Sous-tiré Le jeu trouble des identités, le livre de la spécialiste de relations internationales et professeur au Département de science politique de l'Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, visite à la fois l'histoire de la seconde guerre mondiale et l'histoire du cinéma.
Comme l'écrit dans une préface Christophe MALAVOY, comédien, réalisateur et auteur, "le conflit de la Deuxième Guerre mondiale a donné aux cinéastes une matière hors norme pour témoigner de la tragique destinée d'un monde précipité vers le chaos. La propension de l'homme à détruire son milieu naturel, à ruiner son avenir, est incommensurable et vertigineuse. L'homme détruit, pille, saccage, épuise, exploite sans vergogne, sa frénésie à tuer est insatiable, sans limites, rien ne l'arrête... (...) le cinéma nous a livré des images saisissantes de cet appétit dévastateur. (...)". Assumant une hétérodoxie et un bricolage méthodologique, l'auteure "a pour ambition de restituer dans un seul mouvement d'analyse ce qui se joue aussi bien sur la scène mondiale que ce qui bouleverse l'économie psychique des individus." "Nous considérons que ces deux dimensions ne devraient jamais être dissociées car il s'agit d'une même configuration sociohistorique. En fait, il n'y a guère que cette épistémologie du mixing micro/macro qui permette de mettre en oeuvre une sociologie compréhensive au sens wébérien du terme."
Dans son Introduction, l'auteure justifie son propos : "Pourquoi recourir à des matériaux cinématographiques pour aborder ce moment historique exceptionnel? Nous faisons l'hypothèse que la transposition, le "mentir vrai" (Aragon) sur lequel se fonde toute création artistique est beaucoup plus à même de restituer la vérité d'un tel événement qu'une simple analyse savante se limitant aux protocoles traditionnels. Nous considérons que la création de personnages imaginaires peut parfois permettre de gagner en puissance explicative face à la saisie de témoignages qui - en raison même de leur singularité -, portent en eux une logique d'enfermement. Enfin, nous postulons que le vraisemblable peut s'avérer d'une acuité bien supérieure au vrai, au point de conquérir le statut paradigmatique d'un idéal-type wébérien et de revêtir ainsi une valeur d'universalité. En d'autres termes, en recourant à des oeuvres de fiction plutôt qu'uniquement à des archives ou à des matériaux classiques propres aux sciences sociales telles que la prosopographie, les entretiens non directifs ou bien encore le recoupement de données statistiques, nous nous approchons au plus près du politiquement indicible.
Comme la littérature, le cinéma d'auteur a pour ambition "d'écrire le réel et non de le décrire" (selon les mots de Pierre Bourdieu dans Les Règles de l'art, 1992), de le transposer de manière telle qu'il le rende plus intelligible et universel. Il opère ainsi un saut qui fait "trembler le sens" et peut faire surgir de fortes potentialités conceptuelles. Ce faisant, le septième art offre la possibilité d'échapper à une recherche académique trop étroite grâce au travail de transposition artistique et d'inventions formelles accompli dans nombre de ces créations. En effet, force est de constater que la singularité de l'expression cinématographique permet d'appréhender une réalité subjective et de rendre compte de manière plus compréhensive de la complexité de ce moment historique."
La sélection de 20 oeuvres classiques de différentes nationalités - emblématiques de cette production cinématographique) réparties en quatre chapitres et deux parties (le règne de l'anomie ; la fragilité des rôles ; les solidarités combattantes ; l'altérité libératrice) permet à l'auteure d'appuyer sa démonstration, en détaillant le contexte et le propos de chacune d'entre elles. Ainsi d'Allemagne, année zéro, de Roberto ROSSELLINI (1948) à Monsieur Klein, de Joseph LOSEY, en faisant ce parcours qui est celui de l'évolution même de la seconde guerre mondiale, Josepha LAROCHE, qui a bien conscience de puiser là dans une très vaste cinématographie, , sans vouloir du tout établir une typologie des oeuvres non plus, entend se limiter "à la question identitaire présente sous bien des formes dans quantité de films." "En effet, le concept d'identité offre l'avantage de saisir dans un même mouvement d'analyse les échelles micro et macro du politique. Il permet par exemple d'aborder aussi bien la définition de soi que celle de la nation, tout en mettant en exergue les intrications existant entre les deux niveaux. L'identité embrasse toutes les dimensions de la vie d'une société et renvoie en outre à son histoire. Elle marque la singularité en forgeant un sentiment d'appartenance commun et en créant, à ce titre, du lien entre les acteurs sociaux. Décliner son identité implique donc tout à la fois de s'identifier et d'être identifié dans un ensemble plus large."
Les identités, poursuit-elle, "ne se présentent pas comme des réalités intangibles, des données immuables qu'il s'agirait d'essentialiser, loin s'en faut. Ce sont au contraire des construits sociaux qui évoluent dans le temps, se transforment au gré des interactions sociales et des événements. Elles procèdent d'un travail incessant de construction, de représentations et d'images. En fonction de tel ou tel dessein politique, on voit se mettre en place des stratégies identitaires plus ou moins différenciées qui permettent de mobiliser autour d'une cause. L'on observe par ailleurs des résistances identitaires qui sont parfois affichées - voire revendiquées - comme autant de ressources destinées à étayer et caractériser un combat politique.
Si cette notion d'identité tient un rôle si considérable dans la vie politique, c'est précisément en raison des ambiguïtés dont elle est porteuse. En effet, elle affirme autant du commun et du permanent entre les individus qu'elle garantit à chacun une spécificité. Paradoxalement, elle connote un ensemble de traits stables, tout en revêtant dans le même temps des significations fluides et plurielles qui peuvent s'avérer le cas échéant contradictoires en raison d'allégeances multiples (militantes, religieuses, politiques, familiales, ethniques, transnationales) susceptibles d'entrer en concurrence, sinon en opposition frontale. A fortiori, on comprend aisément que les identités ne sauraient se vivre pareillement dans une conjoncture routinière ou dans des circonstances historiques d'ordre exceptionnel, comme par exemple un conflit international.
Ainsi en a-il été de la Deuxième Guerre mondiale. Durant cette séquence historique, les gens ont été traversés par des contradictions et des déchirements d'une extrême intensité. Plus que jamais, la question s'est posée pour eux de savoir, qui ils étaient vraiment et plus encore qui était qui? Plus que jamais, toute identité qui se déclinait clairement impliquait à l'époque une prise de risque qui pouvait s'avérer mortelle." Nul doute que l'auteure a bien plus à l'esprit les tourments des résistants ou des collaborateurs dans des pays occupés que ceux des soldats habitués à obéir aux ordres, quoique parmi eux, des questionnements, dans un camp comme dans l'autre, se sont fait jour au gré des batailles gagnées ou perdues. "Quant aux assignations identitaires, elles ont proliféré et connu quantité d'inversions dues aux retournements de rapports de force particulièrement instables. Finalement, elles ont souvent eu pour conséquence de fragiliser la vie d'un grand nombre d'individus. (...) La Deuxième guerre mondiale a favorisé (...) un jeu trouble des identités. (...), elle a suscité de nouvelles affiliations, certains s'identifiant dans le conflit à tel ou tel leader politique, ou bien défendant telle ou telle idéologie; tandis que d'autres se tenaient plutôt en retrait, cherchant au contraire à se désaffilier. Enfin, des acteurs sociaux se sont retrouvés dessaisis - parfois avec la plus extrême des violences - de tous les liens qui leur avait permis jusque-là d'être intégrés à un collectif et de manifester par là même leur attachement à différentes allégeances, à commencer par celle envers leur nation. Autant dire que ce conflit planétaire a désorganisé - et souvent détruit - aussi bien les fondements des sociétés belligérantes que les parcours individuels."
Josepha LAROCHE, La Deuxième Guerre mondiale au cinéma, Le jeu trouble des identités, L'Harmattan, collection Chaos international, 2017, 190 pages.