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3 août 2019 6 03 /08 /août /2019 12:44

       Ouvrage collectif à de nombreuses voix, de témoignages sur les situations de misère, recueillis par une équipe de chercheurs durant trois ans au début des années 1990, La Misère du monde connut un succès éditorial important.

Sous la direction de Pierre BOURDIEU qui fait exception (grosse exception) à sa règle d'objectivation dans le champ social dans l'analyse de la violence symbolique, l'ouvrage donne la parole à tous ceux qui - sans voix et sans dents, comme dirait un président de la République - composent une grande partie du paysage social français.

Dans un Avertissement au lecteur, Pierre BOURDIEU présente ces "études de cas" multiples, ces "sortes de petites nouvelles", avec une certaine inquiétude quant à l'état de la France qu'ils révèlent, mais aussi quant au respect de la parole recueillie et confiée. "Ne pas déplorer, ne pas rire ; ne pas détester, mais comprendre", il reprend ce précepte de SPINOZA : "Il ne servirait à rien que le sociologue fasse sien le précepte spinoziste s'il n'était pas capable de donner aussi les moyens de le respecter. Or, comment donner les moyens de comprendre, c'est-à-dire de prendre les gens comme ils sont, sinon en offrant les instruments nécessaires pour les appréhender comme nécessaires, pour les nécessiter, en les rapportant méthodiquement aux causes et aux raisons qu'ils ont d'être ce qu'ils sont.? Mais comment expliquer sans "épingler"? Comment éviter par exemple, de donner à la transcription de l'entretien, avec son préambule analytique, les allures d'un protocole de cas clinique d'un diagnostic classificatoire? L'intervention de l'analyste est aussi difficile que nécessaire - elle doit à la fois se déclarer sans la moindre dissimulation, et travailler sans cesse à se faire oublier. Ainsi l'ordre selon lequel sont distribués les cas analysés vise à rapprocher dans le temps de la lecture des personnes dont les points de vue, tout à fait différents, ont des chances de se trouver confrontés, voire affrontés dans l'existence ; il permet aussi de mettre en lumière la représentativité du cas directement analysé, un professeur ou un petit commerçant, en groupant autour de lui des "cas" qui en sont comme des variantes. Dans la transcription de l'entretien elle-même, qui fait subir au discours oral une transformation décisive, le titre et les sous-titres (toujours empruntés aux propos de l'enquêté), et surtout le texte dont nous faisons précéder le dialogue, sont là pour diriger le regard du lecteur vers les traits pertinents que la perception distraite et désarmée laisserait échapper. Ils ont pour fonction de rappeler les conditions sociales et les conditionnements dont l'auteur du discours est le produit, sa trajectoire, sa formation, ses expériences professionnelles, tout ce qui se dissimule et se livre à la fois dans le discours transcrit, mais aussi dans la prononciation et l'intonation, effacées par la transcription, comme tout le langage du corps, gestes, maintien, mimiques, regards, et aussi dans les silences, les sous-entendus et les lapsus.

Mais l'analyste ne peut espérer rendre acceptables ses interventions les plus inévitables qu'au prix du travail d'écriture qui est indispensable pour concilier des objectifs doublement contradictoires : livrer tous les éléments nécessaires à l'analyse objective de la position de la personne interrogée et à la compréhension de ses prises de position, sans instaurer avec elle la distance objectivante qui la réduirait à l'état de curiosité entomologique : adopter un point de vue aussi proche que possible du sien sans pour autant se projeter indûment dans cet alter ego qui reste toujours, qu'on le veuille ou non, un objet, pour se faire abusivement le sujet de sa vision du monde. Et il n'aura jamais aussi bien réussi dans son entreprise d'objectivation participante que s'il parvient à donner les apparences de l'évidence et du naturel, voire de la soumission naïve au donné, à des constructions tout entières habitées par sa réflexion critique."

   Organisés en plusieurs rubriques - L'espace des points de vue ; Effets de lieu, De l'Amérique comme utopie à l'envers, La démission de l'État, La vision d'État, Désordres chez les agents de l'ordre ; Déclins ; Les exclus de l'intérieur ; Les contradictions de l'héritage ; Comprendre - ces témoignages gardent encore aujourd'hui leur pertinence. Ils montrent des situations où des gens de milieux très différents, mais situés "en bas" de l'échelle sociale, sont plongés dans des difficultés tant matérielles que morales.

    Pour autant, s'agit-il là d'un ouvrage de sociologie? On peut en douter doublement, car il va finalement à rebours des méthodes habituelles de Pierre BOURDIEU et de son équipe, et car l'accumulation de témoignages ne fait pas une analyse d'ensemble. Malgré les précautions prises, La misère du monde donne à voir des situations diverses, certes partagées par une population nombreuse, mais ne donne pas le tableau de la société dans son ensemble et encore moins une analyse de la complexité sociale. Là, il s'agit, et cela peut être séduisant car l'ouvrage est réellement facile à lire, plutôt de problématiques réelles de gens pris dans leurs problèmes, et dans leurs représentations également, sans que s'en dégage une analyse de cette violence symbolique, mêlée à de multiples violences (matérielles et morales) souvent institutionnalisées, ni surtout des moyens d'en sortir...

       Dans son analyse critique de La Misère du monde, Nonna MAYER (CEVIPOF-CNRS) estime que dans cet ouvrage collectif, Pierre BOURDIEU semble revendiquer une nouvelle manière de faire des entretiens, transgressant d'ailleurs systématiquement les règles de méthode habituellement admises en sciences sociales telles que la construction préalable de l'objet et des hypothèses, la neutralité de l'enquêteur ou la nécessité d'une analyse de contenu. Il introduit selon elle des biais tout aussi problématiques que ceux qu'il dénonce à propos de l'entretien non directif ou des sondages. La confusion qu'il préconise entre les genres littéraire, politique et sociologique semble jouer au détriment du dernier, accréditant à tort l'idée que la sociologie consiste à recueillir, sur le monde de la "conversation ordinaire", le témoignage de n'importe qui sur n'importe quoi et à le livrer tel quel au public.

Sans doute ne faut-il pas comprendre une telle ambition chez Pierre BOURDIEU (nouvelle manière de faire des entretiens... car là-dessus, il n'est pas le premier à faire des tentatives...)  et faut-il simplement rapprocher tout son travail sociologique - bien plus rigoureux il est vrai - de l'objectif toujours politique de son oeuvre : donner des moyens aux démunis et aux exploités de dépasser cette violence symbolique qu'ils subissent tant.

 

Sous la direction de Pierre BOURDIEU, La Misère du monde, Éditions du Seuil, collection Points, 1993, 1480 pages. 

Nonna MAYER, L'entretien selon Pierre Bourdieu. Analyse critique de la misère du monde, dans Revue de sociologie, 1995, n°36-2, www.persee.fr.

 

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