Dans l'ensemble de la littérature consacré aux évolutions de la criminalité et de la délinquance, les livres les plus intéressants pour notre propos (le conflit...) se démarquent d'une phraséologie (de l'exactitude et de la précision dans la caractérisation du criminel) et d'une approche moralo-comptable (les sanctions) pour faire place à des visions anthropologiques et sociales de ce qui est légal ou non légal, en regard même des types de société en construction, notamment dans l'époque moderne.
La potence au XVIIIe siècle ne punit pas que les auteurs d'assassinats, elle est l'instrument - impressionnant - de l'imposition des certaines valeurs à certaines classes sociales réticentes à changer leurs comportements et leurs habitudes, surtout son rapport à la propriété. C'est une analyse historique minutieuse que nous livre ici Peter LINEBAUGH, spécialiste de l'histoire anglaise et irlandaise ainsi que du travail et du colonialisme atlantique. Auteur déjà, avec Marcus REDIKER, de L'Hydre aux mille têtes, L'histoire cachée de l'atlantisme révolutionnaire (Amsterdam 2008), il retourne aux sources primaires - archives judiciaires, chansons et poèmes populaires, confessions et dernières paroles de condamnés - pour nous faire revivre les pendus, ces travailleurs ordinaires que rien, suivant nos propres critères, ne destinait à la potence, mais dont les usages et coutumes apparaissaient comme une menace pour les élites au pouvoir, toutes entières dédiées à la constitution d'une société capitaliste industrielle.
L'historien étatsunien veut savoir (et nous faire savoir) qui étaient les quelque 1 200 malheureux pendus parmi tant d'autres qu'il a répertoriés. On découvre toute une série de figures picaresques, grossiers, sales et méchants, pauvres types aux trognes patibulaires, cicatrices de bien des blessures et de maladies qui hantent les quartiers populaires de Londres. mais au-delà de ces personnages hauts en couleurs et peu recommandables, la "tyburnographie" mise en oeuvre par l'historien révèle que c'est bien l'ensemble du petit peuple de la capitale qui, au moindre écart, se trouve exposé à la rigueur des juges et à la raideur de la corde. Les pendus ne forment pas une quelconque classe criminelle composée de marginaux ; leur profil social n'est pas celui d'un lumpenprolétariat désafillié, il s'agit au contraire de travailleurs ordinaires, artisans et compagnons durs à la peine, qui forment la majorité de la population pauvre. Leur mode de vie, leurs usages et coutumes apparaissent comme une menace potentielle permanente pour les élites au pouvoir, qui développent en conséquence une conception extensive de la notion de crime : une législation de plus en plus sévère aboutit à criminaliser non seulement les déviances, contestations et insolences, mais aussi les comportements populaires en eux-mêmes, dès qu'ils semblent menacer la propriété. Le Code sanglant et la pendaison constituent, aux mains des pouvoirs, une arme de répression massive et de dissuasion contre toute atteinte aux biens (bien plus qu'aux personnes...).
La sociographie des pendus de Tyburn met ainsi en lumière tout un peuple de travailleurs, qualifiés ou non, incluant de nombreux migrants venus d'Irlande ou d'ailleurs pour s'employer à Londres, dont Peter LINEBAUGH restitue de façon saisissante la vie quotidienne, les labeurs, les espoirs et les peines. Son parti pris manifeste est celui de l'history from below, l'histoire par en bas, telle qu'Edward P. THOMPSON et Eric HOBSBAWN l'ont définie : rompre avec l'histoire traditionnelle, focalisée sur les institutions et les "grands" hommes, au profit d'une histoire des pratiques et des résistances populaires. En prenant au sérieux des comportements et des usages jusque-là considérés comme irrationnels ou pulsionnels (cette populace qui gêne les grands desseins de l'Histoire...), ce courant historiographique contribue à renouveler en profondeur l'histoire sociale et politique britannique. Les hommes et les femmes du peuple deviennent ainsi ce qu'ils ont en fait toujours été : des acteurs tout aussi légitimes des transformations politiques et culturelles que les hommes d'État et les élites sociales.
Il est vrai que le prisme choisi ici, celui des archives judiciaires - ce qui assurément exige une somme de travail non négligeable de recherches et de lectures; est singulier : le "crime", tel que le stigmatisent les tribunaux, est analysé dans sa dimension de révélateur social. Derrière le vol, le braconnage, le détournement des matières premières (des chantiers, des mines et des ateliers...), la contrebande et toutes les formes d'atteinte aux biens que les lois du Code sanglant ont déclarés criminelles et passibles de la peine de mort, on détecte des logiques de comportement, des usages coutumiers et des valeurs que les autorités estiment déviants mais qui sont constitutif de l'éthos et du mode de vie populaire.
Peter LINEBAUGH met ici en oeuvre de façon érudite et passionnée le programme de recherche défini par son maître Eward P. THOMPSON, lorsqu'il avait fondée en 1965 le centre d'étude d'Histoire sociale, à l'université de Warwick. Il s'agissait d'analyser l'apparente montée des crimes et délits dans l'Angleterre du XVIIIe siècle, en s'efforçant de cerner le profil des accusés poursuivis par les tribunaux et de comprendre leurs motivations. Une succession d'ouvrage rompait alors avec l'historiographie dominante des années 1950-1960.
Peu connu en France, l'auteur produit depuis un certain temps dans les revues d'histoire de langue anglaise des travaux largement discutés. Les Pendus de Londres est un ouvrage pionnier, dans sa version universitaire primitive de 1975, comme dans sa version augmentée de 1991. Personne n'avait été aussi loin dans l'exploitation des archives londoniennes du XVIIIe siècle, dans la perspective d'une anatomie du "crime social". C'est tout à l'honneur des éditions Lux et CMDE, de porter à la connaissance du peuple francophone de tels travaux. Cet ouvrage porte sur un des caractères de cette fourmilière et mégalopole qu'est Londres : 600 000 habitants en 1700 (10% de la population anglaise), et plus d'un million en 1801. Londres est au XVIIIe siècle le plus grand foyer mondial de commerce maritime international et de production artisanale et manufacturière. Son activité est réellement le modèle du capitalisme tel qu'il se développe ensuite dans le monde, et l'analyse de "sa" criminalité est d'autant plus emblématique de ce qui se passe dans l'ensemble du continent européen. La liaison entre les évolutions juridiques - défense de la propriété au premier rang des préoccupations - les luttes judiciaires et le développement du capitalisme industriel est ainsi mise en lumière de manière érudite et précise.
Peter LINEBAUGH, Les pendus de Londres, Crime et société civile au XVIIIe siècle, Lux et CMDE, 2018, 620 pages. Édition préfacée et annotée (très abondamment) par Philippe MINARD.