit Hew STRACHAN (The Direction of War : Contemporary Strategy In Historical Perspective, 2013), historien britannique, à souligner que la décision d'entrer en guerre est binaire, mais que sa conduite est un continuum qui implique nécessairement la collaboration des deux personnages (le militaire et le politique). Il suggère que la théorie "normale" est mieux adaptée à des guerres interétatiques classiques qu'à des conflits mettant les États aux prises avec des acteurs non étatiques, dans un environnement médiatique dense (et brouilleur de cartes) et lorsque sont conduites plusieurs opérations simultanées, durables et évolutives.
Par ailleurs, l'internationalisation croissante des opérations modifie substantiellement l'économie de la décision. celle-ci est à la fois le fruit des relations entre politiques et militaires dans chaque pays, des relations entre militaires et diplomates des différents pays coalisés, des négociations entre autorités politiques nationales variées, et finalement de l'action des responsables des organisations internationales, notamment l'ONU, l'OTAN ou l'UE. Si de très nombreuses études portent sur le fonctionnement de ces institutions, peu adoptent pourtant l'angle de la relation entre hommes politiques, chefs militaires et diplomates, ne serait-ce que parce que ces relations-là sont aussi du domaine de la stratégie sous-jacente et non publique de nombreuses acteurs, publics ou privés.
Enfin, longtemps après les premières réflexions des Lumières, le maintien d'une relation harmonieuse entre l'armée et la société continue de susciter la vigilance des responsables civils comme militaire. D'autant que les différences de valeurs entre la société civile dans sa diversité et les institutions et communautés militaires sont devenues plus importantes que par le passé. Les défis contemporains ne doivent pas être sous-estimés, notamment parce que le contexte est à l'affaiblissement des États face à des entités organisées sur le plan mondial. Ils ne font que développer eux-mêmes la constance de la dialectique propre aux relations politico-militaires.
Benoît DURIEUX et Philippe VIAL, Relations politico-militaires, dans Dictionnaire de la guerre et de la paix, Sous la direction de Benoît DURIEUX, Jean-Baptiste Jeangène VILMER et Frédéric RAMEL, PUF, 2017.
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