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30 juillet 2010 5 30 /07 /juillet /2010 13:25

            Figure de proue du mouvement de l'éducation nouvelle, courant pédagogique qui défend le principe d'une participation des individus, dont les enfants, à leur propre formation, Maria MONTESSORI consacre sa vie à une nouvelle perception de l'enfance et de l'éducation, donc du coup à une nouvelle perception des conflits impliquant les enfants.

Première femme italienne médecin et première femme diplômée de médecine en Italie, elle travaille plus de dix ans en psychiatrie infantile (à partir de 1896), avant de s'intéresser aux enfants "normaux". Entreprenant en 1901 des études de psychologie et de philosophie - Jean-Jacques ROUSSEAU, à travers L'Émile l'inspire beaucoup - elle se consacre surtout aux activités pratiques (fondation de Maisons des enfants...) qui lui permettent d'acquérir une expérience très concrète de l'évolution des enfants, notamment des jeunes enfants, dans la vie scolaire. Elle se fait connaître dès 1913 par des conférences internationales où elle diffuse ses idées sur les nouveaux principes pédagogiques et les pratiques nécessaires au développement de l'être humain. Elle-même et de nombreux collaborateurs et collaboratrices formulent ce qu'on appelle la Pédagogie Montessori, une pédagogie reprise notamment en Inde où elle séjourne de nombreuses années à partir de 1936 (suite à la fermeture par le gouvernement fasciste de toutes les écoles italiennes). Cette pédagogie est utilisée de par le monde par environ 4 500 écoles, dont seulement quelques unes se trouvent aux États-Unis et en France. Les idées de Maria MONTESSORI sont surtout bien accueillies en Inde.

 

             Ses oeuvres sont pour la plupart publiées après son décès, grâce aux efforts de sa famille notamment. Mais déjà, elle se fait connaître dès 1935 par des écrits plus techniques que généraux (psycho-geometrica, psycho-grammar, psycho-arithmetica, ce dernier publié en 1971) où elle expose une nouvelle manière d'apprendre les mathématiques ou la langue, en tenant compte des aptitudes de l'enfant, et en faisant de lui un acteur du monde qu'il découvre. L'enfant, de 1935, livre déjà une vision d'ensemble de sa pédagogie, qui se complète au fil des ans par d'autres ouvrages, De l'enfant à l'adolescent (1958), Pédagogie scientifique (1958), Découverte de l'enfant (1969), L'enfant créateur (1972), L'école pour enfants (1976),  The secret of chilhood, 1986 en Inde, The formation of Man, 1991, toujours en Inde, To Educate the Human Potential, toujours en Inde, L'esprit absorbant de l'enfant, traduction en français de 1959, qu'elle présente comme son oeuvre définitive.

Dans le foisonnement des écrits, souvent tirés directement ou résumés de ses conférences, deux ouvrages retiennent notre attention, Education and Peace, 1972 en Inde encore et surtout le plus accessible pour le public français, L'Education et la paix, publié en 2002, car ils lient précisément les conditions de l'éducation de l'enfant et l'évolution sociale vers la paix ou vers la guerre. 

 

            La pédagogue italienne, influencée les idées de Peter NUNN ou d'Ovide DECROLY, veut surtout développer des attitudes envers l'enfant, beaucoup plus qu'élaborer une théorie éducative. Elles s'appuie sur une connaissance très précise de l'évolution psycho-sociale dans la première enfance (jusqu'à 6 ans environ), montrant la nécessité, par l'observation attentive et bienveillante, d'utiliser très tôt les aptitudes à la découverte du monde. Elle élabore une théorie de la perception très proche de celle de PESTALOZZI, qui doit permettre à l'éducateur en général de proposer le développement des "embryons intellectuels". Avec son langage médical, elle propose d'aider l'enfant à se construire psychologiquement, dès sa naissance, à utilisant son "esprit absorbant" dans les meilleures conditions possibles.

      Un des concepts de base du système éducatif de Maria MONTESSORI est l'"activité indépendante". "Un individu est ce qu'il est, non point à cause des maîtres qu'il a eus, mais du fait de ce qu'il a accompli lui-même." Elle va jusqu'à introduire l'idée d'"autocréation" qu'elle applique non seulement à la perception sensorielles et à l'intellect, mais aussi à la coordination de tous les aspects humains du développement de la personnalité. Ce processus ne peut réussir que s'il se déroule dans la liberté, laquelle s'entend comme alliant de pair avec la discipline et la responsabilité. Les enfants sont doués d'une compréhension intuitive des formes d'épanouissement par l'activité indépendante. "Les enfants semblent avoir la sensation de leur croissance intérieure, la conscience des acquisitions qu'ils font en se développant eux-mêmes. Ils manifestent extérieurement, par une expression de joie, le fait supérieur qui s'est produit en eux". Pour elle, "cette prise de conscience toujours croissante favorise la maturité. Si l'on donne à un enfant le sentiment de sa propre valeur, il se sent libre et son travail ne lui pèse plus." (De l'enfance à l'adolescence, cité par Hermann RORHS). 

 

                   L'éducation et la paix se compose des textes des conférences (entre 1932 et 1939) où Maria MONTESSORI lie l'éducation et la paix, en soutenant l'idée positive d'une réforme sociale constructive. A la base de ces discours il y a la conviction que l'humanité doit s'organiser dans une coopération universelle, car la frontière la plus vulnérable n'est pas la limite géographique séparant deux pays, mais l'impréparation de l'homme et l'isolement des individus. 

  Pierre CALAME introduit ainsi ce recueil de textes : "Plus que jamais la paix reste à faire. Plus que jamais, peut-être, elle sera dans les prochaines décennies un enjeu de survie de l'humanité. Plus que jamais elle se fera dans la tête des hommes. Car la paix, comme l'avait bien compris Maria Montessori, n'est pas la non-guerre. Ce n'est pas seulement affaire de diplomatie, d'armée et de cessez-le-feu. Nous le savons bien, trop souvent les peuples qui gagnent la guerre perdent la paix qui suit car les valeurs nécessaires pour gagner la guerre - simplification, obéissance aux ordres, clarté de la distinction entre amis et ennemis, etc - n'ont rien à voir avec les valeurs nécessaires pour construire une paix durable - la capacité à admettre et comprendre la complexité, la capacité à coopérer avec l'autre, l'esprit critique, le sens du compromis, la perception aigüe de l'unité et de la diversité simultanée du monde. Oui, la paix n'est pas le résultat de négociations, c'est une construction. Maria Montessori parlait de la nécessité de redéfinir le concept de paix. Elle le reliait au progrès de la raison et n'hésitait pas à parler de science de la paix. (...) La paix s'apprend. Elle s'apprend d'autant plus que (...) dans la construction de la paix, il n'est pas de petite chose et de petite échelle. Elle soulignait que la construction de la paix commençait par la construction de l'harmonie entre l'enfant et l'adulte. Elle avait compris le caractère profondément fractal, dirait-on pour faire moderne, de la question de la paix : ce qui se joue entre les femmes et les hommes, entre les enfants et les adultes, entre les enfants eux-mêmes ; à l'échelle de la famille, de la classe, du quartier, se retrouve à l'échelle des rapports entre nations. La tolérance, la capacité à reconnaître que l'autre est à la fois semblable à moi et digne du même respect, se pose à l'échelle des rapports interindividuels comme à l'échelle des rapports entre les civilisations et les religions.(...). Ceux qui, à l'école primaire, apprennent à huit ans à être médiateurs entre leurs camarades seront certainement ceux qui, à une toute autre échelle, apprendront demain à être médiateurs entre les peuples."

  A Genève en 1932, à l'Office international de l'éducation, au centre alors du mouvement européen pour la paix, elle dénonce le fait que la paix n'a jamais fait l'objet d'une démarche cohérente de recherche qui puisse porter le nom de science et souligne l'importance de mettre clairement en lumière la profonde différence entre les objectifs moraux contradictoires de la guerre et de la paix. Toutes les nations de la terre, au lieu de former une alliance en vue d'éviter un conflit armé (ce qui est une critique indirecte de la vision limitée de la Société des Nations), demeurent aveugles aux causes premières de la guerre car nous vivons dans un état de paralysie morale qui obscurcit la raison. Pour éliminer ces manques, il faut donc prendre l'enfant comme point de départ et surtout croire en sa capacité de régénérer la race humaine et la société : la déficience, la faiblesse, la servitude et l'arrêt de la personnalité sont toujours le résultat d'une éducation qui n'est qu'un affrontement aveugle entre le fort (l'adulte) et le faible (l'enfant). Voilà pourquoi est indispensable la construction d'un environnement qui puisse libérer l'homme de ses frustrations et qui ne pose pas de limites à ses aspirations infinies.

  A Bruxelles en 1936, au cours d'une conférence toujours, devant le Congrès européen pour la paix, elle salue la naissance de l'humanité en tant que organisme et dénonce en même temps l'incapacité de l'homme à grandir au rythme des progrès qu'il a accomplis dans son environnement matériel. 

  A Copenhague en 1937, au sixième Congrès international Montessori, elle dénonce la condition de l'enfant comme celle d'un "citoyen oublié" et considère l'éducation de l'enfant et le développement de son autonomie comme une question sociale de la plus haute importance. Ce processus de libération est extrêmement important car l'enfant qui est libre d'agir se guérit de toutes ses déformations psychiques et devient le maître de ses propres dynamismes : l'amour n'est pas la cause mais l'effet du développement normal de l'individu. Nos efforts doivent se consacrer à aider l'enfant à se perfectionner lui-même par le contact avec la réalité car nous ne pouvons pas élever le niveau de l'humanité seulement par la culture.

   En 1937, sous les auspices de la Société scientifique d'Utrecht, elle fait trois conférences devant l'École internationale de philosophie.

   En 1939, elle fait une conférence devant la Fraternité mondiale des croyances, une organisation religieuse internationale.

 

    Pour Maria MONTESSORI, les rapports de soumission caractérisant nos sociétés et engendrant la guerre nous sont imposés surtout au moyen de l'éducation et pas exclusivement au moyen des institutions. Dans cette optique, les injustices que nous subissons au sein de notre environnement sont les mêmes que nous reproduisons à chaque génération, car nous n'avons pas eu la possibilité de développer librement notre autonomie individuelle. La reproduction à chaque génération de relations conflictuelles et ressenties comme telles entre enfants et adultes enferme l'humanité dans un cercle vicieux dont elle doit sortir, sous peine de renouveler des événements aussi catastrophiques qu'une guerre mondiale. il s'agit de substituer aux relations souvent violentes entre générations des formes de coopération qui tiennent compte des potentialités de l'enfant. Elle considère que les remèdes à l'inhumanité de la guerre doivent être recherchés non au sein de la culture, produit des adultes, mais au sein d'un éducation favorisant le développement des forces positives présentes à chaque génération. (Diego SALCO, 2005).

 

Maria MONTESSORI, L'enfant, Desclée de Brouwer, 1935 ; De l'enfant à l'adolescent, Desclée de Brouwer, 1958 ; L'Education et la paix (Traduction d'Educazione e Pace, 1949), Editions Charles Léopold Mayer, Desclée de Brouwer, 2001, préface de Pierre CALAME. 

 Une grande partie des oeuvres en anglais ou en allemand n'ont pas été encore traduites en français.

Gilbert GIANNONI, Encyclopedia Universalis, 2004. Diego SALCO, www.montessorien.net, 2005. Hermann ROHRS, dans Perspectives, revue trimestrielle d'éducation comparée, UNESCO, 1994 (n°1-2). 

 

Relu le 23 janvier 2020

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3 juillet 2010 6 03 /07 /juillet /2010 11:50

           L'économiste autrichien Joseph Aloys SCHUMPETER est considéré comme le chef de file de toute une série d'économistes "hérétiques" qui refusent à la fois des enseignements "définitifs" des écoles libérales, keynésiennes et marxistes, tout en y puisant une grande partie de leur inspiration. Il ne fonde pas à proprement parler une "école" économique et se situe comme l'un des derniers grands économistes "généralistes" qui refusent les frontières entre disciplines.

Aussi son oeuvre, de La théorie de l'évolution économique de 1912 à son Histoire de l'analyse économique (inachevée, publiée en 1954) est emplie de considérations sociologiques. Même s'il eu pour maîtres BOHM-BAWERK, MENGER et Von WIESER, auquel il faut ajouter COURNOT, QUESNAY et WALRAS, il déborde de loin la seule analyse économique pour comprendre le capitalisme. il ne s'agit pas pour lui de rechercher les conditions de l'équilibre mais plutôt les lois du changement. Se situant dans le débat entre tenants du marxisme et tenants de l'économie politique libérale emprunteurs de notions keynésiennes, il dégage les éléments d'une comparaison critique entre capitalisme et socialisme.

C'est d'ailleurs en plein conflit mondial et en pleine gestation de qui sera la guerre froide, qu'il publie son oeuvre maîtresse et récapitulatrice, Capitalisme, socialisme et démocratie (1942). Son oeuvre englobe plusieurs niveaux de rationalité (jean-Marie ALBERTINI), et veut communiquer une vision systémique, dotée d'une grande profondeur historique. Joseph SCHUMPETER réfute la possibilité d'une "science économique" pure, qui serait dégagée des conflits sociaux et préfère rechercher les enchaînements dynamiques des structures qui reflètent réellement la réalité socio-économique. Plutôt favorable au capitalisme, il constate avec regret que les évolutions sociales tendent plutôt vers le socialisme. De nombreux écrits ne parviennent traduites en France que relativement tardivement, ou ne le sont même pas encore, et son influence se mesure plutôt aux États-Unis (Université de Harvard) où il réside de 1932 à 1950.

 

             Théorie de l'évolution économique de 1912 n'est pas son premier ouvrage, même si c'est celui qui le fait connaître dans le monde universitaire (Das Wesen und der Hauptinhalt der theoretischen Nationalokonomie date de 1908).

Dès le début, l'auteur affirme son penchant pour l'hérésie ; il prend à contre-pied toute l'économie politique qui recherche les conditions de l'équilibre. Au centre du circuit économique, se trouve le capital. "Le capital n'est rien d'autre que le levier qui permet à l'entrepreneur de soumettre à sa domination les biens concrets dont il a besoin, rien d'autre qu'un moyen de disposer des biens en vue de fins nouvelles, ou qu'un moyen d'imprimer à la production sa nouvelle direction". D'emblée, Joseph SCHUMPETER situe l'action de l'entrepreneur au premier plan du système capitaliste, et cela dans un contexte de conflits de volonté entre entrepreneurs qui veulent tous disposer des fonds de pouvoir d'achat suivant des directions différentes et concurrentes. "Nous définirons donc le capital comme la somme de monnaie et d'autres moyens de paiement, qui est toujours disponible pour être concédée à l'entrepreneur".  L'économie se présente comme une succession d'équilibres, ou plutôt de déséquilibres, le passage d'un équilibre à un autre se faisant sous forme de crise, où les vagues de l'essor de production s'oppose aux vagues précédentes, les vagues nouvelles succèdent aux vagues anciennes. L'équilibre est toujours menacé car l'essor est continuel.

 

             Economie, Doctrine and Method, de 1954 est la traduction anglaise d'un ouvrage paru en 1914.

 

                L'essai de 1918 sur La crise de l'État fiscal, a pour point de départ les difficultés financières de l'État faisant suite à une guerre., qui obligent à sortir du système économique antérieurement en vigueur. "Ce système économique se présentait d'ailleurs comme un agrégat d'éléments disparates et ne méritait guère que par abstraction la dénomination d'"économie de libre concurrence". Cependant, toutes les réussites et tout le dynamisme qu'on pouvait porter à son actif relevaient de ce qu'il comptait encore de libre concurrence, en dépit des tentatives dirigistes de l'État qui se sont manifestées (...) dès avant la guerre et que celle-ci n'a fait que renforcer. Ce système économique va-t-il et doit-il s'écrouler sous le poids des dépenses de guerre ou faut-il que l'État intervienne pour le transformer en quelque chose de nouveau? Dans bien des cas, ce n'est pas l'analyse sereine qui dicte la réponse à cette question. Comme dans d'autres domaines, chacun attend des suites de la guerre la réalisation de ses désirs particuliers : pour les uns l'effondrement du grand capitalisme dont la guerre n'aurait été que l'aboutissement, pour d'autres une liberté économique plus grande qu'auparavant, pour d'autres encore une "économie dirigée" mise au point par les "experts". Il était inévitable, ajoute-t-on, qu'on en arrivât là parce que l'État (...) ou l'économie libérale (...) a échoué. Ni les uns ni les autres, et encore moins les socialistes, ne tentent de fonder ce jugement à l'aide d'arguments qui relèverait un tant soit peu de la démarche scientifique". L'auteur tente de comprendre ce que signifie véritablement la "faillite de l'État fiscal", question tragique en Autriche de cette époque, et quelles conséquences il faut en tirer. Il plaide pour une sociologie des finances qui permette de le faire, dans une perspective sur le long terme, en commençant par la fin du Moyen-Age. L'étude de l'histoire fiscale montre que l'acceptation des impôts n'impliquait pas la généralité de l'obligation fiscale, ni tout le temps, ni dans la totalité de l'espace occupé par une autorité, ni tout le monde... Très au fait des diverses positions et propositions à l'égard de l'avenir de l'EÉat (lecteur attentif par exemple du Manifeste communiste), il considère que l'attention doit se concentrer sur les conditions de l'épargne (lutter contre les entraves de la législation), mais est très sceptique sur les chances d'un retour à une quelconque libre concurrence, n'écartant pas les "mesures drastiques" nécessaires.

Présent précisément dans les responsabilités étatiques du moment, (ministre des finances de 1919-1920 de la coalition social-démocrate et social-chrétien d'Otto BAUER), l'auteur termine son étude sur une conviction présente par la suite : "Les conditions préalable à l'apparition d'une société socialiste, c'est que le capitalisme ait accompli son oeuvre, c'est-à-dire qu'il existe une économie nationale saturée de capitaux et rationalisée par les entrepreneurs, en sorte qu'elle soit capable d'absorber le ralentissement du développement économique inévitablement induit par le socialisme. Le socialisme implique en effet que la vie sociale s'affranchit des contraintes de l'économie et même se détourne de ses exigences. Mais cette heure n'a pas encore sonné. Elle a même été retardée par la guerre. L'époque actuelle appartient à l'entreprise privée et au travail productif ; par l'intermédiaire de l'entreprise privée, elle appartient également à l'État fiscal. A n'en pas douter, on ne pourrait changer de système qu'au prix de lourds sacrifices pour tous et même aux dépens des intérêts de la classe ouvrière. D'ailleurs, l'heure du socialisme viendra. Peu à peu le développement de l'économie et l'élargissement du cercle des solidarités sociales qu'il entraîne feront perdre à l'économie privée sa signification historique. Ce processus s'annonce déjà et vient s'inscrire dans les tendances de la deuxième moitié du XIXe siècle, dont les dernières erreurs ont peut-être connu leur paroxysme avec la guerre. La société dépassera peu à peu l'entreprise privée et l'État fiscal, mais, à coup sûr, ce sera en dépit et non par suite de la guerre."

 

            Contribution à une sociologie des impérialismes de 1919 examine, au-delà des slogans, l'impérialisme à l'oeuvre, notamment l'impérialisme dans la monarchie absolue des temps modernes. Pour en tirer une définition et un contenu qui le lie au capitalisme. "Telle est (...) la base sociale de l'impérialisme contemporain du capitalisme : il ne coïncide pas avec la nationalisme et le militarisme, mais une fusion s'est opérée entre eux, le capitalisme reposant sur ces phénomènes au même titre qu'ils reposent sur lui. L'impérialisme moderne, comme le militarisme et le nationalisme, constitue un héritage de l'époque dominée par l'État monarchique : en lui survivent, non sans transpositions, des éléments structuraux, des formes d'organisation, une configuration d'intérêts et des attitudes qui ne sont compréhensibles que par référence à l'État monarchique.

L'impérialisme moderne constitue le point d'arrivée de forces pré-capitalistes que l'État monarchique réorganisa, en partie grâce aux méthodes du capitalisme naissant : il n'aurait jamais pu naître de la "logique interne" du capitalisme lui-même." L'auteur dessine là les contours d'un appareil d'État qui possède sa logique propre, qui favorise la guerre, qui rend possible une alliance, qui ne peut exister que dans des conditions sociales précises, entre une partie de capitalisme et les éléments militaristes de la société. Cette alliance fait peser sur l'Europe une menace de guerre constante. La disparition des intérêts monopolistiques n'empêchera sans doute pas la guerre, mais celle-ci sera autre sans leur action en tant qu'avant-garde, comme l'écrit l'auteur, dans le déclenchement de la plupart des guerres.

 

            Les classes sociales en milieu ethnique homogène, de 1927, se veut un examen le plus complet possible d'une "théorie des classes sociales", débarrassée des présupposés ethno-racistes très présents à cette époque dans la société européenne. Parmi les problèmes que soulève la théorie des classes, Joseph SCHUMPETER en retient quatre :

-  la nature du phénomène de classe, et lié, celui de la fonction des classes dans le fonctionnement  de la totalité sociale ;

-  la cohésion des classes sociales, les facteurs qui font de chaque classe sociale particulière une individualité et qui empêchent ses membres d'agir dans n'importe quel sens ;

-  la formation des classes : pourquoi et comment le système social n'a t-il jamais été homogène, et comporte toujours une stratification ;

-  les causes concrètes et les conditions d'existence d'une structure de classe déterminée et historiquement observable.

   Après un long parcours historique, qui met en relief les familles dans lesquels les individus agissent concrètement, il parvient à quelques conclusions : hiérarchisation, évolution et cohésion des classes obéissent à certains principes relativement simples. Une classe sociale déterminée naît et disparaît sur le même mode que s'améliore ou décline sa position sociale et ce n'est que parce que des classes particulières naissent et disparaissent qu'il y a une structure de classes et une évolution de cette structure.

Mais "l'explication dernière du phénomène de classes sociales réside dans les différences entre aptitudes individuelles." Ces aptitudes individuelles ne sont pas absolues, mais, strictement encadrées dans des familles ou dans des lignées, correspondent à des valeurs sociales. Dans la fin de ce texte assez dense, l'auteur insiste sur les conditions économico-sociales de la transmission de ces aptitudes individuelles (par cristallisation ou consolidation d'apprentissages, encore une fois dans la famille ou dans la lignée).

 

              Business Cycles : a Theorical Historical and Statistical Analysis of the Capitalist Process, de 1939, prolonge et amplifie les analyses et les conclusions du livre de 1914 (Economie, Doctrine and Method). L'économiste autrichien expose la superposition de trois cycles économiques, des cycles courts (de 40 mois environ) et qui s'expliquent par la variation des stocks, des cycles moyens (entre 6 et 11 ans) et des cycles longs (qui s'étalent sur 40 à 60 ans), résultat d'innovations majeures, machines à vapeur, rail, automobiles, électricité, chimie par exemple. La longueur et l'intensité des cycles est due à l'intensité des innovations techniques, mais celles-ci ne peuvent agir (réussite) que par l'action des entrepreneurs dans des conditions de disponibilités de capitaux et également dans des conditions sociologiques précises qui vont bien plus loin que de simples rapport d'offres et de demandes.

L'existence des crises proviennent notamment de l'irrégularité d'apparition de ces innovations techniques qui agissent sur l'ensemble des structures économiques. Les possibilités de profit résultant de l'application des techniques se tarissent au fur et à mesure de leurs diffusion, comme l'apparition de techniques nouvelles peuvent court-circuiter les calculs de réalisation de ces profits. A chaque nouvelle technique correspond bien entendu des investissements qui, pour être profitables aux entrepreneurs, doivent tout juste être novatrices et au moins novatrices le temps qu'il faut pour que les retours sur investissements se réalisent. Dans cette perspective, on peut comprendre que des techniques qui tardent à être relayées par d'autres techniques, leurs effets s'étant réalisés (baisse des prix puisque tous les entrepreneurs les proposent), cela entraîne une baisse de profit généralisée, de même que si elles sont relayées bien trop tôt, des investissements auront été réalisés en pure perte... Et c'est ce qui arrive fréquemment! D'où les diverses crises capitalistes... Ce qui explique que pour que le capitalisme survive, et que se maintienne un niveau de prix élevé, la course technologique doit rester intense et même s'accélérer, la diffusion des techniques étant de plus en plus rapide. L'explication des rythmes économiques et des rythmes technologiques proposée par Joseph SCHUMPETER, si elle est bien acceptée par l'ensemble des économistes, a fait l'objet de nombreux compléments par la suite... comme de nombreuses interprétations...

 

               Capitalisme, Socialisme et Démocratie, de 1942, indique une perspective finalement assez proche de celle de Karl MARX sur l'inévitabilité de l'effondrement du système capitaliste, même si l'auteur le regrette. Son analyse, cependant, diffère beaucoup de celle de ce dernier dans la mesure où ce qui provoque cette chute, c'est moins la montée de la concentration capitalistique dans tous les secteurs et toutes les branches de l'industrie, du commerce et de la banque que les conditions dans lesquelles elle se déroule, tant du côté des entrepreneurs, qui deviennent plutôt des rentiers que des innovateurs, que du côté de la société en général, où les excès des inégalités entraînent une hostilité généralisée contre le système. Ayant exposé dans la première partie ses convergences et différences avec l'analyse marxiste, et dans une seconde son questionnement sur la possibilité de survie du capitalisme, Joseph SCHUMPETER demande, presque a contrario, comment le socialisme peut-il fonctionner, et dans une dernière partie expose les conditions de la réussite d'un socialisme compatible avec la démocratie.

En faisant ce dernier chapitre, il livre finalement les conditions de fonctionnement d'un système économique viable : un environnement démocratique réel. Et parmi les conditions de succès de la méthode démocratique, il en dégage quatre groupes :

- que le matériel humain de la politique doit être de suffisamment bonne qualité (aptitudes et nombre adéquat) ;

- que le domaine effectif des décisions politiques ne doit pas être exagérément élargi (que le contrôle soit réel mais modéré) ;

- qu'un gouvernement, dans les sociétés industrielles, doit disposer des services d'une bureaucratie bien entraînée, "jouissant d'une bonne réputation et s'appuyant sur de solides traditions, douée d'un sens vigoureux du devoir et d'un esprit de corps non moins vigoureux" ;

- qu'un autocontrôle démocratique soit sérieux et efficace, dans le respects des rôles entre élus et électeurs.

 

          Ten Great Economists from Marx to Keynes est un essai de 1951, consacré à Karl MARX, WALRAS, MENGER, PARETO, BOHM-BAWERK, FISHER, MITCHELL et KEYNES.

 

            The History of Economic Analysis est publié en 1954. 

 

              L'influence des écrits de Joseph SCHUMPETER est finalement considérable, bousculant à la fois les traditions libérales, marxistes et keynésiennes, obligeant chacune de ces traditions à évoluer profondément.

Très peu d'économistes refusent l'approche macroéconomique qu'il a impulsée, quitte à tenter de la relier à une approche micro-économique. En France, c'est François PERROUX - qui explore le plus grand nombre des pistes ouvertes - qui fait connaître son oeuvre. Des auteurs comme Jean-Marie ALBERTINI et Ahmed SALEM sont profondément influencés par son approche systémique.

"Des préoccupations identiques se retrouvent au centre de l'oeuvre du démographe A. Sauvy qui s'est toujours joué d'un orthodoxe découpage de la réalité. Bien entendu, l'acuité des problèmes de développement du Tiers-Monde durant les trois dernières décennies a renforcé toutes les explorations, en termes de structure et d'articulation, entre l'économique et le social. La crise de la croissance qui a éclaté en 1973 incite à nouveau les écononomistes à des propos hérétiques. Certains auteurs, tel M Aglietta, A. Orléan et J. H. Lorenzi, ou encore et, surtout J. K. Galbraith qui fait la jonction entre les keynésiens et les hérétiques "à la Schumpeter" se rattachent par leurs analyses à l'hérésie schumpétérienne. (...) De leur côté, d'autres économiste tel J. Attali et H. Bartoli ou encore le récent prix Nobel Amartrya Kunar Sen, à partir de perspectives et de fondements théoriques différents, participent à l'ouverture du champ économique par une critique épistémologique tout en refaisant de l'économie une science morale. Elle rejoint celle des radicaux américains". .

 

Joseph Aloys SCHUMPETER, Impérialisme et classes sociales, Flammarion, collection Champs, 1984 (ce livre rassemble trois oeuvres - Contribution à une sociologie des impérialismes, Les classes sociales en milieu ethnique homogène, La Crise de l'Etat fiscal, présentés par Jean-Claude PASSERON ; Capitalisme, Socialisme et Démocratie, Petite Bibliothèque Payot, 1969 ; La théorie de l'évolution économique, édition électronique disponible sur le site de l'UQAC : htpp//classiques.uqac.ca (Introduction très longue de François PERROUX) ; Business cycle : a Theoretical, historical and Statistical Analysis of the Capitalist Process, édition électronique disponible sur le site de l'UQAC ; Théorie de la monnaie et de la banque, 2 tomes, Editions l'Harmattan, 2005.

Jean-Marie ALBERTINI et Ahmed SALEM, Comprendre les théories économiques, Seuil, 2001 ; Claude JESSUA, SCHUMPETER, Encyclopedia Universalis, 2004.

 On ne sautait trop conseiller de consulter l'ouvrage de François PERROUX, La pensée économique de Joseph SCHUMPETER, Les dynamiques du capitalisme, 1965, même si son analyse critique se fait plutôt du point de vue des économistes libéraux.

 

Relu le 3 février 2020

 

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28 juin 2010 1 28 /06 /juin /2010 17:18

     L'oeuvre de l'économiste marxiste (et anti stalinien) belge Ernest MANDEL se veut le prolongement à la fois théorique et militant de l'oeuvre des fondateurs du marxisme. Non seulement, l'un des fondateurs de la IVe Internationale socialiste, trotskyste, renouvelle l'étude des conflits économiques du XXe siècle, mais aborde de manière conséquente la place grandissante du complexe militaro-industriel dans les pays industrialisés. Du Traité d'économie marxiste de 1962 à "Power and money" de 1991, le continuateur de la grande tradition marxiste de Karl MARX, de LENINE,  de Rosa LUXEMBOURG, de Léon Trotsky, ne cesse de confronter l'analyse économique aux facteurs politiques (guerres, révolutions, bureaucratie) qui orientent la marche du capitalisme. Très loin d'une lecture orthodoxe ou universitaire des oeuvres marxistes, puisant son inspiration à des sources à peu près inconnues en France jusque dans les tardives années 1980 (que l'on songe aux travaux du Grundrisse de MARX ou des écrits de ROUBINE, ROSDOLOVSKY, PARVUS, KORSCH, KONDRATIEF...), Ernest MANDEL est l'un des meilleurs pédagogiques et analystes économistes que nous puissions trouver encore aujourd'hui. Son influence s'opère non seulement par des traités d'économie largement diffusé mais aussi par de très nombreux articles théoriques ou/et politiques dans de nombreuses revues (La gauche, Critique communiste, Imprécor...) même si ces écrits là sont encore d'une audience restreinte.

 

       Le Traité d'économie marxiste de 1962, véritable revisite critique de la lecture marxiste de l'histoire du capitalisme (lire Le Capital en ayant ce Traité à portée de la main est très vivifiant intellectuellement), constamment réédité depuis, se partage en quatre volumes.

Le premier traite du Travail, de l'Échange, de l'Argent, du Capital et de la Plus-value dans des termes très éclairants. Le développement du capital et les contradictions du capitalisme sont revus à la lumière de récentes études historiques, en n'hésitant pas ici ou là à s'interroger de manière critique sur toutes ces notions de base.

Le deuxième aborde, toujours un peu dans le même ordre que Le Capital, du Commerce, du Crédit, de la Monnaie, de l'Agriculture... La Reproduction et la croissance du revenu national et les crises périodiques y sont expliqués en tenant compte du développement de l'économie de guerre, de manière d'ailleurs plus systématique que dans l'oeuvre de Karl MARX, le recul du temps aidant bien entendu, mais aussi parce que l'évolution technique des industries de l'armement est bien plus avancée que dans la période où ce dernier écrit. Ernest MANDEL le fait d'autant plus librement par rapport à la vulgate orthodoxe qu'il analyse l'économie soviétique comme possédant également des caractéristiques impérialistes.

Le troisième aborde les crises périodiques du capitalisme, le capitalisme des monopoles, l'impérialisme et l'époque du déclin capitaliste. Dans le chapitre 13 de ce volume, L'impérialisme, l'auteur parcourt non seulement la période de l'impérialisme d'entre les deux-guerres mondiales, mais aussi le commencement de la période néo-impérialiste qui débute dès le lendemain de la seconde guerre mondiale.

Le quatrième volume, qui a le don de mettre en fureur à l'époque les alliés de l'Union Soviétique, traite de l'économie soviétique, de l'économie de la période de transition, de ce que pourrait être l'économie socialiste. Le dernier bon tiers de l'ouvrage porte sur les Origines, l'Essor et le Dépérissement de l'économie politique.

Notons que les quatre volumes comportent des notes très précises qui sont autant de possibilités pour le lecteur d'aller plus loin dans l'étude critique de l'économie capitaliste.

   Dans le deuxième tome, l'économie de guerre figure en bonne place dans la reproduction et la croissance du revenu. "C'est l'économie de guerre qui représente l'exemple typique de reproduction rétrécie en régime capitaliste. En effet, l'économie de guerre implique qu'une partie des ressources productives du capital constant et de la main d'oeuvre soit consacrée à la fabrication d'engins de destruction dont la valeur d'usage ne permet ni la reconstitution de machines ou de stocks de matières premières ni la reconstruction de la force de travail, mais tend au contraire à la destruction de ces ressources. De ce fait, l'économie de guerre peut atteindre un point où soit le maintien (amortissement du point financier, remplacement du point de vue physique) du capital constant n'est plus assuré, soit la force de travail ne se reconstitue plus entièrement, parce que la consommation ouvrière tombe trop bas, et la productivité du travail baisse, à quoi peut s'ajouter d'ailleurs l'effet d'une diminution absolue du nombre des travailleurs. (...) On voit (dans les exemples de l'évolution du revenu national britannique et américain de 1938 à 1945) que l'économie de guerre peut être accompagnée d'un accroissement du revenu national réel et de la valeur du produit national brut (...). La production de tanks, d'avions et d'obus, vendus par les capitalistes engagés dans le secteur des biens de destruction, est une production de marchandises dont la valeur est réalisée sur le marché. Mais ces marchandises n'entrent pas dans le processus de reproduction, cet accroissement du revenu national est accompagné d'une diminution absolue du stock du capital constant existant et d'une diminution très forte de la productivité du travail." Ernest MANDEL présente des schémas qui introduisent ce troisième secteur de production des biens de destruction, aux côté des deux secteurs de biens de production et de biens de consommation. "La reproduction rétrécie de biens de consommation et de certains biens de production, sous l'influence de la production de biens de destruction dans le cadre de l'économie de guerre se manifeste de façon très nette" (Tableau sur les différentes branches industrielles en Allemagne de 1936 à 1944). 

    Dans le troisième tome  sur l'époque de déclin du capitalisme figure l'importance croissante de l'économie d'armements et de guerre. C'est une véritable ère de capitalisme de guerre que l'auteur décrit ainsi. "Le capitalisme en déclin est incapable de mettre en valeur "normalement" l'ensemble des énormes masses de capitaux qu'il a accumulées. Mais le capitalisme ne peut exister et croitre sans une telle mise en valeur, sans une expansion constante de sa base. Au fur et à mesure que se précise cette crise de structure, la classe capitaliste, et avant tout les couches dirigeant les monopoles, recherchent de manière de plus en plus systématique des marchés de remplacement, qui peuvent assurer pareille expansion. L'économie d'armements, l'économie de guerre, représentent les marchés de remplacement essentiels que le système de production capitaliste a trouvé à son époque de déclin. L'absence de marchés nouveaux, les pratiques monopolistiques des grands trusts qui impliquent une tendance à la limitation de la production, l'absence de nouveaux champs d'investissements pour les capitaux "disponibles" créent côte à côte un retard du développement industriel global et un surplus de capitaux dans les grands pays impérialistes. L'industrie de l'acier s'est trouvée sans grand marché nouveau à exploiter après le développement mondial des chemins de fer. C'est la politique d'armement des grandes puissances pendant les années qui ont précédé la Première Guerre mondiale qui a conditionné l'essor de la sidérurgie, notamment en France et en Allemagne. Parfois, comme en Russie et au Japon, d'autres commandes d'État jouaient fondamentalement le même rôle. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la production d'autos a en partie rempli ce vide, mais la grande crise économique de 1929-1932 n'a été définitivement surmontée dans l'industrie lourde que par le réarmement de l'Allemagne, entrainant à sa suite un réarmement international. De même dans l'industrie américaine, seule le réarmement accéléré après 1940 a réussi à éliminer la stagnation à un niveau de sous-emploi de l'industrie lourde. Le marché de remplacement, c'est essentiellement un pouvoir d'achat nouveau, créé pour l'achat de produits de l'industrie lourde par l'État." Ce pouvoir d'achat a comme source, même dans le cas d'accroissement de la masse monétaire, qu'une "redistribution du revenu national réel, redistribution qui peut naturellement aboutir à une augmentation de la production, c'est-à-dire à des revenus réels globaux, qui deviennent ainsi une source supplémentaire de pouvoir d'achat nouveau." Les liens particulier noués pendant la guerre entre l'État et l'industrie lourde, prennent une forme spécifique dans la phase de déclin du capitalisme. "L'État (...) garantit le profit des monopoles non seulement par une politique de subsides ou d'assurances contre les pertes, mais encore et surtout en leur assurant des débouchés stables et permanents : les commandes publiques, qui sont, dans leur grande majorité, des commandes pour la "défense nationale"." "Si l'économie de guerre poussée à sa logique extrême implique nécessairement un processus de reproduction rétrécie, il n'en est pas ainsi d'une économie d'armements plus ou moins permanente, d'une militarisation permanente de l'économie maintenue dans certaines limites. Au contraire : les commandes d'État stimulent, dans ce cas, non seulement la production et l'expansion de capacité dans les secteurs directement "militaires", mais encore dans les secteurs des matières premières et même, par l'accroissement de la demande générale ainsi créée, dans les secteurs des biens de consommation. Aussi longtemps qu'il y a des ressources non employées dans la société, ce "stimulant" aura tendance à en assurer le plein emploi, tout en sapant à la longue la stabilité de la monnaie". Ernest MANDEL explique ensuite dans le chapitre suivant la tendance permanente à l'inflation monétaire, mais auparavant indique un fait historique difficile à occulter : l'existence persistance de guerres... Le capitalisme se présente alors dans un cycle de crises et de guerres.  

 

         Ce grand Traité est suivi d'Initiation à la théorie économique Marxiste en 1964, de La conception marxiste de l'État de 1965 et de La formation de la pensée économique de Karl Marx de 1967. Ces écrits d'exposés clairs et en même temps critiques, sont complétés en 1975 par une Introduction au marxisme en 1975.

 

        Avec De la bureaucratie de 1967, Ernest MANDEL récapitule tous les éléments qui caractérise celle qui se développe alors tant à l'Est qu'à l'Ouest.

 

       Une Anthologie sur l'Autogestion, occupation d'usines et contrôle ouvrier de 1970 est surtout un outil politique et militant, dans une période où les idées du socialisme autogestionnaire sont très débattues à gauche de l'échiquier politique français.

 

      Le troisième âge du capitalisme, de 1972, en trois volumes, réédité de nombreuses fois lui aussi, c'est toute l'oeuvre du Traité d'économie marxiste qui se prolonge dans une analyse très "actuelle" de la crise des années 1970.

Il s'agit en fait d'un seul ouvrage partagé en trois parties qui s'efforce de  comprendre les lois du développement du capital. C'est dans cet ouvrage que Ernest MANDEL développe une analyse des "ondes longues" du capitalisme, chacun des âges du capitalisme possédant ses propres caractéristiques  technologiques. L'économie de réarmement permanente est constitutif de ce troisième âge, où le taux de profit s'essouffle une fois de plus. Faisant référence à la fameuse loi de la baisse tendancielle du taux de profit, l'auteur propose une synthèse de ses principales thèses : "La hausse de la composition organique du capital conduit à la chute tendancielle du taux moyen de profit. Celle-ci peut être partiellement compensée par diverses contre-tendances, la plus importante d'entre elles est la tendance à l'accroissement du taux de plus-value (le taux d'exploitation de la classe ouvrière) indépendamment du niveau des salaires réels (qui peuvent augmenter dans les mêmes circonstances, étant donné un taux suffisant d'accroissement de la productivité du travail). Cependant, à long terme, le taux de plus-value ne peut augmenter proportionnellement au taux d'accroissement de la composition organique du capital, et la plupart des contre-tendances tendent au moins périodiquement (et aussi à très long terme) être supplantées à leur tour". Même si cette formulation n'est pas vraiment satisfaisante (Michel HUSSON), il n'en demeure pas moins qu'il s'agit d'expliquer des crises  économiques qui sont bien réelles et dont l'ampleur semble s'accroître avec l'internationalisation du capital. 

     Dans le chapitre IX de cet ouvrage, Ernest MANDEL présente les relations entre l'économie de réarmement permanente et le troisième âge du capitalisme. Notant que ni la production d'armes ni les guerres ne constituent des faits nouveau dans l'histoire du capitalisme depuis ses origines, l'auteur montre un changement "de quantité en qualité" : "l'augmentation de la quantité d'armements a sans aucun doute créé une nouvelle qualité du point de vue économique". Pour le démontrer, l'auteur redéploie sa démonstration des trois secteurs (biens de production, biens de consommation, biens de destruction).  Il en fait ressortir le fait que "la création du pouvoir d'achat total nécessaire à l'achat des armes et des biens de destruction doit s'effectuer par ponction sur la plus-value sociale, le salaires réel de la classe ouvrière demeurant inchangé". Cette ponction entraîne une tendance à la baisse du taux de profit global. Mais l'existence d'une économie permanente de guerre peut favoriser la croissance à long terme, en raison de l'accélération de l'innovation technologique présente dans la course aux armements. "Nous pouvons conclure que l'économie d'armements permanente ne peut, à la longue, résoudre aucune des contradictions fondamentales du mode de production capitaliste et ne peut supprimer aucun des éléments de crise qui lui sont inhérents. L'affaiblissement passager de ces contradictions et de ces éléments de crise ne se produit lui-même que par leur déplacement d'une sphère à l'autre - surtout de la surproduction proprement dite à celle de l'inflation et de la capacité de production excédentaire. A long terme, ce déplacement est même de moins en moins efficace (à cause de l'inflation permanente). L'économie d'armements permanente a contribué de façon importante à l'accélération de l'accumulation du capital dans l'onde longue de 1945-1965. Mais elle ne l'a pas déterminée de manière fondamentale." Les éléments purement économiques du poids de l'économie d'armements doivent être relativisés en regard de la fonction très concrète de protection armée des formidables investissements de capitaux dans les pays moins ou pas du tout industrialisés. Autant il faut mettre en articulation la spécificité de l'économie de guerre dans le fonctionnement du capitalisme, notamment à travers le commerce d'armements qui tend à persister même dans les temps de "paix", autant il ne faut pas oublier la fonctionnalité première des biens de destruction : faire la guerre ou menacer de la faire.

 

         Les étudiants, les intellectuels et la lutte des classes de 1979 se concentre sur des aspects bien précis qui indiquent comment s'articulent les conflits sociaux et les conflits de représentation de ses conflits dans le monde intellectuel.

 

          La pensée politique de Léon TROTSKY, de 1980 constitue une bonne introduction de sa réelle pensée, au-delà des déformations académiques ou politiques.

 

         La crise, 1974-1982, les faits, leur interprétation marxiste, de 1982,  prolonge directement Le troisième âge du capitalisme. Les derniers chapitres comportent une explication marxiste des crises de surproduction en général et reviennent sur l'explication marxiste des cycles 1971-1975 et 1976-1982. Constamment, Ernest MANDEL indique à la fois les causes profondes de ces crises et les ressorts utilisés par le capitalisme pour en sortir, quitte à replonger de manière plus importante ensuite, malgré des périodes de "croissance" qui peuvent paraître stabilisante au premier abord.

 

     La place du marxisme dans l'histoire de 1986 précède Où va l'URSS de Gorbatchev de 1989, livres plus politiques que économiques.

 

      Power and money, de 1991, actuellement en cours d'édition en français (Les éditions de La Brèche), donne un éclairage sur le capitalisme financier actuel.

 

   Les éditions successives du Traité d'économie marxiste et de Le troisième âge du capitalisme témoignent de l'intérêt porté à l'oeuvre d'Ernest MANDEL, qui, comme les écrits marxistes en général recommencent aujourd'hui à susciter des études croissantes, suite aux échecs du néo-libéralisme constaté en ce moment même par d'anciens partisans de la financiarisation de l'économie. Des colloques comme celui de 2005 continuent ce nécessaire travail de critique économique qu'il n'arrêtait pas de promouvoir, travail qui va toujours de pair avec une utilisation critique des outils marxistes à notre disposition. 

 

Ernest MANDEL, Traité d'économie marxiste, 4 tomes, Union Générale d'Editions, 10/18, 1974 ; Le troisième âge du capitalisme, 3 tomes, Union Générale d'Editions, 10/18, 1976 ; La crise 1974-1982, Les faits, leur interprétation marxiste, Flammarion, collection Champs, 1982. Michel HUSSON, La théorie des ondes longues et le capitalisme contemporain, contribution au Colloque Ernest Mandel du 19 novembre 2005.

De très nombreux écrits, surtout des articles de journaux ou des contributions aux différentes instances de la IVe Internationale, sont disponibles sur le site www.ernestmandel.org.

 

Relu le 1 Janvier 2020

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10 juin 2010 4 10 /06 /juin /2010 16:37

         L'historien, critique et théoricien français du cinéma, et aussi réalisateur (une quinzaine de films entre 1929 et 1963) est l'auteur d'une oeuvre fondamentale dans la compréhension des ressorts du septième art. A travers surtout Esthétique et psychologie du cinéma (1965) et La Sémiologie en question (1987), il montre la spécificité du cinéma, par rapport à la littérature et au théâtre par exemple et par là, indique comment il influence notre manière de voir le monde. Ce n'est qu'à partir du moment où l'on se dégage d'une manière de voir le cinéma comme seulement traduction en images d'une représentation, que l'on pouvait trouver dans la littérature, que l'on peut mieux approcher comment le cinéma montre les conflits et comment il y intervient.

   Son oeuvre, en parallèle avec ses activités de cinéaste et d'archiviste du cinéma (il fonde avec Henri LANGLOIS la cinémathèque française), a servi et sert encore à la réflexion sur le cinéma.

Il ne s'agit pas d'une oeuvre théorique sèche, en prenant la philosophie ou la logique comme base (même s'il soutient qu'une bonne analyse ne peut pas se passer d'éléments de la philosophie ou de la logique), mais d'une approche souvent pragmatique acquise "sur le terrain" en acteur du cinéma et en cinéphile. Cette cinéphilie est à la base de son monumentale Histoire du cinéma débutée en 1967 et achevée en 1980 (qui couvre la période 1895-1980), après sa Filmographie universelle (100 000 fiches et 2 000 réalisateurs...) publiée d'abord par l'IDHEC de 1963 à 1972.

 

           Esthétique et psychologie du cinéma constitue son oeuvre centrale et se présente comme le fruit de l'application d'une méthode épistémologique. Cette méthode ne peut se passer d'une pratique, et une des causes des méprises théoriques provient d'un manque de patience et d'assiduité à l'étude des films, et n'est profitable pour l'étude du cinéma qu'avec l'appui d'une très culture culture artistique dans les domaines de la peinture et du graphisme. Il y reprend tous les problèmes théoriques fondamentaux - le cinéma en tant que langage, la psychologie des mouvements de caméra et de la profondeur de champ, les notions de temps, d'espace, de réalité, de structures des images développés par tous ses prédécesseurs. Pour lui, contrairement à beaucoup d'analystes qui s'efforcent de trouver des correspondances entre l'image et l'écrit (entre le cinéma et la littérature), voire de traduire en termes littéraires les effets de l'image, "les conditions de l'expression filmique (sont) fondées, de toute évidence, sur la psychologie des perceptions et les phénomènes de conscience".

Dans La sémiologie en question, Jean MITRY approfondit cette conception du cinéma qui n'est absolument pas réductible à une forme linguistique, dans laquelle on ferait intervenir des composants comme les syntagmes, les verbes, les conjonctions, les structures grammaticales. Il veut montrer au contraire la nature propre de la nature filmique.

      

       Benoit PATAR résume cette nature bien spécifique :

"En premier lieu, elle se déroule dans le temps. ce qui veut dire que le souvenir immédiat joue un rôle premier. En cela, évidemment, le cinéma est proche voisin de la musique, à la nuance près cependant que celle-ci est une impression auditive, alors que le septième art recourt à la mémoire rétinienne (l'oeil). Ce recours au temps, à la durée faudrait-il dire (...), a pour conséquence externe une modification possible de la logique filmique. Ainsi, un réalisateur pourra utiliser comme processus narratif la répétition d'un passage ou, chose plus significative, la superposition d'une séquence précédente (...). Mais ce qui est tout aussi important, ce sont les conséquences internes de la dimension temporelle. Les utilisations du flash back et de la contraction temporelle par exemple, sont des signes irréductibles à toute autre forme de langage, du moins par leur intensité ou les systématisations. (...). Elle se déroule ensuite dans l'espace. Et il faut entendre ici par espace la dimension à laquelle on se réfère, à laquelle la pellicule renvoie, et d'autre part, le cadre de projection qui constitue le film lui-même. Sur ce point, il faut bien comprendre que la trame du langage cinématographique est spécifique, et que sa ressemblance avec un autre art n'est que superficielle. (...).

Mitry insiste (dans une bonne partie de l'Esthétique consacrée à la technique)  sur ce que signifie la profondeur de champ, le champ étant pour lui tout l'espace creusé par la perspective dans les limites de l'écran filmique (...). Mais l'analyse spatiale de Mitry ne se limite pas à la structure contextuelle du plan, ou à la diversité angulaire des prises de vue ; ce qui l'intéresse au plus haut point, c'est l'enchaînement dans la durée des images constituées en lieu. Autrement dit, ce qui devient passionnant dans le langage filmique, c'est de voir comment des espaces se succèdent ou se superposent dans le temps. Le caractère chronologique de l'espace filmique donne à celui-ci une liberté décisive. Mettre l'un après l'autre deux objets filmés, dans un espace déterminé, c'est recourir à un type de litote (procédé discursif qui consiste à atténuer un point de vue pour  signifier un point de vue plus fort)  et de synecdocque (procédé discursif qui consiste à prendre, par exemple, la partie pour un tout, la voile pour un navire...) dont il est impossible de faire usage en littérature ou en musique, parce que, précisément, l'espace qui constitue les objets associés les rend absolument imprévisibles dans leur signification, du fait même de leur contexte (...)."

Pour Jean MITRY, le cinéma est par lui-même une succession de symboles, auxquels les procédés techniques donnent un sens ou un autre. "Le langage filmique est donc référentiel, c'est-à-dire qu'il se constitue à partir de signes qui sont des évocations d'une réalité. Il tend à rendre compte d'une réalité qui n'est pas totalement celle qu'il désigne par le signe qu'il leur prend.(...) Les choses pour le cinéma (...) n'ont de signification qu'à travers leurs concepts." 

 

        Qu'est-ce qu'un film réussi ou un bon film pour Jean MITRY?  

Surtout son caractère novateur et la pérennité de cette nouveauté dans une perspective historique, qui fait que l'on peut voir et revoir plusieurs fois un film en renouvelant à chaque fois son plaisir de le voir, sa capacité finalement de toujours susciter des émotions, quelles que soient celles-ci, tragiques ou comiques. Et aussi ajoute-t-il, sa capacité à faire réfléchir. Une oeuvre comique sera d'autant plus comique et donc libératrice, que les moments de rire sont les épisodes moteurs d'une émotion et d'une réflexion. 

Ensuite, sa suffisance en quelque sorte. La narration est visuelle et les bruits, la musique ne sert que d'appoint. Nous nous souvenons que pour savoir si un film est bon, Steven SPIEBLERG, disait dans un entretien public à l'Actor's Studio (transmise à la télévision, sur une chaine spécialisée dans le cinéma), il  faut passer le film (ce qui est facile avec un magnétoscope) sans le son. La fluidité des images doit être telle que l'essence de l'histoire est comprise. 

Puis, un film ne doit pas chercher à révéler le réel, mais à l'exprimer. Le réalisme absolu est un contresens. Rien n'est plus ennuyeux qu'un film de fiction, de propagande ou un documentaire qui veut absolument tout montrer. Le cinéma s'adresse d'abord au coeur et à l'imagination, et à partir de l'émotion et de l'imagination, la réflexion sur la situation montrée devient possible. Cela rejoint l'échec absolu, constaté après le succès de la nouveauté et grâce sans doute au tapage publicitaire, des télé-réalités... échec auquel les réalisateurs pallient.... en les scénarisant carrément...

 

Jean MITRY, Esthétique et psychologie du cinéma, Editions universitaire, 1963 (Editions universitaires/Jean-Paul Delarge, 1990) ; Histoire du cinéma (5 volumes), Editions universitaires, 1967-1980 ; La sémiologie en question, Editions du Cerf, collection 7ème art, 1987 ; Le cinéma expérimental, Editions Seghers, 1974 ; Filmographie universelle (35 volumes), IDHEC, 1963-1973, Services des Archives du film du CNC, 1979-1988. 

Benoit PATAR, article Jean MITRy : un géant, dans cinémAction n°60, de juillet 1991, Histoire des théories du cinéma, Corlet/Télérama.

 

Relu le 14 janvier 2020

 

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7 mai 2010 5 07 /05 /mai /2010 15:12

          Philosophe et philosophe politique, sans doute d'abord Philosophe politique, Johann Gottlieb FICHTE fait partie de cette lignée (non linéaire..) de penseurs allemands très influencés (dans un sens ou dans un autre) par les événements de la révolution française. Classé habituellement parmi les philosophes idéalistes, il est considéré, entre autres par SCHOPENHAUER et après lui Alexis PHILONENKO, comme "le père de la philosophie moderne". Ce qualificatif sans doute excessif est sans doute à mettre sur le compte d'une tardive redécouverte de sa véritable pensée, et surtout sur les résonances qu'on peut lui trouver avec ce qu'on appelle aujourd'hui l'intersubjectivité. Auteur à la lecture difficile - surtout dans la partie philosophie de la science - malgré ses efforts pour s'adresser au large public lettré et pas seulement aux philosophes initiés, Johann FICHTE a vu sa philosophie défigurée par des commentateurs prestigieux : JACOBI, HEGEL et surtout SCHELLING, "L'étude de Fichte, écrit son réintroducteur contemporain Alexis PHILONENKO, ne s'insère pas aisément dans un développement dialectique menant de Kant à Fichte, de Fichte à Schelling, de Schelling à Hegel". De plus, il semble qu'il y ait dans ses oeuvres deux approches successives, voire deux philosophies différentes, tant sur le plan purement philosophique que sur le plan politique... Sur ce dernier plan, il semble que sa pensée évolue à partir d'un soutien enthousiaste aux idéaux des Lumières à des positions aisément récupérables (mais sans doute est-ce le produit d'une déformation?) par des penseurs favorables à l'absolutisme...

 

         C'est dans une relation constante entre ses écrits politique et ses écrits de philosophie de la connaissance que peut se lire son oeuvre : De 1792 avec son Essai d'une critique de toute révélation à 1808 avec son Discours à la nation allemande, les premiers constituent sa motivation première - homme public voulant peser sur la chose publique - pour écrire les seconds, de 1794 avec Leçons sur la destination du savant à 1804 avec Théorie de la science. 

      A une présentation chronologique de ces oeuvres, nous préférons une présentation thématique. C'est pourquoi nous classons celles-ci suivant qu'elles discutent de philosophie ou de philosophie politique, tout en sachant que ces deux domaines pour cet auteur, sont étroitement liés.

 

       L'Essai d'une critique de toute révélation, de 1792, mal présenté, sans nom d'auteur (on cru que l'auteur était son professeur, Emmanuel KANT..) connut un bref moment de célébrité, et constitue un essai tout imprégné de la philosophie transcendantale. Il précède le premier de ses ouvrages sur la doctrine de la science, Sur le concept de la doctrine de la science (1794), premier d'une longue suite dont le programme est double : fonder, par l'idée de système, la pensée formelle et la pensée réelle ; apporter une correction essentielle à la pensée kantienne en intégrant en un seul bloc les trois Critique (de KANT). 

         Successivement paraissent Principes de la doctrine de la science (1794-1795), Doctrine de la science (1796-1799) dans une deuxième présentation, Doctrine de la science (1801-1802) et Doctrine de la science (Théorie de la science), publié de manière posthume et écrit en 1804.

           C'est surtout avec l'ouvrage constitué à partir de cours donnés de 1796 à 1799, que la philosophie de Johann FICHTE s'affirme. Avec Nova methodo comme sous-titre, il entend, non pas traiter de l'être et de la manière dont il est décrit, mais de définir ce qu'est la science et comment elle se fait. Il s'intéresse plus aux procédures ou modalités du savoir qu'aux caractéristiques ou propriétés de l'objet. Isabelle THOMAS-FOGIEL indique que "pour entrer dans "l'atmosphère de la doctrine de la science", il convient de focaliser son attention non sur le contenu d'une affirmation quelconque mais sur son principe d'engendrement." Le philosophe demande au lecteur de s'interroger sur l'acte de mise en relation entre la représentation et la chose et non de chercher une définition de la chose telle qu'elle nous permettrait de départager les représentations vraies et fausses. Il ne discute pas de la chose en soi et des relations sujet-objet et tente de répondre à la question à laquelle, selon lui, Emmanuel KANT n'a pas répondu : comment en venons-nous à accorder une validité objective à certaines représentations? Tant le texte se révèle d'une lecture parfois ardue (mais cela ne doit décourager!), que les commentateurs se divisent sur l'appartenance de l'auteur au kantisme et même à l'idéalisme.

 Toutefois, Johann FICHTE, à plusieurs reprise indique  clairement sa conception de l'évolution en trois stades de l'esprit humain :

- l'homme rattache les objets de l'expérience les uns aux autres et cela selon des lois, mais sans cependant en être conscient ;

- celui qui réfléchit sur soi-même remarque qu'il procède selon ces lois ; ainsi naît une conscience des concepts. A ce second niveau, on peut considérer les résultats de ces concepts comme les propriétés des choses ; on affirme alors l'existence de choses en soi dans le temps et dans l'espace ;

- l'idéaliste remarque que la totalité de l'expérience n'est rien d'autre que l'agir de l'être raisonnable.

  A partir de ces trois stades, il ambitionne d'effectuer une révolution libératrice (parallèle à celle dans l'ordre politique initiée par la Révolution Française). La nouvelle méthode doit permettre de mettre en évidence les lois de la réflexion. L'opposition ultime dans ce livre est celle du fini et de l'infini, non pas de l'objet et du sujet. Et cela dans deux directions (toujours en suivant Isabelle THOMAS-FOGIEL) : l'infinitisation du fini et la finitisation de l'infini. Derrière ces termes très "techniques" se trouve cette tentative - pas forcément réussie d'ailleurs - de déterminer le processus de la connaissance de tout objet, en partant du Moi. Il s'agit d'une tentative (toujours) de cerner comment l'esprit humain donne des limites à un objet qui a des propriétés infinies, et comment l'esprit donne à ces limites un caractère infini. "Fichte a simplement trouvé un point de vue autre que celui de la représentation, point de vue qui permet de déployer un savoir en lequel l'affirmation de l'intelligible est tout aussi nécessaire que l'affirmation du sensible. Fichte ne confère pas, non plus, à ce monde intelligible, le statut d'une chose en soi, subsistant en dehors de nous. Le monde intelligible est le produit de l'exclusion du moi, plus précisément encore, le résultat des lois de sa réflexion. Ainsi, appliquer le principe de l'identité réflexive (si l'on attribue directement un prédicat au moi, on se contredit en le faisant), c'est parvenir à l'affirmation d'un monde nécessairement non sensible." 

     Comment s'articule cette conception de l'acquisition du savoir avec les sciences particulières, le droit et la religion?  Pour l'auteur, tout découle de cette doctrine de la science : le droit est l'une des cristallisations possibles du processus d'illimitation de la limite, comme la philosophie de la religion est conçue comme l'une des cristallisations de la finitisation de l'infini. Prendre le Christ comme un modèle (concept de fin) et non comme un étant (concept de chose) revient à émettre de sérieux doutes sur l'existence réelle de Dieu. Cela n'a valu à l'auteur que des ennuis et l'exil... 

 

       Contributions destinées à rectifier des jugements du public sur la révolution française et Revendication de la liberté de penser, publiés la même année en 1793, constituent une défense, dans une société allemande où les écrits contre-révolutionnaires pullulent, des idées des Lumières mises en pratique.

Si nous suivons Jean-François GOUBET, le deuxième texte, assez court, formé d'un Prologue et d'un Discours, "prend place dans un débat historique précis, opposant les partisans et les adversaires des édits de religion et de censure promulgués en Prusse en 1788. (Ce texte) comporte aussi une une dimension générale en ce qu'(il) se prononce de façon normative sur l'essence libre de l'être humain et son devenir collectif à travers l'histoire. Afin d'instruire son lecteur de sa destination raisonnable, Fichte utilise tous les ressorts argumentatifs à sa disposition. Tantôt, c'est en véritable rhéteur qu'il discourt, accablant ici les princes iniques, soulignant là l'élévation infinie de notre raison au-dessus de la nature. D'autre fois, son discours prend la forme d'une véritable déduction rationnelle, lorsqu'il se fonde sur l'essence autonome de l'être humain pour en inférer a priori ses droits inaliénables et imprescriptibles. La Revendication condense (...) les thèmes de l'histoire, de la politique et de la morale, du droit ou de la liberté ; elle use en outre de biais oratoires et démonstratifs pour persuader et convaincre le lecteur, emporter son assentiment quel que soit le régime de la preuve." C'est un réquisitoire contre le despotisme éclairé et les références aux thèses de Jean-Jacques ROUSSEAU abondent. Il semble s'adresser directement aux despotes par moment, en leur disant de ne pas craindre le libre examen et ferme d'ailleurs son texte par une apostrophe dans leur direction : "Seuls ont une véritable confiance en vous et un véritable respect envers vous ceux qui vous conseillent de diffuser la lumière autour de vous. Ils tiennent vos prétentions pour si fondées qu'aucun éclairage ne pourrait leur nuire, vos desseins pour si bons qu'il ne leur faudrait que gagner encore sous chaque jour, votre coeur pour si noble que vous pourriez vous-même supporter la vue de vos faux pas sous ce jour, et que vous pourriez désirer les apercevoir afin de les corriger. Ils requièrent de vous, telle la Divinité, vous habitiez dans la lumière, afin de convier tous les êtres humains à vous honorer et à vous aimer. Ecoutez-les seulement et, sans qu'ils (reçoivent) salaire ni louange, ils vous feront part de leurs conseils."

 Selon Alexis PHILONENKO, c'est dans Contributions qu'apparaissent plusieurs éléments de la future Doctrine de la science et, "en premier lieu, l'idée dialectique : Fichte conçoit le mouvement de l'histoire humaine comme l'opposition du despotisme et de la liberté, de la monarchie et de la république : ce mouvement tend à restaurer un état de paix, conciliant les opposés dans la victoire d'une idée. Préoccupé par l'idée de peuple et par la notion de volonté générale de (Jean-Jacques) Rousseau, Fichte est entraîné dans la problématique de l'intersubjectivité : comment une conscience peut-elle être pour un autre?" Pour Johann FICHTE, ces idées de dialectique et d'intersubjectivité soulignent les insuffisances de la pensée transcendantale d'Emmanuel KANT. Ce sont les questions politiques, sans doute plus que les réflexions purement philosophiques, qui l'amène à se séparer de son protecteur. 

             Dans Leçons sur la destination du savant de 1794, il souligne la portée systématique de ces questions. Toujours suivant Alexis PHILONENKO, "si ce problème n'est pas résolu, le fondement de la politique ne peut être assuré. Mais le résoudre, c'est aussi résoudre celui du sens du monde, c'est s'engager à répondre aux questions de l'existence et envisager la construction d'une théorie du droit et d'une théorie de la morale."

               Fondement du droit naturel, écrit en 1796-1797 est de l'avis même de Luc FERRY, une oeuvre difficile, mais profonde dans son intention de fonder une philosophie de l'histoire. Un point de départ réside dans la question de la possibilité d'un gouvernement rationnel des affaires politiques. D'innombrables écrits, dans le contexte historique d'une Révolution française de plus en plus sanglante, affirment le divorce entre la théorie et la pratique, la Terreur instituant finalement un pouvoir absolu. Si Emmanuel KANT répond en montrant  que la méchanceté n'impliquait pas inévitablement ce divorce, puisque la nature, en une ruse providentielle, peut se servir de l'affrontement même de ces égoïsmes pour contraindre les hommes à entrer dans un état de droit, Johann FICHTE refuse cette naturalisation de l'histoire et entreprend de combattre cette hypothèse de la méchanceté humaine, déjà dans Contributions...

L'auteur entreprend dans Fondement du droit naturel la critique de la troisième antinomie que traite Emmanuel KANT. il se livre à une véritable phénoménologie du corps humain afin d'y déceler, au niveau du visible et non seulement au niveau nouménal, les marques de la liberté. Luc FERRY pense ainsi que "la démarche fichtéenne s'inscrit (contrairement à ce qu'en a dit HEGEL) dans l'espace ouvert par la Critique de la faculté de juger : comme Kant (...) (il) distingue soigneusement "trois ordres du réel (Luc FERRY reprend l'analyse d'Alexis PHILONENKO, dans la revue Etudes kantiennes, 1981) :

- l'ordre des choses naturelles qui relèvent du mécanisme ;

- l'ordre des êtres organisés qu'on ne saurait confondre, comme le font les cartésiens, avec de simples machines, et qui ne sont pensables que sous l'idée d'une finalité naturelle ;

- l'ordre de la vie, définie (...) comme la faculté d'agir conformément à des représentations."

C'est ce troisième ordre qui nous conduit vers ce que Johann FICHTE cherche (les marques de la liberté) : "car , d'une part, la vie en tant que faculté d'agir d'après des représentations, donc, intentionnellement, est bien un analogon de cette liberté, et, d'autre part, le monde vivant est, à la différence du monde des simples êtres organisés (les plantes...), un monde de l'individualité absolue (analogon de la personnalité) : l'individualité des êtres organisés n'est que relative, ce dont témoigne la possibilité de la greffe (...)." Il s'agit pour le philosophe politique d'approfondir ces distinctions kantiennes dans le "sens de la recherche des critères empiriques (visibles) de la vie. Une fois découverts ces critères, il restera seulement à opérer une nouvelle distinction au sein de l'ordre du vivant, entre l'humanité et l'animalité." Le principal signe empirique pointé par Johnann FICHTE est l'articulation, non greffable, capacité de se mouvoir librement et à utiliser la nature comme moyen. Cette faculté est liée à une indétermination humaine qui caractérise justement cette humanité. 

A partir de là, l'auteur se livre à la construction d'une théorie du droit. Fondement du droit naturel sépare le droit de la morale. "Tandis que l'école kantienne déduisait le droit de la morale, Fichte considère que ces deux domaines doivent être séparés. Le droit est le domaine qui voit s'actualiser légitimement des volontés encore liées aux besoins et aux tendances sensibles, tandis que la morale vise l'unité spirituelle des consciences. Dans sa théorie du droit, Fichte déduit l'individualité et montre que l'homme n'est homme que parmi les hommes. Sur ce fondement de l'intersujectivité se construit l'idée d'une communauté qui assigne à chaque individu une sphère propre. Ainsi Fichte s'oriente vers une déduction de l'existence sociale comme expression première de la raison. On trouve là un des passages les plus riches et les plus controversés de son oeuvre. Le philosophe entreprend de déduire a priori les conditions de l'existence sociale de l'individu et en particulier celles du corps humain, dont toutes les fonctions portent la marque de leur destination. Dans cette déduction, Fichte a justifié a priori l'air et la lumière, ce qui devait susciter le rire de ses contemporains, mais il a aussi insisté sur le rapport qui permet à l'homme de découvrir la liberté d'autrui et on lui doit une page remarquable sur le phénomène du regard, auquel Sartre attachera tant d'importance. Dans ce regard, je saisis la liberté d'autrui, car l'oeil humain n'est pas un instrument, mais la possibilité en elle-même, la liberté se révélant comme un néant" (Alexis PHILONENKO)

  Le corps n'est que la condition première du droit. Il faut encore une puissance qui impose aux différentes volontés une contrainte, qui les oblige à tenir à leurs limites propres, et en cela Johann FICHTE ne se distingue pas beaucoup de nombreux penseurs politiques de l'Etat. Comme Jean-Jacques ROUSSEAU, c'est sur la volonté générale que repose l'Etat. Au lieu, comme Emmanuel KANT, de fonder la citoyenneté sur la propriété, il fait au contraire de la citoyenneté la condition de la propriété et s'oriente vers une conception "socialiste" de l'Etat, conforme aux idéaux de la Révolution française (quoique dans ces idéaux figurent bien des contradictions...).

                 Dans Système d'éthique de 1798, le philosophe part directement de l'intuition intellectuelle : le but final de l'homme est la réalisation d'une communauté d'êtres libres. Dépassant tout dualisme entre sensibilité et raison, il en fait les instruments de la moralité, la catégorie décisive de l'éthique étant celle d'un progrès à l'infini, qui conduit les consciences à se réunir dans une unité pure. Apparaît ici, comme dans Initiation à la vie bienheureuse, de 1806, cette préoccupation sur la nature humaine, qui est loin d'être méchante, mais qui, hélas, s'avère facilement paresseuse. La paresse est le véritable mal radical, inné en l'homme ; elle le pousse dans la voie des habitudes où s'enlise la liberté ; contre elle, il n'existe qu'une seule défense : l'éducation.

               Dans Doctrine de la science de 1804, malgré que son objet soit d'abord la philosophie, se met en avant une incontestable signification religieuse. Johann FICHTE y distingue 5 points de vue suivant lesquels l'homme peut être situé par rapport à l'être et indique le sort qu'il réserve à sa première philosophie (Alexis PHILONENKO)  :

- la réalité se place dans le monde sensible ou nature ;

- la vraie réalité est dans une loi qui s'impose à la liberté : c'est la légalité objective qui rend possible une communauté humaine ;

- la moralité supérieure consiste à créer un monde nouveau au sein du monde actuel ;

- la religion pose la réalité de Dieu et en sa manifestation ;

- la science, point de vue suprême, indique que la diversité sort de l'unité et se réfléchit en elle.

  La tonalité de ce texte, malgré les efforts de son auteur de le situer dans une continuité par rapport à ses écrits antérieurs, conduit à émettre des doutes sur le sens de cette reconstruction systématique. On ne pouvait vraiment pas prévoir que le dernier mot serait l'affirmation que la béatitude comme amour de Dieu est l'existence authentique.

                Discours à la nation allemande de 1807-1808 renforce cette tonalité. Il fait de la nation allemande la dépositaire, après les tourments révolutionnaires français (l'Empire trahit la Révolution..) des idées des Lumières. Dans ce texte, Johann FICHTE défend d'abord les idéaux de cette Révolution française, mais devant les trahisons de Napoléon, violemment dénoncé, il se tourne vers une monarchie européenne. Il souligne le caractère originel du peuple allemand et affirme qu'il doit suivre les règles d'une nouvelle pédagogie inspirée de Jean Jacques ROUSSEAU et de Johann HeinrIch PESTALOZZI (pédagogue suisse, 1746-1827) (Alexis PHILONENKO). Des historiens comme des philosophes politiques se divisent sur la signification de ce texte. Exploité par les chantres de la nation allemande, et du nationalisme, il ne serait  pourtant que "la continuation (...) de la lutte que Fichte n'avait cessé de poursuivre pour le règne de la liberté et pour le triomphe de la démocratie" (Xavier LEON, fondateur de la Revue de métaphysique et de morale, 1868-1935). 

                Notons que johann FICHTE est aussi l'auteur d'un opuscule, Machiavel comme écrivain (1805), chaleureusement approuvé par Carl Von CLAUSEWITZ, dans lequel il fait sien certains principes du florentin : "Quiconque veut fonder un Etat et lui donner des lois doit supposer d'avance les hommes méchants". Il en tire deux règles fondamentales : saisir sans perte de temps toute occasion de se fortifier dans la sphère de ses influences ; ne jamais se fier à la parole d'un autre Etat". Entre Etat, c'est le règne du plus fort. 

              De l'existence de textes assez contradictoires, Alexis PHILONENKO explique le destin d'un auteur qu'il estime incompris... Et ceci malgré un certain effort "pédagogique" de sa part, tentant de rompre avec un style compliqué : Rapport clair comme le jour au grand public sur l'essence propre de la philosophie la plus récente, de 1801 ; Destination de l'homme (1799-1800) ; L'initiation à la vie heureuse (1806).

 

         Emile BREHIER, dans la conclusion de sa présentation de l'oeuvre de Johann FICHTE, écrit : "Fichte a protesté toute sa vie contre le mysticisme avec son intuition immédiate de Dieu, contre le naturalisme avec son Dieu immanent à la nature, contre un catholicisme qui prétendait asservir l'Etat à la religion. La philosophie voit comme du dehors et par réflexion l'éternelle production du Verbe par l'Absolu ; il la voit dans la mesure où ce Verbe se réfracte en des consciences individuelles, dont l'une est lui-même, et où l'aspiration libre de sa conscience vers la vie spirituelle se pose comme devoir moral. Mais ni mystique, ni naturaliste, la pensée de Fichte trouve son expression dernière dans le dogme fondamental du christianisme, l'incarnation du Verbe (il est beaucoup question du Christ dans la dernière partie de son oeuvre) ; cette incarnation, c'est le développement progressif de la moralité et de la raison dans le monde (interprétation qui lui vaudra l'accusation d'athéisme). Le christianisme donne un sens à l'histoire (...). La philosophie de Fichte, sous des influences extérieures, tend donc vers la restauration d'un christianisme philosophique (...)".

 

           L'influence de l'oeuvre de Johann FICHTE fut surtout immédiate et brève, à cause du succès des écrits de SCHELLING et d'HEGEL et ne dépasse guère le début du siècle. Toutefois, sa redécouverte actuelle montre que son discours est encore entendu.

 

      Johann Gottlieb FICHTE, Revendication de la liberté de penser, Librairie Générale Française, Le livre de poche, Classique de la philosophie, 2003 ; Doctrine de la science, nova méthodo, Librairie Générale Française, Le livre de poche, 2000 ; Fondement du droit naturel selon les principes de la doctrine de la science, PUF, 1984.

       Emile BREHIER, Histoire de la philosophie, tomme 3, PUF, Quadrige, 2000 ; Luc FERRY, article Fondement du droit naturel, dans Dictionnaire des oeuvres politique, PUF, 1986 ; Jean-François GOUBET, présentation de Revendication de la liberté de penser, Le livre de poche,  2003 ; Isabelle THOMAS-FOGEL, présentation de Doctrine de la science, Le livre de poche, 2000 ; Alexis PHILONENKO, article Johann Gottlieb FICHTE dans Encyclopedia Universalis, 2004.

 

Révisé le 28 avril 2015

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25 avril 2010 7 25 /04 /avril /2010 23:00

     L'oeuvre de Wilhelm REICH, inscrite dans le prolongement direct de la théorie sexuelle de Sigmund FREUD, inspire encore aujourd'hui de multiples réflexions sur les liens entre la sexualité et la politique.

    Roger DADOUN, auteur d'un dictionnaire de son oeuvre, le décrit comme "psychiatre et psychanalyste, écrivain, militant et penseur politique et, plus que tout, peut-être, savant capable de pousser ses recherches avec pertinence dans de multiples directions, biologie, physique, mathématiques, Reich est un des hommes les plus passionnément controversés de notre temps."

Malgré ces controverses, ses travaux offrent "pourtant une ligne de développement d'une rare cohérence" : il considère l'énergie sexuelle ou libido, comme une réalité à étudier scientifiquement sous toutes ses formes. Son concept d'orgone, très critiqué notamment par tous ceux que révulsent toute théorie de la sexualité, mais pas seulement, est fondé sur la "coalescence des notions maintenues habituellement séparées de matière, de fonction et de bioénergie" Critique sévère du mécanisme technico-scientifique comme de toute métaphysique, sa pensée se veut à la fois à portée thérapeutique et sociologique, et bien entendu, politique. Il prône très tôt une politique sexuelle, garante selon lui de l'équilibre et de l'épanouissement de l'individu et de la société, très influencé par les approches marxistes, sans se dire marxiste lui-même.

 

     Ses écrits, en appui à ses multiples engagements en Allemagne et aux États-Unis (à partir de 1939), pour l'institutionnalisation de cette politique sexuelle, nombreux, s'échelonnent de L'irruption de la morale sexuelle (1932) à Les hommes dans l'État (1953), sans compter les multiples parutions posthumes. A noter les diverses contributions rassemblées dans Premiers écrits (parue en 1976) et l'oeuvre moins connue mais importante pour l'ancrage freudien de sa pensée, publiée en 1927, La Génitalité dans la théorie de la thérapie des névroses.

 

    L'irruption de la morale sexuelle (1932, 1935), étude des origines du caractère compulsif de la morale sexuelle, écrite en 1931, constitue une première étape des efforts de Wilhelm REICH pour proposer des solutions à ce qu'il appelle le problème des névroses des masses humaines. Il part de l'examen de la question des origines de la répression sexuelle, en se fondant sur les recherches ethnologiques,  surtout de Bronislav MALINOWSKI sur les sociétés de Mélanésie. Tout en s'appuyant sur les travaux du traitement thérapeutique des névroses de Sigmund FREUD, il réfute l'opinion que le refoulement sexuel soit la condition essentielle de l'évolution culturelle.

Effectuant la comparaison entre la vie sexuelle de populations "primitives" et celle de ses contemporains occidentaux, il se pose la question de l'avantage que tire la société industrielle du refoulement sexuel. Et plus précisément la société capitaliste réactionnaire dans laquelle il vit, la société allemande des années 1930.

Nous pouvons lire dans sa préface datée de 1931 : "Le résultat le plus important de mon activité politique pour les recherches futures en matière de sociologie sexuelle était probablement la découverte que la répression sexuelle de la population est un des moyens capitaux dont se sert la classe dominante pour assujettir les populations laborieuses, que le problème de la détresse sexuelle de la population ne peut être résolu que par le mouvement de libération de toutes les formes d'oppression. Bien moins agréable fut la conclusion que la suppression définitive des effets d'une répression sexuelle plus que millénaire et la mise en place d'une vie amoureuse satisfaisante et mettant un terme à l'épidémie de névroses ne sera possible que lorsque la démocratie du travail sera instaurée dans le monde et la sécurité économique des populations garantie."

  Dans ce livre, le psychanalyste tente de confirmer la théorie de MORGAN-ENGELS sur l'évolution sociale - patriarcat, matriarcat, origine de la propriété privée, partage des rôles entre hommes et femmes, éducation des enfants. Il tente de lier le régime de la propriété des choses au développement de la répression sexuelle, bref de comprendre comment fonctionne l'économie sexuelle. L'auteur entend déjà mettre les points sur les i en ce qui concerne le vécu sexuel des populations, et parle de génitalité, pour bien faire le lien, déjà, entre les aspects psychologiques et biologiques de la sexualité.

 

    La lutte sexuelle des jeunes (1932) aborde de front les questions de tension sexuelle et de satisfaction, des ressorts de l'homosexualité, les difficultés des relations de camaraderie chez les jeunes, la signification de la répression de la vie sexuelle des jeunes dans la société capitaliste, les conditions de la révolution sexuelle, avec comme préalable la révolution socialiste... Dans ce livre extrêmement dense, l'auteur traite de l'éducation sexuelle en s'efforçant de répondre aux questions suivantes :

- Quel est le fonctionnement normal de l'appareil sexuel?

- Quelles sont les institutions de la société de classes? Inhibent-elles ou favorisent-elles la satisfaction sexuelle des hommes?

- Si elles les inhibent, pour quelles raisons et dans quel but?

- Y-a-t-il une possibilité dans la société capitaliste de supprimer la misère sexuelle des jeunes?

- Sinon, dans quelles conditions la libération sexuelle des jeunes est-elle possible et que doit faire aujourd'hui la jeunesse pour provoquer cette libération?

  Wilhelm REICH se livre à une critique féroce des institutions (famille, Église, État) qui troublent les capacités humaines de jouissance, en entrant véritablement dans le détail. Il faut remarquer que cette approche se situe à l'époque dans toute une vaste littérature, il est vrai souvent réservée au corps médical, qui traite, bien avant Sigmund FREUD d'ailleurs, des troubles sexuels dans tous leurs aspects anatomiques et physiologiques. Ce qui est nouveau dans son approche, c'est la mise en évidence des rôles sociaux de tels troubles sexuels, notamment dans la jeunesse ouvrière allemande.

 

     L'analyse caractérielle (1933) développe l'analyse du comportement et de l'attitude du malade. Il montre, en partant de la technique psychanalytique utilisée dans le traitement des névroses, comment se développent les résistances au travail analytique. C'est une véritable technique de l'analyse caractérielle qu'il entend mettre sur pied. C'est aussi une théorie de la formation du caractère qu'il élabore. C'est la mise en évidence de quelques formes caractérielles bien définies et du fait qu'ils sont très répandus. Il écrit donc sur une peste émotionnelle généralisée à l'ensemble de la société.

    Sa conclusion de la partie sur la technique de l'analyse caractérielle, en dépit des difficultés pour décrire un processus analytique, veut résumer son expérience : "Notre exemple met en scène le prototype du caractère passif-féminin qui (...) nous confronte toujours avec le même type de résistance caractérielle. Il illustre aussi le mécanisme typique du transfert négatif latent. (...). (...) la priorité donnée à l'étude systématique et logique de la résistance caractérielle (...) fait apparaître spontanément et sans ambiguïté le matériel infantile correspondant. Cela confère son caractère introspectif à l'interprétation ultérieure des contenus et des symptômes, d'où une grande efficacité thérapeutique. (...). Dès que fut établie la liaison avec le matériel infantile, l'élimination de la résistance caractérielle s'amorça. Ainsi l'interprétation ultérieure des symptômes se fit avec la collaboration active du malade. L'analyse des résistances se déroula en deux phases typiques : d'abord, l'accent fut mis sur sa forme et sa signification actuelle, puis l'élimination fut obtenue à l'aide du matériel infantile mis au jour. La différence entre une résistance caractérielle et une résistance ordinaire se manifesta dans l'exemple cité par la politesse et la docilité qui marquait l'une, par les doutes et la méfiance qui marquait l'autre. La politesse et la docilité faisaient partie intégrante du caractère et servaient d'expression à la méfiance du malade à l'égard de l'analyse. L'interprétation systématique du transfert négatif latent aboutit à la libération de l'agressivité réprimée et déguisée à l'égard de l'analyste, des chefs et du père du malade. Ainsi s'évanouit l'attitude passive-féminine qui n'était, évidemment, qu'une forme de réaction contre l'agressivité refoulée. La répression de l'agressivité à l'égard du père avait entraîné la répression du désir génital des femmes. Par conséquent, l'analyse rétablit les désirs génitaux masculins en rétablissant l'agressivité ; ainsi fut guérie l'impuissance du malade. Le caractère craintif disparut avec l'angoisse de castration par la prise de conscience, par le malade, de son agressivité ; ses crises d'angoisse s'évanouirent avec l'abandon de la continence sexuelle. la détente orgastique de l'énergie accumulée sous forme de stase d'angoisse aboutit à l'élimination du "fond somatique de la névrose"". Ensuite, l'auteur s'étend beaucoup sur les indications et les dangers de l'analyse caractérielle et le maniement délicat du transfert au cours de la cure.

    Sa théorie de la formation du caractère suit le conflit sexuel infantile depuis ses débuts, le développement de mécanismes de défense du Moi qui élabore une cuirasse caractérielle (qui s'édifie surtout par peur du châtiment). Il décrit l'économie sexuelle  de cette cuirasse caractérielle pour aboutir à la description de quelques formes caractérielles bien définies : caractères hystérique, compulsif et phallique-narcissique. Il s'appesantit sur le caractère masochiste et sa thérapie.

    Partant du conflit entre pulsion et monde extérieur, il décrit l'interaction des forces défensives qui provoque l'installation d'une économie sexuelle où se mêlent plaisir, angoisse, colère et cuirasse musculaire. Tout ceci a une traduction dans l'expression affective du réflexe orgastique. Tout un chapitre est consacré à ce qu'il appelle la désagrégation schizoïde.

    Le dernier chapitre de son livre sur La peste émotionnelle décrit l'étendue de ces affections à l'ensemble de la population, sans vouloir donner d'ailleurs à ce terme une "nuance péjorative", la représentant surtout comme une adaptation boiteuse et artificielle, à des conditions sociales défavorables.

"La peste émotionnelle est une biopathie chronique de l'organisme. La peste émotionnelle est une conséquence directe de la répression, sur une vaste échelle, de l'amour génital ; depuis, il a pris un caractère épidémique et, au cours des millénaires, aucune peuple de la terre n'en a été épargné. Rien ne permet de supposer que la maladie se transmet, par hérédité, de la mère à l'enfant ; en réalité, elle est inculquée à l'enfant depuis le premier jour de sa vie. C'est un mal épidémique comme la schizophrénie ou le cancer : la peste émotionnelle se manifeste sur le plan social. la schizophrénie et le cancer sont des biopathies causées par la peste émotionnelle dans la vie sociale. Leurs effets sont visibles aussi bien au niveau de l'organisme que dans la vie sociale. De temps en temps, la peste émotionnelle prend, comme d'autres maladies épidémiques, comme la peste et le choléra, un caractère pandémique : elles se manifestent alors par une gigantesque flambée de sadisme et de criminalité, dont l'Inquisition catholique au Moyen Age et le fascisme international du XXe siècle nous fournissent d'éloquents exemples."  Dans ce chapitre, Wilhelm REICH décrit les différences entre le caractère génital, le caractère névrotique et les réactions de la peste émotionnelle.

  Cet ouvrage est l'un des plus techniques de l'auteur. Fort volume, c'est un exposé détaillé du lien entre biologie et psychologie des profondeurs. Il contient aussi la justification de l'hypothèse de l'énergie d'orgone.

 

     La psychologie de masse du fascisme (1933) part d'une question qui taraude nombre d'auteurs : Comment dix-sept millions de personnes sur trente un millions d'électeurs d'une population de soixante dix millions d'un peuple cultivé porte-t-il avec jubilation Hitler au pouvoir en 1933? 

Wilhelm REICH ne se contente pas de proposer une interprétation psychanalytique des événements dont il est le témoin direct. Il fait converger sa pratique, son expérience clinique, sa réflexion politique et anthropologique pour situer le problème de manière plus générale. Pour lui, c'est le caractère mécaniste-mystique des hommes de notre temps qui suscite les partis fascistes et non l'inverse. L'idéologie fasciste, qu'il retrouve sous toutes les latitudes, est l'expression caractérielle biopathique de l'homme frappé d'impuissance orgastique. C'est toute une conception de la théorie raciale, dont il décortique le contenu, la fonction objective et subjective, qu'il propose. Après une démonstration sur le fonctionnement et l'origine du mysticisme, de l'irrationnel, le psychanalyste montre les fonctions biosociales du travail, ou plus précisément de la "discipline volontaire du travail" de masse. Là, il s'attaque autant aux conceptions du travail mises en oeuvre dans les industries capitalistes que dans le stakhanovisme soviétique. La régulation autoritaire et nationaliste du travail en Union Soviétique va à l'inverse de l'objectif  marxiste d'épanouissement de l'homme et de la société.

A la fin de sa préface à la troisième édition de 1942, Wilhelm REICH écrit : "La psychologie structurelle fondée sur l'économie sexuelle ajoute à la définition économique de la société une nouvelle interprétation du caractère et de la biologie de l'homme. La suppression des capitalistes individuels en Russie et le remplacement du capitalisme privé par le capitalisme d'État n'ont pas apporté le moindre changement à la structure caractérielle faiblarde, si typique des masses humaines. Notons encore que l'idéologie politique des partis marxistes en Europe avait pour objet (...) une situation économique couvrant un espace de 200 ans environ, qui correspondait à peu près à l'épanouissement du machinisme du XVIIe au XIXe siècle. Le fascisme du XXe siècle par contre a soulevé le problème fondamental des attributs caractériels de l'homme, de la mystique et du besoin d'autorité, qui correspondent à un espace de 4 000 à 6 000 ans environ. Là aussi, le marxisme vulgaire essaie de loger un éléphant dans une renardière. La sociologie fondée sur l'économie sexuelle se penche sur une structure humaine qui ne s'est pas formée au cours des deux siècles passés, mais qui résume une civilisation patriarcale et autoritaire vieille de plusieurs millénaires. (...) La découverte de la démocratie de travail, entité biologique et naturelle, dans les rapports humains internationaux peut être considérée comme l'antidote contre le fascisme."

 

     La fonction de l'orgasme de 1942, dit l'auteur dans son introduction résume "l'oeuvre médicale et scientifique que j'ai accomplie sur l'organisme vivant pendant ces vingt dernières années".

En fait, c'est par une approche d'abord physiologique qu'il publie dès 1927 sous ce titre le fondement d'une économie sexuelle axée sur la puissance orgastique et la génitalité. Cette approche s'élargit au fur et à mesure de ses recherches sur les plans psychanalytiques et sociologiques. Ce texte livre la base de la réflexion de Wilhelm REICH  qui pense que l'orgasme, ou acmé de l'excitation génitale gouverne l'ensemble du comportement biologique de l'homme. Il s'agirait d'un courant végétatif bio-électrique correspondant chez l'homme au rythme biologique le plus profond, et qui se déroulerait suivant un processus à quatre temps : tension mécanique, charge électrique, décharge électrique, relaxation mécanique. Tout mauvais fonctionnement de l'orgasme, qu'il rencontre de manière forte dans les multiples névroses qu'il traite, détruit l'équilibre biologique et conduit à de nombreux symptômes somatiques. Il rapporte à l'impuissance orgastique une certain nombre de troubles psychiques et somatiques. Et place donc l'orgasme au coeur de la médecine psycho-somatique. Il oppose l'orgasme, qui est lié au bon fonctionnement du para-sympathique, à l'angoisse qui est liée à une sympathicotonie. Entre l'un et l'autre existe un jeu de compensation.

 "La théorie de l'économie sexuelle peut s'exprimer en quelques phrases : La santé psychique dépend de la puissance orgastique, c'est-à-dire de la capacité de se donner lors de l'acmé de l'excitation sexuelle, pendant l'acte sexuel naturel. Sa base est l'attitude caractérielle non névrotique de la capacité d'aimer. La maladie mentale est le résultat d'un désordre dans la capacité d'aimer. C'est le cas de l'impuissance orgastique, dont souffre la majorité des humains, l'énergie biologique est inhibée et devient ainsi la source de toutes sortes de comportements irrationnels. La guérison des troubles psychiques exige en premier lieu le rétablissement de la capacité d'aimer. Elle dépend autant des conditions sociales que des conditions psychiques.

Les troubles psychiques sont les effets des perturbations sexuelles qui découlent de la structure de notre société. Pendant des milliers d'années, ce chaos a favorisé l'entreprise qui tendait à soumettre les individus aux conditions existantes par l'intériorisation de contraintes extérieures imposées à la vie. Son but est d'obtenir l'ancrage psychique d'une civilisation mécanisée et autoritaire en ôtant aux individus leur confiance en eux-mêmes.

Les énergies vitales, dans des conditions naturelles, ont une régulation spontanée, excluant les formes obsessionnelles du devoir et de la moralité. Ces formes obsessionnelles révèlent à coup sûr l'existence de tendances anti-sociales. Le comportement anti-social naît de pulsions secondaires qui doivent leur existence à la répression de la sexualité naturelle.

L'individu élevé dans une atmosphère de négation de la vie et du sexe acquiert un plaisir-angoisse (la peur de l'excitation du plaisir) qui est représenté physiologiquement par des spasmes musculaires chroniques. Ce plaisir-angoisse est le terrain sur lequel l'individu recrée les idéologies qui nient la vie et qui forment les bases des dictatures. C'est le fondement de la peur de vivre d'une manière libre et indépendante. Il devient la source où toutes les activités politiques réactionnaires, où tous les systèmes de domination d'un individu ou d'un groupe sur une majorité de travailleurs puisent leur force. C'est une angoisse bio-physiologique. Elle constitue le problème central de la recherche psycho-somatique. Jusqu'à présent ce fut là le plus grand obstacle à l'investigation portée dans le domaine des fonctions vitales involontaires que le névrosé éprouve comme quelque chose d'étrange et d'effrayant.

La structure caractérielle de l'homme d'aujourd'hui (...) est marquée par une cuirasse contre la nature en lui-même et contre la misère sociale extérieure à lui-même. Cette cuirasse du caractère est à la base de la solitude, de l'insécurité, du désir ardent d'autorité, de la peur de la responsabilité, de la quête d'une mystique, de la misère sexuelle, de la révolte impuissante, de la résignation à un type de comportement pathologique et contraire à la nature. Les êtres humains ont adopté une attitude hostile contre ce qui, en eux-mêmes, représente la vie, et se sont éloignés d'elle. Cette aliénation n'est pas d'origine biologique, mais d'origine sociale et économique. On ne la trouve pas dans l'histoire humaine avant le développement de l'ordre social patriarcal."

 

      La révolution sexuelle, de 1945, développe sur le plan social, la réorientation de l'économie sexuelle vers l'épanouissement humain. Wilhelm REICH y insiste sur le fait "qu'il ne sera certainement pas possible de maîtriser le processus culturel actuel sans comprendre que le noyau de la structure psychologique est la structure sexuelle, et que le processus culturel est essentiellement déterminé par les besoins sexuels."  Il s'attaque au moralisme sexuel et les idées qu'il développe font partie aujourd'hui de l'histoire de ce que l'on appelle la "libération des moeurs". Dans le conflit entre une structure sociale et ce besoin sexuel, l'Église et l'État sont en première ligne. Dans les derniers chapitres, l'auteur examine de manière critique certaines expériences menées en Occident et en Union Soviétique (dans ses premiers temps) avant dans "Quelques problèmes de sexualité infantile" de proposer une nouvelle manière d''approcher l'éducation des enfants. Il vise à la fois la création de structures collectives et de structures non-autoritaires chez l'enfant.

 

     Ecoute petit homme!, de 1948, n'est pas un écrit de caractère scientifique mais une longue apostrophe philosophique  (sans le langage proprement philosophique bien entendu) dans le contexte d'une lutte contre une campagne (longue) contre ses expériences et des recherches sur l'orgone. C'est une apostrophe philosophique en ce sens qu'au-delà de son propre cas, Wilhelm REICH met en garde le citoyen ordinaire contre les méthodes (autoritaires)  et les objectifs des représentants qui officiellement doivent défendre ses intérêts et permettre son épanouissement.

 

      La biopathie du Cancer (1948) retrace ses expériences sur l'énergie d'orgone. Loin de proposer une thérapeutique curative du cancer, insistant souvent sur le caractère expérimental de ses théories mêmes, il expose simplement 8 ans de recherches (1939-1947).

Dans un langage compréhensible par tous, très loin des manuels médicaux, il désigne ce qui selon lui est à l'origine de cette affection. Il pense qu'une partie des difficultés de la recherche sur le cancer provient de la conception même que l'on a du fonctionnement biologique. Il propose une conception de la biogenèse  qui refuse la thèse établie de l'infection par des germes aériens et soutient l'idée d'une génération spontanée du vivant, sous l'aspect de vésicules chargées d'énergie, ou bions, à partir de la désintégration de la matière organique ou minérale. Il attribue un rôle fondamental à l'émotion, dans sa fonction biologique primordiale (Cent fleurs pour Wilhelm REICH)

Selon Roger DADOUN, "l'interprétation orgonomique de l'étiologie du cancer conduit Reich à poser un remarquable parallélisme et d'éclairantes articulations entre le fonctionnement cellulaire, au niveau microscopique, et la fonction du système nerveux autonome au niveau de l'organisme global. Il existe un relation d'équilibre dynamique entre le noyau et le plasma dans la cellule saine : flux d'énergie, orgonotiquement plus puissance ; en situation de carence, le noyau, menacé en quelque sorte de "sufocation", précipite ses processus spécifiques de luminescence et de division : rapide décharge orgonotique et mitose cellulaire "sauvage", caractéristique précisément du cancer."

Ses expériences ne sont pas reprises par le corps médical, et ses installations de laboratoire sont détruites après une campagne de dénigrement de son travail scientifique.

     C'est dans La superposition cosmique de 1951 que Wilhelm REICH décrit le plus précisément ce qu'il entend par l'orgone. Relatant les expériences de l'auteur, Roger DADOUN écrit "qu'il faut d'abord montrer que l'orgone existe. L'observation joue ici un rôle prépondérant. C'est avec ses organes des sens, ses "sensations d'organe", sa curiosité, son intérêt, sa rationalité, son désir, que le chercheur est appelé à percevoir une forme inhabituelle de réalité ; sa structure toute entière est impliquée dans la recherche, structure et recherche sont liées, non pas dans un sens banalement relativiste, mais dans toute la force du terme : c'est le propre en effet de l'énergie de l'orgone - omniprésente - d'être aussi l'énergie actuelle du corps, de donner à la sensation, au désir, à la raison leurs rythmes et leur pouvoir ; une forme unique, infiniment obscure d'échange, d'osmose, de contact, de complicité, peut-être ou de connivence, règle en ce lieu les rapports de l'observateur et de l'objet ; Reich en vient ainsi à engager une réflexion épistémologique originale, où il s'efforce de réduire l'antithèse fadement automatique de l'objectif et du subjectif, de dépasser ce dualisme mécaniste et paralysant en extrayant la subjectivité de son nébuleux et mystique contexte psychologique pour la distribuer dans des structures caractérielles et culturelles susceptibles de donner prise au rationnel et à l'objectif - ce à quoi précisément l'orgone par définition se prête. Et il importe à Reich, au plus haut point, de réduire ce "subjectif", dans la mesure où les "arguments" lancés contre la théorie de l'orgone consistent principalement en accusation de "subjectivité", formulée entre autres par Einstein."

Ce qui précède reflète assez bien le genre de littérature auquel le lecteur doit s'attendre dans les dernières oeuvres de Wilhelm REICH. Dans les tentatives, qui nous semblent un peu désespérées, de saisir le quanta de la vie, surtout avec le matériel alors disponible, le psychanalyste du début s'éloigne de plus en plus de l'approche psychanalytique pour tenter d'atteindre ce qui lie le cosmique à la vie. Et partant de se discréditer de plus en plus auprès de l'ensemble de la communauté scientifique, dans ses tentatives d'exprimer ce qui est difficilement observable : le flux même de la vie, l'orientation de l'énergie vitale dans la cellule comme dans l'organisme, surtout qu'il effectue le saut (trop vite certainement) avec l'énergie cosmique.

 

     L'éther, Dieu et le diable, de 1949, se situe dans le prolongement de cette approche. Des premiers chapitres qui traitent du fonctionnalisme orgonomique, des deux "piliers de la pensée humaine", de l'animisme, du mysticisme et du mécanisme, le lecteur passe aux derniers sur le "Royaume du diable" et enfin sur "l'énergie d'orgone cosmique et l'éther". Il est question de l'existence d'une énergie qui pénètre tout et dont la présence peut être prouvée.

Lisons les dernières lignes : "Les observateurs de la nature ont décrit correctement l'énergie cosmique originelle pour autant qu'il était question de ses fonctions. Encore ont-ils été incapables d'établir un contact avec ces fonctions si ce n'était par des déductions ; ils n'avaient aucun accès à l'observation et à l'expérimentation directe. Il est évident que ce fait n'est pas imputable à l'éther mais à l'observateur. Il s'agit donc d'un problème de biopsychiatrie qui se rattache surtout à la biophysique de la perception, à l'interprétation d'impressions sensorielles et de sensations d'organe. Comme l'a si bien montré toute l'évolution de l'orgonomie, il n'existe qu'une seule voie pour parvenir à l'étude physique de l'éther : cette voie, c'est le courant orgonotique dans l'homme, ou pour employer une autre formule : le "flux de l'éther" dans la structure membraneuse de l'homme. Pendant longtemps, l'humanité a appelé cette force originelle "Dieu". Nous commençons à comprendre pourquoi la plupart des grands physiciens qui se sont penchés sur les problèmes cosmiques et plus spécialement sur celui de l'éther ont, comme Newton, réfléchi intensément sur le problème de Dieu."

 

     Le meurtre du Christ, de 1956, est une audacieuse (très audacieuse...) interprétation de l'homme Jésus comme incarnation de l'amour génital dans la plénitude.

La vision reichienne de la réalité christique implique une double récusation : elle ne se satisfait pas de la conception laïque et rationaliste traditionnelle qui ne veut connaître au mieux que le seul Jésus historique qui fut un excellent meneur d'hommes, démagogue peut-être, et qui sut exprimer avec vigueur les revendications et les aspirations des masses de Judée pressurées par les castes de juifs riches et par les conquérants romains. L'auréole divine de Jésus est tenue pour de l'idéologie. Contre cette position historiciste, Reich considère qu'une approche rationnelle doit conserver au Christ cette auréole. Il existe nécessairement, vu l'impact qu'il a dans l'histoire, dans la personne du Christ quelque chose qui le distingue des messies de tout genre de son époque. Et ce quelque chose est la forme-Jésus, une incarnation de l'amour, qui est l'amour physique (et non mystifié). Ce quelque chose est à relier directement avec le fonctionnement de l'économie sexuelle. (Roger DADOUN)

 

     Les hommes dans l'État (People in trouble), de 1953, relate l'expérience personnelle de Wilhelm REICH des principaux événements sociaux et politiques de l'époque de la fin de la République de Weimar et de l'avènement du nazisme. Il montre comment cette expérience l'a progressivement amené à prendre conscience de la structure du caractère humain, de son influence sur le processus social et, réciproquement, de l'influence des phénomènes sociaux sur le caractère de l'individu. Livre autobiographique de l'Observateur Silencieux comme il se nomme dans cet ouvrage.  C'est peut-être par celui-là que le lecteur qui ne connaît pas l'oeuvre de Wilhelm REICH doit commencer.

 

     Roger DADOUN, dans une présentation de Wilhelm REICH, écrit qu'"à défaut de développer les nombreuses objections que ne manque pas de soulever une entreprise aussi vaste (que celle qu'il s'est assignée) et qui a fait l'objet de plus d'accusations que de critiques, on peut regrouper ces dernières sous une même arête directrice : Reich a tendance à faire fi des relais nécessaires, à négliger tout un patient travail de mise en relations et d'articulations intermédiaires : il ne voit pas que la pulsion de mort peut être un puissant outil d'élaboration théorique, comme en témoigne toute la deuxième topique freudienne ou l'oeuvre de Mélanie KLEIN ; sa vision politique ne tient guère compte de la complexité et de l'évolution des rapports de force entre classes sociales et organisations politiques ; surtout sa construction orgonomique, centrée sur le concept d'orgone, mal dégagé d'intuitions vitalistes, semble reposer sur des fondations précaires, et seul l'avenir, en permettant une investigation approfondie et objective des travaux de Reich, pourra restituer à son entreprise ses justes dimensions".

 

     Ce que la postérité retire surtout de l'oeuvre de Wilhelm REICH est surtout centré sur les thèmes d'oppression et de révolution sexuelles, qui ont marqué les générations des années 1960-1970 en Occident, notamment dans la jeunesse.

Yves BUIN fait de l'oeuvre européenne de ce chercheur, laissant ce qu'il appelle les errances de la période américaine de côté, le véritable centre d'intérêt de sa pensée. A savoir toute cette réflexion entre les aspects psychanalytiques de la sexualité et les aspects du fonctionnement politique des sociétés. La notion de cuirasse caractérielle n'est pas ignorée de bien des psychanalystes d'aujourd'hui. Helmut DAHMER, Paul FRAPPIER et Jean-Marie BROHM, de leur côté soulignent les convergences entre Reich et Marx à travers l'oeuvre de Reich, et ce qui fait partie du freudo-marxisme. Roger DADOUM souligne d'ailleurs que même dans sa période américaine, Wilhelm REICH  n'a pas perdu de vue (et tous ses adversaires hystériques aux États-Unis non plus!) la lutte contre le fascisme, envisagé dans une large perspective anthropologique et non uniquement politique ou idéologique. C'est cette lutte qui est l'aiguillon qui le mène à la recherche sur le mouvement vital.

 

Wilhelm REICH, L'irruption de la morale sexuelle, Étude des origines du caractère compulsif de la morale sexuelle, Petite Bibliothèque Payot, 1974 ; La lutte sexuelle des jeunes, François Maspéro, Petite collection maspéro, 1972 ; L'analyse caractérielle, Payot, Collection science de l'homme, 1973 ; La psychologie de masse du fascisme, Petite Bibliothèque Payot, 1974 ; La fonction de l'orgasme ; L'arche, collection Le sens de la marche, 1970 ; La révolution sexuelle, Union Générale d'Éditions, 10/18, 1971 ; Écoute petit homme!, Petite Bibliothèque Payot, 1974 ; L'éther, Dieu et le diable, Petite Bibliothèque Payot, 1999 ; La superposition cosmique, Petite Bibliothèque Payot, 1999 ; Les hommes dans l'État, Payot, 1978.

Roger DADOUN, article Encyclopedia Universalis, 2004 ; Cent fleurs pour Wilhelm REICH, Petite Bibliothèque Payot, 1975 ; article Wilhelm REICH, dans Dictionnaire international de psychanalyse, Hachette littératures, 2002 ; article La psychologie de masse du fascisme dans Dictionnaire des oeuvres politiques, PUF, 1986.

Yves BUIN, l'oeuvre européenne de Reich, Éditions universitaires, collection encyclopédie universitaire, 1972. Contributions de Helmut DAHMER, Paul FRAPPIER et Jean-Marie BROHM dans "débats", Editions Taupe Rouge de Novembre 1975.

 

 

Relu le 24 novembre 2019

 

 

 

 

 

 

 

 

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9 mars 2010 2 09 /03 /mars /2010 07:49
            Le philosophe américain spécialisé en psychologie appliquée et en pédagogie, figure du pragmatisme, pourtant influencé par l'oeuvre de HEGEL avec laquelle il veut réconcilier celle de DARWIN et fondateur de l'école-laboratoire de Chicago, est considéré comme le principal philosophe de la démocratie aux États-Unis du XXe siècle. Dans l'ambiance du pragmatisme qu'il partage avec William JAMES et PEIRCE, il cherche à donner à la philosophie une nouvelle signification en en faisant le moyen de résoudre les problèmes les plus pressants de la vie.
De son Manuel de psychologie (1887) à Reconstruction in Philosophy (1940), l'oeuvre de John DEWEY se signale par le vécu des problèmes économiques et sociaux de son pays. Elle ne se dissocie en effet pas de ses engagements politiques.
            
               Situé dans le camp des libéraux sur l'échiquier politique des États-Unis, John DEWEY pense que le sort de la démocratie est lié à la lutte et au triomphe du peuple contre le capitalisme, notamment le capitalisme des financiers new-yorkais. Il soutient la campagne de Théodore ROOSEVELT (1912) malgré les positions de ce candidat sur les questions militaires, comme celle de LAFOLETTE en 1924. Membre de nombreuses organisations, notamment dans l'enseignement, il voyage souvent et est témoin de nombreuses luttes en Chine comme en Turquie. (Gérard DELEDALLE). Attaqué comme communiste (pourtant il se situe constamment par rapport au marxisme en accord avec le diagnostic et en désaccord avec les méthodes et les solutions) ou comme nazi (accusation passe-partout qui permet de discréditer facilement auprès de populations peu conscientisées politiquement), John DEWEY maintient pendant toute sa vie ses positions, vivant sa propre philosophie.
            Généralement, on considère que ses écrits de philosophie politique et sociale les plus importants sont :
- German philosophy and Politics (1915) ;
- The public and its Problems (1927) ;
- Characters and Events (1930) ;
- Individualism, Old and New  (1931) ;
- A Common Faith (1934) ;
- Liberalism and Social Action (1938) ;
- Freedom and Culture (1939) ;
- Education Today (1940).
        D'autres ouvrages plus théoriques sont également cités, comme Philosophy and Civilization (1931), Experience and Education (1938) ou Problems of Men (1946). John DEWEY fut si prolifique que des éditions périodiques après sa mort rassemblent plusieurs écrits sous des titres très divers. Aujourd'hui, avec le recul de l'influence de la philosophie marxisme, ses oeuvres sont traduites en plus grand nombre. Ainsi, en France, on peut trouver Démocratie et Education (Armand Colin, 1990), Oeuvres philosophiques (Université de Pau, 2003), Le public et ses problèmes (Université de Pau, 2003), Reconstruction en philosophie (Université de Pau, 2003)...

         Human Nature and Conduct, publié en 1921 (et réédité en 1994), identifie les problèmes les plus fondamentaux de sa propre société. Le caractère décisif de cet ouvrage est qu'il repose sur l'observation, exprimée avec force, que "une classe de la communauté" a constamment tenté "d'assurer son propre avenir aux dépens d'une autre." John DEWEY comprend les divisions de classes comme les symptômes d'un dysfonctionnement plus profond de la société, d'une absence d'ajustement entre la production et la consommation, qui conduit constamment à saper de bonnes relations sociales. La fabrication, écrit-il, "de choses est frénétiquement accélérée ; et toute invention mécanique utilisée pour gonfler la masse des choses inanimées. En conséquence de cela, la plupart des travailleurs ne trouvent dans leur travail aucun épanouissement, aucun renouvellement, aucune évolution spirituelle, aucune satisfaction... La sottise qu'il y a à séparer la production de la consommation, d'une vie présente plus riche, est rendue manifeste par les crises économiques, par les périodes de chômage qui alternent avec les périodes d'emploi, de travail ou de "surproduction"... (...) Socialement, la séparation de la production et de la consommation, du moyen de la fin, est la racine de la plus profonde division de classes. Ceux qui déterminent les "fins" de la production sont aux postes de contrôle, ceux qui exercent une activité productive isolée constituent la classe dominée. Mais si les derniers sont opprimés, les premiers ne sont pas véritablement libres."  (cité par Robert HORWITZ)
Tout au long de cet ouvrage et dans bien d'autres, le philosophe du pragmatisme se confronte à l'analyse marxiste, n'hésite pas à approuver de nombreux aspects du diagnostic socialiste sur les maux du capitalisme, mais dénonce l'erreur selon lui la plus pernicieuse du marxisme, la plus révélatrice d'une manière de voir les choses : sa proclamation de "la croyance monstrueuse selon laquelle la guerre civile de la lutte des classes est un moyen de progrès social, et non un condensé de tout ce qui y fait obstacle". Le progrès social ne pourra être atteint que par la "méthode de l'intelligence". C'est elle qui permettra une croissance comprise comme bien universel.

        Alors qu'auparavant, l'échec du genre humain à résoudre ses problèmes pouvait s'expliquer par sa méconnaissance du réel, aujourd'hui les découvertes scientifiques le rend "tragiquement dépourvu de nécessité." Pour comprendre l'état de la société, John DEWEY propose, notamment dans Reconstruction in Philosophy (1950) de faire remonter l'échec tragique et frustrant de la "méthode de l'intelligence" à des défauts dans la pratique politique. L'existence d'institutions sociales archaïques inappropriées à une époque technique et industrielle se résume par le "décalage culturel" qu'il faut s'efforcer de combler.
 Il pointe déjà dans Human Nature and Conduct le fait que "les industriels nouveaux sont largement les anciens féodaux, qui vivent dans des banques plutôt que dans des châteaux et brandissent un carnet de chèques au lieu d'une épée". L'auteur décrit dans The Public and its Problems la manière dont les bienfaits de la science sont largement au service des intérêts d'une "classe possédante et capitalisante", alors qu'une diffusion démocratique des bienfaits de la science "signifierait que la science a été assimilée et distribuée". Dans Reconstruction in Philosophy, il clame que c'est seulement dans un ordre social véritablement démocratique que les bienfaits promis par la compréhension de la science développée par Francis BACON - sa référence première dans la découverte de la méthode scientifique - pourront être réellement appliqués au "soulagement de la condition de l'homme".

      L'épreuve des conséquences est difficile lorsqu'on tente d'appliquer la "méthode de l'intelligence" déployée d'abord dans les sciences physiques et naturelles, aux problèmes politiques, économiques et moraux.
"Tout conflit politique sérieux tourne autour de la question de savoir si un acte politique donné est socialement bénéfique ou nuisible" (The public and its problems). Pratique jusqu'au bout, John DEWEY exprime cette problématique surtout aux travers d'exemples, comme par exemple sur les conséquences de la formation d'un syndicat de travailleurs. Rappelons qu'aux États-Unis plus qu'en Europe, c'est par la répression violente que le patronat, organisé lui-même en syndicats plus ou moins cohérents suivant la branche professionnelle, a répondu aux revendications ouvrières, et notamment à leurs tentatives de s'organiser de manière collective. Il n'est pas étonnant donc, que c'est souvent sur des questions de ce genre que John DEWEY pèse le pour et le contre... Il prône souvent pour une organisation "intelligente" des travailleurs qui tienne compte des intérêts des entreprises, intérêts compris dans une acception large englobant ceux des chefs d'entreprise et des ouvriers... Mais derrière cette position qui peut paraître a minima, il y a une réflexion "de type évolutionniste" qui défend une autre répartition des pouvoirs et des compétences à l'intérieur des entreprises elles-mêmes. La croissance ne sera obtenue que par l'association, qui précisément doit dépasser conflits et tensions, cette association reposant sur une conception pluraliste modérée de la société.
     Robert HORWITZ explique que la "théorie démocratique de Dewey peut (...) être le mieux envisagée sous deux chefs. Selon ses propres termes, ce sont :
- une conception pluraliste modérée de la société ;
- l'épreuve de la "conséquence indirecte" pour la définition de l'étendue légitime de l'autorité de l'État."
John DEWEY estime que l'essentiel de la croissance humaine se réalise dans le cadre d'associations, proches concrètement des individus (écoles, familles, clans, voisinages, syndicats, corporations des métiers, clubs de tout genre...). Pour faire face aux conflits entre associations défendant le statut quo ante et les associations visant à garantir un traitement égal aux minorités opprimées, qui conduisent fréquemment à la violence, il faut une représentation politique qui sache résoudre pacifiquement ces conflits. Cette représentation politique, appelée "État", ne peut être, pour que véritablement cette croissance ait lieu, n'avoir qu'une fonction arbitrale (ce qui est le principe de la théorie pluraliste conventionnelle). Il doit avoir une contribution positive pour l'encourager. Il ne peut se résumer à l'État existant dans la période actuelle, car l'arbitrage qu'il rend peut très bien favoriser des activités criminelles (entendues au sens large d'activités anti-bien commun).
    Il développe dans Democracy and Education cet aspect du civisme nécessaire des individus pour entraîner l'État à l'action positive contre des activités qui entravent la croissance. C'est vouloir que l'État s'immisce dans des affaires considérées généralement hors de sa sphère d'intervention : celles de la famille, du clan, du voisinage, pour donner une éducation publique obligatoire, protéger les faibles et les dépendants, égaliser les chances de bénéficier des progrès de la science... C'est, compte tenu de cette nécessité, pour éviter que cet "État" ne tombe entre des mains qui voudraient en faire un instrument totalitaire, que John DEWEY formule cette "épreuve de la conséquence indirecte". Il est nécessaire que les "membres du public" puissent évaluer les conséquences de cette intervention partout de l'État. D'où la multiplication nécessaire de groupes "publics" évaluant  les conséquences de celle-ci, qui sachent rassembler leurs observations en un tout unifié... Ce qui fait poser la question, étant donné l'existence de "publics" divers et de plus en conflits, s'il existe une manière quelconque de le faire...
 Cette question est d'une importance fondamentale, comme l'écrit Robert HORWITZ, dans la mesure où les termes de la théorie de John DEWEY autorisent les membres de chaque "public" à élire les représentants pour traiter des conséquences indirectes engendrées par les activités privées particulières. (Ne pas oublier que dans certains États des États-Unis, il y a énormément d'élections locales qui touchent beaucoup de domaines, y compris la justice, l'éducation, la police...) Cela semblerait exiger l'élection d'un nombre énorme de représentants ou l'invention d'un système par lequel un seul individu serait élu pour représenter de nombreux "publics". Malheureusement, déplore Robert HORWITZ, John DEWEY ne développe pas sa théorie politique au-delà.

     Dans tous ses écrits, John DEWEY néglige délibérément les dispositions institutionnelles et constitutionnelles (sans doute parce qu'il estime qu'elles n'agissent justement pas en faveur de la croissance...) pour faire reposer le progrès social sur l'action des corps de citoyens.
Cela ressort bien, par exemple, dans le texte d'une Conférence de John DEWEY de 1939, La démocratie créatrice, La tâche qui nous attend, organisée en l'honneur de ses 80 ans. Pour lui, la démocratie, créée dans des conditions extrêmement favorables à la fondation des États-Unis, exige maintenant à un effort considérable pour bâtir des conditions favorables à la croissance qu'il appelle de ses voeux.
"Concevoir la démocratie comme un mode de vie personnel, individuel, ne constitue rien de foncièrement nouveau. Pourtant, quand on la met en pratique, cette conception donne une nouvelle signification concrète aux vieilles idées. Elle signifie que seule la création d'attitudes personnelles chez les individus permet d'affronter avec succès les puissants ennemis actuels de la démocratie. Elle signifie que nous devons surmonter notre tendance à penser que des moyens extérieurs - militaires ou civils - peuvent défendre la démocratie sans l'apport d'attitudes si ancrées chez les individus qu'elles en viennent à faire partie intégrante de leur personnalité."
Il insiste beaucoup sur la liberté de communication libre et complète, ce qui résonne d'une manière non équivoque aujourd'hui, à l'heure où les gouvernements tentent d'endiguer les communications circulant de manière électronique...

John DEWEY, Démocratie et éducation, Armand Colin, 1990 ; Le public et ses problèmes, Université de Pau, 2003 ; Reconstruction en philosophie, Université de Pau, 2003.
Revue Internationale de philosophie n°245, 2008, entièrement sur l'oeuvre de John DEWEY.
Robert HORWITZ, Article John DEWEY, dans Histoire de la philosophie politique, sous la direction de Léo STRAUSS et de Joseph CROPSEY, PUF, collection Quadrige, 1999. Gérard DELEDALLE, La philosophie américaine, De Boeck Université, collection Le point philosophique, 1998
 
Relu le 19 novembre 2019
      
 
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6 février 2010 6 06 /02 /février /2010 13:25
             Le naturaliste anglais Charles Robert DARWIN, un des fondateurs de la biologie moderne de l'évolution, suscite encore par ses écrits de nombreux développements dans la recherche scientifique et de nombreux conflits (intellectuels, mais pas seulement). En même temps qu'ils éclairent la marche conflictuelle de la vie.
 Intervenue en pleine expansion de l'impérialisme britannique, son oeuvre a inspiré, pourrait-on écrire, toutes sortes de darwinismes. Darwinisme scientifique et darwinisme social ne sont que deux désignations d'une postérité - et même d'une antériorité, si l'on considère la chronologie des réflexions sur l'évolution - multiples. Suivant les sensibilités nationales, il existe même des conceptions différentes de darwinisme, et donc d'interprétation des oeuvres de Darwin.

       Dans la compréhension des conflits biologiques, de la lutte pour la vie, des végétaux et des animaux, dans celle des concurrences entre espèces différentes dans des environnements divers, à travers les études sur la sélection naturelle et les variations observées de génération en génération, comme dans les perceptions des conditions d'émergence et de survie des civilisations, il y a un avant et un après Darwin.

      Quatre oeuvres retiennent l'attention, entre autres lorsque nous réfléchissons sur les conflits : L'Origine des espèces, Les variations des animaux et des plantes à l'état domestique, La filiation de l'homme et L'expression des émotions chez l'homme et chez les animaux. Il existe une quantité impressionnante d'autres écrits, sans compter les multiples correspondances, propres à l'activité scientifique.

      L'Origine des espèces au moyen de la sélection naturelle ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie, pour reprendre le titre dans son intégralité eut six éditions de 1859 à 1972 et selon les lecteurs attentifs eux-mêmes, les différents ajouts successifs, notamment pour répondre aux différentes réactions et accusations qu'il a suscité, peuvent obscurcir son propos. Notons que dans cet ouvrage, nulle part n'est mentionné l'homme dans la série évolutive.
A la suite de longues observations et de longs voyages, Charles DARWIN expose, sur un registre qui va de l'assertion à l'hypothèse probable, les éléments suivants, tels que le résume Patrick TORT dans la monumentale étude sur son oeuvre: 
- Observation des variations individuelles chez les êtres soumis à la domestication ou vivant à l'état naturel ;
- Déduction de l'existence d'une capacité naturelle indéfinie de variation des organismes (variabilité) ;
- Observation qu'une reproduction orientée peut fixer héréditairement certaines de ces variations par accumulation dans un sens déterminé, avec ou sans projet raisonné ou méthodique (sélection artificielle, sélection inconsciente) ;
- Déduction de l'hypothèse d'une aptitude des organismes à être sélectionnés d'une manière analogue au sein de la nature (sélectionnalité). Question : que peut être l'agent de la sélection naturelle ainsi inférée de cette sélectionnalité avérée (par ses actualisations domestiques) des variations organiques?
 - Évaluation du taux de reproduction des diverses espèces et de leur capacité de peuplement ;
 - Déduction de l'existence d'une capacité naturelle d'occupation totale rapide de tout le territoire par les représentants d'une seule espèce, animale ou végétale, se reproduisant sans obstacle ;
 - Observation cependant à peu près universellement, au lieu de cette saturation, de l'existence d'équilibres naturels constitués par la coexistence, sur un même territoire, de représentants de multiples espèces ;
- Déduction de l'opposition entre cette capacité d'occupation totale et cette coexistence d'espèces, de la nécessité d'un mécanisme régulateur opérant au sein de la nature et réduisant l'extension numérique de chaque population. Un tel mécanisme est nécessairement éliminatoire, et s'oppose par la destruction à la tendance naturelle de chaque groupe d'organismes à la prolifération illimitée. C'est la lutte pour la vie qui effectue une sélection naturelle dont le principal effet est la survie des plus aptes (par le jeu de l'élimination des moins aptes). Question : qu'est-ce qui détermine une meilleure adaptation?
- Observation de la lutte pour l'existence au sein de la nature ;
- Pour répondre à la question des facteurs d'une meilleure adaptation, Darwin fait retour à la variabilité, et, sous la pression analogique du modèle de la sélection artificielle (des animaux domestiques et des végétaux comestibles), il forge l'hypothèse d'une sélection naturelle qui, à travers la lutte (interindividuelle, interspécifique et avec le milieu) effectuerait le tri et la préservation des variations avantageuses dans un contexte donné, et assurerait ainsi le triomphe vital, transmissible héréditairement, des individus qui en seraient porteurs. Ces derniers seraient par là même sur la voie d'une amélioration constante de leur adaptation à leurs conditions de vie et à celle de la lutte. C'est la sélection naturelle.

   Cet exposé résume très fortement, car il y a beaucoup de digressions dans le texte, les chapitres 1 à 4 du livre, Les chapitres suivants traitent de ces lois de la variation (où Charles Darwin exprime des esquisses, avouant l'ignorance encore devant ses complexités - rappelons que la science génétique n'existe tout simplement encore pas), des difficultés de la théorie (si les espèces dérivent d'autres espèces, pourquoi ne rencontrons-nous pas d'innombrables formes de transition?, comment les conformations et les habitudes changent-elles?, les instincts peuvent-ils s'acquérir et se modifier par l'action de la sélection naturelle?, comment se déroulent les processus de fécondité et de stérilité?, de l'instinct, de l'hybridité, de l'insuffisance des archives géologiques, de la succession géologique des êtres organisés, de la distribution géographique des espèces, des affinités mutuelles des êtres organisés, leur morphologie, leur embryologie, leurs organes rudimentaires... bref de toutes les questions soulevées par sa théorie même de la sélection naturelle.

     Dans sa conclusion, nous pouvons lire : "La théorie de la sélection naturelle  impliquant l'existence antérieure d'une foule innombrables de formes intermédiaires, reliant les unes aux autres, par des nuances aussi délicates que le sont nos variétés actuelles, toutes les espèces de chaque groupe, on peut se demander pourquoi nous ne voyons pas autour de nous toutes ces formes intermédiaires, et pourquoi tous les êtres organisés ne sont pas confondus en un inextricable chaos. A l'égard des formes existantes, nous devons nous rappeler que nous n'avons aucune raison, sauf dans des cas fort rares, de nous attendre à rencontrer des formes intermédiaires les reliant directement les unes aux autres, mais seulement celles qui rattachent chacune d'entre elles à quelque forme supplantée et éteinte. Même sur une vaste surface, demeurée continue pendant une longue période, et dont le climat et les autres conditions d'existence changent insensiblement en passant d'un point habité par une espèce à un autre habité par une espèce étroitement alliée, nous n'avons pas lieu de nous attendre à rencontrer souvent des variétés intermédiaires dans les zones intermédiaires. Car nous avons des raisons de croire que seules quelques espèces subissent des modifications à un moment donné et que tous les changements s'effectuent lentement (...). Dans l'hypothèse de l'extermination d'un nombre infini de chaînons reliant les habitants actuels avec les habitants éteints du globe, et, à chaque période successive, reliant les espèces qui y ont vécu avec les formes plus anciennes, pourquoi ne trouvons-nous pas, dans toutes les formations géologiques, une grande abondance de ces formes intermédiaires? Pourquoi nos collections de restes fossiles ne fournissent-elles pas la preuve évidente de la gradation et des mutations des formes vivantes? Pourquoi ne trouvons-nous pas sous ce dernier système de puissantes masses de sédiment renfermant les restes des ancêtres des fossiles siluriens?  Car ma théorie implique que de semblables couches ont été déposées quelque part, lors de ces époques si reculées et si complètement ignorées de l'histoire du globe." 
   Ces interrogations ne sont que quelques unes du "champ de recherches immense et à peine foulé" sur les causes et les lois des variations. Cela montre à quel point la démarche de Charles DARWIN est une démarche scientifique à l'opposé de celle de ses détracteurs. Si L'origine des espèces fait scandale, c'est que nulle part n'est évoquée le rôle de Dieu...Tout est un enchaînement de causalités dont il faut rechercher les détails, et il n'échappe à personne que si la logique de la sélection naturelle est bonne, l'homme s'y trouve inclus. Même s'il n'en est pas question ici, d'emblée les hiérarchies religieuses furent alertées du danger d'une nouvelle contestation des dogmes tirés d'une lecture officielle de la Bible sur les origines de l'humanité.

        La variation des animaux et des plantes à l'état domestique, de 1868, constitue un second ouvrage de synthèse, lié à L'Origine des espèces, dans un grand livre conçu à l'origine comme le "grand livre des espèces". Charles DARWIN réaffirme et illustre avec netteté les principes exposés dans les deux premiers chapitres de l'ouvrage de 1859. Il y développe quelques exemples, de manière détaillée, d'évolution par sélection naturelle, en reprenant ses observations antérieures. Pour expliquer  les mécanismes de la génération et de la transmission héréditaire, il formule son hypothèse de la pangenèse, une explication théorique de la transmission de caractère acquis, qui n'a jamais eu aucune validation expérimentale.

      La filiation de la l'homme et la sélection sexuelle, traduction par Patrick TORT de The descent of Man and selection in relation to sex, qui n'est pas celle retenue par un certain nombre d'éditions, date de 1872. C'est dans ce livre que le transformisme darwinien est étendu à l'homme. "L'unique objet de cet ouvrage, écrit Charles DARWIN, est de considérer, premièrement, si l'homme, comme toute autre espèce, est issu par filiation de quelque forme préexistante ; deuxièmement, le mode de développement, et, troisièmement, la valeur des différences entre ce que l'on appelle les races de l'Homme."
  Dans le premier chapitre sur l'origine de l'homme, nous pouvons lire : "Nous pouvons ainsi comprendre comment il est advenu que l'homme et tous les autres animaux vertébrés ont été construits sur le même modèle général, pourquoi ils traversent les mêmes phases précoces de développement, et pourquoi ils conservent certains rudiments en commun. Nous devrions, par conséquent, admettre franchement leur communauté de filiation ; adopter toute autre vue conduit à admettre que notre propre structure et celle de tous les animaux qui nous entourent ne sont qu'un simple piège tendu pour que s'y prennent notre jugement. Cette conclusion se trouve puissamment renforcée si l'on passe en revue les membres de toute la série animale, et si l'on considère le témoignage qui ressort de leurs affinités ou classification, de leur répartition géographique et de leur succession géologique. Ce n'est rien d'autre que notre préjugé naturel, et cette arrogance qui a conduit nos ancêtres à prétendre qu'ils descendaient de demi-dieux, qui nous font hésiter devant cette conclusion".
             Mais il ne s'agit pas simplement d'un continuisme qui fonde un "darwinisme social", ni la simple poursuite de la sélection. En effet, dans les chapitres suivants, ceux sur le mode de développement de l'homme, sur la comparaison des capacités mentales de l'homme et des animaux inférieurs, le naturalisme montre bien la voie vers le développement des facultés intellectuelles et morales au cours des temps primitifs et civilisés en montrant un changement de nature dans les effets de la sélection naturelle. La présence de l'instinct de sympathie, comme il l'écrit, s'oppose au sens de l'évolution auparavant constatée.
       Lisons (chapitre 5) : "L'aide que nous nous sentons poussés à apporter à ceux qui sont privés de secours est pour l'essentiel une conséquence inhérente de l'instinct de sympathie, qui fut acquis originellement comme une partie des instincts sociaux, mais a été ensuite (...) rendu plus délicat et étendu plus largement. Nous ne saurions réfréner notre sympathie, même sous la pression d'une raison implacable, sans détérioration dans la plus noble partie de notre nature. Le chirurgien peut se durcir en pratiquant une opération, car il sait qu'il est en train d'agir pour le bien de son patient ; mais si nous devions intentionnellement négliger ceux qui sont faibles et sans secours, ce ne pourrait être qu'en vue d'un bénéfice imprévisible, lié à un mal présent qui nous submerge. Nous devons par conséquent supporter les effets indubitablement mauvais de la survie des plus faibles et de la propagation de leur nature ; mais il apparaît ici qu'il y a au moins un frein à cette action régulière, à savoir que les membres faibles et inférieurs de la société ne se marient pas aussi librement que les sains ; et ce frein pourrait être indéfiniment renforcé par l'abstention au mariage des faibles de corps ou d'esprit, bien que cela soit plus à espérer qu'à attendre. Dans chaque pays entretenant une grande armée permanente, les plus beaux jeunes hommes sont pris par la conscription ou sont enrôlés. Ils sont ainsi exposés à une mort prématurée durant la guerre, sont souvent entraînés au vice, et sont empêchés de se marier durant la fleur de l'âge. Au contraire, les hommes plus petits et plus fragiles, avec un piètre constitution, sont laissés au foyer, et par conséquent ont une bien meilleure chance de se marier et de propager leur nature". (Nous retrouvons ce développement sur la sympathie dans la conclusion générale).
Outre que ses propos ont finalement une teneur antimilitariste plutôt inattendue, Charles DARWIN marque bien une rupture dans les voies de l'évolution. Un renversement s'est opéré, le rôle de l'éducation remplace la nature dans ses traits dominants. Patrick TORT parle d'un véritable effet réversif de l'évolution : "La sélection naturelle a ainsi sélectionné les instincts sociaux, qui à leur tour ont développé des comportements et favorisé des dispositions éthiques ainsi que des dispositifs institutionnels et légaux anti-sélectifs et anti-éliminatoires.". On conçoit très bien que le développement des instincts sociaux favorisent la survie de groupes d'animaux dans des environnements hostiles, comparativement à des espèces qui ne les développeraient que moindrement. Du coup, bien entendu, les qualités morales de l'espèce humaine ne doivent rien à une quelconque divinité...
  Plus loin, le naturaliste anglais développe la sélection sexuelle, dans la seconde grande partie de son livre, après avoir traité des races de l'homme (ne laissant guère de place à une justification du racisme, malgré une formulation qui reflète bien le climat idéologique de l'époque...).

          L'expression des émotions chez l'homme et chez les animaux parait en 1872. L'ouvrage constitue une sorte de partie détachée de La filiation de l'homme. Par une étude comparative des manifestations de l'émotion chez l'homme et chez les animaux, le naturaliste met en évidence une continuité des comportements réactionnels. Il influence par là l'histoire ultérieure de la réflexion éthologique et de la psychologie animale et humaine par des auteurs tels que Georges John ROMANES (1848-1894) et William JAMES (1842-1910).

     Dans toute son étude sur l'évolution, Charles DARWIN a été beaucoup influencé par les thèses de Thomas Robert MALTHUS (Essai sur le principe de la population, 1798) et il mena ses travaux en parallèle avec ceux de Alfred Russel WALLACE (1823-1913), naturaliste voyageur comme lui, avec lequel il suivit une correspondance assidue. Il s'inspira de très nombreux travaux de naturalistes avant lui et il se prévaudra même, contre les attaques, de ses prédécesseurs ou collaborateurs comme CUVIER (1769-1823) ou Charles LYEIL (1797-1875).
  
     Jean-Marc DROUIN distingue quatre périodes dans la postérité de l'oeuvre de Charles DARWIN :
- De 1859 à 1900, la plupart des scientifiques se rallie à l'idée d'évolution, ou plus précisément du "transformisme", par rapport au "fixisme". Le darwinisme est intégré, réinterprété, dans une philosophie évolutionniste qui doit plus à SPENCER qu'à DARWIN. Cette popularité se paie d'une certaine déformation de ses idées, soit vers le refus de la transmission des caractères acquis (Friedrich Leopold August WEISMANN, 1834-1914), soit au contraire vers la considération que la variation est directement soumise à l'action du milieu et constitue le facteur essentiel de l'évolution, la sélection ne jouant qu'un rôle secondaire (HAECKEL, continuateurs de Jean Baptiste LAMARCK, 1744-1829).
- Dans le premier tiers du XXe siècle, qui voit émerger la génétique classique. "Elles semblent apporter la preuve que l'hérédité ne peut concerner que des caractères discrets, discontinus, et que par conséquent la conception darwinienne, essentiellement continuiste, ne peut rendre compte de l'évolution." Cela ne conduit pas au refus du transformisme, mais le darwinisme semble subir une "éclipse".
- De 1930 à 1960 environ, la théorie darwinienne triomphe. "Une "théorie synthétique de l'évolution, souvent qualifié de néodarwinisme, se constitue par la rencontre de naturalistes, de généticiens, de paléontologues, de mathématiciens..." Cette théorie consiste en une théorie du changement génétique et une extrapolation de cette théorie à tous les aspects de l'évolution y compris la macroévolution (Niles ELREDGE, La macroévolution, La recherche, 1982).
- Depuis le début des années 1970, la théorie synthétique est contestée, du côté de la biologie moléculaire comme du côté de la systématique. Des hypothèses concurrentes surgissent, parfois de façon éphémères, sans vraiment entamer le crédit de la théorie darwinienne. Le paradigme de la sélection naturelle demeure, malgré les propositions de changement de références de Motoo KIMURA (1924-1994) en 1968 (théorie neutraliste) ou de Niles ELDREDGE (né en 1942) et de Stephen Jay GOULD (1941-2002) (théorie des équilibres intermittents). Loin d'affaiblir la perspective tracée par Charles DARWIN, ces prolongements ne font que vitaliser ce champ de recherche.
     Patrick TORT est beaucoup plus critique dans son historique de la postérité de Charles DARWIN, allant jusqu'à dénoncer des interprétations fausses soutenues par des traductions parfois approximatives dans l'édition des oeuvres.
Parmi ce qu'il qualifie d'erreurs premières, il cite le "darwinisme social" d'Herbert SPENCER (1823-1903), qui, notamment dans Plan général de la philosophie synthétique de 1858, décrit une loi d'évolution qui étend au domaine social les aspects d'une sélection nécessaire à la survie des meilleurs et des plus aptes. La sociobiologie, popularisée par Edward WILSON, représente un remaniement ultime du "versant "social-darwiniste" du spencérisme. Seconde "vague de méprise et de confusion" est la naissance de l'eugénisme dont le premier et principal théoricien fut un cousin de Charles DARWIN, Francis GALTON (1822-1911). "La complexité extraordinaire des rapports entre eugénisme et darwinisme social dans les différents pays qui ont été le théâtre de la diffusion des idées nées de la biologie moderne est telle qu'aucune règle absolument constante ne saurait être formulée pour définir une homogénéité doctrinale réellement stable, à l'exception peut-être de celle attachée au schéma de base (...) : défaut de sélection naturelle entraîne dégénérescence nécessite sélection artificielle". Patrick TORT développe l'historique de ces errements, mais ici citons seulement en France Georges Vacher de LAPOUGE (1854-1936) et aux Etats-Unis Alexis CARREL (1873-1944), qui inspirèrent par exemple la barbarie nazie.

Charles DARWIN, L'Origine des espèces, au moyen de la sélection naturelle ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie, Texte établi par Daniel BECQUEMONT, traduit par Edmond BARBIER et introduit par Jean-Marc DROUIN, GF Flammarion, 1992 ; La filiation de l'homme et la sélection lié au sexe, traduction de Michel PRUM, introduit par Patrick TORT, Editions Syllepse, 2000.
Patrick TORT, Darwin et le darwinisme, PUF, collection Que sais-je?, 2005 ; Sous la direction de Patrick TORT, Dictionnaire du darwinisme et de l'évolution (notamment les articles "Darwin" et sur les différents darwinismes), PUF, 1996.
                      
                                                        ETHUS
 
Vérifié le 9 avril 2015. 
Relu le 30 octobre 2019

                       
                             
                                   
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25 janvier 2010 1 25 /01 /janvier /2010 15:53
           L'oeuvre de Rosa LUXEMBURG, figure de l'aile gauche de l'Internationale Socialiste avant et pendant la Première Guerre Mondiale, demeure inséparable de son activité militante en faveur de la classe ouvrière, du prolétariat, pour reprendre sa terminologie. L'essentiel de cette oeuvre et de cette activité se situe en Allemagne, au sein du Parti Social-Démocrate (SPD), avant la création fin 1918 de la Ligue Spartakus, ancêtre du Parti Communiste d'Allemagne (KPD). Elle laisse à la postérité une conception du Parti et de la Révolution opposée à celle de LENINE.
Rappelons simplement ici que Rosa LUXEMBURG, souvent retranscrit en Rosa LUXEMBOURG (1871-1919) est une militante socialiste et communiste, et une théoricienne marxiste. Cofondatrice de la Ligue spatakiste, puis du Parti communiste d'Allemagne après son exclusion du Parti Social-démocrate (SPD) à cause de son opposition à la Première guerre mondiale, elle participe au mouvement insurrectionnel en 1919, et est assassinée lors de la répression de la révolution allemande de janvier.
Ses idées ont inspiré et inspirent encore des tendances de la gauche communiste et ont donné naissance au courant intellectuel connu sous le nom de luxembourgisme. Son héritage est revendiqué contradictoirement par des mouvances politiques très diverses.

       Parmi les livres et écrits consacrés aux conditions de la mobilisation des masses pour l'avènement du socialisme, en Russie, en Allemagne comme dans les autres pays, figurent ceux qui peuvent être regroupés sous la rubrique de l'antimilitarisme révolutionnaire. Sans préjuger de l'évolution possible de sa pensée (elle fut assassinée en 1919), il apparaît que Rosa LUXEMBURG fut longtemps réticente aux mots d'ordre de grève générale et encore plus à celui de grève à l'intérieur de l'armée, avant d'en faire les principaux modes d'action du prolétariat, opposés aux compromissions parlementaires. Daniel GUERIN notamment, met l'accent sur ces hésitations, très loin d'une certaine imagerie qui en fait le chantre constant de l'insurrection armée.

     Dans Réforme sociale ou Révolution publié en 1898, Rosa LUXEMBURG réfute la méthode opportuniste, à travers une critique virulente de l'action d'Eduard BERNSTEIN (1850-1932), l'instauration du socialisme par le moyen de réformes sociales. Revenant en cela aux textes des fondateurs du marxisme, elle attaque les idées de crainte de conquête prématurée du pouvoir par la classe ouvrière. Le prolétariat, écrit-elle, "ne peut faire autrement que de s'emparer prématurément du pouvoir politique, ou, en d'autres termes, il ne peut que le conquérir une ou plusieurs fois trop tôt, pour parvenir enfin à une conquête définitive."

    Masses et chefs, comme Questions d'organisation de la social-démocratie russe, de 1904, s'opposent directement à la conception léniniste du Parti.
Elle entend revenir aux conceptions de Karl MARX lui-même : "...ainsi que Marx l'écrivait déjà en 1845, "avec la profondeur de l'action historique croîtra le volume de la masse engagée dans cette action". La lutte de classes du prolétariat est la plus "profonde" de toutes les actions historiques qui se sont déroulées jusqu'à présent, elle embrasse la totalité des couches inférieures du peuple et, depuis qu'existe une société divisée en classes, c'est la première action qui corresponde à l'intérêt propre de la masse. C'est pourquoi l'intelligence propre de la masse quant à ses tâches et moyens est pour l'action socialiste une condition historique indispensable tout comme l'inconscience de classe fut autrefois la condition des actions des classes dominantes. Par là, l'opposition entre "chefs" et la majorité qui "trotte à leur suite", se trouve abolie, le rapport entre la masse et les chefs est renversé. L'unique rôle des prétendus "dirigeants" de la social-démocratie consiste à éclairer la masse sur sa mission historique. L'autorité et l'influence des "chefs" dans la démocratie socialiste ne s'accroissent que proportionnellement au travail d'éducation qu'ils accomplissent en ce sens. Autrement dit, leur prestige et leur influence n'augmentent que dans la mesure où les chefs détruisent ce qui fut jusqu'ici la base de toute fonction de dirigeants : la cécité de la masse, dans la mesure où ils se dépouillent eux-mêmes de leur qualité de chefs, dans la mesure où ils font de la masse la dirigeante, et d'eux-mêmes les organes exécutifs de l'action consciente de la masse. (...) Sans doute, la transformation de la masse en "dirigeante" sûre, consciente, lucide, la fusion rêvée par LASALLE de la science avec la classe ouvrière, n'est-elle et ne peut être qu'un processus dialectique, puisque le mouvement ouvrier absorbe d'une façon ininterrompue des éléments prolétariens nouveaux ainsi que des transfuges d'autres classes sociales. Toutefois, telle est et telle demeurera la tendance dominante du mouvement socialiste : l'abolition des "dirigeants" et de la masse "dirigée" au sens bourgeois, l'abolition de ce fondement historique de toute dominante de classe. (...) La connexion intime du mouvement socialiste avec l'essor intellectuel se réalise non pas grâce aux transfuges qui nous viennent de la bourgeoisie, mais grâce à l'élévation de la masse prolétarienne. Cette connexion se fonde, non sur une affinité quelconque de notre mouvement avec la société bourgeoise, mais sur son opposition à cette société. Sa raison d'être est le but final du socialisme, la restitution de toutes les valeurs de civilisation à la totalité du genre humain." (Masses et chefs, parus dans Marxisme contre dictature, Cahiers Spartacus de juillet 1946).
   Dans Question d'organisation... elle insiste sur le fait que rien ne gardera mieux le mouvement ouvrier de tous les "abus opportunistes de la part d'une intelligentsia ambitieuse" et des "désirs de domination des intellectuels" de le faire entrer dans la "cuirasse d'un centralisme bureaucratique" que l'auto-activité révolutionnaire des ouvriers.

    Grèves de masses, Parti et Syndicat de 1906 pose la question, à la lumière de l'expérience russe de 1905, de la préparation de la classe ouvrière à ces modes d'actions. Rosa LUXEMBURG repose ces mêmes questions en 1918 dans Les masses sont-elles mûres?  Elle prône constamment l'action commune du Parti et du Syndicat et récuse le caractère foncièrement russe de l'insurrection ouvrière. "La grève de masse apparaît ainsi non pas comme un produit spécifiquement russe de l'absolutisme, mais comme une forme universelle de classe prolétarienne, déterminée par le stade actuel du développement capitaliste et des rapports de classe."

    Dans Une introduction à l'économie politique de 1907 et L'accumulation du capital de 1913 elle veut montrer l'intrication de l'action des impérialisme et celle nécessaire du prolétariat. Dans Les conditions historique de l'accumulation du capital du deuxième ouvrage, l'auteur met en lumière les fonctions du militarisme en économie. Ces passages furent encore discutés dans les années 1960 à 1980 et les écrits d'Ernst MANDEL (Traité d'économie marxiste) y font référence.

   La brochure de Janus, intitulée La crise de la social-démocratie, en 1915, participe aux débats sur l'attitude de la social-démocratie face à la Guerre (Rappelons que sa tendance est marginalisé et censurée au sein du SPD depuis au moins le début des années 1910). Devant le "fait indéniable de la Guerre",  elle refuse la mise en parenthèse de la lutte des classes, avec l'acceptation de l'Union Sacrée, l'éclipse finalement de la question sociale par la question nationale.

   Ses écrits sur la Révolution Russe en 1918 et 1919 dénoncent la mauvaise passe de la révolution russe depuis la paix séparée de Brest-Litovsk.

     Fragments sur la guerre, la question nationale et la révolution, publié en 1918, est dans l'histoire de l'antimilitarisme révolutionnaire, un pamphlet de référence :
"Alors que la haine de classe contre le prolétariat et la menace immédiate de révolution sociale qu'il représente détermine intégralement les faits et geste des classes bourgeoises, leur programme de paix et leur politique à venir, que fait le prolétariat international? Totalement sourd aux leçons de la révolution russe, oubliant l'abc du socialisme, il cherche à faire aboutir le même programme de paix que la bourgeoise et le préconise dans son programme propre! Vive Wilson et la Société des Nations! Vive l'autodétermination nationale et le désarmement! Voilà maintenant la bannière à laquelle se rallient soudain les socialistes de tous les pays - et avec eux les gouvernements impérialistes de l'Entente, les partis les plus réactionnaires, les socialiste gouvernementaux arrivistes, les socialistes oppositionnels du marais "fidèles aux principes". Les pacifistes bourgeois, les utopistes petits-bourgeois, les États nationalistes parvenus, les impérialistes allemands en faillite, le pape, les bourreaux finlandais du prolétariat révolutionnaire, les mercenaires ukrainiens du militarisme allemand. (...)
  Il importe avant tout d'appréhender le problème décisif de cette période et de s'y tenir sans se laisser démonter. Et ce problème s'intitule : la dictature du prolétariat, réalisation du socialisme. Les difficultés de la tâche ne résident pas dans la puissance de l'opposant, des résistances de la société bourgeoise. La guerre a rendu inutilisable pour la répression du prolétariat son ultima ratio, l'armée, devenue elle-même révolutionnaire. La guerre a disloqué la base matérielle de son existence, le maintien de la société. La tradition, la routine, l'autorité - sa base morale d'existence - ont été dispersées à tous vents. Tout l'édifice se relâche, s'ébranle, s'effrite. Les conditions de la lutte pour le pouvoir sont plus favorables à la classe ascendante qu'elles ne l'ont jamais été dans l'histoire mondiale. Il peut tomber comme un fruit mûr dans l'escarcelle du prolétariat. La difficulté réside dans le prolétariat lui-même, dans son manque de maturité ou plus encore dans le manque de maturité de ses chefs, des partis socialistes. La course poursuite générale du nationalisme et de la Société des Nations. Les socialistes doivent maintenant faire leur apprentissage, réapprendre l'abc, mais accéléré dans la pratique. Le programme de paix de la société bourgeoise est inapplicable. D'où la garantie historique de la proximité de la révolution et de la victoire. La classe ouvrière regimbe, elle recule sans cesse devant l'énormité de sa tâche. Mais elle doit le faire, il le faut. L'histoire lui ferme toutes les portes de sorties, elle doit mener l'humanité dégradée hors de la nuit et J'épouvante vers la lumière de la libération (Le reste est illisible...).
En 1918 et en 1919, la révolution dite spartakiste fut écrasée dans le sang, sous ordre en partie d'un gouvernement composé de têtes du SPD...

           Que veut la Ligue Spartakiste? Programme du Parti Communiste Allemand est un texte publié en 1918 pour la première fois dans le journal spartakiste Die note Fahne du 14 décembre. Dans les mesures immédiates pour assurer le triomphe de la révolution figurent le "désarmement de toute la police, de tous les officiers ainsi que des soldats d'origine non prolétarienne, désarmement de tous ceux qui font partie des classes dominantes", la "réquisition de tous les stocks d'armes et de munitions ainsi que des usines d'armements par les soins des conseils d'ouvriers et de soldats", l'armement de l'ensemble du prolétariat "masculin adulte" pour constituer une milice ouvrière, la "suppression du pouvoir de commandement des officiers et des sous-officiers, substitution d'une discipline consentie par les soldats à l'obéissance passive à la prussienne. Élection de tous les supérieurs par les hommes de troupe avec droit permanent de les révoquer, abolition de la juridiction militaire.".

      Dans sa conclusion sur son étude de la "spontanéité révolutionnaire" de Rosa LUXEMBURG, Daniel GUERIN écrit :
"Disons, pour terminer, que beaucoup de malentendus et de contradictions handicapent l'oeuvre, (son) oeuvre. Il n'en reste pas moins que son immense mérite est d'avoir à la fois contesté les conceptions d'organisation autoritaire de LENINE et tenté d'arracher la social-démocratie allemande à son légalisme réformiste en insistant, comme aucun marxiste ne l'avait fait auparavant avant elle, sur la priorité déterminante de l'auto-activité des masses. TROTSKY, sur ce dernier point, lui a rendu un éclatant hommage (...)"  "le problème qu'elle a posé n'a pas encore trouvé de solution, le débat qu'elle a ouvert son point final. Seuls peut-être les anarchistes dans la tradition de BAKOUNINE et leurs héritiers espagnols de la Fédération Anarchiste Ibérique (FAI) ont-ils, plus ou moins, approché le secret du rapport entre masses et avant-garde : "fraternités" bakounistes au sein de l'organisation ouvrière de masses qu'étaient la Première Internationale, Fédération anarchiste fécondant, de l'intérieur, la centrale syndicale espagnole qu'était la Confédération Nationale du Travail (CNT)". "la partie la plus novatrice et la plus actuelle aussi (le livre de Daniel GUERIN date de 1971) du bilan luxembourgien, ce sont assurément les idées exprimées par Rosa au congrès de la Ligue Spartacus au soir de sa trop courte vie : primauté des conseils ouvriers, tout le pouvoir aux prolétaires, condamnation du syndicalisme bureaucratique, importance des inorganisés."
Mais l'équivoque plane sur le congrès constitutif : la transformation de Spartacus en Parti Communiste le place dans une subordination à une révolution russe qui avait déjà commencé à jeter par-dessus bord le programme de la démocratie ouvrière soviétique. Entendons par là, point d'histoire, la suppression pure et simple des pouvoirs des soviets, dissimulée aux yeux de beaucoup par le nom adopté d'Union des Républiques Socialistes Soviétiques....
     
       L'auteur de cette critique plutôt favorable aux thèses de Rosa LUXEMBURG fut parmi ceux qui dans la fin des années 1960 diffusèrent ses oeuvres. Cette diffusion continue encore aujourd'hui à la vivacité de cette perception de l'action des masses, condamnée par LENINE, injuriée par STALINE, reniée finalement par TROTSKY, refoulant dans un premier temps le luxemburgisme dans l'obscurité (Dominique COLAS). Ces oeuvres inspirent Claude LEFORT comme Hannah ARENDT qui suivit beaucoup L'accumulation du capital pour écrire son propre livre sur L'impérialisme.
  En fin de compte, avec le recul de l'histoire, on pourrait écrire avec Dominique COLAS que les diagnostic de Rosa LUXEMBURG et de LENINE sur les possibilités réelles du socialisme en Russie n'étaient pas si éloignées que leurs conclusions concrètes. Comme lui, Rosa LUXEMBURG doute de la capacité des masses à construire un parti ouvrier puissant : le désespoir du leader russe l'amène à constituer un Parti-État extrêmement centralisé.
  De son côté Gilbert BADIA met l'accent sur le fait qu'il n'y a pas de luxemburgisme "en ce sens que Rosa LUXEMBURG n'a pas édifié un système élaboré, un doctrine alternative au léninisme. Sur beaucoup de points - fidélité au marxisme, nécessité de nationaliser les moyens de production, lutte contre les contre-révolutionnaires, confiance dans l'action des masses, hostilité à la social-démocratie et à ses compromis avec la bourgeoisie - il existe un accord de fond entre les conceptions de Lénine et de Rosa Luxemburg. Il y a divergence (...) sur la conception du Parti. Lénine insiste sur sa cohésion doctrinale, sur sa discipline, sur l'importance de l'organisation. Rosa Luxemburg met au premier plan la démocratie interne, la liaison avec les masses et sous-estime visiblement les problèmes d'organisation. Sur la question nationale : Lénine affirme le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, alors que Rosa Luxemburg, hostile à la constitution en États séparés des nationalités non russes de l'empire tsariste, combat ce mot d'ordre comme étant bourgeois. Sur la question paysanne : tandis que Lénine préconise l'alliance des paysans et des ouvriers, Rosa Luxemburg se défie de l'attitude rétrograde des couches paysannes."
 
    Michaël LÖWY, dans un texte sur la philosophie de la praxis dans la pensée de Rosa Luxemburg, commence par la présentation par ENGELS des Thèses sur Feuerbach (1845) de Karl MARX, publié à titre posthume en 1888.
"Engels les qualifiait de "premier document dans lequel se trouve déposé le germe génial d'une nouvelle conception du monde". En effet, dans ce petit texte, Marx dépasse dialectiquement - la célèbre Aufhbung : négation/conservation/élévation - le matérialisme et l'idéalisme antérieurs, et formule une nouvelle théorie, qu'on pourrait désigner comme philosophie de la praxis. Tandis que les matérialistes français du XVIIIe siècle insistaient sur la nécessité de changer les circonstances matérielles pour que les êtres humains se transforment, les idéalistes allemands assuraient que, grâce à la formation d'une nouvelle conscience chez les individus, la société serait changée. Contre ces deux perceptions unilatérales, qui conduisaient à une impasse - et à la recherche d'un "Grand Educateur" ou "Sauveur Suprême" - Marx affirme dans la thèse III : "la coïncidence du changement des circonstances et de l'activité humaine ou auto-changement ne peut être considérée et comprise rationnellement qu'en tant que pratique (praxis) révolutionnaire". En d'autres termes : dans la pratique révolutionnaire, dans l'action collective émancipatrice, le sujet historique - les classes opprimées - transforme en même temps les circonstances matérielles et sa propre conscience.
Marx revient à cette problématique dans L'idéologie allemande (1846), en écrivant ceci : "Cette révolution n'est donc pas seulement rendue nécessaire parce qu'elle est le seul moyen de renverser la classe dominante, elle l'est également parce que seule une révolution permettra à la classe qui renverse l'autre de balayer toute la pourriture du vieux système qui lui colle après et de devenir apte à fonder la société sur des bases nouvelles." Cela veut dire que l'auto-émancipation révolutionnaire est la seule forme possible de libération : c'est seulement par leur propre praxis, par leur expérience dans l'action, que les classes opprimées peuvent changer leur conscience, en même temps qu'elles subvertissent le pouvoir du capital. Il est vrai que dans des textes postérieurs - par exemple la célèbre préface de 1857 à la Critique de l'Économie Politique - nous trouvons une version beaucoup plus déterministe, qui considère la révolution comme le résultat inévitable de la contradiction entre forces et rapports de production ; cependant, comme l'attestent ses principaux écrits politiques, le principe de l'auto-émancipation des travailleurs continue à inspirer sa pensée et son action.
         C'est Antonio Gramsci, dans ses Cahiers de prison des années 1930, qui va utiliser, pour la première fois l'expression "philosophie de la praxis" pour se référer au marxisme. (...). (...) avec cette expression il définit, de façon précise et cohérente, ce qui distingue le marxisme comme vision du monde spécifique, et se dissocie de façon radicale, des lectures positivistes et évolutionnistes du matérialisme historique.
      Peu de marxistes du XXe siècle ont été plus proches de l'esprit de cette philosophie marxiste de la praxis que Rosa Luxemburg. Certes, elle n'écrivait pas de textes philosophiques, et n'élaborait pas des théories systématiques (...), "ses idées, éparses en articles de journal, brochures, discours, lettres (...) sont beaucoup plus des réponses immédiates à la conjoncture qu'une théorie logique et internement cohérente" (Isabel LOUREIRO). Il n'empêche : la philosophie de la praxis marxienne, qu'elle interprète de forme originale et créatrice, est le fil conducteur - au sens électrique du mot - de son oeuvre et de son action comme révolutionnaire. Mais sa pensée est loin d'être statique : c'est une réflexion en mouvement, qui s'enrichit avec l'expérience historique. (...).
     Il est vrai que ses écrits sont traversés par une tension entre le déterminisme historique - l'inévitabilité de l'écroulement du capitalisme - et le volontarisme de l'action émancipatrice. Cela s'applique en particulier à ses premiers travaux (avant 1914). Réforme ou révolution (1899), le livre grâce auquel elle est devenue connue dans le mouvement ouvrier allemand et international, est un exemple évident de cette ambivalence. Contre Bernstein, elle proclame que l'évolution du capitalisme conduit nécessairement vers l'écroulement du système, et que cet effondrement est la voie historique qui conduit à la réalisation du socialisme. Il s'agit, en dernière analyse, d'une variante socialiste de l'idéologie du progrès inévitable qui a dominé la pensée occidentale depuis la philosophie des Lumières. Ce qui sauve son argument d'un économisme fataliste, c'est la pédagogie révolutionnaire de l'action : "Ce n'est qu'au cours de longues luttes opiniâtres, que le prolétariat acquerra le degré de maturité politique lui permettant d'obtenir la victoire définitive de la révolution". 
Cette conception dialectique de l'éducation par la lutte est aussi un des principaux axes de sa polémique avec Lénine en 1904 : "Ce n'est qu'au cours de la lutte que l'armée du prolétariat se recrute et qu'elle prend conscience des buts de cette luttes. L'organisation, les progrès de la conscience et le combat ne sont pas des phases particulières, séparées dans le temps et mécaniquement, (...) mais au contraire des aspects divers d'un seul et même processus". Bien entendu, reconnait Rosa Luxemburg, la classe peut se tromper au cours de ce combat, mais, en dernière analyse, "les erreurs commises par une mouvement ouvrier vraiment révolutionnaire sont historiquement infiniment plus fécondes et plus précieuses que l'infaillibilité du meilleur "Comité central". L'autodétermination des opprimés implique l'auto-transformation de la classe révolutionnaire par son expérience pratique ; celle-ci, à son tour, produit non seulement la conscience - thème classique du marxisme - mais aussi la volonté : "Le mouvement historique universel du prolétariat vers son émancipation intégrale est un processus dont la particularité réside en ce que, pour la première fois depuis que la société civilisée existe, les masses du peuple font valoir leur volonté consciemment et à l'encontre de toutes les classes gouvernantes (...). Or, les masses ne peuvent acquérir et fortifier cette volonté que dans la lutte quotidienne avec l'ordre constitué, c'est-à-dire dans les limites de cet ordre".
     On pourrait comparer la vision de Lénine avec celle de Rosa Luxemburg par l'image suivante : pour Lénine, rédacteur de L'Iskra, l'étincelle révolutionnaire est apportée par l'avant-garde politique organisée, du dehors vers l'intérieur des luttes spontanées du prolétariat ; pour la révolutionnaire juive/polonaise, l'étincelle de la conscience et de la volonté révolutionnaire s'allume dans le combat, dans l'action de masses. Il est vrai que sa conception du parti comme expression organique de la classe correspond plus à la situation en Allemagne qu'en Russie ou Pologne, où se posait déjà la question de la diversité des partis se référant au socialisme." (...).

Gilbert BADIA, Article Luxemburgisme dans Dictionnaire critique du marxisme, PUF, collection Quadrige, 1999. Dominique COLAS, Article Rosa Luxemburg dans Dictionnaire des Oeuvres politiques, PUF, 1986. Daniel GUERIN, Rosa Luxemburg et la spontanéité révolutionnaire, Flammarion, Questions d'histoire, 1971. Rosa Luxemburg, de Jean-NUMA DUCANGE, Claudie WEILL, Michaël LÖWY et Isabel LAUREIRO, dans ContreTemps n°8, Editions Syllepse, 2010.

     Comme l'écrit bien le collectif Smolny (www.collectif-smolny.org), la parution des textes de Rosa Luxemburg en langue française n'a jamais fait l'objet d'un plan d'ensemble concerté. Aussi retrouve t-on les textes de cet auteur un peu dispersé, et beaucoup d'extraits sont publiés ça et là. Néanmoins un gros travail d'édition a été réalisé par les animateurs du site www.marxists.org, et dans sa section française, les textes intégrés cités plus haut sont présents, ainsi que beaucoup d'autres. Nous ne pouvons que conseiller de consulter ce site Internet pour y avoir accès (gratuitement).
Le collectif d'édition Smolny (des introuvables du mouvement ouvrier) et les éditions Agone ont entrepris la publication de l'oeuvre complète de Rosa Luxemburg. Edition aussi "complète" que ce qu'il sera effectivement possible de réunir au cours de l'avancement des travaux, menés en concertation avec l'équipe des éditions Verso préparant la version en langue anglaise. Parue en 2009, le premier volume contient l'ouvrage posthume Introduction à l'économie politique qu'accompagne une réflexion sur la signification de l'oeuvre de Luxembourg, et inaugure un ensemble qui devrait comporter 10 volumes de textes, 5 de correspondance, l'ensemble devant s'achever en 2019, année centenaire de sa mort. En 2019, le long travail de traduction et de présentation de son oeuvre, publié par les éditions Agone et Smolny se poursuit encore. Ont déjà été publié dans cette collection d'Oeuvres complètes, Introduction à l'économie politique (tome 1) avec une préface de Louis JANOVER, A l'école du socialisme (en 2012), Le socialisme en France (1898-1912) (Tome III) (en 2013), La brochure de Junius, la guerre et l'Internationale (1907-1916) (en octobre 2014). Doit paraitre en février 2020, le Volume 1 de la Correspondance complète. On peut se tenir au courant des progrès dans ce travail sur le site de Smolny,  (www.collectif-smolny.org).
   Sur ce qui nous intéresse le plus ici, sur les aspects de l'antimilitarisme révolutionnaire (quoique les autres écrits font partie d'une approche du conflit également), on peut consulter entre autres, introduit par René et Serge LEFEUVRE, un recueil de texte,  Contre la guerre : lettres et tracts de Spartacus aux Editions de la Tête de feuilles - Cahiers de Spartacus, 1972, 203 pages.
 
Complété le 26 mars 2015
Relu et complété le 26 septembre 2019




 
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25 décembre 2009 5 25 /12 /décembre /2009 13:58
            Juriste, diplomate et acteur politique français dans la Résistance et dans la France gaulliste, René CASSIN, surtout connu pour être un des principaux rédacteurs de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme adoptée par l'ONU en 1948 et Prix Nobel de la Paix de 1968, laisse une oeuvre abondante et diffuse sur le plan juridique. Ses écrits font partie d'une lutte inlassable en faveur des droits de l'homme et de la paix. Ils se partagent entre oeuvres juridiques très spécialisées et réflexions politique de grande ampleur à destination de tous les publics.

        Parmi les oeuvres juridiques qui laissent une grande marque sur l'école française du droit international, citons, hors la littérature grise très abondante (rapports, notes, feuilles et textes de Conférence circulant dans une communauté restreinte de spécialistes) :
- La conception des droits de l'Etat dans les successions d'après le code civil suisse (Sirey, 1914) ;
- L'inégalité entre l'homme et la femme dans la législation civile (Barlatier, 1919) ;
- Le contentieux des victimes de la guerre : étude de la jurisprudence concernant les pensions de guerre et l'adoption des pupilles (1924-1925) (L'Union fédérale, 1925) ;
- Les Soviets et la dette Russe en France (Publications de la Conciliation Internationale, 1930) ;
- La nouvelle conception du domicile dans le règlement des conflits de lois, tome 4 (Sirey, 1931) qui est un recueil de cours donné à l'Académie de droit international de La Haye ;
- Réflexions sur la résolution judiciaire des contrats pour inexécution (1945) ;
- Ecrits des condamnés à mort sous l'occupation allemande, 1939-1945 (PUF, 1954), étude sociologique dont il n'écrit qu'une préface, mais très instructive.

      Parmi les oeuvres à destination de tous les publics, retenons surtout :
- Pour la défense de la paix (Associations françaises des combattants et victimes de la guerre et des Jeunesses et de l'union fédérale, (1936). Indiquons que René CASSIN refusa les accords de Munich et démissionna de la représentation française à la SDN qu'il anima de 1924 à 1938. ;
- Les hommes partis de rien, Le réveil de la France abattue (1940-1941) (Plon, 1965) ;
- La pensée et l'action (Lalou, 1972), probablement l'ouvrage qui permet le mieux, de sa plume, de cerner toute sa philosophie de jurisnaturaliste et le sens de toute son action diplomatique.

         Au-delà d'une polémique sur la paternité du texte de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme de 1948 (Rappelons simplement que ce texte collectif fut élaboré à partir d'un corpus abondant et rerédigé, amendé plusieurs fois, pour être voter par 48 des 56 Etats de l'Assemblée Générale des Nations Unies), tout le monde reconnait l'influence majeure de René CASSIN, du projet à la rédaction finale.
    Comme le soutien Gérard BOULANGER, "le caractère universel de la Déclaration provient (...) non seulement du vote interétatique exprimé unanimement qui la fonde, mais de la diversité des sources qui la garantissent. Au-delà des Déclarations révolutionnaires françaises de 1789, 1793 et autres qui la formatent - au point de faire de sa version en français l'original officiel - ainsi que des Bills of Rights anglais de 1689 et américain de 1787 qui l'inspirent, elle emprunte aux constitutions soviétiques de 1918, 1924 et 1936, ces droits économiques et sociaux qui effrayèrent tant le Sénat américain que, malgré le juridisme de René CASSIN, Eleanor ROOSEVELT opta avec pragmatisme pour la force morale d'une résolution de préférence à la force contraignante d'une convention internationale, inassumable par son propre pays. En revanche, l'adoption de la Déclaration s'assortissait, la veille, de celle d'une Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, et, le même jour, d'une recommandation qui devait déboucher, le 16 décembre 1966, sur l'adoption de deux pactes internationaux relatifs, l'un aux droits civils et politiques, l'autre aux droits économiques, sociaux et culturels."

        Sur les droits de l'homme, René CASSIN, dans "Droits de l'homme et méthode comparative", article publié dans la Revue internationale de droit comparé en juillet 1968, écrit : "pour éviter une stagnation passive, il est donc capital de décupler l'oeuvre de formation des mentalités et d'éducation des élites dirigeantes et des peuples qui a été entreprise depuis vingt ans. Et je ne vise pas ici que les organisations non gouvernementales dont le rôle extrêmement difficile n'est guère facilité par les gouvernements des pays autoritaires. Je pense aux universitaires et spécialement aux juristes enseignants, comme aux magistrats et gens de justice dont le rôle créateur pour la promotion des Droits de l'homme n'a pas été encore à la hauteur des besoins du monde et de leurs aptitudes particulières à éduquer l'opinion publique. Plus grandes sont les difficultés, plus élevés sont les obstacles et plus les hommes qui se sont consacrés au service du droit ont des responsabilités. Que tous ceux qui le peuvent face bénéficier les droits de l'homme des avantages d'émulation que recèle la comparaison des institutions."
  Jamais l'auteur ne s'est départi d'un lien constitutif entre la paix, les droits de l'homme et la justice, tant et si bien que sans droits de l'homme, il n'y a pas de paix, sans paix il n'y a pas de justice, et sans justice, il n'y a ni droits de l'homme ni paix.
       Dans une Allocution, prononcée en 1969, à l'occasion du centenaire de la Société de Législation Comparée, nous pouvons notamment lire : "On peut craindre certes que certains pays ne veuillent pas, pour leur part, ratifier (les) conventions ou même qu'ayant ratifié, ils n'appliquent pas pleinement ces dispositions nouvelles. J'ai attiré à maintes reprises l'attention des membres d'assemblées politiques internationales sur la nécessité de ne pas procéder sans transition à des uniformisations trop poussées, allant quelquefois au-delà des principes formulés par la Déclaration universelle elle-même.
Mais les choses étant ce qu'elles sont, il saute aux yeux des moins avertis que l'évolution croissante du monde vers des régimes juridiques s'établit par voie de conventions régionales ou universelles entre États - évolution qui avait commencé par des accords en matière humanitaire et sanitaire, puis dans les domaines des communications et celui du travail humain. Cela appelle de plus en plus l'attention des comparatistes.
Nous nous trouvons en effet en présence d'un mouvement qui dépasse de beaucoup le champ des comparaisons bilatérales. A partir du moment où il est déjà admis en principe et où, progressivement, il sera admis dans les faits, que tous les êtres humains sont égaux en dignité et en droit, que les discriminations artificielles ne peuvent plus faire obstacle  à l'égalité de traitement et que, tout homme et toute femme doit bénéficier des libertés et des facultés fondamentales nécessaires à l'épanouissement de leur personnalité, les différents degrés de rapprochements du droit (adoption de principes communs, des standards ou directives, des mesures d'harmonisation et même d'unification totale) se présentent sous un jour nouveau. Loin de se replier, les comparatistes qualifiés doivent redoubler d'activité pour préserver autant que possible les législateurs et les auteurs de conventions, de préjugés négatifs ou d'anticipations techniquement imprudentes." Travailler à l'harmonie, c'est travailler à la Paix, sans brusqueries mais sans faiblesse, avec toute la vigilance qu'impose un monde traversé de conflits, surtout celui que connaît l'auteur, d'un monde divisé en blocs.
 
   Présent au côté de Léon BLUM, il participe à la conférence qui décide, en 1945, la création de l'UNESCO. Il joue un rôle majeur à la Commission des droits de l'homme de l'ONU (c'est là qu'il participe fortement à la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l'Homme adoptée en 1948). Il participe également à l'élaboration de la Convention européenne des droits de l'homme en 1950, ainsi qu'à la constitution de la Cour européenne des droits de l'homme en 1950, dont il est le premier président. Prix Nobel de la Paix en 1968, il assume par ailleurs un grand nombre de missions ponctuelles au profit de nombreuses institutions (Alliance israélite universelle, Société de législation comparée, Institution français, Institution international des sciences administratives, Institut international des droits de l'homme). Il laisse une oeuvre écrite considérable, malheureusement très dispersée.
Seul parait de son vivant le premier volume de ses mémoires, Les Hommes partis de rien. (Jean-Claude MAITROT)

René CASSIN, La pensée et l'action, Editions Lalou, 1972. 
Gérard BOULANGER, René CASSIN, aux origines de la Déclaration universelle des droits de l'homme, 2008. Marc AGI, René CASSIN, Fantassin des Droits de l'homme, Editions Plon, 1979. Gérard ISRAEL, René CASSIN, La guerre hors la loi, Avec de Gaulle. Les droits de l'homme, Editions Bruylant, 2007.
On consultera avec profit les Actes du colloque organisé par l'Association René Cassin et le Collège de France, du 22 octobre 1998 (M long et F Monnier édition, H Champion, 2001).

Complété le 3 avril 2015
Relu le 27 Août 2019

 
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