Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
12 août 2019 1 12 /08 /août /2019 08:54

        Derrière ce mot technique se cache l'un des enjeux majeurs dans les activités militaires, dans le monde contemporain plus qu'auparavant. Il désigne généralement toute activité de gestion des flux physiques et des données dans un domaine donné, et pour l'armée, c'est l'ensemble des activités qui visent à soutenir, notamment sur un temps long, les opérations des forces armées.

Il s'agit précisément de savoir si l'armée en campagne doit vivre sur le pays des manoeuvres militaires, qu'il soit ami ou ennemi, ou si elle doit s'organiser pour s'approvisionner à partir de ses bases de départ, du territoire d'origine. L'enjeu est essentiel, car il y va de la pérennité et de la poursuite des opérations militaires et surtout de ses objectifs, notamment en cas d'opérations de conquête de territoires. Vivre sur le territoire ennemi implique des exactions physiques et morales, des pillages et souvent des viols, qui peuvent hypothéquer à terme l'ensemble des fruits des victoires obtenues, par l'hostilité grandissante des populations et des élites des territoires conquis. Cela constitue une solution de facilité sur le court terme, mais hypothèque l'avenir. Faire suivre l'armée de toute une série d'approvisionnements pour la vie des soldats comme pour l'entretien de toute la machine militaire, notamment en munitions et en énergie (animale ou carburants, selon les époques), c'est d'une certaine manière alourdir ladite machine et l'obliger à calculer ses opérations militaires en fonction des lignes d'approvisionnements précisément... Mais, comme l'armée n'exploite ni ne pille le territoire occupé, cela ménage les populations et les élites qui auront ainsi non seulement moins à se plaindre du passage des armées, mais pourront même profiter d'une partie des approvisionnements... A terme aussi, la "pacification" des pays conquis s'en trouve facilitée.

     Pourtant, le plus souvent, les auteurs classiques n'accordent guère d'importance aux subsistance. Comme l'écrit Hervé COUTEAU-BÉGARIE, "l'armée se débrouillera, elle vivra sur le pays..." GUIBERT recommande de ne pas s'encombrer d'équipages de vivres trop nombreux, ce que NAPOLÉON met en pratique. Mais cela suppose une discipline et un certain ascétisme du soldat, à moins d'exploiter directement les ressources du pays traversé. L'un des premiers auteurs à s'intéresser sérieusement au problème est le duc de ROHAN, au XVIIe siècle. Dans Le Parfait capitaine (1636), il écrit abondamment sur l'"économique", "Elle est la base et le soutien de toutes les vertus et de toutes les fonctions militaires". Au XVIIIe siècle, François de CHENNEVIÈRES, écrit son Traité sur les Détails militaires dont la connaissance est nécessaire à tous les officiers et principalement aux commissaires des guerres (2 volumes en 1742 et 6 volumes en 1750-1768), l'un des premiers du genre. Ils amorcent la théorie de ce qu'on appelle plus tard la logistique.

     D'origine lui-même très discuté, mal assuré, le concept de logistique met du temps à d'imposer, tant il apparait au début extérieur au fait militaire, du ressort par exemple d'un maréchal des logis, assis entre le civil et le militaire, souvent autonome dans son travail, et obéissant à la commande ad hoc. Elle C'est JOMINI qui impose la transposition du mot logistique dans le domaine militaire, en lui donnant un sens très large : il identifie la logistique à la science des états-majors, qui comprend la rédaction des ordres et des instructions, la gestion des moyens de transport, le service des camps et des cantonnements.  (Précis de l'art de guerre). La partie essentielle en est, pour lui, la science des marches, avec une branche proche de la stratégie, lorsque l'armée se met en mouvement, et une autre proche de la tactique, avec le passage de l'ordre de marche aux ordres de bataille. Le chapitre qu'il consacre à cette question est intitulé "la logistique ou art pratique de mouvoir les armées". Il ne conçoit aucunement la logistique comme la partie de l'art de la guerre relative aux approvisionnements.

Le contenu de la logistique reste incertain jusqu'au début du XXe siècle. En 1875, le général LEWAL définit la logistique comme la tactique des renseignements, l'art de ravitailler les troupes étant baptisé par lui pronoëtique, néologisme qui ne lui survit pas. En 1894, le colonel HENRY l'oppose à la tactique du combat... Il est parfois considéré comme un terme... incorrect... En 1929 encore, l'amiral CASTEX, dans Théories stratégiques, dénonce un affreux substantif renouvelé de Jomini... C'est dire que le temps est long pour que les hiérarchies se rendent compte de l'importance de la question des approvisionnements de armées. C'est que la croyance dans la supériorité des facteurs moraux et la conviction que les prochaines guerres seraient courtes se conjuguent jusqu'en 1914 pour maintenir la préparation industrielle et les aspects matériels dans une position subordonnée, avec des conséquences énormes sur le déroulement des opérations : épuisement général des munitions, un des facteurs déterminants du blocage de la fin de l'année 1914. La logistique n'est reconnue comme une branche majeure de l'art de la guerre qu'au cours de la Seconde Guerre mondiale, lorsque les Américains imposent les méthodes et le concept de logistique. Art de planifier et de conduire les mouvements militaires, les évacuations et les ravitaillement, le concept ne se généralise dans les armées contemporaines que durant les années 1950.

   Ce "retard" de la prise de conscience des commandements militaires va de pair avec une absence de réflexion sur les circonstances des marches des armées et des effets moraux, sociaux et politiques des conquêtes militaires, ce qui n'est pas sans incidence bien entendu sur la pérennité et la longévité des Empires, quels qu'ils soient.

 

     Il existe trois méthodes d'approvisionnement pour les armées en mouvement. La première vise à l'autonomie totale, l'armée emportant avec elle tout ce qui est nécessaire à sa survie et à son bon fonctionnement. La seconde, la plus courante dans l'Histoire, consiste à se ravitailler sur le terrain et implique le mouvement constant des troupes à la recherche de nouvelles sources de ravitaillement. La troisième méthode consiste à placer des magasins de base sur des points stratégiques ou bien à l'arrière, afin d'assurer un approvisionnement régulier. L'inconvénient majeur de cette dernière méthode est de placer l'armée dans une position de dépendance vis-à-vis des réseaux de transport acheminant les marchandises, lesquels deviennent de plus en plus vulnérables à mesure qu'ils s'allongent. De plus, cette méthode freine la rapidité des troupes, réduit la souplesse de leurs mouvements, crée un besoin logistique croissant et augmente les risques de friction et le coût des opérations.

Les nomades d'Asie centrale surent exploiter mieux que personne les avantages de la première méthode, emportant avec eux armes, bagages, chevaux, troupeaux de bétail - et aussi parfois leurs familles -, créant ainsi une quasi-autonomie logistique parfaitement adaptée à leur méthode de combat mobile et rapide ainsi qu'à l'étendue de leur champ d'action. Les armées européennes de l'ère moderne utilisèrent pendant un certain temps, de manière presque exclusive, le système de ravitaillement sur le terrain, souvent par pillage : ce système contraignant à des mouvements de troupes constants, la tactique étant trop souvent tributaire des besoins en vivres des hommes et des chevaux. C'est sous l'impulsion de Maurice d'ORANGE et de GUSTAVE ADOLPHE au XVIIe siècle que l'organisation logistique fit un bon en avant avec l'établissement de magasins de base, l'utilisation efficace des réseaux fluviaux pour l'acheminement des vivres et des munitions, et la création de services sanitaires et d'administration financières beaucoup plus élaborés qu'auparavant. Les Français LE TELLIER et LOUVOIS, responsables de l'établissement des places fortes et des magasins généraux, définirent en grande partie la logistique européenne jusqu'à la Révolution française.

Dans la plupart des cas, deux ou trois de ces méthodes d'approvisionnement sont utilisés concurremment par une armée ; ainsi, dans l'Antiquité, les armées romaines surent tirer parti des avantages de chaque système. NAPOLÉON BONAPARTE réussit également à mener à bien une approche diversifiée de la logistique qu'il prenait très au sérieux. Cette appréciation ne fait pas l'unanimité, les troupes de chacun de ces empires (romain et français) étant amenés à mettre l'accent, à un moment donné, sur le pillage plus que sur une logistique raisonnée, dans le feu des manoeuvres militaires... De toute façon, avec les nouvelles armées de masse, qui se déplacent rapidement et sont toujours en mouvement, la logistique doit aussi épouser l'évolution de la guerre, le système des magasins, caractéristique des armées de l'Ancien Régime, étant dépassé. Il utilisait diverses systèmes d'approvisionnement, avantageant l'un ou l'autre selon la nature des campagnes militaires. Contrairement aux siècles précédents, la logistique était établie en fonction de la stratégie et de la tactique, et non l'inverse. La Grande Armée était allégée afin de réduire la charge individuelle à transporter. Dans la mesure du possible, les troupes vivaient sur le terrain, mais l'organisation des magasins et des transports de vivres était néanmoins l'objet d'une attention particulière. Par ailleurs, NAPOLÉON saura exploiter un réseau routier européen relativement développé. La logistique napoléonienne n'était pas sans rappeler celle des Romains par sa souplesse et celle des Nomades d'Asie centrale, en particulier les Mongols, par son autonomie.

Alors que les stratèges européens, les Allemands notamment, développaient une nouvelle organisation logistique en fonction des leçons qu'ils tiraient des campagnes napoléoniennes, la guerre de Sécession, souvent qualifiée de première guerre moderne, allait modifier un certain nombre de paramètres, notamment dans le domaine des transports (de troupe et de munitions pour les nouveaux systèmes d'armement). A partir de ce moment, le rapport entre les besoins en vivres et fourrage d'une part, en munitions, matériel et plus tard carburant d'autre part, passe graduellement à l'avantage du second. MOLTKE avait été l'un des premiers à comprendre le potentiel militaire du rail, mais c'est d'abord sur le continent américain que les convois de trains manifestèrent de réelles capacités logistiques. Bien qu'il faille attendre 1914 pour que les Européens aient un système ferroviaire efficient, SHERMAN réussit sa percée sur Atlanta, en 1864, grâce aux convois de trains qui lui permettaient de s'approvisionner en munitions, en vivres et en fourrage. Avec l'utilisation croissante du réseau ferroviaire, les Américains développèrent également les capacités militaires des bateaux à vapeur. Deux facteurs, la révolution industrielle et l'emploi d'armées de masse, ont déterminé la guerre de Sécession. Ces mêmes éléments allaient définir la physionomie de la Première Guerre Mondiale, avec des conséquences importantes dans le domaine de la logistique, domaine qui subitement prenait une nouvelle dimension.

Alors que les armées du XIXe siècle ne dépassaient pas sensiblement la taille de la Grande Armée, les troupes employées durant la Seconde Guerre Mondiale devaient atteindre une taille plusieurs fois supérieure aux armées de NAPOLÉON 1er. Bien que les convois hippomobiles fussent toujours utilisés en 1914, nombre d'autres moyens de transport faisaient leur apparition ou voyaient leur rôle gagner en importance : le train, la bateau à vapeur, l'automobile, l'avion... Les armées de masse nécessitaient des charges de ravitaillement jusqu'alors inconnues alors que les nouveaux armements réclamaient d'importantes quantités de munitions. Quant aux nouveaux moyens de transport, ils exigeaient un soutien logistique énorme. Les chars et les avions faisaient leur apparition, créant ainsi de nouveaux besoins en carburant et en pièces détachées. Les progrès rapides dans tous les domaines techniques ayant trait à la guerre ainsi que dans les communications, la propagande et le renseignement allaient encore accroître de manière spectaculaire le rôle de la recherche dans les armées : que ce soit en période de guerre ou en période de paix, ces transformations réclamaient une administration de plus en plus importante et spécialisée.

L'entre-deux-guerres ne fit qu'accentuer les besoins logistiques rencontrés lors de la Première Guerre Mondiale sans en changer réellement le caractère. Le deuxième conflit armé mondial mit un terme final aux convois de chevaux alors que la demande en matériels, en munitions et en carburants atteignait des proportions gigantesques. Les Allemands allaient mettre en lumière lors de la guerre éclair tout le potentiel de la logistique moderne, mais aussi ses limites : l'acheminement en carburant, en munitions et en vivres finit par être dans l'incapacité de suivre le rythme infernal imposé par les chars. Les Alliés, et les Américains surtout, rencontrent, lors du sens inverse des manoeuvres militaires qui libèrent les territoires et les populations, les mêmes problèmes. Le rythme de l'avancée des troupes est mesuré désormais à l'aune de la logistique. Dans les deux sens, les convois ferroviaires, routiers et aériens subirent d'importants revers, démontrant la vulnérabilité d'une organisation logistique trop ambitieuse et victime de sa croissance exorbitante, à moins de posséder la maitrise des airs, clé de la victoire alliée.

     Le progrès technologique dans le domaine militaire continue après 1945, toujours avec les chars, les avions et les hélicoptères qui nécessitent un soutien logistique croissant. D'autant que se multiplient les conflits armés de type guérilla, dans des reliefs accidentés (montagnes, forêts tropicales).

De manière générale, l'informatique et les nouvelles technologies de gestion permettent aux stratèges de surmonter certaines des difficultés inhérentes à la logistique moderne tout en créant de nouveaux besoins. La Guerre du Golfe (1991) met en lumière l'importance que revêt la logistique dans les conflits contemporains de type classique, ainsi que la complexité, qui ne cesse de croître, dans sa gestion. (BLIN/CHALIAND).

 

     Pour l'OTAN par exemple, la logistique est la "science de la planification et de l'exécution de déplacements des forces armées et de leur maintenance. Dans son acception très générale, la logistique recouvre les domaines suivants :

- conception, expérimentation, acquisition, maintenance et réparation des matériels et des équipements :

- transport des personnels, des matériels et des équipements ;

- acquisition, construction et entretien d'installations et d'infrastructures ;

- ravitaillement en cobustibles, en vivres et en munitions ;

- acquisition ou prestation de servives ;

- soutien médical et sanitaire.

Dans la plupart des pays, les aspects concernant la planification, le développement et l'acquisition de matériels et d'infrastructures sont confiés à des services centraux du ministère de la Défense ou à des services interarmées. Toutefois, la tendance, même dans les armées les plus modernes (États-Unis, Europe, voire Russie, moins pour la Chine), est de confier des pans entiers de la logistique à des prestataires privés aux compétences plus ou moins réelles et importantes. Ce qui occasionne, comme pendant les deux Guerres du Golfe, au minimum des problèmes d'intendance et de coordination qui influent sur le déroulement des opérations militaires elles-mêmes.

 

   On peut regretter que les problématiques autour de la logistique ne mettent pas en valeur d'autres aspects et s'en tiennent souvent à une étroite question technique. Or, derrière le choix des méthodes d'approvisionnement des armées se trouvent d'autres enjeux importants, au niveau stratégique et politique : qu'il s'agisse de faire vivre les armées sur le territoire traversé ou de mettre en oeuvre de complexes moyens de transport, la manière dont les troupes se comportent a une incidence directe sur les objectifs politique de la guerre.

Non seulement en matière de moyens de survie des soldats et de moyens de se mouvoir, mais également en matière de moyens tout simplement de vivre. Ainsi, depuis des siècles que la guerre existe, les troupes sont suivies par tout un cortège de populations directement intéressées par leurs conditions d'existence : réseaux de prostitution, spécialistes de l'entretien des moyens de transport, services religieux, entreprises de spectacles, personnels - souvent civils - de santé... Si dans l'organigramme des armées figurent aujourd'hui en bonne place les services de santé et les services techniques d'entretien et de réparation, et même de spectacles,  bien d'autres éléments restent officieux, voire illégaux : que ce soit les services sexuels offerts par les dames de petite vertu, les entreprises de distraction comme les réseaux itinérants de circulation des boissons et des drogues, tout cela emprunte souvent les mêmes circuits ou des circuits très proches de la logistique utilisée pour fournir en carburants et en vivres. Et ils ont une importance de premier plan puisqu'ils concernent le moral des troupes, dans des temps de guerre, où, les professionnels le savent bien, énormément de temps se passe entre les combats.

Non seulement la tolérance ou l'existence de ces services officieux ou illégaux jouent sur ce moral, une des conditions de la vaillance des troupes au combat, mais leur absence peut nuire considérablement à la qualité des relations entre armées et populations des territoires traversés. Et du coup, au niveau stratégique, posséder un impact sur le résultat même de la guerre. Hormis les cas où la politique est de détruire villes et villages ou de tuer les populations, comme ce fut le cas dans l'Antiquité ou dans l'entreprise nazie, ces facteurs occupent une grande place longtemps dans la période qui suit la guerre dans les relations entre puissances.

Ce sont là des aspects, souvent passés sous silence par les armées, qui méritent toute leur place dans une étude sur la logistique générale des armées.

 

Kenneth BROWN, Strategics, The Logistics Strategy Link, Washington, 1987. Éric MURAINE, Introduction à l'histoire militaire, 1964. Colonel RAIFFAUX, Évolution de l'administration et de la logistique au cours des âges, dans Armée n°50, 1965.

 

Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016. Hervé COUTEAU-BÉGARIE, Traité de stratégie, Économica/ISC, 2002

 

STRATEGUS

Partager cet article
Repost0
9 août 2019 5 09 /08 /août /2019 10:08

     Les travaux de Pierre BOURDIEU s'inscrivent dans la tradition française des grandes enquêtes sur les conditions de vie des différentes classes sociales. Depuis l'étude pionnière de Frédéric LE PLAY (1806-1882) sur les Ouvriers européens (1855, réédité en 1971 chez Hachette), plusieurs recherches ont été menées afin de rendre compte du lien entre pratiques culturelles et appartenance à une classe sociale. A partir d'une enquête sur les budgets des ménages, Maurice HALBWACHS s'est ainsi intéressé, dans La classe ouvrière et les niveaux de vie (1913, réédité en 1970, Archives contemporaines); aux modes de vie et aux manières de consommer des ouvriers qu'il compare à ceux des employés. Après la Seconde Guerre Mondiale, le budget, le logement, le travail, les relations familiales ou encore les pratiques de consommation alimentaire des ouvriers ont ausse fait l'objet d'une vaste enquête dirigées par Paul-Henri Chombart de LAUWE (La vie quotidienne des familles ouvrières, 1956, CNRS).

    Nul doute que l'existence en France d'une culture ouvrière, ancrée dans la pratique de la mouvance communiste, qui se pose par certains côtés en contre-société, n'est pas étrangère à l'intérêt de Pierre BOURDIEU pour cette question. Même si le sociologue français ne s'est pas uniquement intéressé à la culture ouvrière, il raisonne lui aussi en termes de "cultures de classe" en établissant un lien étroit entre pratiques culturelles et groupes sociaux. Tout en prenant grand soin d'emprunter au minimum au vocabulaire marxiste. Par "culture", il entend aussi bien les façons de manger, d'aménager son intérieur ou de se vêtir que le rapport entretenu avec les oeuvres d'art ou de l'esprit (fréquentation des musées, du théâtre ou pratiques de lecture par exemple). Les deux acceptations du terme "culture" sont en effet intimement liées chez Pierre BOURDIEU. Selon lui, "on ne peut comprendre complètement les dispositions qui orientent les choix entre les biens de culture légitime qu'à condition de les réinsérer dans l'unité du système des dispositions, de faire rentrer la "culture", au sens restreint et normatif de l'usage ordinaire, dans la "culture" au sens large de l'ethnologie, et de rapporter le goût élaboré des objets les plus épurés au goût élémentaire des saveurs alimentaires." (La Distinction, 1979).

  La réflexion menée par Pierre BOURDIEU et ses collaborateurs (dont notamment dans Les Actes de la recherche en sciences sociales) sur la culture est concomitante d'un renouveau de l'intérêt du politique pour la question culturelle. Même si, à l'évidence, la conception gouvernementale des années 1950-1960 est restrictive à plus d'un titre. Non seulement, elle ne prend pas la culture au sens ethnologique, mais concentre ses efforts pour la promotion de la culture "savante" : valoriser par exemple la musique classique par rapport aux musiques traditionnelles populaires. Ce qui oriente même les études premières de Pierre BOUDIEU (financements obligent sans doute) : enquête sur la fréquentation des musées en Europe par exemple, en 1963, qui donne lieu en 1969 à la publication de L'Amour de l'art.

 

De la légitimité culturelle...

   Un moyen de se rendre compte qu'il existe bel et bien des cultures légitimes et des cultures illégitimes ou dévalorisées est de suivre les thématiques abordées par les revues d'art, au sens large, du cinéma, de la video, de la photo, du théâtre, de dessin, ou même de la mode... Par le choix des sujets d'articles, par la mise en valeur - publicitaire ou non - on perçoit bien qu'il y a des cultures qui méritent qu'on y prête attention et d'autres, plus "vulgaires", voire plus "populaires"... C'est éclatant par exemple en ce qui concerne le cinéma fantastique, autrefois rejeté, aujourd'hui survalorisé, ça l'est aussi des arts culinaires...

   Les trois principaux ouvrages dans lesquels Pierre BOURDIEU définit sa sociologie de la cultures sont Une Art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie (Minuit, 1965), L'Amour de l'art. Les musées d'art européen et leur public (1969) et La Distinction. Critique sociale du jugement (1979). Ce dernier, ouvrage central dans l'oeuvre du sociologue français s'appuie entre autres sur des questionnaires qui portent aussi bien sur les livres lus ou les peintres préférés des individus que sur l'origine de leurs meubles ou de leurs vêtements. La thèse développée dans ces 3 ouvrages, qualifiée de "théorie de la légitimité culturelle", repose sur l'idée que toutes les pratiques culturelles ne se valent pas et que certaines sont plus distinctives que d'autres au sein de la société, c'est-à-dire qu'elles apportent plus de prestige à ceux qui les adoptent (et qui les affichent) : elles correspondent aux pratiques des classes supérieures. Ces ouvrages voient leur approche complétée par de nombreux articles publiés dans Acte de la recherche en sciences sociales.

   Il existe une homologie entre hiérarchie sociale et hiérarchie culturelle, les équipes de Pierre BOURDIEU en font le constat statistique. Ces pratiques culturelles varient selon le niveau d'instruction et l'origine sociale. Cette analyse repose sur une théorie des classes sociales. Mais contrairement à l'analyse marxiste en général, cette théorie ne définit pas uniquement les classes sociales par leur position dans les rapports de production, par leur pouvoir économique. Elles sont définies avant tout par leur rapport différent à la culture et notamment à la culture savante. Pour les lecteurs, il n'en est pas moins - par connivence ou par habitude - que ces oeuvres sont lues avec en arrière-plan la connaissance de l'existence des classes sociales, avec une définition bien moins schématique que celle de la vulgate marxiste, mais non moins lourde de signification. Et, Pierre BOURDIEU qui estime que la société est divisée en trois principaux groupes sociaux, la bourgeoisie, les classes moyennes et les classes populaires, ne fait que conforter cette manière de voir. Chacun de ces groupes se caractérisent par une "culture de classe" spécifique, correspondant à des conditions de vie relativement homogènes. Il existe au sein de ces groupes des subdivisions définies pour partie en fonction de la trajectoire ascendante ou descendante des individus qui occupent des positions moyennes. La notion même de trajectoire traduit une conception hiérarchisée de la sociétés qui serait ainsi orientée des classes populaires jusqu'aux classes supérieure, des classes dominées aux classes dominantes. Cette hiérarchie sociale est à l'origine d'une hiérarchie des pratiques culturelles.

 

L'habitus comme principe générateur des pratiques culturelles

    Dans la Distinction, Pierre BOURDIEU réfute la pensée, portée par des lectures un peu rapides d'Emmanuel KANT, mais dont les oeuvres tendent bien vers celle-ci, selon laquelle la capacité à apprécier l'art est universelle et innée. Il montre que tout le monde ne définit pas le beau de la même manière et que seuls les groupes sociaux les plus diplômés partagent la conception kantienne du beau. Les personnes les moins diplômées ont une autre conception. Pour elles, le beau est contextuel plutôt qu'universel. Ces personnes s'intéressent d'abord aux fonctions des oeuvres (utilité, agrément, caractère moral, dimension informative) plutôt qu'à leurs qualités formelles. La différence des critères de jugement esthétique mobilisés en fonction du capital culturel des individus apparaît nettement dans le jugement sur les photographies.

La famille et l'école sont des lieux d'apprentissage de la compétence culturelle. Pour BOURDIEU, paradoxalement, alors que l'art n'est que peu enseigné à l'école, c'est le capital scolaire qui est le mieux à même de rendre compte des inégalités d'appréciation des oeuvres culturelles. Cela signifie que la compétence esthétique n'est pas qu'une question d'apprentissage en termes de contenus (auteurs, genres, écoles, mouvements...) mais qu'elle est aussi le fruit d'une "disposition savante" que l'école transmet au travers de ses enseignements, qu'ils soient artistiques ou non. L'école offre ainsi des outils d'analyse, par exemple en littérature, qui peuvent ensuite être transposés dans d'autres domaines. Toujours selon BOURDIEU et son école, le besoin de culture, créé par l'école (qui donne simultanément le moyen de la satisfaire) est d'autant plus fort que l'on est plus cultivé. Cela explique les inégalités de fréquentation des musées en fonction du diplôme. Des inégalités scolaires initiales se transforment donc en inégalités culturelles cumulatives a posteriori. Avec l'école, la famille joue un rôle central, et sans doute bien plus prégnant. D'une certaine façon, l'école ne fait que valider, renforcer une culture acquise dans la famille, d'une manière que l'on pourrait qualifier, même si le sociologue français n'entre pas dans ce genre de considérations, d'affective...

En fait, l'enfant acquiert le goût tel qu'on le lui présente, et en même temps, c'est la seule façon qu'il le connait. De manière univoque et sans nuance, à moins que dans la famille précisément s'offre de multiples façons de le faire, et c'est ce qui arrive dans le cas de milieux pluriculturels, lorsque dans la famille sont présentes plusieurs cultures différentes, de par l'origine des parents souvent. Les individus apprennent, de manière plus ou moins étroite, inconsciemment, à agir de telle sorte que leurs pratiques et leurs goûts soient valorisés par leur entourage, à moins d'interférences (qui font l'objet d'ailleurs d'études ultérieures) de médias extérieurs et pourtant présents au sein de l'entourage familial. Cette familiarisation insensible à la culture légitime dominante dans la famille conduit les individus à dénier le caractère acquis du "bon goût" pour le voir seulement comme un goût naturel et spontané. L'expérience esthétique peut sembler être vécue librement et subjectivement alors qu'elle n'est que l'intériorisation d'un arbitraire culturel. Pour le dire simplement, c'est par habitude que se construit le goût, c'est l'habitus qui fait ce goût, qui se transmet de génération en génération à l'intérieur d'une classe sociale, qui pour peu qu'elle ne soit ni descendante ni ascendante, reste immuable.

Pour Pierre BOURDIEU, tous les choix culturels, de la littérature à l'habillement, sont l'expression d'un habitus de classe. Cet habitus est non seulement à l'origine des goûts et des pratiques mais il est aussi ce qui crée un lien entre les pratiques et assure leur cohérence. il encourage le même type d'attitude dans des domaines différents. L'opposition entre entre les classes populaires qui privilégient la force, la quantité, la substance, et les bourgeois qui donnent la primauté à la forme, à la légèreté, à la distance, se retrouve aussi bien dans le domaine alimentaire que dans le domaine sportif. Les premiers préfèrent les sports exigeant une forte dépense corporelle, à l'inverse des seconds.

Les trois grandes classes sociales se caractérisent par leur rapport singulier avec la culture. En tant que classe la plus élevée dans la hiérarchie sociale, la bourgeoisie est qualifiée de classe dominante. Sa position lui permet de définir le goût légitime, c'est-à-dire le goût qui sert de référence à l'ensemble de la société. Bien qu'il s'agisse d'un goût particulier, construit socialement par la socialisation familiale et scolaire, ce goût est posé comme "naturel". Cela représente une forme de violence symbolique à l'égard des autres classes sociales à qui est imposé un arbitraire culturel (valorisation des arts savants, idéal d'aisance et de distance...). L'idéologie du goût naturel que porte la classe dominante est le pendant, dans le domaine culturel, de l'idéologie du don dans le domaine scolaire. La classe dominante n'est toutefois pas complètement unie autour de la définition du goût juste : elle se subdivise entre des fractions de classes qui mènent, entre elles, des luttes symboliques pour la définition du bon goût. D'un côté, les dominants les plus cultivés (professeurs, journalistes...) défendent une conception de la culture qualifiée par le sociologue français d'aristocratisme ascétique. Ils valorisent ainsi les pratiques culturelles élitistes traditionnelles (écoute de musique classique, fréquentation des musées, lecture d'ouvrages classiques) qui requièrent retenue et distance. De l'autre côté, les dominants les plus riches (patrons du commerce et de l'industrie, professions libérales...) ont une morale hédoniste de la consommation et leurs pratiques culturelles, tout en étant élitistes (voyages, achat d'oeuvre d'art...) sont plus tournées vers l'univers du luxe.

La culture savante portée par la bourgeoisie est celle qui sert de référence aux petits bourgeois, aux membre des classes moyennes. Ces derniers se caractérisent par leur volonté d'ascension sociale, qui les fait adhérer sans réserve à la culture dominante. Il s'agit d'une "bonne volonté culturelle" faite de déférence à l'égard de la culture légitime et par la volonté de se cultiver. Les petits bourgeois tentent d'imiter le style de vie des classes dominantes ; ils peuvent ainsi adopter des pratiques de substitution, qui, tout en présentant les signes extérieurs de la légitimité culturelle, les sont plus accessibles (photographie pratiquée comme substitut à la peinture, par exemple, ou encore opérette par rapport à opéra...). Toutes les tentatives de s'intégrer à la culture légitime sont néanmoins marquées par la récurrence des fautes de goût (suivant les critères dominants) qui trahit l'absence de familiarité avec la culture dominante. L'hypercorrection langagière témoigne par exemple de l'incapacité des petits-bourgeois de s'approprier totalement les codes de la culture dominante. La petit bourgeoisie se subdivise elle-même en trois fractions, définies par la trajectoire sociale des individus qui les composent. Chaque fraction possède son style de vie. La petite-bourgeoisie traditionnelle, en déclin, est composée d'artisans et de commerçant qui ont des goûts traditionnels, austères, et qui accordent une grande importance aux valeurs du travail et de rigueur. Elle s'oppose à la petite-bourgeoisie d'exécution, ascendante, composée d'employés, de cadres moyens, d'instituteurs, de techniciens... qui subordonnent tout à leur volonté d'ascension sociale. Pour cela, leurs pratiques sont marquées par la discipline et le sérieux. Enfin, la petite bourgeoisie nouvelle comprend à la fois les bourgeois déclassés par leur absence de titres scolaires et les petits bourgeois à fort capital culturel qui manquent de capital social pour intégrer la bourgeoisie. Ils exercent des métiers artistiques, de conseil ou de communication qu'ils tentent de faire reconnaitre socialement. Ils recherchent dans les attributs de la culture, par exemple, en achetant des revues de vulgarisation et en soignant leur langage. La petite bourgeoisie étant la classe où se rencontrent à la fois les individus en trajectoire ascendante et ceux en trajectoire descendante, les pratiques de consommation y sont plus hétérogènes que dans les classes supérieures et populaires.

Pour poursuivre ce résumé des résultats des recherche de Pierre BOURDIEU, emprunté à Anne JOURDAIN et Sidonie NAULIN, la classe populaire est assimilée à la classe ouvrière, la plus homogène des classes sociales. Son rapport à la culture se caractérise par le "choix du nécessaire". Les moyens économiques limités des ouvriers les contraignent à se contenter d'un style de vie simple et à privilégier le pratique et le fonctionnel plutôt que l'esthétique. cependant, ils ne le vivent pas comme une contrainte mais plutôt comme un "choix", un goût sincère pour la simplicité. Pour BOURDIEU, le goût populaire n'existe pas positivement : il n'est que la dégradation du goût dominant. Il se limite aux "fragments épars d'une culture savante plus ou moins ancienne (...) sélectionnés et réinterprétés évidemment en fonction des principes fondamentaux de l'habitus de classe et intégrés dans la vision unitaire du monde qu'il engendre" (La Distinction). De fait de son absence d'autonomie, le goût populaire ne peut s'affirmer comme une contre-culture susceptible de remettre en question la légitimité de la culture dominante.

Cette conception de la culture populaire comme culture hétéronome est déjà remise en question au sein même de l'équipe de Pierre BOURDIEU : Claude GRIGNON et Jean-Claude PASSERON, dans le Savant et le Populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, publié chez Gallimard en 1989. Selon eux, il existe deux manières antagonistes mais également critiquables d'envisager la culture populaire : la première consiste à la considérer comme un "univers significatif autonome", en ignorant les effets symboliques de la domination économique et sociale qui pèse sur les classes populaires (populisme) ; la seconde, celle de leur chef d'équipe, consiste à l'opposé à ne l'envisager que du point de vue de sa "dépendance symbolique" à la culture savante, en omettant de voir ce que les go^ts populaires peuvent avoir de singulier et de relativement autonome (misérabilisme). Pour eux, la théorie de la légitimité culturelle, bien adaptée pour étudier la culture savante, l'est moins pour décrire la culture populaire.

  La distinction se trouve au coeur du jeu social, avec plusieurs mécanismes qui permettent d'expliquer la hiérarchie des goûts : l'imitation des classes dominées et au contraire l'effort des classes dominantes de le rester, en maintenant l'écart des connaissances et des convenances. Chaque classe dominée cherche à imiter le goût des classes qui lui sont supérieures, et la classe dominante s'efforce de maintenir la distance par ses choix dans l'art, l'ameublement, les manières de manger ou de se vêtir. Même s'il faut pour cela changer ses goûts et ses perceptions, cette dernière s'efforce de poursuivre son oeuvre de distinction sociale. Et si une manière de se montrer, une forme de spectacle ou de sport en vient à être investie par une classe dominée, la meilleure manière de garder la position sociale est de la dévaloriser. A l'inverse, d'autres manières de se montrer ou de pratiquer les arts sont valorisées par les classes dominantes, quoique issues des classes populaires. En fait, le jeu social de la distinction est un jeu très dynamique, dans lequel un art ou une façon d'être en société est soumis à de grandes variations et dans sa forme et dans son appréciation. Jean-Louis FABIANI, en 1986, étudie l'exemple du jazz comme musique, passé du statut d'art maudit à art légitime, jusqu'à devenir une sorte de double de la musique sérieuse.

A l'image de ce dernier, de nombreux autres sociologues se sont intéressés aux processus de légitimation des pratiques culturelles populaires dans la perspective initiée par Pierre BOURDIEU (Luc BOLTANSKI, La constitution du champ de la bande dessinée, Actes de la recherche en sciences sociales, vol 1, 1975 ; Sylvia FAURE et Marie-Carmen GARCIA, Culture hip-hop, jeunes des cités et politiques publiques, La Dispute, 2005). La théorie de la légitimité culturelle est d'ailleurs mise en question dans de nombreux travaux

 

Le jeu complexe des pratiques culturelles

    En fait, en dehors des analyses proprement sociologiques, des logiques économiques fortes sont en jeu dans nombre d'arts, sports et spectacles. Des évolutions technologiques fortes peuvent aussi les influencer fortement. On ne prendra que l'exemple du cinéma fantastique dont le développement des effets spéciaux crédibilisent à l'écran nombre d'histoires difficilement montrables auparavant. Mais c'est seulement en arrière plan que ces logiques économiques et ces évolutions technologiques orientent nombre d'études sociologiques. Le rôle des mass-media est sans doute primordial dans maints changements de perception et du coup, changement du goût.

    La théorie de Pierre BOURDIEU de la légitimité culturelle a un certain écho aux États-Unis où elle donne lieu à de nombreux travaux, notamment à partir de la traduction anglaise de La Distinction en 1984. Paul DIMAGGIO et Michael USEEM confirment en 1978 l'importance primordiale du niveau d'instruction dans l'accès à la haute culture. En 1992, Richard PETERSEN et Peter SIMKUS publient "How Musical Tastes Mark Occupational Status Group (Lamon et Fournier, University of Chicago Press), texte dans lequel ils montrent, à partir de données quantitatives datant de 1982, que les classes supérieures se caractérisent non seulement par leur proximité avec les genres musicaux les plus savants, tels que l'opéra ou la musique classique, mais aussi par l'éclectisme de leurs préférences musicales. Ainsi, en sus de la musique savante, de nombreux membres des classes supérieures apprécient aussi des genres plus populaires. Richard PETERSON et son étudiant Roger KERN reprennent les chiffres de 1982 et 1992, en 1996 pour montrer une montée de l'éclectisme des goûts musicaux parmi les classes supérieures.

Cet éclectisme, l'ampleur qu'il prend, met fin à l'homologie stricte entre hiérarchie sociale et hiérarchie culturelle. Les goûts des classes supérieures pour les genres les plus légitimes ne s'accompagnent pas forcément de dégoûts pour les genres les moins légitimes. Mais, s'ils complexifient les modalités de l'articulation entre segmentation sociale et pratiques culturels, ces travaux ne remettent pas en cause l'existence de frontières symbolique entre les classes sociales. De fait, il semble bien que l'éclectisme lui-même se présente comme une nouvelle stratégie de distinction des classes dominantes. Outre le fait qu'il est plus facile pour elles que pour les autres classes de "s'approprier" des comportements et des goûts, ne serait-ce que pour des questions économiques, la manière de valoriser spectacles, sports et façons d'être n'est pas la même d'une classe à l'autre. Les classes supérieures esthétisent et intellectualisent les musiques, les spectacles et les sports qu'ils amalgament à leurs pratiques culturelles, tout en gardant tout de même une certaine préférence pour d'autres musiques, spectacles et sports (on pense au golf) qui restent leur apanage, malgré des concessions...

Par ailleurs, et c'est le propre de sociétés qui favorisent l'individualisme par rapport à l'esprit collectif, des pratiques et des préférences culturelles dissonantes sont mises en relief par certains sociologues. Bernard LAHIRE (La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, La Découverte, 2004) revient sur la théorie de la légitimité culturelle et développe la thèse selon laquelle "la frontière entre le "légitime" et l'"illégitime" ne sépare pas seulement les groupes ou les classes de la société (...) (mais) s'applique aussi aux différents membres d'un même groupe et - fait crucial jamais relevé - aux diverses pratiques et préférences de nombre d'individus". Il s'intéresse d'abord aux différences de légitimité des pratiques culturelles de chaque individu (variations intra-individuelles) avant d'envisager les différences de pratiques entre classes sociales (variations inter-individuelles). Il reproche à Pierre BOURDIEU de ne pas avoir fait attention à ces dissonances culturelles propres à remettre en cause l'idée même de cohérence des goûts et des styles de vie.

Avec la même méthode usuelle dans l'entourage de Pierre BOURDIEU, l'étude statistique et le choix raisonné d'échantillons d'individus, il comptabilise les individus aux profil culturel dissonant. Sont par exemple comptabilisés comme individus au profil dissonant ceux qui aiment la littérature la plus légitime et qui écoutent de la variété française. il découvre,  que ces profils sont très fréquents statistiquement, même s'ils sont plus probables dans les classes moyennes et supérieures que dans les classes populaires. L'individu est ainsi le plus souvent partagé entre un "soi légitime" et un "soi illégitime". Les rares profils consonants occupent des positions totalement opposées dans l'espace social et sont caractérisés soit par le dénuement culturel, soit par une inscription ancienne dans les cadres culturels les plus légitimes.

Ces dissonances culturelles invalident la possibilité d'un habitus cohérent en tant que principe générateur et unificateur des toutes les pratiques. Dans un ouvrage précédent (L'homme pluriel. Les ressorts de l'action, 1998), Bernard LAHIRE défend déjà l'idée selon laquelle chaque individu dispose non d'un seul mais d'une multiplicité d'habitus acquis dans divers univers de socialisation. En fin de compte, cet auteur conteste moins la théorie de la légitimité culturelle - laquelle est certainement plus ou moins forte suivant les temps et les lieux - qu'il ne l'amende, à travers le constat des tensions inhérentes à l'habitus. Dans la mesure même où les individus et les groupes ont un parcours de vie de moins en moins confinés à un univers social et moral "étanche", et qu'ils traversent au contraire de plus en plus d'expérience de vie de plus en plus variées dans leur existence, la force de l'habitus de classe perd de son emprise sur les individus. Même dans un tel contexte, Bernard LAHIRE constate que les individus au profil culturel dissonant ont conscience de la hiérarchie interne de leurs pratiques plus ou moins légitimes. S'ils ont cette conscience plus ou moins nette d'une hiérarchie dans la valeur des goûts, c'est que les pratiques culturelles sont encore soumises à des logiques de légitimité sociale et d'ailleurs, il serait intéressant de parcourir l'évolution des goûts dans des classes sociales différentes, de l'enfance à l'âge mur.

Il existe toutefois des critiques radicales à l'égard de la théorie de la légitimité culturelle. Plusieurs sociologues font ainsi l'hypothèse d'une perte de cohérence de la culture cultivée, c'est-à-dire de l'ensemble des pratiques et préférences conçues comme légitimes dans les années 1960. Alors que les éléments de la haute culture semblent moins immédiatement caractériser les classes supérieures, Olivier DONNAT (Les univers culturels des français, dans Sociologie et Sociétés, volume 36, 2004) pose la question centrale : "Qui aujourd'hui peut prétendre ne pas ressentir un certain embarras au moment e préciser le contenu de la culture cultivée?"

Certains sociologues, comme Hervé GLEVAREC (La fin du modèle classique de la légitimité culturelle. Hétérogénéisation des ordres de légitimité et régime contemporain de justice culturelle. L'exemple du champ musical, dans Penser les médiacultures, Nouvelles pratiques et nouvelles approches de la représentation du monde, Sous la direction de MAIGRET et MACÉ, Colin/INA, 2005), refusent de classer les pratiques culturelles selon un ordre hiérarchique en affirmant que le degré de légitimité qui leur est attribué n'est que le reflet de l'arbitraire du sociologue. D'autres, tels Antoine HENNION (La passion musicale. Une sociologie de la médiation, Métaillé, 1993), proposent une sociologie du goût qu'ils déconnectent - peut-être un peu trop - des questionnements propres à la théorie de la légitimité culturelle, en s'intéressant à la relation entre l'individu et l'objet, et aux médiations sur lesquelles elle prend appui, pour mettre en mots la formation du goût.

    Même dans les contestations les plus radicales de la théorie de la légitimité culturelle, on perçoit bien une tendance à se référencer à une période sans doute révolue mais conservant une force d'attraction, où les différences culturelles entre classes sociales étaient bien plus marquées qu'aujourd'hui.

D'ailleurs, ne faut-il pas constater, à travers le creusement des inégalités sociales, la formation de pratiques culturelles qui éloignent des classes sociales entre elles, ne serait-ce que par les conditions d'accessibilité à ces pratiques. N'y-a-t-il pas également parfois un défaut d'optique, une représentation des goûts plus ou moins orientée sans que les individus ne s'en rendent compte. La confusion entre pratiques regardées et réelles pratiques ne sépare t-elle pas certains sports d'autres. Si le football acquiert valeur culturelle consensuelle dans toutes les classes sociales - même si des conditions d'exercice ne sont décidément pas les mêmes - d'autres comme le golf et le tennis sont-ils aussi couramment exercés? La fonction spectacle ne brouille t-elle pas la fonction de la pratique réelle? Et du coup la représentation culturelle que les individus en ont? On pourrait multiplier les exemples : théâtre/cinéma, jeux videos/cinéma/télévision... Même si on peut refuser toute hiérarchie, il existe tout de même des différenciations qui se font jour au sein même d'un sport, d'un spectacle, d'une pratique culturelle quelconque. Qui dira un jour que jeux de dames et jeux d'échec se valent, et sont également valorisants? Sans doute, à partir de préférences individuelles dissonantes, ne se recompose-t-il pas une autre forme de légitimité culturelle?  On a beau relativiser les goûts ; il y a une certaine tendance à une re-hiérarchisation des pratiques culturelles, qui valorisent des groupes sociaux par rapport à d'autres, dans un processus que l'on (re)connait maintenant de mieux en mieux : l'imitation des pratiques et des comportements. Des études sur les effets de mode pourraient sans doute faire surgir d'autres problématiques de légitimité culturelles...

 

Anne JOURDAIN ET Sidonie NAULIN, La théorie de Pierre Bourdieu et ses usages sociologiques, Armand Colin, 2011.

 

   

 

Partager cet article
Repost0
9 août 2019 5 09 /08 /août /2019 08:38

    Henry LLOYD est un stratégiste britannique (gallois), un des plus brillant du XVIIIe siècle, et un des premiers grands théoriciens de langue anglaise de la guerre. Il influence notamment Antoine Henri de JOMINI et même s'il est méconnu, y compris dans son propre pays, il figure parmi les auteurs modernes de la stratégie militaire.

 

Une vie aventureuse

     Les détails de sa vie sont très mal connus. Éclectique dans ses goûts aussi bien que dans ses activités, il sert dans nombre d'armées européennes, comme d'ailleurs beaucoup de soldats - intermittents ou de métier - à son époque. Efficace sur les champs de bataille (il faut l'être pour y survivre...), il ne l'est pas moins dans les opérations clandestines.

Après des études à Oxford, il entre dans le clergé avant d'être envoyé en France où il enseigne la géographie aux officiers français. En 1745, il quitte l'Église et s'engage dans l'armée française où il participe à la bataille de Fontenoy comme officier de génie. Sa carrière parallèle d'espion commence pratiquement au même moment. En 1748, il rejoint l'armée prussienne puis revient servir les intérêts de la France 6 ans plus tard. Peu après, il quitte à nouveau la France et combat au service de l'Autriche dans la guerre de Sept Ans.

C'est à partir de cette expérience qu'il élabore ses théories sur la guerre, qui apparaissent dans The History of the Late War with Germany (1766) puis dans ses Mémoires (1781), publiés en France sous le titre  Réflexions sur les principes généraux de la guerre (1784).

Après la guerre de Sept Ans, il tente de rejoindre les Anglais qui appuient le Portugal face aux Espagnols alliés avec les Français, puis revient en Angleterre où il se met à écrire tout en restant actif comme militaire et espion. En 1768, il part en mission clandestine pour le compte de l'Angleterre afin d'aider les Corses à repousser une invasion française et, en 1773-74, combat au service de la Russie contre les Turcs.

Vers la fin des années 1760, il écrit un ouvrage politique ambitieux "Essai philosophique sur les gouvernements" (non publié), puis un essai sur la Constitution britannique et un autre sur la finance. Au moment de la Révolution américaine, il rédige un texte sur les moyens de vaincre la France en Amérique, Rhapsody of the Present System of French Politics, of the Porjected Invasion and the Means to Defeat It.

 

Une élaboration théorique sur la guerre

   Comme GUIBERT, LLOYD subit l'influence de MONTESQUIEU dont il veut appliquer la méthode philosophique à la réflexion stratégique. Grand admirateur également de Maurice de SAXE, mais critique vis-à-vis de FRÉDÉRIC LE GRAND, il est persuadé que la science de la guerre suit un certain nombre de principes et lois invariables. Comme ses contemporains, il s'intéresse à l'organisation des armées, mais sa contribution majeure à la stratégie se situe au niveau opérationnel. Henry LLOYD est l'inventeur du concept des "lignes d'opérations" qui est repris ensuite par TEMPELHOFF, BÜLOW et, surtout, par JOMINI qui en fait la base de sa doctrine et dont la pensée stratégique domine le XIXe siècle. Indirectement, l'influence de LLOYD est donc considérable.

Le stratégiste britannique fait la distinction entre la guerre telle qu'elle fut pratiquée par les Anciens et celle conçue par les Modernes. La guerre moderne est infiniment plus complexe. Les armées du XVIIIe siècle sont de plus en plus importantes, avec un armement plus sophistiqué, et nécessitent une organisation supérieure. C'est ce constat qui l'amène à l'élaboration du concept des lignes d'opérations qui assurent aux troupes une liaison constante avec les dépôts de munitions et d'approvisionnement. L'époque où les troupes vivaient sur le terrain est révolue selon lui - constat que démentira plus tard NAPOLÉON -, et le rôle grandissant de l'arme à feu nécessite un approvisionnement constant en munitions.

La géographie physique et les considérations d'ordre climatique occupent une part importante dans son oeuvre. LLOYD, qui s'inspire de L'Esprit des lois de MONTESQUIEU, perçoit l'élément géographique comme vital dans la conduite de la guerre. Le concept des lignes d'opérations ne peut être appliqué efficacement que grâce à une excellente connaissance de la topographie. La stratégie de LLOYD s'appuie sur une approche de la guerre essentiellement défensive. La victoire est accomplie à travers le mouvement destiné à déséquilibrer l'adversaire et à diviser son armée afin de la rendre vulnérable. Les lignes d'opérations confèrent à une armée une cohésion supérieure dans le mouvement et une force de frappe vigoureuse au moment de l'offensive. En marge de sa propre doctrine stratégique, l'oeuvre de Henry LLOYD constitue la meilleure description qui est faite sur la façon dont était pratiquée la guerre au XVIIIe siècle.

 

Une postérité limitée dans son pays, plus importante en dehors

    La production britannique en matière de stratégie en tant que science est modeste et la méfiance envers la théorie persistante dans la grande île où l'on estime que les tâches de l'officier sont essentiellement pratiques. L'oeuvre de Henry LLOYD fait donc figure d'exception. Son A Political and Military Rhapsody on the defence of Great Britain and Ireland de 1790 comporte six éditions, traductions française en 1801, allemande en 1803, italienne en 1804. Son Histoire de la guerre de Sept Ans a une immense influence jusqu'au milieu du XIXe siècle. L'adaptation allemande par TEMPELHOFF de 1783 à 1787 sert de point de départ à JOMINI. Si NAPOLÉON en fait son profit (notamment de sa théorie des lignes d'opérations), il est oublié assez vite ensuite, victime de la critique trop radicale de CLAUSEWITZ. Pour Hervé COUTEAU-BÉGARIE, il mériterait d'être redécouvert.

 

Henry LLOYD, Mémoires militaires et politiques, 1801 ; De la composition des différentes armées, Liskenne et Sauvan, Bibliothèque historique et militaire, 1844 (Des extraits sont disponibles - plusieurs chapitres - dans l'Anthologie mondiale de la stratégie, Robert Laffont, Bouquins, 1990) ; Histoire des guerres d'Allemagne (campagnes de 1756 à 1759), Economica, 2001.

NAPOLÉON 1er, Notes inédites de l'empereur Napoléon 1er sur les Mémoires militaires du général Lloy, Bordeaux, 1901. Franco VENTURI, Le aventure del general Henry Lloyd, Rivista Storia Italiana n°91, 1979.

Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016. Hervé COUTEAU-BÉGARIE, Traité de stratégie, Economica/ISC, 2002.

Partager cet article
Repost0
7 août 2019 3 07 /08 /août /2019 07:15

   Basil Henry LIDDELL HART est un officier d'infanterie britannique, historien et stratège militaire. Il est considéré, avec J.F.C. FULLER, comme l'un des théoriciens militaires britanniques les plus influents. Doté d'une capacité d'analyse hors du commun, ses théories sont influencées par son expérience personnelle, mais ses opinions tranchées sont la cause d'une carrière qui connait beaucoup d'avatars. Ainsi, après avoir connu des succès littéraires et le respect des militaires dans les années 1920 et 1930, LIDDLET HART est banni du cercle politico-militaire britannique lors de la Deuxième Guerre Mondiale et ne revient au premier plan que dans les années 1950 et 1960.

 

Une carrière militaire puis littéraire contrastée

  Étudiant au Corpus Christi College de l'Université de Cambridge en 1913, il est durant la Première Guerre Mondiale officier d'infanterie et participe aux batailles d'Ypres et de la Somme. Cette expérience le marque profondément, et devient toute sa vie un critique virulent des théories de CLAUSEWITZ qu'il juge indirectement responsable des horreurs de la guerre. Si cette opinion est jugée contestable, elle démontre cependant l'importance qu'il attribue aux stratèges (alors même que CLAUSEWITZ est très peu lu en Angleterre) et à leur capacité à façonner le cours de la guerre et de l'Histoire.

Il quitte l'armée en 1927 et travaille comme spécialiste des questions militaires pour le Daily Telegraph et le Times. S'il choisit le Daily Telegraph, c'est qu'il veut faire de cette position une rampe de lancement pour la modernisation de l'armée. Il développe alors sa théorie de l'approche indirecte, qui privilégie le harcèlement des lignes de ravitaillement et le contournement plutôt qu'une attaque frontale des positions ennemies. Il écrit également des biographies de militaire dont celles du général William Tecumseh SHERMAN ou de Thomas Edward LAWRENCE, deux adeptes de l'approche indirecte.

Sa carrière dans les milieux militaires connait une éclipse, pour une part par la sympathie active qu'il éprouve envers le génie militaire allemand. Il a d'ailleurs une relation épistolaire et éditoriale suivie avec le général ROMMEL, dont il publie après la Seconde Guerre Mondiale les carnets. Sa pensée stratégique suit et même souvent précède l'évolution technologique des armées. Au sortir de la guerre, LIDDEL HART s'intéresse tout naturellement au rôle du fantassin, puis délaisse rapidement ce sujet pour celui de la motorisation des armées. Il devient un apôtre de la guerre mécanisée en même temps qu'il développe sa fameuse stratégie indirecte. Ses théories ont souvent un aspect doctrinaire, mais il se montre capable de changer d'opinion, ce qu'il fait à plusieurs reprises.

L'argumentation passionnée de LIDDELL HART en faveur de la mécanisation de l'armée de terre doit être restituée dans le contexte de son désir de limiter le potentiel destructeur de la guerre et de modérer sa conduite. Dans l'avenir, le maniement d'armées plus mobiles, plus légères et plus mécanisées nécessiterait de plus grandes compétences et un jugement avisé, d'où la nécessité de remettre à l'honneur les qualités de stratège. A terme, les armées devraient être commandées par des hommes plus jeunes et plus agiles, au plan physique et intellectuel, que ceux de la génération qui avait commandé en 1914-1918.

Vers la fin des années 1930, il s'intéresse de plus en plus à la politique étrangère de la Grande Bretagne, devenant l'apôtre d'une approche défensive, qui peut, selon lui, tirer plus de bénéfices des innovations technologiques qu'une stratégie offensive (The Defense of Britain, 1939). Comme il encourage le rapprochement avec l'Allemagne, méfiant envers la France contre laquelle il fait preuve d'un grand chauvinisme, et qu'il se trompe et sur les intentions d'HITLER et sur la question stratégique défensive/offensive - beaucoup estiment à l'état-major qu'il les a induit en erreur - il devient isolé tant auprès de l'opinion publique que des instances militaires.

Après la Seconde Guerre Mondiale, tout en développant une activité éditoriale (Les généraux allemands parlent, 1948), il écrit sur les deux conflits armés mondiaux. Ses textes influencent alors largement l'historiographie du conflit mais sont aujourd'hui controversés.

LIDDELL HART parvient à se réhabiliter auprès des connaisseurs de la chose stratégique, en s'intéressant de près au développement de la bombe atomique et en devenant l'un des premières stratégistes du nucléaire, avant même que naisse la nouvelle discipline dans les milieux universitaires et militaires.  Il prévoit les changements fondamentaux dans l'ordre stratégique et politique qui vont s'opérer dans les années à venir. Il comprend tout d'abord la nature de la dissuasion nucléaire ainsi que ses conséquences sur la guerre classique, la guerre limitée et la guerre froide. Il évite le piège - dans lequel tombent alors de nombreux théoriciens - d'oublier la nature de la guerre au profit de théories coupées de la réalité. Il prône  une stratégie de dissuasion et de défense, avec la conviction que le risque encouru par une attaque nucléaire, de quelque type que ce soit - est trop grave pour être hasardé. Si son point de vue est repris par d'autres, il est l'un des premiers à comprendre la nature du problème et à prévoir son développement au cours des décennies ultérieures, à commencer par la guerre de Corée.

Comme auparavant, il s'appuie sur une combinaison d'études historiques et d'analyses contemporaines. Certains concepts de stratégie qu'il avait étudiés avant 1939 - la réassurance, l'endiguement, la dissuasion et la sécurité collective - acquièrent une nouvelle pertinence à l'heure du nucléaire. Dans The Revolution in Warfare (1946), il tire les conclusions de l'existence de la bombe atomique et dans The Defence of the West (1950), il traite de certains problèmes auxquels l'OTAN tout juste créée doit faire face.

Par la suite, il développe ses théories sur l'approche indirecte, bien adaptée pour la défense de certains pays, notamment d'Israël pour les conflits de 1948 et 1956. Il rassemble autour de lui un groupe d'"élèves" originaires d'Amérique du Nord, d'Europe (dont le général André BEAUFRE) et d'Israël. Sa réputation restaurée s'accroit encore. Dans Deterrence or Defence (1960), il défend l'idée d'une réponse plus graduelle à l'agressivité des Soviétiques.

     La prescience dont LIDDELL HART aurait fait preuve en 1939-1945 a été remise en cause sur un certain nombre de points et son interprétation de la Seconde Guerre Mondiale a fait l'objet de vifs débats. Cependant, en dépit de ces faiblesses, il a contribué de façon très importante à la vie intellectuelle britannique et a fait de l'étude des conflits un domaine à part entière de la recherche universitaire. (Brian Holden REID)

 

Une théorie de l'approche indirecte en matière de stratégie militaire

    Dans son maitre-ouvrage, The Decisive Wars of History (1929, refondu en 1954 sous le titre Strategy), LIDDELL HART formule sa doctrine de l'approche indirecte, qu'il crédite de toutes les grandes victoires du passé. La perfection de la stratégie consiste alors à entraîner une décision sans combat sérieux, d'où son intérêt pour le théoricien chinois SUN ZI. Ce but doit être atteint par des actions limitées : imposer à l'adversaire un changement perturbant l'économie de ses forces, le forcer à se diviser, menacer ses lignes d'approvisionnement et de retraite. le cumul de telles manoeuvres effectuées par surprise fait naître chez l'adversaire l'impression d'être pris au piège et entraine sa dislocation psychologique. L'approche indirecte est l'antithèse de la stratégie d'anéantissement de 1914-1918.

Le stratégiste britannique définit la grande stratégie, notion anglo-saxonne, tout simplement comme la "politique de guerre" ; elle a pour but de "coordonner et diriger toutes les ressources de la nation ou d'une coalition, afin d'atteindre l'objet politique de la guerre". Elle s'apparente à la politique, au point que LIDDELL HART reconnaît que "si la grande stratégie domine la stratégie, ses principes vont fréquemment à l'encontre de ceux qui prévalent dans le domaine de cette dernière". L'illustration la plus importante est "qu'il est essentiel de conduire la guerre en ne perdant jamais de vue quelle paix vous souhaitez obtenir". C'est la simple reformulation par un anglo-saxon, selon Hervé COUTEAU-BÉGARIE, de l'axiome clausewitzien de la guerre comme continuation de la politique par d'autres moyens, sans que l'intérêt théorique du remplacement de la politique par la notion nouvelle de grande stratégie soit explicité. Les Américains préfèrent parler de stratégie nationale, qu'ils ont récemment divisée en stratégie nationale de sécurité et stratégie nationale militaire, la première correspondant à la grande stratégie.

Dans ce cadre de réflexion, la stratégie indirecte est théorisée en tant que modèle supérieur par Basil LIDDELL HART, en faisant appel à une interprétation de l'expérience historique qui ne fait guère consensus. Il estime par exemple dans son Histoire mondiale de la stratégie, qu'une étude portant sur 30 guerres et 280 campagnes, de l'Antiquité jusqu'à 1914, fait conclure que dans 6 campagnes seulement "un résultat décisif fut obtenu à la suite d'un plan stratégique basé sur l'approche directe de la principale armée adverse (...)". Pour Hervé COUTEAU-BÉGARIE, le bilan est éloquant, mais pour y arriver, LIDDELL HART est obligé de donner une définition de l'approche indirecte d'une pauvreté théorique insigne : "cette approche indirecte (assure l'attaquant) de le mener sur un adversaire surpris et non préparé à lui faire face." A ce compte-là, tout plan comportant ne serait-ce qu'un embryon de manoeuvre relève de la stratégie indirecte.

A vouloir systématiser ainsi les mérites de la stratégie indirecte, et ne pas voir qu'elle est surtout adaptée à celui qui opère en situation de faiblesse (mais pas forcément seulement), on obtient l'inverse du résultat recherché. L'expérience historique est si diverse qu'il serait vain de la ramener à un principe exclusif.

 

Une postérité certaine mais contestée

    D'une manière générale, la richesse des matériaux de son oeuvre est admirée, mais elle prête à contestation par ses conclusions trop tranchées et par parfois des parti-pris idéologiques. Dans son premier ouvrage par exemple, peu connu, de 1925, Paris, or The Future of War, il présente sa vision novatrice du rôle des chars mais expose aussi les risques du Royaume Uni de la suprématie française en matière d'aviation et de sous-marins, participant à alimenter le thème d'une menace française contre l'Angleterre. Il en reste ainsi sur la grande rivalité multi-séculaire entre la France et la Grande Bretagne, alors que les évolutions du monde est traversée par la grande dichotomie politique démocraties parlementaires/dictatures fascistes.

De plus, il est rendu indirectement responsable - de par son activisme vers l'état-major et le ministère de la guerre, de la faiblesse du corps expéditionnaire britannique en 1940 (recherche facile de boucs émissaires?), alors même que la manoeuvre de revers allemande constitue l'apothéose de l'approche indirecte sur le plan opérationnel. Le général Hienz GUDERIAN ne cache pas d'ailleurs sa dette envers le théoricien britannique.

Il refait surface après la Seconde Guerre Mondiale, LIDDELL HART, notamment parce que sa critique des bombardements massifs alliés est confirmée par leurs résultats décevants. Il devient l'un des premiers spécialistes de la stratégie nucléaire, dont l'effet dissuasif accroit le primat de l'approche indirecte : celle-ci se déploie à présent dans les conflits armés de basse intensité, à propos desquels il souligne l'intérêt des opérations aéroportées et amphibies.

Par ailleurs, et cela peut paraitre paradoxal, il connait un regain de succès dans les années 1980-1990, dans les milieux politiques et sociaux en recherche d'alternatives à la défense nucléaire, notamment lors de la crise des euromissiles. Ses apports alimentent des recherches sur une défense populaire à l'opposition des logiques centralisatrices des États, notamment ceux possesseurs de l'arme nucléaire.

 

Basil LIDDELL HART, Histoire de la Seconde Guerre Mondiale, Fayard, 1973 ; Stratégie, éditions Perrin, collection tempus, 1998 ; L'Alternative militaire : déterrent ou défense, La Table ronde, 1961 ; Les Généraux allemands parlent, Stock, 1948, réédition chez Perrin, 2011.

Extrait de Stratégie, Traduction par Catherine Ter SARKISSIAN, à partir de l'édition anglaise de 1960, La stratégie d'approche indirecte, dans Anthologie mondiale de la stratégie, Robert Laffont, collection Bouquins, 1990.

Brian BOND, Liddell Hart : A study in his Military Thought, New Brunswick, N.Y., 1977. L.M. CHASSIN, Un grand penseur militaire britannique : B.H. Liddell Hart, dans Revue de défense nationale, octobre 1950. Ernest LEDERREY, Le capitaine B.H. Liddell Gart, dans Revue militaire suisse, mai 1956.

Brian Holden REID, Sir Basil Liddell Hart, dans Dictionnaire de la guerre et de la paix, PUF, 2017. Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016. Hervé COUTEAU-BÉGARIE, Traité de stratégie, Economica/ISC, 2002.

Partager cet article
Repost0
5 août 2019 1 05 /08 /août /2019 14:01

   D'une famille d'officiers de robe parisiens, fils de Michel LE TELLIER qui le prépara à exercer les fonctions de secrétaire d'État à la Guerre, membre du Conseil du roi de France (1671), François Michel LE TELLIER, marquis de LOUVOIS, dévoué à Louis XIV, grand travailleur parcourant sans cesse camps et armées, mit sur pied l'armée la plus nombreuse (jusqu'à 380 000 hommes-, la mieux entretenue et l'une des plus mobiles et mieux armées de son temps.

Il n'est plein détenteur de sa charge de secrétaire d'État à la guerre qu'en 1677, mais dès 1662, il est autorisé à exercer la charge en l'absence de son père et assiste celui-ci dans l'administration de la Guerre, et on estime que vers 1670 il joue le premier rôle. Il découvre le complot de Latréamont en 1674, en pleine guerre de Hollande.

     Avec l'institution notamment de milices provinciales, il parvient à créer l'armée la plus nombreuse d'Europe et l'une des mieux organisée. Cette transformation modifie les données géopolitiques : l'armée française à elle seule est désormais supérieure à l'armée ottomane. Les mesures prises par LOUVOIS touchent des domaines au divers que l'armement (baïonnette à douille montée sur fusil permettant un ordre plus mince pour l'infanterie), la réorganisation des unités de combat (formation d'unités d'artillerie autonomes) et du génie (création d'un corps d'ingénieurs), l'administration (ordonnances sur le paiement de la solde et établissement du tableau réglant l'avancement) et la logistique (reprise du système des magasins). La nouvelle administration permet notamment un meilleur recrutement des cadres : l'Ordre du tableau ouvre le commandement aux roturiers alors que la création d'écoles militaires assure la formation continue des officiers.

Hiérarchie et discipline sont les soucis constants de LOUVOIS. S'il ne parvient pas à supprimer la vénalité des grades de colonel et de capitaine, il réprime certains abus, sévissant contre l'absentéisme des officiers, limite le pillage, généralement excusé par l'arriéré de la solde et le retard du ravitaillement. C'est un principe majeur qu'il tente de mettre en musique : ne plus faire dépendre le ravitaillement de l'armée du pays qu'elle travers ou occupe, mais mettre en place des circuits d'intendance suffisamment solides et durables.

Anti huguenot comme son père, il organise des dragonnades, avant de tenter d'en limiter les menées, pour obtenir des conversions forcées, et imposer la terreur. Cette méthode brutale obtient des résultats mais, notamment vers la fin de sa vie, s'attire nombre d'inimités.

     Rival de COLBERT, LOUVOIS s'octroie un pouvoir politique grandissant jusqu'à ce que les échecs militaires face à la Ligue d'Augsbourg lui fassent perdre, peu avant sa mort, la confiance du roi. Personnage autoritaire et même brutal, il est en grande partie responsable du bombardement de Gênes (1684) et, surtout, de la dévastation du Palatinat (1688) qui provoque la guerre de la Ligue d'Augsbourg (1688-87) où la France doit faire face à une coalition européenne. Son fils, le marquis de Barbezieux, lui succède en 1691.

   Même s'il n'est pas un grand politique, ses efforts d'administration permettent à l'armée d'être en pointe de l'art militaire de son temps.

 

Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016. André CORVISIER, Dictionnaire d'art et d'histoire militaires, PUF, 1988 ; Louvois, 1983.

Camille ROUSSET, Histoire de Louvois, 1961-1963, en quatre volumes. Louis ANDRÉ, Michel Le Tellier et Louvois, 1943.

 

Partager cet article
Repost0
3 août 2019 6 03 /08 /août /2019 17:21

     Une des premières figures de la famille LE TELLIER à parvenir au sommet de l'État en France, Michel LE TELLIER est le véritable fondateur de l'armée monarchique. Secrétaire au ministère de la Guerre à partir de 1643, il prend en charge une armée que RICHELIEU avait déjà dotée d'une solide administration.

Dans divers domaines, LE TELLIER entreprend une vaste réorganisation de l'armée : il assure l'entretien et la construction de fortifications, supprime le cumul des fonctions, améliore l'ordinaire et le logement des soldats, et, de manière générale, instaure une plus grande discipline parmi les officiers. Cet ensemble de réformes est réalisé dans un contexte de conflits avec les commandants de compagnie, véritables propriétaires de celles-ci, leur charge étant vénale et leur objectif étant bien souvent d'accroître le bénéfice de leur charge, si nécessaire par la corruption des commissaires de guerre préposé aux revues. Ils n'hésitent pas souvent à falsifier les effectifs des armées, favorisant le paiement de faux soldats de remplacement lorsque le recrutement se fait défaillant.

     C'est l'aboutissement d'une longue carrière, elle-même le bout du cheminement d'une famille commerçante parisienne. Il occupe auparavant successivement les postes de conseiller d'État au Grand Conseil en 1624, de procureur du roi au Châtelet de Paris en 1631, maître des requêtes en 1639, puis intendant de justice dans l'armée de Piémont en 1640 et intendant de justice en Dauphiné. Il est nommé secrétaire d'État à la guerre par Louis XIV en 1643 sur les conseils de MAZARIN.

Pendant la Fronde, il est chargé des négociations avec les princes et participe à la signature du traité de Rueil en 1649. Il est dans le secret de toutes les grandes affaires de l'État et on ne peut comprendre réellement cette époque charnière de la Fronde sans connaitre son rôle. Par sa modestie, sa force de travail et sa prudence, il garde la confiance du Roi. Par la suite, pendant les exils forcés de MAZARIN, il est le principal conseiller de la Reine.

Au moment où Louis XIV devient chef des armées (1661), LE TELLIER prépare le terrain à son fils dont il avait assuré dès 1655 la succession au secrétariat de la Guerre. A partir de 1662, ce dernier, appelé simplement souvent LOUVOIS travaille officiellement au côté de son père auquel il succède en 1677.

Son oeuvre reste indissociable de celle de Louis XIV. Elle se retrouve essentiellement dans les documents administratifs, souvent signé du roi, concernant les multiples dispositions visant à faire de l'armée la première d'Europe. Il s'agit d'une véritable pluie d'ordonnances signées Louis et plus bas Le Tellier qui rationalisent l'armée au début des années 1660.

Adversaire résolu des huguenots, LE TELLIER est un de ceux qui poussent LOUIS XIV à révoquer l'édit de Nantes. Il est un des rédacteurs principaux du texte de cette révocation.

 

Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016.

Louis ANDRÉ, Michel Le Tellier et l'organisation de l'armée monarchique, 1906 ; Michel Le Tellier et Louvois, 1943.

Partager cet article
Repost0
3 août 2019 6 03 /08 /août /2019 12:44

       Ouvrage collectif à de nombreuses voix, de témoignages sur les situations de misère, recueillis par une équipe de chercheurs durant trois ans au début des années 1990, La Misère du monde connut un succès éditorial important.

Sous la direction de Pierre BOURDIEU qui fait exception (grosse exception) à sa règle d'objectivation dans le champ social dans l'analyse de la violence symbolique, l'ouvrage donne la parole à tous ceux qui - sans voix et sans dents, comme dirait un président de la République - composent une grande partie du paysage social français.

Dans un Avertissement au lecteur, Pierre BOURDIEU présente ces "études de cas" multiples, ces "sortes de petites nouvelles", avec une certaine inquiétude quant à l'état de la France qu'ils révèlent, mais aussi quant au respect de la parole recueillie et confiée. "Ne pas déplorer, ne pas rire ; ne pas détester, mais comprendre", il reprend ce précepte de SPINOZA : "Il ne servirait à rien que le sociologue fasse sien le précepte spinoziste s'il n'était pas capable de donner aussi les moyens de le respecter. Or, comment donner les moyens de comprendre, c'est-à-dire de prendre les gens comme ils sont, sinon en offrant les instruments nécessaires pour les appréhender comme nécessaires, pour les nécessiter, en les rapportant méthodiquement aux causes et aux raisons qu'ils ont d'être ce qu'ils sont.? Mais comment expliquer sans "épingler"? Comment éviter par exemple, de donner à la transcription de l'entretien, avec son préambule analytique, les allures d'un protocole de cas clinique d'un diagnostic classificatoire? L'intervention de l'analyste est aussi difficile que nécessaire - elle doit à la fois se déclarer sans la moindre dissimulation, et travailler sans cesse à se faire oublier. Ainsi l'ordre selon lequel sont distribués les cas analysés vise à rapprocher dans le temps de la lecture des personnes dont les points de vue, tout à fait différents, ont des chances de se trouver confrontés, voire affrontés dans l'existence ; il permet aussi de mettre en lumière la représentativité du cas directement analysé, un professeur ou un petit commerçant, en groupant autour de lui des "cas" qui en sont comme des variantes. Dans la transcription de l'entretien elle-même, qui fait subir au discours oral une transformation décisive, le titre et les sous-titres (toujours empruntés aux propos de l'enquêté), et surtout le texte dont nous faisons précéder le dialogue, sont là pour diriger le regard du lecteur vers les traits pertinents que la perception distraite et désarmée laisserait échapper. Ils ont pour fonction de rappeler les conditions sociales et les conditionnements dont l'auteur du discours est le produit, sa trajectoire, sa formation, ses expériences professionnelles, tout ce qui se dissimule et se livre à la fois dans le discours transcrit, mais aussi dans la prononciation et l'intonation, effacées par la transcription, comme tout le langage du corps, gestes, maintien, mimiques, regards, et aussi dans les silences, les sous-entendus et les lapsus.

Mais l'analyste ne peut espérer rendre acceptables ses interventions les plus inévitables qu'au prix du travail d'écriture qui est indispensable pour concilier des objectifs doublement contradictoires : livrer tous les éléments nécessaires à l'analyse objective de la position de la personne interrogée et à la compréhension de ses prises de position, sans instaurer avec elle la distance objectivante qui la réduirait à l'état de curiosité entomologique : adopter un point de vue aussi proche que possible du sien sans pour autant se projeter indûment dans cet alter ego qui reste toujours, qu'on le veuille ou non, un objet, pour se faire abusivement le sujet de sa vision du monde. Et il n'aura jamais aussi bien réussi dans son entreprise d'objectivation participante que s'il parvient à donner les apparences de l'évidence et du naturel, voire de la soumission naïve au donné, à des constructions tout entières habitées par sa réflexion critique."

   Organisés en plusieurs rubriques - L'espace des points de vue ; Effets de lieu, De l'Amérique comme utopie à l'envers, La démission de l'État, La vision d'État, Désordres chez les agents de l'ordre ; Déclins ; Les exclus de l'intérieur ; Les contradictions de l'héritage ; Comprendre - ces témoignages gardent encore aujourd'hui leur pertinence. Ils montrent des situations où des gens de milieux très différents, mais situés "en bas" de l'échelle sociale, sont plongés dans des difficultés tant matérielles que morales.

    Pour autant, s'agit-il là d'un ouvrage de sociologie? On peut en douter doublement, car il va finalement à rebours des méthodes habituelles de Pierre BOURDIEU et de son équipe, et car l'accumulation de témoignages ne fait pas une analyse d'ensemble. Malgré les précautions prises, La misère du monde donne à voir des situations diverses, certes partagées par une population nombreuse, mais ne donne pas le tableau de la société dans son ensemble et encore moins une analyse de la complexité sociale. Là, il s'agit, et cela peut être séduisant car l'ouvrage est réellement facile à lire, plutôt de problématiques réelles de gens pris dans leurs problèmes, et dans leurs représentations également, sans que s'en dégage une analyse de cette violence symbolique, mêlée à de multiples violences (matérielles et morales) souvent institutionnalisées, ni surtout des moyens d'en sortir...

       Dans son analyse critique de La Misère du monde, Nonna MAYER (CEVIPOF-CNRS) estime que dans cet ouvrage collectif, Pierre BOURDIEU semble revendiquer une nouvelle manière de faire des entretiens, transgressant d'ailleurs systématiquement les règles de méthode habituellement admises en sciences sociales telles que la construction préalable de l'objet et des hypothèses, la neutralité de l'enquêteur ou la nécessité d'une analyse de contenu. Il introduit selon elle des biais tout aussi problématiques que ceux qu'il dénonce à propos de l'entretien non directif ou des sondages. La confusion qu'il préconise entre les genres littéraire, politique et sociologique semble jouer au détriment du dernier, accréditant à tort l'idée que la sociologie consiste à recueillir, sur le monde de la "conversation ordinaire", le témoignage de n'importe qui sur n'importe quoi et à le livrer tel quel au public.

Sans doute ne faut-il pas comprendre une telle ambition chez Pierre BOURDIEU (nouvelle manière de faire des entretiens... car là-dessus, il n'est pas le premier à faire des tentatives...)  et faut-il simplement rapprocher tout son travail sociologique - bien plus rigoureux il est vrai - de l'objectif toujours politique de son oeuvre : donner des moyens aux démunis et aux exploités de dépasser cette violence symbolique qu'ils subissent tant.

 

Sous la direction de Pierre BOURDIEU, La Misère du monde, Éditions du Seuil, collection Points, 1993, 1480 pages. 

Nonna MAYER, L'entretien selon Pierre Bourdieu. Analyse critique de la misère du monde, dans Revue de sociologie, 1995, n°36-2, www.persee.fr.

 

Partager cet article
Repost0
2 août 2019 5 02 /08 /août /2019 12:43

    Dans les récits et les analyses sur les collaborations et résistances, beaucoup discutent des contextes de la seconde guerre mondiale, sans faire de références historiques antérieures. Or dans les dix départements français occupés pendant la première guerre mondiale, des résistances furent entreprises aux menées de l'occupant allemand, et de multiples expériences étaient encore dans les esprits et la mémoire moins de trente ans plus tard. Sans vouloir remonter également aux résistances à l'occupation française napoléonienne dans les pays occupés dans toute l'Europe, ni même sans évoquer les multiples résistances ouvrières et paysannes à certaines entreprises du capitalisme, il est difficile de faire l'impasse sur une certaine capitalisation de cette expérience de résistances. De même, occupations et résistances sont vues très souvent sous l'angle des combats durant la seconde guerre mondiale, alors que déjà, de manière relativement franche, existent déjà dans ces départements occupés, toute la palette des collaborations et des résistance face à l'ennemi.

  Les concepts d'occupation et de résistance sont attachées, dans la mémoire collective, au vécu de la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, comme le rappelle François COCHET, agrégé et docteur en histoire, professeur émérite à l'université de Lorraine-Metz, "la Grande Guerre les connait déjà, selon des modalités assez proches."

"le premier conflit mondial étend les occupations à dix départements du Nord et de l'Est français, mais également à la quasi-totalité du territoire belge, hormis une parcelle autour d'Ypres. Pour la France, trois millions quatre cent mille hectares sont contrôlés par l'ennemi, soit 6% du territoire national. Sans trop flirté avec l'anachronisme, il est possible d'emprunter à Philippe Burrin, spécialiste des occupations durant la seconde guerre mondiale, une définition de ces phénomènes." Dans La France à l'heure allemande, 1940-1944 (Seuil, 1995), ce dernier écrit : "l'occupation étrangère est une intrusion, brutale, massive, dans les cadres familiers d'une société. Elle impose une autorité et exige une obéissance qui ne se fondent plus sur la tradition ou le consentement. Elle dérange les réseaux et les routines de la vie collective, elle place groupes et individus devant des choix auxquels les circonstances donnent la gravité."

François COCHET indique que, longtemps, l'historiographie des occupations a été réduite. Relancée dans les années 1990 par des études et la publication de témoignages, elle est désormais bien connue pour le Nord, la Belgique, les Ardennes et la Meuse. Bien qu'il soit difficile de dresser un bilan global des comportements d'occupation, tant varient les attitudes des responsables de Kommandantur (qui n'obéissent pas aux règles et contraintes établies plus tard par le régime nazi). De grandes tendances se dégagent toutefois, au rythme de quatre années d'occupation. Face aux maillages de ces Kommandantur, les populations occupées ont bien du mal à échapper aux contrôle de l'occupant. L'analyse de ces attitudes doit prendre en compte non seulement les comportements des occupés eux-mêmes, mais également ceux des occupants, ce que font bien à propos divers auteurs qui se sont penchés sur cette question. Il reste beaucoup à faire pour démêler la complexité des situations, suivant les lieux (ruraux ou urbains, de plaine ou de montagne...) et la période (immédiate post-invasion, prise de commandement, évolution des combats...)

A partir d'octobre 1914, l'invasion se fait occupation. Les communautés villageoises ou urbaines doivent cohabiter dans la durée avec l'ennemi. Et les soldats comme le commandant de la force occupante doivent également composer dans un environnement qui leur est souvent étranger ou inconnu.

Les Allemands ont de toute façon besoin d'interlocuteurs-relais dans les communautés occupées. Les multiples actes d'autorité multiple, notamment directement politiques (intervention dans l'organigramme des mairies par exemple) placent les administrateurs et les administrations dans des situations inconfortables. En butte aux exigences des Allemands et des récriminations de leurs concitoyens, le fait même qu'ils officient sous les ordres de l'ennemi, ce qui saborde une partie ou la totalité de leur légitimité, les responsables des communes occupées doivent organiser souvent l'approvisionnement des populations, prendre en charge les familles nécessiteuses (dont le poids a augmenté du fait des destructions de la guerre), poursuivre la vie courante scolaire et... gérer les conséquences des exactions commises ici et là. Souvent, les personnes en charge multiplient les protestation contre des conditions d'occupation qui peuvent varier du tout au tout suivant l'évolution des opérations militaires. Notamment, les instituteurs des régions occupées affrontent des situations délicates, entre envie de servir la communauté locale et l'attachement patriotique, souvent plus vif à proximité des frontières qu'à l'intérieur profond du territoire.

        François COCHET explique que les occupations concernent au premier chef les relations de travail, lesquelles peuvent être déjà conflictuelles au départ avant la guerre. "Dès la fin de l'année 1914, le marché du travail est contrôlé par l'occupant. A Warmeriville, un contrôle des corvées est imposé dès le 8 février 1915 et tous les hommes du village (150 disponibles) sont quotidiennement répartis, après l'appel de 7 heures, en 23 équipes de travail.

Une véritable économie de prédation s'installe, poursuit notre auteur,. Au début de l'Occupation, chaque inspection d'étapes possède son comité économique indépendant. En septembre 1916, une centralisation s'opère avec la création, à Charleville, d'un (...) comité général économique auprès de l'intendant général. Des délégués sont alors envoyés dans chaque armée pour diriger l'exploitation des régions occupées. Les taxations en tout genre fleurissent. Une taxe sur les chiens avait déjà existé en France au XIXe siècle. Les Allemands la ressuscitent dans les Ardennes occupées ainsi que dans le Nord. (...) Signe d'une administration tatillonne, l'animal doit porter au cou une plaque attestant du paiement de cet impôt. Dans la foulée, bien des chiens sont abattus, bien sûr. Les Allemands restaurent également des prélèvements sur l'utilisation de certains biens collectifs comme les ponts, notamment ceux qu'ils ont reconstruits après l'invasion.

Les impositions relèvent d'un genre encore différent. Les conventions internationales de La Haye de 1899 et 1907 ont, il est vrai, admis la possibilité de demander des participations financières aux occupés, afin de subvenir en partie aux besoins de l'armée occupante. Dans les Ardennes, la première imposition est attestée en janvier 1915. Puis elles se multiplient, augmentant singulièrement pour une même commune. (...) le numéraire se faisant rare, il faut tenter de faire appel à l'épargne des habitants, en les attirant par des taux, rémunérateurs pour l'époque, de l'ordre de 3 ou 4%. Mais l'épargne se cache dans l'attente des jours meilleurs. Les communes occupées recourent alors à de la quasi-monnaie, sous forme de bons au porteur, et se regroupent en syndicats d'émission de bons à partir de 1916, comme celui de Charleville qui rassemble 51 communes.

Les occupants multiplient également les réquisitions de toutes sortes (métaux ferreux et non ferreux, laine). Mais ce sont les prélèvements de denrées alimentaires qui sont le plus durement ressenties." Les rations quotidiennes diminuent régulièrement.

Les déplacements de populations constituent en fait une des formes les plus visibles de l'occupation, qui émeut particulièrement les opinions publiques. "Dès 1915, les Allemands cherchent à se débarrasser des "bouches inutiles", notamment les femmes de Lille. Ils reproduisent ici des comportements très anciens, puisqu'ils remontent aux phénomènes guerriers du Moyen Age. Pendant les sièges des villes, il était fréquent d'expulser manu militari les femmes et les enfants qui ne pouvaient pas participer directement à la défense et coûtaient de la nourriture. En janvier 1917, dans le Nord, certains enfants sont envoyés en Hollande. Les Allemands vont cependant plus loin, se livrant à des pratiques qui s'apparentent à des rafles de main-d'oeuvre. Dès le 20 septembre 1914, des hommes de Valenciennes sont envoyés en Allemagne, comme prisonniers civils." Cela se pratique un peu partout dans les régions occupées. "Jusqu'alors, la dimension pénible de l'occupation était compensée par des repères stables : les habitants vivaient encore dans leur maison, leur lit, leur environnement. Avec l'évacuation forcée, c'est une population clochardisée, soumise à la perte irrémédiable de ses biens et de ses repères, qui se déplace vers les Ardennes. (...) Les mesures vexatoires fleurissent également. L'occupant interdit ainsi aux Français d'arborer les couleurs nationales, y compris sur des médailles. A Charleville, des habitants sont arrêtés pour avoir porté leur médaille de travail. Viennent ensuite les manifestations de toute-puissance. A L'Echelle, dans les Ardennes, le premier chef de poste allemand réquisitionne, l'arme au poing, toutes les bouteilles de vin du lieu, vin de messe y compris." Visites sanitaires forcées dans les maisons pour les femmes, Obligation de nettoyage des trottoir et de sortie des poubelles... sont des mesures, mais pas prises de manière uniforme dans les territoires occupés, souvent au bon vouloir des officiers localement chargés du commandement, qui visent à montrer que les Français sont sales et répugnants au vu des critères allemands, et qu'en définitive les Allemands viennent apporter la propreté et l'ordre... Obligation de saluer les soldats allemands au passage, réglementation du ramassage des bois morts pour chauffage, mise en place d'un affichage des occupations des habitations à l'entrée, croisent la volonté d'humilier et celle de contrôler. Très variables en intensité et en fréquence d'une ville ou d'un village à l'autre, toutes ces mesures suscitent des mécontentements et des résistances très diverses.

   Toutes ces attitudes de l'occupant recomposent les attitudes des populations occupées. Toute la palette des comportements humains se déploie, de l'accommodement au rapprochement vers ceux qui semblent en position de force, en passant par la résistance.

L'occupé développe souvent des formes de résistance passive qui emprunte le visage de l'inertie. Aux interdictions d'arborer les couleurs nationales répondent des répliques imaginatives, jouant sur les couleurs des vêtements utilisés dans les lieux publics. De même à l'interdiction de chanter la Marseillaise, des institutrices bravent l'interdit, au risque de condamnations... Les autorités allemandes ripostent souvent sans faiblesse, ce qui ne fait que renforcer l'esprit de désobéissance. A ces manifestations symboliques, s'ajoutent des formes plus fortes de résistance.

Des filières d'espionnage et de renseignements se constituent. Le terme de réseau n'est pas utilisé, mais dans le vocabulaire de l'époque, on appelle cela des services. L'exfiltration des soldats de l'Entente, pris au piège des mouvements de troupes, demeurés à l'arrière vu l'avancée d'abord rapide des forces allemandes dans ces départements, ou de prisonniers de guerre évadés, constituent une part notable de la résistance à l'occupation. L'activité de véritables professionnels de l'espionnage ne peut dans ce cas être efficace sans le soutien, même bref, d'une partie de la population. La collecte des renseignements emprunte des formes variées (dépôts d'agents par l'aviation, réception par des civils...), et c'est en Belgique que la Résistance organisée est la plus développée, avec l'aide des Services Secrets britanniques (300 "services"). De véritables réseaux existent dès fin 1914, pour réaliser ces actes. Le réseau "Dame Blanche" demeure le plus connu (904 agents assermentés, avec 180 auxiliaires), qui a fourni jusqu'à la fin de la guerre, près des trois quarts des renseignements collectés en pays occupés. Comme durant la Seconde guerre mondiale, la fourniture de faux papiers constitue une activité essentielle de la Résistance.

      Au total, comme l'écrit encore François COCHET, "certains paradigme qui allaient être identifiés dans la Seconde Guerre mondiale, sont déjà présents dans la Grande Guerre. La résistance conscientisée ne doit pas être confondue avec des formes plus ou moins épidermiques et individuelles de manifestations contre l'occupant."

Être avec la résistance de tout coeur, ne signifie pas être dans la résistance active à laquelle participe une minorité d'occupés. Mais aux yeux de l'occupant, tous ces signes manifestent des formes intolérables d'insoumission à son autorité et des contestations inacceptables des projets qu'il envisage, pour les régions occupées, annexions incluses. Il déploie donc une intense activité pour les éradiquer. A cette fin, il mobilise des personnels variés. A l'inspection d'étape, un officier de gendarmerie commande une centaine d'hommes dont le champ d'action est constitué par le territoire de l'Inspection. La gendarmerie allemande n'est pas simplement chargée de la police ordinaire de maintien de l'ordre et de la circulation. Elle participe aussi aux réquisitions et surveille la main-d'oeuvre mobilisable. Mais les Allemands installent aussi, dans les Ardennes, une Geheime Feldpolizei, une police secrète, qui dépend directement de Charleville. Chaque armée dispose d'un officier et d'agents de la GFP, qui parcourent le pays en civil. La répression allemande est efficace et dans la deuxième moitié de la guerre, les formes de résistance semblent faiblir. Si les formes de résistance visibles (symboliques) ou économiques sont réprimées avec sévérité, certains signes montrent que les Allemands tentent de nouer des compromis, mesurant que, dans l'urgence de la guerre - qui requiert tout de même toute l'attention et toutes les énergies plus que le reste, l'acheminement des troupes, des munitions et des subsistances restant toujours prioritaires dans la répartition des tâches au sein d'une armée qui doit, de plus se renouveler sans cesse, vu l'ampleur des pertes subie - ils ne peuvent faire tabula rasa de la culture et des pratiques en vigueur (ce qui prendrait énormément de temps et de ressources...). Ainsi, le système éducatif dans les départements se maintient-il, même s'il souffre de réquisitions des locaux, les programmes n'étant pas refondus pour une quelconque germanisation.

Comme par ailleurs, ce ne sont pas les meilleures troupes qui sont consacrées à l'occupation, ni les forces les plus aguerries ou les plus agressives, ces compromis se cherchent tout le long de la guerre, entre acceptations de certaines traditions et collaborations recherchées et souvent, surtout du côté des chefs d'entreprises, trouvées. La cohabitation se mesure dans la vie quotidienne, en services rendus (lavage et repassage du linge, fournitures de nourriture et de boissons en échange de modestes rétributions... et facilités de circulation) comme dans l'économie. Les compagnies houllières adoptent, à l'instar des entreprise françaises de la zone Nord entre 1940 et 1942, une posture plus qu'ambigüe. Principales pourvoyeuses d'emploi, elles cherchent à produire plus, malgré les aléas de la guerre, et à préserver l'outil de production.

"Des lectures parfois trop théoriques amènent à penser en mode binaire. Les occupés auraient été soit des victimes, soit des résistants. Or, la cohabitation entre les dominants et les dominés ne se définit pas sur les seuls registres de l'ignorance, de l'exclusion ou de la haine. Ce serait oublier la durée de la guerre et la capacité de l'homme à s'adapter, même à l'insupportable." Même si la guerre apporte son lot d'exactions, par exemple la recrudescence des cas de prostitutions féminines ou les massacres de civils commises par des troupes rêvant de se venger ou avec planification comme en Turquie, bien plus sporadiques en Europe, les années 1915 et 1916 sont également des moments de tentatives de paix proposées ici et là. Que ce soit à l'initiative des occupants ou des occupés, des initiatives tentent d'apaiser les rigueurs de l'occupation, même si très souvent elles n'ont guère de suite... à cause de l'évolution tout simplement de la situation militaire. De plus, s'exprime de plus en plus ouvertement, dans le cours de la guerre, une opposition globale à la grande boucherie, visible çà et là bien plus qu'au vu de l'arrière. Que cette opposition soit politique ou sur le registre de l'humanisme, elle transpire également dans les troupes, qu'elles soient françaises ou allemandes. Et en Allemagne surtout, cette opposition, dans un climat de privations et de pénuries, détient sur l'armée. Des mutineries de soldats finissent par peser sur l'attitude même des hiérarchies militaires, sans pour autant remettre en cause l'ensemble des opérations décidées par les états-majors. Les populations occupées sont aussi témoins de cette rapide dégradation du moral des troupes, qui influe sur la vitalité même de l'occupation, surtout au niveau local.

Vu l'état de l'historiographie, il n'est pas possible de donner le tableau d'une Résistance sapant l'effort de guerre, comme cela a été le cas lors de la Seconde guerre mondiale, mais ce qui est certain, c'est que la mémoire du vécu des résistants dans la Grande Guerre, se retrouve, sous forme de réflexes militants ou opérationnels, chez les résistants dans la dernière guerre mondiale. Que ce soit dans l'attitude des soldats et des officiers cachant matériels et armements lors de l'invasion, dans leur aptitude à monter des opérations de renseignements, d'exfiltrations, voire de sabotages, il existe certainement une continuité dans les mentalités et les activités, à moins de trente ans de distance. De même, toute la palette des collaborations et des résistances montre des continuités de comportements entre les deux guerres mondiales. Et souvent, l'orientation politique, pacifiste ou socialiste, pèse lourd dans les décisions d'accepter ou de refuser l'occupation.     

 

François COCHET, La Grande Guerre, Fin d'un monde, début d'un siècle, 1914-1918, Perrin, collection tempus, 2018.

 

STRATEGUS

Partager cet article
Repost0
1 août 2019 4 01 /08 /août /2019 13:22

    S'il est un domaine de la sociologie où individualisme méthodologique et conceptions de l'école de Pierre BOURDIEU s'affrontent ouvertement, c'est bien celui de l'école. Non seulement parce que, de manière générale, s'opposent des conceptions sur l'éducation, grosso modo celles qui mettent en avant l'acquisition collective des savoirs par la coopération dans les classes et celles qui mettent en oeuvre la compétition entre individus, soutenue par un système de notations encourageant avant tout l'effort individuel, clé de l'élitisme social que le système éducatif ne fait que reproduire. Car il s'agit de luttes sociales ancrées dans la durée puisqu'à une pédagogie collective s'oppose depuis les débuts de la scolarisation, loin dans la Renaissance, une pédagogie individualiste, reflet très lointain d'une certaine conception ésotérique de la transmission de la connaissance.

      Si ces luttes sont anciennes, elles ne se formalisent et ne se théorisent qu'au début du XXe siècle, avec la naissance de la sociologie, comme nouvelle branche du savoir. Les premiers jalons d'une sociologie de l'école sont posés par Émile DURKHEIM dans L'Évolution pédagogique en France (1904-1905, PUF, 1938). Ce dernier envisage l'école comme une instance de socialisation qui a pour fonction de permettre l'intégration sociale en inculquant à chacun les valeurs morales qui fondent la société. Ce faisant, elle libère les individus de leur particularismes locaux et familiaux tout en assurant le maintien de l'ordre social.

   Après Émile DURKHEIM, et jusqu'aux travaux de Pierre BOURDIEU et Jean-Claude PASSERON dans les années 1960, peu nombreux sont les sociologues qui se sont emparés de la question scolaire précisément.

En plus de cela, la sociologie de l'éducation de manière générale dans le monde est éparpillée en pratiquement autant de tendances qu'il y a d'auteurs. En France, durant la première moitié du XXe siècle, l'éducation n'est pas un domaine d'étude actif de la sociologie. Dans les années 1950-1960, les objets d'études légitimes des sociologues en France sont plutôt le monde du travail, le monde ouvrier, la bureaucratie, la religion, la paysannerie, les loisirs, la psychologie sociale... Ce n'est qu'à partir des années 1960 que la question scolaire connait un regain d'intérêt sociologique, alors qu'auparavant il semble y avoir un consensus, supporté par une bureaucratie d'État ramifiée (l'Éducation Nationale), sur l'école facteur d'ascension et de promotion sociales. La croissance des effectifs, dans le secondaire et à l'université, l'allongement de la scolarité, s'effectuent alors que ni la pédagogie (sauf aux marges de l'institution) ni le contenu des programmes ne semblent sujet à grandes modifications.

 

L'école comme instance de reproduction sociale

    Les recherches d'abord conjointes de BOURDIEU/PASSERON modifient profondément la sociologie de l'éducation. Elles constituent pour Pierre BOURDIEU l'occasion de forger et de tester certains de ses concepts majeurs qui définissent aujourd'hui sa sociologie : habitus, capital culturel, violence symbolique... Trois ouvrages majeurs composent la problématique de Pierre BOURDIEU sur la sociologie de l'école : Les Héritiers. Les Étudiants et la culture (1964), La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d'enseignement (1970) (les deux premiers avec Jean-Claude PASSERON) et La Noblesse d'État. Grand corps et esprit de corps (1980 (ce dernier avec Monique de SAINT-MARTIN). La sociologie de Pierre BOURDIEU traite essentiellement des études supérieures, mais certains des numéros d'Actes de recherche en sciences sociales abordent aussi la question des études primaires et secondaires, ainsi que celle de l'enseignement technique. Pour résumer - mais nombre de nuances s'attachent à différents aspects dans ses livres - la thèse défendue peut s'énoncer ainsi : loin de favoriser l'égalité des chances, l'école participe à la reproduction des inégalités sociales et légitime ces inégalités par un discours méritocratique. Pierre BOURDIEU rompt ainsi avec la vision positive de l'école comme pourvoyeuse de normes morales et adopte au contraire une posture critique.

Il existe, par nombre de biais d'ordre institutionnel et/ou culturel, une certaine circularité entre inégalités sociales et inégalités scolaires, mis à jour par nombre d'enquêtes statistiques et de terrain. En réalité, tout se passe comme si l'école s'appuyait sur le postulat d'une égalité formelle entre les élèves tout en restant inattentive aux inégalités sociales réelles (d'accès aux divers enseignements comme de possibilités de suivre réellement une scolarité conçue comme circuit. En souhaitant évaluer tous ses étudiants sur un pied d'égalité, l'école appréhende les différences sociales comme des différences purement scolaires et transforme donc une hiérarchie sociale en classement scolaire.

Pour justifier les inégalités scolaires obtenues, l'école les rapporte à des inégalités de compétences naturelles. Elle entretient une idéologie du don, une idéologie que Pierre BOURDIEU qualifie d'idéologie charismatique, qui fait passer les aptitudes à la réussite scolaire pour des dispositions innées, alors qu'elles sont avant tout culturelles; acquises au sein d'un milieu social et familial.

On peut considérer, in fine, que l'explication individualiste alternative de l'inégalité des chances de Raymond BOUDON, qui ne dénie pas par ailleurs la réalité de cette reproduction sociale, conforte l'attitude du système scolaire. Considérant qu'il n'existe pas de structures objectives qui transcenderaient les actions individuelles, ce dernier sociologue propose de restituer les motivations et les "bonnes raisons" de acteurs pris dans leur individualité pour expliquer les phénomènes macrosociologiques. Selon lui, les "régularités sociales constatées ne sont que la trace laissée au niveau statistique par la juxtaposition d'une myriade de comportements individuels" (L'idéologie ou l'origine des idées reçues, Fayard, 1986). Dans L'inégalité des chances. La mobilité sociale dans les sociétés industrielles (Armand Colin 1973, réédition 1979), Raymond BOUDON considère que l'inégalité des chances scolaires résulte d'une rencontre entre des positions sociales et des "points de bifurcation", des paliers d'orientation, qui jalonnent l'institution scolaire. A chaque palier, la décision d'orientation est prise en fonction de la perception qu'ont l'élève et sa famille des chances de réussite. Le potentiel de l'élève pour les études est primordial dans l'évaluation des chances de réussite. Cependant, la position sociale détermine aussi en partie les choix d'orientation : la probabilité de renoncer à poursuivre des études est d'autant plus élevée que l'on descend dans la hiérarchie sociale. Il existe donc un phénomène d'auto-séelction, lequel est déjà mis en évidence par Pierre BOURDIEU et Jean-Claude PASSERON qui parlent dans La Reproduction d'"auto-élimination" des catégories les plus défavorisés. Mais alors que pour ces derniers, l'habitus des classes populaires, éloigné de la culture scolaire explique leur anticipation d'échec, Raymond BOUDON se réfère à un calcul coût-avantage pour rendre compte des choix d'orientation.

L'école apparait comme une "boite noire" qui transforme une hiérarchie sociale non légitime car reposant sur l'héritage familial en une hiérarchie sociale relativement identique mais légitimée par les titres scolaires qui sont censés être attribués en fonction de mérites personnels. La reproduction opérée par l'école ne reflète néanmoins pas exactement l'état antérieur de la distribution des positions sociales. En effet, le système scolaire dispose d'une autonomie relative mais réelle par rapport à l'élite et sa culture qui lui permet notamment de définir ses propres critères de classement. La distance, petite mais réelle, entre la culture scolaire et la culture de l'élite autorise alors un relatif brouillage entre hiérarchie sociale e hiérarchie scolaire. Ce brouillage permet à l'école d'affirmer son autonomie totale vis-à-vis de la structure sociale, alors qu'il n'est en réalité par propre à remettre en cause les écarts culturels entre catégories sociales.

L'espace social, polarisé entre des dominants, auxquels correspondent les classes supérieures, et les dominés, représentés par les catégories sociales les moins favorables, constitue une structure reproduite et même renforcée par l'école. Ce phénomène de domination (au sens de Max WEBER) a fait l'objet de nombreux travaux de la part de Pierre BOURDIEU et se son école. La violence symbolique est mise en oeuvre dans les institutions scolaires, à travers son action pédagogique (et son système de punitions-récompenses) pour légitimer  la culture de l'élite et l'état des rapports de force entre classes sociales. L'imposition par l'école d'un arbitraire culturel conduit ainsi à une élimination (légitimée) de la plupart des dominés qui ne peuvent parvenir au sommet de la hiérarchie scolaire ni donc s'élever dans la hiérarchie sociale.

Bien entendu, ces mécanismes de domination et de violence symbolique ne sont pas seulement à l'oeuvre dans le domaine scolaire. Ils se retrouvent dans toutes les sphères du monde social. La tâche du sociologue est de dévoiler les structures de domination, "produit d'un travail incessant de reproduction auquel contribuent des agents singuliers et des institutions, familles, Église, École, État" (Startégies de reproduction et modes de domination, Actes de la recherche en sciences sociales, vol 105, 1994). Mais dans le monde contemporain, l'école est l'instance de reproduction centrale, la massification étant une de ses caractéristiques. Si dans les sociétés précapitalistes, les stratégies matrimoniales, l'Église... avaient le rôle majeur dans cette reproduction, le système scolaire, depuis que l'école est obligatoire (gratuite, bien accessoirement...), et que chaque individu de toute façon doit y passer, a pris leur place. Les stratégies de reproduction scolaire prennent bien une place centrale et dans les faits et dans les représentations.

 

Controverse académique et débat public autour des thèses de l'école centre de reproduction des inégalités sociales.

    La massification scolaire, dès qu'elle est effective (pas seulement inscrite dans les lois...), et qu'elle existe à tous les échelons du système éducatif (primaire, secondaire, supérieur, technique) conduit à la mise en place de nouveaux mécanismes assurant la reproduction sociale. Dans son article Classement, déclassement, reclassement (Actes de la recherche en sciences sociale, volume 24, 1978), Pierre BOURDIEU s'attaque à l'opinion selon laquelle la généralisation de la scolarisation favorise la démocratisation. Avant cette massification (qui n'est effective en France pour tous les échelons scolaires que dans les années 1960...), seules certaines catégories sociales comme les professions intellectuelles, les ingénieurs... avaient besoin d'un diplôme pour occuper leur position sociale. La nécessité d'avoir un titre scolaire pour occuper des places, qui, autrefois, n'exigeaient pas d'être passé par l'école (patron d'industrie et du commerce, artisan, commerçant...) et la scolarisation des filles ont conduit à une hausse de la demande scolaire (massification). Cette dernière s'est traduite par une intensification de la concurrence pour les titres scolaires. Dans la mesure où le nombre de positions auxquelles les titres permettaient d'accéder a augmenté moins vite que la demande de diplômes, il en a résulté une inflation de titres. Ce phénomène a deux conséquences : d'une part, la diffusion des titres scolaires a entrainé leur dévaluation et, d'autre part, les non-diplômés sont devenus des marginaux dans une société où les diplômes se sont généralisés. De ce fait, contrairement à l'idée reçue, la massification scolaire n'a pas permis une amélioration de la situation des plus démunis. Elle a induit le déclassement aussi bien des non-diplômés que des diplômés dont le titre a perdu de la valeur.

Du coup, loin de permettre une démocratisation, la massification scolaire contribue donc à la reproduction de l'ordre social. Elle se traduit par une translation globale de la structure de la distribution entre les classes ou les fractions de classe, une simple translation vers le haut et non une véritable déformation de la structure sociale. 

        Cette sociologie, somme toute pessimiste, soulève des débats au sein du milieu enseignant et ailleurs. On a pu accuser Pierre BOURDIEU de promouvoir un déterminisme social, qui remplace le déterminisme biologique (Alain PROST, 1970, Une sociologie stérile, la reproduction de Bourdieu et Passeron, dans la revue Esprit). Les réactions sont d'autant plus vives que la théorie de l'école ainsi présentée a des échos bien au-delà du monde académique et du monde scolaire. Le milieu enseignant apparait très divisé sur cette théorie et ses implications. Plus que le mécanisme de reproduction, c'est la dénonciation des pratiques pédagogiques traditionnelles et de leurs conséquences sur les inégalités sociales qui sont reprises par les organisations syndicales étudiantes et par les partis politiques de gauche : critique des "lycées-casernes", de l'arbitraire de la culture académique, des cours magistraux, du pouvoir discrétionnaire des enseignants...

L'essentiel, sans doute, pour Pierre BOURDIEU et son équipe, est que les enseignants eux-mêmes puisse participer à la démystification du système scolaire pour rendre opérationnelle leur vocation même dans la société, qui est de tendre vers la démocratisation et un réel partage des compétences et des connaissances. La capacité des sociologues à proposer des outils critiques sur leur propre système et leurs propres pratiques constitue bien un objectif essentiel... pour le changement social lui-même. Même si dans le mouvement général de contestation des années 1970-1980, l'accent n'est pas toujours mis sur la reproduction et ses modalités, le succès de ses ouvrages participe d'un mouvement général qui aboutit à une contestation du système éducatif dans presque tous ses aspects (y compris celui-ci...), opérante sous la forme de nombreuses réformes de l'Éducation Nationale. Toutefois, du côté du monde enseignant, la réception n'est pas sans une certaine ambiguïté : si la plupart des enseignants adhèrent à la dénonciation du rôle de l'héritage culturel et à la critique de la pédagogie traditionnelles, ils sont cependant réticents à admettre leur rôle dans l'imposition de l'idéologie du don et l'irréductibilité des inégalités.

   En tout cas, les ouvrages des deux sociologues deviennent ensuite la matrice des réflexions ultérieures sur l'école, et si la vulgarisation de leurs thèses leur fait perdre en complexité, elle permet d'élargir la portée des débats autour de l'éducation.

 

Après les trois ouvrages-clés de la sociologie "bourdieusienne", le développement d'une sociologie de l'école...

       De nombreuses études, souvent quantitatives, ont par exemple cherché à mesurer la démocratisation scolaire. Si Antoine PROST (L'enseignement est-il démocratique?, PUF, 1986) conclut qu'une véritable démocratisation de l'enseignement secondaire a eu lieu entre 1945 et 1960, d'autres auteurs comme Dominique GOUX et Éric MAURIN ont en revanche mis en évidence l'absence d'évolution, dans un sens ou dans l'autres, des inégalités scolaires entre 1970 et 1993 malgré l'allongement des cursus et de la hause du taux de scolarisation. Une étude sur l'ensemble du XXe siècle (La réduction des inégalités sociales devant l'école depuis le début du siècle, Économie et Statistique, 2000), réalisée par Claude THÉLOT et Louis-André VALLET montre qu'en dépit d'un niveau qui reste fort, les inégalités sociales devant l'école ont diminué.

   Du côté de ces travaux cherchant à mesurer la reproduction sociale, de nouveaux champs de recherche sont sont ouverts. Des approches plus microsociologiques, qualitatives et ethnographiques sont apparues pour tenter de mieux comprendre les marges de manoeuvre dont disposent les acteurs dans et autour de l'école. Des sociologues s'intéressent par exemple aux "réussites paradoxales" d'enfants issus de milieux sociaux qui ne les prédisposaient pas à l'excellence scolaire (LAHIRE), aux stratégies scolaires mises en place par les familles, à l'expérience scolaire des élèves (DUBET, MARTUCCELLI)...

De nouvelles variables de cette reproduction sociale sont étudiées : effets-classe, effets-maître, effets-établissement, rôle du genre, type de filière scolaire (que ce soit dans l'école privée ou dans l'école publique), relation avec l'immigration... (voir notamment l'ouvrage de M. DURU-BELLAT et de A. VAN ZANTEN, Sociologie de l'école, Armand Colin, 2006). Stephane BEAUD, dans 80% au bac... et après? Les enfants de la démocratisation scolaire, La Découverte, 2002), étude de la démocratisation scolaire, enquête de terrain surtout, rejoint les conclusions de Pierre BOURDIEU et de Jean-Claude PASSERON sur les limites de la massification scolaire, en mettant en jeu de nombreuses de ces variables.

 

Anne JOURDAIN et Sidonie NAULIN, La théorie de Pierre Bourdieu et ses usages sociologiques, Armand Colin, 2011.

 

SOCIUS

 

 

    

 

Partager cet article
Repost0
22 juillet 2019 1 22 /07 /juillet /2019 12:15

   Ouvrage important dans la littérature qui risque de devenir presque dominante en ce qui concerne les changements climatiques, Perdre la Terre alerte, sur le ton désespéré, sur l'histoire des scientifiques, politiques, militants écologiques qui ont tenté depuis la fin des années 1970, de mettre en place une stratégie environnementale planétaire pour inverser le cours de l'évolution climatique en cours. Le journaliste américain au long court pour le New York Times, fasciné par l'attraction paradoxales qu'exercent les catastrophes sur la société contemporaine, écrit là ce qui est déjà la possible histoire de la fin de l'humanité.

Alors que, selon l'auteur, depuis la moitié du XIXe siècle, l'effet de serre est connu dans ses mécanismes sinon dans son ampleur, alors que depuis 1979, toute une série de responsables au plus haut niveau, disséminé dans toute l'administration, ont tenté de mettre en place des traités contraignants pour changer le mode de production énergétique de l'ensemble des pays de la planète, il semble, à la lecture cet ouvrage, que les États-Unis n'aient plus continué sur cette lancée et aient abandonné en cours de route cet effort, pour céder aux sirènes du lobbying des sociétés multinationales à la pointe du capitalisme financier. Le savoir scientifique sur la question est acquis depuis ces années 1970, et il n'est plus question que de savoir à quel rythme ce réchauffement climatique va entrainer ses conséquences catastrophes sur tous les plans, à commencer par l'alimentation de l'humanité.

Au moment où aux États-Unis, dominent les forces politiques les moins au fait des données scientifiques du problème jusqu'à le nier, au moment où ils sont en perte de vitesse dans le concert des États, la Chine prenant de plus en plus le relais stratégique global, ce livre a un certain retentissement dans la société américaine, et se place déjà en bonne position dans la littérature publiée en France. C'est qu'il s'agit avant tout d'un livre destiné au grand public, écrit comme un roman, que l'auteur a l'habitude d'écrire, et qui, pour aborder un sujet plus que triste, se lit très facilement.

Au bout d'un récit en trois partie (1979-1982, Des cris dans la rue ; 1983-1988, De la mauvaise science-fiction ; 1988-1989, "Vous verrez des choses auxquelles vous croirez"), notre auteur conclue dans un Épilogue, que "la survie de notre civilisation est un enjeu qui nous concerne tous. Mais nous se sommes pas tous concernés de la même manière - du moins, pas encore. La relations entre ceux qui ont brûlé la plus grande quantité de combustibles fossiles et ceux qui souffriront le plus du réchauffement climatique est cruellement inversée. Il s'agit là d'une inversion à la fous chronologique ( les jeunes générations paieront pour les émissions de leurs aînés) et socio-économique (les pauvres subiront le châtiment que méritent les riches). Cela, aussi, est bien compris depuis les années 1970. Les principales victimes seront les gens les plus démunis de la planète, en particulier ceux dont les nations n'ont pas encore profité des avantages d'une consommation d'énergie industrielle, et surtout ceux qui n'ont pas la peau blanche - tous souffriront de manière disproportionnées des cataclysmes naturels, du déclin des terres arables, des pénuries d'eau et de nourriture et du chaos migratoire. Le changement climatique amplifie les inégalités sociales. Il désavantage les désavantagés, opprime les opprimés, discrimine les discriminés."  Si l'auteur estime qu'il existe encore des solutions, il ne pense pas que l'on puisse inverser le changement climatique en cours, et que la vie que nous menons - dans une certaine opulence en tout cas pour les pays riches - soit poursuivie longtemps encore.

     Même si nous partageons en grande partie ce sentiment, on peut regretter que l'auteur présente une vision particulière de l'histoire de ces occasions manquées ; bien entendu la prise de conscience des dangers climatiques provient de bien des milieux très différents, et certains ont même pris la mesure du danger bien avant, dans les années 1950.

On peut regretter aussi certaines approximations sur le plan scientifique. Les connaissances que nous avions en 1979 - même si elles pouvaient orienter bien des expéditions (notamment aux pôles) qui mesurent réellement depuis la fin des années 1990 l'ampleur du désastre - n'étaient pas suffisantes pour convaincre ni l'opinion publique, ni les décideurs politiques et économiques ; les différents rapports du GIEC, plus précis d'année en année, le montrent bien. Et on ne trouve pas dans ce livre les rudiments de la climatologie, il faut pour cela consulter des ouvrages de sciences naturelles, et on peut regretter là aussi certaines formulations, bien que jolies littérairement, qui peuvent induire en erreur. Approximations aussi dans les rôles entre les différents acteurs, le GIEC en particulier, qui ne négocie rien, ce sont les États qui négocient... Plus qu'approximatives, certaines appréciations de l'activité politique en matière d'environnement des différents présidents des États-Unis, confinent à la naÏveté. mais il est vrai, ce texte étant paru d'abord en plusieurs fois dans le N.Y.T. que ce journal ne se caractérise pas par des analyses politiques très fines... qui relèvent souvent plus de la morale que de la politique d'ailleurs... Malgré cela et pour cela, ce livre constitue un bon départ pour prendre conscience des tenants et des aboutissants de la crise climatique... pour ceux qui prennent réellement un train en route... Il faut au lecteur prendre connaissance de données scientifiques, économiques et politiques plus fines, et la lecture des rapports du GIEC est là alors d'un apport incontournable.

  Nathaniel RICH (né en 1980), ancien rédacteur en chef de la "New York Review of Bookes" et de la "Paris Review", est l'auteur également du roman de science-fiction Paris sur l'avenir (Éditions du sous-sol, 2015). Non traduits en français, il a écrit également aux États-Unis, de nombreuses nouvelles.

Nathaniel RICH, Perdre la Terre, Une histoire de notre temps, Seuil, 2019, 285 pages.

 

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : LE CONFLIT
  • : Approches du conflit : philosophie, religion, psychologie, sociologie, arts, défense, anthropologie, économie, politique, sciences politiques, sciences naturelles, géopolitique, droit, biologie
  • Contact

Recherche

Liens