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7 décembre 2019 6 07 /12 /décembre /2019 13:27

   Louis WIRTH, sociologue américain, élu par ses pairs président de l'Association internationale de sociologie de 1947 à sa mort, après en avoir été secrétaire (1932-1947) est l'un des plus important représentant de l'École de Chicago.

   Né en Allemagne, et immigré aux États-Unis en 1911, il mène ses études suivant un cursus constant (licence en 1919, master en 1925 et doctorat en 1926). Il effectue sa thèse sous la direction de Robert PARK et Ernest BURGESS et enseigne de 1926 à sa mort à l'Université de Chicago. Il s'intéresse notamment à la vie urbaine, au comportement des minorités, aux mass média et est aujourd'hui reconnu comme une figure de la sociologie urbaine. Un de ses articles les plus célèbres est "le phénomène urbain comme mode de vie, publié dans le Journal Américain de Sociologie (1938). Il y synthétise des idées de l'école de Chicago. Il doit sa renommée également à son ouvrage Le Ghetto (1928), publié en 1980 en français.

  

   Sa thèse était consacrée à l'étude de la communauté juive du West Side de Chicago. Elle mettait en oeuvre les outils de l'analyse écologique pour saisir, sur cet exemple particulier, les interdépendances entre les processus sociaux et leur traduction dans l'espace urbain. Lieu de la première installation des nouveaux venus, le ghetto apparaît comme une étape nécessaire sur la voie de l'assimilation. Par l'équilibre qu'il permet entre la tradition et l'adaptation, entre la tolérance et le conflit, il assure une fonction positive de relais. En préservant les modèles culturels, les institutions et les formes de sociabilité typiques de la communauté d'origine, il limite les effets désorganisateurs du "choc des cultures" au prix d'une ségrégation spatiale qui règle le jeu des proximités et des distances avec le groupe dominant. La sortie du ghetto et les parcours résidentiels ultérieurs sont les indices de changements de statuts, de comportements et d'attitudes au travers desquels s'opère l'intégration progressive des immigrés les plus anciens au sein de la société d'accueil.

"Si ces deux groupes, à savoir le plus grand et le plus petit, celui qui est dominant et celui qui est dominé, sont capables de vivre (...) dans une telle proximité, c'est précisément parce qu'ils se limitent à de simples relations extérieures", écrit WIRTH à propos du ghetto. D'une certaine manière, le jugement ne vaut pas seulement pour cette forme particulière et transitoire de l'histoire urbaine, car la distance dans l'interaction est finalement constitutive de l'expérience de tout citadin. Telle est du moins la thèse qu'il développe, à la suite de SIMMEL et de PARK, dans l'un des articles les plus célèbres de la sociologie américaine. A partir d'une définition minimale de la ville par la taille, la densité et l'hétérogénéité de son peuplement, WIRTH identifie les invariants du "phénomène urbain comme mode de vie" : anonymat et superficialité des relations sociales : multiplicité et segmentation des liens communautaires traditionnels par l'association à base rationnelle, par les mécanismes de délégation et de représentation ; développement conjoint de l'individualisme et des phénomènes de masse. Vision synthétique de ce qui fait l'essence de la vie citadine, ou généralisation contestable des particularités d'une époque et d'un pays?  Toujours est-il que le modèle (repris maintes et maintes fois des deux côtés de l'Atlantique...) proposé par WIRTH représente encore aujourd'hui l'une des références majeures de la sociologie et de l'anthropologie urbaines. (Yves GRAFMEYER)

 

Louis WURTH, Le Ghetto, Presses Universitaires de Grenoble, 2006 ; Ideological Aspects of Social Disorganisation, dans American Sociological Review, n°4, 1940 ; The signifiance of Sociology, dans International Social Science Bulletin (UNESCO), volume 3, n°2, 1951.

Yves GRAFMEYER, Louis Wirth, dans Encyclopedia Universalis.

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4 décembre 2019 3 04 /12 /décembre /2019 08:50

   Ernest Watson BURGESS, canadien d'origine, est un sociologue américain dont l'oeuvre a contribué à fonder l'École de Chicago.

     Considéré comme le premier "jeune sociologue" de formation puisque les autres membres du département de sociologie ont rejoint celui-ci à travers d'autres disciplines, il mène une carrière de professeur sur cinq décennies, de 1916 à 1957. Même après sa retraite, il reste actif, co-auteur d'un ouvrage sur la sociologie urbaine avec Donald BOGUE en 1963.

    Ce fondateur de la sociologie moderne, crée l'"écologie sociale" avec son collègue Robert E.PARK, à partir de Chicago. Il préfère les aspects pratiques de la sociologie, plutôt que les enjeux théoriques, explorant et étudiant les phénomènes sociaux tels que la croissance urbaine, la criminalité, la délinquance, la violation de libération conditionnelle et le divorce. Il cherche à concevoir des outils fiables capable de supporter la prédiction de ces phénomènes. Il affirme que "La prédiction est le but des sciences sociales comme des sciences physiques" ou encore que sa contribution à la sociologie consiste à faire émerger celle-ci, à partir d'une philosophie de la société, en tant que science de la société. Il met sur pied différentes méthodes statistiques et analytiques pour améliorer ces prédictions.

       Il s'intéresse surtout à la possibilité de prédire des comportements individuels en se fondant sur des variations statistiques. C'est pourquoi, dès 1929, il étudie le "taux de réussite" des décisions de libération conditionnelles dans l'Illinois, entendu comme absence de récidive. La "méthode Burgess" devient rapidement célèbre, et est mise en oeuvre dans le système carcéral de l'Illinois. De nombreux sociologues s'essaient à la raffiner, donc Albert J. REISS, Lloyd OHLIN, Daniel GLASER, George VOLD (un élèvre de SUTHERLAND, qui s'inspire également des travaux d'ELEANOR et de Sheldon GLUECK).

     Écrite avec Robert PARK en 1921, l'Introduction à la science de la sociologie, constitue une des oeuvres les plus importantes de BURGESS. Ce manuel est devenu un ouvrage classique de référence, la "bible de la sociologie" (américaine), et défini les voies nouvelles et le cadre conceptuel pour la sociologie en train de se constituer et de s'écrire.

      Dans un autre ouvrage collaboratif, publié en 1925, The City, BURGESS et PARK propose une conception de la ville qui correspond largement au modèle des zones concentriques observables dans l'agglomération de Chicago auquel ils prête,t un caractère général. Ce modèle, dit "The Burgess Urban Land Model" ou "théorie des zones concentriques" suggère une forme de compétition économique pour réguler l'espace.

La croissance urbaine procède par extension, succession et concentration. En se développant, le centre des affaires recouvre progressivement ses pourtours, que des habitants les plus aisés abandonnent au profit de quartiers résidentiels périphériques. Ces derniers se trouvent séparés du centre par une "zone de transition" instable et souvent dégradée, que les immigrants les plus anciens tendent eux-mêmes à délaisser au fur et à mesure de leur intégration à la société d'accueil. La mobilité sous toutes ses formes (déplacements quotidiens, changements de résidence, etc) est l'une des manifestations les plus aisément repérables du métabolisme urbain. Véritable "pouls de l'agglomération", elle traduit les tensions permanentes entre des processus contradictoires de désorganisation et d'adaptation qui affectent aussi bien les individus que les institutions et les espaces urbains. Les divers pathologies urbaines, auxquelles BURGESS a personnellement consacré une bonne part de ses recherches, sont autant de perturbations qui affectent ce métabolisme lorsqu'il se trouve déséquilibré par une croissance trop rapide et par la confrontation de modèles culturels hétérogènes. Les analyses de la déviance, de la criminalité organisée, de la délinquance juvénile passent par une étude statistique de leur inscription dans les espaces urbains, préalable obligé à l'observation directe des conduites individuelles.

      De même, il publie en 1939 une étude sur les facteurs impliqués dans la réussite du mariage. Coécrit avec Leonard COTTRELL, l'ouvrage s'intitule Predicting Success or Failure in Mariage. Ce livre choque alors un certain nombre de commentateurs, notamment parce qu'il s'abstient de toute prise en compte du sentiment amoureux dans ce calcul prédictif. certains bien entendu s'empressent, pour dévaloriser l'ouvrage, de souligner que BURGESS lui-même est célibataire.

     BURGESS se penche aussi sur les populations de personnes âgées. Les résultats de ces travaux sont communiqués dans Aging in Western Societies publié en 1960.

     Les méthodes de recherche qualitative, comme les entrevues et l'examen ds documents personnels comptent, selon lui, comme des outils de recherche utiles et pertinents. Avec leur concours, un scientifique est mieux équipé pour comprendre les humains et ce que recouvre les phénomènes sociaux.

Moins enclin que PARK aux spéculations théoriques, BURGESS exerce une influence considérable sur les orientations méthodologiques de l'école de Chicago en donnant une forme opérationnelle aux concepts généraux de l'écologie humaine. Très attentif à la distribution spatiale des phénomènes sociaux, il contribue au développement des usages scientifiques de la cartographie et à l'amélioration des séries statistiques intra-urbaines produites par les services de recensement. Si l'on peut en faire à ce titre le précurseur des travaux de l'écologie factorielle, il n'en défend pas moins une position médiane dans le débat qui s'installe dès la fin des années 1920 entre les défenseurs des méthodes qualitatives et les partisans des techniques quantitatives. C'est en effet dans l'observation directe et dans le recours aux histoires de vie qu'il voit "la meilleure manière de comprendre les aspects subjectifs de l'existence urbaine", conformément au parti méthodologique ont l'école de Chicago est le plus couramment créditée. (Yves GRAFMEYER)

C'est par ces biographies que l'on peut le mieux appréhender des frontières territoriales, limites "réelles", qui correspondent rarement à une définition administrative et légale. La répartition des professions dans l'espace urbain échappe en grande partie à cette définition légale et administrative.

 

Ernest W. BURGESS, La croissance de la ville ; Introduction à un projet de recherche, dans L'école de Chicago, Naissance de l'écologie urbaine, Sous la direction de GRAFMEYER, YVES et Joseph ISAAC, Aubier, 2005 ; Contributions to Urban Sociology, University of Chicago Press, 1963.

Yves GRAFMEYER, Burgess Ernest W., dans Encyclopedia Universalis, 2014.

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4 décembre 2019 3 04 /12 /décembre /2019 08:41

      Avec le recul des années et l'établissement d'une historiographie qui dépasse les querelles entre écoles psychanalytiques peut s'éclairer bien des aspects de la notion de Refoulement.

 

Une histoire de l'idée du refoulement.

   Ainsi Élisabeth ROUDINESCO et Michel PLON reviennent sur l'histoire de cette notion.

"Freud n'est pas l'inventeur de l'idée de refoulement. Il le reconnaît lui-même très clairement dans ses considérations "Sur l'histoire du mouvement psychanalytique" publiées en 1914 : "Dans la théorie du refoulement, je fus à coup sûr indépendant ; je ne connais aucune influence qui aurait pu m'en rapprocher et tins moi-même, pendant longtemps, cette idée comme un idée originale, jusqu'au jour où Otto Rank nous montra le passage de Schopenhauer, dans Le Monde comme volonté et comme représentation, où le philosophe s'efforce de trouver une explication à la folie. Ce qui est dit dans ce passage sur notre répulsion à admettre un aspect pénible de la réalité recouvre si parfaitement le contenu de notre concept de refoulement qu'il se peit que j'aie une fois de plus la possibilité d'une découverte à l'insuffisance de mes lectures."

A la suite de cette mise au point, Freud évoque ses difficultés à lire les oeuvres de Friedrich Nietschze (1844-1900), auquel il emprunte, reconnait-il, le terme inhibition pour traiter d'un mécanisme qui coïncide avec sa conception du refoulement. Présente dans la philosophie allemande du XIXe siècle, l"idée de refoulement l'est également dans les travaux de psychologie de Johann Friedrich Herbart, puis ceux de Theodor Meynert, qui fut l'un des maitres de Freud. Après avoir reconnu sa dette, Freud ajoute : "la théorie du refoulement est à présent le pilier sur lequel repose l'édifice de la psychanalyse, autrement dit son élément le plus essentiel, qui n'est lui-même que l'expression théorique d'une expérience que l'on peut répéter aussi souvent qu'on veut lorsqu'on entreprend l'analyse d'un névrosé sans le secours de l'hypnose (...) je m'élèverais très violemment contre celui qui prétendrait ranger la théorie du refoulement et de la résistance parmi les présupposés de la psychanalyse et non parmi ses résultats (...) la théorie du refoulement est une acquisition du travail psychanalytique.""

Toujours pour Élisabeth ROUDINESCO et Michel PLON, qui inscrivent là l'opinion pratiquement unanime quand on discute psychanalyse, "l'idée du refoulement apparait très tôt dans l'élaboration de la théorie freudienne de l'appareil psychique, avant même la lettre à Wilhelm Fliess du 6 décembre 1896, dans laquelle il met en place la définition inaugurale de sa première topique : dans cette lettre, le refoulement en l'appellation clinique du "défaut de traduction" de certains matériaux qui n'accèdent pas à la conscience. La raison de cette carence "est toujours la production de déplaisir qui résulterait d'une traduction ; tout se passe comme si ce déplaisir perturbait la pensée en entravant le processus de traduction". Dans cette période, la notion de refoulement recoupe fréquemment celle de défense, même si elle ne lui est pas assimilée.

Dans les articles de 1894 et 1896 que Freud consacre aux psycho-névroses de défense, le refoulement est comme éclipsé par la notion de défense qui lui permet de pose une distinction étiologique entre l'hystérie, la névrose obsessionnelle et la paranoïa. Jean Laplanche et Jean-Bernard Pontalis se sont efforcés de clarifier ces relations complexes, et plusieurs fois modifiées, entre défense et refoulement. (...). Freud, en 1926, éprouvera encore le besoin de revenir sur ce points, dans son livre Inhibition, symptôme et angoisse, sans pour autant le clarifier de manière convaincante.

Constitutif de l'inconscient, le refoulement s'exerce sur des excitations internes, d'origine pulsionnelle, dont la persistance provoquerait un déplaisir excessif. Freud esquisse à ce propos un développement théorique déjà très élaboré dans une lettre à Fliess  du 14 novembre 1897. A cette époque, sa fascination pour la théorie "fliessienne" des périodes sous-tend son transfert et il pense être sur le point de commencer ce qu'il appelle son "auto-analyse". Il se surprend à prévoir des événements bien avant qu'ils se produisent (...). Freud expose alors à Fliess ses idées sur les zones érogènes infantiles qui ne sont plus, à l'âge adulte, source de décharge sexuelle : la région anale et, emprunt aux idées de Fliess, la région bucco-pharyngienne, régions qui ne doivent plus, normalement, être source d'excitation ou d'apport libidinal, sauf en cas de perversion. Mais ces zones sont susceptibles de produire une décharge sexuelle "par effet d'après-coup du souvenir". En fait, il s'agit, poursuit Freud, d'une décharge de déplaisir, "une sensation interne analogue au dégoût ressenti dans le cas d'un objet. Pour nous exprimer plus crûment, le souvenir dégage maintenant la même puanteur qu'un objet sexuel. De même que nous détournons avec dégoût notre organe sensoriel (tête et nez) devant les objets puants, de même le préconscient et notre compréhension consciente se détournent du souvenir. C'est là ce qu'on nomme refoulement."

Le refoulement ne traite pas les pulsions elles-mêmes mais leurs représentants, images ou idées, qui, pour être refoulés, demeurent cependant actifs dans l'inconscient sous forme de rejetons d'autant plus prompts à faire retour vers la conscience qu'ils sont localisés à la périphérie de l'inconscient. Le refoulement d'un représentant de pulsion n'est donc jamais définitif. Il demeure toujours actif, d'où une grande dépense énergétique.

Dans la 5e section du chapitre VII de L'interprétation du rêve, Freud décrit le refoulement comme un processus dynamique, lié au processus secondaire qui caractérise le préconscient (...). En 1915, dans le cadre de la métapsychologie, le refoulement fait l'objet d'un article où l'inconscient n'est plus totalement  assimilé au refoulement : "Tout ce qui est refoulé doit nécessairement rester inconscient, mais nous voulue d'entré de jeu poser comme tel que le refoulé ne recouvre pas tout ce qui est inconscient. L'inconscient a l'extension la plus large des deux : le refoulé est une partie de l'inconscient." Cette mise au point appelle une redéfinition du refoulement : elle se trouve au coeur de l'article consacré à ce processus. Freud commence par y redire que le refoulement constitue par la pulsion et ses représentants "un moyen terme entre la fuite (réponse appropriée aux excitations externes) et la condamnation (qui sera l'apanage du SurMoi)".  Puis il distingue trois temps constitutifs du refoulement : le refoulement proprement dit, ou refoulement après-coup ; le refoulement originaire ; le retour du refoulé dans les formations de l'inconscient. Si l'on veut saisir l'essence de cette construction freudienne, il faut l'aborder par la question du refoulement originaire.

Le refoulement en général porte sur les représentants des pulsions, eux-mêmes objet d'un retrait d'investissement, c'est-à-dire d'une cessation de prise en charge de la part du préconscient : dans ce cas, l'inconscient effectue immédiatement un investissement substitutif qui appelle en retour un "contre-investissement" de la part du préconscient, lequel se heurte alors à l'attraction constituée par des éléments de l'inconscient anciennement refoulés. Ce dernier point conduit Freud à postuler l'existence d'un refoulement antécédent, un refoulement originaire. ce refoulement est assimilé par Freud à une fixation résultant d'un refus de prise en charge d'un représentant d'une pulsion par le conscient. Le représentant ainsi refoulé subsiste de façon inaltérable et demeure lié à la pulsion. On notera que Freud n'est guère explicite quant à la véritable origine du processus ; d'où proviennent les éléments attractifs de l'inconscient responsables de cette première fixation? A défaut de réponse claire, il émet l'hypothèse, en 1926, d'une effraction primordiale résultant d'une force d'excitation particulièrement intense. Le retour du refoulé, troisième temps du refoulement, se manifeste sous la forme de symptômes - rêves, oublis et autres actes manqués - que Freud considère comme des formations de compromis.

Dans la seconde topique, le refoulement est rattaché à la partie inconsciente du Moi. En ce sens, Freud peut dire que le refoulé fusionne, comme cette partie du Moi, avec le Ça. "Le refoulé, écrit Freud dans Le Moi et le 9a, n'est nettement séparé du Moi que par les résistances du refoulement, tandis que par le Ça il peut communiquer avec lui."

     C'est surtout après Freud que la théorie psychanalytique peaufine cette présentation du refoulement, en tentant de répondre aux interrogations pendantes.

 

Le refoulement, pierre d'angle des mécanismes de défense

  Pivot historique et évolutif, le concept de refoulement a suscité et suscite encore de nombreuses propositions métapsychologiques confirmant ou distordant les perspectives freudiennes. Pour autant, Alain de MIJOLLA, Sophie de MIJOLLA MELLOR et leurs collaborateurs, dans leur somme Psychanalyse se limitent à suivre la démarche freudienne. Il est vrai que les multiples variations sur le refoulement appartiennent à des démarches propres à leurs auteurs et demeurent autant d'investigations sur le sens à lui donner.

   Le terme de refoulement, écrivent-ils, "est souvent pris dans une acceptation générale qui la rapproche (...) de celui de défense, tel que Freud l'envisageait au début de ses études sur les psychonévroses et particulièrement de ses études sur l'hystérie. Mais insistons sur le fait qu'avec le refoulement s'inaugure la découverte de l'Inconscient, qu'il est la condition et l'inspiration d'autres découvertes. (...)".

"Si le mécanisme, poursuivent-ils, de refoulement privilégie l'approche des hystériques, il joue aussi un rôle capital dans les autres affections mentales, ainsi d'ailleurs qu'en psychologie normale en tant que constituant majeur. Il se retrouve au moins comme un temps de nombreux processus défensifs complexes et prototype d'autres opérations défensives. On peut aussi avancer que son défaut d'accomplissement met en jeu d'autres défenses plus massives et que ce défaut est le signe de psychopathologies plus sévères que les psychonévroses classiques, entrant par exemple dans les modèles déficitaires de la perversion, des états-limites, des psychoses, des modèles psychosomatiques."

    La théorie du refoulement mise en avant par Freud et nombre de ses continuateurs se développe - étant donné que dans la grande majorité des études, c'est le Moi qui est l'instance refoulante, pour prendre la deuxième topique de Freud, la plus largement utilisée - dans la recherche du refoulement originaire, de la qualité du refoulé, des modalités des censures et des aspects qualitatifs et quantitatifs de la répression.

  

Le refoulement originaire

  Freud fait l'hypothèse d'un premier temps appelé refoulement originaire. C'est un processus hypothétique décrit comme premier temps de l'opération de refoulement, temps de formation d'un certain nombre de représentations inconscientes constitutives du "refoulé originaire". Ce premier temps ne porterait pas sur la pulsion en tant que telle mais sur les signes, ses représentants qui n'accèdent pas à la conscience et auxquels la pulsion reste fixée. Le mécanisme de ce refoulement originaire ne vient pas du Moi, il s'agit d'un contre-investissement primaire. C'est que la pulsion, très liée aux processus biologiques, reste et persiste dans son activité, quel que soit ses représentants.

Quant à savoir quelle est ce mécanisme primaire, Freud n'en dit pas grand chose, et reste prudent. Prudence que ne partage pas tous ses continuateurs, entre autres Mélanie KLEIN, qui recherche dès le plus jeune âge les dynamismes biologiques, mais aussi certains neurologues, notamment dans les débuts du développement de ce qu'on a appelé les neurosciences, dans leur tentative d'établir des ponts de plus en plus précis entre ces dynamismes biologiques et des manifestations psychanalytiques.

En tout cas, pour reprendre les cheminements de la pensée de Freud, les noyaux inconscients ainsi constitués collaborent ensuite au refoulement proprement dit par l'attraction qu'ils exercent sur les contenus à refouler, conjointement à la répulsion provenant des instances supérieures. Ce refoulement se distingue ainsi du refoulement proprement dit, appelé refoulement après coup.

Des relations étroites existent entre le refoulement originaire et la fixation, fixation de la pulsion à une représentation avec inscription de cette représentation dans l'Inconscient sans passage préalable dans le Conscient. C'est le contre-investissement primaire qui représente la défense permanente dans un refoulement originaire, mais, qui, aussi, garantit sa permanence. Le contre-investissement est le seul et unique mécanisme du refoulement originaire. Dans le refoulement proprement dit, s'y ajoute le retrait de l'investissement préconscient. Cette réflexion de Freud entraine des questionnements. peut-on parler d'une défense originaire? d'un mécanisme originaire de défense?

 

La quête du refoulé

   Cette recherche sur son contenu, sur ce que représentent les rejetons en quelque sorte du refoulé qui peuvent avoir subi des modifications des traces initiales, conduit Freud à ses grandes découvertes. La levée du refoulement serait la raison d'être de la psychanalyse.

Dans le cadre du processus analytique, l'analyse des résistances est bien le moyen de parvenir à une prise de conscience du refoulé et à une levée du refoulement. Anna Freud, en 1949, précise qu'il faut d'abord passer par la compréhension et l'analyse des défenses à l'origine des résistances à la psychanalyse, avant d'aborder l'analyse des contenus, d'en faire l'interprétation.

Le symptôme névrotique apparait comme un compromis entre le refoulement et le refoulé, un point de coïncidence entre le désir et l'interdit. Le refoulement s'avère ainsi défense contre et compromis du conflit névrotique, le refoulé entrant dans la constitution du symptôme.

 

Les censures

     La censure semble jouer un rôle important ; agissant à différents niveaux de l'appareil psychique, elle devient plurielle. Est-elle un mécanisme de défense? C'est une fonction qui tend à interdire aux désirs inconscients et aux formations qui en dérivent, l'accès au système préconscient/conscient. Selon Freud, la censure est une fonction permanente, elle constitue un barrage sélectif et se trouve donc aussi à l'origine du refoulement. Dans le cadre de la seconde topique, Freud est amené à englober la fonction de censure dans le champ plus large de la défense, d'une défense qui pourrait aussi être en rapport avec le SurMoi. La censure est ainsi "le censeur du Moi", une instance d'auto-observation. Mais la censure déformant, dénaturant la représentation refoulées, la falsifiant même, rend plus malaisé et plus complexe le processus de la cure, le retour du refoulé.

 

La répression

   Le terme répression est maintenant fréquemment employé en psychanalyse et par les psychosomaticiens, bien que son usage soit parfois mal codifié. Dans un sens large, il recouvre une opération psychique qui tend à faire disparaitre de la conscience un contenu déplaisant et inopportun : idées, affects, etc. Ce terme apparait chez Freud en 1905. Ce niveau élargi peut faire penser qu'il recouvre l'ensemble des mécanismes de défense, mais nombre de ceux-ci ne comportent pas l'exclusion d'un contenu hors du champ de la conscience. Par ailleurs, à l'inverse de la plupart des autres mécanismes de défense et notamment du refoulement, la répression semble être un mécanisme conscient, jouant au niveau de la seconde censure que Freud situe entre le conscient et le préconscient. Il s'agit donc d'une exclusion hors du champ de la conscience "actuel" et non du passage du système Préconscient/Conscient au système inconscient. Ces notions d'actuel et de non-passage par le Préconscient placent la répression en élément clé de l'approche théorique de certains psychosomaticiens (P. Marty, 1989). La répression signale le signe d'une insuffisance du fonctionnement préconscient, un raté de l'organisation névrotique, une sorte de "refoulement du pauvre". Ce mécanisme semble ici une des voies d'aboutissement possible de la "vie opératoire".

Ce terme, par ailleurs, est surtout employé lorsqu'il s'agit du "traitement" de l'affect.

 

Sous la direction de Alain de MIJOLA et Sophie de MIJOLLA-MELLOR, Psychanalyse, PUF, 1999. Élisabeth ROUDINESCO et Michel PLON, Dictionnaire de la psychanalyse, Le Livre de Poche, 2011.

 

PSYCHUS

    

 

 

 

 

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30 novembre 2019 6 30 /11 /novembre /2019 10:03

   Alexandre Vassilievitch SOUVOROV, comte Rymnitski, prince d'Italie, comte du Saint-Empire Romain Germanique, est un généralissime au service de l'Empire russe. Il est considéré comme le plus grand général russe du XVIIIe siècle.

Il cumule les succès tout au long de sa carrière dans des conditions parfois difficiles, face à des adversaires aussi variés que redoutables et malgré des ennuis de santé qui le poursuivent toute sa vie. SOUVOROV exerce une influence considérable sur des générations entières de militaires russes et soviétiques. En 1941, c'est vers sa mémoire que STALINE se tourne pour puiser la source morale destinée à motiver ses troupes face au Blitzkireg de l'armée allemande. L'exemple de son action militaire est plus importante qu'aucune de ses théories sur la guerre, contenues dans un ouvrage très bref, L'Art de vaincre.

 

Une carrière militaire brillante

    Entré à 13 ans au service pendant la guerre russo-suédoise (1741-1763), il se distingue contre les troupes prussienne pendant la guerre de Sept Ans (1756-1763). En 1759, il participe à la bataille de Kunersdorf, où les Russes remportent une grande victoire contre FRÉDÉRIC II de Prusse. Il parvient au grade de colonel en 1762. Il gravit ainsi un à un tous les échelons de la hiérarchie militaire pour finir avec le grade de maréchal, prenant en 1799 le commandement en chef des armées combinées austro-russes. Mais il ne finit pas dans les honneurs mais dans l'exil, prit dans les multiples péripéties et retournements dans le fonctionnement des alliances contre la France. Tombé malade, alors qu'il est retiré dans sa famille en Russie, il meurt en 1800, laissant l'Empereur se repentir de sa conduite injuste et cruelle envers un homme qui avait couvert de gloire les armées russes.

 

Une expérience de la guerre théorisée surtout après sa disparition

   L'expérience, qui lui confère une connaissance des hommes et des rouages de l'armée russe, inégalable, lui permet de développer un rapport extrêmement étroit avec ses troupes. D'ailleurs, pour SOUVOROV, la dimension humaine et psychologique de la guerre est l'un des éléments clés de la victoire. Son expérience de la guerre aussi est grande : il réprime la rébellion de POUGATCHEV, combat avec succès contre les Turcs et les Polonais, et fait une remarquable campagne en Italie et en Suisse contre les Français durant la seconde coalition, marquée par sa traversée du col du Saint-Gothard et par sa brillante retraite à travers les Alpes, alors qu'il est complètement isolé, à court de munitions et de vivres, et dépourvu de pièces d'artillerie.

L'art militaire russe au XVIIIe siècle est nettement inférieur à celui pratiqué dans le reste de l'Europe. C'est grâce au génie et à l'originalité de SOUVOROV que les Russes parviennent à s'extraire de leur isolement pour construire une armée capable de résister à NAPOLÉON en 1812. Il s'instruit tout seul en approfondissant sa connaissance des langues étrangères et en se plongeant dans les grands textes militaires classiques : il lit MONTECUCELLI, MAURICE DE SAXE, FRÉDÉRIC LE GRAND et VAUBAN. Il combine ses connaissances théoriques avec une très bonne évaluation du potentiel russe en matière de guerre : mieux que personne avant lui, il sait utiliser les ressources humaines que possède la Russie et façonne son armée autour du paysan-soldat. Exposé à ses débuts à un art de la guerre défensif, favorisant le combat de sièges et la construction  de fortifications, SOUVOROV développe une approche tactique offensive dont la rapidité d'exécution, la vitesse de mouvement, et l'effet de surprise sont les principales caractéristiques. Il met en relief trois qualités militaires : le coup d'oeil, la rapidité et l'intrépidité. Lui-même est doté d'un coup d'oeil incomparable qui lui permet de déceler au plus vite que n'importe qui les points faibles de ses adversaires et de les exploiter au mieux. Pour préparer ses troupes au combat, il organise de nombreuses manoeuvres simulant les conditions de la guerre. Ces exercices ont parfois lieu la nuit et sa terminent fréquemment par un combat à l'arme blanche. Il modifie ses formations et abandonne le carré pour des formtions tactiques plus petites et plus mobiles se déplaçant en colonne.

Le grand mérite de SOUVOROV est d'abord su percevoir les changement fondamentaux qui interviennent à la fin du XVIIIe siècle dans le domaine de la guerre. Alors que le reste de l'Europe n'aperçoit cette transformation que dans la défaite, face à l'armée française, SOUVOROV aura su anticiper les événements. L'évolution tactique de l'armée russe sous ses ordres est semblable à celle de la Grande Armée conçue par NAPOLÉON au même moment : une armée en mouvement perpétuel, animée d'un sentiment patriotique vivace et d'un attachement sans bornes à son chef. Pour avancer plus rapidement, les troupes russes s'approvisionnent sur le terrain (au grand dam des populations des territoires traversés), délaissant l'usage des magasins. SOUVOROV est un adepte de la stratégie d'anéantissement et n'est satisfait de ses victoires que lorsqu'elles sont totales. Il est favorable aux actions violentes et rapides et préconise la poursuite implacable de l'ennemi. Il est conscient du rôle que peuvent avoir les populations civiles, aussi bien en terrain ami qu'ennemi, et il sera toujours soucieux de ne pas se les aliéner (exercice difficile...). Comme NAPOLÉON en France, SOUVOROV aura su exploiter les réalités politiques sociales et de son pays pour formuleer une stratégie aussi révolutionnaire qu'efficace. (BLIN et CHALIAND)

    Son Art de vaincre n'est pas réellement un traité, mais une série de préceptes militaires devant être mémorisés et intégrés en quelque sorte physiquement et psychologiquement par des recrues d'origine paysanne. Il est fondé sur une discipline à la prussienne et tourné vers l'offensive d'abord. DUBOSCAGE; officier français qui servit longtemps sous ses ordres, a écrit dans son Précis historique sur le maréchal SOUVOROV : "L'art de la guerre pour le soldat comme pour l'officier consistait, d'après Souvorov, dans la rapidité de l'exécution et dans l'intrépidité que ne pouvait arrêter aucun obstacle, ces deux vertus militaires devaient en outre être couronnés par une obéissance aveugle. Pour obtenir la rapidité et l'intrépidité, il fallait à son avis habituer les troupes aux événements de la guerre au moyen de manoeuvres, si voisines de la réalité (avec les blessures et "accidents" mortels que cela peut impliquer) que le soldat pût considérer une attaque véritable comme une simple manoeuvre. (...) Il terminait chaque inspection, chaque revue par un discours très long. (...). Il indiquait les fautes commises dans telle circonstance et adressait des éloges pour la conduite tenue dans telle autre. Il communiquait à tous dans ses discours les bases générales de l'art de la guerre." Son ouvrage n'est pas édité de son vivant et n'est connu que parce qu'il le communique aux Autrichiens, pendant la campagne d'Italie en 1799.

 

Alexandre SOUVOROV, L'art de vaincre, édition commentée par DRAGOMINOF, Charles-Lavauzelle, 1899. Extraits (Instruction aux soldats sur les connaissances qui leur sont nécessaires et Instructions données à l'armée autrichienne en 1799) dans Anthologie mondiale de la stratégie, Robert Laffont, collection Bouquins, 1990.

Guillaume Mathieu DUMAS, Vampagnes du comte de Suwarov, Hambourg, 1799. Jean JACOBY, Souvarov, 1730-1800, Paris, 1935. Philip LONGWORTH, The Art of Victory : The Life and Achievements of Generalissimo Suvorov, 1729-1800, New-York, 1965. Général Serge ANDOLENKO, Généralissime Souvorov : père de la doctrine de guerre russe, 1729-1800, Genève, Éditions des Syrtes, 2016.

Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016.

 

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28 novembre 2019 4 28 /11 /novembre /2019 12:19

     Vassili SOKOLOVSKI, officier d'infanterie russe puis soviétique (en février 1918), devient chef d'état-major en 1941, puis commandant du front ouest en 1943. Il participe à la prise de Berlin et devient en 1952 chef d'état-major de l'armée et de la marine soviétiques, puis membre du Comité central du Parti communiste (1956).

   Après la seconde guerre mondiale, il est commandant en chef de la zone d'occupation soviétique en Allemagne.

    Comme théoricien militaire, il incarne, pendant la période de la guerre froide, l'école soviétique de la stratégie nucléaire dont il est l'un des principaux architecte. A la fin des années 1950, l'URSS comble son retard en matière nucléaire par rapport aux États-Unis. Sa doctrine s'inscrit dans le rééquilibrage des stratégies militaires au vu du potentiel de destruction massive détenu des deux côtés. La doctrine qui porte son nom est prononcée en janvier 1960 par KHROUTCHEV devant le Soviet suprême. Elle fixe la stratégie soviétique pendant quelques années en postulant qu'en cas de conflit avec l'Ouest, la guerre serait nucléaire : une attaque préventive en cas de danger assurerait alors le succès de l'Union Soviétique. Si cette doctrine a été conservée jusqu'aux années 1970, la crise des missiles de Cuba en 1962 met en relief sa relative inefficacité.

    SOKOLOVSKI formule sa doctrine de guerre selon deux principes clausewitziens : la principe d'anéantissement et la subordination de l'instrument militaire à la politique. Dans ces termes, l'arme atomique fait partie d'une stratégie globale visant à vaincre l'adversaire sur le plan politique par des moyens militaires classiques et nucléaires. Le potentiel de destruction de l'arme atomique doit être exploité au début de l'engagement, moment où ses effets sont les plus importants, ce qui n'empêche pas l'éventualité d'un conflit prolongé auquel l'Union Soviétique doit également se préparer. Considéré comme la doctrine soviétique officielle, elle eut un impact profond sur la stratégie nucléaire en Union Soviétique et en Occident. (BLIN et CHALIAND)

 

Maréchal SOKOLOVSKI, Stratégie militaire soviétique, Berger-Levrault, 1983.

Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016.

 

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27 novembre 2019 3 27 /11 /novembre /2019 15:52

   Très tardivement, des tribus zouloues et d'autres ethnies d'Afrique Australe se sont péniblement fédérées pour établir sur un vaste territoire ce qui ressemble à un Empire. En l'absence d'écrits de stratèges ou de rois de cette ethnie qui permettraient de retracer l'intention et de début de formation d'un tel empire, il s'agit ici d'hypothèses. De toute manière, la manière de régler les conflits internes bien plus que de se battre sur le champ de bataille ne permet pas, au bout du compte la réaliser d'un tel projet.

 

L'entreprise de SHAKA

  SHAKA KASENZANGAKHONA, appelé SHAKA ZOULOU ou SHAKA ZULU (1787-1828), le grand dirigeant zoulou, est un innovateur (trop) exceptionnel, à la fois sur le plan militaire et politique, et un organisateur de génie. Il opère le passage de la guerre traditionnelle, en grande partie rituelle, à la guerre destinée à la conquête par une réforme radicale. Celle-ci est d'abord fondée sur la recherche du combat frontal, mené par des troupes durement entrainées et disciplinées.

Rapidement, SHAKA parvient à s'imposer (1816) parmi les Zoulous. Il étend ses conquêtes à une partie de l'Afrique australe, en supprimant sans piété toute résistance. Il fait notamment exterminer tous ceux qui, parmi le clan de sa mère, les Langani, l'ont jadis méprisé (sa mère a été violée par un chef zoulou, ce qui fait d'abord rejeter SHAKA par les deux bords).

En 1817, SHAKA remporte contre une force très supérieure, celle des Ndwandwee, la victoire de Gqokli Hill, utilisant à cet effet un mouvement d'enveloppement des ailes tandis que le choc est porté au centre. En l'espace d'une demi-douzaine d'années, SHAKA écrase tous ses adversaires avec une impitoyable rigueur. Son pouvoir absolu se mue bientôt en tyrannie lorsque après la mort de sa mère, il décrète que rien ne sera planté cette année-là, que toute femme enceinte devra être tuée, et qu'il fait exécuter des milliers de personnes pour n'avoir pas manifesté assez de douleur lors des obsèques (1827).

C'est au moment où il se prépare à marcher sur les colons du Cap qu'il est assassiné par un groupe d'affidés dirigés par son propre frère. SHAKA apparaît comme le dirigeant militaire le plus remarquable d'Afrique noire, et il crée une machine militaire qui sait par la suite prouver qu'elle peut affronter une troupe européenne même supérieurement armée. (BLIN et CHALIAND).

      Issu d'une union illégitime entre NANDI, princesse Lanugeni, et Senza NGAKONA, chef du clan des Zoulous (fraction du peuple Nguni, issus des Bantus qui peuplent l'Afrique du Sud du XIIIe au XVIIIe siècle), SHAKA est connu surtout à partir de récits de poèmes, d'épopées et de pièces de théâtre et d'articles de journaux. L'un des premiers à avoir écrit sur lui, façonnant en partie le mythe, est Thomas MOFOLO en 1925. Les sources de l'histoire de SHAKA sont anglaises et africaines (Mazisi KUNENE qui s'est inspiré des traditions zouloues).

C'est à la suite de querelles familiales que la guerre entre Langeni et Zoulou s'est déclarée et SHAKA, qui a dû fuir chez les Qwabe, se distingue rapidement comme le guerrier le plus remarquable de l'armée de DINGISWAYO, souverain des Bathwetwa. Doué d'une force physique et d'une endurance prodigieuses, il excelle au combat. Charismatique, il se révèle fin stratège et sa réputation se répand, devenu le porte-parole et le bras droit de DINGISWAYO. Ce dernier l'appuie pour, à la mort de son père, et alors qu'un des demi-frères de SHAKA prend le pouvoir, le remplacer et prendre la tête des zoulous.

 

La mise sur pied d'une militarisation de la société et d'un outil militaire de conquête

SHAKA règne alors sur son peuple et commence à lui appliquer ses idées révolutionnaires pour créer une puissante armée. A la suite de la défaite des Bathwetwa par son puissant voisin, les Ngwane, les régiments bathwetwas élisent SHAKA au titre de chef souverain. Lequel les défait lors de deux batailles difficiles, dont celle déjà évoquée (Gqokli Hill et la rivière Mhlatuze en 1819) où il utilise sa stratégie.

S'ouvre alors un temps de conquête. SHAKA devient le chef d'une grande partie des tribus nguni du Natal. Il les assimile à sa tribu, et leur fait parter son nom, celui de Zoulou. Pour le faire, il modèle son peuple à l'aide d'un système d'armée de conscription (pour les hommes de 16 à 60 ans, mais avec des conditions variables (suivant les tribus) de retours fréquents à la vie civile pour les travaux agricoles...) constituant le pivot de la société, et bouleverse ainsi les structures traditionnelles. Il supprime l'initiation des jeunes hommes mais conserve la division en classe d'âges pour former des régiments. Il instaure également un système de formation militaire. Il dote les guerriers d'arme de sagaies et de boucliers, leur apprend l'attaque en rangs serrés et les manoeuvres de surprise, les nourrit de viande, et fait du mariage la récompense des services de guerre...

Il opte sur le champ de bataille pour une stratégie d'attaque "en tête de buffe" : les troupes sont divisées en quatre corps, deux ailes forment les cornes de buffe et deux corps centraux placés l'un derrière l'autre forment le "crâne". Opérant en mouvement tournant, l'une des ailes attaque, tandis que l'autre se cache et n'intervient que lorsque le combat est engagé. Il mène une guerre totale et utilise la tactique de la terre brûlées à l'aide de régiments spéciaux, les impi ebumbu (régiments rouges).

L'armée de SHAKA à son apogée compte plus de 100 000 hommes, auxquels il faut ajouter environ 500 000 hommes des tribus voisines. Il oriente l'expansion des Zoulous dans deux grandes directions : vers l'ouest et vers le sud contre les Tembou, Pondo et Xhosa. Ils sèment la terreur chez les Nguni, les Swazi, les Sothos et les Xhosa. En dix ans, SHAKA se taille un empire dans le Natail. Un Empire sanglant dans la mesure où les vieillards vancus sont supprimés, les femmes et les jeunes incorporés. Les jeunes ont la vie sauve à condition de s'enrôler dans les impi, d'abandonner leur nom et leur langue, et de devenir de véritables Zoulous.

En 1820, quatre ans après le débit de sa première campagne, SHAKA et son armée avaient conquis un territoire plus caste que la France. A partir de 1822, SHAKA déploie ses armées à l'est du Drakenskerg. face à lui, de nombreuses collectivités choisissent de fuir, attaquant au passage leurs voisins, ce qui ajoute à la confusion. La carte ethnique de la région est bouleversée dans un mouvement tumultueux de populations, mais celui-ci commence bien avant la prise de pouvoir de SHAKA, avec, entre autres, les combats entre Zwide et Matiwane.

L'un des généraux de SHAKA le quitte pour conquérir l'Afrique australe en appliquant ses méthodes brutales : MOSELEKATSE (ou MZILIKAZI), après sa rupture avec SHAKA en 1821, se dirige vers le sud-ouest avec les Ndébélés, disperse les Sothos sur les bords du Vaal et s'installe entre le Vaal et l'Orange jusqu'en 1836. De leur côté, parmi les vaincus de Zwide, MANOUKOSI (ou SOSHANGANE) soumet les Tonga au Mozambique actuel (1830) et ZWAGENDABA migre trois mille kilomètres vers le nord.

La tyrannie exercée par SHAKA suscite de nombreux rivaux et lui vaut même l'opposition de son propre peuple. Opposition renforcée au fur et à mesure de la multiplication de mesures de deuil - dans la pure tradition zouloue toutefois - à la suite de la mort de sa mère en 1827. Après sa mort, les zoulous continue de s'organiser en un système monarchique, s'appuyant toujours sur la tribu majeure du groupe Nguni, fondé vers 1709 par ZULU kaNtombhela. Mais déjà cet Empire a connu son apogée décline progressivement.

 

Un déclin faute d'une politique de pacification avec de puissants voisins, notamment européens

DINGANE, un de ses deux demi-frères survivants, les deux qui organisèrent son assassinat, fait exécuter toute la famille royale et condamne à mort la plupart des anciens partisans de SHAKA dans le but d'exercer seul le pouvoir. Il est à son tour assassiné en 1840 par d'autres chefs de guerre. C'est l'époque d'une confrontation avec les boers, notamment avec les Voorterkkers mené par Piet RETIEF. Après une tentative de conciliation et la négociation d'un traité de coexistence pacifique, les Voortrekkers sont assassinés au milieu d'un banquet, avec RETIEF. L'armée de DINGANE attaque et massacre ensuite plusieurs groupes de Boers, lesquels finissent par se rassembler autour d'Andries PRETORIUS, un riche fermier venant de Graaf-Reinet et de Sarel CILLIERS. Mi-décembre 1838, après une grande confrontation entre 15 000 Zoulous et 470 boers (accompagnés de leurs 340 métis) repliés derrière leurs chariots rangés en cercle, rappelant de manière saisissante maints combats de colons blancs contre les amérindiens, DINGANE est contraint de s'enfuit au nord. Après la campagne contre DINGANE, les Voortrekkers forment la république boer de la Natalia, au sud de Thukela et à l'ouest de la colonie britannique de port Natal (aujourd'hui Durban). MPANDE, qui a pris le pouvoir zulu et PRETORIUS maintiennent des relations amicales.

Mais en 1842, la guerre éclate entre les Britanniques et les Boers, ce qui se solde par l'annexion de Natalia par les Britanniques. MPANDA fait allégeance avec les Anglais et garde par la suite de bonnes relations avec eux. S'installe ensuite en terre zouloue une guerre de succession entre les deux fils de MPANDA, qui se termine en 1856. La fin du royaume zouloue est alors progressive, faute de ciment intérieur à l'Empire, sans cesses traversé par des luttes de pouvoir. Une guerre anglo-zouloue en 1878-1879, la réduction de cet ancien royaume en État-tampon entre Anglais et Boers, un renversement d'alliance contre les Anglais, puis une révolte puis un exil au début du XXe siècle, achèvent la fin de cet Empire zoulou. Empire qui, en fin de compte sans cesse menacé par des luttes fratricides et reposant sur une "tradition" d'élimination-assimilation des tribus vaincues, est bien dépourvu de tissu administratif - autre que celle qui sert à l'armée, si on peut appeler cela de l'administration... - et finalement de réelle volonté d'établir une permanence du pouvoir, fondé sur une fiscalité et une fidélisation - notamment religieuse (le ritualisme même a été abandonné...) pour pouvoir perdurer. Face aux colonisateurs européens - hollandais et anglais - il n'a pas fait le poids (surtout sur le plan de l'armement et de la disponibilité des guerriers.... ).

   De plus, la manière de se battre des zoulous est reprises très vite par les tribus, qu'elles soient alliées ou, ce qui est plus gênant, rivales. Le sort final de toutes ces tribus, y compris les zoulous, est toujours le passage sous protectorat britannique, dans la deuxième moitié du siècle, pour échapper à la pression des boers installés en position centrale au milieu de Noirs repoussés vers la montagne ou vers le désert. Seuls pourtant, les zoulous devaient, sous leur chef CETTIWAYO, poursuivre jusqu'en 1884 une destinée guerrière. Aucune de ces confédérations guerrières, qui se formèrent également au Soudan par exemple, ne dépasse le stade de l'organisation rudimentaire, ni ne servit de support à des civilisations originales. Aucun de ces États militaires ne put s'enorgueillir de chef-d'oeuvre analogues aux colossales murailles de Zimbabwe, ou aux merveilleuses figures de bronze et d'ivoire du Bénin, étant trop exclusivement... militaires. (Louis BERGERON)

E.A. RITTER, Shaka Zulu : The Rise of the Zulu Empire, Londres, 1978. Tidiane N'DIAYE, l'Empire de Chaka Zoulou, L'Harmattan, 2002.

Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, tempus, 2016. Louis BERGERON, Le monde non européen au XIXe siècle, dans Le monde et son histoire, Robert Laffont, Bouquins, 1972.

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22 novembre 2019 5 22 /11 /novembre /2019 13:06

      Le sociologue américain Robert Ezra PARK est à l'origine de la première École de Chicago, d'après l'historiographie des sociologues qui se réclament de l'École. Journaliste avant d'être engagé par William T. Thomas à l'Université de Chicago, il doit sa formation à la psychologie et la philosophie à l'université Harvard, de 1898 à 1899, où il suit les cours de William JAMES. Il étudie ensuite en Europe quatre ans (Berlin, Strasbourg) avant de présenter un doctorat de psychologie et de philosophie à l'université de Heidelberg en 1903, sous la direction de Wihlelm WINDERLBAND. Parmi ses professeurs figure Georg SIMMEL, auteur d'une théorie sur le conflit.

 

 Une carrière académique qui débouche sur une nouvelle méthode de recherche

   De retour en États-Unis, il enseigne brièvement à l'Université de Harvard, avant d'être recruté à l'Université Tuskegee, université noire fondée par Booker T. WASHINGTON. Il devient son assistant et fait preuve d'un grand engagement contre le racisme. Sa vision de la situation des afro-américains du Sud des États-Unis relève toutefois d'une forme d'assimilationnisme (d'après une notice autobiographique), assimilationnisme auquel s'oppose d'ailleurs à l'époque la plus grande partie de l'establishment.

En 1914, après un passage par Hawaï et Pékin, Robert PARK quitte l'université Tuskegee pour celle de Chicago, d'abord comme assistant, puis comme professeur. Il est alors de ceux qui contribuent à fonder, en sociologie, cette École, qui révolutionne les méthodes de la sociologie en la faisant passer d'une discipline théorique à une discipline empirique.

Deux ans après son arrivée à l'université de Chicago, il publie en 1915 son premier article (La Ville, Propositions de recherche sur le comportement humain en milieu urbain). Ce texte célèbre définit les grandes orientations théoriques et la programmation scientifique de ce qui devient ensuite l'École de l'écologie humaine. "Laboratoire social" par excellence, la ville est pour PARK l'objet d'étude privilégié du sociologue. En continuité avec le travail du journaliste, les enquêtes ethnographiques doivent être multipliées pour saisir l'infinie diversité. Simultanément, l'intelligence de ces principes d'organisation appelle une approche de type écologique, sur le modèle de l'écologie naturelle qui étudie les relations entre les différentes espèces animales et végétales présentes sur un même territoire. L'intention de PARK est en effet de saisir dans toute leur complexité les rapports que les citadins entretiennent avec un milieu à la fois matériel et humain qu'ils ont eux-mêmes façonnés, et qui se transforme en permanence. (Yves GRAFMEYER)

Dans tout son parcours, il ne cesse de penser en journaliste comme sociologue et comme sociologue comme journaliste, avec un parcours sinueux, mêlant recherche scientifique et engagements politiques. Passionné par le développement des villes, il utilise toutes les ressources d'une discipline renouvelée dans ses pratiques pour en comprendre les règles.

      Robert PARK invente une nouvelle méthodologie des sciences sociales. Il conçoit l'apprentissage de la sociologie selon deux étapes :

- découverte du monde extérieur : il faut sortir des bibliothèques pour travailler sur des "données de première main" ;

- analyse de ces dernières données pour diagnostiquer les problèmes et repérer les lignes de force des l'évolution.

 En faisant cela, il relève deux défis : il met fin au conflit qui oppose alors les sociologues universitaires aux praticiens du terrain, tels que travailleurs sociaux, éducateurs... La justification des financeurs des études (bourses, subventions diverses), défendue par la classe dirigeante, est d'éviter les conflits sociaux et de mieux gérer le mouvement d'immigration. Au-delà, Robert PARK rend l'enquête sociale plus scientifique dans sa forme en créant une "écologie urbaine" dont le cadre conceptuel offre une meilleure structure aux enquêtes de terrain.

 

Une théorie spatiale : The city

    Mettant en oeuvre ses préceptes, Robert PARK publie en 1925 la synthèse de ses recherches urbaines menées avec Ernest BURGESS dans The City. Les deux chercheurs considèrent la ville comme un "laboratoire de recherche sur le comportement collectif". Elle est une sorte d'organisme vivant dont les espaces se différencient selon l'intensité des luttes entre les groupes qui y habitent et en fonction de la vigueur de la socialisation des individus déracinés qui s'y établissent.

Soumise à ces forces contradictoires, la ville devient une mosaïque de milieux et de micro-sociétés en perpétuel ajustement. Le sociologue définit ainsi pour Chicago, ville à la croissance très rapide et pôle industriel majeur, différentes zones concentriques à partir du centre, le "Loop", zones individualisées par la position sociale des habitants. Cette population évolue dans le temps au fur et à mesure de l'intégration des immigrants à la société américaine (on passe du "hobohemia" réservé aux marginaux aux zones résidentielles après un passage aux zones médianes propres aux classes moyennes en quelques générations). Cette évolution se traduit par des translations à l'intérieur de l'espace urbanisé et peut donc être cartographiée.

Pour PARK, la ville n'est en effet pas seulement la mosaïque de micromilieux dépeinte par maints urbanistes et ne se réduit par à la somme de ses quartiers. Elle est faite de tensions permanentes entre la mobilité et la fixation, lieu d'habitation sédentaire mais aussi endroit de circulation intense, entre le cosmopolitisme et l'enracinement local, entre la centralité et la vie de quartier. A la manière des espèces animales et végétales en situation de concurrence sur un même territoire, les espaces urbains et les communautés humaines qui les occupent se redéfinissent continuellement, selon des processus analogues à ceux identifiés par l'écologie naturelle (invasion, succession, symbiose...). Seule une observation ethnographique des conduites et des mentalités permet de comprendre pleinement le sens de ces changements. Par exemple, les itinéraires résidentiels des immigrants sont la traduction spatiale du "cycle des relations raciales" qui, selon PARK, conduit progressivement les nouveaux venus à l'assimilation. Tout en suscitant de nouvelles identités et de nouvelles appartenances, la grande ville tend à placer les relations sociales sous le signe de la mobilité, de la réserve et de la distance. Aussi le sociologue américain accorde-t-il une attention particulière aux figures de l'étranger, de l'immigrant, de l'"homme marginal" (titre d'un article de 1923), qui lui servent d'analyseurs privilégiés pour une anthropologie du citadin. (Yves GRAFMEYER)

  Les hypothèses formulées par PARK et son collègue E.W. BURGESS (1925, réédition 1967) permettent de comprendre notamment les regroupements ethniques et leurs évolutions spatio-temporelles si caractéristique de beaucoup de villes américaines : quartiers de premier établissement près des points d'entrée, quartiers de second établissement pour ceux qui ont réussi au plan économique, puis installation progressive dans des espaces de dispersion et de mélange social, où les derniers venus entrent en conflit avec des populations déjà installées qui, si elles voient échouer leurs réactions de rejet, finiront par abandonner les lieux.. Ce processus d'installation, déplacement, expulsion, ne joue pas seulement pour les groupes ethniques ; ils se manifestent aussi pour traduire les trajectoires professionnelles ou encore les phénomènes générationnels. Ainsi, les aires urbaines sont-elles chacune caractérisées par la dominance d'un type particulier de population, qui est conduit par sa capacité économique à se localiser dans un quartier plus ou moins valorisé ; cette dominance fluctue dans le temps car, par le jeu des compétitions, on assiste à un processus de succession, accéléré par le taux élevé de mobilité sociale que connaît un milieu urbain vivant. Le dynamisme de la ville suppose ainsi de perpétuelles substitutions d'usages et d'usagers, de sorte que les équilibres sont toujours provisoires et instables. Cette hétérogénéité entre les quartiers et le mode de regroupements nouveaux qui y sont possibles autorisent une grande liberté pour les individus, toujours prêts à changer de localisation, à se regrouper selon des spécificités nouvelles et à multiplier les lieux de rencontres où manifester une identité de besoins, de tendances, de qualités ou de vices. Cette liberté est à l'origine de nombreuses situations de délinquance et de marginalité ; par ailleurs, de la désorganisation qu'elle suppose, peut naître de nouvelles formes d'organisation, supposées pallier la carence ou l'inefficacité des formes traditionnelles. A côté de ces divers aspects, PARK insiste encore sur le rôle de la communication comme forme d'interaction susceptible de garantir la vie des groupes dans l'anonymat urbain : dans cette perspective, il souligne l'importance des communautés locales, et montre le rôle qu'y jouent les organisations politiques et les Églises, tandis que la famille lui paraît subir d'importantes transformations, qui tendent à en modifier la signification. (Jean RÉMY et Liliane VOYE)

 

Un modèle de ville appelé à beaucoup de complément d'enquêtes

     Le modèle de Chicago, repris par BURGESS (The growth of city, 1925), HOYT (The structure of growth of Residential Neighbourhood in American Cities) et ULLMAN (avec C.S. HARRIS, The nature of Cities, 1945) se vérifie pour les États-Unis, mais parait plus inadapté aux situations européennes où la ségragation est moins concentrique que symétrique (à l'image de l'est et l'ouest de Paris et de sa banlieue).

Par ailleurs, si les auteurs de l'École de Chicago, PARK en tête, ont bien perçu divers processus liés aux modes d'appartenance spatiale et s'ils mettent clairement en évidence le rôle de l'espace dans les modalités de composition sociale, leur interprétation s'arrête là et ne les amène pas à s'interroger sur les présupposés d'une telle situation. Leur démarche qui s'insère dans une perspective libérale, leur fait accepter le concept de "naturel" comme un concept de légitimation, alors que, dans la mesure où il clôt la démarche analytique, il s'avère jouer, et cela se vérifie pour les continuateurs de PARK, comme un concept de voilement. C'est d'ailleurs souvent qu'il a été interprété en France. Mais il est possible, selon des auteurs comme Jean RÉMY et Liliane VOYE (professeurs à l'université catholique de Louvain) de conserver tout l'acquis analytique de l'École de Chicago pour l'intégrer dans un modèle interprétatif plus complexe et plus global. Tout son intérêt apparaît alors et s'amplifie encore lorsqu'on reconnaît qu'on lui doit la mise au point d'importantes modalités d'observation participante et d'études biographiques, composant l'analyse quantitative et qualitative.

 

 

 

Sous la direction d'Yves GRAFMEYER et Isaac JOSEPH, L'école de Chicago - naissance de l'écologie urbaine, Aubier, 1990 (réédition de l'ouvrage paru auparavant aux éditions du Camp urbain, CRU, 1979). Cet ouvrage comporte une traduction partielle de The City. Commentaires de Edwy PLENEL et de Geraldine MUHLMAN, Le journaliste et le sociologue, Seuil, 2008. Cet ouvrage comporte une traduction de certains articles de Robert PARK. Suzie GUTH, De strasbourg à Chicago : Robert E. Park et l'assimilation des noirs americains, dans Revue des sciences sociales, n°40, 2008.

Yves GRAFMEYER, Robert Ezra PARK, dans Encyclopedia Universalis, 2014. Jean RÉMY et Liliane VOYE, Sociologie urbaine, dans Sociologie contemporaine, Sous la direction de Jean-Pierre DURAND et Robert WEIL, Vigot, 2002.

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22 novembre 2019 5 22 /11 /novembre /2019 07:26

     Le dirigeant religieux chrétien anabaptiste frison (Pays-Bas) Menno SIMONS, d'abord prêcheur "évangéliste" après avoir été ordonné prêtre à Utrecht, est à l'origine, selon ses adeptes, du mouvement mennonite.

 

Du ministère catholique au ministère anabaptiste

    Influencé par les idées sacramentaires des premiers réformateurs hollandais et par sa lecture du Nouveau Testament aux alentours de 1526, il émet des doute sur la présence réelle du Christ dans l'Eucharistie. Rappelons que, longtemps, l'Église catholique enseigna que le corps et le sang de Jésus-Christ sont réellement présents lors de l'Eucharistie pendant la messe.

Entre 1526 et 1531, il se considère comme un prêcheur "évangélique" même s'il ne quitte pas l'Église catholique. Nommé curé à Witmarsum en 1531, il est en contact avec des disciples de Melchior HOFFMAN (les melchiorites) qui comment à appliquer le baptême de l'adulte. Même s'il ne les rejoint pas, on peut voir dans un de ses premiers écrits (La Résurrection spirituelle, 1534) que sa pensée se rapproche de celle des melchiorites.

En avril 1535, plusieurs centaines d'anabaptistes, inspirés par des messages venus de la ville de Münster, prennent le monastère d'Oldeklooster, en Frise. Après un court siège, la plupart des moines sont tués ou faits prisonniers. Et Menno SIMONS se sent responsable du désastre. Il écrit alors un pamphlet contre les dirigeants münstérites (Le Blasphème de Jan von Leyden). Même si son pacifisme a des limites (l'autodéfense est parfois nécessaire), il s'oppose au projet des leaders de Münster d'établir le royaume de Dieu sur terre par le glaive. Ce pamphlet n'est pas publié, car Münster tombe deux moins plus tard.

    En janvier 1536, Menno SIMONS quitte l'Église catholique, à la suite de ses doutes concernant les sacrements et pour diriger les fidèles anabaptiste dans une voie non-violente par rapport à leurs persécuteurs. C'est probablement au cours de cette période qu'il est rebaptisé. Par la suite, il se marie et a des enfants. Un an plus tard, il est ordonné ancien par le dirigeant melchiorite Obbe PHILIPS. A partie de ce moment, il est traqué.

En 1540, il publie Fondation de la doctrine chrétienne, livre de théologie sur les croyances et pratiques anabaptistes, vite traduit en d'autres langues. Cette publication et d'autres de Mennno SIMONS servent alors de fondations à l'anabaptisme et au mennonitisme. Les réformes radicales qui s'en inspirent sont à l'origine du développement du mouvement évangélique. Il vit un temps à Cologne, puis durant les treize dernières années de sa vie, dans le Schleswig-Holstein.

  Ses écrits sur la nonrésistance, la liberté de conscience, la discipline, la peine capitale, l'éducation et le bon usage des richesses font encore autorité dans la mouvance mennonite.

 

Donald B. KRAYBILL, Concise Encyclopedia of Amish, Brethen, Hutterites, and Mennonites; USA, JHU Press, 2010. The Complete Writings of Menno Simons, tranlated by Leonard Verduin and editited by John C. Wenger, with a biography by Harold S. Bender, Scottdale, PA, 1956. H.S BENDER and J. HORSCH, Menno Simons' Life and Writings, Scottdalen PA, Mennonite Publishing House, 1936.  Menno Simons.net

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18 novembre 2019 1 18 /11 /novembre /2019 09:45

    Les Amish (Amisch en Allemand de Pennsylvanie), communauté religieuse anabaptiste fondée en 1693 en suisse par Jokob AMMAN, sont connus pour mener une vie simple et austère, se tenant à l'écart du progrès et des influences du monde extérieur. Ils ont donc gardé une grande partie des valeurs du XVIIe siècle, et se caractérisent par une forte cohésion sauvegardée par un système d'autorité, qui est d'ailleurs contesté en son sein.

 

Une histoire marquée par la répression et l'émigration

Ils trouvent leurs racines dans les communautés anabaptistes pacifiques installés en Suisse, particulièrement dans le territoire relativement vaste à l'époque du canton de Berne. Comme ils refusent, de la même manière que d'autres communautés anabaptistes, le baptême des enfants, ils ont longtemps été en butte aux diverses autorités religieuses. Interdit par l'Édit de Spire du 4 janvier 1528, l'anabaptisme se maintient cependant dans les régions rurales où ils entretiennent des relations de bon voisinage. Ils sont même renforcés par les abus du patriarcat bernois qui provoquent un exode de certains paysans mécontents de l'Église réformée officielle vers ces groupes dissidents qui tentent de pratiquer les valeurs évangéliques.

La férocité de la répression menée par les autorités bernoises obligent divers groupes à émigrer vers Montbéliard et l'Alsace. Avant la grande émigration vers le Nouveau Monde ou les Pays-Bas à partir de la moitié du XVIIe siècle, mouvement accéléré par la répression française de Louis XIV (édit d'expulsion des anabaptistes d'Alsace de 1712), notamment grâce à l'accueil des communautés mennonites et quaker. Par la convention de foi de 1632, commune à tous les anabaptistes, des communautés amish, américaines surtout, restent soudées entre elles, même si la plupart de ces communautés n'ont finalement pas conservé leur identité Amish.

On peut écrire que l'autoritarisme manifesté par certaines responsables des communautés est la cause de nombreuses divisions non seulement entre communautés mais également à l'intérieur de celles-ci, nonobstant l'image qu'on peut en posséder de l'extérieur. Le pacifisme affiché, qui pousse véritablement les membres à refuser toute implication dans les conflits armés de leur entourage, et à pratiquer une non-violence quotidienne, fait contraste avec une certaine violence interne (basée sur l'obéissance aux aînés gardiens souvent tatillons), héritage précisément d'une société où les différends religieux se règlent de manière tranchée, rivée sur des interprétations des Évangiles.

Une premier schisme amish se déclenche à partir de 1693. Le pasteur anabaptiste Jakob AMMAN (1645-1730), provoque un débat avec l'ensemble des communautés. Il estime constater un relâchement doctrinal dans les communautés suisses, lesquelles, sous la persécution, doivent souvent leur survie au bon voisinage et aux respect de leurs voisins, alors que les Alsaciens bénéficient alors d'une tolérance totale. Il relève six points d'opposition, dont 3 concernent la discipline, estimant que la sanction d'ostracisme n'est pas suffisamment appliquée. Sur 69 pasteurs, 27 sont en sa faveur, dont 20 en provenance d'Alsace et 5 du Palatinat. La grande majorité des anabaptistes alsaciens deviennent donc amish. Vers 1700, Jakob AMMAN et plusieurs de ses partisans regrettent la division et proposent de s'excommunier eux-mêmes temporairement jusqu'à de que l'unité soit retrouvée, mais, ayant été trop vigoureux dans les débats, leur proposition est reçue avec méfiance. La notion d'exclusion totale mise en avant par les Amish est ce qui va donner à leur communauté la capacité de résister à toute intégration et à toute influence, particulièrement lorsqu'elle est regroupée dans une région isolée. En même temps, il renforce un isolement qui empêche la communauté de réellement s'étendre.

La division majeure qui a entrainé la perte de l'identité de nombreuses congrégations amish s'est produite au troisième quart du XIXe siècle. La formation de factions s'est passée à différents moments à différents endroits et son histoire n'est connue que de manière fragmentaire. En fait, le processus de fractionnement est plutôt un "tri". Les Amish sont libres de rejoindre une autre congrégation amish à un autre endroit qui leur convient mieux. Toutefois, dans les années qui ont suivi 1850, les tensions augmentent au sein des congrégations amish et autres différentes congrégations. Entre 1862 et 1878, des conférences ministérielles ont lieu chaque années à différents endroits, concernant la façon  dont les Amish doivent faire face aux tensions causées par les pressions de la société moderne. Les réunions elles-mêmes sont une idée progressiste : auparavant chaque congrégation obéissait à un responsable sans grande discussion ; pour les évêques l'idée même de se réunir pour discuter de l'uniformité est une notion sans précédent dans l'église amish, et d'ailleurs au cours des premières réunions, les évêques les plus traditionalistes décident de boycotter les conférences. Les membres les plus progressistes, comprenant environ les deux tiers des évêques sont appelés plus tard Amish Mennonites; et finalement unis avec l'Église mennonite, et d'autres dénominations mennonites, principalement au début du XXe siècle.

La situation s'est ensuite stabilisée, les groupes les plus traditionnels s'appellent Amish du Vieil Ordre. Les congrégations qui ne prennent pas parti dans la division après 1862 forment la Conférence conservatrice amish mennonite en 1910, pour finalement laisser tomber le mot "Amish" en 1957.

Parce qu'il n'y a pas à ce moment de division en Europe, les congrégations amish qui y sont restées prennent le même chemin que les Amish Mennonite en Amérique du Nord et fusionnent progressivement avec les Mennonites. La dernière congrégation amish d'Allemagne à fusionner ainsi est la congrégation d'Ixheim Amish, avec l'église mennonite en 1937. Certaines congrégations mennonites, dont la plupart en Alsace, descendent directement d'anciennes congrégations amish.

 

Une attitude traditionaliste et pacifiste persistante au XXe siècle

    En 1955, les Amish rejettent le système de protection sociale que l'État fédéral souhaite étendre aux agriculteurs, la communauté estimant pouvoir subvenir seule à ses besoins (ce qui est amplement confirmé!). En 1965, les plus de 65 ans sont exemptés par le Congrès de souscrire au régime d'assurance santé. A la fin des années 1960, ils font néanmoins une concession sanitaires en acceptant la décision des autorité de réfrigérer les cuves à lait avec des moteurs diesel (et non avec l'électricité publique, qu'ils refusent). Pendant la guerre du Viet-Nam, en 1966, le National Amish Steering Commitee défend les Amish qui refusent d'aller combattre avec la conscription, au non leur idéologie de non-violence.

Dans l'ensemble, les communautés sont fortement regroupées sous l'autorité de leur "Conseil des Anciens", avec un forte discipline, appuyée toujours sur l'arme suprême de l'excommunication et de l'exclusion sociale. Ces communautés rejettent tout ce qui peut les couper des Évangiles ou à se diviser, en particulier par l'orgueil ou la jalousie, ce qui se concrétise à la fois dans leurs habitudes vestimentaires et leur emploi du temps (travaux agricoles particulièrement intenses, entraide de réparation ou de construction...). Le plus souvent, le "Conseil des Anciens" refuse toute innovation technique ou sociale et d'entrer peu ou prou dans la société de consommation, quoique les situations diffèrent parfois d'une communauté à l'autre, notamment en ce qui concerne la liberté pour les adolescents de voisiner (dans la journée ou en soirée) avec des non-amish. Quels que soient les libertés admises (concédées surtout, souvent à contre coeur), les choix de vie sont toutefois très limités, vus les conditions draconiennes de présence sur le "territoire" de la communauté. On observe que 10% des jeunes toutefois quittent la communauté à l'issue d'une sorte de "rite de passage" consistant en une fréquentation limitée dans le temps et l'espace avec des jeunes "extérieurs"...

La fréquentation des "anglais", comme ils les appellent, produit des effets variés suivant les régions. Mais comme ceux-ci, de manière générale, ne montrent guère d'empressement à les fréquenter ni d'ailleurs à leur imposer les obligations formelles (notamment scolaire ou militaire) de l'ensemble de la société et qu'ils ne font eux-même guère de prosélytisme (à l'inverse des Quakers par exemple), les quelques 300 000 membres répartis dans 31 États des États-Unis ainsi que dans 4 provinces canadiennes, restent dans une société relativement stable. Dont les membres croissent de manière régulière depuis les années 1900, doublant tous les vingt ans, grâce à une forte natalité et un taux de rétention très élevé des jeunes élevés dans les communautés.

      La visibilité des Amish à l'ensemble des sociétés environnantes est assez faible, et réduite aux plus proches voisins, si l'on excepte une certaine popularisation (cinéma - dont le film Witness de 1985, reportages télévisés), et cela satisfait pleinement les "Conseils des Anciens". Parfois, un livre d'un ou d'une ancienne Amish reçoit un certain écho, comme celui de Saloma Miller Furlong (Pourquoi j'ai quitté les Amish, 2013, à notre connaissance non traduit en Français) qui veut dénoncer l'oppression intérieure qui selon elle régit les relations entre membres des communautés, tout en indiquant la très forte solidarité et la chaleur humaine qui les unissent.

 

Temporalités en conflit

    Sans doute est-ce dans le contraste de la perception du temps que se situe le plus grand décalage entre les communautés - rurales et agricoles - amish et la société globale américaine. Notamment dans le Vieil Ordre qui représente aujourd'hui quelques cent cinquante mille personnes appartenant à près de mille congrégations, qui forment autant d'Églises invisibles qui perpétuent la tradition d'un service religieux rotatif tenu non dans un temple mais au domicile des fidèles. C'est ce qu'étudie Fabienne RANDAXHE, de l'Université de Saint-Étienne/GRSL-CNRS/EPHE, qui condense ses observations dans un texte de 2002.

S'ils se regroupent en districts, somme toute comme bien des agriculteurs américains, les adeptes ne vivent pas dans des espaces réservés mais sont immergés au sein de la société où le communautarisme constitue le mode d'organisation commun. Ils n'en sont pas moins habités par un idéal religieux de vie agricole et de séparation du monde : "vocation, écrit-elle, qui vaut à la communauté d'être volontiers décrite comme un ordre archaïque, figé dans le temps. Mais il serait naïf de s'en tenir à cette imagerie populaire succombant à l'éternité présumée des systèmes traditionnels.

"Loin de se cantonner, explique la chercheuse en sciences sociales, à un strict refus de la modernité au nom de coutumes intangibles, l'Old Order de Pennsylvanie connaît une dynamique intense au sein de sa tradition." La question de l'acceptation du progrès technique - question qui provoque en 1910 et 1966 les schismes entre Peachy Amish et New Oder Amish d'une part et Vieil Ordre d'autre part - travaille constamment ces communautés. 'Le défi industriel et urbain, le progrès technique et les contacts croissants avec l'extérieur l'y contraignent. La rencontre avec la société moderne met en regard des expériences temporelles différentes et conflictuelles. Elle conduit les adeptes en quête de limites avec le monde à concevoir un système de temps duel qui articule un slow time et un fast time, symbolisant respectivement la tradition par la lenteur et la modernité par la vitesse. Ces deux rapports au temps - symétriques - s'intègrent à celui que la tradition exprime par ses activités, groupes et liens sociaux significatifs, mais aussi à travers l'expérience et la relation à l'espace."

"Clé de voûte de l'ordre communautaire traditionnel que représente l'Old Order, l'Ordnung incarne intrinsèquement une dualité temporelle. Prise entre les coutumes anciennes et les comportements progressistes, cette règle mélange le temps présent et celui de la fondation dans une réinterprétation de la praxis. L'Ordnung s'affirme comme le garant des arts de faire ancestraux et d'un être amish authentique, fidèle descendant des premiers anabaptistes. Englobante, la discipline définit aussi bien les manières de s'habiller, de travailler, de construire sa maison, de se transporter, d'éduquer les enfants que de se divertir. Elle fait loi : les usages établis ne pas préférentiels mais ont valeur de prescription ou d'interdit formels. Elle entend ainsi assurer les particularités d'un mode de vie contre-culturel, en marge du monde et de ses errements. Transmise de génération en génération, elle met en scène la tradition. Orthodoxie appliquée qui se rêve immuable, l'Ordnung n'en admet pas moins le changement. Nombre de ses principes renvoient à un passé proche, contemporain de beaucoup d'adultes. Le XXe siècle fut riche de transformations tant à l'intérieur des maisons qu'à la ferme et dans l'artisanat amish, et des aménagements redéfinissent les savoir-faire et les conduites quotidiennes, qui intègrent les pratiques anciennes de l'Ordnung et acquièrent le statut de ce qui est traditionnel. La règle représente en ce sens un structure d'invariance qui travestit le changement. En garantissant que les formes renégociées des comportements de l'être amish regagnent l'éternité de la tradition, elle se prétend un déni du temps qui passe. Représentation mythique de la communauté, elle est la mémoire cachée de l'évolution du Vieil Ordre." Les emprunts à la modernité s'opèrent suivant une sélection qui préserve un mode de vie local (la traction à cheval, les entreprises de petite taille, les relations entre adeptes, la solidarité communautaire, l'indépendance, la surveillance mutuelle, les principes enracinés dans la règle, la pratique d'une non-violence entre les personnes également). L'adoption des innovations techniques se fait au compte-gouttes, l'électricité et le téléphone est reléguée à l'usage individuel (lampes de poche mais non installations électriques générales) ou aux frontières de la communauté (téléphones communautaires installés en bordure de ferme) et prévient l'individualisme, les interactions et les influences extérieures, l'accès sans borne aux biens matériels, les frivolités ostentatoires, rappelle le devoir d'humilité et de modestie et d'obéissance aux règles. La mémoire anabaptiste est régulièrement mobilisée dans des cérémonies simples, où sont invoqués, dans une langue vernaculaire anglo-germanique, les textes majeurs que constituent la bible en haut allemand, les rares disciplines des premiers leaders, la Confession de Dordrecht de 1632 et les deux ouvrages retraçant l'époque européenne des adeptes (le Martyr Mirror et l'Ausbund)...

Temps religieux et temps quotidien sont inséparables dans pratiquement toutes les activités, suivant un rythme saisonnier rappelé d'ailleurs par des calendriers, où voisinent astronomie, conseils agricoles et extraits des textes fondateurs diffusé simultanément et périodiquement dans toutes les communautés. Même l'esprit de rébellion - qui se manifeste dans un temps très courts de manière ouverte et ostentatoire - propre aux adolescents est encadré, organisé dans l'ensemble des rencontres entre sexes et parentés. "Le système-temps du Vieil Ordre est ainsi fondé sur l'articulation de différents paramètres. Les rapports entre les domaines respectifs des activités, des groupes sociaux, des cycles religieux et des événements historique construisent un ordre temporel d'ensemble, source de cohésion et de sens pour la vie de la communauté. (...) L'observation participante (de plus) révèle que le rapport au temps est du domaine de l'expérience, expériences des activités et des savoir-faire significatifs, de l'appartenance socio-professionnelle, du sentiment religieux, de l'histoire de la communauté à travers une mémoire collective."

C'est l'éloge du temps lente mis en pratique quotidiennement qui fait la force du collectif, le marque face au monde extérieure et fonde sa personnalité. Il s'agit d'une véritable mise en musique de l'opposition slow time versus fast time articulant l'opposition entre intérieur et extérieur. Il s'agit non seulement de valoriser pour le bien-être collectif le mode de vie traditionnel mais également de montrer divers méfaits engendrés par le monde moderne extérieur. Il y a là un effet miroir entre adeptes et "anglais", qui renforce l'emprise communautaire. Cette manière de comprendre le monde extérieur est pour les Amish une façon de reconnaître dans le Vieil Ordre un conservatoire des origines et de l'innocence des choses et des hommes. "Une telle représentation, associée à celle des adeptes comme descendants des pèlerins fondateurs  (représentation elle-même reconnue par les "anglais") des premières colonies américaines, témoigne de la volonté de faire du Vieil Ordre un lieu (réconfortant) de mémoire. Cette ambition traduit aussi la recherche d'une certaine épaisseur historique par un pays qui peut juger en manquer. La rencontre entre la tradition de l'Old Order et le monde moderne figure aussi une dialectique où l'un et l'autre univers participent mutuellement à la construction de leurs rapports au temps réciproques, où mythe et histoire se croisent sans s'exclure."

 

Steven NOLT, Histoire des amish, Excelsis, Charols, 2010. Marie-Thérèse LASSABE-BERNARD : étude historique et sociologique, Honoré Champion, 2000. Paul-Emmanuel BIRON, Les Amish. Pacifiques et radicaux, Olivétan, Lyon, 2015.

Fabienne RANDAXHE, Temporalités en regard. Le Vieil Ordre amish entre slow time et fast time, dans Annales, Histoire, Sciences Sociales, n°2, 2002. www.persee.fr

RELIGIUS

 

Complété le 22 novembre 2019

 

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13 novembre 2019 3 13 /11 /novembre /2019 17:02

   La question peut sembler banale, tant les histoires sur la Seconde Guerre Mondiale structurent en partie la conscience nationale des Européens, et que les moyens de la raconter ne cessent de se multiplier (documentaires sur Internet notamment). Pourtant, et parce qu'elle est importante sur le plan du vécu de l'Histoire et même du quotidien (au moment où un des motifs de l'Union Européenne est précisément de ne plus revivre ces événements-là), elle mérite qu'on s'y arrête.

D'abord par la tendance à schématiser de nombreux films, surtout les films de fiction américains qui peuvent tourner au western moderne, entre bons et mauvais peuples et pays, les mauvais étant bien entendu les vaincus, Allemands, souvent Italiens et Japonais surtout, et les bons démocrates libérateurs, les Américains, non seulement sur le plan militaire bien entendu, mais aussi sur le plan moral. Il faut dire qu'à la décharge des historiens qui écrivirent très tôt sur l'histoire de la SGM, le régime nazi, avec la brutalité de ses armées et la férocité (exterminations en série) de sa politique, se prête très bien dans le rôle du méchant et qu'on aurait du mal à lui trouver pire dans l'Histoire. Le caractère totalitaire du régime, à l'instar d'ailleurs de celui du Japon, s'oppose parfaitement au caractère démocratique des vainqueurs. Il est donc facile de se prêter à la caricature (souvent moqueuse) et nombre de réalisateurs ne s'en privèrent pas...

Ensuite, il s'agit là d'oeuvres visuelles, faisant appel à l'émotion, avec une certaine dramaturgie, présente également dans les documentaires, qui ne peuvent donner qu'une vision partielle des événements (vu également les images disponibles, côté documentaire), et empêchent donc (sauf pour la vision en video où l'arrêt sur image et le retour en arrière sont possibles) une réflexion de s'organiser de façon posée. Aussi, dans ce qui va suivre, nous exposerons des oeuvres visuelles ET écrites. Certains ouvrages peuvent ainsi apporter un éclairage approfondit sur des situations et des événements là où l'image et le son courent et courent souvent très vite. Si l'on veut comprendre, il est impossible de ne pas exposer en contre-point ou en appui ces écrits aux oeuvres audiovisuelles.

Bien entendu, la majorité des spectateurs vont voir des films pour le spectacle et la distraction. D'une part, les scénarios de ces oeuvres sont assez faciles à construire, le partage entre bons et méchants s'apparentant alors au traitement des westerns des années quarante et cinquante aux États-Unis. Par ailleurs, les images de guerre attirent des spectateurs qui canalisent là leurs dynamismes agressifs personnels. Enfin, les films de comédie ou même de drame offrent une occasion de se moquer des nazis en les présentant comme des brutes assez épaisses (ce qu'ils étaient pour la plupart d'ailleurs) appartenant à des classes sociales... déclassées ou des êtres dépourvus d'intelligence moyenne, l'image négative d'un militarisme simpliste complétant le tableau...  Cette majorité de spectateurs-là ne cherchent aucunement à comprendre la seconde guerre mondiale, et nous n'évoquerons pas d'ailleurs ce genre de films, qui vont de La grande vadrouille (film favori de deux membres de notre équipe!) au Douze salopards, sauf à la marge, en contre point, pour signaler les films qui déforment singulièrement la réalité historique ou qui s'en inspirent en la détournant... (jusqu'à l'uchronie, comme l'estimé film d'ALDOMOVAR)...

Il existe cependant un autre écueil qui peut obérer la connaissance de l'avant, pendant et après guerre mondiale. Il s'agit des films de propagande, et parmi les plus efficaces, les films anglo-saxons, soit à travers des fictions d'espionnage (à la Hitchcock par exemple) ou des fictions de guerre à proprement parler. Une des manières de l'éviter est sans doute de bien porter attention à la date de production et de sortie des films. Une fois accrochée cette attention, et rendue visible le manque de distance par rapport à l'événement, la vision de ces films et documentaires (tels ceux de Franck CAPRA par exemple, des Pourquoi nous combattons?) peut être instructive par la manière même où les belligérants peuvent voir la guerre.

Il est donc, comme écrit auparavant, indispensable d'avoir des guides pour s'y retrouver : et rien de mieux que des livres qui couvrent toute la guerre mondiale, et s'il fallait en proposer deux, je miserais sur deux ouvrages très dissemblables d'ailleurs, La Seconde Guerre Mondiale de Raymond CARTIER en deux volumes, paru en 1966 aux éditions Larousse, avec possibilité de suivre l'avant et l'après (avec ses autres livres du même type, écrit de style journalistique et doté d'une iconographie abondante, photographies significatives) et La Seconde Guerre Mondiale d'Antony BEEVOR, paru aux éditions Calmann-lévy en 2012, qui concentre maintes connaissances sur beaucoup d'aspects.

 

Quel angle d'attaque pour comprendre la seconde guerre mondiale à travers films et documentaires?

    S'agissant d'une guerre mondiale, la tendance est à la montrer en tant que... guerre. C'est-à-dire, dans une logique toute militaire, un enchaînements de batailles, de manoeuvres, de replis, d'avancées, de conquêtes et de pertes de territoire et en termes d'évolution technique des armements (infériorité et supériorité), de mobilisation des troupes, de poussées ou de pertes de moral, de capacités tactiques et stratégiques... en prenant comme point d'appui de compréhension les avancées ou les reculs sur des cartes d'état-major. Ce que font les séries documentaires sur les "grandes batailles" et les films centrés sur ou autour d'une bataille. Or, et pas seulement pour la seconde guerre mondiale, une guerre n'est pas réductible ni en espace ni en temps aux combattants.

Les populations "civiles" jouent toujours un grand rôle, ne serait-ce que c'est sur elle que sont prélevés les contingents militaires et les finances : leur moral compte et est d'ailleurs un des enjeux majeurs d'une guerre psychologique et idéologique aussi importante que la guerre matérielle sur les champs de bataille. Nombre de films sont consacrés aux résistances et collaboration des populations, des élites, des administrations comme des différentes classes sociales...

Les "buts de guerre" des belligérants, les systèmes d'alliances nouées et dénouées, les comportements des armées dans les territoires traversés (et souvent dévastés...), tout cela fait partie d'un ensemble indispensable pour comprendre une guerre. S'agissant de la seconde guerre mondiale, la nature du régime nazi n'est quasiment jamais oubliée, parfois d'ailleurs sur un registre plutôt caricatural qui n'aide pas à comprendre celle-ci... Heureusement, comme contrebalançant le registre moqueur de nombreux films, des documentaires sont uniquement consacrés au régime nazi, aux comportements de la société allemande durant la guerre.

L'avant et après la guerre, ne serait-ce que parce que la guerre n'est jamais tout-à fait terminée - avant la prochaine - pour tout le monde, constitue des éléments également indispensables. C'est d'ailleurs ce que font les grandes séries télévisées : les préludes à la guerre bénéficient d'une grande partie du métrage, de même que l'après-guerre. Un des grands mérites des documentaristes d'ailleurs est de tenir compte au plus près des derniers acquis de l'historiographie : la deuxième guerre est vue comme conséquence de la première. De même, les composantes économiques et sociales de la seconde guerre mondiale ne sont pas oubliées dans la plupart des documentaires, qui ne se centrent pas uniquement sur les batailles.

  Compte tenu de cela, nous avons conçu un découpage qui laisse la place au fait guerre dans toute son ampleur et toutes ses dimensions et qui éclaire nombre d'aspects psychologiques, politiques, idéologiques, économiques et sociaux de la seconde guerre mondiale :

- Tout d'abord... les batailles et leur enchainement. La logique des opérations militaires, ce va et vient entre la guerre dans le Pacifique et en Europe, ce va et vient également entre le flux et le reflux du Reich en Europe et du Japon en Extrême Orient, en regardant bien l'histoire telle qu'elle est : la chronologie des événements n'est pas du tout la même en Asie (où on peut considérer qu'elle commence beaucoup plus tôt) qu'en Europe et les enchainements historiques à l'Est et à l'Ouest. La vision de forces de l'Axe contre les forces alliées est bien plus complexe qu'un affrontement binaire (par exemple dictatures contre démocraties...)... Dans les batailles se concentrent stratégie et tactique des protagonistes mais également rapports technologiques des armements, positionnements géopolitiques, buts de guerre, et également logiques des changements qui peuvent intervenir au sein même des batailles, prises au sens d'ensemble d'opérations militaires plus ou moins étendues au sens tant géographique que temporel... Ce qu'on appelle la bataille de désert, la guerre du Pacifique, la bataille d'Angleterre, l'invasion de la France, pour ne prendre que ces exemples-là, se composent d'événements militaires parfois complexes, sans compter que les théâtre d'opérations peuvent interagir parfois à plusieurs... Films et fiction et documentaires possèdent leur propre dimension, sans compter les séries télévisées : un film peut se concentrer sur un lieu bien plus précis, un documentaire s'avérer plus ample et une série couvrir toute une zone (l'Ouest, le Pacifique, l'Est...), les uns mettant en relief l'aspect décisif ou manqué d'une bataille précise et les autres l'enchainement, dont le découpage peut varier presque à l'infini, au profit souvent du vécu des combattants. L'exemple magistral de Le jour le plus long montre bien que saisir les réalités d'une bataille, même dans un espace et un temps réduit, demande l'inclusion de beaucoup d'éléments, quitte à les simplifier pratiquement tous... Certaines batailles feront l'objet d'éclairages particuliers.

- Les multiples activités d'espionnage ;

- Les différentes collaborations et résistances ;

- Les exterminations des Juifs (mais pas seulement) en Europe, dans les camps d'extermination et dans les territoires envahis et occupés ;

- Les prisonniers de guerre ;

- L'avènement de l'ère atomique ;

- L'acheminement vers la guerre froide ;

- Les guerriers et les soldats engagés sur les divers fronts ;

- Les Procès des criminels de guerre ;

- Les "figures" de la seconde guerre mondiale, que ce soit les dirigeants ou les chefs de guerre ;

- Une réflexion sur comment filmer la seconde guerre mondiale ;

- Les progrès technologiques en armement....

   Comme nous aborder un thème à la fois, nous ferons la présentation et le commentaire d'une série ou d'un documentaire que de manière longitudinale, c'est-à-dire en ne prenant que les éléments de cette série et de ce documentaire qui intéresse ce thème. Ainsi pour une série telle Frères d'armes (de HANKS/SPIELBERG), lorsque nous abordons la bataille de Normandie, nous ne attardons que sur les parties qui concernent cette bataille. Pour les films, c'est relativement plus simple, se concentrant pour leur très grande majorité sur un seul aspect de la seconde guerre mondiale...

 

De même, les références (réalisation, production année de sortie...) des séries et des documentaires ne sont indiquées qu'une fois, dans le corps du texte, quitte dans la dernière partie à répéter une seule seconde fois, celles-ci, toutes oeuvres confondues, en une analyse de l'ensemble de la filmographie.

Bien entendu, comme il existe de nombreux thèmes et que nous ne passons pas tout notre temps sur le blog, cela peut prendre un certain temps avant d'arriver au bout... un peu à l'image de la très longue série de Marc FERRO, à la télévision française, Histoire parallèle, avec un décalage de 50 ans, prolongée après la seconde guerre mondiale, alternant actualités dans les deux camps et commentaires d'invités.

Et bien entendu, il ne s'agit pas d'une filmographie exhaustive, puisque d'une part nous écartons les oeuvres de divertissement ou d'espionnage romancé, et que d'autre part, cela va sans dire, cette filmographie s'enrichit encore au fil des ans, témoin le récent Un village en France, feuilleton-série française qui traite de l'attitude (collaboration, "neutralité", résistance) (avec de rares subtilités) d'une population précise face aux événements, qui vient de sortir en coffret DVD dans son intégralité...

  Depuis l'éclosion d'Internet, de multiples documentaires ont vu l'occasion de se démultiplier. Avec le regain d'intérêt sur la Deuxième Guerre Mondiale, sont apparus également de nombreux magazines. Parmi tous les magazines qui se consacrent à ce thème, nous pouvons conseiller la revue 39-45, dont les articles détaillés permettent d'apporter de nouveaux éclairages et de dissiper de nombreux clichés. Parmi tous les sites, nous pouvons conseiller également Le monde en guerre 39-45.

 

 

 

FILMUS

 

Compléter le 9 septembre 2020

 

 

 

 

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