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21 février 2017 2 21 /02 /février /2017 13:50

     Cette expression un peu brute provient du fait que, dans une société, chacun et tous participent, par action ou par omission d'action, à son fonctionnement et entretiennent ses structures, quelles qu'elles soient, surtout dans une société qui sa vante d'être démocratique. L'idée de ne pas participer à un fonctionnement injuste, quel que soit l'injustice en question, de ne pas coopérer à l'injustice, ne se résume pas à un retrait de la société, solution adoptée par nombre de groupes dans l'histoire, mais d'organiser une non-coopération qui transforme la société. Eloignée de toute idée de neutralité et de toute idée de prise de pouvoir et surtout d'insurrection violente (ce qui parfois revient seulement à faire fonctionner la même injustice au profit d'un autre groupe social...), l'idée de non-coopération fait partie du corpus de la non-violence.

C'est ce qu'explique par exemple Jean-Marie mULLER : "Le principe essentiel de la stratégie de l'action non-violente est celui de non-coopération. Il repose sur l'analyse suivante : dans une société, ce qui fait la force des injustices du désordre établi, c'est la complicité, c'est-à-dire la coopération volontaire ou passive de la majorité silencieuse des citoyens.  La résistance non-violente vise à rompre cette complicité par l'organisation d'actions collectives de non-coopération avec les structures sociales, économiques ou politiques qui engendrent et maintiennent ces injustices.

Les puissants qui veulent imposer leur bon vouloir, continue-t-il, à un groupe social ou à une collectivité politique ont pour principal pouvoir celui que leur donne ceux qui, bon gré mal gré, coopèrent avec eux. Il s'agit, dès lors, d'organiser la résistance en appelant chaque membre de ce groupe ou de cette collectivité à retirer son soutien aux responsables d'une injustice donnée., les privant ainsi des concours dont elles ont besoin pour assurer leur domination. la contrainte devient effective à partir du moment où les actions de non-coopération parviennent à tarir les sources du pouvoir de l'adversaire qui n'a plus les moyens de se faire respecter et obéir. Ainsi, un nouveau rapport de force peut-il s'établir qui permet aux résistants de faire reconnaitre leurs droits.

Dans cette perspective, la stratégie de l'action non-violente vise à organiser des actions de non-collaboration avec les institutions, les structures, les idéologies, les régimes, les Etats qui portent atteintes aux libertés et aux droits de l'homme. L'objectif à atteindre est de paralyser les rouages essentiels des divers mécanismes d'exploitation ou l'oppression afin de rétablir l'ordre. Dans un premier temps, cette non-coopération peut s'organiser dans le cadre même de la légalité. Il s'agit d'épuiser toutes les possibilités qu'offrent les moyens légaux dans le fonctionnement normal des institutions démocratiques de la société. Mais lorsque celle-ci n'offre plus de moyens permettant de combattre efficacement l'injustice, alors la résistance non-violente doit s'engager dans des actions de désobéissance civile."

  Gene SHARP considère la non-coopération, à côté de la protestation non-violente et persuasion et de l'intervention non-violente, comme la seconde catégorie, extrêmement vaste, de méthode d'action non-violente. Celle-ci peut prendre des formes sociales, économiques et politiques. "Par ces méthodes, les gens refusent de poursuivre leur coopération habituelle ou d'entamer une nouvelle coopération. Par sa nature, l'effet de cette non-coopération perturbe davantage les relations établies et le système de fonctionnement que ne le feraient les méthodes de protestation non-violente et de persuasion. L'ampleur de cette perturbation dépend du système où se produit l'action, de l'importance de l'activité où les gens refusent de s'engager, du mode de non-coopération utilisée, de quels groupes refusent leur coopération, du nombre de personnes impliquées, et de combien de temps peut durer la non-coopération."

La non-coopération, poursuit-il, englobent entre autres "le boycott social, l'excommunication, la grève étudiante, le restez-chez-soi et la disparition collective". 

Il groupe les formes de non-coopération économique en boycotts économiques et grèves de travailleurs. La non-coopération politique est une sous-catégorie de la non-coopération, "encore plus vaste" "On y trouve la retenue ou le retrait d'allégeance, les boycotts d'élection, les boycotts d'emplois ou de postes gouvernementaux, le refus de dissoudre les institutions existantes, le consentement à contrecoeur ou au ralenti. La désobéissance déguisée, la désobéissance civile, la non-coopération judiciaire, l'inefficacité délibérée, la non-coopération sélective par les agents des forces de l'ordre, la non-coopération par les instances gouvernementales et la rupture des relations diplomatiques."

Les méthodes de non-coopération sociale sont des actions destinées à suspendre les relations sociales. Il en présente 3 grandes catégories :

- Ostracisme envers des personnes : boycott social intégral ou sélectif, non-action lysistratique (boycott sexuel), excommunication (boycott religieux), interdit (suspension des services religieux).

- Non-coopération avec des événements sociaux, des coutumes ou des institutions : suspension d'activités sociales ou sportives, boycott de réunions sociales, grève des étudiants, désobéissance civile à des coutumes ou règlements sociaux, retrait de certaines institutions civiles.

- Retrait du système social : refus de sortir de chez soi, non-coopération personnelle totale, "fuite" des travailleurs, ailleurs que dans leurs lieux habituels, sanctuaire c'est-à-dire se rendre dans un lieu où l'on ne pourra être touché sans enfreindre des interdits religieux, moraux, sociaux ou légaux. disparition collective (abandon de quartiers ou de villages), émigration de protestation (hijrat : émigration permanente délibérée).

Les méthodes de non-coopération économique sont des méthodes impliquant la suspension ou le refus d'entrer dans certains types de relations économiques. Cette forme de non-coopération revêt de nombreuses formes, que Gene SHARP regroupe en boycotts économiques et en grèves de travailleurs.

Les actions destinées à suspendre la soumission et l'assistance politique sont elles aussi nombreuses. Les méthodes de non-coopération politique ont soit un objectif limité, soit une portée globale (changer par exemple la nature ou la composition d'un gouvernement, voire provoquer sa désintégration. Gene SHARP distingue 37 méthodes classées en 6 sous-catégories :

- Rejet de l'autorité : Retenue ou retrait de l'allégeance, Refus du soutien public (pour le régime en place et sa politique), Textes et discours appelant à la résistance.

- Non-coopération des citoyens avec le gouvernement : Boycott du corps législatif, Boycott des élections, Boycott des emplois et postes gouvernementaux, Boycott des services, agences et autres représentations du gouvernement, Boycott des institutions éducatives du gouvernement, Boycott des organisations soutenues par le gouvernement, Refus d'assistance aux agents du gouvernement, Retrait des panneaux et noms de lieux du voisinage, Refus de reconnaitre les nouveaux officiels, Refus de dissoudre les institutions existantes.

- Alternatives citoyennes à l'obéissance : Consentement lente et à contrecoeur, Non-exécution des ordres sans supervision directe, Non-obéissance populaire (non publique, discrète), Désobéissance déguisée (prétendre obéir), Refus de se disperser lors d'une réunion ou d'un rassemblement, Grève sur le tas, Non-coopération avec la conscription et le déportation, Disparition, évasion, fausses identités, Désobéissance civile aux lois "illégitimes".

- Actions du personnel gouvernemental : Refus d'aide sélectif par des agents gouvernementaux d'assistance (refus d'exécuter certaines instructions ; informer ses supérieurs de son refus), Blocage des chaînes de commandement et des lignes de communication, Ralentissement volontaire et obstruction, Non-coopération administrative générale, Non-coopération judiciaire (par les juges), Inefficacité délibérée et non-coopération sélection par des agents de la force publique, Mutinerie.

- Action gouvernementale au niveau national : Évasions quasi légales et retards, Non-coopération par des unités du gouvernement constitutionnel.

- Action gouvernementale au niveau international ; Changement de représentations diplomatiques et autres, Retards et annulations d'événements diplomatiques, Refus de reconnaissance diplomatique, Rupture des relations diplomatiques, Retrait des organisations internationale, Refus d'adhérer à des instances internationales, Expulsion des organisations internationales.

  Gene SHARP indique par ailleurs l'impact prédominant de la non-coopération. "Les pressions exercées par chaque catégorie opèrent même lorsque le jiu-jitsu politique n'est pas un facteur significatif du conflit. De plus, un adversaire déterminé et puissant supportera plus facilement les pressions persuasives et morales des méthodes de protestation non-violente et de persuasion et les méthodes plus provocatrices de l'intervention non-violente, que l'effet soutenu qu'auront les applications économiques et politiques puissantes de la non-coopération. 

La non-coopération exerce son pouvoir différemment selon la situation conflictuelle, la stratégie sélectionnée par les résistants et les formes de pression qu'ils auront choisi d'appliquer. L'adversaire aura cependant un très grave problème si :

. les schémas sociaux, économiques ou politiques et les institutions ne peuvent plus fonctionner comme auparavant ;

. les personnes, groupes et institutions nécessaires au fonctionnement du système, à l'exécution des politiques et des plans de l'adversaire et à l'application des règles refusent d'obéir ;

. les nouveaux programmes, les nouvelles politiques et structures de l'adversaire restent lettre morte ;

. les sources du pouvoir de l'adversaire sont affaiblies ou coupées ; et

. ces conditions perdurent malgré la répression et les représailles.

Les résistants se retrouvent alors dans une forte position de pouvoir. tant que la non-coopération peut persister et tant que les résistants restent forts et capables de supporter les représailles pour leur défiance, ils ont une excellente chance d'atteindre leurs objectifs."

  Gene SHARP développe longuement ce qu'il appelle le jiu-jitsu politique. "L'action non-violente opère comme si elle était conçue spécialement pour être utilisée contre des adversaires qui ont la capacité et la volonté d'employer une répression violente. La lutte non-violente contre une répression violente engendre une situation de conflit spéciale, asymétrique. Dans cette situation, la répression ne réussira pas nécessairement à étouffer la résistance.

Dans certains conflits non-violents, mais pas dans tous, les résistants non-violents peuvent utiliser cette asymétrie à un niveau politique, à la façon de l'art martial japonais du jiu-jitsu. Dans le jiu-jitsu traditionnel, la poussée violente de l'adversaire n'est pas contrée par un blocage physique ou par une contre-poussée. Au lieu de cela, la personne attaquée tire l'adversaire vers l'avant, dans la direction même que l'attaquant avait prise pour frapper. L'adversaire perd alors l'équilibre et tombe en avant à cause de l'accélération de son élan. De la même manière, dans le juif-jitsu politique, l'attaque violente de l'adversaire n'est pas contrée par une contre-violence, mais par une défiance non-violente. Sa répression violente peut alors rebondir contre sa propre position, affaiblir son pouvoir et renforcer les résistants. Elle peut aussi monter des tiers contre lui, susciter une opposition parmi ses partisans, jusqu'à en pousser certains dans le camp des résistants.

Rien de tout cela n'est garanti. L'issue de la lutte dépend de divers facteurs importants, comme pour un conflit militaire. Cependant, les conséquences potentielles de l'opération de jiu-jitsu politique sont si importantes que ce processus mérite d'être bien compris. Dans un conflit réel, il peut être judicieux de faciliter ce processus. Pour que les changements (...) se produisent, les résistants non-violentes doivent refuser la violence, car dans ce domaine, l'adversaire est le plus fort. L'usage de la violence rendra probablement ces changements de pouvoir bien plus ardus. Plutôt que de céder à la violence, les résistants doivent continuer à n'utiliser que leurs armes non-violentes, avec lesquelles ils sont les plus forts. Cette persistance peut augmenter leur pouvoir."

   Les différents auteurs qui prônent la non-coopération dans les conflits les plus durs insistent sur les activités à double détente : refus de coopérer implique la mise en place de structures alternatives, autant pour la vie quotidienne que pour l'exercice de la démocratie. La redistribution du pouvoir ou le rétablissement de la justice ne peut être attendue : elle doivent commencer dans les faits, dans le courant de la lutte non-violente. Souvent, il s'agit, notamment dans le cas de coups d'Etat, d'occupation ennemie ou encore pour défense des valeurs, de combiner divers moyens de non-coopération sociale, économique et politique. 

 

Gene SHARP, La lutte nonviolente, Pratiques pour le XXIème siècle, écosociété Montréal, 2015. Jean-Marie MULLER, Lexique de la non-violence, Alternatives Non Violente, Institut de Recherche pour la Résolution Non-violente des conflits, n°68, 2ème trimestre 1988.

 

PAXUS

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18 février 2017 6 18 /02 /février /2017 16:52

  Le boycott économique est une action très largement utilisée dans l'histoire et les guerres commerciales entre Etats ou autres entités non étatiques, nombreuses, sont menées entre autres par le blocus économique ou les barrières douanières. A un autre niveau, le boycott a été largement utilisé aussi par des commerçants ou des consommateurs, que ce soit de manière interne à un Etat ou contre des produits importés.

Le boycott consiste à appliquer au domaine de la consommation le principe stratégique de non-coopération dans le cadre d'actions non-violentes. "Les propriétaires, écrit Jean-Marie MULLER d'une entreprise commerciale ne peuvent réaliser des bénéfices que grâce à la coopération que leurs clients leur apportent en achetant leurs produits ou en recourant à leurs services. En leur retirant cette coopération on exerce sur eux une pression qui, si elle se prolonge, les oblige à satisfaire les exigences présentées par les organisateurs du boycott.

Différents objectifs, poursuit-il, peuvent être assignées à un boycott :

- obtenir l'amélioration de la qualité ou le retrait de la vente soit d'un produit industriel qui présente de graves malfaçons, soit d'un produit alimentaire qui s'est avéré nuisible à la santé ;

- contraindre les dirigeants d'une entreprise à reconnaitre les droits des travailleurs qu'ils emploient (qu'il s'agisse des salaires ou des conditions de travail) ou à modifier certaines pratiques (par exemple, la discrimination raciale) ;

- obtenir des responsables d'une usine qu'ils prennent les mesures nécessaires pour faire cesser des pollutions entraînant de graves nuisances écologiques.

 Un boycott vise à faire baisser les ventes de manière à faire subir à l'entreprise un manque à gagner suffisamment important pour qu'il oblige les dirigeants à céder face à la pression économique qui s'exerce contre eux. Le pouvoir d'achat des consommateurs devient ainsi un véritable pouvoir qui s'oppose à celui des producteurs. Ceux-ci ne sauraient l'ignorer sans nuire à leurs propres intérêts. de plus, un boycott représente pour l'entreprise incriminée une campagne de contre-publicité susceptible de nuire gravement à son image de marque.

Il n'est pas nécessaire que le boycott soit total pour qui'l devienne efficace. Au-delà d'un certain pourcentage de la baisse des ventes, l'entreprise perd de l'argent et cesse d'être bénéficiaire. Encore faut-il que ce pourcentage soit atteint, ce qui implique une réelle popularisation du boycott. Il ne suffit pas de lancer le mot d'ordre du boycott par un communiqué de presse et quelques affiches.

Il est nécessaire de distribuer des tracts dans la rue et mettre en place des "piquets de boycott" à proximité des principaux points de vente afin d'informer les consommateurs et de les inciter à refuser tout achat de tel ou tel produit précis. Là encore, il est essentiel que l'action puisse s'inscrire dans la durée. Cela devrait être possible lorsque l'objectif est suffisamment clair parce que, généralement, la participation à un boycott n'entraine pas de graves inconvénients pour les consommateurs. ceux-ci ont moins à redouter que le boycott se prolonge que les producteurs eux-mêmes et cela devrait inciter ces derniers à entendre raison."

  Le boycott est largement utilisé par exemple dans la lutte des ouvriers agricoles californiens contre les producteurs, sous l'égide des syndicats entrainés à une solidarité avec les consommateurs. Mais le boycott peut ne pas être à but économique. Comme le boycott des oranges Outspan (entre autres) en provenance d'Afrique du Sud où des consommateurs européens et américains veulent faire pression sur la politique d'apartheid du gouvernement raciste de Pretoria. Même si l'"arme" en question est bien économique, l'objectif est politique.

  Par ailleurs, le boycott économique ou politique peut ne pas s'inscrire dans une stratégie non-violente, mais au contraire s'inscrire dans une échelle d'escalade de guerre économique. 

  Quant à l'efficacité d'un boycott économique, cela dépend de maints facteurs, outre le degré de mobilisation des consommateurs et des organisateurs, de l'élément boycotté, de sa place dans les économies (les monocultures et les concentration de productions ou de mines sont particulièrement vulnérables), de sa valeur stratégique...

   Gene SHARP regroupe sous l'appellation d'Actions destinées à suspendre les relations économiques, aux côtés des grèves de travailleurs, les boycotts économiques. le boycott économique est défini comme "le refus d'acheter, de vendre, de transporter ou de distribuer des marchandises ou services spécifiques, et implique souvent de tenter de convaincre autrui de refuser cette coopération." L'auteur présente 25 méthodes classées en 6 sous-catégories de boycotts économiques.

- Actions des consommateurs : Boycott par les consommateurs de certaines marchandises ou entreprises ; Refus de consommer des produits boycottés (ceux que l'on possède déjà) ; Politique d'austérité (réduire sa consommation au strict minimum) ; Grève des loyers ; Refus de louer ; Boycott national des consommateurs (refus d'acheter les produits ou d'utiliser les services d'un pays) ; Boycott international des consommateurs (agir dans plusieurs pays contre les produits du pays visé).

- Actions des travailleurs ou producteurs : Boycott par les travailleurs (refus de travailler avec des produits ou outils fournis par l'adversaire) ; Boycott par les producteurs (les producteurs refusent de vendre ou de livrer leurs produits).

- Actions des intermédiaires : Boycott des fournisseurs et manutentionnaires (les travailleurs ou intermédiaires refusent de toucher à certaines marchandises ou de les fournir).

- Actions des propriétaires et directeurs : Boycott par les commerçants (les détaillants refusent d'acheter ou de vendre certains produits) ; Refus de louer ou de vendre des biens ; Lock-out (l'employeur provoque l'arrêt du travail en fermant temporairement l'entreprise) ; Refus d'assistance industrielle ; "Grève générale" des négociants.

- Actions par les détenteurs de richesses : Retrait des dépôts bancaires ; Refus de payer des honoraires, des droits et devis ; Refus de payer des dettes ou intérêts ; Cessation des financements ou crédits ; Grève des impôts (refus de pays volontairement ses impôts au gouvernement) ; Refus d'accepter l'argent du gouvernement (exiger des modes de paiement alternatifs).

- Actions par les gouvernements : Embargo interne ; Mise sur liste noire des négociants ; Embargo international, soit des vendeurs, soit des acheteurs, soit du commerce, soit encore des trois à la fois.

  Gene SHARP, outre qu'il donne des exemples de non-coopération économique dans le cadre de stratégies non-violentes, détaille ses objectifs :

"Les formes économiques de non-coopération sont les plus nombreuses que les formes de non-coopération sociale. La non-coopération économique consiste en la suspension des relations économiques. la première sous catégorie de non-coopération économique est formée par des boycotts économiques (...). Les boycotts économiques peuvent être spontanés ou initiés par un groupe particulier. Dans un cas comme dans l'autre, ils deviennent en général une démarche concertée pour stopper la coopération économique et y inciter la population, en refusant toute relation commerciale avec un individu, un groupe ou un pays.

Les boycotts économiques sont le fait aussi bien des consommateurs, d'ouvriers et producteurs, d'intermédiaires, de propriétaires et de directeurs, de financiers et de gouvernements. Les enjeux d'un boycott économique sont en général économiques, mais pas toujours. ils peuvent aussi être politiques. Les motifs et objectifs des boycotts économiques vont de l'économique au politique et du social au culturel.

La deuxième sous-catégorie de non-coopération économique est la grève sous ses divers aspects, qui consiste à limiter ou suspendre le travail. La grève est un refus de poursuivre la coopération économique par le travail. C'est une suspension du travail collective, délibérée et normalement temporaire, pour faire pression sur des tiers dans la même unité économique, politique et parfois sociale ou culturelle. La grève vise à produire un changement dans les relations entre les groupes en conflit, en général satisfaire certaines revendications des grévistes comme condition préalable à leur reprise du travail.

La nature collective de la grève confère à ce type de non-coopération ses caractéristiques et son pouvoir. Les grèves sont liées aux organisations industrielles modernes. Mais elles touchent aussi les sociétés agricoles et d'autres situations. Les grèves sont possibles partout où les gens travaillent pour d'autres.

Les grèves sont presque toujours spécifiques, en ce sens qu'elles concernent un enjeu important pour les grévistes. En théorie, n'importe quel nombre de travailleurs peut se regrouper pour lancer une grève, mais en pratique le nombre de grévistes doit être suffisamment conséquent pour perturber sérieusement ou stopper complètement les opérations d'au moins une unité économique. Comme pour la violence et les formes alternatives et puissantes d'action non-violente, la menace d'un grève suivie peut suffire à obtenir des concessions du groupe adverse. Les grèves peuvent être spontanées ou planifiées.

les types de grèves sont très variés : grèves symboliques, agricoles, grèves de groupes spéciaux, grèves ordinaires de l'industrie, grèves limitées, grèves étendues à plusieurs industries, combinaisons de grèves et de fermetures économiques. Les grèves peuvent paralyser une seule usine ou l'économie de tout un pays."

Gene SHARP, La lutte nonviolente, écosociété, 2015. jean-Marie MULLER, Lexique de la non-violence, ANV/IRNC, N°68, 2ème trimestre 1988.

 

PAXUS

 

 

 

 

 

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9 février 2017 4 09 /02 /février /2017 13:55

    Dans l'histoire du monde ouvrier comme dans celui des luttes antimilitaristes (grève dans les arsenaux...), la grève est très souvent utilisée comme moyen de lutte pour faire aboutir des revendications plus ou moins générales. Dans l'Angleterre du XIXème siècle comme dans d'autres contrées qui connaissent alors l'industrialisation, de nombreux mouvements de lutte contre la mécanisation s'accompagnent de grèves plus ou moins reliées à des destructions d'outils de production. La révolte contre les machines alors s'exprime par leur destruction pour empêcher qu'elles ne remplacent les bras des ouvriers. L'histoire du mouvement syndical montre le perpétuel balancement entre méthodes violentes et non-violentes de lutte, la violence étant dans l'esprit des dirigeants syndicaux de plus en plus un problème qui empêche de faire aboutir les revendications, car attirant très vite d'impitoyables répressions, et souvent sert de prétexte pour les pouvoirs en place pour les ignorer. De grands débats, notamment dans le mouvement anarcho-syndicaliste, ont pour objet les avantages et les inconvénients de l'usage de la violence dans les luttes ouvrières. Faut-il coupler la grève avec des moyens "plus musclés", notamment d'ailleurs pour empêcher l'emploi d'ouvriers (jaunes) de remplacement par le patronat dans certaines régions (on pense à ces tentatives systématiques aux Etats-Unis)? La problématique d'une grève est parfois étroitement liée à la possibilité par le patronat de puiser dans le vivier des chômeurs pour remplacer les ouvriers et employés grévistes. Des piquets de grèves sont alors organisés pour les empêcher de pénétrer sur les lieux de travail et cela est parfois l'occasion (cela l'a été souvent par le passé...) d'affrontements directs avec les forces de l'ordre (du désordre social...). 

   C'est en ayant en tête cette histoire de la grève que certains théoriciens (et praticiens) de la nonviolence ont dû agir lors de grèves qu'ils planifiaient et qu'ils organisaient.

   "La grève est le type même de l'action directe de non-coopération, écrit par exemple Jean-Marie MULLER. Une entreprise ou une administration ne peuvent fonctionner que grâce à la coopération des ouvriers ou des employés. Dès lors que ceux-ci décident de cesser le travail afin de faire aboutir telle ou telle revendication, ils exercent une réelle force de contrainte économique et sociale sur leurs dirigeants ou leurs directeurs. Ceux-ci ne peuvent ignorer longtemps les requêtes qui leurs sont adressées.

Dans le secteur de la production industrielle, le temps risque de jouer contre eux car ils ne peuvent s'accommoder longtemps de la paralysie de leur entreprise. Chaque jour de grève supplémentaire vient alourdir les pertes entrainées par l'arrêt de travail. Cependant, la détermination des grévistes n'est pas non plus à l'abri de l'épreuve de la durée : le manque à gagner que leur inflige la grève peut les inciter à la longue à reprendre le travail sans avoir obtenu satisfaction. Le risque est que la grève "pourrisse" d'elle-même.

La "bataille de l'opinion publique" est souvent décisive. Le rapport de forces entre les deux camps s'établit généralement en faveur de celui qui bénéficie de l'appui de l'opinion publique, c'est pourquoi les grévistes doivent entreprendre des campagnes d'information et d'explication auprès du public, afin que celui-ci comprenne clairement les enjeux du conflit en cours. C'est seulement si la justesse de la cause des grévistes est clairement perçue par les clients ou les usagers qu'ils peuvent se solidariser avec elle. Sinon, surtout lorsque la grève a lieu dans un secteur particulièrement "sensible", notamment les services publics, les inconvénients qui résultent de la grève peuvent indisposer fortement ceux qui les subissent quotidiennement. Le mécontentement qui se développe alors au sein de la population peut constituer un obstacle majeur à la poursuite de la grève et, par conséquent, à sa réussite. D'autant que les dirigeants de l'entreprise ou de l'administrations ne manquant pas d'exacerber ce mécontentement pour en tirer le plus grand profit.

Dans les entreprises de service, au-delà du "service minimum" qui peut leur être imposé par la loi, les grévistes ont tout intérêts, lorsque cela est possible, à offrir gratuitement leurs services aux clients ou aux usagers. Ceux-ci peuvent alors mieux comprendre les enjeux de la grève et affirmer leur solidarité avec les grévistes."

   Gene SHARP situe la grève dans les actions destinées à suspendre les relations économiques et la voit dans des situations très diverses, plus ou moins conflictuelles, et dans des secteurs très divers également. Aux côtés des boycotts économiques, les grèves des travailleurs sont définies comme "des arrêts de travail collectifs, délibérés et normalement temporaires, pour faire pression sur des tiers. La grève concerne en général une unité de production industrielle, mais elle peut être aussi politique, sociale, agricole ou culturelle, selon la nature des revendications." Il dresse une liste de 23 types de grèves classées en 7 sous-catégories :

- Grèves symboliques : grèves de protestation (pour une courte période, avec préavis) et grèves éclair (walkout surprise : grève de protestation courte, spontanée) ;

- Grèves dans l'agriculture : grèves des paysans et grèves des ouvriers agricoles ;

- Grèves de groupes particuliers : refus du travail forcé, grèves des prisonniers, grèves des artisans, grèves des professions libérales. Il ne mentionne pas les grèves dans le monde de l'enseignement... ;

- Grèves industrielles ordinaires : grèves d'établissement (dans une ou plusieurs usines sous la même direction), grèves industrielles (arrêt de travail dans les tous les établissements d'une industrie); grèves de sympathisants (grèves de solidarité pour soutenir les revendications d'autres travailleurs) ;

- Grèves restreintes : grèves au détail (travailleur par travailleur ou secteur par secteur ; arrêts peu à peu), grèves tampon (le syndicats fait grève dans une seule branche d'industrie à la fois), grèves au ralenti (grèves perlées), grèves du zèle (on applique les règlements à la lettre pour retarder la production), sik-in (on se déclare en "arrêt-maladie"), grèves par démission (un nombre significatif de travailleurs démissionnent à titre individuel), grèves limitées (refus d'effectuer des travaux annexes ou de travailler certains jours), grèves sélectives (refus d'effectuer certains types de travaux) ;

- Grèves de plusieurs industries : grèves généralisées (plusieurs industries entrent en grève simultanément), grèves générales (toutes les industries entrent en grève simultanément) ;

- Combinaison de grèves et de fermetures économiques : Hartals (hindi, de l'anglais "halt all" = "stopper tout", l'activité économique est suspendue volontairement), Fermetures économiques (les travailleurs entrent en grève tandis que les employeurs stoppent leurs activités économiques).

  Dans le cadre d'une stratégie, ces grèves sont employées simultanément d'autres moyens de pression de divers caractères. Notamment dans le cadre de la lutte contre un coup d'Etat ou une occupation militaire. Gene SHARP en évoque plusieurs exemples, que ce soit entre 1940 et 1945 dans plusieurs pays d'Europe sous occupation allemande ou en 1968-1969 après l'invasion de la Tchécoslovaquie par les forces du Pacte de Varosvie, ou encore en juillet et août 1988 dans la protestation des démocrates birmans contre la dictature militaire....

Jean-Marie MULLER, Lexique de la non-violence, ANV/IRNC, 2ème trimestre 1988. Gene SHARP, La lutte nonviolente, écosociété, 2015.

 

PAXUS

 

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8 février 2017 3 08 /02 /février /2017 13:16

    Une des forces des grandes campagnes de désobéissance civile non-violente demeure dans la mobilisation des masses ou de groupements importants. Ce qui ne peut se faire que dans des campagnes publiques d'information sur à la fois l'injustice combattue et l'objectif de cette mobilisation. Mais tout mouvement de résistance quel qu'il soit, et d'ailleurs qu'il soit non-violent ou non, provoque inévitablement une répression, douce ou brutale, du pouvoir contesté.

   Jean-Marie MULLER estime que "dans une société démocratique, (le mouvement de résistance) peut s'exprimer ouvertement et organiser des manifestations publiques en toute légalité. la répression ne frappe alors que ceux qui défient directement les pouvoirs publics par une action de désobéissance civile. Les poursuites, les procès et les condamnations qu'ils encourent viennent donner un surcroît de publicité à la cause qu'ils défendent en interpellant l'opinion publique davantage que l'action elle-même. Dans de telles circonstances, la clandestinité peut présenter un intérêt tactique temporaire mais ne constitue pas une nécessité stratégique.

En revanche, dans une société où le pouvoir fait fi des exigences de la démocratie et où l'expression même d'opinions dissidentes est un délit justiciable d'une lourde condamnation, un mouvement d'opposition ne peut se développer qu'en organisant une part de ses activités dans la clandestinité.

Il est vrai que Gandhi a établi une incompatibilité de nature entre la non-violence et la clandestinité. "Aucune organisation secrète, a-t-il prétendu, aussi grande soit-elle, ne peut faire aucun bien. La clandestinité vise à construire un mur de protection autour de soi. La non-violence dédaigne une telle protection. Elle fonctionne au grand jour et en face des obstacles, si importants soient-ils."

Cette appréciation, comme il arrive parfois chez Gandhi, transpose abusivement un principe moral en principe d'action politique. Face à un pouvoir très répressif, les membres d'un mouvement de dissidence ou de résistance doivent se protéger au maximum contre la répression en la déjouant par la clandestinité. La non-violence, dès lors qu'elle prétend être le fondement d'une stratégie de lutte, ne doit pas dédaigner cette protection.

Certes, il n'est pas souhaitable qu'un mouvement de résistance devienne une organisation totalement clandestine. Il lui appartient d'apprécier, en fonction des circonstances, elle est la meilleur articulation entre actions politiques et activités clandestines. En règle générale, la proportion entre la partie visible de l'iceberg et sa partie cachée est fonction du degré de démocratie dans la société."

     De son côté, Gene SHARP estime que "le secret, le mensonge et la conspiration posent de vrais problèmes à un mouvement qui utilise la lutte non-violente. Sous une dictature politique, la clandestinité sera parfois nécessaire. Elle peut poser un risque sérieux dans d'autre cas.

On soutient souvent, poursuit-il, que les luttes non-violentes doivent choisir la clandestinité pour surprendre l'adversaire avant qu'il ait pu se préparer à contrer les actions de résistance. Cet argument est sujet à caution. D'une part, les organisations de résistance ont de tout temps été infiltrées avec succès par des espions et informateurs. D'autre part, la technologie actuelle des communications rend très difficile le maintient du secret. De plus, un adversaire qui sait à l'avance qu'une manifestation se prépare, par exemple, aura plus de temps pour étudier la manière de'y répondre. Cela réduira le risque de brutalités et de meurtres commis par la police et l'armée si elles n'ont pas reçu d'instructions précises sur leur ligne d'action. Enfin, et c'est le plus important, ce n'est pas la surprise mais l'utilisation par un mouvement de la lutte non-violente qui contribue aux difficultés qu'aura l'adversaire à gérer ce type de résistance, par rapport à une résistance violente.

L'efficacité de la lutte non-violente dépend de la nature même de cette technique, du choix des stratégies de résistance, de l'habileté des résistants, de leur courage et de leur discipline.

Un autre risque que comporte la clandestinité est la raison de son utilisation. On entre souvent en clandestinité par peur - ce qui contribue à la peur, que l'on doit justement oublier ou maitriser pour que la lutte non-violente puisse opérer efficacement."

Gene SHARP envisage ce problème ensuite dans le contexte d'un système politique qui respecte la plupart des libertés civiles. "Si ce n'est pas le cas, il faudra déterminer avec précision quelles connaissances et activités doivent rester secrètes ou peut être révélées."

"La lutte nonviolente s'appuie sur la bravoure et sur la discipline. La franchise - dire la vérité à l'adversaire et au public au sujet de ses intentions et de ses plans - peut être corollaire des impératifs de l'audace et de la discipline nonviolente.

La franchise permet de se libérer de la crainte d'être arrêté, de voir les secrets divulgués et la résistance se désintégrer, ou d'être soit-même emprisonné. Un mouvement de masse doit être visible. Un mouvement de résistance qui reste clandestin ne peut impliquer un grand nombre de participants, car le secret exige que les plans ne soient connus que de quelques personnes de confiance. De plus, la discipline non-violente sera plus réelle au grand jour qu'en secret. La clandestinité restreint la taille du mouvement, lequel risque de recourir à la violence pour réduire au silence ceux qu'il suspecte de révéler des secrets à l'adversaire.

La clandestinité contribue aussi à la paranoïa au sein du mouvement, une paranoïa qui aura tendance à s'accentuer avec le temps. Elle a souvent des conséquences désastreuses lorsque des différends éclatent sous prétexte que quelqu'un aurait dévoilé des secrets. Une faction paranoïaque ne peut opérer efficacement comme mouvement de résistance.

Dans une lutte pour gagner la liberté, il est nécessaire de se comporter en hommes libres." Gene SHARP donne l'exemple du futur premier ministre de l'Inde, Jawaharlal NEHRU, qui prônait auparavant la rébellion violente, et qui décrit la libération psychologique ressentie lorsqu'on agit ouvertement et sans secrets, d'après son expérience des luttes indiennes pour l'indépendance. 

Notre auteur insiste que les effets de la transparence sur l'adversaire. "Agir au grand jour aidera (mais pas à coup sûr) l'adversaire à comprendre les motivations, les objectifs, les intentions et les plans du groupe de lutte non-violente. On pourra multiplier les contacts directs avec l'adversaire afin d'éviter ou de dissiper les malentendus qui affecteraient gravement le déroulement du conflit. Dans certaines situations, en informant à l'avance les officiels du camp adverse d'une manifestations, par exemple, non seulement on peut diminuer les risques de brutalités policières ou militaires, mais ce geste pourra en plus être interprété comme fait-play et chevaleresque. Révéler des informations normalement tenues secrètes peut être interprété de deux façons par d'adversaire : il peut penser qu'on lui cache quelque chose de plus important ou son respect peut augmenter devant la sincérité du groupe. L'adversaire peut estimer qu'en révélant leurs plans, les résistants montrent leur faiblesse et leur incompétence ou au contraire que c'est le signe d'un mouvement exceptionnellement puissant, capable de triompher sans entrer en clandestinité."

   La problématique de la clandestinité change  du tout au tout selon que l'on agit dans le cadre d'un Etat aux institutions démocratiques ou dans le cadre d'une occupation étrangère. Durant la Seconde Guerre mondiale, on trouve plusieurs cas dans les pays occupés par l'armée allemande. Tout dépend fortement des attentes (ce qu'il attend de l'occupation) de l'adversaire et les actions de non-coopération peuvent être multiples et se partager entre moyens d'actions non-violents et armés. Dans le contexte où des activités militaires se déroulent dans le pays, l'action non-violente ne peut pas consister en de grandes ou petites manifestations annoncées à l'avance...    

     Dans la dynamique de la lutte non-violente, Gene SHARP situe ce débat à un moment précis : entre l'organisation d'un mouvement et des négociations. Lorsque ces négociations échouent, et que la répression parfois féroce s'abat sur les résistants, les formes de solidarité et de discipline varient fortement suivant le degré de brutalité du pouvoir. L'inefficacité de la répression dépend alors beaucoup plus d'actions de paralysie de l'ennemi, que ce soit par exemple sur le plan de la production et de l'infrastructure du pays. Tout dépend aussi du degré de participation à l'occupation de l'administration du pays occupé....

 

Gene SHARP, La lutte nonviolente, écosociété, 2015. Jean-Marie MULLER, Lexique de la non-violence, ANV/IRNC, n°68, 2ème trimestre 1988.

 

PAXUS

 

 

 

 

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6 février 2017 1 06 /02 /février /2017 14:56

      Les problématiques de refus de l'impôt s'inscrivent historiquement dans les activités de désobéissance civile à l'Etat (David Henri THOREAU...) et sont fortement liées à la contestation des activités militaires, notamment par la conscription. Elles n'ont rien à voir formellement avec l'évitement de l'impôt, assimilé plus ou moins à la fraude fiscale, pratiqué massivement par de grandes entreprises de par le monde. Le refus de l'impôt est d'abord un acte individuel ou collectif s'inscrivant dans une démarche de contestation sociale ou sociétale. Ceux qui y ont recours le font non pas pour gagner de l'argent - assimilables à des délinquants purs et simples - mais, très souvent temporairement, pour appuyer leur refus de contribuer à une injustice.

  Comme l'écrit Jean-Marie MULLER, "dans une démocratie, le refus de l'impôt ne peut se justifier qu'exceptionnellement. On ne peut en effet s'opposer au principe même de l'impôt : lorsqu'il est ordonné au bien commun, le paiement de l'impôt est l'exercice pratique de la solidarité qui doit lier les membres d'une même communauté politique. Mais c'est une exigence de la démocratie que chaque citoyen soit responsable de l'utilisation faite par le gouvernement de l'argent qui provient de son travail quotidien. Chaque citoyen a donc non seulement le droit mais le devoir d'exercer un contrôle sur les dépenses publiques de manière plus effective qu'en votant tous les cinq ou sept ans pour l'un des candidats qui se proposent de diriger le pays. Il est donc légitime de refuser de payer la part de l'impôt qui alimente une grave injustice dont on refuse d'être complice et que l'on entend dénoncer et combattre publiquement.

Le refus de payer, poursuit-il, tout ou partie de l'impôt peut se concevoir dans deux perspectives différentes. Il peut s'agir, tout d'abord, de faire cesser une injustice dont on est soi-même la victime. Lorsque, par exemple, des impôts frappent de manière particulièrement injuste telle catégorie sociale ou telle activité professionnelle, il devient légitime pour ceux qui sont victimes de cet abus de refuser de payer ces impôts afin d'obliger le gouvernement à rendre justice.

En second lieu, il peut s'agir de s'opposer à une décision injuste du gouvernement en n'acceptant pas que le financement de cette injustice soit assuré par ses propres deniers et en mettant en oeuvre tout ce qui est possible pour contraindre les pouvoirs publics à revenir sur cette décision. Lorsque les moyens de contrôle prévus par l'exercice légal de la démocratie s'avèrent insuffisants et inopérants, ce moyen illégal permet aux citoyens d'exercer un contrôle effectif sur l'action du gouvernement. Dans ce cas, il convient de de ne pas garder pour soi l'argent "économisé" sur les impôts mais de le verser à des organismes ou des associations qui participent directement à la lutte contre l'injustice mise en cause.

Certes, le gouvernement est généralement bien pourvu en moyens de répression lui permettant, par des saisies opérées sur les salaires et les biens, de récupérer les sommes refusées, sans compter les amendes, voire les peines de prison, qui peuvent venir frapper les contribuables récalcitrants. Mais l'impact recherché n'étant pas d'abord financier mais politique, cette répression doit venir l'accroître. Là encore, c'est le nombre des acteurs qui confère à l'action tout son efficacité".

  Action très voisine de ce refus de l'impôts, l'autoréduction des factures envoyées par telle administration que l'on estime mener une politique injuste ou abusive, a elle aussi une histoire, dans le cadre souvent de luttes collectives urbaines contre des compagnies d'électricité ou d'eau, de gaz ou de téléphone... d'habitants de quartier s'estimant lésés.

Jean-Marie MULLER écrit que l'"ont également organiser une autoréduction collective des loyers, soit pour lutter contre leur augmentation excessive, soit pour exiger des propriétaires qu'ils consentent à faire tel ou tel investissement qui permette l'amélioration des conditions de logement des locataires." Cette autoréduction revient à une grève partielle des loyers.

"L'autoréduction peut être organisée pour obtenir l'annulation ou, du moins, la réduction de l'augmentation du prix des transports en commun. Mais ici, il n'est pas possible de réduire soit-même le prix du son billet. IL faut donc que les comités de lutte des usagers ou les syndicats impriment de vrais-faux titres de transport, assurent leur distribution et leur vente sur les lieux de travail et restituent l'argent ainsi récolté à l'entreprise incriminée."

"Pour réussir, écrit encore notre auteur, une campagne d'autoréduction exige d'être mise en oeuvre avec rigueur ; elle peut rarement aboutir si elle n'est pas directement prise en charge par une organisation de masse".

   Il s'agit ici - refus de l'impôt ou autoréductions - de mettre en oeuvre des actions destinées à suspendre les relations économiques, dans lesquelles entrent d'une part les boycotts économiques (dont ils font partie) et les grèves de travailleurs (Gene SHARP). Dans cette catégorie des boycotts économiques figurent plusieurs actions par les détenteurs de richesses:

- Retrait des dépôts bancaires.

- Refus de payer les honoraires, des droits et devis.

- Refus de payer des dettes ou intérêts.

- Cessation des financements ou crédits.

- Grève des impôts (refus de payer volontairement ses impôts au gouvernement).

- Refus d'accepter l'argent du gouvernement (exiger des modes de paiement alternatif).

Il s'agit alors d'actions non-violentes rentrant dans une stratégie, faite de popularisation de ces actions et de participation à celles-ci du plus grand nombre possible des détenteurs de richesses.

  Alors que généralement et historiquement, les grèves de l'impôt et les diverses autoréductions sont le fait (ponctuel et ciblé) de citoyens en vue de combattre une/des lois injustes (de lois ponctuelles ou plus générales concernant par exemple des différences institutionnalisées entre personnes de couleurs différentes), on est en droit de se demander, dans un climat général favorisant de multiples manières la fraude fiscale massive d'acteurs parmi les plus riches et les plus influents, si ces actions ne sont pas en quelque sorte aujourd'hui encore plus légitimes. Comment imposer aux citoyens des obligations fiscales alors que nombre de lois ou règlements facilitent les refus d'impôts d'entreprises officiant au-delà des frontières des Etats? Si les fraudes fiscales sont légitimées au nom de l'emploi ou de la croissance économique dans certaines thèses néo-libérales qui régissent encore de nombreuses parties du monde, comment combattre avec justice ceux qui refusent l'impôt?

Plus, on peut se demander si la grève de l'impôt, demain, au cas où cette situation perdure au point de devenir caricaturale, ne sera pas un moyen généralisé d'action, non contre des législations ou dispositions réglementaires précises, mais contre le système socio-économique de manière globale... De plus, devant les menaces de rétorsion étatique, des citoyens et des groupes sont incités à garder secrets ou discrets leurs refus, ce qui d'ailleurs s'oppose à une règle générale en matière de désobéissance civile, d'être popularisée ouvertement et massivement. Il s'ensuit que, loin des projecteurs et des médias et de services des impôts globalement impuissants (par faiblesse de moyens humains et matériels que ne peut compenser une informatisation à outrance), s'ensuit une déperdition globale de ressources pour les Etats, sous l'action conjuguée d'une fraude fiscale à l'échelle mondiale et d'une révolte généralisée mais rampante, sans efficacité malheureusement sur le plan politique. 

Gene SHARP, La lutte nonviolente, écosociété, 2015. Jean-Marie MULLER, Lexique de la non-violence, ANV/IRNC, n°68, 2ème trimestre 1988.

 

PAXUS

 

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2 février 2017 4 02 /02 /février /2017 13:35

       Il existe toute une tradition de désobéissance civile dans le monde et dans l'histoire. Assimilée souvent à de la délinquance par les puissances officielles qui régissent la "justice", qu'elles qu'en soient le domaine, la désobéissance civile a pourtant ceci de très différent d'avec des délits et crimes divers : elle est orientée vers l'obtention collective de droits de diverses sortes et elle est organisée généralement collectivement et sur un plus ou grand long terme ; de plus, elle est dotée d'un corpus théorique qui suppose le minimum de conscience politique ou sociale, ce que n'ont pas les délinquants ordinaires, tout occupés à satisfaire leur situation personnelle sans égard pour la collectivité.

 

Combattre une injustice... par-delà la loi

   Comme l'écrit Jean-Marie MULLER, il est là "pour combattre une injustice du désordre établi." Stratégie de l'action non-violente, elle consiste à mettre en oeuvre d'abord tous les moyens prévus ou permis par la loi. "Mais lorsque ceux-ci s'avèrent inopérants, alors il peut devenir nécessaire de passer outre aux obligations et/ou interdits de la loi", d'autant plus que ceux qui l'ont établie relèvent d'intérêts minoritaires dans la société, même si ces intérêts ont tendance à se travestir en intérêt général.

"Certes, poursuit-il, il serait vain, au nom d'un idéal de non-violence absolue, de concevoir une société où la justice et l'ordre pourraient être assurés par le libre concours de chacun sans qu'il soit besoin de recourir aux obligations imposées par la loi. Celle-ci remplit une fonction sociale qu'on ne saurait nier. La fonction de la loi est d'obliger les citoyens à un comportement raisonnable, en sorte que l'arbitraire ni la violence ne puissent se donner libre cours. Il ne serait donc pas juste de considérer les contraintes exercées par la loi seulement comme des entraves à la liberté, elles sont aussi des garanties pour elle.

Pour autant que le loi remplit sa fonction au service de la justice, elle mérite notre obéissance. Mais lorsqu'elle couvre, cautionne ou engendre elle-même des injustices, elle mérite notre désobéissance. car l'obéissance à la loi ne dégage pas le citoyen de sa responsabilité : celui qui se soumet à une loi injuste porte une part de responsabilité de cette injustice. Ce qui fait l'injustice, ce n'est pas tant la loi injuste que l'obéissance à la loi injuste. Dès lors, pour lutter contre l'injustice, il peut être nécessaire de désobéir à la loi.

Selon la doctrine officielle des Etats qui se disent démocratiques, chaque citoyen, par le fait qu'il a la possibilité de voter en toute liberté, devrait ensuite se soumettre en tout à la décision du suffrage universel. Pourtant "la loi de la majorité n'a rien à dire là où la conscience doit se prononce" (Gandhi). Ce serait démissionner de nos propres responsabilités que de nous en remettre passivement à la loi de la majorité. Celui qui refuse d'obéir ne se désolidarise pas de la collectivité politique à laquelle il appartient : il ne refuse pas d'être solidaire, il refuse d'être complice.

Ce n'est pas la loi qui doit dicter ce qui est juste mais ce qui est juste doit dicter la loi. Aussi bien, lorsque nous estimons qu'il y a conflit entre la loi et la justice, devons-nous choisir la justice et désobéir à la loi. Car ce qui doit dicter le comportement du citoyen ce n'est pas ce qui est légal mais ce qui est légitime.

L'histoire nous apprend que la démocratie est beaucoup plus souvent menacée par l'obéissance aveugle des citoyens que pas leur désobéissance. Si l'obéissance des citoyens fait la force des régimes totalitaires, leur désobéissance peut devenir le fondement de la résistance à ces mêmes régimes. La démocratie exige des citoyens responsables et non pas des citoyens disciplinés. La désobéissance civile apparait comme l'une des garanties de la démocratie, même si celle-ci, forcément, ne peut pas l'inclure dans sa propre loi. Mais pour que sa légitimité démocratique puisse apparaitre clairement aux yeux de l'opinion publique, il est essentiel que la désobéissance reste civile, c'est-à-dire qu'elle respecte les règles de la "civilité" et soit donc non-violente."  

Il faut ici souligner que cette opinion n'est pas forcément partagée par tous les activistes et tous les théoriciens de la désobéissance civile. Non pas qu'ils veuillent entrer forcément dans un cycle de violences et de contre-violences, mais, compte tenu de nombreux facteurs, ils ne désirent pas théoriser ainsi leurs actions. Aussi les divers mouvements de désobéissance civile de par le monde - même si parfois il y a réellement une volonté de stratégie non-violente stricto-sensu - s'en tiennent à une pratique collective, sans se limiter par une quelconque théorisation. Mais on remarque, a contrario, que souvent les organisateurs de ces mouvements, surtout lorsqu'ils peuvent amener à des ripostes très dures, ont à coeur - notamment par ce qu'ils appellent leurs services d'ordre - de prévenir tous "débordements" qui pourraient nuire aux objectifs poursuivis.

"Il ne suffit pas que l'action de désobéissance civile, poursuit notre auteur, soit justifiée, elle doit être efficace. Elle ne doit pas seulement permettre au citoyen d'agir selon sa conscience, elle doit aussi permettre d'agir efficacement contre l'injustice. C'est pourquoi elle ne doit pas rester une protestation individuelle ) une simple "objection de conscience" - mais elle doit devenir une action collective et organisée visant à exercer sur les pouvoirs publics une pression qui les oblige à rétablir le droit. Pour cela, il faudra souvent obtenir, non seulement la suppression de la loi injuste, mais la promulgation d'une nouvelle loi qui impose la justice.

Par sa propre logique, la loi prévoit des sanctions contre le citoyen qui se dérobe à ses prescriptions. Toute action de désobéissance civile risque donc de se heurter à la répression de l'Etat, qui doit veiller à ce que "force reste à la loi". Mais, dans la mesure où la loi transgressée est véritablement injuste, les sanctions qui sont infligées aux citoyens désobéissants sont également injustes. Celui qui désobéit à une loi qu'il juge injuste est donc fondé à "désobéir" également aux sanctions que l'Etat lui impose. Mais on ne saurait définir ici une règle absolue. Il s'agit plutôt de rechercher quelle est la conduite la plus opportune en fonction de la situation concrète dans laquelle on se trouve. Les critères qui doivent être retenus ne sont pas d'ordre moral, mais politique et stratégique. Il s'agit de discerner quelle est l'attitude qui donnera à l'action sa plus grande efficacité. Il se peut qu'il soit préférable de ne pas échapper aux sanctions prévues par la loi : l'injustice de la condamnation frappant les citoyens récalcitrants peut être de nature à révéler aux yeux de l'opinion publique l'injustice de la loi transgressée et à discréditer les pouvoirs publics. Dans d'autres circonstances, il peut être préférable d'échapper aux sanctions afin d'amplifier le défi lancé aux autorités et de mieux mettre en évidence le caractère illégitime de la peine prononcée. On peut alors envisager d'entrer dans la clandestinité pour un temps plus ou moins long. Il est possible de choisir soit-même la date de son arrestation en lui donnant l'impact médiatique le plus fort possible. L'essentiel est de chercher à toujours garder l'initiative.

Ce qui donne à une action de désobéissance civile toute sa force, c'est le nombre de ceux qui s'y engagent. La multiplication des arrestations et des procès peut être le meilleur moyen d'embarrasser les pouvoirs publics et de les obliger, en fin de compte, à satisfaire les revendications du mouvement de résistance."

 

Une réflexion intellectuelle sur la désobéissance civile très minoritaire...

  Le même auteur, dans un ouvrage portant sur la désobéissance civile, constate que les développement sur la notion de désobéissance civile dans la philosophie contemporaine (on pourrait écrire sur la philosophie en général) sont rares, ce qui n'est pas en soi très étonnant. "A ce titre, la philosophie se montre la plus entreprenante, explique t-il, faisant référence à toute la lignée de philosophes depuis David Henri THOREAU jusqu'à John RAWLS.

Ce dernier élabore sa théorie à une époque où la société américaine est fortement ébranlée par la guerre du Vietnam et la lutte pour les droits civiques. Tandis que nombre de théoriciens du droit pensent que la désobéissance civile, contrairement d'ailleurs aux pratiques constatées aux États-Unis depuis la guerre d'indépendance au XVIIIe siècle, n'a de pertinence que dans les sociétés totalitaires, RAWLS insiste sur le bien-fondé de la transgression des lois injustes dans les États dits démocratiques. 

En effet, dans une société à forte conflictualité, les mouvements de désobéissance civile, notamment sur des sujets de société (on pense à l'avortement par exemple) sont relativement nombreux. Témoin de la prégnance de ce thème dans les débats sur les doctrines juridiques et politiques qui ont lieu aux États-Unis dans les années 1970, l'Américain Ronald DWORKIN (Taking Rights Seriously, 1977) philosophe et théoricien du droit et acteur central de l'espace public américain, mène à la même époque une réflexion sur la pertinence de la désobéissance civile en démocratie. De nos jours, lorsque les institutions politiques se prêtent à des activités contraires aux grandes traditions américaines (sur l'immigration par exemple), divers mouvements de désobéissance civile, rampante ou généralisée, parcellaire ou générale, peuvent surgir dans de nombreux secteurs de la société.

        En Europe, c'est surtout Jurgen HABERMAS (Le droit et la force, 1983) qui réfléchit à la question. Il analyse dans cet ouvrage l'opposition organisée en République fédérale contre l'implantation de missiles nucléaires américains. Il observe que "la pratique massive de la désobéissance civile dans l'Etat de droit constitue une coupure" dans la culture politique de la RFA. Il se réfère d'ailleurs aux réflexions de John RAWLS (notamment dans Théorie de la justice). Pour eux, écrit Jean-Marie MULLER, "l'acte de transgression non-violente des règles qu'est la désobéissance civile doit être compris comme l'expression d'une protestation contre des décisions qui, malgré leur genèse légale, sont illégitimes compte tenu des principes supérieurs de la morale." 

    En France, comme le rappelle notre auteur, la tradition républicaine repose sur le lieu commun selon lequel l'obéissance à la loi est le strict devoir de tout citoyen en démocratie. Toute une lignée de philosophes, ayant parfois à l'esprit les dangers toujours présents dans les moments de tension de guerre civile, depuis MONTESQUIEU (L'esprit des lois), fait de l'obéissance à la loi le fondement de la République "une et indivisble".

Dans cette perspective, la désobéissance civile apparait comme une atteinte portée à l'unité républicaine. Mais, à des périodes où les citoyens portent une défiance de plus en plus grande au système politique et économique, les actions, dispersées la plupart du temps, de désobéissance civile peuvent éclore et prospérer, souvent sous la forme de refus rampant de certaines lois, notamment fiscales et sociales. Il existe tout de même un arrière-fond à ces mouvements qui peuvent apparaitre périodiquement (on pense notamment aux révoltes poujadistes...) : dans la déclaration des droits, Maximilien ROBESPIERRE, et avec lui d'autres ténors de la Révolution française ont proclamé la légitimité dans certains cas de la désobéissance civile. Si les intellectuels français, d'une manière générale, se défient de la non-violence, nombre de catégories professionnelles, de franges de l'opinion, se sont exprimées parfois ouvertement de manière illégales. Même si les syndicats se défient eux aussi de toute action de désobéissance civile, préférant agir parfois par des méthodes de... grèves illégales... tout en regrettant d'avoir été acculés à le faire.  Dans la gauche alternative, comme d'ailleurs à l'extrême droite, on ne répugne pas à ce point d'agir illégalement, parfois en ne prenant pas garde aux conséquences qu'impliquent certaines formes violentes d'actions.

 

Une classification des actions de désobéissance civile...

   La désobéissance civile fait partie des multiples méthodes de lutte non-violente, aux côtés des rassemblements de masse, des veilles, des tracts, des piquets de grève, des boycotts sociaux et économiques, des grèves du travail, du refus de la légitimité, du boycott d'élections truquées, des grèves de fonctionnaires, des mutineries, des sit-in, des grèves de la faim, des sit-down, de la mise en place d'institutions alternatives, de l'occupation de bureaux et de la création de gouvernements parallèles. Elle fait partie également d'une graduation dans les alternatives citoyennes à l'obéissance. Celles-ci peuvent être classées suivant cette manière :

- Consentement lent et à contrecoeur ;

- Non-exécution des ordres sans supervision directe ;

- Non-obéissance populaire (non publique, discrète) ;

- Désobéissance déguisée (prétendre obéir) ;

- Refus de se disperser lors d'une réunion ou d'un rassemblement ;

- Grève sur le tas ;

- Non-coopération avec la conscription et la déportation ;

- Disparition, évasion, fausses identités ;

- Désobéissance civile aux lois "illégitimes". (Gene SHARP)

       Gene SHARP définit la désobéissance civile proprement dite comme la "violation pacifique délibérée de certaines lois ou ordonnances, décrets ou règlements, ordres de la police ou de l'armée, etc. Il s'agit en général de lois que l'on considère comme foncièrement immorales, iniques ou abusives. Il arrive aussi qu'on désobéisse à des lois relativement neutres pour marquer symboliquement une opposition aux méthodes générales du gouvernement."

 

Usage ou non usage de la violence.... ou La désobéissance civile et la non-violence ne sont pas forcément synonymes...

       Marianne DEBOUZY, professeur honoraire de l'université Paris-8, spécialiste de l'histoire sociale des États-Unis, détaille des débats sur l'usage ou non de la violence dans les actions de désobéissance civile. "Le choix, écrit-elle, du recours à la violence ou à la non-violence a été au coeur des débats dans les mouvements qui ont pratiqué la désobéissance civile des deux côtés de l'Atlantique.

La désobéissance civile non-violente a une longue tradition aux États-Unis. Elle a été portée par les Quakers, le mouvement pacifiste, les objecteurs de conscience et le mouvement pour les droits civiques. La non-violence est pour certains (Quakers) une croyance religieuse. C'est une stratégie qu'emploient ceux qui ont conscience qu'ils vivent dans une société où le rapport de forces n'est pas en leur faveur. Ils savent de quelles armes disposent les forces de l'ordre et avec quelle brutalité elles peuvent s'en servir contre ceux qui n'obéissent pas à la loi. Le mouvement pour les droits civiques en avait la conscience et l'expérience. C'est aussi une position morale, le refus de perdre sa dignité d'homme (ou de femme), et c'est l'expression d'une conviction profonde." Il faut souligner que l'ensemble du mouvement ouvrier aux Etats-Unis a fait l'expérience de cette violence dès ses origines et que les membres des mouvements de désobéissance civile avaient une parfaite connaissance de cette expérience.

"En France, cette tradition n'existe pas et le recours à la violence s'est souvent manifesté dans les luttes sociales et politiques. La désobéissance civile non-violente s'est-elle acclimatée dans notre pays? Dans les luttes sociales, la situation n'est pas toujours simple ou tranchée, aux Etat-Unis comme en France. On a vu en plusieurs occasions que la définition même de la violence était sujette à débat."

Elle évoque les débats qui ont eu lieu au sein du mouvement Occupy qui a pratique la désobéissance civile non-violente pour des raisons à la fois stratégiques et morales, malgré les répressions particulièrement brutales, particulièrement en mars 2012, quand le mouvement a repris. En outre, parmi les contestataires qui se réclament de la désobéissance civile, nombreux sont ceux qui pratiquent une extrême violence, dont les fondamentalistes, quelle que soit leur confession. Beaucoup d'Américains ne supportent pas que l'État intervienne dans la vie privée des citoyens/citoyennes, d'où leur opposition à la légalisation de l'avortement. 

Le mouvement anti-nucléaire français s'est divisé sur la question de la violence et une frange radicale l'a pratiquée. D'ailleurs,  ce mouvement anti-nucléaire est globalement plus violent en France qu'aux États-Unis, sans doute, avance Marianne DEBOUZY, "en raison du pouvoir des "nucléocrates" au sommet de l'Etat, qui ont refusé tout débat." 

Nombre de débats ont eu également au sein du mouvement OGM en France, où l'opposition à l'implantation de ce type de cultures rencontre toujours une vive opposition, alors qu'aux États-Unis, la question n'a pas suscité autant de levées de boucliers.

A chaque type de résistance, correspondra encore sans doute d'aussi vifs débats.

 

Gene SHARP, La lutte nonviolente, Pratiques pour le XXIe siècle, écosociété, 2015. Jean-Marie mULLER, L'impératif de désobéissance, Fondements philosophiques et stratégiques de la désobéissance civile, Editions Le passager clandestin, 2011. Jean-Marie MULLER, Lexique de la non-violence, Alternatives non violentes/IRNC, 2ème trimestre 1988. Marianne DEBOUZY, La désobéissance civile aux États-Unis et en France, 1970-2014, Presses Universitaires de Rennes, 2016.

 

Complété le 20 février 2017. Relu le 22 octobre 2020.

 

 

 

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30 janvier 2017 1 30 /01 /janvier /2017 15:18

   Dans le moments où le doute s'installe sur la fiabilité des institutions politiques et leur capacité à corriger les injustices économiques et sociales, la tentation est forte du repli sur les proches ou sur soi-même dans l'ignorance des multiples possibilités d'action qui ne font pas appel à l'usage de la violence. Répugnant à utiliser des moyens violents (pour toutes sortes de raisons) et pourtant frustrés du système social dans lesquelles ils vivent, individus et populations s'enferment souvent dans la passivité et la résignation. Or, même dans les périodes où les injustices sont plus rampantes que criantes, maints peuples ont montré des capacités d'action qui ont fait amplement leurs preuves. Il est facile d'assimiler les actions non-violentes à de la passivité, quand on croit que les seules instruments efficaces sont obligatoirement violents. 

   Comme l'écrit Jean-Marie MULLER dans le lexique de la non-violence, l'action directe "consiste à intervenir directement dans la vie de la société, sans passer par l'intermédiaire des institutions sociales ou politiques. Ainsi misera-t-on, pour changer la société, davantage sur l'action de rue que sur le bulletin de vote. La théorie de l'action directe se fonde sur une critique du fonctionnement habituel de la démocratie "formelle" qui permet rarement au citoyen de faire vraiment entendre sa voix et d'avoir prise sur la réalité. Par le vote, le citoyen délègue son pouvoir, il ne l'essence pas. Les démocraties parlementaires sont davantage des démocraties de représentation que de participation."

L'auteur n'en dénigre pas pour autant la démocratie. "Le suffrage universel ne saurait être dénoncé en tant que tel : en démocratie, il est le mode d'expression normal de la majorité. Pourtant, il convient d'en reconnaitre les limites et les insuffisances. il n'y a pas de démocratie sans élections libres ; mais les élections ne suffisent pas à garantir la démocratie. Ce n'est pas parce qu'il est majoritaire qu'un choix est forcément juste. Ceux qui le contestent n'ont donc pas à s'y rallier pour la seule raison qu'ils se trouvent minoritaires. Certes, il leur appartient d'oeuvrer pour un changement de majorité mais, précisément pour cela, ils ne sauraient se cantonner dans l'attente inactive des prochaines élections. Il leur fait agir directement pour interpeller l'opinion publique en dénonçant les injustices du désordre établi et en exigeant que justice soit rendue à ceux qui en sont les victimes.

Les plaidoyers, continue-t-il, en faveur de l'action directe se sont souvent identifiés à une apologie de l'action violente. Divers groupes d'action directe ont recours à la violence armée non seulement pour combattre la "démocratie bourgeoise" mais pour l'abattre. Ce qu'ils ne pouvaient attendre des élections, ils voulaient l'accomplir par la révolution ; et celle-ci exigeait de recourir à la violence. Mais la violence isole la révolution. Son efficacité est surtout de renforcer les systèmes répressifs des pouvoirs établis. De fait, elle s'avère incapable de changer le désordre établi. Au-delà des impasses auxquelles on abouti si on agit seulement dans le cadre des institutions de la démocratie parlementaire et au-delà des contradictions dans lesquelles on s'enfermerait si on agissait par la violence, l'action directe non-violente, dès lors qu'elle est organisée collectivement, peut permettre de s'opposer efficacement aux abus des pouvoirs établis, de combattre les injustices sociales et de réaliser les changements nécessaires.

L'action directe non-violente peut être légale ou illégale, selon les dispositions de la loi en vigueur qui au demeurant sont changeantes par nature. Ainsi le simple fait de distribuer un tract sur la place publique peut se faire soit en conformité avec la loi, soit en violation de celle-ci. Mais l'exigence de la justice doit être plus forte que la contrainte de la loi."

   De son côté, Gene SHARP entend clarifier les interprétations erronées quant à l'action non-violente, expression qu'il préfère à "résistance non-violence", "résistance civile", "résistance passive" ou "action positive".

Il entend rectifier ces interprétations erronées en 11 points :

- L'action non-violente n'a rien à avoir avec la passivité, la soumission ou la lâcheté. Comme pour l'action violente, il faut d'emblée les refuser et les surmonter avant d'entamer la lutte non-violente.

- L'action non-violente est un moyen potentiellement très puissant de mener des conflits, mais c'est un phénomène extrêmement différent de la violence sous toutes ses formes.

- L'action non-violente ne doit pas être assimilée à la persuasion verbale ou à des influences purement psychologiques, bien que cette technique fasse parfois appel à des manoeuvres de pression psychologique pour forcer des changements d'attitude. Elle est une technique de lutte ayant recours au pouvoir psychologique, social, économique et politique dans la confrontation des forces en présence.

- L'action non-violente ne repose pas sur le postulat voulant que les gens soient naturellement "bons". On connait le potentiel des gens à être "bons" ou "mauvais", y compris les extrêmes de cruauté et d'inhumanité.

- Pour utiliser efficacement l'action non-violente, les gens n'ont pas besoin d'être des pacifistes ou des saints. L'action non-violente a été pratiquée avec succès principalement par des gens "ordinaires".

- Le succès de l'action non-violente ne dépend pas de normes et de principes partagés (même si c'est utile) ou d'un grand nombre d'intérêts communs ou de sentiments de proximité psychologique entre les deux camps. Si l'adversaire n'est pas ému par la résistance nonviolente à une répression violente, et qu'il n'est donc pas enclin à accepter les objectifs du groupe de lutte non-violente, les résistants peuvent appliquer des mesures coercitives non-violentes. Quel besoin du consentement de l'adversaire pour faire ressentir des problèmes légaux, des pertes économiques ou une paralysie politique.

- L'action non-violente est au moins autant un phénomène occidental qu'oriental. En fait, elle est sans doute plus occidentale, si l'on tient compte de l'utilisation généralisée des grèves et boycotts économiques par les mouvements de travailleurs, des luttes de non-coopération des nations européennes asservies et des luttes contre les dictatures.

- Dans l'action non-violente, on ne présume pas que l'adversaire hésitera à employer la violence contre des résistants non-violents. En fait, cette technique est capable de fonctionner contre la violence.

- Rien n'empêche l'action non-violente d'être utilisée aussi bien pour des causes "bonnes" que "mauvaises". Cependant, les conséquences sociales de son utilisation pour une "mauvaise" cause diffèrent beaucoup des conséquences si l'on recourt à la violence pour cette même "mauvaise" cause.

- L'action non-violente ne se limite pas aux conflits internes dans un système démocratique. Pour avoir une chance de réussir, il n'est pas nécessaire que la lutte affronte des adversaires relativement pacifiques et modérés. La lutte non-violente a été largement utilisée contre des gouvernements puissants, des occupants étrangers, des régimes despotiques, des gouvernements tyranniques, des empires, des dictateurs impitoyables et des systèmes totalitaires. Ces luttes non-violentes difficiles contre des adversaires violents ont parfois été couronnées de succès.

- L'un des mythes très répandus sur les conflits est que la violence opère rapidement, tandis que la lutte non-violente prend longtemps avant d'obtenir des résultats. Cela n'est pas vrai. Certaines guerres et autres luttes violentes ont duré des années, voire des décennies. A l'inverse, certaines luttes non-violentes ont obtenu des victoires très rapidement, parfois en quelques jours ou semaines. Le temps pour arriver à la victoire avec cette technique dépend de diverse facteurs - dont la force des résistants nonviolents et l'habileté de leurs actions.

   Gene SHARP s'élève également contre des objectifs touchant à la nature humaine. "Bien que ce type de conflit est répandu, beaucoup croient encore que la lutte non-violente est contraire à la "nature humaine". On croit souvent qu'il faudrait, pour l'appliquer à grande échelle, soit changer fondamentalement l'être humain, soit accepter un nouveau système religieux ou idéologique fort. Ces idées ne tiennent pas face à la réalité des conflits qui furent menés grâce à l'utilisation de cette technique.

En fait, continue-t-il, la pratique de ce type de lutte ne s'appuie pas sur la conviction qu'il faut "tendre l'autre joue" ou aimer ses ennemis. La pratique répandue de cette technique est plus souvent fondée sur l'indéniable capacité des humains à être obstinés, à agir comme ils l'entendent ou à refuser de faire ce qu'on leur impose, quelles que soient leurs convictions sur l'utilisation de la non-utilisation de la violence. L'obstination massive peut avoir des conséquences politiques puissantes. En tout cas, l'idée que la lutte non-violente est impossible excepté dans de rares conditions est contredite par les faits. Ce qui est arrivé par le passé peut également survenir dans l'avenir.

La pratique extrêmement répandue de la lutte non-violente est possible parce que le fonctionnement de cette technique est compatible avec la nature du pouvoir politique et les vulnérabilités de tous les systèmes hiérarchiques. Ces systèmes, et tous les gouvernements, dépendent des populations, groupes et institutions dociles qui leur fournissent les sources nécessaires à leur pouvoir. (...)."

 

Gene SHARP, La lutte nonviolente, Pratiques pour le XXIème siècle, Les éditions ecosociété, Montréal, 2015. Jean-Marie MULLER, Lexique de la non-violence, Alternatives non violentes/IRNC, n°68, 1988.

 

PAXUS   

 

 

 

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25 décembre 2015 5 25 /12 /décembre /2015 08:41

     Le guide du maintien de la paix est l'une des sources de référence - l'une des peu courantes revues en français consacrées à ce domaine - en ce qui concerne les opérations de paix. Comme les responsables de la revue l'écrivent eux-même en 2013, "après 10 ans d'existence, le Guide du maintien de la paix évolue. Initialement conçu comme un instrument d'information sur les activités de maintien de la paix, il est devenu en quelques le guide de référence en langue française sur les opérations de paix. Afin de s'adapter, notre publication effectue plusieurs changements tout en conservant le format qui a fait son succès. Ainsi, soucieux de concilier sa mission d'information sur le quotidien des opérations de paix et sa vocation de plateforme francophone de dialogue sur les questions de pointe portant sur les opérations de paix, le Guide du maintien de la paix sera désormais enrichi d'une nouvelle collection sur les opérations de paix qui permettra, à l'avenir, la publication de numéros thématiques, tel que celui paru en 2011 sous la direction de Jocelyn Coulon et Alexandra Novosselof, La paix par la force? Pour une approche réaliste du maintien de la paix "robuste". De plus, le Guide est désormais doté d'un comité scientifique et d'un comité de lecture. Le comité scientifique est en charge des orientations scientifiques du Guide, notamment du choix des thèmes abordés, du choix des articles et des données statistiques des différents numéros et éditions spéciales. Pour sa part, le comité de lecture est composé de chercheurs et de praticiens, et évalue, de manière anonyme, les textes soumis à publication."

     Il s'agit d'une publication du ROP (Réseau de Recherche sur les Opérations de Paix), créé en 2005. Affilié au Centre d'études de recherches internationales de l'Université de Montréal (CERIUM), le ROP se donne pour double mission "de jeter un éclairage aussi large que possible sur les opérations de paix et d'oeuvrer au renforcement global des capacités pour les opérations de paix". Dirigé par une équipe de 6 personnes à la tête de laquelle se trouvent Jocelyn COULON  (directeur), diplômé en science politique de l'Université de Montréal, et Damien LARRAMENDY (sous-directeur), de la même université, le ROP publie plusieurs autres travaux en dehors du Guide annuel : outre un bulletin régulier, plusieurs dossiers, ainsi L'OTAN au Kosovo : évolutions et perspectives (2015), Le futur des opérations de paix de l'ONU : les recommandations du Haut panel indépendant (2015), L'inscription du patrimoine culturel au mandat d'une opération de paix (2014). Le ROP publie également un Dictionnaire mondial des opérations de paix 1948-2013, et, entre autres, La paix par la force? Pour une approche réaliste du maintien de la paix "robuste" (2011).

Chaque numéro annuel du Guide aborde plusieurs problèmes de la période considérée. Ainsi le numéro de 2012, sous-titré Espaces francophones et Opérations de paix (dirigé par David MORIN et Michel LIÉGEOIS), s'ouvre par une introduction de Bruno CHARBONNEAU et Tony CHAFER, vers des articles sur la francophonie, le partage des tâches, la recherche d'une perspective francophone sur les opérations de paix, les problèmes spécifiques des opérations de paix sous l'égide de la France en Afrique francophone subsaharienne, la difficile émergence d'une pratique française de la Réforme dans une invention anglophone. Le Guide termine toujours par une chronologie du maintien de la paix, des données statistiques... Celui de 2011 se centrait sur l'Afrique et les opérations de paix, celui de 2009 abordait des questions posées sur divers continents, comme les précédents d'ailleurs. Toutes ces études s'inscrivent dans des problématiques abordées par le Centre de ressources de maintien de la paix de l'ONU elle-même. L'édition de 2013 aborde de nouveau des problèmes plus généraux liés au maintien de la paix. Les divers opus sont publiés par diverses maisons d'éditions selon les années. 

Sous la direction de David MORIN, Michel LIEGEOIS et Marie-Joëlle ZAHARD, CECRI et ROP, Guide du maintien de la paix 2013, Editions Athena.

 

Relu, mais pas encore complété, le 19 février 2022 (Note : ceux qui désirent le faire peuvent écrire un commentaire qui sera visible...)

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22 décembre 2015 2 22 /12 /décembre /2015 10:59

   L'affaiblissement des États, au Nord comme au Sud, par le grignotage de leurs recettes fiscales comme par leur dépossession de nombreux leviers d'interventions économiques et sociaux, influe sur la capacité de gérer des conflits armés.

    Cela se manifeste dans les tentatives de sorties de conflit menées par les organisations internationales inter-étatiques. La multiplication des "défaillances" d'États, au niveau financier comme au niveau même de leurs prérogatives régaliennes conduit à des interventions de toute nature, étatiques ou privées, qui à leur tour modifient, parfois de manière considérable, les périmètres des souverainetés. L'effet est particulièrement direct lorsqu'il s'agit, pour des organisations internationales, de rétablir la paix et la sécurité, de reconstruire des États. 

    Pour François POLET, sociologue, chargé d'étude au CETRI, "la multiplication des opérations de state building résulte de la convergence de trois agendas internationaux qui confèrent aux États du Sud de nouvelles responsabilités en matière de gestion des risques humanitaires, sociaux et sécuritaires. La récurrence des échecs s'explique par les contradictions d'un projet visant à redessiner les systèmes institutionnels pour les conformer aux "bonnes pratiques" et aux intérêts divers des intervenants." David CHANDLER, professeur de relations internationales au Centre for the studt of Democracy (Université de Westminster), auteur de plusieurs ouvrages dont International stabuilding : The rise of Post-liberal Governance (Routldge, 2010), estime que "le state building vise moins à universaliser la forme "Etat" qu'à cacher sa désintégration sous les pressions du nouvel ordre international. A rebours de sa justification protectrice, il opère une déconnexion entre "responsabilités" (laissée aux États non occidentaux) et "pouvoir" (capté par les puissances interventionnistes). La mise en évidence des effets pervers de la régulation extérieure refonde l'idée même d'autonomie politique. 

     Pour David SOGGE, consultant indépendant, membre associé du conseil du Transnational Institute (TNI), explique que "l'actuelle "gouvernance mondiale", faible ou tronquée, est un obstacle au peace building et au state building. En matière de flux financiers, de sécurité, de migration, d'industries extractives et de marchandises nuisibles, un triple déficit (de démocratie, de cohérence et d'application) consécutif à l'asymétrie internationale, à certains intérêts privés et au contrôle public lacunaire, mine les quelques initiatives positives prises." 

   

L'affaiblissement des États par le state building...

    L'affaiblissement des États par le state building, selon David CHANDLER, provient, entre autres, de l'application de Stratégie de sécurité nationale des États-Unis, document de 2002 du gouvernement américain. "En 2004, le gouvernement états-unien décidait de mettre sur pied un service spécifiquement consacré aux missions de state building, l'Office de coordination pour la reconstruction et la stabilisation (www.state.gov/s/crs)". On passe alors du "droit d'ingérence" à ce "state building", mené par l'ensemble des pays occidentaux. C'est une véritable redéfinition de la souveraineté dont bénéficient plusieurs pays, dont par exemple la Bosnie (littéralement sous l'autorité de l'Union Européenne) constitue une application nette. Pour cet auteur, "le state building ne vise pas à universaliser la forme État - comme c'était le cas durant la décolonisation - mais plutôt à cacher la désintégration de cette forme sous les pressions interventionnistes de l'ordre international de l'après-guerre froide. Le state building constitue un cadre de référence pour l'action politique et l'interventionnisme qui s'attache avant tout à déconnecter exercice du pouvoir et responsabilité. La critique de ces nouveaux avatars de l'interventionnisme doit mettre en lumière les relations réelles de pouvoir et démystifier le discours qui les justifie. Ce n'est qu'en mettant en évidence les effets pervers et négatifs de la régulation extérieure que l'on parviendra à refonder l'idée même d'autonomie politique et d'indépendance."

 

Les défis d'une "gouvernance supranationale"....

     David SOGGE pointe les grands défis que la gouvernance supranationale doit relever. Elle "peut, de façon positive ou négative, affecter la construction d'états solides et l'établissement d'une paix durable." L'auteur aborde les problématiques au sein de 5 grands domaines, "en omettant certaines questions importantes telles que les narcotiques, les traités commerciaux, l'aide étrangère et le changement climatique.

 Les problématiques relatives à la gouvernance supranationale s'articulent autour de trois types de déficit (S UNESWORTH, The State's Legitimacy in Fragile Situations : Unpacking Complexity, Paris, OECD, 2010) : le "déficit démocratique" : en amont, les citoyens manquent de connaissances et de poids face aux régimes ou face à ceux qui sont chargés de les  mettre en application ; en aval, les politiques publiques sont mal appliquées et/ou irresponsables ; le "déficit de cohérence" : les règles et les politiques, au sein d'un juridiction ou entre plusieurs juridictions, s'accordent mal et parfois même, se contredisent ; le "déficit d'application" : les règles ne sont pas respectées parce que les mécanismes d'application manquent de moyens, de légitimité, de portée, d'autonomie politique et de pouvoir de sanction. Ces déficits diffèrent en fonction des axes, des régions, des cultures et des époques. Compte tenu de la puissance asymétrique, en particulier en termes d'aide et de systèmes financiers et de sécurité, la responsabilité du public occidental et des acteurs privés est ici mise en avant, car ils ont été les architectes et les constructeurs principaux des régimes supranationaux actuels. Cependant, la croissance économique et la montée en puissance de certains Etats non occidentaux laissent distinctement apparaitre la fin possible du monopole occidental sur les normes et les règlements internationaux. Par conséquent, certains régimes supranationaux sont confrontés à des défections et à une perte de légitimité au profit de nouveaux "clubs" régionaux ou idéologiques. Les positions indiennes, chinoises et russes envers les accords mondiaux sur le climat ne sont qu'un des exemples des nouveaux défis auxquels fait face la gouvernance mondiale. Les Etats plus faibles peuvent gagner de ce fait en puissance de négociation, mais il n'y a aucune garantie que ces nouveaux accords renforcent ces Etats." Les cinq domaines, détaillés par l'auteur, concernés par cette problématique sont les circuits financiers, les armes et services armés, les industries extractives, les migrations et déplacements et les marchandises nuisibles. David SOGGE distingue pour les divers domaines, des accélérateurs et des inhibiteurs supranationaux de fragilité et des accélérateurs et des inhibiteurs territoriaux de fragilité :

- Parmi les accélérateurs supranationaux de fragilité, il cite l'architecture financière mondiale. Elle agit souvent en tant que "multiplicateurs de force" pour les circuits illicites à partir d'une combinaison d'éléments : la surveillance et le contrôle légers des mouvements de capitaux, parfois comme condition de soutien des donateurs et des institutions financières internationales ; les juridictions secrètes (places financières ou paradis fiscaux) à l'étranger ; les règles de prix de transfert et le faible contrôle des falsifications du prix des entreprises ; la dépendance des entreprises légitimes du secteur financier envers les circuits illicites, tels que le blanchissement d'argent et le trafic de drogue ; la concurrence réglementaire renforcée par le "forum shopping" afin d'obtenir un cadre juridique moins restrictif, favorisant de ce fait "une réglementation dégénérative", qui se révèle particulièrement nuisible pour les droits du travail et la protection de l'environnement ; le "commerce de la souveraineté" dans lequel les lois et les réglementations territoriales deviennent des biens négociables ; la faible légitimité de régimes, causée par l'attitude des Etats riches et puissants, ou de leurs alliés, qui s'exemptent des règles ; la "capture" des parlements, dirigeants et autorités chargées de faire appliquer la loi, comme les banques centrales et les agences censées superviser les banques et autres acteurs du secteur bancaire ; la subordination politique et l'inefficacité des agences chargées de faire appliquer les régimes internationaux ; les formules macroéconomiques et de gouvernance utilisées par les donateurs et les IFI qui négligent la régulation comme corollaire logique aux stratégies de "conditionnalités" favorisant la libéralisation, les nouvelles méthodes de gestion publique et la privatisation.

- Parmi les inhibiteurs supranationaux de fragilité, les éléments suivants jouent un rôle positif : les cadres mondiaux qui renforcent des règlements nationaux (comme sur les déchets toxiques) et les systèmes d'application, et qui forment les bases de la coordination au niveau supranational ; les approches globales en faveur de "changements de paradigmes" juridiques et politiques, par exemple, on constate les premiers signes d'un changement vers un paradigme de "moindre mal" sur les narcotiques et les drogues douces, bien que la fin du paradigme de prohibition/répression ne soit pas encore d'actualité ; les régimes internationaux efficaces, comme les nouvelles lois américaines et européennes visant à limiter le commerce illicite de bois dur tropical, ou encore les règles qui font face à des contrepoids politiques venant d'acteurs non étatiques, comme les sociétés d'élimination des déchats ; la crainte des entreprises vis-à-vis des sanctions légales suite au non-rapportage de certains paiements et la peur que leur réputation puisse souffrir d'une publicité de non-respect des normes gouvernementales et des droits humains ; la recherche et le plaidoyer qui recadrent l'enjeu de ces questions en les liant au contrôle public.

- Parmi les accélérateurs territoriaux de fragilité, prévalent : l'affaiblissement de la légitimité de l'état, lorsque les services publics ne peuvent pas contrôler ni sanctionner les sociétés privées, les organisations criminelles et les autres acteurs non étatiques ; l'affaiblissement des capacités et des encouragements à satisfaire aux exigences des régimes internationaux, en raison d'une "saignée" des institutions étatiques par l'austérité, la privatisation, etc ; l'arbitraire du pouvoir, lorsque l'application des lois est laissée à la discrétion des fonctionnaires.

- Parmi les inhibiteurs territoriaux de fragilité, les éléments suivants jouent un rôle postifi : les systèmes de taxation forts et équitables sur les flux externes et internes, et sur les bénéfices ; la réduction des opportunités d'extraction des rentes privées et arbitraires, ainsi que d'accumulation dans des juridictions secrètes ; l'alignement des lois nationales et des règlements appropriés sur les régimes internationaux, en particulier pour ce qui a trait au travail, à l'imposition et à la protection de l'environnement ; l'application de ces lois et règlements par des agents ("organismes de surveillance" officiels et non officiels), qui jouissent de l'autonomie politique et des ressources nécessaires pour agir au mieux.

 

Des agendas favorable au state building...

 Les trois agendas internationaux dont parle François POLET qui, parallèlement et conjointement, contribuent  à la montée en puissance du thème du state building sont l'agenda pour la paix, celui de la lutte contre la pauvreté et celui de la lutte contre le terrorisme. L'enjeu du state building apparait pour la première fois explicité dans "l'Agenda pour la paix" de 1992 du secrétaire général de l'ONU, Boutros BOUTROS GHALI, en vue de redéfinir les missions de l'organisation internationale dans le contexte de l'après-guerre froide. Sur la lutte contre la pauvreté, les "Documents de stratégies de lutte contre la pauvreté" (DRSP) au tournant du millénaire, puis les Déclarations de Monterrey (2002) et de Paris (2005) entérinent les réflexions qui datent de la fin des années 1990 de la Banque Mondiale. le state building reçoit enfin sa troisième grande impulsion, dans le cadre du virage doctrinal de l'après 11 septembre 2001, qui place les "États faillis" au coeur des politiques de défense des pays industrialisés. Ces États faillis ne sont pas seulement, pour les États-Unis, des havres potentiels pour les activités terroristes, ils sont aussi considérés comme les foyers d'une série de "menaces transnationales majeures" susceptibles de toucher le "premier monde" : pandémies, réseaux criminels, prolifération des armes non conventionnelles, dégradations environnementales, migrations incontrôlées, ruptures de l'approvisionnement énergétique... Pour notre auteur "l'investissement occidental croissant dans les activités se state building procède d'une évolution doctrinale de fond, qui prête de nouvelles utilités aux États périphériques dans la mondialisation : le maintien de la paix et de la sécurité humaine, la lutte contre la pauvreté et surtout la mise en oeuvre d'un contrôle territorial visant à contenir les "pathologies sociales" dont les externalités négatives ne connaissent pas de frontières. Les échecs, plus ou moins patents, des efforts sur le terrain reflètent en dernière instance l'existence d'une contradiction majeure, au coeur du projet, entre l'objectif d'appropriation locale, par les populations donc, de ces institutions et celui d'appropriation, par ces mêmes institutions, des modèles institutionnels et objectifs politiques de leurs parrains internationaux. L'émergence de mouvements sociopolitiques endogènes suffisamment forts pour enrayer les mécanismes de l'extraversion est la clé de la reconstruction effective et démocratique des États."

 

François POLET, State building au Sud : de la doctrine à la réalité ; David CHANDLER, Comment le state building affaiblit les États ; David SOGGE, La gouvernance supranationale : un défi pour la construction de la paix et d'États forts, dans Alternatives Sud, (Re)construire les États, nouvelle frontière de l'ingérence, Centre Tricontinental, Éditions Syllepse, Volume XIX, 2012.

 

STRATEGUS

 

Relu le 20 février 2022

   

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16 décembre 2015 3 16 /12 /décembre /2015 13:45

   Même si l'attention de concentrer sur une notion de post-conflit dérivée de l'expérience des interventions multiples en faveur de la paix dans des zones touchées par des guerres civiles depuis les années 1990, l'expérience plus large des organisations internationales depuis la fin de la seconde guerre mondiale de "maintien de la paix" donne aux problématiques de sorties de conflit armé une plus grande portée.

Le maintien de la paix comme méthode d'utilisation de la force militaire sans recours à la violence pour préserver la paix constitue un concept élaboré et développé par l'Organisation des Nations Unies (ONU) à partir de 1948 avec la mise sur pied d'une mission d'observation en Palestine et surtout avec le déploiement d'une force d'interception lors de la crise de Suez en 1956. Si le public anglophone bénéficie d'une pléthore d'études de toutes sortes consacrées à cette notion et à ses applications multiples, il n'en est pas de même du public francophone où le monde universitaire de manière générale s'intéresse peu à la défense et aux relations internationales en dehors des crises liées à des guerres coloniales ou à des conflits armés se composant de terrorisme... En français, on peut se référer surtout à l'excellente publication annuelle canadienne, Guide du maintien de la paix, créée par Jocelyn COULON, et supervisée actuellement par David MORIN et d'autres auteurs.

La particularité de ces interventions de maintien de la paix est d'être menée par une organisation internationale qui ne peut agir, grosso modo, que par l'intermédiaire de ses membres les plus influents, ne possédant en propre ni forces armées ni capacités de commandement unifié étendu sur ces forces. Elle dépend entièrement des volontés politiques des membres permanents du Conseil de sécurité. Aussi, les critiques sur sa relative inefficacité à freiner ou stopper des conflits armés n'ont guère de sens, les puissances les plus importantes maîtresses de sa capacité d'action agissent à leur guise, selon des impératifs géopolitiques étatiques. L'habileté du Secrétaire général de l'ONU consiste à lancer et à garder une unité d'action la plus longue possible à ces forces et à faire respecter avec leur aide des résolutions prises avec le consentement ou la volonté réelle... des membres permanents du conseil de sécurité. C'est la structure même de l'ONU, à qui ses membres ont refusé des moyens propres en matière de police et d'action armée (et même souvent non armée!), qui entraine sa relative faiblesse. Pour autant, l'accumulation de l'expérience des Nations Unies oriente de plus en plus ses activités multilatérales vers des calculs stratégiques en faveur réellement du maintien de la paix, cela sous la pression conjointe des États non membres du Conseil de sécurité (avec des interventions au sein notamment de l'Assemblée Générale), d'une opinion publique internationale qui s'affirme de plus en plus (par Internet notamment) et d'une kyrielle d'organisations non gouvernementales (au statut d'observateurs souvent à l'ONU même) de toute nature.

   "Avec l'évolution des tâches effectuées par les soldats de la paix, écrit Ronaldo HATTO, la tendance a consisté à délaisser le terme d'opération de "maintien" de la paix pour celui plus englobant d'"opérations de paix", le maintien de la paix n'étant qu'une des facettes des opérations de paix multinationales. Ces dernières peuvent dorénavant impliquer l'assistance humanitaire, la supervision d'élections, le rapatriement des réfugiés, le désarmement, la démobilisation et la réintégration des anciens combattants, la restauration de la capacité de l'État à maintenir la sécurité dans le respect de l'État de droit et des droits de l'homme ou le soutien à la création d'institutions de gouvernance légitimes et efficaces". Et cela même si l'ONU continue d'utiliser le terme "maintien de la paix" (peace-keeping) pour qualifier l'intégralité de ses opérations. Elle a créé de toutes pièces le maintien de la paix, "transformant au fil des années ce mécanisme improvisé de gestion des conflits en institution incontournable de la société internationale." Plus précisément, c'est le secrétaire général Dag HAMMARSKJÖLD qui, sous la pression des nécessités pour l'organisation d'intervenir bien plus directement dans les conflits armés, a amorcé le corpus de règles qui s'est développé considérablement ensuite. Malgré toutes les critiques (manque de réactivité, d'efficacité), "le maintien de la paix n'a jamais été remplacé par un instrument de gestion ou de résolution des conflits plus "efficace"." S'il n'a pas vocation, considéré juridiquement comme un mécanisme périphérique de gestion des conflits, de  s'immiscer dans les situations où les intérêts des grandes puissances sont en jeu, les interventions répétées, et surtout depuis les années 1990 la gestion des situations d'après guerre civile par de nombreux organisées plus ou moins étroitement reliées à l'ONU, ce mécanisme met en question bel et bien le principe sacro-saint de souveraineté étatique.

    La diplomatie préventive que veut initier Dag HAMMARSKJOLD (Rapport annuel du secrétariat général sur l'activité de l'Organisation, 16 juin 1959-15 juin 1960) répond directement à la crise de Suez en novembre 1956. Deux interventions de l'ONU ont déjà été lancées auparavant : la première en Palestine en 1948, la seconde au Cachemire en 1949. Ces deux opérations en faveur de la paix reposent alors sur le déploiement d'observateurs non armés de l'ONU. Ces premières interventions ont pour but de répondre aux crises liées à la décolonisation et au démantèlement de l'empire britannique et sont rendues possibles par l'absence de conflit d'intérêts sur le moment entre Américains et Soviétiques.

Le terme maintien de la paix est utilisé pour la première fois dans le cadre de la Force d'Urgence des Nations Unies non seulement pour son utilité descriptive, mais surtout comme un moyen de distinguer les nouvelles procédures de celles qui devaient caractériser la sécurité collective (Alan JAMES, The politics of Peace-keeping, New York, Praeger Publishers, 1969). La méthode utilisée pour le maintien de la paix pour séparer les belligérants était très différente de celle envisagée par la sécurité collective. La Charte impliquait la dissuasion des agressions ou la punition des agresseurs par les moyens militaires des grandes puissances. Le maintien de la paix repose au contraire sur le déploiement de contingents légèrement armés fournis par les petites et les moyennes puissances. La dissuasion doit reposer dorénavant sur la seule présence de soldats de la paix (ou casques bleus) déployés entre les parties du conflit. Une différence existe également dans le consentement des parties en présence. Dans la vision traditionnelle du maintien de la paix, les "soldats de l'ONU" ne peuvent pas imposer la paix comme l'exigence la sécurité collective. Ils ont besoin du consentement et de la coopération des parties. L'ONU tire cela directement de son expérience au Congo entre 1960 et 1964. L'absence de consentement des protagonistes peut poser de graves problèmes aux casques bleus. 

    A partir de 1948, les Nations Unies ont développé deux grands types d'opération : observation et interposition.

Les premières n'ont pas vraiment évolués mais les secondes ont connu des fluctuations au cours de la guerre froide, et une tendance à la complexification de leurs fonctions après 1988. Les opérations d'observation visent à déployer des soldats légèrement armés et en petit nombre dans le but d'observer et de rapporter aux Nations Unies le déroulement des événements, dans un pays où la frontière entre deux ou plusieurs pays en conflit armé. L'interposition a pour objectif de déployer des soldats organisés en contingents (habituellement des bataillons de 400-500 soldats) dans le but de former une zone tampon entre les parties en conflit. Les missions d'interposition ont été déployées entre des armées régulières lors de conflits interétatiques et entre des groupes paramilitaires dans le cadre de conflits intra-étatiques. Plusieurs auteurs ont distingué plusieurs périodes dans le maintien de la paix. Ainsi WISEMAN (1993) et FETHERSON (1994) proposent une périodisation en 6 parties :

- 1946-1956 : période d'émergence où les Nations Unies réfléchissent aux moyens d'intervenir pour maintenir la paix et la sécurité internationale, aux mesures à prendre pour protéger son personnel qui serait appelé à être déployé dans des zones de conflits et à mettre sur pied des opérations d'observation en Palestine et au Cachemire, opérations du maintient de la paix sans en porter le nom.

- 1956-1967 : période d'affirmation caractérisée par la création d'opérations impliquant des soldats en plus grand nombre et légèrement armés, déployés pour remplir des tâches complexes et presque totalement inédites. C'est dans cette période qu'apparaissent les casques bleus.

- 1967-1973 : période de mise en sommeil marquée par un ralentissement important des activités de maintien de la paix de l'ONU. Difficultés rencontrées par les caspques bleus et tensions entre membre permanents du Conseil de sécurité, crise financière sans précédent contribuent à cette situation.

- 1973-1978 : période de résurgence avec le lancement de 3 nouvelles opérations autour de l'État d'Israël.

- 1978-1988 : période d'entretien où aucune nouvelle opération n'est lancée, suite aux regains de tension entre les États-Unis et l'URSS (invasion de l'Afghanistan par l'URSS, nouvelle guerre froide initiée par Ronald REAGAN en 1979).

- depuis 1988 : période d'expansion qui début avec l'envoi d'une mission de bons offices entre l'Afghanistan et le Pakistan et d'une mission d'observation entre l'Iran et l'Irak. Cette période d'expansion avec des a-coups (1995-1999) n'a jamais cessé depuis : le nombre de troupes et de personnels civils de l'ONU déployés dans des opérations de maintien de la paix atteint des records vers 2009 et l'ONU continue de créer de nouvelles missions.

     BELLAMY, WILLIAMS et CRIFFIN (2004) présentent les trois principes qui servent de socle doctrinal aux opérations de maintien de la paix traditionnel :

- consentement des parties, consentement qui peut être tacite, non sanctionné par des textes ou accords juridiques.

- impartialité des troupes de l'ONU, principe délicat appliqué dans la composition des troupes intervenantes (nationalités, qualités professionnelles, contrôle de moralité)

- non usage de la force sauf en cas de légitime défense, sans doute le plus difficile à mettre en oeuvre sur le terrain et qui a coûté déjà la vie de nombreux participants civils et militaires. 

   Ronalt HATTO, à qui l'on doit déjà les nombreuses informations ci-dessus, adopte une définition à deux niveaux du maintien de la paix : "la première au niveau stratégique et la deuxième au niveau tactique.

Au niveau stratégique, le maintien de la paix est une institution secondaire qui vise avant tout à réguler et à stabiliser la société internationale en maintenant ou en rétablissant la souveraineté d'États menacés par des agressions extérieures ou par une désintégration interne." L'auteur indique que cette conception des opérations de maintien de la paix repose sur une "conception "westphalienne" de l'ordre international qui considère que les États restent, malgré la montée de puissance de nombreux acteurs transnationaux et du concept de sécurité humaine, les acteurs centraux des interactions internationales". Vu la désagrégation, justifiée par une vision libérale de l'économie, du pouvoir en général des États, cette conception pourrait masquer les véritables luttes qui comptent, lesquelles réduisent les États à des ensembles, qui pour être très médiatisés, montrent une réelle impuissance dans de nombreux domaines. Même si lors des crises financières de grande ampleur, les acteurs économiques semblent se tourner vers les Etats, provoquant des tentatives de régulation des marchés qui n'aboutissent d'ailleurs pas, ce sont eux qui mènent les véritables combats. In fine, l'inefficacité des États intervenant dans de nombreux conflits pour y maintenir ou y rétablir cette "paix et sécurité internationale" pourraient s'expliquer précisément par cette perte de puissance devant des acteurs qui jouent dans la discrétion. Parmi les auteurs qui s'opposent à cette conception "wesphalienne", citons Alex BELLAMY, Paul D WILLIAM et Stuart GRIFFIN dans leur ouvrage Understanding Peacekeeping (Cambridge, Polity Press, 2010).

"Au niveau tactique, le maintien de la paix consiste en opérations mises sur pied par l'ONU, par des États, des groupes d'États (coalitions of the willing) ou des organisations régionales ou sous-régionales (seules ou en coopération avec l'ONU) reposant sur le déploiement de personnel en uniforme (militaires et/ou policiers) et civil, avec le consentement des parties concernées, visant à s'interposer de façon impartiale entre ces dernières dans le but de prévenir, contenir, modérer ou mettre fin à un conflit et éventuellement de rétablir la paix entre les parties.

Pendant la guerre froide, un autre principe consistait à empêcher les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de participer aux opérations de maintien de la paix (mais pas aux missions d'observation)", principe qui peut souffrir de quelques exceptions. "Un autre principe implicite à la base des OMP est que les forces de l'ONU n'ont pas l'autorisation de conduire des missions de renseignement" (synonyme d'espionnage), l'ONU préférait la recherche ouverte des informations. Ceci représente un handicap, un de plus, pour l'ONU : l'absence de renseignement tactique propre peut générer, avec une certaine difficulté d'organisation entre forces nationales différentes, une efficacité réduite sur le terrain, ainsi que des possibilités de manipulations de la part des grandes puissances. 

L'Agenda pour la paix du secrétaire général Boutros BOUTROS-GHALI propose des définitions des différents types d'OMP. "A partir de l'opération en Namibie en 1989, les Nations Unies ont organisé des opérations multifonctionnelles rappelant l'ONUC, la FSNU/AETNU et l'UNIFICYP dans sa première version, dans lesquelles les fonctions exercées par le personnel civil et militaire de l'ONU étaient de plus en plus complexes puisqu'elles impliquaient la supervision d'élections et le rapatriement de réfugiés. C'est aussi au début des années 1990 que se sont ajoutées des opérations de désarmement, démobilisation et réintégration (DDR) et de réforme des secteurs de la sécurité (RSS) en coopération avec l'Organisation des Etats américains (OEA) en Amérique Latine. L'Agenda pour la paix de 1992 avait donc pour but d'offrir une doctrine pour les opérations multifonctionnelle que les Nations unies allaient avoir à organiser (SCHRICKE, 1992) mais aussi à encourager le partage des tâches entre l'ONU et les organisations régionales, qui, selon le Chapitre VIII de la Charte, ont un rôle à jouer dans le maintien de la paix et de la sécurité internationale." Dans sa partie 2, l'Agenda pour la paix propose trois définitions :

- la diplomatie préventive, avec pour objet d"éviter que les différends ne surgissent entre les parties, d'empêcher qu'un différend existant ne se transforme en conflit ouvert et, si un conflit éclate, de faire en sorte qu'il s'étende le moins possible.

- le rétablissement de la paix vise à rapprocher des parties hostiles, essentiellement par des moyens pacifiques tels que ceux prévus au Chapitre VI de la Charte des Nations Unies (voir dans ce blog Comparaisons entre la SDN et l'ONU).

- le maintien de la paix consiste à établir une présence des Nations Unies sur le terrain, ce qui n'a jusqu'ici fait qu'avec l'assentiment de toutes les parties concernées, et s'en normalement traduit par un déploiement d'effectifs militaires et/ou de police des Nations Unies ainsi, dans bien des cas, que du personnel civil. Cette technique élargit les possibilités de prévention des conflits aussi bien que de rétablissement de la paix.

  L'Agenda pour la paix mentionne aussi une quatrième modalité d'action (et introduit une nouvelle notion dans le vocabulaire de l'ONU) : la consolidation de la paix après les conflits. Cette action, dixit l'Agenda, doit être "menée en vue de définir et d'étayer les structures propres à raffermir la paix afin d'éviter une reprises des hostilités". La notion de peace-building s'est popularisée à partir du début des années 2000. Cette notion est encore très contestée, surtout parce que l'ONU est mal équipée pour mettre sur pied des unités capables de telles activités, l'obligeant de faire appel à des prestataires extérieurs privés sur lesquelles elle n'exerce qu'un médiocre contrôle. 

Les frontières entre les différents types d'intervention ne sont pas clairement définies, signe sans doute positif (malgré les critiques, notamment juridiques) que l'ONU veut (mais le peut-elle) intervenir à toutes les étapes des conflits armés, sauf bien entendu dans la phase des combats, même si des velléités existent pour effectuer des opérations plus ou moins directes d'imposition de la paix. Les OMP, vu la faiblesse de l'ONU, écho de la faiblesse des États membres, restent encore improvisées, les "experts" proches de l'organisation étant loin de maitriser toutes les données des conflits dans lesquels elle veut intervenir. Mais s'ébauche une véritable doctrine stratégique qui, si les OMP se développent et se renforcent réellement, peut donner à l'ONU l'impact que les textes fondateurs voulaient lui donner.

 

Ronald HATTO, Le maintien de la paix, L'ONU en action, Armand colin, 2015.

 

STRATEGUS

 

Relu le 21 février 2022

    

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