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6 mai 2009 3 06 /05 /mai /2009 07:55
     La peur en Occident, Une cité assiégée, est une étude historique en même temps qu'un essai sur les peurs collectives à l'intérieur de la période 1348-1800, volontairement limitée à l'humanité occidentale. Il s'agit de comprendre le rôle de la peur dans les sociétés, en posant des questions simples mais essentielles : qui a peur et de quoi?
     Dans un texte très dense et très érudit (les notes et les repères bibliographiques abondent), le professeur au Collège de France nous promène dans le temps, de la Peste à l'Inquisition, dans un monde parcouru par des angoisses face à la mort et à l'enfer. Sans faire de la peur le moteur de l'histoire, ce dont l'auteur se met en garde plusieurs fois, il montre certains mécanismes psychologiques et sociaux à l'oeuvre dans des époques de désordres et d'incertitudes morales, lorsque se mêlent guerres et hérésies, épidémies et famines.
      A plusieurs reprises, l'auteur tente de cerner quelques moments charnières qui ne recoupent pas les catégories temporelles habituelles, Moyen-Age, Renaissance et Temps Modernes. "L'accumulation des agressions qui frappèrent les populations d'Occident de 1348 au début du XVIIIème siècle créa, de haut en bas du corps social, un ébranlement psychologique profond dont témoignent tous les langages du temps - mots et images. Un "pays de la peur" se constitue à l'intérieur duquel une civilisation se sentit "mal à l'aise" et qu'elle peuple de fantasmes morbides." Nombre de ces fantasmes sont étudiés, des peurs eschatologiques au satanisme, de la menace musulmane à l'antisémitisme, de la diabolisation de la femme (fin XVIème, début XVIIème siècle surtout) aux grandes répressions de la sorcellerie. Au fil de certaines passages affleurent les luttes des classes sociales, où la peur de l'hérétique se mêle à la peur du pauvre dans les classes dirigeantes, où les peurs des masses paysannes mêlent éléments irrationnels (l'enfer) et très matériels (les percepteurs d'impôts et les prêcheurs...).
       Dans sa conclusion, l'auteur décrit un univers d'hérésies, une civilisation du blasphème, qui perdure jusqu'aux conflits modernes, Selon lui, "jamais la "police chrétienne" ne s'est faite aussi lourde en Europe qu'une fois assises les deux Réformes - protestante et catholique - étant clair toutefois que le grand processus de "normalisation" (...) s'était déjà progressivement mis en marche au cours d'une longue "pré-réforme". L'auteur entend par là la destruction ou l'assimilation de toutes les traditions païennes antérieures.
       Si aujourd'hui, un tel travail d'historien est possible, c'est peut-être, dans une époque qui a inventé le néologisme "sécuriser" et où l'on cause souvent de sentiment d'insécurité, où on se livre à des introspections plus distanciées qu'autrefois.
En tout cas, un des grands mérites de ce livre, outre le fait de dépasser des conceptions étriquées à propos de la peur et du courage, est de contribuer à ouvrir la voie aux études sur les évolutions mentales des sociétés.
 
    L'éditeur présente l'ouvrage de la manière suivante : "Non seulement les individus pris isolément mais les collectivités et les civilisations elles-mêmes sont engagées dans un dialogue permanent avec le peur. Pourtant les historiens n'ont guère jusqu'à présent étudié le passé sous cet angle. Un vide restait à combler que cet ouvrage s'efforce de remplir. C'est peut-être parce que notre époque a inventé le néologisme "sécuriser" qu'elle est plus apte - et moins mal armée - qu'une autre pour porter sur le passé ce regard nouveau. Une telle recherche vise à découvrir des comportements vécus mais parfois inavoués et à saisir une civilisation dans son intimité et ses cauchemars."
 
   François LEBRUN, dans les Annales Economies Sociétés Civilisations, n°6, de 1979 (www.persee.fr), termine sa copieuse lecture critique en constatant qu'"on reste un peu étourdi et éberlué devant l'encyclopédie de l'auteur et la luxuriance de citations, toujours suggestives et intéressantes, mais parfois répétitives." Il est vrai que ce livre ne se lit pas comme dans un roman et qu'il vaut mieux avoir un crayon à la main pour repérer les passages clés, mais l'auteur se répète précisément parce qu'il est conscient de cet effet. "On en viendrait, continue François LEBRUN, presque à se plaindre d'une telle abondance et à regretter que le discours ne court pas, plus nerveux. En fait, je crois qu'il faut jouer le jeu d'un tel livre et apprendre à le lire à deux niveaux : d'abord le propos de l'auteur, ensuite une étonnante anthologie de textes rares, méconnus, voire totalement inconnus, qui sert de "preuves" au discours et dans laquelle on pourra désormais puiser à pleines mains. On imagine le parti que certains auraient pu naguère en tirer, car c'est un euphémisme de le dire que ces textes "ne renvoient guère à la charité, à la piété et à la beauté chrétiennes.", tant protestantes que catholiques : ils constituent, de fait, le plus bel arsenal anticlérical réuni depuis longtemps. Léo Taxil dépassé par Jean Delumeau."
Le critique regrette, comme nous d'ailleurs, l'absence totale d'illustrations alors que beaucoup de textes se réfèrent à l'iconographie des époques étudiées. "Quant au propos lui-même, comment ne pas noter d'abord ce qu'il y avait de téméraire et relevant du pari dans le fait d'aborder un sujet aussi neuf que la peur, sur un champ aussi vaste que l'Europe occidentale entre le XIVe et le XVIIIe siècle? Témérité justifiée, pari largement tenu. Certes, on peut se demander parfois si l'ouverture d'esprit de Jean Delumeau ne lui joue pas de mauvais tours. A rechercher hors des limites, soit de l'Occident, soit des XIX-XVIIIe siècles, les origines de telle ou telle peur, ou à suggérer maints rapprochements, proprement anachroniques, il en arrive presque à scier la branche sur laquelle il s'est assis et à souffler au lecteur une interrogatoire "suicidaire" : le phénomène de la peur n'est-il pas de tous les temps et de tous les pays, et, qui plus est, les formes mêmes que revêt celle-ci ne sont-elles pas très proches les unes des autres au-delà des siècles et des océans? C'est vrai (...) de la peur de la mer, de la nuit, de l'étranger, du voisin, mais ce l'est aussi, jusqu'à un certain point, de la peur de la faim, du fisc ou de l'épidémie : les réactions des Français du XIXe siècle devant le choléra rappellent celles de leurs ancêtres devant la peste. Quant au satanisme, à l'antiféminisme, à l'antijudaïsme, Jean Delumeau nous en rappelle les racines forts anciennes, en tout cas antérieures à ce milieu du XIVe siècle qui est son point de départ. (...). Ainsi, le cadre chronologique du livre semble parfois se dissoudre, ou du moins s'estomper. Mais ce n'est là qu'une réserve et il ne s'agit nullement pour moi de nier la valeur du postulat de départ, à savoir que le milieu du XIVe siècle a marqué dans l'histoire de l'Occident une coupure radicale dans tous les domaines et dans ce climat de fin du monde, les peurs collectives, peurs populaires, peurs de l'élite, se sont exacerbées. Dans Le catholicisme entre Luther et Voltaire, paru en 1971, Jean Delumeau récusait les schémas traditionnels de l'histoire religieuse des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, et proposait ce qu'il pouvait appeler lui-même avec outrecuidance, "une lecture neuve de toute l'histoire moderne de l'Occident", ajoutant que l'étude du mental collectif devrait ultérieurement confirmer la justesse de cette lecture neuve. Moins de dix ans après, prêchant l'exemple, il nous offre une confirmation éclatante sous la forme d'un livre passionnant, novateur et généreux dont on attend la suite avec impatience."
 
     Cette suite forme une liste assez importante d'ouvrages, publié par l'historien français (né en 1923) spécialiste du christianisme, notamment de la période de la Renaissance. Ainsi, par exemple, Histoire vécue du peuple chrétien (en deux volumes, 1979), Le péché et la peur : La culpabilisation en Occident (XIIIe-XVIIIe siècles) (1983), Une histoire du Paradis (en trois volumes, 1992, 1995 et 2000) ; A la recherche du paradis (2010). La Conférence terminale de Jean DELUMEAU au Collège de France 1994, Histoire des mentalités religieuses dans l'Occident moderne est disponible depuis 2005 sous forme de CD audio. 
 
Jean DELUMEAU, la peur en Occident, Editions Fayard, collection Pluriel, 1978, 599 pages.
 
Complété le 3 Août 2012. Relu le 21 mars 2019.
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