Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
21 octobre 2010 4 21 /10 /octobre /2010 09:06

      Sans aborder la question du statut (juridique ou moral), de l'arme (à pied ou à cheval...), de l'équipement ou du caractère strictement guerrier des combattants armés, la question du recrutement d'une force armée est inclue dans les objectifs (cachés ou non) du commandement. Lequel se confond ou dépend d'une autorité qui peut être civile, religieuse... Il dépend aussi de considérations très pratiques que le commandement met en valeur, beaucoup plus que les considérations politiques ou sociologiques qui sous-tendent ses décisions de recruter telle ou telle partie de la population. Ce sont surtout ces considérations-là qui importent pourtant le plus l'organisation même d'une société.

 

      Alain JOXE, dans Voyage aux sources de la guerre, reprend la classification des unités militaires de Jacques HARMAND (La guerre antique de Sumer à Rome, 1973) : trois grands types de recrutement existe dans toute l'histoire antique et encore de nos jours :

- les régnicoles, hommes libres natifs des républiques ou des royaumes recrutés gratuitement sur la base d'une légitimité de défense du groupe ;

- les dépendants, qui apparaissent dans les armées impériales et sont recrutés sur la base d'une légitimité de la domination, dans une forme d'impôt en nature que le peuple maître impose aux peuples soumis et donc alliés ;

- les mercenaires se recrutent sur un "marché", apparus surtout depuis l'apparition de l'économie monétaire.

   Régnicoles et dépendants sont tous deux recrutables par le devoir politique qui s'impose à eux du simple fait de leur statut civique personnel et sans qu'un contrat individuel soit nécessaire, tandis que les mercenaires offrent leur service suivant leur gré (en fait une nécessité de survie le plus souvent) et à des pouvoirs politiques dont les motivations leur sont étrangères.

       Cette classification met en "évidence les deux ruptures fondamentales que l'invention de la conquête et l'invention de la monnaie ont imposées à la forme de la violence organisée."

Mais Alain JOXE estime que celle-ci n'a rien d'une typologie et tente d'en construire une, qui rende compte des évolutions de la guerre. "Si on se place dans la configuration sociétale des cités sumériennes avant la construction du mur de la cité qui marque le début de la guerre, on se posera la question du recrutement d'une troupe hiérarchisée non productive à partir des critères existants : ceux de l'économique (stocks/flux) (des marchandises), pour le prélèvement du surplus nécessaire à l'entretien des soldats ; ceux du politique (ami/ennemi) qui (dedans/dehors) pour la zone sociétale de recrutement ; enfin le critère du religieux (salut/perdition) interviendra nécessairement dans un décision liée à la survie du groupe."

L'intervention de ces critères fait apparaître quatre types de recrutement, mais Alain JOXE ne fait pas intervenir, comme il l'écrit lui-même, le critère militaire dessus/dessous, qui complexifierait certainement la présentation. Aussi, nous arrivons plutôt à cinq types de recrutement.

Ces cinq types de recrutement sont :

- la levée du citoyen-producteur (l'équivalent du régnicole), dans la zone de recrutement amie et comme prélèvement sur le flux ;

- le recrutement du barbare casé sur tenure militaire, à zone de recrutement externe (dépendant-régnicole), et comme prélèvement sur le flux ;

- le citoyen-soldat (mercenaire-régnicole), recruté dans la zone interne (amie), et prélevé sur le stock ;

- le barbare entretenu (mercenaire-dépendant), recruté dans la zone externe, et prélevé sur le stock ;

- le barbare soumis, allié (dépendant), recruté en zone externe, prélevé sur l'économie externe.

     "Mais aucune de ces quatre méthodes de recrutement ne peut être appliquée au commencement de l'organisation de la guerre", car elles interviennent bien après, lorsque le pouvoir politique est affermi.

"L'existence d'une lutte interne avec capacité d'embauche de mercenaires ou d'une lutte externe avec capacité de création de tenures militaires, implique que la disposition du surplus (en stocks ou en moyens de production, terre et eau) soit déjà entre les mains de la classe hégémonique et, pour que la classe hégémonique dispose du surplus, il faut que ce surplus soit défendu, à son profit".

A la recherche de la première forme historique de recrutement, qui ne peut s'appuyer en fait que sur des fouilles archéologiques, Alain JOXE pense que "la seule action qui explique et éclaire la transition entre la mobilisation logistique des stocks (critère économique) au profit de la caste légitime des prêtres et la constitution d'un moyen militaire proprement dite (critère militaire), c'est la construction de la première fortification des temples par des corvées volontaires." "Au nom d'une protection des réserves contre la nature, les bêtes, les inondations, ou contre l'avidité humaine, en cas de sécheresse, les grands prêtres ont pu légitimement faire fortifier les temples. On peut donner, jusqu'à nos jours, la définition stratégique suivante de l'opération de construction d'une enceinte fortifiée : elle constitue, dans le temps long, une préemption défensive (...) et une machine à se passer de soldats." "La fortification première, celle du silo du temple, verrouille la communication et la transparence sociétale et elle se dresse comme une cicatrice sur la déchirure sociale qu'elle sert à nier. L'invention de l'État comme bureaucratie et comme armée commence donc par la construction unitaire d'un mur ou d'un guichet."

     Dès la constitution de la première unité militaire, les justifications pratiques camouflent les préoccupations socio-politiques de la classe dominante.

     C'est d'abord la servitude militaire qui fonde ensuite le service armé, qui s'étend de la défense des moyens de vie et de survie à la conquête des territoires et des richesses.

 

     Sans remonter à l'Antiquité, Jean-Marie GOENADA confirme dans le Dictionnaire d'art et d'histoire militaires que "les servitudes militaires découlent à l'origine des nécessités de défense des places fortes et en sont venues à s'appliquer à la stratégie et à la défense du territoire. Ce dernier aspect a conduit à la législation des travaux mixtes, laquelle déborde le cadre militaire." Il décrit la progression et l'évolution de ces servitudes militaires en France à partir d'un édit de 1552 de portée limitée, que suivront plusieurs ordonnances aux XVIIe et XVIIIe siècles, jusqu'aux dispositions sous la Ve république qui déclasse les places de guerre. 

 

      André CORVISIER survole de son côté la condition militaire, des sociétés primitives à l'époque contemporaine.

"Dans les sociétés primitives, tous les hommes sont plus ou moins guerriers. C'est la condition de la survie ou de la liberté du groupe. Les indoeuropéens ont généralement connu, sous des formes variables, une division ternaire de la société : prêtres, guerriers, travailleurs (reprise de la thèse de DUMEZIL). Le plus souvent, la condition d'homme libre est liée à l'exercice des armes. Cela entraîne le primat des armes, soit que les guerriers constituent une caste parmi les plus considérées (Inde) ou que la condition d'homme libre implique l'exercice permanent des armes comme à Sparte ou par mobilisation en cas de danger dans les autres cités grecques. Dans les sociétés germaniques, la plus ou moins grande proximité des armes justifie la hiérarchie sociale. Les guerriers constituent une aristocratie, et, parmi les travailleurs, ceux qui fabriquent les armes sont les plus considérés. Les prêtres doivent être classés un peu en dehors, qu'ils exercent une magistrature comme à Rome ou jouissent d'un état particulier comme chez les germains. Le christianisme n'abolit pas ces distinctions sociales. Le sacerdoce d'élection divine et le célibat des prêtres, faisant du clergé un ordre à part dans la société, laissent face à face les guerriers qui tendent à devenir, par le biais de l'appropriation de la terre, une aristocratie de naissance et les roturiers. Jusque pendant le cours du XVIIe siècle, la noblesse reste généralement en Europe le groupe social vers lequel se tournent les désirs de promotion sociale et les armes gardent une place éminente parmi les valeurs sociales. Les nations marchandes (Angleterre, Hollande) aboliront (les premiers) dès le XVIIe siècle cette manière de voir.

 "L'organisation des monarchies administratives (...), la constitution d'armées permanentes faites de professionnels, l'évolution de l'art militaire exigeant un apprentissage de plus en plus sérieux, le casernement qui se répand au XVIIIe siècle font naitre au sein de la société une société militaire de plus en plus isolée. Alors que jusqu'au XVIIIe siècle, on ne parlait que de troupes et de populations, dans la seconde moitié du siècle on oppose militaires et civils, et la guerre devient affaire de professionnels. Dans le même temps, à l'imitation de ce qui s'est déjà passé dans les États marchands, l'échelle des valeurs sociales se modifie. La quête du bonheur terrestre, la recherche de l'utilité sociale fait accéder au premier rang le penseur, l'inventeur, le créateur de richesse, l'entrepreneur, le négociant, le fabricant. Le militaire devient le technicien de la sécurité et de la paix indispensable aux autre activités humaines. Il se voit d'ailleurs réhabilité comme tel, grâce à la meilleure tenue et à l'isolement progressif des troupes."

 

        L'évolution ainsi décrite à (très) grands traits laisse valide la classification ci-dessus établie et c'est dans les aspects politiques de la condition militaire qu'elle s'articule le mieux. Des Cités grecques à l'Empire romain, dans la féodalité, à la Renaissance, pendant les révolutions du XVIIIe siècle, sous les régimes libéraux, pendant les deux guerres mondiales et encore dans notre période contemporaine, les recrutements oscillent entre mercenariat et levée de citoyens, dans les zones dominées ou dans les zones amies. Si le mercenariat a décliné depuis la Renaissance, il renaît de manière très récente depuis la fin de la bipolarisation, par l'intermédiaire de l'activité militaire de très nombreuses sociétés privées. Et cette évolution ne doit pas être cachée par les grands débats, qui agitent depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale les sociétés dites démocratiques, qui obligent à choisir entre conscription (service militaire) et armée de métier (profession militaire) suivant des graduations diverses.

 

Jean-Marie GOENADA (Servitudes militaires) et André CORVISIER (Condition militaire), Dictionnaire d'Art et d'Histoire militaires, PUF, 1988. Alain JOXE, Voyage aux sources de la guerre, PUF, 1991.

 

                                                                                                                                                            STRATEGUS

 

Relu le 2 mars 2020

Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : LE CONFLIT
  • : Approches du conflit : philosophie, religion, psychologie, sociologie, arts, défense, anthropologie, économie, politique, sciences politiques, sciences naturelles, géopolitique, droit, biologie
  • Contact

Recherche

Liens