N'en déplaise aux partisans de l'individualisme sociologique et aux intellectuels libéraux européens, les liens entre socialisme et sociologie demeurent forts. La volonté de comprendre la société et la volonté non moins forte de la réformer ou (moins) d'en faire la révolution sont originellement liés. Il serait intéressant d'étudier le parallélisme intellectuel (pas forcément au plan strictement politique) de l'évolution du socialisme et de la sociologie, en tenant compte de la spécificité de chaque pays.
Difficile conquête au XIXe siècle et hégémonie jusqu'au trois-quart du XXe siècle, déclin en France tout au moins sont les traits de progression de ces deux "cousins". La sociologie étant envisagée au sein durkheimien, globale. Il est frappant de constater qu'au moment du déclin de la domination d'idées socialistes dans les universités (et de son remplacement par les idées libérales, individualistes) correspond au moment de fractionnement, de spécialisation en branches, de la sociologie. Aux Etats-Unis, la sociologie "globale" n'a jamais réussi à se faire une grande place, toujours dans le monde intellectuel, de même que le socialisme.
Francesco CALLEGARO estime même que, loin d'être une simple application des conclusions de la science sociale, le socialisme a son principe, dans ce que cette science a déjà de politique. Les parcours intellectuels des premiers socialistes et des fondateurs de la sociologie n'arrêtent pas de se croiser en ce XIXe siècle. "Et c'est justement, écrit Bruno KARSENTI, qu'il manifeste sa propre radicalité - une radicalité qui n'appartient qu'à lui, et qui le singularise absolument dans l'ensemble des courants politiques modernes. Cette radicalité, en d'autres termes, tient dans une articulation de la théorie et de la pratiques différente de celle qui règle ordinairement les rapports du savoir et de la politique à l'époque moderne. Or, cela a une implication symétrique, qu'il faut aussi considérer, c'est que la sociologie ne sort pas indemne du dévoilement de sa parenté avec le socialisme. Elle est aussi appelée, au miroir qu'il lui tend, à se voir tout autrement qu'elle ne se voit d'ordinaire. Son extrême difficulté, voire son ambiguïté native, apparait en effet en pleine lumière : pas plus qu'elle ne représente une démarche analytique complètement désengagée des phénomènes qui lui sont impartis, pas plus qu'elle ne délivre une pure connaissance objective que la politique n'aurait plus qu'à recueillir et à mettre en pratique, elle n'est commandée en sous-main par un certain positionnement idéologique ou un point de vue partisan. Seule une conception scolaire (dont en passant, ajouterions-nous, sont victimes nombre d'élèves et détudiants en sociologie...) de la neutralité axiologique a pu éluder les problèmes politiques posés par les conditions de possibilité d'une science sociale, et estimer qu'ils étaient résolus par l'affirmation d'un savoir "libre de présuppositions axiologiques". Il s'agit en fin de compte, pour y lire le secret politique de la sociologie, de savoir à quel point la connaissance des phénomènes sociaux implique politiquement. Emile DURKHEIM lui-même était conscient des enjeux de la scientificité de la displine qu'eil entendait fonder. La seule manière était d'étudier le socialisme lui-même comme un fait social. Conscient de ce que l'existence du socialisme impliquait à l'époque de son affirmation dans l'histoire des idées, avec tout ce qu'il lavait précédé, il s'agissait, en s'attachant notamment au saint-simonisme, de tracer une généalogie du socialisme qui en restitue la dimension d'expérience sociale comme socle de sa forme de pensée.
S'il n'y a pas d'interchangeabilité entre socialisme (comme projet de société) et sociologie (comme projet de savoir), combien en ayant connaissance de la réalité sociale globale n'en vient pas à une forme de socialisme et combien en "naissant" avec une pensée de changement n'en vient pas à accroitre ses connaissance sur la manière dont la société fonctionne?
Au coeur des croisements entre l'un et l'autre se trouve bien comme l'écrit toujours Bruno KARSENTI, le conflit social, rendu pressant dans une époque de grands bouleversements. Il s'agit de "remettre au creuset ce qu'on entend par conflit social, et de se servir de la focale socialiste, en quelque sorte, pour lui donner une acception plus précise et plus rigoureuse que dans les versions courantes de la pensée critique." Tout cela afin de rendre compréhensible les conditions d'émergence à la fois de la sociologie et du socialisme. Ceci est possible en pensant de nouveau, car les événements historiques (le fameux conflit géopolitique Russie-USA réduit à un conflit idéologique capitalisme-communisme et... vice-versa!) l'ont grandement empêché, les généalogies du socialisme et celles de la sociologie. c'est-à-dire de bien voir, comme le fait le numéro 11 de la revue Incidences pour le socialisme et comme on attend toujours qu'un ouvrage lui soit consacré pour la sociologie...
Georges GURVITCH (1894-1965), dans son étude de l'objet et de la méthode de la sociologie observe des divergences profondes, compte-tenu de son "extrême complexité". Cette complexité, selon lui "découle d'une double source :
- du domaine du réel qu'elle explore - la réalité sociale, prise dans sa spécificité irréductible à toute autre sphère du réel ;
- de la méthode qu'elle applique à l'étude de ce domaine et qui consiste dans la prise en considération de l'ensemble, dans la typologie discontinuiste, et, partant, dans le recours indispensable à la dialectique.
L'objet de la sociologie, issu du mariage du domaine complexe de la réalité en présence de laquelle on se trouve et de la méthode complexe adaptée à son étude, ne peut qu'hériter de cette double complexité."
Il dénonce en quelque sorte l'attitude de "certains auteurs d'aujourd'hui qui se croient d'avant-garde en proclamant non sans suffisance que la sociologie n'est que le corpus des sciences sociales, ne font que reprendre la définition de John Stuart Mill en ce qu'elle a de pire. Ce n'est que par suite d'un malentendu que ces auteurs peuvent considérer l'éclatement de la sociologie en assemblage des sciences sociales particulières comme une marche vers l'intégration de ces dernières dans la "science de l'Homme", intégration qui ne peut précisément être réalisée que sous le double patronage de la sociologie et de l'histoire..." Il poursuit encore "Réduire la sociologie à une confrontation entre les méthodes des autres sciences sociales, ce serait d'abord la rejeter dans le domaine de l'épistémologie, c'est-à-dire lui refuser son statut comme science en l'intégrant de force à la philosophie ; ce serait de plus rendre la discussion méthodologique particulièrement infructueuse, la méthode sociologique - étalon principal de comparaison - se trouvant éliminée..."
Le sociologue français oppose l'effort de définition de l'école d'Emile DURKHEIM et de Marcel MAUSS aux tentatives nominalistes et individualisantes de Georg SIMMEL, de Gabriel TARDE, et sous leur influence de E DUPRÉEL (Le rapport social, 1912), comme aux définitions "culturalistes" d'Alfred WEBER et d'autres auteurs. Pour lui, "ce n'est qu'après avoir éliminé les définitions qui tropillent d'avance la sociologie, soit en la rendant esclave des sciences sociales partisulières, soit en l'enchainant à des présupposés aussi peu fertiles que le formalisme d'une part, ou sans antipode, le culturalisme abstrait, d'autre part, qu'on peut arriver à des approches plus positives du problème qui nous intéresse". Et il enchaine, reprenant le lien originel entre socialisme et sociologie : "On ne trouve chez aucun des grands fondateurs de la sociologie, Saint-Simon, Proudhon, Comte, Marx et Spencer, (...) de définitions de la sociologie adéquates à leur pensée effective. La liaison étroite de la sociologie et de la philosophie de l'histoire dont ils partaient détournait leur attention de l'analyse explicite des frontières et des particularités de méthodes de la nouvelle discipline.
C'est donc plutôt sur l'objet de la sociologie, ou plus exactement sur la spécificité du domaine du réel où elle se taille son objet, que les fondateurs de la sociologie nous apportent des indications qu'il serait utile de mentionner ici.
"La physiologie sociale" (terme par lequel Saint-Simon désigne la sociologie) est la branche centrale de la "science de l'homme" qui étudie "la société en actes", les efforts collectifs "matériels et spirituels" dépassant les efforts individuels des participants, avec lesquels ils s'interpénètrent.
Selon Comte, la sociologie a pour domaine la société humaine (qu'il identifie à l'Humanité) en tant que totalité réelle s'imposant à ses participants, se présentant à la fois comme "l'objet et le sujet", l'acquis et l'effort, "le spéculatif et l'actif", totalité qui implique la religion, la morale, l'éducation, la connaissance comme ses éléments régulateurs.
La réalité sociale qui est, d'après Proudhon, une totalité immanente caractérisée par l'effort collectif volontaire, l'action, le travail, la compétition, la lutte des groupes et des classes, comporte plusieurs étagements ou dimensions : les forces collectives, la raison collective ou conscience collective, la justice et "l'idéal" affectif souvent en lutte entre eux, le droit et plus largement les réglementations sociales, enfin la création collective.
pour Marx, la société, les classes sociales, l'homme - qui sont des totalités concrètes - se créent eux-mêmes dans la praxis où s'interpénètrent et se confrontent d'une façon dialectique les "forces productives" et les "rapports de production" ou "structures sociales" ; la "production spirituelle des idées, des représentations, de la conscience" est empliquée dans la "production matérielle" et les "modes d'action commune (des classes sociales par exemple)" peuvent eux-mêmes devenir, dans certains cadres sociaux, une "force productive" dont seules sont esclues les "superstructures idéologiques".
Pour Spencer - le seul parmi les pères de la sociologie, à n'avoir pu résister à la tentation naturaliste et à l'évolutionnisme biologique - les points de repère pour l'étude de la réalité sociale sont, en dépit de ses préconceptions, les "institutions", les "contrôles sociaux" (réglementations sociales) et les "structures", termes qu'il a introduits sans parvenir toujours à les préciser.
En se proposant de définir l'objet et la méthode de la sociologie, Durkheim (1858-1917) et son école se sont trouvés devant un héritage riche et complexe, qui demandait à être éclairci. Cette prise de conscience (...) a bien réussi en ce qui concerne la délimitation du domaine à étudier, qu'en ce qui concerne la méthode à lui appliquer et, partant, l'objet ainsi constitué. Durkheim a donné trois définitions successives de la sociologie : deux sont explicites ; la troisième est implicitement contenue dans les ouvrages de la première parties de sa vie."
Après avoir abordé les multiples tentatives de définition, George GURVITCH propose une formule brève : "la sociologie est une science qui étudie les phénomènes sociaux totaux dans l'ensemble de leurs aspects et de leurs mouvements en les captant dans des types micro-sociaux, groupaux et globaux en train de se faire et de se défaire." Par là, il se définit en opposition avec une tendance contemporaine (qui commence à régresser semble t-il sous le coup de nombreuses impasses...) à vouloir morceler la réalité sociale, à faire de la société, à la limite, la résultante d'une poussière de comportements individuels.
Raymond BOUDON et François BOURRICAUD par exemple estiment "que la sociologie (à la fin des années 1970) telle qu'elle se pratiquait de plus en plus couramment tendait à rompre avec une longue tradition, celle qu'avait illustrée les plus grand, Tocqueville, Weber, Durkheim et les autres. Nous sentions qu'une crise d'identité de la sociologie était en train de se développer ; que cette displine tendait à négliger de plus en plus sa fonction de production du savoir au profit de fonctions subsidiaires ou se faisaient même franchement idéologique." Ces auteurs oublient tout simplement que les idéologies font partie précisément de la réalité sociale... Prenant comme appui les études de Louis HOROWITZ (1994, The decomposition of Sociology), Ralf DAHRENDORF (1995, Wither social sciences?) ou de S et J TURNER (1990 : The impossible science), ils diagnostiquent une rupture entre la sociologie "classique", celle qui se développe de manière assez linéaire entre le XIXe siècle et les années 1970, et la sociologie "moderne". "En s'éloignant des ambitions et des principes de la sociologie classique, la sociologie moderne a perdu en efficacité. Ainsi, la sociologie de l'éducation a produit des milliers de pages dans les deux ou trois dernière décennies du XXe siècle. Il n'est pas sûr qu'elle ait vu venir la violence scolaire, ni contribué à maîtrisé la croissance de l'"université de masse", ni permis de mieux comprendre les raisons d'être de phénomènes comme l'inégalité des chances scolaires, ni réussi à proposer des mesures efficaces pour les combattre". ils pensent que plusieurs des raisons de cet état de faits réside dans une confusion entre explication et interprétation, dans un a-priori causaliste.
Raymond BOUDON termine son survol d'ensemble de la situation de la sociologie en formulant une thèse : "La théorie implicite dont je suppose qu'elle inspire plus ou moins consciemment la réaction de l'observateur occidental n'est autre que celle que Durkheim (De la division du travail social, 1960) développe explicitement (...) : on observe sur la longue durée une tendance à l'invention de procédures permettant de donner des formes plus douces au "contrôle social", avance-t-il. Cette tendance est une manifestation d'une valeur pérenne et fondamentale, qui inspire la vie morale et politique de toute société : l'individualisme. L'"individualisme" au sens moral, i e la demande par l'individu du respect de sa personne en tant que personne est, nous dit Durkheim, "de tout temps", bien que son expression puisse être plus ou moins encouragée par les circonstances et par les évolutions structurelles, comme la tendance à l'approfondissement de la division du travail. C'est pourquoi on constate que le droit pénal tend à diminuer en importance au profit du droit civil. C'est pourquoi les rituels visanta favoriser la construction de l'identité personnelle et l'intégration sociale prennent des formes de plus en plus douces, de plus en plus respectueuses de l'individu : de son intégrité physique ; de la dignité de sa personne."
La sociologie "moderne" fait plutôt la part belle à des analyses qui se situent contre un "holisme" au profit d'un "individualisme", parfois méthodologique, mais si en apparence cette tendance est hégémonique de nos jours, la réapparition d'intentions transformatrices chez de nombreux sociologues spécialisés la fait plutôt revenir à des perceptions plus rigoureuses de la réalité sociale, aux intuitions de la sociologie "classique"... A quoi bon connaitre le monde si on ne peut le transformer... En fait, l'origine, et l'originalité de la sociologie par rapport à la philosophie ou à la psychologie, ou encore à la psychanalyse... est très liée à la perception désagréable de maints maux sociaux. Discuter du suicide, des accidents de la route, de l'éducation ou du travail en termes de sociologie n'a guère de sens si c'est simplement pour constater leur place - et leur rôle - dans la société. Une autre possibilité, mais plutôt située en aval des travaux de sociologie, est de les utiliser pour accroitre le contrôle social, ce que ne fait pas faute d'essayer une foule d'institutions sociales, économiques ou politiques. Mais l'ensemble des sociologues font de la sociologie afin de changer les choses, comme les fondateurs ont tenté de comprendre la société dans sa globalité pour la transformer globalement et souvent profondément, agissant en socialistes affirmés... Bien entendu, on trouve tous les dénigreurs de la sociologie, comme ceux du socialisme, parmi tous ces acteurs sociaux qui ont intérêt à ce que les chose ne changent pas... Et par-dessus le marché, de nombreux auteurs tentent de faire croire qu'une sociologie "holiste" est forcément une sociologie contre l'individu, contre la liberté...
Avec la sorte d'escroquerie intellectuelle de faire croire qu'un individu ou un groupe d'individu peut changer seul le monde en défiant son passé (temps) et son environnement (espace). La société, parce qu'elle forme un tout traversé de conflits, possède une inertie très importante, sauf à se détruire, que même des révolutions ne la font bouger que partiellement. Tous les révolutionnaires en savent quelque chose, eux pour qui la tentation de la violenter est toujours présente. Si les socialistes désirent si ardemment connaitre la société, c'est bien qu'ils cherchent les divers leviers pour la transformer, plus ou moins rapidement, suivant l'urgence des situations. Une sociologie qui ne chercherait plus la causalité des phénomènes risque de se réduire à une psychologie sociale à faible réservoir de connaissances ou à un économisme à faible portée.
Raymond BOUDON et François BOURRICAUD, dictionnaire critique de la sociologie, PUF, 2004. Georges GURVITCH, traité de sociologie, PUF, 2007. Sous la direction de Francesco CALLEGARO et Andrea LANZA, Le sens du socialisme, Histoire et actualité d'un problème sociologique, dans Incidence, n°11, Editions du Félin, octobre 2015.
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