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25 septembre 2009 5 25 /09 /septembre /2009 09:22
               "Pourquoi et comment, aussi intelligents et puissants que nous soyons, pouvons-nous, seuls ou collectivement, décider le pire plutôt que le meilleur". C'est ainsi que Jacques GENEREUX commence sa présentation générale de La dissociété qu'il définit comme l'un des deux types de société de "régression inhumaine", avec l'hypersociété, celle "qui réprime le désir d'être soi au profit du seul désir d'être avec, qui étouffe l'individuation et la quête d'autonomie en hypertrophiant le collectif et la contrainte sociale". La dissociété est donc celle "qui tend à amputer l'aspiration d'être avec les autres, celle qui réprime la quête de solidarité et de coopération." Le débat posé en terme philosophique est en fait surtout sociologique. C'est effectivement en sociologue que l'auteur d'ouvrages très diffusés en économie et d'essais politiques se pose cette question.

     Faisant appel à de nombreuses disciplines scientifiques, plongeant dans le débat de société le plus virulent sans doute à l'heure actuelle, au moment où l'individualisme et le néo-libéralisme semblent triompher, de cette crise du politique et du social qui traverse de nombreuses sociétés du globe, le professeur de sciences politiques critique la logique de guerre économique que le néolibéralisme précisément "tente de substituer à celle, trop sociale et trop policée, de la concurrence."
Car "la catastrophe anthropologique" qu'il décrit et qu'il dénonce provient non pas du choix d'une économie de la concurrence, opposée à une économie de type marxiste, comme il l'écrit, mais bien d'une économie qui à la fois favorise la misère sociale et mine la démocratie.
      L'auteur est convaincu que les forces de la mondialisation sont à l'oeuvre d'abord au sein des États et des gouvernements, que le personnel politique lui-même détruit ses propres pouvoirs politiques et économiques. "L'impuissance collective face aux fléaux sociaux de notre temps n'est donc pas une crise du politique, mais la victoire d'une politique, une politique délibérée de l'impuissance publique, une privatisation de l'État toujours aussi puissant qu'autrefois, mais désormais au service d'intérêts privés. Le défi réel de la démocratie n'est donc pas de replacer l'économie sous le contrôle du politique, car elle n'a jamais cessé de l'être ; il est de remettre les politiques au service du bien commun". Plus loin, dans un chapitre consacré à la guerre économique et à la guerre incivile, il écrit : "Par ailleurs, la logique de guerre économique n'engendre pas que les méfaits sociaux susceptibles de nourrir la résistance. Elle dégénère aussi en "guerre incivile" qui dresse les citoyens les uns contre les autres et défait ainsi la possibilité de concevoir une résistance collective."
     Jacques GENEREUX, recherche les causes d'une telle situation et remonte jusqu'au siècle des Lumières, à ce moment de la pensée politique, qui pour détruire les forces oppressives de la religion et de la royauté, pour émanciper tous les humains par le règne de la raison et le progrès matériel, mit en avant les "postulats originels de la modernité". Lesquels, dans le contexte d'aliénation des esprits et de soumission au pouvoir de l'Église et du Souverain, inventèrent le concept d'individu autonome. Si ces postulats pendant trois siècles ont effectivement libérés les hommes de cette emprise, au point qu'aujourd'hui ils se retrouvent "sans dieux", et "sans normes collectives qui transcendent (leurs) désirs propres", ils induisent le centrage de la vie collective sur l'individu, coupé de ses liens avec les autres. A l'inverse d'un individualisme méthodologique, l'auteur prône un "socialisme méthodologique", car le défi de nos sociétés est bien d'inventer un nouveau projet politique, un projet politique "néomoderne", qui refonde "la légitimité des normes collectives, sans restaurer l'aliénation que constituait l'ordre moral et religieux de la société traditionnelle." Afin que les individus redeviennent ce en quoi ils aspirent, à la fois être eux-mêmes et attachés aux autres.

      Pour cela, concrètement, l'auteur indique que "le seul moyen dont dispose un citoyen pour reprendre la main, (qui) est extrêmement exigeant, (est) d'adhérer aux partis politiques et d'y mener la bataille interne pour changer la ligne majoritaire". L'ultime chance du progrès humain, face à ce qu'il appelle la "résilience des responsables politiques" actuels réside  dans l'action d'une gauche unie sur un projet résolument opposé à la dissociété néolibérale et dans deux conditions : la promesse d'une révolution démocratique, qui place la mise en oeuvre des politiques sous le contrôle effectif des citoyens et une révolution du discours politique qui redonne sens au débat et à la participation politique.

     C'est un ouvrage à la fois de philosophie politique et de sociologie politique que tente l'auteur, qui s'appuie sur une très nombreuse documentation scientifique, invoquant surtout des données d'ordre anthropologique et économique, sur la longue durée. Très lu à sa sortie et encore maintenant, il constitue une véritable charge (car le style est souvent incisif vis-à-vis de l'idéologie dominante) contre le néo-libéralisme d'un auteur engagé.
 
    L'éditeur se contente (en quatrième de couverture) de reprendre ces lignes de l'auteur : "Ce livre est motivé par la conviction qu'à l'époque des risques globaux la plus imminente et la plus déterminante des catastrophes qui nous menacent est cette mutation anthropologique déjà bien avancée qui peut, en une ou deux générations à peine, transformer l'être humain en être dissocié, faire basculer les sociétés développées dans l'inhumanité, de "dissociétés" peuplées d'individus dressés (dans tous les sens du terme) les uns contre les autres. Éradiquer ce risque commande notre capacité à faire face à tous les autres... C'est pourquoi, ici, j'entends moins faire oeuvre de science politique que de conscience politique. Car la dissociété qui nous menace n'est pas un dysfonctionnement technique dont la correction appellerait l'invention de politiques inédites. Il s'agit d'une maladie sociale dégénérative qui altère les consciences en leur inculquant une culture fausse mais auto-réalisatrice". 
 
       Philippe CHANIAL (http://dissociete.fr), de la revue du MAUSS, présente de façon très favorable la parution de ce livre : " (...) Généreux suggère à la fois de démonter la fausseté de l'anthropologie implicite du néo-libéralisme et de démonter les ressorts de son emprise pratique sur nos représentations du monde, de nous-même et d'autrui. A l'évidence, ces deux aspects sont liés. Si le néolibéralisme nous parle, c'est en raison du fait qu'il est "l'enfant naturel de tous les discours politiques jumeaux dont a accouché la modernité". En ce sens, il y là moins une "révolution culturelle" qu'une "involution" de l'individualisme, de l'économisme, du déterminisme et du productivisme dominants dans les principaux courants de la pensée moderne. Si le néolibéralisme passe si aisément, c'est bien parce qu'il prolonge la conception de la nature humaine et de la société la plus commune dans la pensée occidentale. Poussant à l'extrême l'idée moderne de l'individu "rationnel", les libéraux identifient rationalité et égoïsme absolu : l'individu cherche - et calcule - toujours, uniquement et obsessionnellement son intérêt. L'entrepreneur, en quête de marché ; l'ami généreux en quête de reconnaissance ; mais aussi le délinquant, balançant les coûts et les bénéfices de son forfait, ou le RMiste, arbitrant entre la perte de sa CMU et son retour sur le marché de l'emploi. Cette anthropologie utilitariste ouvre ainsi à une singulière "histoire naturelle de l'humanité", justifiant l'état de guerre économique mondial comme une lutte inévitable entre des êtres non seulement doués pour la compétition mais naturellement prédateurs et agressifs. Elle justifie également une étroite conception de la société identifiée à un contrat d'association utilitaire entre des individus par natures dissociés et égoïstes. Des individus qui n'ont pas besoin des autres pour être eux-mêmes mais pour satisfaire leurs intérêts, mieux qu'ils ne pourraient le faire  en restant isolés. Bref, non seulement ces individus auto-suffisants pourraient exister sans lien, mais la société elle-même ne créerait aucun lien, seulement des connexions dans un réseau d'échange. Une arithmétique simple régirait ainsi la vie sociale : ou bien chacun reçoit l'exact équivalent de ce qu'il donne et c'est la seule justice - la justice comptable du donnant/donnant - ; ou bien certains reçoivent plus qu'ils ne donnent, et ceux-là, de quelque que soient les noms par lesquels on les désigne, sont des assistés, des parasites. D'où notamment cette rhétorique néolibérale du "on a rien sans rien" qui vient progressivement substituer le workfare au welfare.
La contre-anthropologie que mobilise Généreux avance sur un terrain bien connu et bien balisé par la Revue du MAUSS, dont il mobilise les travaux, comme ceux de nombreux ethnologues (Salhins, Hoccart, Polanyi), paléo-anthropologues (J Cauvin), psychologues (Damasio, Cyrulnik), éthologues (de Waal) et théoriciens de l'évolution (Pelt, Picq), il renoue ainsi avec toute une tradition intellectuelle que le matérialisme historique marxien avait enterrée et ridiculisée, avec ce projet d'un fondement indissociablement anthropologique et moral du socialisme. Projet au coeur de la "socialo-sociologie" de Marcel Mauss, mais aussi du "socialisme intégral" de Benoit Malon ou de l'anarchisme de Kropotkine, et avant eux des socialismes français dit "utopiques" (Saint-Simon et les saint-simoniens, Leroux, Fourier, Considérant, etc). Bien sûr, affirmer que l'être humain est avant tout un être de relation, voir un animal sympathique, que l'individuation suppose la socialisation, ou plutôt l'association donc la coopération, que l'être-soi et l'être-ensemble sont corrélatifs pourrait certes paraître banal ou même irénique. Mais tel n'est pas le cas. Si Généreux appuie sa morale social(iste) sur une synthèse solide de travaux scientifiques qui font légitimement autorité, il en explore, ce qui est plus neuf, toutes les implications pour démonter ces diverses fables du néolibéralisme, naturalisant tout aussi bien la violence des rapports humains que le prétendu penchant de l'homme pour l'échange marchand ou son "aspiration productiviste" (...)."
 

 

   
   La Dissociété est suivi en 2009, de Le socialisme néomoderne ou l'avenir de la liberté (Seuil) et de La grande régression l'année suivante (Seuil).
 
  Jacques GÉNÉREUX (né en 1956), économiste français, maître de conférences des Universités, engagé en politique (Parti de gauche), est l'auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels des manuels d'économie. Il a ainsi écrit Économie politique, en trois tomes (1991, 2008) ; Introduction à l'économie (Le Seuil, 2000) ; Introduction à la politique économique (Seuil, 1993, 1999) ; Chroniques d'un autre monde, suivi du Manifeste pour l'économie humaine (Seuil, 2003) ; Nous, on peut!, Pourquoi et comment un pays peut toujours faire ce qu'il veut (Seuil, 2011).
 
 

Jacques GENEREUX, La Dissociété, Editions du Seuil, 2008, 482 pages. Il s'agit d'une nouvelle édition revue et augmentée du livre paru en 2006.
 
Complété le 18 septembre 2012. Relu le 2 mai 2019.
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23 septembre 2009 3 23 /09 /septembre /2009 16:45
     Depuis plusieurs années, de multiples associations et d'organismes divers (Sport et Citoyenneté, Pur Sport...) sont partis en croisade pour défendre les "vraies" valeurs du sport. Tant dans les milieux sportifs (de haut niveau ou du club local) que dans une fraction des spectateurs habituels des stades ou encore parmi les personnels enseignants du sport se manifeste de façon perceptible (il suffit de surfer sur Internet pour s'en apercevoir) une certaine mobilisation contre de "multiples dérives" ou plus fondamentalement contre certaines conceptions du sport. A côté donc d'une analyse sociologique tantôt lénifiante, plus rarement critique, existe donc à l'intérieur même du "triptyque" sportifs-spectateurs-pratiquants une bataille idéologique à plusieurs enjeux.

    Quels sont donc ces valeurs?
       Elles découlent à la fois de l'objectif d'une pratique sportive (santé, développement physique, équilibre corporel, réhabilitation du corps...) et des règles du jeu que les groupes sociaux qui s'y adonnent se sont fixés.
      Les cultures du sport naviguent de la pratique individuelle à la pratique de masse : il n'y aurait pas grand chose de commun finalement entre l'adepte du footing et le supporter d'un club de football. L'expérience du sport et le rapport au corps chez le sportif se différencie également selon l'investissement en temps que celui-ci lui prête.
          Jacques DEFRANCE pose bien cette question : "A mesure qu'un individu s'engage dans le sport, entrant dans une pratique compétitive intense et durable, développe-t-il un rapport au corps particulier? Les sportifs font l'expérience d'un ensemble de préparations, de précautions, de soins, et vivent une gamme de sensations partagée par tous ceux qui s'exposent avec leurs corps dans la rivalité sportive, ceux qui "tirent" le maximum de leurs muscles, qui se "vident les tripes", qui encaissent des coups, etc. Ils partagent des conditions matérielles : le club, la tenue, les vestiaires, l'équipe, le terrain de la compétition (stade, piscine, etc), l'entraîneur, les commissaires et les arbitres, les rites d'avant le match, etc. Ils ont en commun des valeurs et des expériences vécues : l'entraînement, la préparation psychologique, la tactique, le "sens du jeu", l'agressivité, le goût de la victoire et le plaisir d'être acclamé, la douleur, la fatigue, la sensation de forme et le sentiment d'être dans une condition physique supérieure aux gens ordinaires (ajoutons la lecture de L'équipe). Dans cet univers réunissant des conditions matérielles de pratiques, des façons de faire codifiées et répétées, des symboles et des significations partagées, quelles formes prennent les relations du sportif à son propre corps?"
     François MANDIN, dans sa réflexion sur les règles du sport écrit que "l'une des caractéristiques la plus immédiatement perceptible de la compétition sportive, même pour le profane, est l'opposition qu'elle organise entre des individus ou des groupes d'individus. En ce sens la compétition sportive s'apparente à un conflit. Il s'agit toutefois, à la lumière du sens commun et juridique du conflit, d'un affrontement particulier".  Le maître de conférences UFR STAPS à l'université de Nantes poursuit : "Si la compétition se rapproche du sens commun du conflit en ce qu'elle constitue une opposition d'intérêts, elle s'en éloigne dans la mesure où cette opposition ne prend pas sa source dans un litige mais découle d'un accord entre des individus qui décident de se mesurer". Cette circonstance, soit dit en passant, sépare radicalement la fonction des jeux sportifs antiques par exemple de celle des jeux sportifs modernes, du moins dans son essence, si l'on fait abstraction des enjeux politico-économiques qui ne sont pas du ressort direct des sportifs eux-mêmes (qui en sont instrumentalisés au lieu d'en être des acteurs de premier plan). "A l'échelle individuelle, il traduit l'acceptation par les sportifs de s'affronter. A l'échelle collective, il entraîne l'appartenance du sportif à une institution qui organise la compétition au moyen de règles techniques, déontologiques, disciplinaires et veille à son bon déroulement." Il existe à côté du droit étatique, un véritable droit sportif autonome.
 
     Que prônent donc officiellement les multiples organismes qui font la promotion du sport, et notamment du sport de masse, étant entendu que dans leur esprit, il existe une continuité - concrètement présente dans l'organisation hiérarchique des matches - entre les pratiques des clubs sportifs de base et la compétition internationale?
     La Médiathèque, dans un texte de 2004, résume bien ces valeurs à défendre : "Au travers des pratiques sportives, qu'elles soient compétitives, performantes ou plus libertaires, moult valeurs s'expriment selon leurs thuriféraires : santé, solidarité, goût de l'effort, respect des règles, citoyenneté, créativité, connaissance de soi, dépassement de soi, intégration, glorieuse incertitude, discipline de groupe, acceptation de l'échec, bénévolat, humilité dans la victoire, esprit sain, partage, expression corporelle, tolérance, esprit d'équipe, force de caractère, abnégation, canalisation de la violence, fair-play, sens de la fête et du jeu, attachement aux couleurs, volonté,... toutes ces valeurs existent sans doute, mais sûrement pas tout le temps! Le sport n'est pas la potion magique rendant l'homme infiniment bon. Olympique ou pas, toutes les médailles ont leurs revers : en sport, ceux-ci ont nom dopage, chauvinisme, corruption, récupération politique, violence, affairisme, mais aussi gloriole, triche, xénophobie, individualisme, machisme, championnite, ségrégation..."
   Le Comité International Olympique justement a agréé une Charte pour un sport éthique issu des travaux de l'Université Sportive d'été 2001 tenu à Marseille dans laquelle il résulte du fait que l'éthique du sport a pour fondement et pour objectif la défense de la dignité de l'homme par la réalisation d'une harmonie du corps, du coeur et de l'esprit, pour tous ceux qui développent une activité dans le sport, "l'obligation d'une mission d'éducation et de formation qui vise à promouvoir :
- le respect de l'adversaire, considéré d'abord comme un partenaire de jeu,
- la connaissance claire de soi, de ses forces et de ses limites,
- la lutte contre toute forme de violence ou de tricherie et l'engagement pour la défense de l'équité dans le sport,
 - le ménagement des équilibres de la nature,
 - la sensibilisation à la nécessité de la solidarité."
  
       Les objectifs de l'association Sport et Citoyenneté sont que le sport soit "un vecteur de lien social, une activité économique éthique et un service au service du bien-être". On voit bien dans le détail de chacune de ces vertus à promouvoir qu'ils correspondent précisément à de nombreux problèmes sociaux rencontrés dans l'organisation même des sports.
Par exemple l'accessibilité à tous est précisément la résolution du problème de la ségrégation sociale. Jacques DEFRANCE cite l'inégalité des chances d'accès au sport selon la couleur de la peau et l'affectation des Noirs à des postes moins valorisés ou plus risqué dans les sports collectifs. Sur le sport vecteur de modèle pour l'égalité entre les sexes, le monde sportif précisément "se présente souvent comme une poche de résistance protégeant des formes de culture masculine, non seulement s'y concentrent des forces sociales attachées au maintien d'anciennes formes patriarcales de relations entres les sexes, mais s'y présentent des questions originales, liées au fait que la culture sportive permet un engagement corporel direct et l'application d'une violence physique qu'on ne trouve pas ailleurs."
Sur le sport, moyen d'améliorer la santé, la question du dopage très médiatisée, pour le cyclisme par exemple, révèle l'existence de toute une problématique où seul le résultat final compte, même si le champion le paie de plusieurs années de sa vie. Enfin, autre exemple, sur la question du respect de la règle, un philosophe britannique, collaborateur régulier d'émissions sportives sur la chaîne britannique BBC, récemment interviewé par le journal Le Monde déclare que la triche fait partie intégrante du sport professionnel du haut niveau et qu'elle est également très présente dans les petits clubs sportifs.
  
      On conçoit donc qu'existe un véritable conflit des valeurs travers les sports. Certains y voient des dérives à combattre et pensent que le sport reste toujours un vecteur social positif. D'aucun pensent que le sport en lui-même contient les valeurs machistes et agressives. D'autres estiment qu'il existe bien plusieurs conceptions du sport qui s'affrontent, et singulièrement dans les modalités du face à face entre deux sportifs ou deux équipes.
   Ainsi, des responsables d'associations sportives, dans de nombreuses disciplines se retrouvent dans une réflexion pour faire du sport un moyen de "dompter la violence". "Lieu privilégié d'expérimentation de la dimension collective, du respect des règles et du dépassement de soi, il permet, sous certaines conditions, de mener un travail sur les conduites et les valeurs. Ainsi devient-il facteur de socialisation et de régulation des comportements. Même si juridiquement le sport n'existe pratiquement qu'en situation de compétition, de nombreuses activités physiques et sportives permettent de progresser dans la recherche de la maîtrise de soi et du bien-être. Certains arts martiaux tels que l'aïkido, la capoeira brésilienne ou d'autres encore, constituent de véritables mises en scène de la confrontation, des médiations de la rencontre. Ces rituels permettent de faire émerger sa propre violence, pour la représenter et finalement la dompter. En organisant l'affrontement, le sport s'apparente au conflit. Comme lui, il provoque chez les pratiquants et les spectateurs des sensations, éveille des émotions et déclenche des comportements. C'est précisément pourquoi le sport peut se révéler un excellent outil d'éducation à la relation et à la gestion des conflits." (Non-Violence Actualité).

Non-Violence Actualité, Novembre-Décembre 2006 (www.nonviolence-actualité.org). Jacques DEFRANCE, sociologie du sport, Éditions La Découverte, collection Repères, 2006. François MANDIN, contribution sur La compétition sportive : du droit de s'opposer à l'opposition du droit, dans Le conflit, Journée de la Maison des sciences de l'homme, sous la direction d'Olivier MENARD, L'Harmattan, Collection Logiques sociales, 2005.

                                                               SOCIUS
 
 
Relu le 3 mai 2019
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18 septembre 2009 5 18 /09 /septembre /2009 16:43
        Les médias véhiculent, mais pas seulement eux, une idéologie du sport partagée malheureusement par une grande partie de la population, qui engendre des idées fausses, et en tout cas absolument pas argumentées, sur les relations entre facteurs de violence sociale et sport.
     Parmi ces idées fausses quatre ensembles d'assertions sont bien mises en valeur par Jean-Marie BROHM qui plaide pour une sociologie historique du sport :

- Le sport éternel et ses "perversions mondaines". "Le sport est presque toujours conçu comme une "essence transcendante" (Bernard JEU, Analyse du sport)) dont les manifestations seraient dévoyées ou menacées par divers périls (théorie du noyau sain et de l'écorce pourrie). Les présupposés (...) de cette position (...) sont les suivants :
                                      - la croyance en une pérennité du sport éternel". des Grecs à nos jours, il y aurait une continuité historique du sport en tant qu'entité culturelle transcendant les modes de production. Ce sport, aussi vieux que le monde serait dans son essence identique à travers les âges et exprimerait les traits permanents de la "nature humaine".
                                      - les idéaux du sport (les idéaux olympiques notamment) seraient détournés de leur vocation primordiale par les excès, les abus, les exagérations de toute sorte qui caractérisent les passions de ce temps."  C'est le sport dénaturé par ses mauvaises applications (Michel BOUET, Signification du sport).
                                      - "le corollaire politique ou idéologique (...) est la conception du "sport confisqué", c'est-à-dire (qu'elle) considère que le sport, en tant que pratique systématique de la compétition physique, est "neutre" et qu'il est simplement utilisé de différentes manières suivant les régimes socio-politiques ou suivant les objectifs idéologiques de telle ou telle classe sociale." "On trouve un bon exemple de la thèse du sport confisqué par la bourgeoisie dans une production théorique du Parti Communiste Français" (Guy BESSE, Sport et développement humain).

- La démocratisation du sport. "En partant de l'idée toute simple que le sport aurait été indûment "accaparé" par la bourgeoisie, les adeptes de la démocratisation avancent la revendication du "sport pour tous" et plus exactement de "tous les sports pour tous". Ainsi s'expriment des revendications sur le ski, le tennis, l'équitation, le golf ou l'escrime..."De fait, une bonne partie de l'histoire de l'idéologie sportive est occupée par les débats concernant les moyens de la démocratisation". Dans les anciens pays de l'Est, le sport était conçu comme moyen de mobilisation des masses, facilitant l'encadrement de la jeunesse et des travailleurs. Dans les pays occidentaux, beaucoup considère encore que la démocratisation du sport est un bon levier de la démocratisation des rapports sociaux et des institutions.
 
- Le sport antidote à l'entropie sociale. "L'utilité du sport est toujours rapportée à sa capacité supposée d'enrayer les principales crises sociales ou de constituer un modèle efficace contre les maux, anomies, tares et défauts de la vie en société." Pierre de COUBERTIN (1863-1937), le fondateur des Jeux Olympiques modernes voit dans le sport l'antidote de la lutte des classes (La revue Olympique 1910). Une illustration de cette thèse est la quasi-hystérie du championnat mondial du football en 1998, où la France remporta la coupe, où l'on croyait - on y est revenu depuis, et largement - que cette euphorie collective allait avoir des effets jusque dans la pacification de certains quartiers de banlieue...
            
- Le sport comme manifestation culturelle. "De sa naissance à nos jours, le sport a été le vecteur privilégié d'innombrables discours performatifs visant à le présenter comme une culture ou comme une incitation à la culture." Ce serait promouvoir l'équité, la camaraderie, la fraternité... Ce serait aussi un antidote efficace contre l'oisiveté, le laxisme, la vie facile.

          Il n'a évidemment échappé à personne que le XXe siècle est peut-être un des siècles les plus violents de l'histoire de l'humanité et pourtant, il s'agit bien du siècle de la massification du sport. Il n'y a jamais eu autant de personnes célébrant, à défaut de pratiquer toujours le sport, au moment où les peuples s'entre-tuèrent de façon enthousiaste. Ce pourrait être un contraste pour montrer qu'il y a loin de la coupe aux lèvres entre ces quatre formes d'assertions et la réalité. Et pourtant, précisément, la réalité sociale est bien trop complexe pour que nous usions de telles formules. Ce serait finalement répondre par une assertion à ces assertions. Il s'agit de bien analyser les relations qui peuvent exister entre la violence de rapports sociaux et la pratique du sport (et bien entendu de tel ou tel type de sport).
         
          C'est ce genre de travail que Eric DUNNING tente en réfléchissant sur le lien social et la violence dans le sport.
Le sociologue établit tout d'abord le lien segmentaire et la sociogenèse de la violence affective pour parvenir ensuite à une étude sur le lien segmentaire dans la classe ouvrière et la sociogenèse de la violence des hooligans au football.
   Il distingue les communautés humaines suivant la force des liens segmentaires ou des liens fonctionnels et veut montrer leurs corrélatifs structurels :
       - Lien segmentaire : communautés se suffisant à elles-mêmes au niveau local, et peu liées entre elles au sein d'un cadre protonational plus large avec une relative pauvreté.
- Lien fonctionnel : intégration nationale des communautés, liés par de vastes chaines d'interdépendance avec une relative richesse.
       - Lien segmentaire : Pression intermittente venue d'en haut, d'un État central faible, avec une classe dirigeante relativement autonome, divisée entre des factions guerrières et sacerdotales. Équilibre des forces qui penche fortement en faveur des dirigeants/représentants de l'autorité au sein des groupes et entre les groupes ; faible pression structurelle exercée depuis en bas, simultanément, pouvoir des dirigeants affaibli, par exemple un appareil d'État rudimentaire et pauvreté des moyens de transport et de communication.
 - Lien fonctionnel : Pression continue venue d'en haut, d'un État central puissant ; classe dirigeante relativement dépendante dans laquelle les fonctions séculières et civile sont dominantes ; tendance à l'égalisation des forces par la production de contrôles multipolaires au sein des groupes et entre les groupes ; forte pression structurelle exercée depuis en bas ; simultanément, pouvoir des dirigeants renforcé, par exemple par un appareil d'État et abandon moyens de transport et de communication.
        - Lien segmentaire : Forte identification à des groupes très circonscrits, unis principalement par des liens transmis - consanguins et locaux.
- Lien fonctionnel : Identification à des groupes unis principalement par des liens acquis - d'interdépendance fonctionnelle.
         - Lien segmentaire : Occupations peu diversifiées ; homogénéité de l'expérience du travail au sein des groupes professionnels et entre eux.
- Lien fonctionnel : Occupations très diversifiées ; hétérogénéité de l'expérience du travail au sein des groupes professionnels et entre eux.
         - Lien segmentaire : Faible mobilité sociale et géographique ; horizons d'expérience restreints.
- Lien fonctionnel : Grande mobilité sociale et géographique ; horizons d'expérience élargis.
      - Lien segmentaire : Faible pression sociale incitant à s'autocontrôler par rapport à la violence physique ou à différer le plaisir en général : prévision ou planification à long terme rare. Certains sociologues parlent de faible résistance à la frustration.
- Lien fonctionnel : Forte pression sociale incitant à s'autocontrôler par rapport à la violence physique ou à différer le plaisir en général : prévision et planification à long terme fréquentes. Certains sociologues parlent de possibilités importantes de transfert de la frustration, ou de compensation de cette frustration.
      - Lien segmentaire : Contrôle émotionnel réduit ; recherche de l'excitation immédiate ; tendance à de violentes sautes d'humeur ; seuil de répulsion élevé face à la violence et à la douleur ; plaisir à faire souffrir les autres directement et à les voir souffrir ; violence manifestée ouvertement dans la vie quotidienne ; faible culpabilité après la perpétration d'actes violents.
      - Lien fonctionnel : Contrôle émotionnel important ; recherche de l'excitation sous des formes adoucies ; tempérament relativement stable ; seuil de répulsion bas face à la violence et à la douleur ; plaisir par procuration à regarder une violence "mimétique", mais non une violence "réelle" ; violence rejetée "dans les coulisses" ; sentiments de culpabilité intenses après la perpétration d'actes violents ; recours rationnel à la violence dans des situations où elle est perçue comme indécelable.
          - Lien segmentaire : Grande ségrégation dans les rôles conjugaux ; familles centrées sur la mère ; père autoritaire peu impliqué dans la vie de famille ; vies séparées des hommes et des femmes ; enfants nombreux.
- Lien fonctionnel : Faible ségrégation dans les rôles conjugaux ; familles conjointes, symétriques ou égalitaires : père très impliqué dans le vie de famille ; vie commune des hommes et des femmes ; enfants peu nombreux.
     - Lieu segmentaire : Violence physique très présente dans les relations entre les sexes ; domination masculine.
- Lien fonctionnel : Violence physique peu présente dans les relations entre les sexes ; égalité sexuelle.
    - Lien segmentaire : Surveillance parentale des enfants relâchée et intermittente ; rôle central de la violence au début de la socialisation ; violence spontanée, affective des parents à l'égard des enfants.
- Lien fonctionnel : Surveillance parentale des enfants assidue et continue ; socialisation par des moyens principalement non violents, mais recours limité et planifié à une violence rationnelle/instrumentale.
    - Lien segmentaire : Tendance structurelle à la formation de bandes aux frontières des segments sociaux et affrontements entre bandes locales ; accent mis sur la masculinité agressive ; possibilité d'accéder par la force au pouvoir et au statut au sein de la bande et de la communauté locale.
- Lien fonctionnel : Tendance structurelle à la formation de relations fondées sur le choix et non pas simplement sur l'appartenance à une même communauté ; masculinité civilisée, qui s'exprime par exemple dans des sports formels ; possibilité d'accéder à un pouvoir et à un statut autres que locaux ; statut déterminé par la capacité professionnelle, éducationnelle, artistique et sportive.
     - Lien segmentaire : Formes "populaires" de sport, c'est-à-dire une extension ritualisée des affrontements entre bandes locales ; niveau de violence relativement élevé.
- Lieu fonctionnel : Formes "modernes" de sport, c'est-à-dire affrontements ludiques ritualisés qui reposent sur des formes contrôlées de violence, mais forte pression sociale incitant au recours à la violence dans ses formes rationnelles/instrumentales.
     Si nous reproduisons ici, de façon alternée les caractéristiques de de ce Eric DUNNING entend par lien segmentaire et lien fonctionnel, c'est parce que finalement, on retrouve souvent ce langage et cette manière de formuler les alternatives de comportements/structures sociales (ici exprimées sans les nuances introduites fortement en cours d'analyse) dans de très nombreuses analyses sociologiques touchant à la violence, qui tentent de la cerner le plus largement possible dans l'espace et dans le temps. Et pas seulement bien évidemment à propos du sport.
   
     En ce qui concerne le sport, on voit que les structures des liens offrent une certaine résistance à la pénétration de sports qui ne seraient pas par ailleurs leurs homothétiques. Plus que des correctifs, les différents sports apparaissent comme des variantes ou des dégradés de ces comportements/structures. Difficile de plaquer du golf dans les milieux "populaires" et le football était autrefois très mal vu dans certains quartiers huppés en France... Une fois posée la grille d'analyse, c'est type de sport par type de sport qu'il faut poursuivre. C'est ainsi qu'Eric DUNNING étudie successivement les cas du football et du rugby. Le livre de Norbert ELIAS et d'Eric DUNNING sur les liens entre sport et civilisation se voulait d'ailleurs une incitation à poursuivre les réflexions entamées. Et depuis 1986, de très nombreuses études ont été faites, mais malheureusement très souvent liées à des préoccupation très concrètes comme les flambées de violence dans les quartiers de certaines banlieues ou les "débordements" dans certains matches de football... et dans des perspectives plutôt criminologiques.
             
      On attend toujours en fin de compte, des analyses sociologiques longues sur les relations entre sport et violence. Mais bien entendu, dans le cadre de ce blog, un certain nombre d'ouvrages seront proposés.

Norbert ELIAS et Eric DUNNING, Sport et civilisation, la violence maîtrisée, Fayard, 1986. Jean-Marie BROHM, contribution Pour une sociologie historique du corps, Critique de la modernité sportive, Les éditions de la passion, 1995.

                                                                      SOCIUS
 
 
Relu le 7 mai 2019
 
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16 septembre 2009 3 16 /09 /septembre /2009 13:02
           Le sport de masse - sport spectacle comme sport scolaire et sport militaire - n'existe en Occident que depuis la seconde moitié du XIXe siècle. D'abord en Grande Bretagne puis dans toute l'Europe et en Amérique, ces formes de sport se sont répandues en même temps que la renaissance des Jeux Olympiques, ces sports qualifiés de haut niveau de compétition entre représentants d'État.
         
         Norbert ELIAS et Eric DUNNING lient leurs réflexions sur l'émergence de ces sports à un examen de l'évolution sociale, tant dans la diffusion différentielle de ces sports dans les différentes classes sociales que sur le niveau de violence sociale qui les caractérisent. Et ils le font notamment avec l'étude en parallèle des jeux grecs anciens. C'est cette démarche qui nous permet de mieux comprendre les articulations culturelles et les diverses mystifications entretenues autour des sports de masse. Nicolas BANCEL et Jean-Marc GAYMAN, de leur côté, examinent des éléments d'histoire des pratiques corporelles, particulièrement les relations entre sport et guerre, la violence entre groupes sociaux et autre États où le sport prend une grande part.

         "Comment expliquer qu'une forme anglaise de passe-temps appelée "sport" ait servi de modèle, principalement aux XIXe et XXe siècles, à un développement des loisirs à l'échelle mondiale ?" A cette question, Norbert ELIAS et Eric DUNNING répondent en revenant sur la définition que nous donnons au sport et le resituent dans le processus d'industrialisation. Ils mettent en cause la trop rapide analogie entre des sports olympiques antiques d'une Grèce, berceau brillant et civilisé de l'Occident, et ces jeux modernes baptisés du même nom. Ils entendent par là détruire l'image un peu trop édifiante de "l'esprit sportif", que l'on semble souvent plaquer sur des sociétés, qu'elles soient de l'Antiquité, du Moyen-Age ou de la Renaissance, comme si cet esprit sportif avait contribué à la "civilisation des moeurs". ils renversent souvent la perspective en faisant précisément de certains aspects du sport, des survivances de pratiques très brutales, voire sanglantes. En tout cas, ils introduisent dans la réflexion sur le sport une vision complexe, opposée à l'apologie que nous entendons trop d'habitude.
   "En raison de la conception hiérarchique des rapports entre travail et loisir qui prévaut actuellement (le travail étant toujours considéré comme ayant une valeur supérieure), on est facilement conduit à supposer que toute transformation des activités de loisir en général, ou des jeux de compétition en particulier (...) a été un "effet" dont l'industrialisation fut la "cause". L'attente implicite de telles relations causales clôt le débat avant qu'il ne soit réellement ouvert, alors que l'on pourrait, par exemple, envisager l'hypothèse selon laquelle l'industrialisation et la transformation de certaines activités de loisir en sports sont des évolutions partielles, interdépendantes à l'intérieur d'une récente transformation d'ensemble des société étatiques ; c'est seulement en cessant d'assigner le statut de "causes" aux changements survenus dans les sphères sociales qui occupent une position dominante dans l'échelle des valeurs de sa propre société, et le statut d"effets" aux changements dans les sphères de rang inférieur, que l'on peut espérer résoudre le problème (de la genèse du sport)".
   "... on voit aisément que les jeux de compétition de l'Antiquité classique, souvent présentés comme le paradigme du sport, se distinguent par nombre de traits de nos compétitions sportives et qu'ils se sont développés dans des conditions très différentes. L'éthique des participants, les critères suivant lesquels ils étaient jugés, les règles des compétitions et les performances elles-mêmes diffèrent à bien des égards de ceux du sport moderne." 
      C'est dans le détail de la pratique des différents sports que nous nous rendons bien compte de ces différences.
Ainsi la lutte. "Parmi les jeux de compétitions des Jeux Olympique antiques, l'un des plus populaires était le pancrace, sorte de lutte au sol. Le niveau de violence autorisé était très différent de celui qu'admet la lutte libre contemporaine. Leontiskos de Messène, qui remporta par deux fois la couronne olympique durant la première moitié du Ve siècle av J.C., obtint sa victoire non pas en mettant à terre ses adversaires, mais en leur brisant les doigts. Arrachion de Phigalie, deux fois vainqueur olympique au pancrace, fut étranglé en 561 alors qu'il tentait, pour la troisième fois, d'obtenir la couronne olympique ; comme il avait réussi, avant d'être tué, à briser les orteils de son adversaire que la douleur avait contraint à l'abandon, les juges couronnèrent son cadavre. (...) Si un homme était tué au cours d'une compétition qui avait lieu à l'occasion de l'une des grandes fêtes, il était sacré vainqueur. Le survivant perdait sa couronne (...) mais n'était pas puni."
"Les anciens Jeux Olympiques durèrent plus de mille ans et les normes de violence ont peut-être varié au fil de cette période. Mais quelles qu'aient pu être ces variations, tout au long de l'Antiquité, le seuil de sensibilité au spectacle des blessures graves et même des meurtres survenus au cour d'un combat, et donc l'éthique de la lutte dans son ensemble, étaient très différents de ceux qui caractérisent le type de combat que nous définissons aujourd'hui comme du "sport"". Il en est de même pour la boxe, qui n'était pas considéré comme la boxe anglaise des XVIII-XIXe siècles comme des sports, mais comme un entraînement à la guerre.
    D'une manière générale, "la comparaison du niveau de violence des jeux de compétition de la Grèce classique, ou encore des tournois et des jeux populaires du Moyen-Age, avec les niveaux de violence des sports de compétition actuels met en évidence un élément spécifique du processus de civilisation" et il faut rapprocher les différentes pratiques "sportives" du niveau général de violence socialement autorisé."
   "...dans le cadre social de la cité-État grecque, les individus dépendaient encore, dans une large mesure, des autres, des dispositifs externes et des sanctions comme moyen d'infléchir leurs passions, et que, par rapport aux individus des sociétés industrielles contemporaines, ils pouvaient moins compter sur les barrières intériorisées et sur eux-mêmes pour contrôler leurs pulsions violentes. Il nous faut cependant ajouter qu'ils - ou du moins leurs élites - étaient déjà bien plus capables de se contenir individuellement que leurs pères de la période pré-classique. Témoin l'évolution des représentations des dieux grecs et la critique de leur arbitraire et de leur férocité. Si l'on a en tête le stade particulier dans un processus de civilisation représenté par la société grecque à l'époque des cités-États autonomes, il nous est plus facile de comprendre que le caractère violemment passionné - par rapport au nôtre - des anciens Grecs dans l'action était parfaitement compatible avec l'harmonie corporelle et l'équilibre, la grâce aristocratique et la fierté dans le mouvement que reflète la sculpture grecque."

            Même constat de la relation serrée entre jeux, "sport" et guerre pour Nicolas BANCEL et Jean-Marc GAYMAN. "Les jeux de l'Antiquité grecque (...) opposent des athlètes dans des compétitions institutionnalisées, dont certaines sont très violentes. Avec les siècles, le sens de ces affrontements se modifie. Les jeux de la période archaïque s'associent à des rituels chamaniques, de vie, de mort et de renaissance où prévaut le rite cérémoniel s'inscrivant dans le fond mythique. Aux époques classiques et hellénistiques, les "champions", engagés, pris en charge et "entraînés" par la polis, la représentent dans des combats périodiques qui, interrompant la guerre, lui substituent une métaphore : les Jeux olympiques. Les enjeux de prestige et de prééminence des cités-États l'emportent sur les motifs d'ordre religieux."
 
      Les affrontements ludiques sont des simulacres de guerre, et inversement, le combat guerrier est depuis la nuit des temps assimilable à un jeu (Johan HUIZINGA). D'ailleurs, les grecs ne parlaient pas de "jeux", mais d'agônes, de compétitions et de rivalité. A l'époque classique, l'esprit de compétition développé sur le stade est tout naturellement mis au service de la cité (Maurice SARTRE). Marcel DETIENNE écrit que "on est même en droit de penser que l'apparition du fantassin et du combat en phalange est une des causes de l'institution du gymnase, comme système d'éducation collectif. Exercices gymniques et rythmes musicaux concourent, tous deux, à instituer l'ordre et la discipline, qui fondent le comportement de l'hoplite".  Que ce soit dans l'aristocratie dominante de l'époque homérique ou plus tard dans l'organisation "démocratique" de la Cité, il s'agit toujours de préparer la guerre ou de faire triompher la patrie par la lutte.    
      "Héritée des temps archaïques où se sont constituées ces formes quasi définitives, la gymnastique grecque évolue peu. Elle reste dominée par la noble émulation de l'esprit de compétition : elle prépare l'enfant, puis l'adolescent, à figurer avec honneur dans des concours consacrés aux différentes épreuves d'athlétisme au sens strict. Les autres exercices demeurent secondaires. Au Ve siècle, à Athènes, l'équitation, tradition aristocratique, contribue à l'éducation de la jeunesse, sans connaître le statut privilégié de la course : l'hoplite, le combattant par excellence, est un fantassin lourdement armé." Citons encore une partie de la conclusion des deux auteurs de Du guerrier à l'athlète, concernant cette  longue période grecque : "A l'époque classique, outre leur fonction religieuse et panhellénique, les olympiade sont un "carrefour" politique de la Grèce. Vastes rassemblements de foule venues de tout le monde grec (...), les compétitions sont l'occasion de négociations diplomatiques, de l'annonce d'alliances ou de traités. Les orateurs y trouvent l'occasion de développer des thèmes politiques, tel LYSIAS invitant les Grecs à s'unir contre DENYS, tyran de Syracuse."
  
       Nicolas BANCEL et Jean-Marc GAYMAN amorcent d'autres pistes de réflexion, qui doivent montrer combien les sports font partie de la dynamique sociale dans son ensemble : 
- le développement différent du sport moderne en Angleterre et sur le continent ;
- la propagation de l'idée d'éducation physique, et son enracinement dans la préparation des guerres, notamment entre 1806 et 1890 en France ;
- le développement de la conception du corps humain comme moteur vivant dans le travail industriel ;
- la révolution des sports modernes en France entre 1882 et 1921, où leur démocratisation entre en conflit avec l'élitisme de certaines classes sociales ;
- les différentes étapes du mouvement olympique ;
- le développement du sport de masse en URSS, sport prolétarien et sport soviétique ;
- le développement d'un sport populiste ou d'un sport populaire en France entre 1918 et 1939 ;
- le sport et la "régénération de la jeunesse" sous le régime de Vichy ;
- l'AOF entre sport indigène et sport colonial entre 1945 et 1960....

        
Nicolas BANCEL et Jean-Marc GAYMAN, Du guerrier à l'athlète, Elément d'histoire des pratiques corporelles, PUF, collection Pratiques corporelles, 2002. Norbert ELIAS et Eric DUNNING, Sport et civilisation, La violence maîtrisée, Fayard, 1986.

                                                                    SOCIUS
 
 
Relu le 18 mai 2019
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12 septembre 2009 6 12 /09 /septembre /2009 13:17
          Sous-titré La barbarie des stades, ce livre nous plonge d'emblée dans une critique en règle du football en tant que sport organisé. Il ne s'agit pas, comme nous l'écrivent fort justement les auteurs, d'un énième ouvrage sur la merveilleuse histoire du football. S'élevant contre toute une logorrhée diffusée à longueur de journées et de journaux télévisés, Jean-Marie BROHM et Marc PERELMAN, respectivement professeur de sociologie à Montpellier et professeur en esthétique  veulent aborder l'ensemble des aspects de "la footballisation du monde".

         Ainsi, il osent discuter de la passion du football comme opium du peuple, n'hésitant pas au passage à faire fi d'une pensée unique qui bannit tout langage marxisant. Pour eux, il n'est ni plus ni moins qu'une intoxication idéologique, qui diffuse une peste raciste et populiste, pour employer leur langage. Très abondantes notes à l'appui, ils décrivent l'emprise tentaculaire de la Fédération Internationale du Football (FIFA), internationale capitaliste de premier ordre, navigant dans la mondialisation libérale, repère de pratiques à la limite du banditisme organisé. Sans aborder certains aspects criminels, ils s'attachent à en décrire le fonctionnement "normal", celui du gardien d'un foot business envahissant et pratiquement nerf de tout le système. Passant en revue les violences dans les stades, ils en analysent la gangrène du hooliganisme et la banalité de la haine. Sur l'organisation des entraînements et des matches, ils en dénoncent la compétition biochimique intensive, et concluent d'ailleurs à la banalisation du dopage scientifique, où la législation n'intervient que mollement pour en corriger les "excès".
   
         Dans un chapitre conséquent, ils attaquent la doxa de l'empire du football, "de Le Monde au Mondial", citant nommément ces intellectuels (Edgar MORIN, Pascal BONIFACE, Max GALLO, Christian BROMBERGER et Alain EHRENBERG ont droit à de sérieux couplets...) qui participent à cette peste émotionnelle. Ils n'épargnent personne, de droite à gauche de l'échiquier politique. Parmi les thèmes abordés, on trouve aussi une dénonciation en règle du "mythe de l'ascension sociale par le football", une critique de la culture foot et du foot art. A propos du spectacle, ils y voient une mystification populiste où se déploie une fascisante beauté.
   Tout le livre est d'ailleurs dominé par cette critique du football-spectacle, dans une filiation revendiquée à l'école de Francfort (théorie critique de la société), à Erich FROMM (diversion sociale et conformisme) et à Wilhelm REICH (dont ils empruntent les thème de peste émotionnelle). "La contagion de la peste football qui se répand dans tous les milieux - y compris dans ceux qui avaient été épargnés jusque-là par les slogans débilitants de la "culture foot" et de ses produits dérivés (magazines, anthologies illustrées des champions, gadgets de supporters, etc) - est aujourd'hui un inquiétant indice de la régression culturelle généralisée. Dans le climat du populisme ambiant, avec son idéologie anti-intellectuelle et sa haine de la pensée, il n'est pas anodin que la conquête des âmes par l'opium football soit promue par certains passionnés des passions sportives comme une véritable cause nationale." On trouve dans ce livre le meilleur du pamphlet contre ce sport, la pratique actuelle de ce sport, Mais pas seulement : le lecteur qui s'attache à une étude sérieuse du football et de ses implications sociales y trouve des notes très abondante et une bibliographie fournie. N'oublions pas que ses deux auteurs côtoient le milieu même du football de très près, notamment parmi les professeurs d'éducation physique. L'aspect polémique des arguments ne doivent pas servir de repoussoir mais au contraire d'incitation à réfléchir sérieusement sur le foot : tous les incidents économiques, physiques (violence dans les stades) et de santé, souvent relatés par la presse, ne sont pas à sa périphérie. Ils font partie du coeur de son système.
    Ce qui nous permet de faire tout à fait par ailleurs des parallèles entre les jeux du football et les jeux des arènes romaines, non pas sur le plan précis du genre de spectacle, mais sur leurs fonctionnements et leurs structures sur le plan économique, social, moral...
 
   L'éditeur, au diapason du ton du livre, le présente ainsi : "Aux thuriféraires de la "religion athlétique" et du "culte de la performance", voici opposée la têtue réalité des faits. Censurées, occultées, refoulées, ces réalités, loin d'être de simples "déviations", "dénaturations" ou "dérives" comme le répètent à l'envi les idéologues sportifs, constituent au contraire la substance même du football-spectacle. Derrière le matraquage footballistique de l'espace public se profilent toujours la guerre en crampons, les haines identitaires et les nationalismes xénophobes. Et derrière les gains, transferts et avantages mirobolants des stars des pelouses, promues "exemples pour la jeunesse", se cachent les salaires de misère, le chômage, l'exclusion, la précarité et l'aliénation culturelle de larges fractions de la population invitées à applaudir les nouveaux mercenaires des stades comme naguère les foules romaines étaient conviées par les tyrans aux combats de gladiateurs. Le football-spectacle n'est donc pas simplement un "jeu collectif", mais une politique d'encadrement pulsionnel des foules, un moyen de contrôle social qui permet la résorption de l'individu dans la masse anonyme, c'est-à-dire le conformisme des automates."
 

 

 
    Jean-marie BROHM, sociologue, anthropologue et philosophe français, professeur d'éducation physique et sportive à Caen, puis professeur de sociologie à l'Université Montpellier III, fondateur et animateur du groupe Quel corps, directeur de publication de la revue Prétentaine, est l'auteur de plusieurs dizaines d'ouvrages, notamment sur la sociologie critique du sport. Il a ainsi écrit, entre autres, Sociologie politique du sport (1976, P U N, 1992) ; Le mythe olympique (Bourgois, 1981), La tyrannie sportive. Théorique critique d'un opium du peuple (Beauchesne, 2006); Anthropologie de l'étrange : Énigmes, mystères, réalités insolites (Sulliver, 2010)...
      Marc PERELMAN (né en 1953), architecte de formation, maître de conférences à l'Université de Lille 1 puis professeur à l'Université Paris-Ouest Nanterre La Défense, fondateur des Éditions de la Passion, a écrit plusieurs autres ouvrages dont : Urbs ex machina, Le Corbusier (le courant froid de l'architecture)  (Les Éditions de la Passion, 1986) ; Le stade barbare. La fureur du spectacle sportif (Mille et une nuit, 1998) ; Le livre noir des JO de Pékin. Pourquoi il faut boycotter les jeux de la honte (avec Fabien OLLIER, City Editions, 2008) ; L'Ère des stades, Genèse et structure d'un espace historique (psychologie de masse et spectacle total) (Gollion, Infolio éditions, 2010)...

Jean-Marie BROHM et Marc PERELMAN, Le football, une peste émotionnelle, La barbarie des stades, Gallimard, collection folio actuel, 2006, 390 pages.
Cet ouvrage est la refonte et mise à jour des deux ouvrages parus aux Éditions de la passion, de Marc PERELMAN, Les intellectuels et le football, et de Jean-Marie BROHM et Marc PERELMAN, Le football, une peste émotionnelle.
 
Complété le 20 septembre 2012. Relu le 18 mai 2019
    
     

    
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9 septembre 2009 3 09 /09 /septembre /2009 13:32
              Pour paraphraser une formule maintenant bien connue sur la géographie, nous serions tenté d'écrire, au regard de son histoire depuis l'Antiquité, que le sport sert d'abord à faire la guerre. Si le sport scolaire et le sport militaire montrent bien cette fonction à l'oeuvre de manière très concrète dans les Etats depuis longtemps, le sport - les manifestations sportives de tout ordre - reste encore un moyen de guerre idéologique visant à montrer la vitalité d'une nation et à rassembler les différentes classes sociales dans une même attention aux exploits ou aux compétitions, un instrument efficace de contrôle social. De manière plus générale, et vu de manière peut-être moins polémique, le sport, en tant que phénomène social de grande ampleur, participe (et même constitue)  à de nombreux conflits. Bref, la relation entre sport et conflit mérite toute l'attention de la sociologie.

          Or, comme le remarque Raymond THOMAS, "face à cette emprise du phénomène, la faiblesse de la recherche sociologique peut étonner. En effet, dans ce domaine, les travaux ont débuté tardivement. La recherche sportive apparaît surtout en biologie et un peu en psychologie."  Les premières institutions sociologiques naissent aux alentours des années 1965.
En France, c'est avec le mouvement de mai 1968 que se révèle un courant contestataire au sein des enseignants d'éducation physique. Jean-Marie BROHM, auteur en 2006 d'un livre-réquisitoire contre le football, se livre à une critique radicale du sport. Christian POCIELLO, proche des idées de Pierre BOURDIEU, place les différentes pratiques du sport dans l'espace des classes sociales, tandis que Bernard MICHON en étudie les aspects socio-économiques et Gérard BRUANT fait oeuvre d'anthropologie sportive. Dans la myriade d'études concernant les aspects sociaux au sens large du sport, très loin de l'industrie des loisirs, apologétiste parfois sans beaucoup d'intelligence des stars sportives, nous retenons pour notre propos toute une série de voies de recherche :
                - Intégration sociale par le sport : dans le cadre des préoccupations soulevées par les phénomènes de bandes dans les quartiers de grandes agglomérations, et souvent diligentée par les pouvoirs publics, une nombreuse littérature se tourne vers l'analyse des effets de la pratique sportive sur l'intégration sociale de certaines populations (Raymond THOMAS, Pascal DURET).
               - Cultures véhiculées par le sport : Christian POCIELLO, par exemple, analyse les valeurs véhiculées par le sport et les différentes pratiques en relation avec le tissu social.
               - Jeux et sports, dans lesquels le sport s'avère être le symbole d'une civilisation :  John ROBERTS et Brian SUTTON-SMITH, dès 1962, proposent une théorie explicative du rapport des jeux et des civilisations, à travers le concept de l'enculturation conflictuelle. Les jeux - sportifs notamment - servent d'exutoire aux tensions, aux conflits engendrés par les valeurs dominantes de la société. Dans la même perspective Norbert ELIAS et Eric DUNNING, avec une approche historique de grande ampleur, lient l'apparition et l'importance alternée de différents sports à l'état des sociétés. Nous dirions aussi que les études de Paul VEYNE permettent une approche des jeux et de la politique, bien que différente, et permettent de réfléchir à l'ensemble des relations entre sport et socio-politique.
              - Violence dans le sport : Jean-Yves LASSALLE examine par exemple les phénomènes de violence collective à l'intérieur de la pratique sportive, comme chez les spectateurs, des manifestations sportives.
              - Élément médiatisé, les "dérives" mercantiles de l'organisation des sports (des jeux olympiques jusqu'au petits stades locaux) de masse provoquent la prolifération d'études économiques qui vont de la description des différentes corruptions (approche réformiste) à la critique radicale des liens entre finances et sports, dans une approche marxiste pour les plus radicales d'entre elles.
              - Élément médiatisé lui aussi, l'extension de la pratique du dopage et plus généralement l'intensive utilisation des connaissances médicales pour accroitre les performances sportives posent la question des relations entre santé et sport, non seulement dans les compétitions internationales ou nationales, mais aussi dans les clubs sportifs locaux. Cela amène plusieurs sociologues à s'interroger sur notre rapport au corps.

       Dans l'examen de l'influence du sport dans une société, de sa fonction sociale, se trouve souvent évoqué trois différentes types de pratique, faisant appel à des logiques sans doute différentes : sport de haut niveau, sport de masse et sport-loisir. Ces trois formes entretiennent des relations complexes qui s'insèrent dans le tissu social, l'influence et sont influencées par d'autres phénomènes sociaux (société de loisirs, mass-médias). Ces trois formes "entretiennent des rapports qui ont évolué depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale et qui n'ont plus guère de cohérence, et s'avèrent souvent conflictuels." (Raymond THOMAS).

Raymond THOMAS, article Sociologie du sport, Sociologie contemporaine, sous la direction de Jean-Pierre DURAND et de Robert WEIL, Editions Vigot, 1997. Nicolas BANCEL et Jean-Marc GAYMAN, Du guerrier à l'athlète, PUF, collection Pratiques corporelles, 2002. Norbert ELIAS et Eric DUNNING, Sport et civilisation, Editions Fayard, 1994. Jean-Yves LASSALE, La violence dans le sport, PUF, collection Que sais-je?, 1997.

                                                                                        SOCIUS
 
Relu le 25 mai 2019

 
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7 juin 2009 7 07 /06 /juin /2009 09:51
       Robert MUCHEMBLED, professeur à l'université de Paris-Nord, auteur déjà d'une vingtaine d'ouvrage d'histoire, et qui a consacré de nombreuses années à l'étude des archives du Comté d'Artois, écrit là une histoire de la violence qui remet beaucoup d'idées en place. Dans la lignée de Norbert ELIAS et de ses études sur la civilisation des moeurs, l'auteur dresse une fresque historique de 1300 à 2000, qui permet de situer la réalité de la violence, loin du tapage médiatique de certaines organes de presse passablement orientés.
  "Du XIII au XXIème siècle, la violence physique et la brutalité des rapports humains suivent une trajectoire déclinante dans toute l'Europe de l'Ouest. La courbe des homicides répertoriés dans les archives judiciaires en témoigne. Au très haut niveau initial observé voici 700 ans succède une première baisse, de moitié environ, vers 1600-1650, suivie d'un effondrement spectaculaire : le nombre de cas est divisé par dix en 3 siècles, jusqu'aux années 1960, tandis que les décennies suivantes connaissent une relative mais nette remontée." commence Robert MUCHEMBLED dans son Introduction. Explication de cet état de fait, selon l'auteur qui s'appuie sur "la plupart des chercheurs actuels" : l'émergence "sur le Vieux Continent d'un puissant modèle de gestion de la brutalité masculine, juvénile en particulier."
        
       Pour l'auteur, "la principale rupture se situe vers 1650, lorsque s'affirme dans toute l'Europe meurtrie par d'interminables guerres une intense dévaluation de la vue du sang. A partir de ce moment, la "fabrique" occidentale refaçonne les comportements individuels volontiers brutaux, en particulier chez les jeunes, par un système de normes et de règles de politesse qui dévalorise les affrontements en armes, les codes de vengeance personnelle, la rudesse des rapports hiérarchiques et la dureté des relations entre sexes ou classes d'âge. Il en résulte au fil des siècles une véritable transformation de la sensibilité collective face à l'homicide, qui aboutit finalement à en faire un puissant tabou au cours de l'époque industrielle."
  Commençant par le traditionnel essai de définition de la violence, en faisant appel à des éléments psychanalytiques et sociologiques, Robert MUCHEMBLED insiste beaucoup sur l'évolution du regard porté sur elle par la population en général et par les autorités en particulier. Il détaille ensuite le spectaculaire déclin de la violence depuis 7 siècles, et en décrivant la paix urbaine à la fin du Moyen Âge, en montrant les facettes du duel nobiliaire et des révoltes populaires, il nous fait comprendre comment on en arrive à une violence apprivoisée. Notamment grâce au développement d'une littérature abondante et très diffusée propageant des frissons mortels à travers des récits noirs ou d'aventures, on assiste à une fantasmatisation de la violence, comme dérivatif mental ou par effet de catharsis.

   Dans un dernier chapitre sur les bandes des jeunes actives depuis les années 1960, l'historien relativise leur importance : "Les récentes augmentations enregistrées en matière d'homicide et d'agressions physiques ne sont peut-être que des fluctuations conjoncturelles sur une courbe qui demeure très basse dans le long terme". A diverses reprises d'ailleurs, l'auteur montre bien les différences notables du niveau de violence entre l'Europe de l'Ouest, l'Amérique du Nord, le Japon et les autres régions du monde. Dans son explication à ce phénomène l'auteur met en relief le fait qu'en très peu de temps, la civilisation européenne s'est trouvée libérée des traditionnels conflits armés : "une mutation feutrée mais décisive du rapport à la loi ancienne de la force (...) se traduit par un bouleversement des équilibres entre les classes d'âge et les sexes." Dans de longs passages sur la violence juvénile, l'auteur indique que dans les longues périodes de développement démographique, on assiste plus à des montées de "sourds mécontentements générationnels" que dans les périodes de grands troubles ou de guerres. Que ce soit dans les années 1960 ou 2000, "les bandes offrent aux jeunes une socialisation par les pairs qui se substitue à une éducation par les pères devenue insuffisante, défaillante ou maladroite."

       Dans sa conclusion, Robert MUCHEMBLED pose quand même la question : "Sommes-nous arrivés à un tournant? Notre civilisation globalement apaisée, riche et hédoniste saura t-elle sublimer davantage les pulsions juvéniles brutales, qu'elle continuait à entretenir voici peu en les réservant aux confrontations guerrières, pour éviter qu'elles ne saturent les marges déshéritées des grandes métropoles ou les stades et ne produisent des explosions en chaîne? Sans en dire les termes, l'auteur fait bien sentir les limites d'un contrôle social lorsque les injustices généralisées se propagent, notamment chez les populations les plus jeunes.
 
    Notons qu'une abondante bibliographie et des notes très détaillées en bas de page permettent à tout chercheur ou tout étudiant de poursuivre et d'approfondir cette réflexion.
 
  L'éditeur présente le livre de la manière suivante : "L'actualité place sans cesse la violence sur le devant de la scène. Thème important pour les sociologues et les politiques, elle est aussi un objet d'histoire. A rebours du sentiment dominant, Robert Muchembled montre que la brutalité et l'homicide connaissent une baisse constante depuis le XVIIIe siècle. La théorie d'une "civilisation des moeurs", d'un apprivoisement voire d'une sublimation progressive de la violence parait donc fondée. Comment expliquer cette incontestable régression de l'agressivité? Quels mécanismes l'Europe a-t-elle réussit à mettre en oeuvre pour juguler la violence? Un contrôle social de plus en plus étroit des adolescents mâles et célibataires, doublé d'une éducation coercitive des mêmes classes d'âge fournissent les éléments centraux de l'explication. Progressivement, la violence masculine disparaît de l'espace public pour se concentrer dans la sphère domestique, tandis qu'une vaste littérature populaire, ancêtre des médias de masse actuels, se voit chargée d'un rôle catharsique : ce sont les duels des Trois Mousquetaires ou de Pardaillan, mais aussi, dans le genre policier inventé au XIXe siècle, les crimes extraordinaires de Fantômas qui ont désormais à charge de traduire les pulsions violentes. Les premières années du XXIe siècle semblent toutefois inaugurer une vigoureuse résurgence de la violence, notamment de la part des "jeunes de banlieues". L'homme redeviendrait-il un loup pour l'homme?"
 
      Nathalie SZCZECH (site www.nonfiction.fr), en octobre 2008, salue cet ouvrage : "Après bientôt quatre décennies de recherches historiques consacrées à la violence, Robert Muchembled ose prendre du recul, croiser des données régionales avec les résultats rassemblés par d'autres historiens européens et confronter ses hypothèses à celles de spécialistes en sciences humaines pour proposer, sur ce thème des plus complexes, un regard largement diachronique et comparatiste. Considérant la violence criminelle à la lumière des archives judiciaires, l'historien constate que depuis le XVIIIe siècle, les rapports humains apparaissent progressivement moins brutaux : émerge et s'installe dans l'Europe moderne puis contemporaine, un modèle de gestion de la violence qui parvient progressivement à canaliser les pulsions agressives individuelles. (...) Confronté, comme tous les spécialistes de la violence, au problème de sa définition, Robert Muchembled choisit de consacrer un premier chapitre à l'examen de cette notion complexe et de faire rapidement le point sur la question de ses origines et de ses modalités. Partant d'une présentation minimale fondée sur l'étymologie, l'auteur choisit de retenir une définition légale de la violence et de concentrer son regard sur les violences criminelles. (...) Il faut saluer l'audace de Robert Muchambled qui propose sur le sujet si glissant de la violence, une synthèse qui embrasse largement l'Europe moderne et contemporaine. Fort de ses recherches personnelles sur les archives de l'Artois - qui lui sert de laboratoire -, l'historien s'appuie, pour élargir son propos, sur une fine connaissance de la littérature secondaire spécialisée la plus récente. Son ouvrage est ainsi riche d'exemples variés et évocateurs. De ce fourmillement de cas se dégage la classique idée d'un déclin progressif de la violence que l'auteur soutient avec force. C'est néanmoins la conviction d'un lien entre les actes de violence et la situation sociale des jeunes gens qui en sont les auteurs, qui anime de manière neuve toute la réflexion de l'historien. Plaidant pour une analyse culturelle du phénomène de violence, c'est moins une étude politique ou sociale, qu'un regard porté sur les mutations des imaginaires - figures de la virilité, code d'honneur, construction du lien intergénérationnel - qui permettrait de comprendre les modalité et transformations de la violence criminelle dans les sociétés d'Europe occidentale. Essai de synthèse, l'ouvrage n'hésite pas à prendre de la hauteur et à multiplier les hypothèses stimulantes et les larges comparaisons. Peut-être souffrirait-il en contrepartie de la loi du genre : largement ouvert chronologiquement, il traite néanmoins rapidement la période contemporaine. Riche de propositions, il n'a pas toujours un espace suffisant pour les développer toutes, pour préciser l'appareil théorique ou laisser plus longuement parler les sources. Indispensable à l'approche historique du phénomène de la violence, le travail de Robert Muchembled invite de manière très stimulante à poursuivre, à son propos, les recherches sur le terrain du culture."
 

 

 
  Robert MUCHEMBLED (né en 1944), historien français spécialiste de l'Époque moderne, oriente ses recherches sur l'histoire sociale, l'anthropologie du pouvoir, la criminalité et la vie matérielle entre 1400 et 1789. il s'est beaucoup intéressé au phénomène de la sorcellerie, ou plutôt de sa répression.  Il est l'auteur de nombreux ouvrages, dont : Culture populaire et culture des élites dans la France moderne (XVe-XVIIIe siècles) (Flammarion, 1978, réédité en 1991) ; Sorcières, justice et société aux XVI-XVIIe siècles (imago, 1987) ; L'invention de l'homme moderne. Sensibilités, moeurs et comportements collectifs sous l'Ancien Régime (Fayard, 1988, réédition Hachette, 1994) ; le Temps des supplices. De l'obéissance sous les rois absolus, XVe-XVIIIe siècles (Armand Colin, 1992; réédition Press Pocket, 2001) ; La société policée. Politique et politesse en France du XVe au XXe siècle (Seuil, 1998) ; L'orgasme et l'Occident. Une histoire du plaisir du XVIe siècle à nos jours (Seuil, 2005) ; Les Ripoux des Lumières, Corruption policière et Révolution (Seuil, 2011)...
 


Robert MUCHEMBLED, Une histoire de la violence, De la fin du Moyen Âge à nos jours,  Éditions du Seuil, collection L'univers historique, 2008, 500 pages.

Complété le 5 octobre 2012.  Relu le 16 avril 2019.
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6 mai 2009 3 06 /05 /mai /2009 07:55
     La peur en Occident, Une cité assiégée, est une étude historique en même temps qu'un essai sur les peurs collectives à l'intérieur de la période 1348-1800, volontairement limitée à l'humanité occidentale. Il s'agit de comprendre le rôle de la peur dans les sociétés, en posant des questions simples mais essentielles : qui a peur et de quoi?
     Dans un texte très dense et très érudit (les notes et les repères bibliographiques abondent), le professeur au Collège de France nous promène dans le temps, de la Peste à l'Inquisition, dans un monde parcouru par des angoisses face à la mort et à l'enfer. Sans faire de la peur le moteur de l'histoire, ce dont l'auteur se met en garde plusieurs fois, il montre certains mécanismes psychologiques et sociaux à l'oeuvre dans des époques de désordres et d'incertitudes morales, lorsque se mêlent guerres et hérésies, épidémies et famines.
      A plusieurs reprises, l'auteur tente de cerner quelques moments charnières qui ne recoupent pas les catégories temporelles habituelles, Moyen-Age, Renaissance et Temps Modernes. "L'accumulation des agressions qui frappèrent les populations d'Occident de 1348 au début du XVIIIème siècle créa, de haut en bas du corps social, un ébranlement psychologique profond dont témoignent tous les langages du temps - mots et images. Un "pays de la peur" se constitue à l'intérieur duquel une civilisation se sentit "mal à l'aise" et qu'elle peuple de fantasmes morbides." Nombre de ces fantasmes sont étudiés, des peurs eschatologiques au satanisme, de la menace musulmane à l'antisémitisme, de la diabolisation de la femme (fin XVIème, début XVIIème siècle surtout) aux grandes répressions de la sorcellerie. Au fil de certaines passages affleurent les luttes des classes sociales, où la peur de l'hérétique se mêle à la peur du pauvre dans les classes dirigeantes, où les peurs des masses paysannes mêlent éléments irrationnels (l'enfer) et très matériels (les percepteurs d'impôts et les prêcheurs...).
       Dans sa conclusion, l'auteur décrit un univers d'hérésies, une civilisation du blasphème, qui perdure jusqu'aux conflits modernes, Selon lui, "jamais la "police chrétienne" ne s'est faite aussi lourde en Europe qu'une fois assises les deux Réformes - protestante et catholique - étant clair toutefois que le grand processus de "normalisation" (...) s'était déjà progressivement mis en marche au cours d'une longue "pré-réforme". L'auteur entend par là la destruction ou l'assimilation de toutes les traditions païennes antérieures.
       Si aujourd'hui, un tel travail d'historien est possible, c'est peut-être, dans une époque qui a inventé le néologisme "sécuriser" et où l'on cause souvent de sentiment d'insécurité, où on se livre à des introspections plus distanciées qu'autrefois.
En tout cas, un des grands mérites de ce livre, outre le fait de dépasser des conceptions étriquées à propos de la peur et du courage, est de contribuer à ouvrir la voie aux études sur les évolutions mentales des sociétés.
 
    L'éditeur présente l'ouvrage de la manière suivante : "Non seulement les individus pris isolément mais les collectivités et les civilisations elles-mêmes sont engagées dans un dialogue permanent avec le peur. Pourtant les historiens n'ont guère jusqu'à présent étudié le passé sous cet angle. Un vide restait à combler que cet ouvrage s'efforce de remplir. C'est peut-être parce que notre époque a inventé le néologisme "sécuriser" qu'elle est plus apte - et moins mal armée - qu'une autre pour porter sur le passé ce regard nouveau. Une telle recherche vise à découvrir des comportements vécus mais parfois inavoués et à saisir une civilisation dans son intimité et ses cauchemars."
 
   François LEBRUN, dans les Annales Economies Sociétés Civilisations, n°6, de 1979 (www.persee.fr), termine sa copieuse lecture critique en constatant qu'"on reste un peu étourdi et éberlué devant l'encyclopédie de l'auteur et la luxuriance de citations, toujours suggestives et intéressantes, mais parfois répétitives." Il est vrai que ce livre ne se lit pas comme dans un roman et qu'il vaut mieux avoir un crayon à la main pour repérer les passages clés, mais l'auteur se répète précisément parce qu'il est conscient de cet effet. "On en viendrait, continue François LEBRUN, presque à se plaindre d'une telle abondance et à regretter que le discours ne court pas, plus nerveux. En fait, je crois qu'il faut jouer le jeu d'un tel livre et apprendre à le lire à deux niveaux : d'abord le propos de l'auteur, ensuite une étonnante anthologie de textes rares, méconnus, voire totalement inconnus, qui sert de "preuves" au discours et dans laquelle on pourra désormais puiser à pleines mains. On imagine le parti que certains auraient pu naguère en tirer, car c'est un euphémisme de le dire que ces textes "ne renvoient guère à la charité, à la piété et à la beauté chrétiennes.", tant protestantes que catholiques : ils constituent, de fait, le plus bel arsenal anticlérical réuni depuis longtemps. Léo Taxil dépassé par Jean Delumeau."
Le critique regrette, comme nous d'ailleurs, l'absence totale d'illustrations alors que beaucoup de textes se réfèrent à l'iconographie des époques étudiées. "Quant au propos lui-même, comment ne pas noter d'abord ce qu'il y avait de téméraire et relevant du pari dans le fait d'aborder un sujet aussi neuf que la peur, sur un champ aussi vaste que l'Europe occidentale entre le XIVe et le XVIIIe siècle? Témérité justifiée, pari largement tenu. Certes, on peut se demander parfois si l'ouverture d'esprit de Jean Delumeau ne lui joue pas de mauvais tours. A rechercher hors des limites, soit de l'Occident, soit des XIX-XVIIIe siècles, les origines de telle ou telle peur, ou à suggérer maints rapprochements, proprement anachroniques, il en arrive presque à scier la branche sur laquelle il s'est assis et à souffler au lecteur une interrogatoire "suicidaire" : le phénomène de la peur n'est-il pas de tous les temps et de tous les pays, et, qui plus est, les formes mêmes que revêt celle-ci ne sont-elles pas très proches les unes des autres au-delà des siècles et des océans? C'est vrai (...) de la peur de la mer, de la nuit, de l'étranger, du voisin, mais ce l'est aussi, jusqu'à un certain point, de la peur de la faim, du fisc ou de l'épidémie : les réactions des Français du XIXe siècle devant le choléra rappellent celles de leurs ancêtres devant la peste. Quant au satanisme, à l'antiféminisme, à l'antijudaïsme, Jean Delumeau nous en rappelle les racines forts anciennes, en tout cas antérieures à ce milieu du XIVe siècle qui est son point de départ. (...). Ainsi, le cadre chronologique du livre semble parfois se dissoudre, ou du moins s'estomper. Mais ce n'est là qu'une réserve et il ne s'agit nullement pour moi de nier la valeur du postulat de départ, à savoir que le milieu du XIVe siècle a marqué dans l'histoire de l'Occident une coupure radicale dans tous les domaines et dans ce climat de fin du monde, les peurs collectives, peurs populaires, peurs de l'élite, se sont exacerbées. Dans Le catholicisme entre Luther et Voltaire, paru en 1971, Jean Delumeau récusait les schémas traditionnels de l'histoire religieuse des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, et proposait ce qu'il pouvait appeler lui-même avec outrecuidance, "une lecture neuve de toute l'histoire moderne de l'Occident", ajoutant que l'étude du mental collectif devrait ultérieurement confirmer la justesse de cette lecture neuve. Moins de dix ans après, prêchant l'exemple, il nous offre une confirmation éclatante sous la forme d'un livre passionnant, novateur et généreux dont on attend la suite avec impatience."
 
     Cette suite forme une liste assez importante d'ouvrages, publié par l'historien français (né en 1923) spécialiste du christianisme, notamment de la période de la Renaissance. Ainsi, par exemple, Histoire vécue du peuple chrétien (en deux volumes, 1979), Le péché et la peur : La culpabilisation en Occident (XIIIe-XVIIIe siècles) (1983), Une histoire du Paradis (en trois volumes, 1992, 1995 et 2000) ; A la recherche du paradis (2010). La Conférence terminale de Jean DELUMEAU au Collège de France 1994, Histoire des mentalités religieuses dans l'Occident moderne est disponible depuis 2005 sous forme de CD audio. 
 
Jean DELUMEAU, la peur en Occident, Editions Fayard, collection Pluriel, 1978, 599 pages.
 
Complété le 3 Août 2012. Relu le 21 mars 2019.
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2 mai 2009 6 02 /05 /mai /2009 13:21
   On peut dire de certains essais qu'on les attend depuis un certain temps et le livre de Saskia SASSEN, professeur de sociologie à l'université Columbia aux Etats-Unis, membre du Comité pour la pensée globale et par le passé codirectrice du département du Global Chicago Project, est un de ceux-là. En effet, pour quelqu'un qui veut penser les conflits  et le conflit globalement à l'échelle planétaire, il manque encore beaucoup d'outils conceptuels et opérationnels.
   C'est précisément le constat que la globalisation, certains disent mondialisation, économique, politique et culturelle, s'est accélérée ces deux dernières décennies qui amène cette chercheuse à réfléchir sur la nature de celle-ci.
Deux postulats fondamentaux dans les sciences sociales, mais il faut reconnaître que beaucoup d'autres remettent en cause également ces postulats, sont remis en cause actuellement : "le premier est le postulat explicite ou implicite que l'Etat-nation est le contenant du processus social. Le second est la correspondance sous-entendue du territoire national et du national - la supposition selon laquelle une condition ou un processus situés au coeur d'une institution ou sur un territoire national est nécessairement national."
     Contre un nationalisme méthodologique, de la même manière que certains mettent en cause l'individualisme méthodologique, la globalisation oblige à repenser les termes de la sociologie. Le résultat le plus clair de maints événements intervenus ces dernières vingt années, et sans doute depuis l'effondrement du système pseudo-communiste à l'Est, est le développement d'une globalisation dont il reste, selon l'auteure, à définir les contours.
  La destruction de la notion traditionnelle de frontière, par le développement du marché financier, des outils informatiques et télématiques et de la circulation des compétences au niveau planétaire, oblige à se doter d'autres instruments d'analyse statistiques pour comprendre le fonctionnement des sociétés actuelles. Il ne s'agit pas seulement d'économie, mais aussi d'environnement, de droits de l'homme... domaines où se forgent déjà un droit global, qui n'est pas un droit international, qui n'est pas un droit inter-étatique non plus. Cette évolution, favorisée par nombre d'acteurs étatiques et privés, tisse de nouveaux liens sociaux qu'il importe d'analyser. D'autant plus qu'il s'agit souvent d'institutions d'ordre privé qui se mettent en place, avec des pouvoirs de plus en plus étendus en matière de réglementation commerciale, financière, mais aussi en matière migratoire et environnementale. Il s'agit aussi ni plus ni moins de nouvelles classes sociales émergentes.
  Insistant sur le fait que "le global se forme en grande partie à l'intérieur du national", à partir de villes globales, à vocations nouvelles dans l'histoire, Saskia SASSEN propose que l'on prenne comme sujet d'études dotés d'instruments d'évaluation qualitative et quantitative adéquats, cette nouvelle dimension sociale.
      L'éditeur présente l'ouvrage de cette manière : "Dans le grand dictionnaire des idées reçues, la globalisation a pour acception une interdépendance croissante dans le monde en général et la formation d'institutions globales. Or, montre Saskia Sassen, la globalisation implique deux dynamiques particulières. La première induit la formation d'institutions et de processus explicitement globaux, comme l'Organisation Mondiale du Commerce, les marchés financiers, le nouveau cosmopolitisme et les tribunaux internationaux pour les crimes contre l'humanité. Autant de formations nouvelles qui s'inscrivent néanmoins en partie à l'échelle nationale. La seconde dynamique, bien qu'elle soit elle aussi constitutive, oeuvre à une échelle autre. Des réseaux inter-frontaliers d'activistes s'engagent dans des luttes spécifiquement locales mais avec un objectif global, comme les organisations humanitaires et de protection de l'environnement. Dans un nombre croissant de pays, les États et leurs gouvernements, non pas victimes mais acteurs conscients de la globalisation, s'emploient à mettre en place les politiques monétaires et fiscales indispensables à la constitution de marchés financiers globaux, souvent sous le pression irrésistible du Fonds Monétaire International, voire des Etats-Unis. Ou bien encore, les tribunaux nationaux font usage désormais d'instruments juridiques internationaux - droits de l'homme, critères internationaux de protection de l'environnement et règlements de l'OMC - pour traiter de problèmes qu'ils auraient autrefois résolus avec les instruments juridiques de leur cru. Le global se forme en grande partie à l'intérieur du national. Vue sous cet angle, conclut Saskia Sassen, la globalisation remet en question deux postulats fondamentaux des sciences sociales : le premier veut que l'Etat-nation soit le seul contenant du processus social ; le second pose la correspondance du territoire national et du national. Aujourd'hui, ces conditions sont partiellement, mais activement, démembrée. le comprendre, c'est faire un pas décisif dans l'intelligence de notre monde immédiat et futur".
   
    Martin ALBROW, critique ce livre en 2009 dans www.laviedesidéees.fr (traduction d'Emilie FRENKiEL) : " (...) Sassen montre donc surtout l'importance de la contribution de la sociologie à la compréhension à l'évolution du monde qui nous entoure. Mais en fin de compte, c'est la grande rigueur intellectuelle de son engagement disciplinaire qui limite sa compréhension de la montée et du déclin de la mondialisation. Pour comprendre comment l'idéologie néolibérale a pu si bien s'imposer, il nous faut aussi comprendre les processus et les méthodes qui ont permis aux multinationales de reprendre les thèmes du "global village" des années 1960 à des fins commerciales, et comment les jeunes dirigeants issus du baby-boom ont pensé qu'il était dans leur intérêt d'utiliser le même langage. Les structures sociales ne sont pas déterminantes en termes culturels car les idées circulent librement. L'une des façons dont Sassen exclut les considérations culturelles est de nier l'importance du cosmopolitisme dans la détermination des évolutions contemporaines. On peut lui opposer les travaux récents d'Ulrich Beck qui offrent un bon exemple d'analyse de la mondialisation et qui voient les valeurs cosmopolites comme le moteur qui motive la création d'un ordre politique mondial. En fin de compte, s'il nous incombe d'évoquer les menaces qui pèsent sur l'espèce humaine à travers le discours de la globalisation, il est nécessaire de trouver un moyen d'exprimer un objectif commun et collectif et d'éviter la distorsion idéologique qui a irrémédiablement porté atteinte à l'idée de mondialisation. L'idéologie de la mondialisation considérait jusqu'à présent les questions d'égalité, de justice et de liberté comme des questions subsidiaires et extérieures à l'activité centrale qui consiste à diriger le monde. Nous devons comprendre à quel point cette idéologie est parvenue à s'imposer, pas seulement grâce à ses bases sociales et matérielles, mais aussi à travers l'analyse du sens et des imaginaires qui écartent des possibles avenirs alternatifs. C'est la raison pour laquelle nous avons aussi besoin d'analyses de l'imagination littéraire du type de celle qui fut si efficacement adoptée par Martha Nussbaum dans ses cours sur la justice poétique. La mondialisation est à la fois un ensemble d'écrits, un exercice de relations publiques, une mode, voire un engouement, et une stratégie commerciale. Ce domaine de recherche a besoin de la remarquable sociologie de Sassen, mais également de beaucoup d'autres disciplines."
   
      Saskia SASSEN (née en 1949), économiste et sociologue néerlando-américaine se spécialise dans l'étude de la mondialisation et la sociologie des très grandes villes du monde. A l'origine du concept de ville-mondiale (global cities) (The Global City, 1991), elle est l'auteure également de plusieurs autres ouvrages, dont peu ont été traduits en français, par exemple : New York City's informal economy, Los Angeles, University of California, 1988 ; Denationalization : Territory, Authority and Rights in a Global Digital Age, Princeton University Press, 2005 ; Critique de l'État, Territoire, Autorité et Droits de l'époque médiévale à nos jours, Editions Demopolis pour Le Monde diplomatique, 2006 ; La globalisation centrifuge, Démopolis, 2009.


Saskia SASSEN, La globalisation. Une sociologie, Éditions Gallimard, collection nrf Essais, 2009, 341 pages. Traduction de l'ouvrage américain A sociology of globalization, WW Norton & Company, New York, 2007.
 
Complété le 21 Août 2012, Relu le 25 mars 2019
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27 novembre 2008 4 27 /11 /novembre /2008 11:01

      Spécialiste du monde antique grec et romain, professeur au Collège de France, Paul VEYNE livre une étude dense sur la place du don et du mécénat dans la vie de l'époque hellénistique et romaine, durant environ 6 siècles (de - 300 av.JC à 300 ap.JC).

    L'évergétisme, cette prodigalité des notables riches dans le monde antique, obligatoire ou non, occupe une place importante dans les relations entre humbles et puissants, entre citoyens et groupes dirigeants. Il se prolonge dans le christianisme par la charité - obligatoire ou non - et aujourd'hui encore par le biais de certaines organismes caritatifs, notamment dans la société américaine (rôle des fondations). Tout en jetant des lueurs sur les pratiques contemporaines, l'auteur se concentre sur ces 6 siècles et montre comment ces dépenses somptuaires, qui se manifestent souvent par des distributions massives de vivres et des jeux gigantesques, s'insère dans la vie politique et économique des Cités. Comment elles participent des jeux de pouvoir et de prestige, comment elles constituent un élément d'exercice de la souveraineté impériale, sans négliger les aspects religieux de la question.

    Paul VEYNE, historien français spécialiste de la Rome antique, détaille les différences et les analogies des évergétismes grec et romain et leur rôle dans l'évolution des sphères publiques et privées comme dans les mentalités politiques.

 

         Pour donner une idée du ton général de l'ouvrage, par ailleurs très érudit au niveau juridique et économique - les notes occupent un bon quart du livre - on peut lire des extraits du résumé par l'auteur de son dernier chapitre, qui porte sur "l'empereur et sa capitale".

  "Le pain et le cirque, l'évergétisme, étaient donc de la politique à trois titres différents et inégaux, qui correspondent aux trois enjeux dont parle un proverbe de sociologue : l'argent, le pouvoir et le prestige.

Le premier titre (...) est la reproduction, c'est-à-dire un à-peu-près entre la justice et le statut quo, entre les deux buts de la politique. (...) en ces temps lointains où l'économie n'était pas encore une profession, la classe politique ne considérait ses avantages économiques que comme les moyens de ses supériorités politiques et sociales. (...)  FRONTON (écrit) : "On tient le peuple romain par deux choses : son pain (annona) et les spectacles ; on lui fait accepter l'autorité (imperium) par des futilités autant que par des choses sérieuses. Il n'y a plus de danger à négliger ce qui est sérieux, plus d'impopularité à négliger ce qui est futile. Les distributions d'argent, les "congiaires", sont moins âprement réclamées que des spectacles ; car les congiaires n'apaisent qu'individuellement et nominativement (singillatim et nominatim) les phébéiens en quête de pain, tandis que les spectacles plaisent au peuple collectivement (universum)".

 Le second titre était que l'appareil d'Etat se sentait ou se croyait menacé par certains intérêts des gouvernés, qui voulaient des plaisirs et du pain. (...).

  Enfin, à cette époque où il n'existait guère de milieu entre la démocratie directe et l'autorité par droit subjectif, la possession du pouvoir avait des effets irréels. Les gouvernants devaient faire symboliquement la preuve qu'ils restaient au service des gouvernés, car le pouvoir ne peut être ni un job, ni une profession, ni une propriété comme les autres.(...)."

 

   Mona OZOUF commente pour l'éditeur, en quatrième de couverture : "Cette folie, qui lançait les riches dans une surenchère de dons à la collectivité (chacun voulant se montrer plus magnifique que le voisin), porte un nom savant - l'évergétisme - et vient de trouver son historien. Paul Veyne a quelque chose de la prodigalité de ses héros, les évergètes. Il déverse sur ses lecteurs médusés les trésors de son information, les souvenirs de ses campagnes à travers l'érudition germanique de la sociologie anglo-saxonne, dépense en quelques pages la matière de vingt thèses et mobilise toutes les ressources d'un esprit follement ingénieux pour comprendre et faire comprendre ce que ces cadeaux en cascade étaient chargés d'entretenir."

   André REIX, dans la Revue Philosophique de Louvain, 1978, n°29, fait remarquer que "le mot évergétisme est un néologisme de formation très récente : c'est le fait de faire des bienfaits en général. Le concept a précédé l'étude historique. Reste à en expliquer les raisons. L'intérêt philosophique du présent livre vient justement de l'ambiguïté de sa méthode. L'auteur définit sa recherche comme une oeuvre de sociologie historique, en insistant sur la prédominance de l'histoire dont tous les faits importent pour une description de pure curiosité. Il déclare en outre s'en tenir à l'époque romaine, alors que sa vaste documentation le pousse à de continuelles incursions dans toutes les époques et dans tous les domaines, ce qui est assurément un bien, mais dévie son premier objectif pour en faire une recherche de sociologie politique, chargent le mot sociologie du même sens que chez Max Weber, c'est-à-dire "synonyme commode de sciences humaines ou de science politique", la différence entre sociologie et histoire étant purement formelle." 

   Eric MAIGRET, écrit à propos de la nouvelle édition de 1995, dans une collection de poche très diffusée, que "ce texte est un jalon dans l'histoire des sciences humaines pour de multiples raisons : à partir de l'analyse novatrice d'un phénomène historique précis, l'évergétisme, pratique de don à la collectivité développée durant l'Antiquité grecque et romaine, il met en perspective les apports de Mauss, de Polanyi et des économistes sur la question du don, analyse le fonctionnement du politique dans les sociétés, développe une théorie originale de l'idéologie et de la croyance comme phénomènes en leur coeur contradictoires, ceci en passant avec bonheur des écrits des auteurs de l'Antiquité à ceux de sociologues ou d'historiens, de l'histoire sociologique à la sociologie historique, disciplines formellement différenciables mais matériellement confondues."

    Paul VEYNE, né en 1930,  continue d'écrire des ouvrages pour une nouvelle écriture de l'histoire. Parmi ses nombreux titres, notons Comment on écrit l'histoire : essai d'épistémologie (Seuil, 1970), L'Elégie érotique romaine. L'amour, la poésie et l'Occident (Seuil, 1983), Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes? Essai sur l'imagination constituante (Seuil, 1983), La société romaine (Seuil, 1991), L'empire gréco-romain (Seuil, 2005), Quand notre monde est devenu chrétien (312-394) (Albin Michel, 2007), Michel Foucault. Sa pensée, sa personne (Albin Michel, 2008).

 

Paul VEYNE, Le pain et le cirque, Sociologie historique d'un pluralisme politique, Editions du Seuil, collection Points Histoire, 1995, 896 pages. Première édition en 1976.

 

Complété le 1 Août 2012. Relu le 19 octobre 2018

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