L'oeuvre de l'économiste marxiste (et anti stalinien) belge Ernest MANDEL se veut le prolongement à la fois théorique et militant de l'oeuvre des fondateurs du marxisme. Non seulement, l'un des fondateurs de la IVe Internationale socialiste, trotskyste, renouvelle l'étude des conflits économiques du XXe siècle, mais aborde de manière conséquente la place grandissante du complexe militaro-industriel dans les pays industrialisés. Du Traité d'économie marxiste de 1962 à "Power and money" de 1991, le continuateur de la grande tradition marxiste de Karl MARX, de LENINE, de Rosa LUXEMBOURG, de Léon Trotsky, ne cesse de confronter l'analyse économique aux facteurs politiques (guerres, révolutions, bureaucratie) qui orientent la marche du capitalisme. Très loin d'une lecture orthodoxe ou universitaire des oeuvres marxistes, puisant son inspiration à des sources à peu près inconnues en France jusque dans les tardives années 1980 (que l'on songe aux travaux du Grundrisse de MARX ou des écrits de ROUBINE, ROSDOLOVSKY, PARVUS, KORSCH, KONDRATIEF...), Ernest MANDEL est l'un des meilleurs pédagogiques et analystes économistes que nous puissions trouver encore aujourd'hui. Son influence s'opère non seulement par des traités d'économie largement diffusé mais aussi par de très nombreux articles théoriques ou/et politiques dans de nombreuses revues (La gauche, Critique communiste, Imprécor...) même si ces écrits là sont encore d'une audience restreinte.
Le Traité d'économie marxiste de 1962, véritable revisite critique de la lecture marxiste de l'histoire du capitalisme (lire Le Capital en ayant ce Traité à portée de la main est très vivifiant intellectuellement), constamment réédité depuis, se partage en quatre volumes.
Le premier traite du Travail, de l'Échange, de l'Argent, du Capital et de la Plus-value dans des termes très éclairants. Le développement du capital et les contradictions du capitalisme sont revus à la lumière de récentes études historiques, en n'hésitant pas ici ou là à s'interroger de manière critique sur toutes ces notions de base.
Le deuxième aborde, toujours un peu dans le même ordre que Le Capital, du Commerce, du Crédit, de la Monnaie, de l'Agriculture... La Reproduction et la croissance du revenu national et les crises périodiques y sont expliqués en tenant compte du développement de l'économie de guerre, de manière d'ailleurs plus systématique que dans l'oeuvre de Karl MARX, le recul du temps aidant bien entendu, mais aussi parce que l'évolution technique des industries de l'armement est bien plus avancée que dans la période où ce dernier écrit. Ernest MANDEL le fait d'autant plus librement par rapport à la vulgate orthodoxe qu'il analyse l'économie soviétique comme possédant également des caractéristiques impérialistes.
Le troisième aborde les crises périodiques du capitalisme, le capitalisme des monopoles, l'impérialisme et l'époque du déclin capitaliste. Dans le chapitre 13 de ce volume, L'impérialisme, l'auteur parcourt non seulement la période de l'impérialisme d'entre les deux-guerres mondiales, mais aussi le commencement de la période néo-impérialiste qui débute dès le lendemain de la seconde guerre mondiale.
Le quatrième volume, qui a le don de mettre en fureur à l'époque les alliés de l'Union Soviétique, traite de l'économie soviétique, de l'économie de la période de transition, de ce que pourrait être l'économie socialiste. Le dernier bon tiers de l'ouvrage porte sur les Origines, l'Essor et le Dépérissement de l'économie politique.
Notons que les quatre volumes comportent des notes très précises qui sont autant de possibilités pour le lecteur d'aller plus loin dans l'étude critique de l'économie capitaliste.
Dans le deuxième tome, l'économie de guerre figure en bonne place dans la reproduction et la croissance du revenu. "C'est l'économie de guerre qui représente l'exemple typique de reproduction rétrécie en régime capitaliste. En effet, l'économie de guerre implique qu'une partie des ressources productives du capital constant et de la main d'oeuvre soit consacrée à la fabrication d'engins de destruction dont la valeur d'usage ne permet ni la reconstitution de machines ou de stocks de matières premières ni la reconstruction de la force de travail, mais tend au contraire à la destruction de ces ressources. De ce fait, l'économie de guerre peut atteindre un point où soit le maintien (amortissement du point financier, remplacement du point de vue physique) du capital constant n'est plus assuré, soit la force de travail ne se reconstitue plus entièrement, parce que la consommation ouvrière tombe trop bas, et la productivité du travail baisse, à quoi peut s'ajouter d'ailleurs l'effet d'une diminution absolue du nombre des travailleurs. (...) On voit (dans les exemples de l'évolution du revenu national britannique et américain de 1938 à 1945) que l'économie de guerre peut être accompagnée d'un accroissement du revenu national réel et de la valeur du produit national brut (...). La production de tanks, d'avions et d'obus, vendus par les capitalistes engagés dans le secteur des biens de destruction, est une production de marchandises dont la valeur est réalisée sur le marché. Mais ces marchandises n'entrent pas dans le processus de reproduction, cet accroissement du revenu national est accompagné d'une diminution absolue du stock du capital constant existant et d'une diminution très forte de la productivité du travail." Ernest MANDEL présente des schémas qui introduisent ce troisième secteur de production des biens de destruction, aux côté des deux secteurs de biens de production et de biens de consommation. "La reproduction rétrécie de biens de consommation et de certains biens de production, sous l'influence de la production de biens de destruction dans le cadre de l'économie de guerre se manifeste de façon très nette" (Tableau sur les différentes branches industrielles en Allemagne de 1936 à 1944).
Dans le troisième tome sur l'époque de déclin du capitalisme figure l'importance croissante de l'économie d'armements et de guerre. C'est une véritable ère de capitalisme de guerre que l'auteur décrit ainsi. "Le capitalisme en déclin est incapable de mettre en valeur "normalement" l'ensemble des énormes masses de capitaux qu'il a accumulées. Mais le capitalisme ne peut exister et croitre sans une telle mise en valeur, sans une expansion constante de sa base. Au fur et à mesure que se précise cette crise de structure, la classe capitaliste, et avant tout les couches dirigeant les monopoles, recherchent de manière de plus en plus systématique des marchés de remplacement, qui peuvent assurer pareille expansion. L'économie d'armements, l'économie de guerre, représentent les marchés de remplacement essentiels que le système de production capitaliste a trouvé à son époque de déclin. L'absence de marchés nouveaux, les pratiques monopolistiques des grands trusts qui impliquent une tendance à la limitation de la production, l'absence de nouveaux champs d'investissements pour les capitaux "disponibles" créent côte à côte un retard du développement industriel global et un surplus de capitaux dans les grands pays impérialistes. L'industrie de l'acier s'est trouvée sans grand marché nouveau à exploiter après le développement mondial des chemins de fer. C'est la politique d'armement des grandes puissances pendant les années qui ont précédé la Première Guerre mondiale qui a conditionné l'essor de la sidérurgie, notamment en France et en Allemagne. Parfois, comme en Russie et au Japon, d'autres commandes d'État jouaient fondamentalement le même rôle. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la production d'autos a en partie rempli ce vide, mais la grande crise économique de 1929-1932 n'a été définitivement surmontée dans l'industrie lourde que par le réarmement de l'Allemagne, entrainant à sa suite un réarmement international. De même dans l'industrie américaine, seule le réarmement accéléré après 1940 a réussi à éliminer la stagnation à un niveau de sous-emploi de l'industrie lourde. Le marché de remplacement, c'est essentiellement un pouvoir d'achat nouveau, créé pour l'achat de produits de l'industrie lourde par l'État." Ce pouvoir d'achat a comme source, même dans le cas d'accroissement de la masse monétaire, qu'une "redistribution du revenu national réel, redistribution qui peut naturellement aboutir à une augmentation de la production, c'est-à-dire à des revenus réels globaux, qui deviennent ainsi une source supplémentaire de pouvoir d'achat nouveau." Les liens particulier noués pendant la guerre entre l'État et l'industrie lourde, prennent une forme spécifique dans la phase de déclin du capitalisme. "L'État (...) garantit le profit des monopoles non seulement par une politique de subsides ou d'assurances contre les pertes, mais encore et surtout en leur assurant des débouchés stables et permanents : les commandes publiques, qui sont, dans leur grande majorité, des commandes pour la "défense nationale"." "Si l'économie de guerre poussée à sa logique extrême implique nécessairement un processus de reproduction rétrécie, il n'en est pas ainsi d'une économie d'armements plus ou moins permanente, d'une militarisation permanente de l'économie maintenue dans certaines limites. Au contraire : les commandes d'État stimulent, dans ce cas, non seulement la production et l'expansion de capacité dans les secteurs directement "militaires", mais encore dans les secteurs des matières premières et même, par l'accroissement de la demande générale ainsi créée, dans les secteurs des biens de consommation. Aussi longtemps qu'il y a des ressources non employées dans la société, ce "stimulant" aura tendance à en assurer le plein emploi, tout en sapant à la longue la stabilité de la monnaie". Ernest MANDEL explique ensuite dans le chapitre suivant la tendance permanente à l'inflation monétaire, mais auparavant indique un fait historique difficile à occulter : l'existence persistance de guerres... Le capitalisme se présente alors dans un cycle de crises et de guerres.
Ce grand Traité est suivi d'Initiation à la théorie économique Marxiste en 1964, de La conception marxiste de l'État de 1965 et de La formation de la pensée économique de Karl Marx de 1967. Ces écrits d'exposés clairs et en même temps critiques, sont complétés en 1975 par une Introduction au marxisme en 1975.
Avec De la bureaucratie de 1967, Ernest MANDEL récapitule tous les éléments qui caractérise celle qui se développe alors tant à l'Est qu'à l'Ouest.
Une Anthologie sur l'Autogestion, occupation d'usines et contrôle ouvrier de 1970 est surtout un outil politique et militant, dans une période où les idées du socialisme autogestionnaire sont très débattues à gauche de l'échiquier politique français.
Le troisième âge du capitalisme, de 1972, en trois volumes, réédité de nombreuses fois lui aussi, c'est toute l'oeuvre du Traité d'économie marxiste qui se prolonge dans une analyse très "actuelle" de la crise des années 1970.
Il s'agit en fait d'un seul ouvrage partagé en trois parties qui s'efforce de comprendre les lois du développement du capital. C'est dans cet ouvrage que Ernest MANDEL développe une analyse des "ondes longues" du capitalisme, chacun des âges du capitalisme possédant ses propres caractéristiques technologiques. L'économie de réarmement permanente est constitutif de ce troisième âge, où le taux de profit s'essouffle une fois de plus. Faisant référence à la fameuse loi de la baisse tendancielle du taux de profit, l'auteur propose une synthèse de ses principales thèses : "La hausse de la composition organique du capital conduit à la chute tendancielle du taux moyen de profit. Celle-ci peut être partiellement compensée par diverses contre-tendances, la plus importante d'entre elles est la tendance à l'accroissement du taux de plus-value (le taux d'exploitation de la classe ouvrière) indépendamment du niveau des salaires réels (qui peuvent augmenter dans les mêmes circonstances, étant donné un taux suffisant d'accroissement de la productivité du travail). Cependant, à long terme, le taux de plus-value ne peut augmenter proportionnellement au taux d'accroissement de la composition organique du capital, et la plupart des contre-tendances tendent au moins périodiquement (et aussi à très long terme) être supplantées à leur tour". Même si cette formulation n'est pas vraiment satisfaisante (Michel HUSSON), il n'en demeure pas moins qu'il s'agit d'expliquer des crises économiques qui sont bien réelles et dont l'ampleur semble s'accroître avec l'internationalisation du capital.
Dans le chapitre IX de cet ouvrage, Ernest MANDEL présente les relations entre l'économie de réarmement permanente et le troisième âge du capitalisme. Notant que ni la production d'armes ni les guerres ne constituent des faits nouveau dans l'histoire du capitalisme depuis ses origines, l'auteur montre un changement "de quantité en qualité" : "l'augmentation de la quantité d'armements a sans aucun doute créé une nouvelle qualité du point de vue économique". Pour le démontrer, l'auteur redéploie sa démonstration des trois secteurs (biens de production, biens de consommation, biens de destruction). Il en fait ressortir le fait que "la création du pouvoir d'achat total nécessaire à l'achat des armes et des biens de destruction doit s'effectuer par ponction sur la plus-value sociale, le salaires réel de la classe ouvrière demeurant inchangé". Cette ponction entraîne une tendance à la baisse du taux de profit global. Mais l'existence d'une économie permanente de guerre peut favoriser la croissance à long terme, en raison de l'accélération de l'innovation technologique présente dans la course aux armements. "Nous pouvons conclure que l'économie d'armements permanente ne peut, à la longue, résoudre aucune des contradictions fondamentales du mode de production capitaliste et ne peut supprimer aucun des éléments de crise qui lui sont inhérents. L'affaiblissement passager de ces contradictions et de ces éléments de crise ne se produit lui-même que par leur déplacement d'une sphère à l'autre - surtout de la surproduction proprement dite à celle de l'inflation et de la capacité de production excédentaire. A long terme, ce déplacement est même de moins en moins efficace (à cause de l'inflation permanente). L'économie d'armements permanente a contribué de façon importante à l'accélération de l'accumulation du capital dans l'onde longue de 1945-1965. Mais elle ne l'a pas déterminée de manière fondamentale." Les éléments purement économiques du poids de l'économie d'armements doivent être relativisés en regard de la fonction très concrète de protection armée des formidables investissements de capitaux dans les pays moins ou pas du tout industrialisés. Autant il faut mettre en articulation la spécificité de l'économie de guerre dans le fonctionnement du capitalisme, notamment à travers le commerce d'armements qui tend à persister même dans les temps de "paix", autant il ne faut pas oublier la fonctionnalité première des biens de destruction : faire la guerre ou menacer de la faire.
Les étudiants, les intellectuels et la lutte des classes de 1979 se concentre sur des aspects bien précis qui indiquent comment s'articulent les conflits sociaux et les conflits de représentation de ses conflits dans le monde intellectuel.
La pensée politique de Léon TROTSKY, de 1980 constitue une bonne introduction de sa réelle pensée, au-delà des déformations académiques ou politiques.
La crise, 1974-1982, les faits, leur interprétation marxiste, de 1982, prolonge directement Le troisième âge du capitalisme. Les derniers chapitres comportent une explication marxiste des crises de surproduction en général et reviennent sur l'explication marxiste des cycles 1971-1975 et 1976-1982. Constamment, Ernest MANDEL indique à la fois les causes profondes de ces crises et les ressorts utilisés par le capitalisme pour en sortir, quitte à replonger de manière plus importante ensuite, malgré des périodes de "croissance" qui peuvent paraître stabilisante au premier abord.
La place du marxisme dans l'histoire de 1986 précède Où va l'URSS de Gorbatchev de 1989, livres plus politiques que économiques.
Power and money, de 1991, actuellement en cours d'édition en français (Les éditions de La Brèche), donne un éclairage sur le capitalisme financier actuel.
Les éditions successives du Traité d'économie marxiste et de Le troisième âge du capitalisme témoignent de l'intérêt porté à l'oeuvre d'Ernest MANDEL, qui, comme les écrits marxistes en général recommencent aujourd'hui à susciter des études croissantes, suite aux échecs du néo-libéralisme constaté en ce moment même par d'anciens partisans de la financiarisation de l'économie. Des colloques comme celui de 2005 continuent ce nécessaire travail de critique économique qu'il n'arrêtait pas de promouvoir, travail qui va toujours de pair avec une utilisation critique des outils marxistes à notre disposition.
Ernest MANDEL, Traité d'économie marxiste, 4 tomes, Union Générale d'Editions, 10/18, 1974 ; Le troisième âge du capitalisme, 3 tomes, Union Générale d'Editions, 10/18, 1976 ; La crise 1974-1982, Les faits, leur interprétation marxiste, Flammarion, collection Champs, 1982. Michel HUSSON, La théorie des ondes longues et le capitalisme contemporain, contribution au Colloque Ernest Mandel du 19 novembre 2005.
De très nombreux écrits, surtout des articles de journaux ou des contributions aux différentes instances de la IVe Internationale, sont disponibles sur le site www.ernestmandel.org.
Relu le 1 Janvier 2020