Derrière ce mot technique se cache l'un des enjeux majeurs dans les activités militaires, dans le monde contemporain plus qu'auparavant. Il désigne généralement toute activité de gestion des flux physiques et des données dans un domaine donné, et pour l'armée, c'est l'ensemble des activités qui visent à soutenir, notamment sur un temps long, les opérations des forces armées.
Il s'agit précisément de savoir si l'armée en campagne doit vivre sur le pays des manoeuvres militaires, qu'il soit ami ou ennemi, ou si elle doit s'organiser pour s'approvisionner à partir de ses bases de départ, du territoire d'origine. L'enjeu est essentiel, car il y va de la pérennité et de la poursuite des opérations militaires et surtout de ses objectifs, notamment en cas d'opérations de conquête de territoires. Vivre sur le territoire ennemi implique des exactions physiques et morales, des pillages et souvent des viols, qui peuvent hypothéquer à terme l'ensemble des fruits des victoires obtenues, par l'hostilité grandissante des populations et des élites des territoires conquis. Cela constitue une solution de facilité sur le court terme, mais hypothèque l'avenir. Faire suivre l'armée de toute une série d'approvisionnements pour la vie des soldats comme pour l'entretien de toute la machine militaire, notamment en munitions et en énergie (animale ou carburants, selon les époques), c'est d'une certaine manière alourdir ladite machine et l'obliger à calculer ses opérations militaires en fonction des lignes d'approvisionnements précisément... Mais, comme l'armée n'exploite ni ne pille le territoire occupé, cela ménage les populations et les élites qui auront ainsi non seulement moins à se plaindre du passage des armées, mais pourront même profiter d'une partie des approvisionnements... A terme aussi, la "pacification" des pays conquis s'en trouve facilitée.
Pourtant, le plus souvent, les auteurs classiques n'accordent guère d'importance aux subsistance. Comme l'écrit Hervé COUTEAU-BÉGARIE, "l'armée se débrouillera, elle vivra sur le pays..." GUIBERT recommande de ne pas s'encombrer d'équipages de vivres trop nombreux, ce que NAPOLÉON met en pratique. Mais cela suppose une discipline et un certain ascétisme du soldat, à moins d'exploiter directement les ressources du pays traversé. L'un des premiers auteurs à s'intéresser sérieusement au problème est le duc de ROHAN, au XVIIe siècle. Dans Le Parfait capitaine (1636), il écrit abondamment sur l'"économique", "Elle est la base et le soutien de toutes les vertus et de toutes les fonctions militaires". Au XVIIIe siècle, François de CHENNEVIÈRES, écrit son Traité sur les Détails militaires dont la connaissance est nécessaire à tous les officiers et principalement aux commissaires des guerres (2 volumes en 1742 et 6 volumes en 1750-1768), l'un des premiers du genre. Ils amorcent la théorie de ce qu'on appelle plus tard la logistique.
D'origine lui-même très discuté, mal assuré, le concept de logistique met du temps à d'imposer, tant il apparait au début extérieur au fait militaire, du ressort par exemple d'un maréchal des logis, assis entre le civil et le militaire, souvent autonome dans son travail, et obéissant à la commande ad hoc. Elle C'est JOMINI qui impose la transposition du mot logistique dans le domaine militaire, en lui donnant un sens très large : il identifie la logistique à la science des états-majors, qui comprend la rédaction des ordres et des instructions, la gestion des moyens de transport, le service des camps et des cantonnements. (Précis de l'art de guerre). La partie essentielle en est, pour lui, la science des marches, avec une branche proche de la stratégie, lorsque l'armée se met en mouvement, et une autre proche de la tactique, avec le passage de l'ordre de marche aux ordres de bataille. Le chapitre qu'il consacre à cette question est intitulé "la logistique ou art pratique de mouvoir les armées". Il ne conçoit aucunement la logistique comme la partie de l'art de la guerre relative aux approvisionnements.
Le contenu de la logistique reste incertain jusqu'au début du XXe siècle. En 1875, le général LEWAL définit la logistique comme la tactique des renseignements, l'art de ravitailler les troupes étant baptisé par lui pronoëtique, néologisme qui ne lui survit pas. En 1894, le colonel HENRY l'oppose à la tactique du combat... Il est parfois considéré comme un terme... incorrect... En 1929 encore, l'amiral CASTEX, dans Théories stratégiques, dénonce un affreux substantif renouvelé de Jomini... C'est dire que le temps est long pour que les hiérarchies se rendent compte de l'importance de la question des approvisionnements de armées. C'est que la croyance dans la supériorité des facteurs moraux et la conviction que les prochaines guerres seraient courtes se conjuguent jusqu'en 1914 pour maintenir la préparation industrielle et les aspects matériels dans une position subordonnée, avec des conséquences énormes sur le déroulement des opérations : épuisement général des munitions, un des facteurs déterminants du blocage de la fin de l'année 1914. La logistique n'est reconnue comme une branche majeure de l'art de la guerre qu'au cours de la Seconde Guerre mondiale, lorsque les Américains imposent les méthodes et le concept de logistique. Art de planifier et de conduire les mouvements militaires, les évacuations et les ravitaillement, le concept ne se généralise dans les armées contemporaines que durant les années 1950.
Ce "retard" de la prise de conscience des commandements militaires va de pair avec une absence de réflexion sur les circonstances des marches des armées et des effets moraux, sociaux et politiques des conquêtes militaires, ce qui n'est pas sans incidence bien entendu sur la pérennité et la longévité des Empires, quels qu'ils soient.
Il existe trois méthodes d'approvisionnement pour les armées en mouvement. La première vise à l'autonomie totale, l'armée emportant avec elle tout ce qui est nécessaire à sa survie et à son bon fonctionnement. La seconde, la plus courante dans l'Histoire, consiste à se ravitailler sur le terrain et implique le mouvement constant des troupes à la recherche de nouvelles sources de ravitaillement. La troisième méthode consiste à placer des magasins de base sur des points stratégiques ou bien à l'arrière, afin d'assurer un approvisionnement régulier. L'inconvénient majeur de cette dernière méthode est de placer l'armée dans une position de dépendance vis-à-vis des réseaux de transport acheminant les marchandises, lesquels deviennent de plus en plus vulnérables à mesure qu'ils s'allongent. De plus, cette méthode freine la rapidité des troupes, réduit la souplesse de leurs mouvements, crée un besoin logistique croissant et augmente les risques de friction et le coût des opérations.
Les nomades d'Asie centrale surent exploiter mieux que personne les avantages de la première méthode, emportant avec eux armes, bagages, chevaux, troupeaux de bétail - et aussi parfois leurs familles -, créant ainsi une quasi-autonomie logistique parfaitement adaptée à leur méthode de combat mobile et rapide ainsi qu'à l'étendue de leur champ d'action. Les armées européennes de l'ère moderne utilisèrent pendant un certain temps, de manière presque exclusive, le système de ravitaillement sur le terrain, souvent par pillage : ce système contraignant à des mouvements de troupes constants, la tactique étant trop souvent tributaire des besoins en vivres des hommes et des chevaux. C'est sous l'impulsion de Maurice d'ORANGE et de GUSTAVE ADOLPHE au XVIIe siècle que l'organisation logistique fit un bon en avant avec l'établissement de magasins de base, l'utilisation efficace des réseaux fluviaux pour l'acheminement des vivres et des munitions, et la création de services sanitaires et d'administration financières beaucoup plus élaborés qu'auparavant. Les Français LE TELLIER et LOUVOIS, responsables de l'établissement des places fortes et des magasins généraux, définirent en grande partie la logistique européenne jusqu'à la Révolution française.
Dans la plupart des cas, deux ou trois de ces méthodes d'approvisionnement sont utilisés concurremment par une armée ; ainsi, dans l'Antiquité, les armées romaines surent tirer parti des avantages de chaque système. NAPOLÉON BONAPARTE réussit également à mener à bien une approche diversifiée de la logistique qu'il prenait très au sérieux. Cette appréciation ne fait pas l'unanimité, les troupes de chacun de ces empires (romain et français) étant amenés à mettre l'accent, à un moment donné, sur le pillage plus que sur une logistique raisonnée, dans le feu des manoeuvres militaires... De toute façon, avec les nouvelles armées de masse, qui se déplacent rapidement et sont toujours en mouvement, la logistique doit aussi épouser l'évolution de la guerre, le système des magasins, caractéristique des armées de l'Ancien Régime, étant dépassé. Il utilisait diverses systèmes d'approvisionnement, avantageant l'un ou l'autre selon la nature des campagnes militaires. Contrairement aux siècles précédents, la logistique était établie en fonction de la stratégie et de la tactique, et non l'inverse. La Grande Armée était allégée afin de réduire la charge individuelle à transporter. Dans la mesure du possible, les troupes vivaient sur le terrain, mais l'organisation des magasins et des transports de vivres était néanmoins l'objet d'une attention particulière. Par ailleurs, NAPOLÉON saura exploiter un réseau routier européen relativement développé. La logistique napoléonienne n'était pas sans rappeler celle des Romains par sa souplesse et celle des Nomades d'Asie centrale, en particulier les Mongols, par son autonomie.
Alors que les stratèges européens, les Allemands notamment, développaient une nouvelle organisation logistique en fonction des leçons qu'ils tiraient des campagnes napoléoniennes, la guerre de Sécession, souvent qualifiée de première guerre moderne, allait modifier un certain nombre de paramètres, notamment dans le domaine des transports (de troupe et de munitions pour les nouveaux systèmes d'armement). A partir de ce moment, le rapport entre les besoins en vivres et fourrage d'une part, en munitions, matériel et plus tard carburant d'autre part, passe graduellement à l'avantage du second. MOLTKE avait été l'un des premiers à comprendre le potentiel militaire du rail, mais c'est d'abord sur le continent américain que les convois de trains manifestèrent de réelles capacités logistiques. Bien qu'il faille attendre 1914 pour que les Européens aient un système ferroviaire efficient, SHERMAN réussit sa percée sur Atlanta, en 1864, grâce aux convois de trains qui lui permettaient de s'approvisionner en munitions, en vivres et en fourrage. Avec l'utilisation croissante du réseau ferroviaire, les Américains développèrent également les capacités militaires des bateaux à vapeur. Deux facteurs, la révolution industrielle et l'emploi d'armées de masse, ont déterminé la guerre de Sécession. Ces mêmes éléments allaient définir la physionomie de la Première Guerre Mondiale, avec des conséquences importantes dans le domaine de la logistique, domaine qui subitement prenait une nouvelle dimension.
Alors que les armées du XIXe siècle ne dépassaient pas sensiblement la taille de la Grande Armée, les troupes employées durant la Seconde Guerre Mondiale devaient atteindre une taille plusieurs fois supérieure aux armées de NAPOLÉON 1er. Bien que les convois hippomobiles fussent toujours utilisés en 1914, nombre d'autres moyens de transport faisaient leur apparition ou voyaient leur rôle gagner en importance : le train, la bateau à vapeur, l'automobile, l'avion... Les armées de masse nécessitaient des charges de ravitaillement jusqu'alors inconnues alors que les nouveaux armements réclamaient d'importantes quantités de munitions. Quant aux nouveaux moyens de transport, ils exigeaient un soutien logistique énorme. Les chars et les avions faisaient leur apparition, créant ainsi de nouveaux besoins en carburant et en pièces détachées. Les progrès rapides dans tous les domaines techniques ayant trait à la guerre ainsi que dans les communications, la propagande et le renseignement allaient encore accroître de manière spectaculaire le rôle de la recherche dans les armées : que ce soit en période de guerre ou en période de paix, ces transformations réclamaient une administration de plus en plus importante et spécialisée.
L'entre-deux-guerres ne fit qu'accentuer les besoins logistiques rencontrés lors de la Première Guerre Mondiale sans en changer réellement le caractère. Le deuxième conflit armé mondial mit un terme final aux convois de chevaux alors que la demande en matériels, en munitions et en carburants atteignait des proportions gigantesques. Les Allemands allaient mettre en lumière lors de la guerre éclair tout le potentiel de la logistique moderne, mais aussi ses limites : l'acheminement en carburant, en munitions et en vivres finit par être dans l'incapacité de suivre le rythme infernal imposé par les chars. Les Alliés, et les Américains surtout, rencontrent, lors du sens inverse des manoeuvres militaires qui libèrent les territoires et les populations, les mêmes problèmes. Le rythme de l'avancée des troupes est mesuré désormais à l'aune de la logistique. Dans les deux sens, les convois ferroviaires, routiers et aériens subirent d'importants revers, démontrant la vulnérabilité d'une organisation logistique trop ambitieuse et victime de sa croissance exorbitante, à moins de posséder la maitrise des airs, clé de la victoire alliée.
Le progrès technologique dans le domaine militaire continue après 1945, toujours avec les chars, les avions et les hélicoptères qui nécessitent un soutien logistique croissant. D'autant que se multiplient les conflits armés de type guérilla, dans des reliefs accidentés (montagnes, forêts tropicales).
De manière générale, l'informatique et les nouvelles technologies de gestion permettent aux stratèges de surmonter certaines des difficultés inhérentes à la logistique moderne tout en créant de nouveaux besoins. La Guerre du Golfe (1991) met en lumière l'importance que revêt la logistique dans les conflits contemporains de type classique, ainsi que la complexité, qui ne cesse de croître, dans sa gestion. (BLIN/CHALIAND).
Pour l'OTAN par exemple, la logistique est la "science de la planification et de l'exécution de déplacements des forces armées et de leur maintenance. Dans son acception très générale, la logistique recouvre les domaines suivants :
- conception, expérimentation, acquisition, maintenance et réparation des matériels et des équipements :
- transport des personnels, des matériels et des équipements ;
- acquisition, construction et entretien d'installations et d'infrastructures ;
- ravitaillement en cobustibles, en vivres et en munitions ;
- acquisition ou prestation de servives ;
- soutien médical et sanitaire.
Dans la plupart des pays, les aspects concernant la planification, le développement et l'acquisition de matériels et d'infrastructures sont confiés à des services centraux du ministère de la Défense ou à des services interarmées. Toutefois, la tendance, même dans les armées les plus modernes (États-Unis, Europe, voire Russie, moins pour la Chine), est de confier des pans entiers de la logistique à des prestataires privés aux compétences plus ou moins réelles et importantes. Ce qui occasionne, comme pendant les deux Guerres du Golfe, au minimum des problèmes d'intendance et de coordination qui influent sur le déroulement des opérations militaires elles-mêmes.
On peut regretter que les problématiques autour de la logistique ne mettent pas en valeur d'autres aspects et s'en tiennent souvent à une étroite question technique. Or, derrière le choix des méthodes d'approvisionnement des armées se trouvent d'autres enjeux importants, au niveau stratégique et politique : qu'il s'agisse de faire vivre les armées sur le territoire traversé ou de mettre en oeuvre de complexes moyens de transport, la manière dont les troupes se comportent a une incidence directe sur les objectifs politique de la guerre.
Non seulement en matière de moyens de survie des soldats et de moyens de se mouvoir, mais également en matière de moyens tout simplement de vivre. Ainsi, depuis des siècles que la guerre existe, les troupes sont suivies par tout un cortège de populations directement intéressées par leurs conditions d'existence : réseaux de prostitution, spécialistes de l'entretien des moyens de transport, services religieux, entreprises de spectacles, personnels - souvent civils - de santé... Si dans l'organigramme des armées figurent aujourd'hui en bonne place les services de santé et les services techniques d'entretien et de réparation, et même de spectacles, bien d'autres éléments restent officieux, voire illégaux : que ce soit les services sexuels offerts par les dames de petite vertu, les entreprises de distraction comme les réseaux itinérants de circulation des boissons et des drogues, tout cela emprunte souvent les mêmes circuits ou des circuits très proches de la logistique utilisée pour fournir en carburants et en vivres. Et ils ont une importance de premier plan puisqu'ils concernent le moral des troupes, dans des temps de guerre, où, les professionnels le savent bien, énormément de temps se passe entre les combats.
Non seulement la tolérance ou l'existence de ces services officieux ou illégaux jouent sur ce moral, une des conditions de la vaillance des troupes au combat, mais leur absence peut nuire considérablement à la qualité des relations entre armées et populations des territoires traversés. Et du coup, au niveau stratégique, posséder un impact sur le résultat même de la guerre. Hormis les cas où la politique est de détruire villes et villages ou de tuer les populations, comme ce fut le cas dans l'Antiquité ou dans l'entreprise nazie, ces facteurs occupent une grande place longtemps dans la période qui suit la guerre dans les relations entre puissances.
Ce sont là des aspects, souvent passés sous silence par les armées, qui méritent toute leur place dans une étude sur la logistique générale des armées.
Kenneth BROWN, Strategics, The Logistics Strategy Link, Washington, 1987. Éric MURAINE, Introduction à l'histoire militaire, 1964. Colonel RAIFFAUX, Évolution de l'administration et de la logistique au cours des âges, dans Armée n°50, 1965.
Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016. Hervé COUTEAU-BÉGARIE, Traité de stratégie, Économica/ISC, 2002
STRATEGUS