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18 décembre 2017 1 18 /12 /décembre /2017 09:44

      Si l'on suit Daniel CHARLES dans sa périodisation, HEGEL pense qu'il existe un devenir, historique et logique à la fois, dans lequel l'art s'insère. "Il faut donc qu'il émerge, explique notre auteur, de la Nature, et qu'il représente, par rapport à celle-ci, quelque chose d'idéal ; il est "révélation de l'Absolu sous sa forme intuitive, pure apparition" ; mais il est une forme moins élevée de l'Esprit, si on le compare à la religion et à la philosophie, car c'est seulement en celle-ci que l'Absolu retourne en lui-même. On voit comment l'idée d'un développement historique de l'art constitue une retournement de la position de Schelling ; car Hegel doit nécessairement conclure à la mort de l'art, pour que la religion et la philosophie soient. C'est pourquoi "l'art, dans sa plus haute destination, est et reste pour nous un passé". D'où l'affirmation que "seul un certain cercle et un certain degré de vérité est capable d'être exposé dans l'élément de l'oeuvre d'art : c'est-à-dire une vérité qui puisse être transportée dans le sensible, et y apparaitre adéquate, comme les dieux helléniques"... La beauté est donc l'apparition sensible de l'idée ; en tant que telle, elle requiert l'oeuvre d'art - et Hegel rejette le Beau naturel.

Les deuxième et troisième parties de l'esthétique de HEGEL sont consacrées à la division et au système des différents arts.

Dans un premier moment, celui du symbolisme, de la mythologie, de l'art oriental - et, sur le plan de la classification systématique des arts, de l'architecture -, le rapport entre l'idée et la forme sensible est recherché mais non encore atteint.

Dans le deuxième moment, celui du classicisme, de l'art grec et de la sculpture, l'oeuvre devient l'acte de l'idéal, elle atteint de façon déterminée à l'unité de l'idée et de la forme.

Dans le troisième moment, celui du romantisme, de l'art moderne - dans le système de la peinture, de la musique et de la poésie -, l'infini de l'idée ne peut s'actualiser que "dans l'infini de l'intuition, dans cette mobilité (...), à chaque instant, attaque et dissout toute forme concrète". Il s'ensuit un déséquilibre et un déclin : le contenu - la subjectivité de l'idée - excède la forme et réclame par conséquent des formes plus hautes, irréductibles à des Objets sensible et finis, pour s'exprimer ; l'Idée devient consciente d'elle-même, et c'est la mort de l'art.

"Ainsi, conclut pour cette période Daniel CHARLES, au profit d'une perspective essentiellement historique, la Nature, qu'exaltaient Kant et Schelling, se trouve chez Hegel disqualifiée , et son esthétique est, en définitive, plus une philosophie de l'art qu'une théorie du Beau."

 

     Thierry LENAIN, philosophe et historien de l'art, chargé de cours à L'Université Libre de Bruxelles, dresse un tableau sensiblement semblable de l'oeuvre de HEGEL qui concerne l'esthétique. Georg Wilhelm Friedrich HEGEL (1770-1831) qui se destinait d'abord à une carrière ecclésiastique et qui obtint un charge de privatdozent à l'Université d'Iéna (1801-1806) sur la recommandation de GOETHE (1749-1832), écrit un texte Cours d'esthétique, qui n'est publié qu'après sa mort et dont le contenu s'inspire directement de notes personnelles de son ancien élève H.G. HOTHO. Ce texte a une portée que notre auteur qualifie "d'incalculable", non seulement dans le domaine particulier de la philosophie mais aussi, d'une manière beaucoup plus générale, sur la culture artistique et critique de l'époque contemporaine. 

Le développement spectaculaire de l'histoire de l'art comme discipline à caractère scientifique s'enracine dans le "massif théorique" de l'esthétique hégélienne. L'oeuvre d'auteurs comme Jacob BURCKHARDT (1818-1897), Alois RIEGL (1858-1905) ou Henrich WÖLFFLIN (1864-1945) en dépend directement. Certains thèmes hégéliens reviennent constamment dans la littérature consacrée à l'esthétique. Cette phrase, tirée de Cours d'esthétique est souvent citée  (Gérard BRAS, Hegel et l'art, PUF, 1989) : "L'art est et reste pour nous, quant à sa destination la plus haute, quelque chose de révolu. Il a de ce fait perdu aussi pour nous sa vérité et sa vie authentiques, et il est davantage relégué dans notre représentations qu'il n'affirme dans l'effectivité son ancienne nécessité et n'y occupe sa place éminente."

De multiples raisons expliquent cette puissance d'imprégnation culturelle du Cours d'esthétique :

- Le fait qu'il s'agisse de notes secours, et non d'une traité : texte éxotérique, à la portée de bien plus de lecteurs que les autres oeuvres d'HEGEL ;

- Ses orientations sont profondément novatrices, de son ampleur théorique et de la richesse de ses prolongements herméneutiques .

"L'apport original de Hegel dans le domaine de la théorie esthétique, explique Thierry LENAIN, réside pour une large part, dans l'adoption d'un point de vue résolument spéculatif sur le développement historique des arts. Il s'agit là d'une véritable révolution : la répartition traditionnelle des discours s'en trouve bouleversée. Avant Hegel, l'esthétique philosophique s'est surtout préoccupée de concepts abstraits tels que le Beau ou le Sublime, considérés soit comme des idéalité métaphysiques (chez Platon), soit comme les corrélants de certaines facultés de l'esprit humain (chez Kant), tandis que les questions artistiques concrètes n'étaient abordées que latéralement. Quant aux grands récits consacrés à l'évolution historique des arts (Pline, Vasari, Winkelmann), ils ressortissaient à la "littérature artistique" plutôt qu'à la philosophie. (voir Julius von SCHLOSSER, La littérature artistique, Flammarion, 1984). De même que les traités visant à établir les principes de la pratique des artistes (Alberti, de Piles), de même que les essais de commentaires critiques d'oeuvres singulières (Diderot), l'histoire de l'art s'était depuis toujours développée en marge des exigences théoriques propres à la pensée philosophique. D'un côté, l'étude systématique des concepts généraux, de l'autre l'approche plus ou moins "sauvage" des réalités artistiques concrètes. Hegel rejette cette dichotomie dans le passé : il étudie l'histoire des différents arts et leurs modes d'expression dans l'optique de la théorie pure, au sein d'un système conceptuel complet et d'une extrême rigueur. L'esthétique participe cette fois d'une "encyclopédie philosophique" où chaque moment marquant de l'évolution des arts se trouve chargé d'une pertinence théorique intégrale, puisqu'il est abordé comme une étape nécessaire du cheminement spirituel vers la vérité absolue (François CHÂTELET, Hegel, Seuil, 1981). 

Du même coup, poursuit-il, le récit du développement de l'art et l'approche concrète des phénomènes artistiques rompent leurs attaches avec la perspective normative qui les avait caractérisés jusqu'alors. (...) le problème n'est plus pour (Hegel) de dégager des principes directeurs qui permettraient d'orienter l'activité artistique. (...). Et si toutes les phases de ce développement ne s'équivalent pas quant à leur adéquation vis-à-vis des déterminations spécifique de l'art (ce que n'ont pas manqué de souligner ceux qui n'adhèrent pas à cette nouvelle façon de voir, notamment dans la grande querelles entre kantiens et hégéliens, encore que cette querelle semble parfois épargner le domaine de l'esthétique...), toutes apparaissent néanmoins nécessaires et représentatives de cette histoire globale de l'esprit, où bien d'autres formes d'activité (telle que l'organisation sociale, la politique, la religion et la philosophie) jouent, au demeurant, un rôle non moins essentiel. Autrement dit, rapportées au devenir de l'esprit dans son ensemble, chacune des grandes formes d'expression artistique,  chacun des styles ayant fleuri au cours des différentes époques de l'histoire se justifie : aucun ne se verra disqualifié en vertu d'une norme particulière. Il s'agit ici d'un aspect capital de la révolution théorique initiée par l'esthétique hégélienne, puisque les sciences de l'art appelées à se développer au cours des XIXe et XXe siècles présupposent cet affranchissement à l'égard de l'attitude qui, depuis toujours, avait fait concevoir les productions artistiques à l'aune de choix esthétiques particuliers érigés en normes. On remarquera, par ailleurs, que le point de vue spéculatif hégélien rompt aussi avec la tradition de l'esthétique du goût, représentée notamment par Shaftesbury et portée à son plus haut point d'accomplissement philosophique avec Kant et sa critique de la faculté de juger. Ce courant de pensée, qui s'interroge sur les conditions de l'appréciation des qualités esthétiques - quitte à en souligner, comme le fait Diderot, le caractère essentiellement subjectif voire circonstanciel - constitue en somme le rejeton des doctrines normatives qui se mettaient en quête d'une règle des préférences opposable aux créateurs autant qu'aux spectateurs."

Après avoir situé l'esthétique au sein du système hégélien, explicité des relations entre art, religions et philosophie, détaillé les trois formes d'art, symbolique, classique, romantique et enfin établi en quoi l'historicité de l'art d'HEGEL constitue une véritable avancée, Thierry LENAIN conclue :

"Avec Hegel, le monde des formes sensibles n'est plus le lieu du voilement ou de la distorsion du vrai. En vertu du principe fondamental de la dialectique spéculative - l'idée n'advient à elle-même qu'à travers son "incarnation" dans l'altérité et l'extériorité -, la forme esthétique, en ce qu'elle a d'éminemment concret, acquiert un statut philosophique positif. Elle devient au sens fort de ce terme, compréhensible. On a maintes fois insisté sur le fait que l'esthétique de Hegel est une esthétique du "contenu". C'en est aussi une qui donne droit de cité à la forme comme connu, et, Michel Haar (L'oeuvre d'art. Essai sur l'ontologie des oeuvres, Hatier, 1994) se montre pour le moins sévère lorsqu'il clôt en ces termes un exposé consacré à cette esthétique hégélienne qui, selon lui, "à force d'isoler le contenu, finit par laisser de côté la forme comme un élément superficiel et accessoire". Il semblerait plus juste de souligner que ce statut proprement philosophique décerné à la forme permet - enfin - à la théorie esthétique de s'alimenter à l'expérience directe des oeuvres d'art. Car si l'approche hégélienne de l'art pose des enjeux qui dépassent de loin la sphère des seuls artistes et amateurs, elle force la pensée conceptuelle à venir se frotter aux réalités concrètes de l'histoire de l'art. Quant à l'affirmation de la secondaire de l'art par rapport à la philosophie, elle a, certes, tout pour susciter le désaccord. Reste que la réalité propre de l'art ne se retrouve nullement "congelée" dans le concept : outre qu'il ne cesse d'insister sur le fait que l'art s'adresse avant tout au sentiment, Hegel montre à tout moment, dans le texte de Cours d'esthétique, qu'il aime vivement les oeuvres dont il parle depuis cette distance spéculative d'où il les regarde comme des "choses du passé" et pour ainsi dire comme les ébauches encore primitives d'un autoportrait de l'esprit aux prises avec lui-même. Et s'il apparait que le modèle classique conserve chez lui un statut privilégié, les époques de "déséquilibre" ne sont pas pour autant disqualifiées ; les phases archaïques et même le "badinage" ironique des derniers romantiques (qui signe pourtant l'exténuation de l'art comme mode de manifestation du divin) méritent d'être appréciés de manière positivité. De cette rencontre avec le monde des formes, étrangement charnelle dans son intellectualité, sont nées des pages inoubliables qui traduisent un véritable "style de vision", une façon tout à fait particulière de regarder et de comprendre l'art, de l'aborder dans sa spécificité esthétique depuis l'élément du concept théorique pur."

 

Thierry LENAIN, Hegel : l'incarnation sensible de l'idée, dans Esthétique et philosophie de l'art, L'Atelier d'esthétique, de boeck, 2014. Daniel CHARLES, Esthétique - Histoire, dans Encyclopedia Universalis, 2014.

 

ARTUS

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8 décembre 2017 5 08 /12 /décembre /2017 13:03

        La critique du jugement, une fois publiée un peu partout en Europe, ouvre l'époque moderne de l'esthétique. C'est en tout cas ce que constate Daniel CHARLES. Successivement, Johan Wolgang von GOETHE (1749-1832), Friedrich von SCHILLER (1759-1805), SCHLEGEL, Friedrich Wilhelm SCHELLING (1775-1854), et pour finir HEGEL qui entame une nouvelle encore façon de voir l'esthétisme, produisent une certaine quantité d'oeuvres qui explicite les voies du Romantisme. 

GOETHE avec l'Urphänomenon (le phénomène premier) et surtout SCHILLER (Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme, 1795) décèlent en l'art une puissance infinie, susceptible d'embrasser, dans l'"illimité" du jeu, toutes les tentatives humaines - cela grâce à la limitation réciproque de l'instinct sensible et de l'instinct formel, de la vie et de la forme. De même SCHLEGEL, considère l'ironie - l'affirmation d'une force capable de surmonter la distinction entre sérieux et non-sérieux, entre fini et infini, et de faire accéder à une "poésie transcendantale" - comme "l'impératif catégorique du génie".

Mais c'est surtout l'esthétique de SCHELLING, bien plus connue d'ailleurs (Système de l'idéalisme transcendantal, Bruno, Philosophie de l'art, Rapports entre les arts figuratifs et les arts de la nature, 1800-1807) qui libère tout ce que la Critique du jugement contient de métaphysique implicite. Pour ce dernier auteur, l'art révèle l'Absolu : en lui se synthétisent et doivent se dépasser le théorique et le pratique, car il est l'activité suprême du moi, inconsciente comme la Nature et consciente comme l'esprit. On ne peut que penser là irrésistiblement à une réminiscence de la présence divine dans l'art, ceci d'autant que tous ces auteurs ont une formation religieuse et classique importante, éléments premiers du savoir dans beaucoup d'établissement scolaires et universitaires. Sauf que l'on passe réellement de Dieu à l'Homme, l'art n'étant plus l'émanation, la copie ou le réfléchit (comme un miroir) de la puissance divine, mais bien plus la quintessence de ce que l'esprit humain peut produire.

"D'une part, donc, explique Daniel CHARLES, l'art nous ancre dans la Nature et réconcilie celle-ci avec l'Esprit ; d'autre par, l'art est supérieur à la philosophie, parce qu'il représente l'Absolu dans l'Idée, tandis que la philosophie ne l'offre que dans son reflet ; et, de même, le rapport de la science et du génie est accidentel, tandis que le rapport de l'art et du génie est constitutif et nécessaire. En réalité, "il n'y a qu'une seule oeuvre d'art absolue qui peut exister en différents exemplaires, mais qui est unique, quand même elle ne devrait pas encore exister dans sa forme originale". D'où l'idée d'un devenir de la philosophie : cette dernière s'est détachée de la poésie, mais elle est destinée à lui revenir un jour, sous la forme d'une nouvelle mythologie."

    Caroline COMBRONDE suit la même historiographie quant aux sources du Romantisme. C'est un préromantisme qui s'affirme en Allemagne à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe. La poésie puis la littérature font cohabiter dès ce moment le goût pour une culture classique portant un regard nostalgique vers l'Antiquité et le goût pour une culture moderne, dite "romantique", préférant les valeurs nationales, telles celles vitalisées par les épopées et les mythe traditionnels (en tout cas dans leur réinterprétation...) : culte du génie, de la raison et de la sensibilité tout ensemble. Les événements politiques de la Révolution française ainsi qu'un certain recul critique vis-à-vis de la philosophie des Lumières engagent les penseurs dans la voie d'une réflexion sur la beauté qui réserve à cette dernière une place essentielle dans l'évolution et la transformation de la société.

Les deux figures de GOETHE et de SCHELLING dominent la scène de ce préromantisme.

GOETHE réfute la systématicien du raisonnement philosophique et sa pensée de l'art se développe à travers les formes littéraires que sont la poésie, l'essai ou le roman. Il faut rappeler que si dans sa jeunesse GOETHE se fait le chantre du préromantisme et vante l'harmonie du gothique germanique de la cathédrale de Strasbourg, il abandonne très vite l'influence du Stum und Drang pour se tourner vers l'art classique.

Caroline COMBRONDE analyse le texte de 1789, la Simple imitation de la nature, manière et style où "l'écrivain s'oppose au naturalisme romantique en décrivant les différente étapes de l'imitation. Le tout premier degré, dans lequel certains artistes se confinent, est l'appréhension sensible des objets de la nature. C'est "l'imitation", faite dans le calme et la contemplation par une âme apaisée. Elle possède cependant un nombre d'objets restreints. Vient ensuite l'étape intermédiaire de la "manière", où l'homme concevant l'unité à travers la multiplicité doit faire abstraction du particulier. Il veut alors, "donner une forme significative  à un objet déjà maintes fois reproduit par lui, sans avoir en face de lui, lors de la reproduction, ni la nature ni même son souvenir vivace. (...) En dernier lieu, le "style", summum de l'art, est l'étape ultime de l'accession à l'universel." GOETHE résume cela ainsi : "Tout comme la simple imitation repose sur une existence calme et une présence aimable, tout comme la manière se saisit d'un coeur léger et avec talent d'une apparition, de même le style repose sur les fondement les plus profonds de la connaissance, sur l'essence des objets pour autant qu'il nous soit permis de la connaitre sous forme de figures visibles et tangibles" (voir l'édition de 1983, chez Klincksieck, dans une traduction de Jean-Marie SCHAEFFER). 

l'oeuvre d'art parfaite est une oeuvre de l'esprit humain, qui ne cherche par à représenter ou à reproduire la nature, estime GOETHE dans son ouvrage de 1798, Du vrai et du vraisemblable dans les oeuvres d'art. Lorsque tout est transitoire et changeant dans la nature, l'art lutte contre la destruction et élève les objets naturels au niveau de la totalité. "Comme il le souligne dans l'introduction de la revue Les Prophylées qu'il publie la même année, nous explique encore notre auteure, "dès que l'artiste saisit un objet de la nature il n'appartient déjà plus à cette dernière." Même si la connaissance des lois de la nature n'est pas nécessaire à l'art qui possède ses règles propres, il y a dans le produit de l'art la même unité organique que dans le produit de la nature, et même plus, car le premier fait ressortir plus que la nature elle-même le significatif, le caractéristique et l'intéressant. L'artiste, décidément très valorisé, crée une deuxième nature "humainement parfaite", un univers clos sur lui-même, possédant, à l'égal de la nature, une cohérence interne. Si l'oeuvre de GOETHE possède une telle influence dans la culture allemande, qui précède de loin le futur espace politique allemand, c'est qu'il est loin d'être isolé, entretenant une correspondance importante et suivie avec d'autres écrivains et pas seulement des écrivains germaniques. Dès 1797, par exemple il entretien avec le philosophe Friedrich von SCHILLER une correspondance abondante sur la poésie épique et dramatique. 

SCHILLER est fortement influencé par la lecture conjointe de l'oeuvre de KANT et de celle de GOETHE. Dans ses Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme (1794), il assigne à l'art une fonction pratique et politique. "Partant du constat, écrit Caroline COMBRONDE, que le besoin règne en maître sur son siècle, (il) affirme que l'art est la solution à cette tyrannie de l'utilitarisme car il élève l'homme de l'état primitif du besoin à l'état de la raison grâce à une étape intermédiaire qu'est l'état esthétique. Jadis présent en Grèce, ce dernier a le pouvoir de restaurer l'harmonie de la nature et de l'esprit. C'est que l'homme est dual et qu'en lui deux instincts se combattent : l'instinct sensible le pousse à rendre réel ce qui est nécessaire, à déployer tout ce qui est virtuellement présent en lui. Il attache l'esprit au monde et l'empêche de se dédier à la pure abstraction. L'instinct formel, provenant de sa nature rationnelle, tend au contraire à harmoniser le multiple, à édicter des lois. Or si l'un des deux asservit l'autre, l'âme n'est plus libre. Il faut donc, pour respecter l'unité de la nature humaine, que chacun s'en tienne à son domaine d'action propre, chose que la beauté rend possible. Dès lors ces deux instincts peuvent fusionner en un troisième en unissant forme et matière : c'est l'instinct de jeu. En effet si l'objet de l'instinct sensible est la vie, si l'objet de l'instinct formel est la forme, l'objet de l'instinct de jeu sera la forme vivante. (...) Aussi l'expérience de la beauté est-elle pareillement celle de la liberté puisqu'elle permet de passer de la vie sensible inférieure à l'activité supérieure de la raison. Pourtant dans la réalité, la beauté ne synthétise jamais de façon aussi équilibrée besoin et raison et l'un des deux prédomine toujours : il existe ainsi deux formes de beauté, la beauté apaisante lorsque la forme est davantage présente en elle, et la beauté énergique, témoin de la force de la matière." SCHILLER reconnait à la beauté une puissance morale. "L'homme passivement en proie à la sensation ne peut se déterminer librement que lorsque la disposition esthétique brise la puissance du sensible qui l'aliène. La beauté ennoblit moralement en faisant passer l'homme de la sensibilité à la pensée et lui permet par là de juger de façon autonome. (...)."

SCHELLING fait prendre à l'esprit le relais de la raison kantienne. "Avide de connaitre l'Absolu l'esprit s'engage en un véritable "odyssée" dont l'objet est la recherche de l'identité du moi et du monde, identité qu'il incombe à part de réaliser." Dans le Système de l'idéalisme transcendantal, publié en 1800, il "montre combien dans l'acte de création, l'artiste objective l'idée dans la matière. En art les contraires irréconciliables que sont l'esprit et nature, sujet et monde, individualité et universalité sont réunis : il manifeste l'Absolu, en donne une image objective, ce que ne peut faire la philosophie. Il en est l'organon, l'instrument et l'organisme vivant. (...) Sont donc à la fois présente en l'oeuvre contradiction et apaisement, ce que Schelling nomme l'expression d'une "grandeur calme". En tant qu'il est la représentation de l'infini comme fini, intuition esthétique inobjective devenue objective, l'art est le "témoin permanent" de ce que la philosophie ne peut représenter extérieurement. (...)".

Ainsi, loin d'être une récréation, une détente, un divertissement, l'art est sacré car il émane directement de l'Absolu. SCHELLING, inspiré par WINCKELMANN, fait de l'art le lieu d'apparition d'une beauté inengendrée et éternelle dont la beauté sensible n'est qu'un aspect dégradé. Sur le lien avec la nature, il répond en 1807 lors d'une conférence Sur la relation des arts plastiques avec la nature : la nature est "la force cosmique primitive, sacrée, éternellement créatrice", comme elle l'était pour les Grecs. Mais il réfute le principe d'imitation servile qui ne conduit (chez les Grecs) qu'à reproduire les formes extérieures vides de vie. Si l'art "voulait se subordonner entièrement au réel, en tout conscience, et reproduire avec unes fidélité servile tout ce qu'il a rencontré, il produirait des masques, mais pas des oeuvres d'art". Il lui faut donc s'éloigner de la nature dont la beauté est contingente et incapable de pouvoir donner des règles à l'art, pour s'élever à la force créatrice dont le produit permettra bien plutôt de juger de la beauté naturelle. Ce que doit faire l'artiste, disciple de cette nature, c'est rendre compte de la vie intérieure des choses. S'il ne peut insuffler la vie aux oeuvres comme le fait la nature qui épouse et pénètre totalement son matériau, s'il ne peut animer son produit qu'en surface, l'art élève pourtant l'être hors du temps, dans l'éternité de la vie.

Ces penseurs, sans doute accompagnés d'autres moins connus, contribuent à la formation d'un vaste courant artistique et littéraire, le romantisme. Privilégiant les thèmes de l'intériorité, de la nature et cultivant une certaine nostalgie des origines (à moitié rêvées, ce courant gagne surtout toute l'Allemagne (sans doute la Prusse constitue-t-elle un autre cas...). Ce sont des poètes comme NOVALIS (1772-1801) ou Friedrich HÖLDERLIN (1770-1843) EN allemagne, François René CHATEAUBRIAND (1796-1848) en France qui forment les premiers piliers de ce romantisme, qui pénètre d'abord des milieux pas très favorables aux nouvelles idées de la Révolution et qui se mêle parfois plutôt à des mouvements anti-révolutionnaires et parfois aussi anti-Lumières. 

 

Caroline COMBRONDE, De Kant et des sources du romantisme, dans Esthétique et philosophie de l'art, L'atelier d'esthétique, de boeck, 2014. Daniel CHARLES, Esthétique - Histoire, dans Encyclopedia Universalis, 2014. 

 

ARTUS

     

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7 décembre 2017 4 07 /12 /décembre /2017 08:38

         Daniel CHARLES, entre autres auteurs, saisit le sens de l'entreprise kantienne à partir de  l'oeuvre de BAUMGARTEN (1714-1762).

Celle-si, explique t-il, dans la Critique du Jugement de 1790, commence par démentir qu'il soit possible de fixer "une règle d'après laquelle quelqu'un pourrait être obligé de reconnaître la beauté d'une chose". Le jugement, écrit KANT, est donc subjectif. C'est un jugement réfléchissant, susceptible de varier d'un sujet à l'autre, et qui s'oppose par là au jugement logique, déterminant, lequel, reposant sur des concepts, est invariable. le plaisir, éminemment changeant, est-il dès lors le seul critère du Beau? Oui, répond le philosophe allemand, à la condition que l'on s'avise que ce qui plaît n'est pas une matière sensible, mais la forme que revêt cette matière. le plaisir est donc désintéressé, il ne concerne pas le contenu, qui ne suscite en nous que de l'agrément. Et, s'il y a plaisir, c'est que s'accordent en moi l'imagination et l'entendement, sans que l'enterrement régisse, comme dans le jugement de connaissance, l'imagination.

"Pourquoi le jugement de goût, poursuit notre auteur, qui est exclusivement subjectif, peut-il donc prétendre à l'universalité? Parce que "chez tous les hommes, les conditions subjectives de la faculté de juger sont les mêmes" ; sans cela, "les hommes ne pourraient pas se communiquer leurs représentations et leurs connaissances". D'où l'affirmation : "Est beau ce qui plaît universellement sans concept."

Le "je" ne peut donc énoncer la règle générale à laquelle l'objet beau serait susceptible de servir d'exemple ; la beauté implique par là même une "légalité sans loi". Et la finalité à laquelle renvoie le Beau est immanente à la forme elle-même : elle ne suppose aucune fin qui pourrait être située hors de l'objet : c'est donc une "finalité sans fin".

Dès lors, "ce ne sont ni des règles ni des prescriptions, mais seulement ce qui ne peut être saisi à l'aide de règles ou de concepts, c'est-à-dire le substrat suprasensible de toutes nos facultés, qui sert de norme subjective". Ce substrat, c'est l'idée esthétique que nous révèle le libre jeu de l'imagination, et qui ne saurait devenir connaissance, parce qu'elle est intuition à laquelle ne correspond aucun concept. On voit ici dans quelle mesure la Critique du jugement est appelée à équilibrer, chez Kant, la Critique de la raison pure : car une idée théorique de la raison, de son côté, ne peut devenir connaissance parce qu'elle est concept auquel ne correspond aucune intuition.

Il n'y a, en tout cela, qu'une esthétique du spectateur, qui ne renvoie qu'au Beau naturel. Comment peut-il se faire que l'homme parvienne à créer des objets qui se prêtent à note jugement de goût?

La faculté de représenter des idées esthétiques est le génie. Mais le génie est lui-même un présent de la Nature : c'est donc la Nature qui e révèle dans et par l'art ; et elle ne se révèle jamais mieux que dans l'art, dans l'unicité des oeuvres de génie. Ainsi, l'art "doit avoir l'apparence de la nature, bien que l'on ait conscience que c'est de l'art : et, si l'intérêt porté à l'art ne prouve pas nécessairement que l'on soit attaché au bien moral, l'intérêt porté au Beau naturel, en revanche, "est toujours le signe distinctif d'une âme bonne". Le Beau est finalement le symbole de la moralité, mais il ne l'est qu'en tant que celle-ci revoir à la Nature.

Et cela permet de comprendre l'importance du rôle assigné par Kant au sublime : état strictement subjectif, "il nous oblige à penser subjectivement la nature même en sa totalité, comme la présentation d'une chose suprasensible, sans que nous puissions réaliser objectivement cette présentation."

   Sans doute est -il difficile pour un homme (ou ne femme) du XXIème siècle de se pénétrer de cette conception, surtout en s'approchant de la traduction française d'une stricte manière d'écrire allemande qui n'existe plus guère aujourd'hui hors de cénacles universitaires. Pourtant, cette conception influence au plus haut point notre manière moderne de penser l'esthétique. En effet, comme l'écrit Daniel CHARLES, "la Critique du jugement ouvre l'époque moderne de l'esthétique".

 

     Comme Daniel CHARLES, Danielle LORIES évoque l'envol de la nouvelle discipline au XVIIe et XVIIIe siècle, dans le "précipité" que constitue l'oeuvre du philosophe allemand BAUMGARTEN. Dans ses Méditations philosophiques sur quelques sujets se rapportant à l'essence du poème (1735), il appelle cette nouvelle science de l'esthétique de ses voeux, en esquissant ses tâches. "Science de la sensibilité (aisthesis en grec signifie sensation), c'est-à-dire du mode inférieur de la connaissance, l'esthétique se présente à sa naissance comme une théorie de la connaissance sensible, ce qui ne l'empêche pas d'inclure une poétique philosophique au sens le plus classique et ancien qui soit. En effet, aux yeux de l'héritier du rationalisme leibnizien qu'est Baumgarten, la beauté n'est autre que la forme sensible de la vérité, l'objet par excellence du savoir sensible, et donc le thème premier de l'épistémologie que doit être son esthétique et dont on ne saurait dès lors séparer l'étude de l'art. C'est que ce dernier produit le beau, et ses règles doivent par conséquent être envisagées comme celles qui président à l'élaboration d'un savoir." La parution des deux premiers volumes (1750 et 1758) de sa monumentale Aesthetica inachevée à sa mort popularise dans toutes les langues d'Europe le nom de la nouvelle discipline, tout à la fois philosophie du beau, de l'art et de la connaissance sensible.

Cette esthétique connait son apogée moins d'un demi-siècle plus tard dans la Critique de la faculté de juger (1790) de KANT (1724-1804). il y analyse le jugement esthétique et la question du goût, de façon à surmonter la querelle du rationalisme et de l'empirisme, de l'objectivisme et du subjectivisme du beau. Il résume cette querelle par une thèse et une antithèse (Antinomie du goût) :

- Thèse : Le jugement de goût ne se fonde pas sur des concepts ; car autrement on pourrait disputer à ce sujet (décider par des preuves).

- Antithèse : Le jugement de goût se fonde sur des concepts ; car autrement on ne pourrait même pas, en dépit des différences qu'il présente, discuter à ce sujet (prétendre à l'assentiment nécessaire d'autrui à ce jugement).

"Désireux, explique notre auteure, d'échapper au relativisme empiriste renvoyant chacun à sa propre émotion impartageable au point qu'il est vain même de converser du beau, Kant est également conscient des limites du rationalisme qui s'interdit d'en penser une véritable spécificité. S'il faut renoncer à situer le beau dans le registre de la raison pour le faire résider dans le registre subjectif du sentiment de plaisir et de peine, il faut néanmoins que ce sentiment ne diffère pas en chacun et assure au beau une validité universelle, comme s'il était objectif." 

Le beau, au long de ses comparaisons, est circonscrit en quatre définitions successives :

- (selon la qualité) "le goût est la faculté de juger d'un objet ou d'un mode de représentation, sans aucun intérêt, par une satisfaction ou une insatisfaction. On appelle beau un objet d'une telle satisfaction".

- (selon la quantité) "est beau ce qui plaît universellement sans concept".

- (selon la relation des fins) "la beauté est la forme de la finalité d'un objet, en tant qu'elle est perçue en celui-ci sans représentation d'une fin."

- (selon la modalité) "est beau, ce qui est reconnu sans concept comme objet d'une satisfaction nécessaire.".

L'universalité et la nécessité seulement subjectives s'attachent au jugement de soûle qui découlent essentiellement du désintéressement. C'est souvent par comparaison avec le partage des connaissances que l'on peut comprendre la prétention mise en évidence par KANT au partage universel du plaisir du beau. 

Un autre jugement réfléchissant, esthétique, a la particularité de présenter une finalité seulement subjective et sans concept, qui porte sur le sublime. Comme dans le cas du beau, KANT prend à ce propos ses distances par rapport à ses prédécesseurs et tout particulièrement par rapport à l'empirisme de BURKE. Kant, explique toujours Danielle LORIES, "relève des ressemblances et des dissemblances entre le sublime et le beau. Si, dans les deux cas, le jugement est réfléchissant et simplement subjectif, s'il est désintéressé et prétend posséder universalité et nécessité subjectives, néanmoins le jugement sur le sublime se distingue du jugement sur le beau, parce qu'au contraire de ce dernier il n'est pas relatif à la forme d'un objet, parce que le jeu des facultés implique la raison et non pas seulement l'imagination, parce que loin d'être de part en part rapports heureux et harmonieux, ce jeu se présente d'abord comme un conflit, et parce qu'enfin le plaisir est éprouvé à l'occasion du, mais non au spectacle offert dans l'intuition". Devant le sublime mathématique, l'on n'est pas impressionné par l'immensité de sa puissance ou de sa force, par l'absence de forme, et le spectacle (de la voûte céleste, de l'océan...) apparait d'abord comme faisant violence au sujet, comme dépassant infiniment ce que l'imagination peut saisir de manière unifiée. Ce spectacle  dépasse la faculté sensible et oblige le sujet à recourir, sans que cela soit possible, à la faculté de Idées. Le sentiment du sublime s'apparente ainsi au sentiment de respect dû à la morale. 

Une fois établie la spécificité du jugement sur le beau, et le sublime indiqué comme l'objet d'un autre jugement esthétique désintéressé, KANT aborde la question de la création artistique en se demandant comment il est possible à l'artiste de produire un objet, une oeuvre du Bel-Art, qui en appellera, précisément, à ce jugement du goût pur qu'il a décrit.

Une des conditions à la production d'une oeuvre d'art par un artiste, c'est qu'elle se distingue de la production d'un produit intellectuel pur, comme une loi scientifique. "C'est qu'il faut que personne, écrit notre auteure, pas même l'artiste, ne puisse rendre compte intégralement de la production de cette oeuvre, de l'oeuvre telle qu'elle est et telle qu'elle plaît au spectateur ; il faut que personne ne puisse énoncer la règle qui a présidé à sa réalisation, c'est-à-dire à la production du beau, il faut que personne ne puisse saisir cette oeuvre, son principe, dans un savoir conceptuel. Pourquoi? Parce que si c'était le cas, le jugement sur l'oeuvre ne pourrait jamais totalement faire abstraction de ce savoir, et on ne jugerait pas de l'oeuvre indépendamment de son concept, on jugerait de sa conformité par rapport au but que s'était fixé l'artiste, et le jugement serait jamais un pur jugement esthétique, désintéressé et sans concept". Même si la production du beau requiert de l'artiste une faculté des Idées esthétiques, soit l'imagination de produire des formes sensibles, il existe une différence essentielle entre créativité artistique et créativité scientifique. Si l'on tente de comprendre une oeuvre, la faculté de juger du goût de celle-ci se perd. Le génie d'un artiste ne dépend en dernier ressort pas d'une connaissance, mais d'une disposition innée de l'esprit par laquelle la nature donne les règles à l'art. Cela apparait bien évidemment à nos yeux puriste, comme d'ailleurs l'analyse Danielle LORIES.

L'attitude esthétique, tel que le décrit KANT n'est pas partagée à son époque, où se développe au contraire une connaissance raisonnée de l'oeuvre, mais avec le temps, qui efface précisément la connaissance de l'intention de l'artiste, de ses connaissances possibles en matière de production de sa propre oeuvre, du contexte même dans lequel elle a été produite, le spectateur qui vise une salle des Beaux-Arts ne la perçoit que comme belle (ou laide), au niveau précisément de ce qu'il nomme la faculté de juger le beau. 

 

Danielle LORIES, Kant : le jugement esthétique, dans Esthétique et philosophie de l'art, L'atelier esthétique, de boeck, 2014. Daniel CHARLES, Esthétique - Histoire, dans Encyclopedia Universalis, 2014.

 

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29 novembre 2017 3 29 /11 /novembre /2017 08:11

  L'apport de la littérature artistique à l'âge classique s'échelonne, si l'on suit Caroline COMBRONDE et Brigitte Van WYMEERSCH, musicologue et philosophe, chercheur qualifié auprès du FNRS (Université catholique du Louvain), du maniérisme au baroque, l'essentiel de la réflexion se déroulant dans les Académies et les Salons. De multiples conflits traversent ces institutions, de la Querelle des Anciens et des Modernes à la Querelle des Bouffons... Ils se déploient de manière de plus en plus différente suivant les régions de l'Europe. Notamment, on peut distinguer, au XVIIIe siècle surtout, des différences notables sur le sentiment du Beau entre la Grande Bretagne et le Continent. De plus en plus, les réflexions débordent le cadre des cités italiennes pour se diffuser un peu partout en Europe, jusque dans la cour russe...

 

     Nos auteures expliquent qu'en même temps que le cartésianisme entraine l'esthétique dans la voie de "la passion pour la raison, l'équilibre et la clarté", "un mouvement venu d'Italie et issu de la Contre-Réforme vient confondre le formalisme classique. Il s'agit du baroque. Esthétique de la surprise, de la séduction, il mêle illusion et réalité, envahit l'espace de courbes sinueuses, théâtrales, en mouvement. A côté de ces courants stylistiques, l'art trouve dans la production d'une riche littérature artistique de quoi légitimer ses nouvelles aspirations. C'est de l'Italie et de ses acquis renaissants que les écrits du XVIIe siècle tirent leur origine grâce à la réédition des ouvrages de Vasari, de Cellini, ou en 1657 grâce à la traduction par Roland Fréart de Chambray du Traité de la peinture de Léonard (de Vinci). Destination de prédilection des artistes étrangers comme Nicolas Poussin (1594-1665), l'Italie inspire un idéal d'antiquité et invite les artistes à produire des traités théoriques." Elles distinguent trois types de textes :

- les Vies ou ouvrages historiographies, biographies d'artistes, sur le modèle de l'oeuvre de Vasari, faisant recension des maîtres des périodes antérieures comme Karel Van Mander (1548-1605) qui rédige un Schilderboek en 1604 ;

- les remarques plus théoriques sur l'art, comme en Allemagne où Joachin Von Sandrart (1606-1688) publie en 1675 sa Teutsche Académie, conforme aux principes de la Renaissance, comprenant une introduction aux arts, une biographie, et une dernière partie iconographique. Francesco Pacheco (1564-1644), en Espagne, maître de Velasquez, produit une oeuvre aussi de source italienne, l'Arte de la pintera en 1638 ;

- un premier témoignage de la littérature artistique du Grand Siècle, écrits académiques, commentaires d'oeuvres qui représente la véritable Bible du classicisme.

"En règle générale, la multiplication des écrits sur l'art aux XVIIe et XVIIIe siècles atteste d'un ardent désir d'intellectualisation et de la valorisation de la part de la pratique artistique, valorisation qui avait déjà vu le jour en Italie au siècle précédent et qu'il restait encore à établir dans le reste de l'Europe."

    S'il existe des conflits en esthétique, c'est dans un cadre entièrement nouveau, et cela dans toute l'Europe. Comme COMBRONDE et WYMEERSCH l'écrivent, "la peinture et la sculpture (adhèrent) désormais à des sphères autonomes et sélectives : le peintre cultivé, critique, privilégiant la pensée et l'intellect dans l'acte créateur, appartient à une élite qui se professionnalise. L'apprentissage se fait à partir des modèles antiques ou vivants et la formation théorique repose sur l'anatomie et la perspective."

Bien entendu, face aux Eglises catholique et protestante, leur pratique a des odeurs de soufre, notamment parce que les artistes outrepassent certains tabous touchant au corps et à la sexualité. Ils n'hésitent plus à faire poser nu(e)s leurs modèles vivants, même lorsqu'ils s'autocensurent dans leurs oeuvres. Il n'est pas étonnant d'ailleurs que, parallèlement, la médecine recommence à progresser à grand pas... L'humanisme se déclare comme tel comme une ère qui veut sortir d'un certain obscurantisme, même si chacune de leurs côtés les religions catholique et protestantes voudraient bien imposer de nouvelles règles, et pas seulement esthétiques... Mais en fait, même chez les prêtres et les pasteurs, l'envie de se mêler de ces choses s'est amoindrit d'une manière considérable et même une partie d'entre eux resituent leur positionnement en fonction des nouvelles donnes morales et psychologiques. Beaucoup n'hésitaient d'ailleurs pas à les fréquenter. Ceci dit, prenons garde de le prendre dans notre propre contexte. Le XIXe siècle victorien puritain n'est pas encore passé par là (même si les puritains d'Angleterre font des ravages dès le XVIIe siècle...) et les gens étaient même plutôt moins prudes que nous, et l'espace privé était encore une notion très floue... 

"Mélange d'humanisme et cartésianisme, poursuivent-elles, où l'homme est le point de départ de toute spéculation, la théorie académique hierarchise les sujets à traiter selon la présence dans les toiles des grandes actions humaines tirées de l'allégorie, de l'histoire ou de la fable. Prenant Nicolas Poussin pour modèle, on pourrait dire que l'Académie fait sien l'adage suivant qui résume tout l'esprit classique : "Mon naturel me contraint de chercher et aimer les choses bien ordonnées, fuyant la confusion qui m'est aussi contraire et ennemie comme est la lumière des obscures ténèbres". Mais à l'amour des idées claires, à l'effort de rationalisation, s'ajoute aussi l'amour de l'invention et de l'imagination. L'exigence de symétrie et de juste proportion, c'est-à-dire de géométrisation de l'espace, ne s'enferme pas dans un pur dogmatisme puisque des notions comme celles de génie et de grâce viennent toujours tempérer la rigueur des règles de la composition et ce principalement au XVIIIe siècle."

Les auteures, pour mieux faire apparaitre ces grandes lignes que l'académie contribue à développer, évoquent tour à tour les querelles en son sein, du dessin au coloris, entre Anciens et Modernes, la recherche du rapport entre langage et peinture, les solutions proposées dans la peinture notamment entre vraisemblance et imitation, la définition du Grand goût, l'éclosion des Salons et la naissance de la critique, la querelle dite des Bouffons à propos de la musique.

 

       Danielle LORIES, philosophe et professeur à l'Université catholique du Louvain, évoque ce qui se passe Outre-Manche, où parviennent les échos de ces évolutions précédemment citées. L'esthétique évolue de manière sensiblement différente en Grande-Bretagne, vers l'esthétisme philosophique. 

"Contre l'intellectualisme trop exclusif de la raison classique se fait jour pas à pas, autour des notions de grâce, de génie, de sublime, du "je ne sais quoi", une esthétique qui, s'intéressant aux effets du beau sur la subjectivité du spectateur, insiste davantage sur le sentiment et la sensualité. Dans cette évolution, les philosophes ne sont pas en reste et c'est la pensée anglo-saxonne qui donne le ton.  Son orientation empiriste va, à cette époque, se marquant toujours davantage d'après les modèles de Francis Bacon (1561-1626), de Thomas HOBBES (1588-1679), puis de John LOCKE (1637-1704). De manière paradoxale néanmoins, c'est chez un amateur d'art éclairé au goût très classique, et dont la préférence pour les Anciens est dûment argumentée, chez un disciple de Platon, des Néoplatoniciens et des Stoïciens que l'esthétique empiriste moderne de langue anglaise trouve son impulsion première."

Il faut ici insister sur le fait que cela se réalise dans un effort croissant des différentes académies nationales pour définir et figer la syntaxe et le vocabulaire des langages en épousant en cela les desiderata des grandes familles royales ou princières européennes : le français, l'allemand (le prussien si l'on préfère), l'italien, l'espagnol, le portugais, l'anglais délimitent progressivement des périmètres culturels qui ne s'affirment que lentement, mais sûrement...

C'est à travers plusieurs figures d'auteurs que Danielle LORIES évoque concrètement cette évolution anglo-saxonne.

L'inspiration antique et le désintéressement est repris par Anthony Ashley COOPER, troisième comte de SHAFTESBURY (1671-1712), dans son oeuvre en trois volumes : Characteristicks of Men, Manners, Opinions, Times (1711). La pensée moderne du beau et de l'art lui doit d'abord "d'avoir mis en lumière la nature distinctive de la perception esthétique" (Jérôme STOLNITZ, 1961). "C'est, explique notre auteure, en usant de la notion de désintéressement qu'il fait accomplir à la pensée ce pas capital en direction d'une discipline autonome. ¨Paradoxe encore, cette étape essentielle dans le processus d'autonomisation de la pensée du beau et de l'art qui verra son accomplissement au milieu du siècle avec l'invention du nom d'esthétique pour désigner cette discipline naissante, cette étape est menée à bien par Shaftesbury au sein d'une réflexion tout entière axée sur les questions morales. C'est dans une pensée du bien que le beau s'affranchit."

C'est au crible de l'esprit de Francis HUTCHESON (1694-1746) que les idées de SHAFTESBURY marquent les penseurs de langue anglaise tout au long du siècle. En 1725, ce professeur écossais publie (un livre au nom très long... mais c'est encore l'usage à cette époque...) An Inquiry into the Original of our Ideas of Beauty and Virtue in Two Treatises, in which the Principles of the late Earl of Shaftesbury are explained agiainst the Author of the Fable of the Bees (il s'agit de Bernard MANDEVILLE) ; and the Ideas of Moral Good and evil are established, according to the Sentiments of the Ancient Moralists, with an Attempt To introduce  a Mathematical Calculation in Subjects of Morality". Cet ouvrage semble bien constituer le principal instrument par lequel la pensée néoplatonicienne de Shaftesbury a pu nourrir la pensée empiriste moderne, mais les textes de Shaftesbury lui-même sont également  beaucoup lus, jusqu'en France et en Allemagne. "Quant à la question du beau, Hutcheson retient de Shaftesbury la notion d'un sens du beau, c'est-à-dire d'une faculté interne, comparable à un sens externe, qui saisit son objet immédiatement, intuitivement, tant dans l'ordre sensible qu'intelligible, et procure ainsi un plaisir tout désintéressé. Mais alors que chez Shaftesbury sens du bien et du laid et sens du bien et du mal ne faisaient qu'un, puisqu'il s'agissait au fond d'un sens de l'harmonie, jugeant de l'intégration tantôt d'un forme, tantôt d'une action, dans l'harmonie universelle, Hutcheson affirme la distinction du sens du beau et du sens moral, entre lesquels il ne laisse subsister qu'une analogie. Un pas de plus est ainsi franchi en direction de l'autonomie de l'esthétique à venir et de son objet. Le sens du beau demeure néanmoins un sens universellement partagé par tous les hommes."

David HUME (1771-1776) publie en 1757 un court essai De la norme du goût (voir Les essais esthétiques, tome 2, introduits par Renée BOUVERESSE, Vrin, 1974). "Partant d'un constat indéniable de la diversité des goûts, (il) se pose la question de savoir si l'on peut trouver un critère qui établisse dans les débats à ce sujet qui a raison et qui a tort. Il décrit dès lors les deux positions théoriques opposées qui constitueront encore les deux thèses de l'antinomie du goût selon Kant. Les uns défendent un subjectivisme radical qui les conduit à admettre un relativisme absolu et par là même indépassable : en matière de goût, c'est seulement de sentiment qu'il s'agit, chacun dit ce qu'il éprouve, et par conséquent, ne ce domaine, le norme est par principe impossible tout autant que l'erreur, le sentiment de chacun ne renvoyant jamais qu'à lui-même. (...) Les autres soutiennent qu'il y a le bon goût et le mauvais, que l'on peut bien passer sur les désaccords de détail, mais qu'en réalité on sait bien qui a bon goût et qui est dépourvu de goût. Si les partisans de cette seconde thèse ont raison, alors il est une norme de goût, des règles, et il convient de les formuler. Ces règles ne peuvent être issues de la seule raison, comme le prétendent les héritiers de Descartes : l'expérience montre au contraire que le goût ne se laisse nullement enfermer dans les exigences de vérité de cette raison universelle, qu'il ne se laisse nullement régir par des lois a priori semblables à celles de la géométrie. (...) Les règles de goût ne peuvent être tirées que de l'observation de ce qui plaît aux hommes. leur fondement réside donc bien dans la nature commune à tous les hommes qui fait en sorte que des sentiments soient commun aux hommes comme tels. Ce type de règle, souligne Hume, n'implique pas l'impossibilité des désaccords : bien des éléments en effet peuvent perturber un jugement qui ne sera donc pas conforme aux "sentiments communs" des hommes : des circonstances externes ou internes peuvent intervenir, un temps, un lieu, une humeur, une situation... La norme du goût est ainsi une certaine relation établie par la nature humaine entre la forme et le sentiment, mais il est aussi difficile à repérer par un individu. (...)". HUME s'efforce par des termes empiristes d'échapper à la radicalité du relativisme, conséquence logique du renvoi empiriste de chaque sujet à sa propre expérience impartageable... Qu'il y parvienne, c'est une autre histoire...

Bien plus que HUME, Edmond BURKE (1729-1797) prend ses distances par rapport à toute espèce de théorie posant un sens interne spécialisé dans la discrimination du beau. Sa Recherche philosophique sur l'origine de nos idées du sublime et du beau (1757) met particulièrement en honneur cette distinction entre le beau et le sublime qui marque l'époque et qu'on retrouve dans la Critique de la faculté de juger de KANT. il adopte une méthode d'explication physiologique et élabore une typologie des plaisirs et des douleurs. 

Caroline COMBRONDE et Brigitte Van WYMEERSCH, De l'âge classique aux Lumières : l'apport de la littérature artistique ; Danielle LORIES, Le sentiment du beau Outre-Manche. Vers l'esthétique philosophique, dans Esthétique et philosophie de l'art, L'atelier d'esthétique, de boeck, 2014.

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20 novembre 2017 1 20 /11 /novembre /2017 08:28

  Successivement, Caroline COMBRONDE et Thierry LENAIN, philosophe et historien de l'art, chargé de cours à l'Université Libre de Bruxelles, précisent pour l'une les réflexions esthétiques dans le rationalisme classique et pour l'autre l'originalité de l'apport de LEIBNIZ. 

 

Réflexions esthétiques dans le rationalisme classique.

     Après avoir rappelé ce qu'on entend par rationalisme, soit le mouvement issu de la pensée cartésienne qui place la raison au coeur de tout processus de connaissance, Carole COMBRONDE explique que. les rationalistes se donnent des voies différentes. MALEBRANCHE, SPINOZA, LEIBNIZ, PASCAL... sur un ton plus ou moins polémique, divergent plus ou moins de l'édifice élaboré par DESCARTES, même s'il gardent l'armature de toute la philosophie du monde et de l'homme, et jusqu'à la morale, dans une métaphysique rigoureusement fondée en raison, mais culminant toujours avec la découverte du Dieu infini. Selon des modalités différentes, notamment pour SPINOZA, ils restent dans une philosophie déiste même si c'est seulement en dernier ressort. 

       Nicolas MALEBRANCHE (1636-1715), connaisseur éclairé de DESCARTES, peut-être même plus que la plupart des philosophes contemporains, retient surtout sa prudence et sa méticulosité, sans le suivre sur parole. Il ne traite guère de la beauté et de l'art de façon systématique, mais il est le premier à accorder au sentiment une place à part entière. Dans ses Entretiens sur la métaphysique et sur la religion (1688), il différencie l'idée dont l'existence est éternelle et nécessaire, et l'idée en nous, qui est le sentiment, pour s'interroger sur le statut de ce dernier. "Certes, écrit notre auteure, le sentiment qu'il distingue de la sensation comme donnée brute des sens, semble s'opposer à la raison puisqu'il ne nous livre aucune connaissance claire et distincte de nous-mêmes. Afin de démontrer sa nature subjective, Malebranche prend, dans le troisième Entretien, l'exemple de la musique. le son émis par une corde pincée n'est qu'un ébranlement de l'air, tandis que le sentiment musical qu'il produit en nous est un ébranlement tout personnel de l'esprit, indépendant de la cause occasionnelle qui l'engendre. Rien ne nous assure que d'autres auditeurs entendent la même sonorité, car le sentiment est indéfinissable.

Cependant, poursuit-elle, raison et sentiment peuvent se rejoindre grâce au sens privilégié de la vue. (...)" En rendant attentif, la vision conduit à l'intelligence. Il réconcilie donc ces deux éléments et accorde même au sentiment une certaine puissance cognitive distincte car il peut nous conduire à l'intelligible. "La théorie de l'art du début du XVIIIe siècle, précise t-elle, est redevable à Nicolas Malebranche de ce nouveau rapprochement entre raison et sentiment qui est au fondement de l'ouvrage de l'Abbé De Bos, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture."

       Blaise PASCAL (1623-1662) "participe d'une certaine manière aussi du rationalisme ambiant. Mais si la raison apparait bien au coeur de ses pensées comme un référent essentiel, il en pose néanmoins les limites en montrant combien l'homme est abusé dans sa faiblesse par les puissances trompeuses, dont relèvent les oeuvres de l'art. L'art, comme le jeu, nous divertit et nous détourne de considérations plus essentielles sur notre propre nature et sur notre condition au sein de l'Univers. Sa réflexion esthétique s'adresse donc à l'homme pris dans la finitude et dans l'erreur. Cependant, il existe selon Pascal une hiérarchie dans l'ordre même de la activité entre la beauté véritable, répondant toujours à un modèle unique, et les multiples fausses beautés. (Il) ne cesse de mettre en garden dans l'art de l'éloquence, comme dans l'art poétique, contre le danger des beautés trompeuses, éloignées du naturel et des vérités du coeur : la vraie beauté est celle qui veut toucher. (...)". De toute manière, le domaine du beau est bien celui de l'apparence qui nous écarte de la quête de la vérité. PASCAL dénonce la peinture du genre qui plait sans convier l'esprit à la réflexion, les représentations qui n'ont d'autres aspirations que de singer la nature, l'admiration vaine et futile qu'ils suscitent...

 

L'originalité de LEIBNIZ.

     Parmi les philosophies du rationalisme classique, Gottfried Wilhelm LEIBNIZ (1646-1716) occupe pour Thierry LENAIN une place particulière du point de vue de l'esthétique. Pas plus que les autres, il ne fait une réflexion systématique sur l'art et le beau, mais son système métaphysique et sa conception des rapports entre raison et sensibilité déterminent une attitude plus ouverte. "Chez Leibniz, explique t-il, raison et sensibilité ne constituent plus les termes d'un dualisme fondamental : elles ne se différencient qu'au sein d'un vaste continuum ontologique où leurs racines se mêlent. Et c'est pourquoi, bien davantage que ses prédécesseurs, on le voit accueillir l'art, l'imagination, la fiction, la sensibilité et la pensée analogique à la table du philosophe. Les conséquences de cette attitude profondément nouvelle, qui inaugure un rapprochement appelé à se marquer toujours davantage dans l'évolution ultérieure de la philosophie, se vérifient d'ailleurs d'un point de vue historique (...). Notre auteur cite alors Alexandre Gottlieb BAUMGARTEN (1714-1762), héritier de LEIBNIZ par l'intermédiaire de Christian WOLF (1679-1754), qui constitue l'esthétique en tant que discipline distincte et branche à part entière de la philosophie.

Cette ouverture se manifeste plus généralement à l'égard de l'ensemble des activités humaines. C'est tout l'univers des signes et des faits historiques qui se voient crédités des lumières de la rationalité. "En ce sens, Leibniz prépare l'avènement de la philosophie de l'esprit et des sciences humaines. A côté des découvertes décisives dont il fut l'auteur dans le domaine de la mathématique et de la physique, en marge de ses ouvrages de philosophie première, il laisse d'ailleurs une masse considérable de travaux d'érudition qui révèlent un intérêt insatiable pour ces réalités proprement humaines où les métaphysiciens antérieurs ne voyaient pour l'essentiel, que des matériaux très subalternes."

Que ce soit dans ses Principes de la nature et de la grâce ou ailleurs, "l'ontologie leibnizienne se caractérise par deux traits marquants qui permettent de comprendre cette considération positive de l'esthétique au sens large du terme.

Le premier est la compréhension de l'être comme continuum différencié. En toutes ses régions, l'être se compose de monades, entités irréductibles, rigoureusement séparées les unes des autres, mais dotées du pouvoir de se refléter mutuellement selon des degrés de clarté divers. Tout, dans l'univers leibnizien, se modifie dès lors par petites différences, depuis la confusion foisonnante des sensations jusqu'à la distinction cristalline des idées. C'est pourquoi aucun gouffre infranchissable ne sépare la pensée spéculative du monde des sensations, des affects et des imaginations. Le continuum ontologique débouche ainsi sur une vision unifiée de la vie et de l'esprit, à l'enseigne dune mathématique universelle que l'invention du calcul différentiel et intégral rend à même de traiter les variations trop subtiles, les différences trop petites pour être saisies individuellement et qui, dans la vie de l'âme, appartiennent au domaine des perceptions inconscientes. (voir Yvon BELAVAL, Leibniz. Introduction à sa philosophie, Vrin, 1975 et André ROBINET, Leibniz ou la racine de l'existence, Seghers, 1962).

Le second trait marquant du système concerne l'objet de ce calcul métaphysique : l'être selon Leibniz est, avant tout, harmonie. Le philosophe s'efforce de ressaisir cette harmonie sur le plan rationnel, à l'enseigne d'un principe indissolublement esthétique et ontologique qui demande "le plus de variété qu'il est possible, mais avec le plus grand ordre qui se puisse, c'est-à-dire (...) autant de perfection qu'il se peut" (Discours touchant la méthode et la certitude et l'art d'invention). C'est cette unité infiniment différenciée, cette harmonie universelle que recherchent aussi - mais sur le terrain de la sensibilité où elle se donne à eux sur le mode du "je-ne-sais-quoi" - poètes et artistes" (Lettre à la reine Sophie-Charlotte). 

  Fort d'un équipement mathématique nouveau, le philosophe peut reconnaitre la pensée inconsciente et analogique, que le cartésianisme avait récusé. Car le rationnel se rencontre déjà, sur le mode de la clarté confuse, les produits de la fiction. Dans la mesure où la poésie, la rhétorique et même les langues comme telles participent, à leur manière, de la sphère rationnelle, elles peuvent donc contribuer à aviver les lumières de la philosophie. Bien plus, aucune production de l'âme humaine n'apparaitra si exotique qu'elle n'ait de quoi retenir l'attention du métaphysicien. C'est à l'enseigne de ce rationalisme ouvert que LEIBNIZ, vivement intéressés par les missions jésuites, a pu former le projet d'inviter des lettrés chinois pour qu'ils viennent eux-mêmes enseigner aux Européens les merveilles de leur pensée, de leur langue et de leur littérature (voir Catherine CLÉMENT, notice sur Leibniz, dans le Dictionnaire des philosophes, Encyclopedia Universalis, Albin Michel, 1998). 

Qu'on ne s'y trompe pas, à côté d'affirmations de fidélité à la foi chrétienne, et aux autorités ecclésiastiques, LEIBNIZ comme les autres, mettent de manière claire la rationalité comme moyen premier d'atteindre la vérité. il n'est plus question de laisser aux religions - et cela d'autant plus qu'on se sent solide, vus les nouveaux outils mathématiques - le monopole, pourtant tant clamé par ailleurs, de la vérité, même par l'art... Avec cette génération d'auteurs, il est difficile de revenir en arrière : le rationalisme investit même des domaines comme l'art que l'on pensait auparavant et pendant longtemps du ressort du divin (comme reflet au moins)... Cette génération de philosophes est si sûre de... son raisonnement, qu'elle peut se permettre d'approfondir les relations entre l'art et la nature ou la réalité représentées, et enraciner leur propos sur des disciplines réputées évanescentes...

Avec LEIBNIZ, conclut notre auteur, "la pensée rationnelle n'est plus séparable de ses soubassements affectifs, et l'art et le beau conduisent eux aussi à la vérité et font à ce titre, l'objet d'une authentique curiosité de la philosophie. Celle-ci ne pourra plus, désormais, faire justice du monde des images, des r^ves et des jeux vains et superflus. La place de l'art est ainsi désignée parmi la multitude des modes d'appréhension du monde qui constituent le bouillonnement protéiforme de la vie humaine, et donc aucun ne se trouve coupé des sources mêmes du sens."

Carole COMBRONDE et Thierry LENAIN, Descartes et les cartésiens : vers une esthétique rationaliste, dans Esthétique et philosophie de l'art, L'atelier d'esthétique, de boeck, 2014.

 

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15 novembre 2017 3 15 /11 /novembre /2017 10:08

    Dans sa périodisation de l'histoire de l'esthétique, Daniel CHARLES poursuit avec la fin de la Renaissance, entre DESCARTES et KANT. Cette fin de Renaissance est marquée par le mysticisme (Thérèse d'AVILA, Jean DE LA CROIX) ou l'étrange (PARACELSE, BÖHME) ; par des poétiques de la violence (comme celle de l'éclatement de l'ordonnance chez DÜRER) ; par l'austérité de la Contre-Réforme, puis par le maniérisme et enfin par le baroque. Le classicisme ne s'impose qu'au XVIIe siècle, d'abord dominé par les arts poétiques inspirés d'ARISTOTE, puis conscient de lui-même avec DESCARTES. C'est qu'en Occident, les guerres de religion "aidant", il est de moins en moins question pour les artistes d'exprimer la divinité dans leurs oeuvres, puisqu'il y de plus en plus de conflits concernant précisément la nature et le sens de cette divinité. 

   DESCARTES, rappelle notre auteur, n'a pas constitué une esthétique. D'ailleurs, "la structure de son système lui interdisait peut-être de faire se rejoindre vraiment en l'homme la perception et le jugement, et par là de rendre pleinement compte de l'attitude humaine en face de l'art". Toutefois, sa philosophie englobante de recours à la raison pour fonder l'ensemble des sciences, ne manque pas de toucher l'art comme tel. "Pour partielle et provisoire qu'elle soit, l'esthétique cartésienne, qui commence par un relativisme, s'achève dans un rationalisme : car les différences définitions de l'art et du Beau doivent pouvoir se soumettre, au même titre que la Nature, à une règle de raison qui permette d'en opérer la déduction."

Un certain effort vers une unification des connaissances humaines est réalisé par plusieurs auteurs :

- BOILEAU pour joindre le Beau et le Vrai dans le retour à une origine commune - raisonnable - des arts et des sciences ;

- BATTEUX pour qui les Beaux-Arts sont réduits à un même principe, celui de l'"unité dans la multiplicité", ce principe comprenant aussi bien l'exigence purement théorique, géométrique, d'une reprise des figures particulières sous un schème général et générateur, que l'exigence sociologique avant la lettre, de la réduction des diverses bienséances d'une même époque à un unique réseau de conventions simples ;

- LESSING (Laocoon, 1756) démêle cet entrelacs : il s'agit, avant tout, de ne point confondre la part de la raison et celle de l'insertion historique ;

- DUBOS (Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, 1719) développe la théorie des conditions - géographiques, climatiques - d'apparition de l'oeuvre d'art, montrant ainsi la voie non seulement à MONTESQUIEU, mais à l'esthétique du XIXe siècle.

   Daniel CHARLES explique que "par son souci de fonder en raison la science comme telle, Descartes n'avait pas seulement déclenché une rationalisation de l'esthétique. Sa recherche d'un tel fondement renvoyait au cogito, c'est-à-dire à l'affirmation de la certitude du sujet comme garantie de toute objectivité, et à l'aidée que le jugement suppose l'"assentiment de la volonté". Que l'art, comme spécimen de l'être, dépende du sujet en tant que celui-ci est certain de ce qu'il affirme, c'est-à-dire que la description de la conscience esthétique importe davantage, désormais, que celle des oeuvres elles-mêmes ; que l'esthétique relève dorénavant de la psychologie et non plus de l'ontologie - telle est la conséquence capitale, qui va peser de façon décisive sur tous les développements ultérieurs". On conçoit que dans maints esprits religieux, cela peut constituer un véritable scandale et c'est une raison de plus aux prudences de DESCARTES lui-même dans ses écrits, qui a bien conscience, en posant ce qu'il pose, de dresser contre maintes autorités religieuses - lesquelles possèdent encore malgré tout une grande emprise sur ce qu'il est convenu s'appeler Beau, un véritable arsenal logique. Parmi tous ces développements ultérieurs, Daniel CHARLES cite :

- PASCAL, pour qui l'esprit de finesse s'oppose l'esprit de géométrie ;

- Roger de PILES (1635-1709) qui se montre soucieux du vrai singulier contre le vrai idéal, celui de par exemple, de LE BRUN (1619-1690) ;

- Le père ANDRÉ (Essai sur le Beau, 1741), qui aboutit à une définition sensible du style : "J'appelle style une certaine suite d'expressions et de tours tellement soutenue dans le cours d'un même ouvrage, que toutes ses parties ne semblent être que les traits d'un même pinceau ou, si nous considérons le discours comme une espèce de musique naturelle, un certain arrangement de paroles qui forment ensemble des accords, d'où il résulte à l'oreille une harmonie agréable".

- DUBLOS qui conclut au primat du sentiment sur la raison : "L'attrait principal de la poésie et de la peinture vient des imitations qu'elles savent faire des objets capables de nous intéresser" ; s'il en est ainsi, "les poèmes et les tableaux ne sont que de bons ouvrages qu'à proportion qu'ils nous émeuvent et nous attachent" ; en sorte que le meilleur jugement est celui des non-spécialistes : "Les gens de métier jugent mal en général, quoique leurs raisonnements examinés en particulier se trouvent souvent assez justes, mais ils en font un usage pour lesquels les raisonnements ne sont point faits. Vouloir juger d'un poème ou d'un tableau en général par voie de discussion, c'est vouloir mesurer un cercle avec une règle".

- DIDEROT, prônant le naturel du jeu théâtral, invoque le critère classique du vraisemblable pour mieux faire éprouver au spectateur un sentiment, même factice ; en sorte que l'émotion et le pathétique, la sensibilité et l'observation de soi deviennent finalement les antithèses "fortes" du raisonnement et de l'équilibre de l'oeuvre classique. 

"Mais c'est d'Angleterre, explique-t-il encore, avec le primat humien (de David HUME...) de l'imagination sur la raison, et d'Allemagne, avec la théorie du Gefühl que développent SULZER (Origine des sentiments agréables ou désagréables, 1751) et WINCKELMANN (Histoire de l'art dans l'Antiquité, 1764), que vient le recul de la raison : désormais, l'expérience individuelle compte plus, dans le jugement de goût, que l'universalité rationnelle ; ainsi l'on se prépare à admettre l'esthétique romantique de l'intériorité, des états d'âme et des chocs qualitatifs que l'art fait subir au sujet."

Daniel CHARLES estime qu'à l'insurrection cartésienne de la subjectivité et à tous les développements non cartésiens qu'elle entraine au XVIIIe siècle, deux éléments viennent s'adjoindre cependant, qui infléchissent d'une manière décisive la démarche esthétique proprement dite :

- Les oeuvres de SHAFTESBURY (1671-1713), suivies de celles de HUTCHESON (1694-1746) et celles de Henry HOME (1696-1782), trématassent l'intuition et le génie en une doctrine de la saisie esthétique immédiate de ce qu'il y a de sublime dans le Tout ; il y a, particulièrement chez SHAFTESBURY, une résurgence platonicienne et même platonicienne qui oblige à méditer à nouveau sur l'équation du Beau et du Bien.

- La philosophie - anticartésienne- de LEIBNIZ (1646-1716) assigne à l'esthétique une place centrale dans le système du monde : car l'univers reflète l'harmonie intérieure de la monade, et cela rend l'artiste "capable de connaitre le système du monde, et d'en imiter quelque chose par des échantillons architectoniques, chaque esprit étant comme une petite divinité dans son département".

   Mais BAUMGARTEN répond à LEIBNIZ, dans son Aesthetica (1750) ; il élabore la notion d'une faculté esthétique propre au sujet humain comme tel. Cette faculté, qu'il appelle cognitio sensitiva perfecta, est définie comme intermédiaire entre la sensation (obscure, confuse) et l'intellect (clair, distinct). Ainsi, par rapport au platonisme, le Beau n'est plus situé au-delà de l'intelligible comme puissance d'unification de celui-ci et, par là, révélation intuitive du Tout ou de l'Un ; mais il se trouve en deçà de l'intelligible comme principe d'unification "imitant" celui de l'intelligible. Que la loi intérieure de l'intuition esthétique soit un analogon rations, elle n'en est pas moins indépendante pour autant de la raison conceptuelle : elle la déborde et ne lui est nullement soumise (il n'y a pas, dira t-il, "tyrannie de celle-ci sur celle-là, mais bien plutôt harmonie entre elles deux), et cela justement parce qu'elle n'est pas moins logique. Qu'il existe donc une Raison esthétique, au même titre qu'une Raison gnoséologique, et même que la Raison dans son ensemble comporte non seulement celle-ci mais encore celle-là, voilà qui doit entraîner, d'une part, la fondation de l'esthétique comme discipline autonome, et, de l'autre, la constitution d'une nouvelle philosophie, proprement anthropologique, qui témoigne de ce que la Raison s'humanise, se limite par la sensibilité. Toutefois, la sensibilité n'est ainsi libérée qu'en tant qu'elle est légitimée : elle demeure en quelque sorte conditionnée par l'idéal d'une connaissance pure. Elle ne signifie pas l'insurrection du désir ou de la passion, mais désigne l'aspiration à une vie véritable de la Raison. (Daniel CHARLES)

   Malgré ses aspects insurrectionnels, toutes ces réflexions, cela ne peut nous échapper, reste attachées à l'existence d'une harmonie - céleste - qui ne veut plus dire son nom, tellement elle est rattachée à une oppression ecclésiastique, qu'elle soit catholique ou protestante, et plus prosaïquement, ce qui limite évidemment son impact, à une harmonie sociale, où la stabilité est préservée. C'est d'ailleurs parce que ces auteurs expriment leur attachement à cette idée ancienne, à quelque tradition qu'elle soit rattachée, que nombreux bénéficient de la bienveillance de mécènes parfois puissants, liés de manière étroite à la Monarchie, ne serait-ce en tant que concept, même plus ou moins précisée (limitée) politiquement. C'est - parallèlement à toute une littérature clandestine ou semi-clandestine qui prend beaucoup moins de pincettes à cet égard, sur bien des plans, du moral au social - pourquoi cette littérature esthétique se développe dans les classes supérieures amplement, bien plus, il faut le dire, qu'une littérature politique réformatrice ou... insurrectionnelle. Sur le plan idéologique, la contestation esthétique, pourrait-on dire, prépare la contestation politique, sociale ou économique, à une manière soft et rampante, si soft que sans doute les auteurs qui publient à tour de bras, n'ont pas conscience de le faire...

   

       Comme Daniel CHARLES, Tamara KOCHELEFF, historienne de l'art et philosophe, enseignante et collaboratrice scientifique à l'Université Libre de Bruxelles, constate que DESCARTES écrit peu sur l'art. Il ne répond donc pas à une grande partie du corpus aristotélicien (Poétique...). L'évacuation pure et simple de la sphère du sensible hors de la philosophie cartésienne parait donc aller de soi. Pourtant, note-t-elle, "l'ambition cartésienne annoncée de construire un savoir couvrant la totalité du champ de l'expérience humaine autorise à s'interroger plus avant sur la raison de l'absence dans cette oeuvre, sinon de l'esthétique, du moins d'une théorie de l'art." Il faut interroger alors l'oeuvre de DESCARTES pour y chercher au moins les conséquences de ses raisonnements sur l'esthétique.

D'abord, rappelle notre auteure, DESCARTES  a tout de même écrit sur l'art. Il a rédigé en 1618, à l'intention du physicien BEECKMAN, le Compendium musicae qui traite, comme son nom l'indique en latin, de musique. Cet écrit, oeuvre de jeunesse, est à replacer dans le contexte des premières réflexions du philosophe français. 

Dans ses premières oeuvres, DESCARTES distingue mal les différentes plans du connaitre et tend à englober les différentes facultés de l'homme - sensation, imagination et entendement - pour les porter ensemble vers l'objet de connaissance. Ainsi ses Cogitationes privatae de 1619-1921 comme le rappellent Jean WAHL et Ferdinand ALQUIÉ (Jean WAHL, Du rôle de l'idée de l'instant dans la philosophie de Descartes, Vrin, 1953, réédition de 1920). Ce qui en ressort, c'est l'aspect privé, personnel des connaissances, alors qu'il est déjà en recherche d'une physique strictement mathématique (Ferdinand ALQUIÉ, La découverte métaphysique de l'homme chez Descartes, PUF, 1950).

Ce n'est qu'ensuite que DESCARTES se dégage de son premier élan vitaliste, commençant une rupture théorique vis-à-vis de toute philosophie à caractère vitaliste. Cette rupture est réfléchie à travers une oeuvre scientifique et épistémologique d'une part et métaphysique de l'autre. L'ordre que DESCARTES met alors dans les connaissances ne cherche pas à redire l'ordre de la nature, mais cherche à rendre intelligible (modestie ou orgueil, c'est selon...) le divers épais de l'expérience premier pour le constituer en objet de science. Rupture envers la philosophie scolastique, dont les Universités se servent et enseignent encore en partie, qui recherche une méthode pour parvenir à une connaissance. Pour se faire, DESCARTES ne néglige ni imagination, ni sensation... contrairement à certains de ses continuateurs et.... commentateurs. Il s'efforce se cloisonner les trois "notions premières", celle du corps, celle de l'âme, celle de l'âme jointe au corps pour parvenir à appliquer une méthode rationnelle. 

Parce - entre autres -  qu'il ne néglige donc pas la sensation, prise pour elle-même, que plusieurs auteurs cherchent à savoir si le corpus cartésien renferme une philosophie de l'art.

Tamara KOCHELEFF indique que "les réponses à cette question ont été, et sont encore, l'objet de controverses. Certaines études ont voulu faire de Descartes l'initiateur de l'esthétique classique, à condition de transposer les règles de la méthode du domaine du vrai à celui du beau. C'était l'option d'Emile Krantz qui, en 1882, pensait pouvoir affirmer : "Le vrai fils de Descartes est (...) Boileau (Émile KRANTZ, Essai sur l'esthétique de Descartes, Baissière & Cie, 1898 (1882)). Au contraire, d'autres auteurs ont estimé que la philosophie cartésienne était incompatible avec le développement d'une philosophie de l'art en raison d'une assimilation, chez Descartes, du beau avec le vrai. Ainsi Gustave Lanson dans son texte L'influence de la philosophie cartésienne sur la littérature française, paru dans la Revue de métaphysique et de morale en 1896."

Ernst CASSIRER et Geneviève LEWIS se sont interrogés sur les rapports entre la philosophie cartésienne et la création littéraire plastique du XVIIe siècle français. Quelques études philosophiques conscientes des déformations que certaines interprétations avait imposées à la pensée de DESCARTES (l'ouvrage d'Emile KRANTZ en étant un exemple typique), tout en reconnaissant la brièveté des pensées de cet auteur dédiées à l'art ainsi que leur caractère non systématique dans son oeuvre, ont voulu en extraire toute l'intelligibilité. Sans doute DESCARTES lui-même n'aurait pas été aussi loin et il existe une réelle différence entre DESCARTES et ses héritiers cartésiannistes. On peut citer dans cet ordre d'idées Victor BASCH, Lucie PRENANT et Olivier REVAULT d'ALLONNES et aussi Brigitte VAN WYMEERSCH parmi nos contemporains qui ont suivi cette voie respectivement dans les années 1930, 1940, 1950 et 1990. C'est surtout dans le domaine de la musique que ces auteurs ont tenté de voir des développements cartésiens de la philosophie de l'art. 

Pour Tamara KOCHELEFF, "ce qui, dans le Compendium, prend l'allure d'une ambiguïté dans la mesure où Descartes fait appel à deux registres distincts de critères dans sa détermination du beau - les uns, objectifs, conciliables avec une esthétique classique, les autres subjectifs et inconciliables avec celle-ci - évolue dans les écrits ultérieurs vers l'amplification décisive de la part subjective en jeu dans cette détermination. Comme l'ont bien montré de récentes études, cette évolution va de pair avec la distinction qu'opère Descartes, dans les années 1630, entre l'acoustique et l'esthétique. Symptomatique de cette distinction est la modification de vocabulaire qu'elle entraine. (...) Parallèlement à cette nouvelle conceptualisation du phénomène sonore et musical, surgit la conception du caractère insaisissable, rationnellement parlant, de ce qu'on appellera plus tard le "jugement esthétique" : Descartes insiste sur son instabilité et sur le rôle prépondérant qu'y joue la subjectivité liée à la "fantaisie" individuelle. (...) Outre l'avis de la majorité (du public), désormais le véritable critère qui légitime la qualité d'un son est l'"agrément" qu'il nous procure. (...) Et ce plaisir qui est une passion révèle le lieu d'une opacité pour la raison que seule "explique" la troisième notion primitive, l'union de l'âme avec le corps, qui, pour se connaître, ne se réfléchit pas, mais se vit." (Il faut, encore une fois, pour s'en convaincre lire Lettre à Elisabeth, 1643). 

A travers sa théorie de la sensation, DESCARTES installe une distance entre les deux termes que la scolastique reliait avec force, car c'est par le moyen d'une dissemblance postulée entre signifiant (nommé "signe" par le philosophe français) et signifié ("signification") que la sensation apparait. Dans la théorie cartésienne de la sensation, celle qu'il émet, ce qui impose de soi la distance entre la chose même et sa perception, c'est le mécanisme, partie intégrante d'une physique du mouvement qui, depuis les Regulae, a réduit le corps à une substance étendue. Ainsi la couleur rouge est le résultat d'un pur mouvement de particules lumineuses qui s'imprime sur la rétine et se répercute, en tant que mouvement, par le moyen des (filets des) nerfs optiques jusqu'au cerveau, où, grâce à l'institution de la Nature, il nous devient proprement du "rouge". Point d'image ici qui se transmette sous l'effet de la traction causée par la figure rétinienne : en ne retenant de son premier moment que le concept abstrait d'étendue auquel se joint la transcription de l'aspect qualitatif, l'analyse évacue toute similitude entre les termes du processus.

Du coup, on comprend, et ceci d'autant plus fortement que DESCARTES réalise maints travaux d'optique, que les choses, si harmonieuses qu'elles nous paraissent ne correspondent en rien à un divin "représenté". Mais tout n'est pas si simple, dans cet univers mental qui sorte d'un Moyen-Âge (tout-à fait relatif par ailleurs, la Renaissance pouvant se signaler par un certain déclin ailleurs que dans les arts et la connaissance), et c'est pour cela qu'on ne passe pas si facilement d'observations scientifiques sur les choses à l'absence d'impulsion divinise sur celles-ci...

Deux conceptions écrit encore, Tamara KOCHELEFF, se font jour :

- Descartes balaye définitivement l'idée d'une volonté présente aux choses que le concept de species véhiculait sous la forme de l'intentionnalité. Héritée de la physique aristotélicienne marquée d'un caractère finaliste, cette idée se concentre dans l'expression de "Nature déesse" dont la physique cartésienne exprime le rejet. 

- L'écart radical introduit entre l'"objet et son image" conduit au concept de code puisque l'établissement du sens nécessite (au moins) deux codifications, l'une lors de la constitution de la figura, l'autre dans le geste qui demeure insondable de l'institution naturelle.

"Enfin, l'analyse de la sensation reçoit un éclairage décisif par le biais de la théorie sur la création des vérités éternelles. Ecrit en 1630, cet exposé de caractère métaphysique rattache l'existence de toute vérité intelligible - y compris celle des vérités mathématiques - à la création divine. Il s'oppose ainsi radicalement à la conception thomiste qui considérait les vérités intelligibles comme partie intégrante - incréée - de l'entendement divin. Or, en reliant toutes choses, y compris les plus fondamentales, à l'idée de création, Descartes les prive également de la capacité à se soutenir elles-mêmes puisque sa théorie fait reculer l'être jusque dans la clôture incompréhensible de Dieu. Désormais, en la Nature, ce gigantesque automate, rien ne  peut plus surgir dans l'étrangeté de sa pure présence car il n'y demeure plus que de purs mouvements qui se font et se défont dans un entrechoquement quasi silencieux.

Posé hors de Dieu, par un geste qui ne saurait souffrir de se soumettre à aucune nécessité puisque celle-ci s'établit désormais avec ce geste-là, le monde de Descartes peut devenir, comme simple objet privé d'être, l'objet de la science et, dans le recul de l'être, le mécanisme trouve la possibilité de sa réalisation théorique. Est-ce pour cela qu'il s'insère jusqu'en nos jugements esthétiques, lesquels répondent, en 1630, à une mécanique - véritable conditionnement lié à la mémoire et à la répétions - dont la raison nous échappe et nous rapproche du comporte irréfléchi de l'animal? (DESCARTES, Lettre au Père Mersenne)) Car la privation d'être opère une déréalisation du monde, le rend fictif comme apparait fictive la sensation tant l'écart s'est creusé entre la chose et son image (Ferdinand ALQUIÉ)".(...) Dans sa radicale transcendance, le Dieu de Descartes est le seul créateur véritable. Et puisqu'en lui c'est "une même chose de vouloir, d'entendre et de créer", la seule esthétique cartésienne possible n'eût pu être l'oeuvre que du théologien."

 

Tama KOCHELEFF, Descartes et les cartésiens : vers une esthétique rationaliste, Esthétique et philosophie de l'art, L'atelier d'esthétique, de boeck, 2014. Daniel CHARLES, Esthétique - Histoire, dans Encyclopedia Universalis, 2014. 

ARTUS

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8 novembre 2017 3 08 /11 /novembre /2017 12:35

     Caroline COMBRONDE, philosophe et assistante à l'Université catholique de Louvain, décrit une série de mise en pratiques d'innovations du siècle précédent. Tant dans le domaine artistique que spéculatif, s'enclenchent au XVIe siècle des changements importants. 

Un nouveau style littéraire voit le jour avec les écrits de Giorgio VASARI (1511-1574), l'historiographie de l'art. Son entreprise est précédée par quelques tentatives mais c'est surtout ses Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes édités successivement de 1550 à 1568, tant par leur qualité que par les conditions favorables à leur diffusion. Il y projette d'adapter la manière de PLINE et de XÉNOCRATE aux artistes modernes. Il ne discute que des artistes morts dont le développement et le style sont arrivés à terme, exception faite de MICHEL-ANGE. Son propos optimiste consiste à exposer dans une fresque magistrale la vie des peintres et l'évolution progressive de l'art. Il part de CIMABURE vers 1260 et termine aux environ de 1500 avec GIORGIONE, TITIEN, LÉONARD, RAPHAËL et MICHEL-ANGE. L'abondance des épisodes anecdotiques vient directement de l'Antiquité où la narration est considérée comme un art, où la réalité est adaptée, certains diraient arrangée, en fonction d'un message à faire passer. Si ces ouvrages témoignent de la manière dont à la Renaissance on "capitalise" toutes les recherches picturales antérieures, surtout à travers l'oeuvre des "modernes" qui n'en portent pas encore le nom, on prendra garde de ne pas prendre ces témoignages comme véridiques surtout quand on fait référence à des artistes ou des auteurs de l'Antiquité. Chaque période de la Renaissance a son artiste clé,illustrant des innovations majeures que sont la recherche du "naturale" et la maîtrise de la "maniera". VASARI amorce véritablement cette nouvelle discipline qu'est l'histoire de l'art, lui donnant une postérité immédiate, et qui va se "perfectionner", devenir "scientifique" par la suite.

Sous son influence, les arts qui sur le plan théorique s'étaient déjà anoblis, vont pouvoir accéder à un nouveau statut grâce à la création des Académies. Avant la fin du XVIe siècle, peintres et sculpteurs ne pouvaient apprendre et exercer leur métier qu'au sein d'une corporation dans laquelle ils étaient dépendants d'un maître, généralement jaloux de ses compétences, de ses savoirs et de son rayonnement propre, et protégé d'ailleurs comme tel par tout l'appareil judiciaire de l'époque. Anticipant le mouvement, les humanistes florentins ont déjà édifié quelques cinq cent Académies afin de se séparer à la fois du système scolastique et du cadre corporatif. En même temps qu'ils proposent un modèle achevé pouvant servir pour la peinture et la sculpture, ils permettent à beaucoup de bénéficier d'une circulation d'informations théoriques et pratiques beaucoup plus importante en volume et en rapidité. Vers 1530, l'organisation des Académies, fonctionnant alors comme de simples réunions informelles d'érudits, change et se dote de règles, s'ordonne et s'institutionnalise. VASARI, en exposant sa cause et sa manière de voir devant par exemple Cosme de MÉDICIS, accélère ce mouvement, au moment où justement les corporations ont perdu aura et puissance. Dans son Accademia del Disegno de 1563, praticiens et maîtres partagent leurs expériences, dans une interdisciplinarité avant la lettre, beaucoup de formes d'art y étant représentés. Il s'agit de prendre en charge également un véritable enseignement, mais peu de cours sont mis réellement en place.

L'attention portée au dessin met l'Académie au coeur d'une querelle - mélange de considérations théoriques et pratiques réelles et de rivalités socio-professionnelles - dont hérite le XVIIe siècle, entre partisans du dessin, dont VASARI est le plus grand défenseur et partisans de la couleur, avec à leur tête le peintre Ludovico DOLCE (1508-1568). Ce dernier oppose à VASARI une doctrine coloriste qui distingue entre colore et colorito : la couleur est matérielle, tandis que le coloris est l'arrangement spirituel des teintes, artistiquement déposées sur la toile. DOLCE défend le lien existant entre le coloris, la chair et le plaisir de l'oeil. Le dessin, quant à lui, formule des concepts "clairs et logiques", il est l'expression sensible de l'idée conférant à l'art sa dignité intellectuelle. Le renom de l'Académie del Designo est immédiat et important au point que Philippe II d'Espagne vient la consulter à deux reprises. En 1571, à Florence, un décret libère enfin officiellement peintres et sculpteurs des corporations. La dépendance du prince et l'institutionnalisation auront rapproché l'art des autres sciences libérales et auront oeuvré pour le statut social des artistes. (Caroline COMBRONDE)

         Giorgio VASARI (1511-1574), peintre, architecte et écrivain toscan, considéré comme fondateur de l'histoire de l'art, donne l'impression d'avoir vécu plusieurs vies à la fois. Il est à la fois l'interprète insurpassable d'une grande époque et l'artiste officiel type. Né à un moment bouillonnant d'idées de l'histoire , son ouvrage est durant trois siècles une référence sinon un modèle obligé, même pour ceux qui condamnent son dogmatisme et son toscanisme intempérant : les critiques vénitiens, au XVIe et au XVIIe siècles ; MALVASIA revendiquant au XVIIe siècle l'originalité des Bolonais ; G. Della VALLE, au XVIIIe, celle des Siennois. C'est à l'imitation expresse de VASARI que Carel van MANDER a composé le "Livre des peintres" pour les Flamands et les maîtres du Nord (1604). Les milieux académiques français lui ont reproché son goût excessif de l'anecdote et sa fragmentation de l'idéal entre des personnalités multiples (FÉBÉLIEN l'appelle "âne chargé de reliques"). Mais il est resté irremplaçable. Même au moment où, avec la grande édition des Vite par MILANESI, les travaux de K. FREY ou de V. KALLAB, la critique révélait dans les Vite d'innombrables erreurs et partis pris, la pensée d'un BERENSON a conservé l'armature générale de sa vision de la Renaissance, et les maîtres de l'érudition italienne, A. VENTURI, R. LONGHI, en le rectifiant et en le complétant d'abondance, ont conservé le cadre monographique et l'interprétation de l'histoire de l'art comme recherche des personnalités artistiques. (André CHASTEL)

     L'académie telle qu'elle se développe à partir du Quattrocento italien, dans le grand mouvement de retour à l'Antiquité qui caractérise la Renaissance, est inspiré du modèle grec de l'akademia (le jardin où enseignait PLATON). Elle s'épanouit dans toute l'Europe à l'âge classique, pour ne décliner qu'à l'époque romantique, jusqu'à revêtir une connotation plus souvent péjorative qu'emphatique. D'ailleurs à ses débuts, le mouvement de l'académie est plutôt facteur de liberté (de nouvelles libertés... et de nouveaux privilèges accordés) et un instrument de ce que Norbert ELIAS nomme le processus de 'civilisation des moeurs", même s'il y a encore loin de la généralisation et même de l'existence de véritables civilités... Même s'il ne concerne qu'une toute petite partie de l'ensemble de la population, il fait partie des nouveaux foyers de diffusion de la culture, prise au sens large, ne comprenant pas d'ailleurs que les arts, tels que nous les entendons aujourd'hui, mais ce que l'on appelait encore arts à l'époque, c'est-à-dire tout un ensemble de techniques et de manières de penser... 

    Prenons garde de concevoir ce genre de disputes comme réglée par la politesse de moeurs aimables et une civilités de débats entre érudits ne mettant en jeu que des argumentations intellectuelles. Non seulement, les habitudes des artistes et des apprentis ne sont pas exemptes de visites dans les cabarets des villes où l'on peut s'enivrer plus que de raison, mais beaucoup ont - comme dirait de fins esprits - le sang chaud. Et des querelles qui peuvent apparaitre "byzantines" à nos yeux mettent en jeu parfois l'honneur et cela doit se régler comme il se doit, c'est-à-dire souvent l'épée à la main...Dans une époque où les situations peuvent vite évoluer pour toutes sortes de raisons hétéroclites (des maladies, incendies "soudaines", des batailles qui "surgissent" là où on ne les attend pas, les édits de princes de toutes sortes qui se démangent soudain d'être appliqués...), on conçoit que les joutes intellectuelles - notamment lorsque les débats sont plus oraux qu'écrits (pas de distance entre rivaux), où les protagonistes peuvent vivre dans une certain pomiscuité (la vie privée n'est pas un concept bien établi...) - peuvent comporter une part de violences...

 

    Dans le cadre des rivalités entre villes italiennes, véritables petits Etats et également dans l'atmosphère de troubleS qui entoure l'émergence de nouvelles façons de concevoir l'art, une autre Académie d'art est constituée à Rome, pour répondre à l'inquiétude du pape Grégoire XIII constatant la décadence des arts. C'est le cardinal BORREMEO et le peintre Federico ZUCCARI (vers 1542-1609) qui mettent en place une structure dont la principale activité est l'éducation des jeunes artistes. En novembre 1593, l'Accademia di San Luca est déclarée ouverte. Une grande place y est réservée chaque jour aux débats théoriques et parmi les thèmes traités se trouvent le parangonne, le dessin, le mouvement et l'expression. Conférences et cours composent l'essentiel de son activité. En centrant leurs priorités sur la représentation et la gloire pour l'Accademia del Disegno et l'éducation pour l'Accademia di San Luca, ces premiers établissements résument les deux thèmes principaux qui nourrissent au siècle suivant l'essentiel  du programme académique.

   En réaction en grande partie contre cette nouvelle manière de penser l'art, nait un courant artistique allant du début du XVe siècle jusqu'en 1620. Roland Fréart de CHAMBRAY, écrivain français, emploie en 1662 le terme de maniérisme pour le désigner. A l'inverse de l'usage fait par VASARI du mot maniera - car cette bataille intellectuelle est aussi une bataille de vocabulaire - qui s'entendait comme style, le XVIIe siècle porte un jugement négatif sur ce courant et y voit une période de décadence de l'art. Ces peintres du XVIe siècle comme PONTORMO, ROSSO, BRONZIONS n'ont-ils pas travaillé d'après la manière des maîtres RAPHAËL ou MICHEL-ANGE, ne se sont-ils pas écartés de la nature? Le maniérisme se présente comme un refus de l'ordre renaissant (de la Renaissance), et impose le choix entre nature et idéal. Les thèmes privilégiés par les oeuvres se hasardent hors des limites classiques et valorisent la précarité, la force, les sujets terribles, dramatiques et duels. Les formes fantasques, coulantes, fluctuantes, serpentines brisent l'univers équilibré de l'image à présent composée de couleurs et de lumières étranges.

Giovani Paolo LOMAZZO (1538-1600) dans le Trattato dell'arte della Pittura de 1584 évoque la forme d'une flamme bondissante. Bien qu'elle ne soit pas à proprement parler maniériste, sa doctrine s'écarte néanmoins des écrits du XVe siècle. Sous l'influence du néoplatonisme, la beauté qu'il décrit est la grâce émanée de la face divine. Sa lecture de Marsile FICIN l'amène à comparer lumière incorporelle et beauté. Selon Erwin PANOFSKY, "pour cette sensibilité nouvelle en effet, le monde visible n'est que le symbole de significations invisibles et spirituelles, et l'opposition du sujet et de l'objet, dont la pensée théorique vient de prendre conscience, ne peut se résoudre que par référence à Dieu". La métaphysique réintègre le règne artistique. L'art maniériste déjoue le système de proportions organisé par Lucia PACIOLI et Piero della FRANCESCA pour allonger les formes ou rompre l'harmonie de la représentation.

Ce poète et théoricien milanais de l'art attaché à ce vaste traité didactique sur la peinture de sept livres, participe à un effort systématique d'intellectualiser complètement le contenu de la peinture. Pour la première fois dans la littérature artistique, LOMAZZO applique des modèles magiques et astrologiques à l'explication des arts. Comme le magicien, l'artiste doit connaitre la planète qui le gouverne pour communiquer certains influx astraux à son oeuvre et faire ainsi participer le spectateur à l'istoria représentée. Mieux, il devait combiner objectivement ces influx pour atteindre la beauté parfaite et toucher l'ensemble de son public. Il reconnait le style personnel (maniera) de l'artiste comme valeur positive, mais rêve d'un éclectisme supérieur qui préserverait l'idéal de beau unique qui sous-tendait alors la théorie des grands artistes de la Renaissance (Marc LE CANNU)

Federigo ZUCCARI (1542-1609), peintre et architecte, écrit dans Idea de 'pittori, scultori ed architetti, publié à Turin en 1607 : "Je dis que l'art de peindre - et je sais que je dis vrai - n'emprunte pas ses principes aux sciences mathématiques et qu'il n'a aucun besoin de s'adresser à elles pour apprendre les règles ou les procédés indispensables à sa pratique" ; "or les pensées de l'artiste ne doivent pas être simplement claires, mais elles doivent encore être libres ; l'esprit de l'artiste doit être affranchi, il ne doit pas être asservi, c'est-à-dire qu'il ne doit pas dépendre mécaniquement de semblables règles". Le dessin intérieur est à l'origine de la formation de l'oeuvre et le dessin extérieur en est la réalisation.

Toujours selon PANOFSKY, il établi un lien entre Dieu et l'homme et donne la possibilité à ce dernier de créer un monde susceptible de rivaliser avec la nature. Avec LOMAZZO et ZUCCARI, la beauté maniériste devient éclat et dépend d'une forme idéale. Il ne s'agit plus d'extraire de la nature les éléments les meilleurs mais de "restaurer, contre les apparences, les principes dissimulés sous elles (...) La beauté d'une oeuvre d'art ne résulte donc plus de la synthèse pure et simple d'une multiplicité dispersée mais néanmoins donnée ; elle dépend de la vision idéale d'une "forme" qui n'existe absolument pas dans la réalité". (voir Erwin PANOWSKI, dont s'inspire beaucoup notre auteure, La Renaissance et ses avant-courriers dans l'art d'Occident, Flammarion, 1993). (Caroline COMBRONDE).

 

André CHASTEL, Vasari ; Marc LE CANNU, Lomazzo, Encyclopedia Universalis, 2014. Caroline COMBRONDE, Le XVIe siècle et ses tournants, dans La littérature artistique à la Renaissance, dans Esthétique et philosophie de l'art, L'atelier d'esthétique, de boeck, 2014.

 

ARTUS

     

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5 novembre 2017 7 05 /11 /novembre /2017 08:56

       Caroline CONBROMDE enchaine, après une analyse de l'oeuvre de Marsile FICIN et ses influences, sur le renouveau de la littérature artistique. Ce qui se passe alors dans les cités italiennes, qui constituent dans cette période le creuset d'un capitalisme commercial en expansion, a ensuite une influence profonde sur toute l'Europe. La littérature, qui n'est pas seulement l'écrit, mais aussi très souvent le dessin très élaboré, se transforme sous la prise de conscience d'une rupture, sous également le triomphe de l'humanisme artistitique, facette d'un ensemble de libération qui mêle art, science, politique, tactique et stratégie militaires. C'est sans doute en peinture que les évolutions sont les plus spectaculaires, parce que sont concernés énormément de corps de métier consacrés à l'habillage de tous les édifices, notamment religieux. Toutes les réflexions, notamment en philosophie qui émanent des auteurs du XVe siècle trouvent dans le siècle suivant des applications qui changent la fece de l'Europe.

      C'est deux ou trois générations de lettrés qui de PÉTRARQUE (1304-1374) à ÉRASME (1469-1536) qui s'enthousiasme devant les nouveautés du monde, qui prend conscience d'une modernité en train de s'accomplir qui est le propre d'une époque. C'est un sentiment d'éveil, aux multiples causes et aux multiples aspects, qui mêle redécouverte de textes anciens et découverte d'horizons nouveaux, en termes de territoires (multiplication des voyages) et de possibilités techniques. Dans la sphère artistique, la rupture avec le Moyen-Âge est consacrée par le poète Dante ALIGHIERI (1265-1321) et par l'écrivain italien BOCACCE (1313-1375) qui voient "l'art acquérir sa propre autonomie" grâce aux peintres CIMABUE (1240-1302), le premier affranchi des contraintes byzantines, et GIOTTO (1266-1337), son élève. Avec eux, le fond d'or des prédelles est peu à peu remplacé par le paysage, la lumière auparavant diffuse et symbolique s'enrichit de la théorie naissante des proportions pour donner à l'espace figuré un relief naturaliste novateur. Si l'architecture et la sculpture s'inspirent du modèle antique, la peinture, quant à elle, s'attache à la redécouverte de la nature, soulevant les questions relatives à la véracité et à la mimèsis.

    Inspirée par la lecture des écrits d'art classique, une littérature d'art originale et sans précédent voit le jour, non sans résistance d'ailleurs, mais dans un mouvement d'ensemble qui touche également de haut en bas les institutions religieuses. Les écrits d'art sont alors de trois sortes : manuels artistiques contenant à la fois règles pratiques et théoriques, traités de mesure à l'usage des artistes et enfin recueils historiographiques. Tous se fondent sur la conscience universelle des principes et élaborent un système de conventions qui est le garant de la libéralisation des arts et de leur autonomie vis-à-vis des confréries médiévales, sans doute les principes lieux de résistance à ce mouvement d'ensemble, plus par corporatismes professionnels, synonymes de privilèges d'exercice (parfois réduits à une petite ville...) que par conviction philosophique.

     Caroline CONBROMDE situe l'initiateur de cette floraison littéraire dans le Libro dell'Arte du peintre Cennino CENNINI (1372-1420), premier ouvrage sur les techniques picturales écrit en 1390 en langue vulgaire. Encore héritier du Moyen Âge, il ouvre l'époque qu'il nomme lui-même pour la première fois moderne. Malgré le goût qui le porte encore vers les ornements, l'or et les couleurs du gothique tardif, malgré la forme encore très codifiée de l'ouvrage, son livre est plus qu'un simple témoignage des formules employées dans les ateliers des XVIe et XVe siècles, il partage avec les humanistes la conviction qu'avec GIOTTO une nouvelle ère s'ouvre à la peinture. Pour prendre conscience de l'ampleur du mouvement, il ne faut pas se représenter ces peintres comme officiant de manière solitaire dans leur cabinet ; il s'agit bien véritablement d'ateliers où travaillent des dizaines d'ouvriers : élèves, compagnons, apprentis, professionnels partagent les mêmes expériences et se découvrent les mêmes théories. De plus, ces ouvriers ne se fixent pratiquement jamais dans l'ateliers du maître qui leur apprend presque tout : ils voyages énormément, travaillent ici et là et font du coup propager de nouvelles manières de faire, et ceci d'autant plus facilement, que les chemins et les routes, de même que les villes ou les relais ou encore les place-fortes sont plus sécurisés. De plus, nombre de maîtres changent jusqu'à leur vocabulaire technique et artistique, et rendent ainsi bien plus accessibles aux apprentis les manières de faire, même à distance, par correspondance. Des lignes bougent enfin entre des expressions artistiques figées auparavant dans une hiérarchie d'arts nobles et d'arts inférieurs. Le dessin, par exemple prend en soi de l'importance, tout au long des XVe et XVIe siècles, dans différentes ramifications : dessin extérieur et dessin intérieur, mental. Cette évolution intellectualise l'art graphique, et la question du modèle naturel, oubliée par la tradition médiévale, réapparait à son tour.

     La théorie de la perspective, peu utilisée au XIVe siècle, utilisée seulement par certains maîtres de façon ponctuelle, se développe progressivement parmi les artistes humanistes. Nul doute que si l'origine mythique de sa découverte s'annonce avec l'architecte et sculpteur Filippo BRUNELLESCHI (1377-1446), le pont inexistant au Moyen-Âge, respect de la hiérarchie des arts oblige, entre la peinture et la science de la vision vient déjà d'être franchi par quelques expérimentations spontanées (voir Vita di Filippo Brunelleschi, de 1475, écrit par Tuccio MANETTI (1423-1491)). Ces expérimentations apparaissent comme la recherche d'un solution au problème que se posent les peintres depuis GIOTTO : si la peinture est une fenêtre ouverte sur le monde, comment suggérer l'illusion, comment peindre l'espace. Ou dans des termes modernes comment représenter un espace en trois dimensions sur une surface à deux dimensions? (problème qui se pose toujours pour le cinéma, soit dit en passant, malgré les slogans publicitaires et les usages plus qu'immodérés de l'expression 3D). De nombreuses expériences d'optique grâce au ponts enfin établis entre arts et sciences (certains peintres et dessinateurs étant eux-mêmes experts en optique), Et grâce à des peintres et graveurs comme l'Allemand Albrecht DÜRER (1471-1528), se diffusent de nouvelles découvertes sur la perspective et dans les ateliers aussi bien qu'en dehors, se généralise durant tout le XVIIe siècle une nouvelle manière de peindre, de sculpter, de dessiner...

     Ces avancées techniques ne s'opèrent pas sans conflits, parfois violents. Comme Caroline CONBROMDE le rapporte, "la quête des gratifications intellectuelles qu'engagent sculpture et peinture pour se détacher des arts mécaniques peut aussi s'avérer une véritable lutte fratricide dont la littérature rapporte les échos. Il est ici question du parangonne, parallèle des arts, visant à établir la légitimité de chacune des disciplines et cela en fonction des critères hiérarchiques imposés par la division entre arts mécaniques et libéraux. Le sujet est d'actualité au XVe siècle où peintres et sculpteurs sont conscients du décalage existant entre leur désir d'autonomie et leur appartenance aux corporations qui ne rendent pas compte de la spécificité intellectuelle et "esthétique" de leur profession. Cette tension ne peut se comprendre pleinement qu'au sein de la doctrine de l'Ut pictura poesis remise en valeur par quelques vers de Dante confrontant poètes et peintres. Un contresens par rapport à la phrase initiale d'Horace fait d la peinture le terme comparé et de la poésie le terme central. Or, l'art du langage, jouissant depuis l'Antiquité d'une haute estime, donne à la peinture qui adopte les catégories de la rhétorique, l'opportunité de légitimer sa supériorité vis-à-vis de tous les autres arts. Comme le montre Léonard, la peinture relève de l'intellect et possède le pouvoir de narrer : elle trône au sommet de l'édifice du savoir, loin devant poésie, littérature ou même sculpture."

  En fait, comme l'explique toujours Caroline CONBROMDE, "la rupture établie par les théoriciens du XVe siècle avec le Moyen Âge repose non seulement sur l'universalité des lois et règles scientifiques appliquées à l'art mais aussi sur une nouvelle conception de la beauté dégagée de la tradition, et des préoccupations théologiques. Avec la réapparition du modèle naturel, c'est toute une conception de l'art qui s'effondre, conception selon laquelle l'étude des maîtres primait par rapport au monde tandis que la subjectivité et le symbolisme qui donnaient la clef de la représentation gothique sont effacées par l'existence de la juste proportion. L'acte de peindre est désormais entendu à la fois dans sa dimension mathématique et naturaliste. (...) La toile ouverte sur l'univers est donc censée en rapporter l'essence et la forme, et le théoricien revient par là à d'antiques interrogations comme celles de la mimèsis. Pourtant, nu n'existe de l'artiste une copie servile de la nature, ce en quoi l'art perdrait sa dignité et sa finalité, la beauté. La nature est traduite, corrigée, recomposée et il n'est pas innocent que les écrits du siècle reprennent fréquemment l'épisode de Zeuxis et des jeunes filles de Crottons dont une seule ne pouvait suffire à traduire en art l'universelle Beauté (Leon Battista ALBERTI, De pictura)." Il s'agit bien maintenant pour l'artiste de garder l'équilibre délicat entre exigences naturalistes et exigences du beau, en montrant combien les concepts d'imagination et de sentiment pouvaient tempérer un rendu brut et littéral du monde.

"De cette attention à la nature découlent deux conséquences. Il s'agit tout d'bord de l'émerveillement des théoriciens renaissants (de la Renaissance veut dire l'auteur) pour l'acte de vision, acte intellectuel et esthétique. L'oeil est grisé de la variété du réel offrant des possibilités infinies à l'artiste. (...) D'autre part, devant la diversité de la création les artisans deviennent "presque égaux à un dieu" (BATISTA) (Ce qui correspond bien à une mentalité narcissique de l'artiste en général...). Selon Léonard (de VINCI) (Traité de la peinture), "le caractère divin de la peinture fait que l'esprit du peintre se transforme en une image de l'esprit de Dieu ; car il s'adonne avec une libre puissance à la création d'espèces diverses". Ces nouveaux démiurges donnent naissance à un espace où l'emporte l'idée d'une nature recomposée, belle en tous points. Cette beauté, quelle est-elle? Dans le De re aedificatoria et voluptas, Alberti définit l'architecture au tour des trois termes de necessitas, commoditas et voluptas. Si ces termes ajoutent à la beauté, elle n'est pas complètement comprise en aucun d'eux, mais se rapproche de l'Eurythma de Vitruve, c'est-à-dire de l'harmonie. (...). L'homme fait aussi partie de la mesure harmonieuse du monde, il existe une analogie entre le corps humain et l'édifice, une proportionnalité entre le monde peint et l'homme peint : au Cinquecento, l'humanisme a intégré la question du beau par la théorie de l'art."

     Leon Battista ALBERTI (vers 1404-1472), auteur d'un Traité de la peinture qui fait référence, est l'un des plus grand humaniste du Quattrocento (italien) : à la fois philosophe, peintre, mathématicien, architecte, théoricien des arts et de la linguistique (mais à cette époque, il n'est pas rare de cumuler plusieurs disciplines...). Une des figures les plus importantes de la Renaissance,au service du pape Eugène IV dont il suit les nombreux déplacements, de 1434 à 1443 environ, organise des concours, et lance des projets avec plus ou moins de bonheur, mais cela lui permet de diffuser ses idées, souvent dans des rapports conflictuels avec les autres intellectuels humanistes.

Ses ouvrages sur les arts figuratifs et l'architecture constituent les premiers Traités des Temps modernes, ses projets d'édifice créèrent un nouveau langage architectural, synthèse hardie de l'Antiquité et d'une modernité déjà mise en oeuvre par Filippo BRUNELLESCHI. sa foi dans le pouvoir créateur de l'esprit humain n'exclut pas, comme cela transparait dans ses textes, un certain pessimisme lié aux vicissitudes de sa propre existence et à la fréquentation des cours princières et pontificales. A l'inverse de son prédécesseur, homme de chantier, il est plutôt un homme de cabinet (nous dirions de bureau aujourd'hui), correspondant beaucoup avec d'autres maîtres. 

      Giotto di BONDONE ou GIOTTO (vers 1267-1337), deux ou trois générations plus tôt, peintre, architecte et sculpteur florentin, exerce une influence qui se fait sentir surtout après sa mort. On peut parler d'écoles "giottesques" à propos de certaines tendances de la peinture, mais cela semble exagéré. Il reste attacher à une conception de l'art chrétien du Moyen-Âge tout en traçant des voies qui sont approfondies après lui. Son appart est surtout d'avoir imaginé une forme artistique distincte de l'art grec en vigueur dans l'Empire romain d'Orient. Fondamentalement, sa peinture change les rapports de la créature avec son créateur. Alors que dans la peinture médiévale tout n'a de réalité que céleste, ce qui se traduit par des figurations stéréotypées sur fond doré, il replace l'homme ou l'ange représenté dans un contexte qui veut mettre en valeur la circulation entre le ciel et la terre, plaçant dans les fresques plantes, animaux, enfants, vieillards. Ses tentatives sont à l'époque considérées comme des erreurs graves par ses "confrères", et c'est vraiment au cours de la dernière décennie du XIVe siècle que la reconnaissance de GIOTTO triomphe dans les villes comme dans les cours d'Italie et que son oeuvre devient quasiment synonyme de la nouvelle notion d'artiste qui émerge peu à peu.

Caroline COBROMDE, La littérature artistique à la Renaissance, dans Esthétique et philosophie de l'art, L'Atelier d'esthétique, de boeck, 2014. Daniel RUSSO, Giotto, et Frédérique LEMERLE,  Alberti,  dans Encyclopedia Universalis, 2014.

 

(Très énervant ce correcteur orthographique : parce qu'il manque véritablement de vocabulaire, il oblige souvent à revenir en arrière, pour corriger sa correction... Sa conception est vraiment à revoir, même si un correcteur est assez utile en général...)

    

ARTUS

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26 octobre 2017 4 26 /10 /octobre /2017 04:40

       Philipp ROSEMANN, philosophe et professeur à l'université de Dallas (Etats-Unis), commence sa présentation de l'esthétique à l'époque des premières universités, par la description d'un retable attribué aujourd'hui à un maitre siennois, à la riche composition qui met en image Thomas d'Aquin en tant que centre d'un rayonnement culturel émanant quasi directement du divin. Dans la culture philosophique et théologique du Moyen-Âge, explique-t-il, "cette métaphore était fort courante. Elle remonte au moins à Platon, qui, dans le livre VII de la République, établit une analogie entre les processus du voir et du penser : la forme du bien accomplit pour la connaissance ce que le soleil fait pour rendre possible la vision. Aristote, qui écarte la théorie platonicienne des formes, continue néanmoins à user d'une analogie très semblable, notamment dans le traité De l'âme.

Les Scolastiques, quant à eux, ont connu la métaphore de la lumière par différentes voies. Saint Augustin (354-430), Père de l'Eglise imprégné de lectures néoplatoniciennes, avait formulé une très influente théorie de l'illumination, d'après laquelle toute connaissance humaine dépend d'un influx de "lumière" divine". (...) C'est pourquoi certains auteurs - l'Oxonien Robert Grosseteste (approximativement 1120-1253), par exemple - sont allés jusqu'à voir dans la lumière, non seulement une puissante métaphore, mais l'essence divine elle-même. Saint Thomas prend ses ses distances à l'égard de telles positions, réduisant également le rôle qu'Augustin et les augustiniens voulaient attribuer à l'illumination. Mais ceci ne veut pas dire que l'analogie de la lumière soit absente de l'oeuvre thomiste, tant s'en faut! (...) Thomas d'Aquin est de ceux qui pratiquent la méthode scolastique, laquelle consiste à synthétiser autant que possible les auteurs de la tradition, dans le but de réunir, dans un système à la fois nouveau et très ancien, les parcelles de vérité que chacun d'entre eux a découvertes." Sans doute y-a-t-il de la part des scolastiques le sentiment - car après tout ils sont les témoins de nombreuses destructions de savoir - de la nécessité de recourir à cette méthode pour sauver des connaissances qu'ils savent de plus au départ parcellaires... 

"Cette méthode, précise encore Philipp ROSEMANN, que beaucoup de savants regardent comme le coeur de la mentalité scolastique, fut développée depuis les temps patristiques. Cependant, elle ne put atteindre à sa pleine maturité qu'après la découverte de bien des sources grecques qui étaient restées inconnues jusqu'au XIIe siècle - en particulier des écrits aristotéliciens tels que les Seconds analytiques, la Métaphysique et l'Ethique à Nicomaque. Sous la forme de disputes destinées à confronter l'héritage chrétien avec le défi lancé par ces textes, et visant à une synthèse aussi englobante que possible, la méthode scolastique devint un des piliers de l'enseignement dispensé dans les nouvelles universités (L'université de Paris, peut-être la première, fut établie en 1200)." (voir les thèses de Erwin PANOFSKY sur l'architecture et la pensée scolastique, éditions de Minuit, 1992 et également la thèse de Robert MARICHAL sur l'écriture gothique).

"On a souvent remarqué, poursuit Philipp ROSEMANN, que la pensée scolastique sur l'art et la beauté serait relativement pauvre, en plus d'être assez homogène chez les différents auteurs. (...) Il est en effet indéniable que même dans l'oeuvre si vaste et détaillée de celui qu'on appelle le "prince des Scolastiques", il n'y a aucun traitement soutenu et développé de (ces) questions. (...) Cependant, cela ne veut pas dire que (ces) jugements négatifs (...) soient justifiés." Umberto ECO, auteur de Art et beauté dans l'esthétique médiévale (1987) accuse d'anachronisme ceux qui les prononcent" et qu'on juge la pensée esthétique des Scolastiques selon des critères extrinsèques. Il faut plutôt "se demander en quoi consiste la spécificité des analyses scolastiques de la beauté."

"Au début de ses Questions disputées sur la vérité, saint Thomas présente une liste de ce que les scolastiques nommaient transcendentia, ou "transcendantaux". Un transcendantal est un "mode concernant en général tout étant", c'est-à-dire une propriété ou caractéristique qui accompagne toute chose, simplement en tant qu'elle est. Thomas distingue deux sortes de transcendantaux : ceux qui caractérisent tout étant pris en soi, et ceux qui résultent du fait qu'aucun étant n'existe seul, mais se trouve toujours dans un rapport avec d'autres." 

- Considéré en soi, tout étant est, d'abord, quelque "chose" ; "chose", res, est donc le premier transcendantal. Il exprime le fait que tout ce qui est possède une essence qui lui confère une identité précise. Il n'y a rien qui tout simplement "soit", de façon indéfinie ; tout ce qui est, est telle chose ou telle autre. (...) Vient alors le deuxième transcendantal : "un", unum. Tout ce qui est n'est pas seulement quelque chose ou essence, mais est une chose une ; autrement dit, tout étant, en tant qu'il est, jouit d'une unité foncière - ce qui n'exclu évidemment pas qu'il soit composé de multiples parties.

- A propos de ceux qui précisent les rapports dans lesquels tout étant se trouve nécessairement impliqué, en premier lieu, il mentionne un transcendantal aliquid, qu'il définit étymologiquement comme aliud quid, "un autre quoi". Tout étant, en tant qu'il est, possède une essence (un "quoi") qui est autre que les autres, c'est-à-dire qui distingue cet étant de tous les autres. Thomas d'Aquin pense aliquid comme la contrepartie d'unum, car l'unité interne de toute chose est indissociable d'une différence externe : tout étant est un, en étant autre que les autres. Cependant, tout étant ne se distingue pas seulement de tous les autres - les repousse, pour ainsi dire -, mais possède également une certaine convenance (convenientia) par rapport à eux. Plus particulièrement, toute chose se trouve dans un rapport de convenance avec l'âme humaine, dont l'ouverture universelle la rend capable d'accueillir mentalement tout ce qui existe. Or l'âme se divise en deux aspects, le désir et l'intellect. Dès lors, en tant que toute chose peut devenir l'objet d'une pensée vraie, tant étant est "vrai" (verum) ; et en tant que toute chose est susceptible de devenir l'objet d'un désir, tout étant est "bon" (bonum). Cette dernière affirmation pourrait surprendre, mais elle doit être prise dans le contexte de l'ancienne conviction chrétienne d'après laquelle le mal absolu n'existe pas, en tant que créature de Dieu, qui est le Bien absolu, toute chose créée - même le diable, disait-il déjà - possède une bonté foncière que rien ne peut lui ôter.

On a bien sûr remarquer que le beau ne figure pas dans la liste... Et c'est ce qui provoque un long débat parmi les experts de la pensée thomiste... Peut-on comme Philipp ROSEMANN veut le faire, déduire de sa définition de la transcendance une conception du beau? En tout cas, il semble bien qu'il existe, comme il l'écrit, une "différence cruciale entre l'esthétique scolastique et celle des autres époques" : pour les scolastique, de la beauté est partout présente - analogiquement, bien sûr. Il semble en tout cas que par rapport aux époques antérieures, souffle là un vent d'optimisme sur la Chrétienté... 

Thomas d'Aquin définit le beau dans deux textes fondamentaux de la Somme théologique.

- Dans le premier, il développe l'idée que le beau et le bien sont identiques dans le sujet, puisqu'ils sont fondés sur la même chose, à savoir la forme ; mais ils diffèrent par leur définition. Car le bien a particulièrement rapport au désir ; en effet, le bien est-ce que toutes les choses désirent. Dès lors, il a la nature d'une fin, car le désir est comme une sorte de mouvement vers la chose. Par contre, le beau à rapport à la puissance cognitive : en effet, on appelle belles les choses qui plaisent lorsqu'on les voit. De là, le beau consiste dans une juste proportion, puisque la sensibilité se délecte dans des choses justement proportionnées qui lui ressemblent. Car même la sensibilité est une sorte d'ordonnancement, comme toute vertu cognitive. Et puisque la connaissance se fait pas l'assimilation, et que l'assimilation à rapport à la forme, le beau relève particulièrement de l'ordre de la cause formelle.

- Dans le second, il estime que le beau est identique au bien, ne différant de lui que par sa seule définition.

Thomas d'Aquin suit là une tradition qui remonte à l'Antiquité : on définit le beau par rapport au bien et inversement, même si les subtilités du désir diffèrent suivant qu'il s'agit de choses belles ou de choses bonnes. La différence entre les deux consiste en ceci que la puissance cognitive intervient dans l'apaisement du désir suscité par le beau alors que le bien, quant à lui, apaise le désir plus "simplement". Le problème pour les commentateurs est que Thomas d'Aquin n'a jamais utilisé sa définition de la beauté pour analyser un objet d'art...On peut tenter de déduire de cette définition un rapport à l'art, de décortiquer des conditions objectives du beau selon lui mais une théorie de l'art stricto sensu, une esthétique scolastique est difficile à établir. Car de plus, le mot art au Moyen-Âge désigne, comme dans l'Antiquité, la techné, le savoir-faire humain. Il n'y a pas, comme plus tard, une interrogation sur les "Beaux-Arts". 

Si l'art est compris comme l'habileté qui est nécessaire pour bien exécuter tout acte transitif, alors la théorie découlant de cette conception, pense Philipp ROSEMANN, "sera bien différente d'une réflexion sur l'et entendu au sens moderne, c'est-à-dire comme une création d'oeuvres visant délibérément à la beauté. La raison pour laquelle cette conception moderne de l'art n'a pas de place dans l'univers scolastique est claire : pour les Scolastiques, la beauté n'est pas, et n'est certainement pas en premier lieu, due à l'homme. En effet, poursuit-il, pour les penseurs du Moyen Âge l'art ne représente pas du tout le champ d'une création autonome ; bien au contraire, il dérive de la nature, parce qu'il "imite" cette dernière. " Il est difficile pour un contemporain d'imaginer que puisse être mise sous le même plan une activité comme la médecine avec une autre comme l'architecture. Et pourtant, comme l'écrit notre auteur, "les scolastiques auraient dit : puisqu'il appartient à la nature humaine d'être doté de rationalité, les produits de cette rationalité ne sont pas extérieurs à la nature". Néanmoins, du passage de la Somme théologique qui permet d'affirmer cela, "on a appris que les Scolastiques ne confondent point art et nature, mais reconnaissent leur différence. C'est vrai, à ceci près que cette différence n'est pas comprise à la façon d'une opposition binaire. (...° Si, pour les Scolastiques, l'art imite la nature, la nature elle-même découle, d'une part d'une intelligence dont l'opération présente des analogies avec l'art humain, c'est pourquoi on pourrait dire que Dieu est une sorte d'artiste.(...)"

  C'est sans doute plus dans l'expression artistique même, notamment en architecture, que l'on pourrait trouver des évolutions de l'esthétique. Sans se référer directement aux réflexions contenus dans la Somme de Thomas d'Equin, les développements dans la scolastique tardive de cette expression donnent plus de prise dans la compréhension de ces changements. "Dans l'architecture du bas Moyen Âge, explique encore Philipp ROSEMANN, on assiste à l'émergence d'un style dit "flamboyant". Celui-ci se distingue du style gothique classique en mettant davantage l'accent sur une certaine volonté d'expression, basée sur une appréciation plus positive de la multiplicité. En d'autres termes, là où le style classique visait à une clarté et une transparence formelles moyennant des structures homologues se répétant partout, le style flamboyant accentue plutôt la beauté de détails délicats, parfois même filiformes. Des développements analogues caractérisent l'écriture du XIVe et, plus encore, du XVe siècle. La gothique devient "batarde", sacrifiant ainsi la lisibilité à une plus grande expressivité : la main du scribe, de moins en moins domestiquée par les règles du style classique, se laisse plus souvent aller à donner des formes exagérées ou excentriques à des lettres individuelles (Robert MARECHAL, L'écriture latine et la civilisation occidentale du Ier au XVIe siècle, dans L'écriture et la psychologie des peuples, Sous la direction de Marcel COHEN, XXIIe Semaine de Synthèse, Armand Colin, 1963)."

Après les parallèles entre art et pensée de la période scolastique, on trouve dans la pensée du bas Moyen Âge des tendances qui font davantage valoir le singulier et la multiplicité. Signes d'un certain "relâchement" de la discipline imposée par les autorités ecclésiastiques, résultats aussi de l'autonomie de plus en plus grandes des Universités en général, expressions dans l'esthétique des conflits entre autorité politique et autorité religieuse, ces tendances se vérifient déjà dans l'oeuvre de Jean DUNS SCOT (vers 1266-1308), qui était presque contemporain de Thomas d'Equin, et qui se confirment chez Guillaume d'OCKHAM (vers 1285-1347). 

"Selon le Scot, explique Philipp ROSEMANN, la beauté ne réside donc plus dans le rayonnement d'une forme une, et dans la manière dont cette dernière confère de l'intégrité et de l'harmonie à l'objet ; au contraire, elle résulte de l'ensemble des propriétés individuelles qui caractérisent cet objet, aussi bien que des rapports entre elles. Il est évident que cette façon de concevoir la beauté donne plus d'ampleur à la multiplicité et à l'individualité que la théorie thomiste. La pensée de Duns Scot sur la beauté ne représente d'ailleurs que le prolongement logique de sa métaphysique, dans laquelle la notion thomiste de l'unité de la forme (tout objet ne possède qu'une forme qui explique toute la complexité de son être) est abandonnée en faveur d'une multiplicité de formes. Il ne faut pas oublier de mentionner ce qui constitue peut-être le concept clef de la pensée scotiste, à savoir l'haecceitas, ou l'"être-ceci". D'après Duns Scot, l'objet individuel doit être compris à partir de son haecceitas, ou particularité absolue, plutôt qu'à partir de sa quiddité, qu'il partage avec tous les étants appartenant à la même espèce. Là encore, le scotisme se sépare sensiblement du thomisme, annonçant ainsi la modernité dans sa mentalité plus individualiste."

   Pour en revenir à Thomas d'Aquin, Umberto ECCO (Art et beauté dans l'esthétique médiévale, Le livre de poche, GRASSET, 1997), préfère parler, à son propos, d'esthétique de l'organisme plutôt que d'esthétique de la forme. Cet auteur est relativement en accord avec le précédent dans son analyse. "Lorsque Albert le Grand, écrit-il, nous entretient de la resplendentia formae substantialis super partes materai proportinatas, il fait évidemment allusion à la forme aristotélicienne qui met en acte les potentialités de la matière et s'organise avec elle en synolon, c'est-à-dire en substance. Et il conçoit la beauté comme l'irradiation de cette idée organisatrice à travers la lumière réduite à l'unité. Chez saint Thomas, en revanche, la manière dont peuvent être interprétés, en relation à l'ensemble du système, les concepts de claritas, intergritas et proportio amène à conclure que, lorsqu'il parle de forma à propos du pulchrum, il a à l'esprit non pas tant la forme substantielle, mais bien plutôt la substance dans son entier, l'organisme en tant que synthèse concrète de matière et de forme." 

Lorsque, "par la vertu de la participation divine, forme et matière s'unissent en une opération d'existence, alors, et alors seulement s'établit un rapport entre organisant et organisé. A ce point que ce qui importe vraiment, c'est l'organisme dans son entier en tant que vivant, la substance dont l'opération propre est l'ipsum esse. L'être n'est plus une simple détermination accidentelle de l'essence, comme c'était le cas pour Avicenne, mais ce qui rend possible et effective l'essence même ; et ce dont il est l'essence, la substance."

Toutes les notions assemblées autour de la fonctionnalité du beau confèrent une forme systématique à une idée bien ancrée durant toute la période médiévale, explique le médiéviste. C'est une "idée qui tend à une identification entre pulchrun et utile, comme s'il s'agissait là d'un corollaire de l'équation pulchrum et bonum. Une telle identification, considérée comme exigence fondamentale, est au demeurant la résultante d'une quantité de phénomènes vitaux, de témoignages de vie : et les théoriciens pendant ce temps se donnent bien du mal pour distinguer entre les deux valeurs. La réticence à admettre une distinction entre penchant esthétique et penchant fonctionnel conduit à une insertion de ce qui est esthétique dans chaque manifestation de la vie ; et elle n'aboutit pas plus à assujettir au beau ce qui est utile ou ce qui est bon. Lorsque l'homme d'aujourd'hui perçoit une incompatibilité entre l'art et la moralité, le pourquoi de cet accident est dû au fait qu'il se trouve contraint d'accorder une conception moderne de l'esthétique à une appréciation du sentiment éthique qui reste encore d'appartenance classique. Pour l'homme du Moyen Âge, une chose ne peut être que laide quand elle ne vient pas s'insérer dans une hiérarchisation de finalités toutes centrées sur l'homme et sur sa destination surnaturelle. Seulement une chose ne saurait trouver place dans la hiérarchie des finalités si elle est laide, parce que la difformité qu'elle manifeste prend à l'évidence sa source dans quelque défectuosité de sa structure qui la rend inadaptée à sa destination propre."

"Sans aucune doute, poursuit Umberto ECO, toujours attaché à comprendre la mentalité médiévale dans son ensemble, fut-ce par une étude de sa conception de l'esthétique, ceci veut dire ou signifier une incapacité pour le moins relative de percevoir une sensation de plaisir esthétique qui pourrait nous être procurée, pourquoi pas, même par ce dont la difformité contrarie l'idéal éthique que l'on tient pour valable. Et, à l'opposé, ceci équivaut, de par sa signification, à justifier sur le plan de l'éthique, chaque fous que s'en offre l'occasion, ce qui apparait, esthétiquement, source de plaisir. Dans la pratique, le Moyen Âge ne fait guère preuve d'une maîtrise équilibrée et accomplie dans le maniement de cette sensibilité (...)."

Il règne un certain flou dans les jugements de maints auteurs sur le plan éthique et esthétique, et la position thomiste est "bien trop impeccable pour retrouver une correspondance spéculaire dans des interventions concrètes du goût et du jugement, mais malgré tout elle traduit sur le plan d'une déontologie les coordonnées fondamentales d'une civilisation et d'un mode de vie. Umberto ECO fait là la part des choses entre une pensée écrite élaborée, dans un monde où l'analphabétisme est roi, références antiques pas à la porte de n'importe qui à l'appui, et l'univers mental général qui prévaut par exemple chez les constructeurs de cathédrales ou les artisans des icônes. Bien entendu, le fait que Thomas d'Aquin puisse écrire ce qu'il écrit n'est pas sans lien avec notamment le mode de pensée de ceux qui élaborent intellectuellement et construisent matériellement - ce qui demandait de toute façon une certaine expertise chez les ouvriers -, et plus loin avec le mode de pensée de l'ensemble des contemporains qui de proche en proche forme une société unifiée, même si cette société reste une société de classes et de castes (mais avec bien des formes d'évolution des individus). Chez eux comme chez lui, il y une vision de la normalité et des normes qui confondent honnêteté et beauté, bonté et droiture qui mènent au Ciel...

Thomas d'Aquin, du fait de ses énoncés lui garantissant à la fois tranquillité (face aux hiérarchies ecclésiastiques) et autorité (en s'appuyant ainsi sur l'ensemble du corpus antique admis), peut se permettre de proclamer, à la limite, une certaine autonomie du fait artistique. Du fait de l'unité de la substance et de l'essence dans la chose, la clarisses de Thomas d'Equin provient d'en bas, de l'intérieur de l'objet; comme auto-manifestation de l'objet, comme auto-manifestation de la forme organisante. Comme l'objet est ontologiquement disposé à être jugé beau, une fois réalité concrète (donc après sa création...), il suffit de réaliser la proportion naturelle dans l'acte artistique. 

"La pax, c'est la tranquillité ordonnais ; après l'effort imposé par la compréhension discursive, l'intellect jouit du spectacle d'un ordre et d'une intégrité qui se manifeste comme claire présence de soi. A ce point, en même temps que le plaisir, on éprouve un sentiment de paix, une paix qui implique l'élimination du trouble et de tout ce qui s'oppose à l'obtention du bien (...). La joie de la vision, c'est la joie libre d'une contemplation éloignée du désir, comblée par la perfection qu'elle admire. Les choses belles visa placent, non point parce qu'elles seraient saisies sans effort, mais au contraire parce qu'elles sont conquises à travers l'effort et que leur jouissance intervient au terme de celui-ci. Nous éprouvons de la joie grâce à la capacité cognitive qui s'exerce sans rencontrer d'obstacles, et de la joie, aussi, dans le désir qui trouve son apaisement par l'opération de la capacité cognitive."

 

Umberto ECO, Art et beauté dans l'esthétique médiévale, Le livre de poche, Grasset, 1997. Philipp ROSEMANN, Thomas d'Acquis : l'esthétique à l'époque des premières universités, dans Esthétique et philosophie de l'art, L'atelier d'esthétique, de boeck, 2014.

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19 octobre 2017 4 19 /10 /octobre /2017 11:49

   Les trois monothéismes se fondent d'abord sur la Bible hebraïque, reprise de manière originale sur bien des thèmes,

Au commencement était le règne exclusif du Verbe et la condamnation concomitante de toute représentation figurée d'un Dieu inimitable et ennemi de l'imitation. "Dès le second commandement de la loi mosaïque, nous explique Ralph DEKONINCK, historien de l'art et chargé de cours auprès du FNRS, Université catholique du Louvain, Au fondement même donc de l'Ancienne Alliance, se trouve en effet posé, juste après l'exhortation n'avoir d'autres dieux que Yahvé, ce principe iconoclaste qui laissera dans la pensée occidentale des traces indélébiles (Alain BESANÇON, L'image interdite. Une histoire intellectuelle de l'iconoclasme, Fayard, 1994 ; Daniele MENOZZI, Les images, l'Eglise et les arts visuels, pour une anthologie de textes sur la théologie de l'image, Cerf, 1991)"

"Répétée en d'autres passages de l'Ancien Testament, la proscription biblique des images prend un sens bien déterminé : elle est d'abord là pour marquer l'identité du "peuple élu", qu'elle empêche de recourir à des idoles semblables à celles que béniraient les peuples avec qui il était en relation. (...) cette condamnation a vite été compris comme une condamnation sans appel de la propension proprement humaine à fabriquer des images et à les adorer, double péché d'hybris (démesure) et d'idolâtrie. (...)" Reste à savoir si, à part cette défense de la contamination par les polythéistes environnants, les païens adorent ou adoraient réellement des images. Jusqu'à quel point chaque fidèle ou chaque servant religieux faisait-il la part de la représentation et de la "réalité" spirituelle? 

C'est animés également par une lutte, que dans un premier temps, contre l'idôlatrie extérieure, celle du paganisme, et ensuite contre les hérésies intérieures que les Premiers Pères de l'Eglise, tant grecs que latins, sont les héritiers de cette animosité à l'égard de l'image et du visible en général, comme ils le sont également, pour beaucoup d'entre eux, de la condamnation platonicienne des faiseurs de doubles et des producteurs d'illusions. Tradition biblique et tradition philosophique se conjuguent dans une même condamnation de l'image jugée dans sa relation à la Vérité. Aucune image ne peut prétendre à la ressemblance divine, mais aussi l'homme est à l'image de Dieu, ainsi que le rappelle ORIGÈNE (185-254). Cela n'empêche pas les tentatives de restituer la Beauté, sans oublier que l'homme s'en est éloigné par la Faute originelle. Ce qui est révélé immédiatement, c'est l'image et non la ressemblance. L'image est de nature humaine et ne peut être perdue. Mais la ressemblance, elle, est perdue depuis longtemps. L'écart entre la ressemblance et l'image ne peut être comblé que sous l'action de l'Esprit Saint. En tant que concept théologique, philosophique et anthropologique, le terme imago désigne donc une réalité historique d'une part et un processus relationnel et participatif d'autre part. C'est sur cette base que s'élaboreront et que se codifient la doctrine iconophile et la pratique chrétienne des images religieuses qui succèdent, une fois le triomphe de la nouvelle religion assuré - il n'y a plus besoin de se défendre contre le paganisme de manière globale - à une période de haine à l'égard du visible. (Ralph DEKONINCK).

Cette iconophilie reste soumise précisément à l'inspiration de l'Esprit saint, et il faut toujours s'assurer que la production des images se situe dans cette inspiration. Si dans le mystère même de l'Incarnation réside la possibilité de rédemption de la création, il faut se garder (et les lois morales saintes servent à cela) que les images produites concrètement vont dans ce sens. De même que dans le Fils s'incarne Dieu le Père, de même dans la représentation de cette figure humaine, on peut s'approcher de cette rédemption. A la manière du Christ, seule médiation historique entre le visible et l'invisible, et donc modèle de toute médiation, l'image est désormais promue au rang de médiatrice entre l'humain et le divin, elle est valorisée comme voie d'accès privilégiée à l'Être.

     Les tradition orientale et occidentale, à partir de là, suivent des cheminements séparés, même s'il existe encore une communication entre l'Orient et l'Occident, communication qui avec le temps s'étiole, notamment avec la disparition progressive des cadres culturels, économiques et politiques de l'Empire Romain d'Occident. 

      Dans la tradition orientale, l'Incarnation, comprise comme entrée salvatrice de l'image de Dieu dans le monde visible et dans l'histoire de l'humanité, s'impose rapidement comme l'essentielle, voir l'unique légitimation théologique de l'image, et cela en permettant de penser un visible au-delà de toute apparence. Concrètement, c'est tout l'art de l'icône, tel qu'il tend à s'imposer dès le Ive siècle en Orient, qui relève ce qui est véritablement un défi, en tâchant de trouver une voie moyenne entre l'aniconisme juif et l'idolâtrie païenne, c'est-à-dire entre les dieux trop visibles - et trop anthropomorphistes - du paganisme gréco-latin, religion du corps, et le dieu trop invisible - et inatteignable dans tous les sens du terme - de la religion hébraïque, religion du Livre. (Von SCHÔNBORN, L'Icône du Christ. Fondements théologiques, Cerf 1986).

La seule manière de surmonter la contradiction visible/invisible, de dépasser l'opposition sensible/spirituel est d'accorder une valeur théophanique à l'image, c'est-à-dire d'en faire le lieu de la révélation divine. Au fur et à mesure que son culte s'impose (sur le modèle du culte rendu à l'empereur, "récupération" pure et simple d'une forme d'idôlatrie païenne, surtout dans les masses populaires... On peut d'ailleurs constater le même phénomène en ce qui concerne la musique...),à dater des Ve et Vie siècles, l'icône assume essentiellement trois fonctions :

- une fonction théologique, comme prolongement de la révélation,

- une fonction liturgique, en tant que rencontre du divin,

- et une fonction sacramentelle, comme manifestation de la présence du surnaturel en ce monde.

L'art doit être le lieu de la révélation, ce qui implique qu'il s'épuise dans sa fonction théophanique, car si cette condition n'est pas remplie, le spectre de l'idole peut resurgir à tout moment et substituer l'adoration de l'idole à l'adoration de ce qu'il est sensé représenter... "Alors, écrit encore notre auteur, que cette dernière se place du côté de l'artifice , du leurre et du mensonge, du prodige et de la magie qui fascinent et pétrifient le regard, l'icône doit se situer du côté de la révélation, du miracle, du dévoilement de la puissance divine qui convertissent le regard extérieur en regard intérieur, pour le renvoyer ultimement au mystère de l'Incarnation. (...) Pour que l'imitatio Christi ("ressemblance d'humilité") échappe au piège de la mimesis diabolique ("ressemblance d'égalité et de rivalité"), bref pour détacher l'icône de l'idole, il faut libérer l'image d'une certaine phénoménologie des apparences pour y inscrire un mouvement de "démagination", qui va associer à la plénitude de l'image à un certain creux ou vide, seul moyen de frayer un passage à l'invisible, de restaurer la fonction anagogique, c'est-à-dire l'élévation de l'âme vers la contemplation mystique. D'où cette sorte d'abstraction, ce hiératisme (souvent sans arrière plan) des icônes, dont le caractère fixe, irréel et répétitif (et des institutions sont là pour y veiller...) doit permettre au croyant d'accéder à la vision contemplative."  

La frontière est si ténue (et son appréhension pour tous si problématique...) entre l'iconophilie et l'idolâtrie qu'une grave crise iconoclaste déchire l'Empire byzantin pendant plus d'un siècle, crise majeure, dont les effets se font sentir longtemps, puisqu'elle prélude au grand schisme des Eglises d'Orient et d'Occident.

Déclenché en 730 par une décret de l'empereur Léon III imposant le retrait des images, le litige porte alors pour l'essentiel, sur la légitimité des images et le genre de culte qu'il convient de leur rendre. Si la conviction personnelle de cet empereur est si forte, c'est qu'elle se mêle à d'autres considérations : conflit de pouvoir entre l'Eglise et l'Empereur, car l'Eglise, en puissance iconocrate, veut s'approprier le monopole des médiations, conflit théologique qui travers l'Eglise. Les iconoclastes soutiennent l'impossibilité de circonscrire le divin et par conséquent de le représenter. Une véritable hémorragie du sacré - processions rituelles abondantes derrière des icônes, multiplication des donations aux autorités religieuses pour leur entretien, multiplication des icônes plus ou moins officielles, et la difficulté fondamentale de passer par une représentation du Christ pour percevoir le divin entrainent un mouvement centripète restreignant à quelques symboles (croix, eucharistie, Ecritures...). Mais le mouvement centrifuger de prolifération du sacré, qui se prolonge dans le profane, est entretenu par toute une véritable industrie artisanale de la statuaire et de la verrerie... C'est pourquoi la réponse iconophile est forte, si forte qu'un second Concile de Nicée (787) consacre au contraire une pensée complexe de l'icône, celle élaborée principalement par Jean DAMASCÈNE (mort vers 750), Théodore STOUDITE (759-826) et NICÉPHORE le Patriarche (758-828). A ce Concile, se décide, en liaison avec la question de l'icône, nombre de pratiques rituelles (baisers, dons de richesses, blasphèmes... ). C'est l'ensemble de la pastorale qui y est posée, avec force. La réalité étant imaginale, l'image s'impose comme le médiateur inévitable et privilégié de toute relation ontologique. La refuser revient à nier l'Incarnation et, par conséquent, les voies par lesquelles Dieu s'approche de l'homme...

Les raisons qui ont poussé l'empereur byzantin et ses successeurs Isauriens a entreprendre une propagande puis une campagne ponctuée de violences (contre les biens et les personnes) et les destructions (d'cônes), à coup de décrets et d'interventions armées sont encore mal définies. Deux points au moins sont bien établis : l'image de la croix nue est épargnée et même exaltée et on invoque contre les abus la loi de Moïse, la condamnation de l'idolâtrie par les Pères, l'idéal évangélique du culte spirituel. Au sujet des motivations les historiens demeurent divisés ; plusieurs explications ont été avancées : contagion de l'islam sinon du judaïsme ; influence des sectes dualistes (policiens) ou de groupes chrétiens archaïques de cette Asie mineure où se recrute l'armée de terre ; prise de conscience du fétichisme embusqué dans le culte de l'image ; atavisme de Léon III alliant une aversion superstitieuse pour le double de la future humaine à une répugnance monophysite pour la représentation du Dieu incarné ; rivalité entre l'art profane et l'art ecclésiastique ; détour visant à récupérer les richesses investies dans les images et à frapper la puissance économique du monachisme. Aucune de ces hypothèses ne convainc : les unes confondes des rencontres avec des causes, les autres reposent sur une insuffisante documentation. Toujours est-il que l'iconoclasme prend ses vraies dimensions avec le fils de Léon, Constantin V Copronyme. Aux théologiens qui en appellent à l'incarnation et à la tradition, il réplique par une contre-théologie, déduite des mêmes prémisses mais rattachée à la logique des définitions oecuméniques. Il forge un dogme, qu'il fait proclamer par une assemblée plaindre de l'épiscopat "national", déclarée VIIe Concile oecuménique (Hiereia-Blachernes, 754). le système forme un double volet. Sous son aspect négatif, il considère l'image de fabrication humaine, dite sacrée, comme inacceptable, voire idolâtrique. L'icône frappée de l'épigraphe "Jesus-Christ" mutile le Christ ; isolant de la dignité sa nature humaine, elle ébranle le dogme christologie. Quant aux icônes des saints, leur matière dégrade la condition glorieuse des modèles, leur sainteté originaire. C'est le refus d'un icône du Christ historique, et le triomphe du mystère et de l'eschatologie sur l'histoire. D'un point de vue positif, l'assemblée affirme que la seule icône admissible, d'autorité divine, est le rite eucharistique qui rend mystiquement présente l'acte de l'incarnation ; d'autre part, il n'est d'icône honorable et fructueuse des saints que l'assimilation vivante de leur perfection spirituelle. Cette construction était trop subtile et exigeante pour entamer les moeurs : elle n'était réellement accessible intellectuellement qu'à des lettrés fortement instruits et nourris des textes religieux. L'armée et même une partie du haut clergé n'avaient qu'en faire , et au regard des moines et de leur clientèle, ce n'était ni plus ni moins que la négation de l'Evangile. Or, le monde monastique avait pour lui les autres Églises. Cette opposition lassa la patience, certaine, de l'empereur. Dans sa capitale, il ferma les yeux sur plusieurs "lynchages" de moines, entre autres sur celui du puissant Etienne du mont Auxence (765) ; il monta d'énormes mascarades où les moines ridiculisaient eux-mêmes leur célibat et leur habit - habitude bien ancrée de procès de "repentis" - Suspect de double jeu, le patriarche Constantin fut décapité (767). En Asie Mineure, les généraux-gouverneurs renchérirent : on confisqua, vida, brûla de grands monastères, tandis qu'on dispersait, mutilait ou débauchait leurs occupants. Il s'ensuivit un exode de moines vers Chypre, la Crimée, l'Italie, vidant un peu plus le vivier culturel et artistique de l'Empire byzantin. Par la force des circonstances, on s'était engagé dans une guerre contre les moines. Dans le même temps, on grattait ou brûlait les images saintes sans distinction, pour leur substituer, à l'occasion, une décoration profane, végétale et animale (église des Blachernes par exemple). Les iconographies des absides étaient remaniées et remplacées par une croix. Voilà comment disparait, ce ne sera ni la première ni la dernière fois, une partie du patrimoine et une partie de la mémoire... Les ennemis de Constantin V veulent qu'il se soit attaqué aux reliques, au culte des saints, à la maternité de Marie, à l'institution monastique comme telle et se soit conduit comme un réformé avant la lettre, mais les historiens de manière générale sont plutôt sceptiques, tant la propagande impériale amplifie les actes mêmes des soutiens de Constantin V, et que ses ennemis ont tôt fait de prendre toutes les allégations au sérieux... pour leur propre propagande, notamment auprès des autorités politiques et religieuses en Occident... Cet empereur disparu (775), l'élan iconoclaste n'est plus soutenu que par la garde impériale. Après s'être opposée efficacement aux "inocules" en dispersant le concile orthodoxe des Saints-Apôtres (786), la garnison se laisse épurer par surprise par l'impératrice Irène. Et le concile de Nicée II (787) peut casser l'acte de 754 et rétablir les images. (Jean GOUILLARD)

 

   Si la fonction médiatrice de l'image est ainsi bien affirmée, la vénération de l'icône remonte vers son modèle immatériel. L'argument, repris du traité Du Saint-Esprit, rédigé par BASILE de Césarée (329-379), n'est opérationnel pour la dévotion, populaire ou non, que si on parvient précisément à s'assurer que le regard du dévot chemine bien de l'image vers le prototype immatériel. Si tout dépend, disent les iconophiles, de l'intention bonne ou mauvaise du regard qui peut chercher l'invisible dans le visible, l'Eglise est bien renforcée dans son rôle de gardienne de la foi, et peut garder son monopole de la fabrication et de la vérification de la foi... In fine, dans l'approche de l'image, la réflexion se déplace de l'objet représenté vers le regard qu'on porte dessus. Pour autant, la querelle iconoclaste n'est pas complètement soldée, elle resurgit plus tard, après le concile de Nicée II, notamment en 813, pour s'apaiser définitivement en 843. Les icônes ne sont plus guère contestées par la suite, du moins dans cette période du Moyen-Âge oriental, mais elles doivent être exécutées selon de rigoureux principes théologiques. la vénération ne va pas à la représentation matérielle mais au prototype, la personne de veux qui sont représentés et dont l'image fixe la présence. La mise en évidence des icônes se fait dans des lieux et dans des temps rigoureusement fixés, avec une présence ostentatoire physique des représentants de l'autorité ecclésiastique, notamment lors des processions et des cérémonies utilisant des symboles religieux.

      La tradition occidentale, à partir du Concile de Nicée II, fait à cette théologie une réception plus que mitigée. En réponse au Concile, l'empereur CHARLEMAGNE fait rédiger entre 792 et 794, les Livres carolins qui constituent la réponse de l'Eglise franque. Il faut dire que la part des mauvaises traductions des résultats du Concile compte dans cette réception-là. Ces Livres caroliens, si l'on s'en tient à une traduction plus fidèle, se livrent à une critique - en partie abusive du coup - des thèses iconophiles et défendent une position médiane dont l'influence est très importante sur l'évolution de l'art occidental. C'est qu'aux questions théologiques se mêlent, mais cela on peut l'observer depuis CONSTANTIN, des questions politiques. Le concile de Nicée II est perçu comme une injonction à toute l'Eglise et à tout l'Empire et comme un abus d'autorité... Loin de condamner pourtant l'image, ils reconnaissent pleinement son utilité et s'en prennent seulement à l'adoration. L'optique est résolument "matérialiste", en ce que l'image est dépouillée de son aura néoplatonicienne : simple représentation dont la matière n'est rédimée par aucun supplément de grâce, elle est coupée de son prototype. Elle n'est plus le premier moteur d'un mouvement irrésistible de la foi qui met l'âme du spectateur en contact avec le ciel. Elle est clairement dissociée de la relique, alors que la pensée orientale les associait étroitement. La réduction de l'usage dévotion implique, en contre-partie, une sorte de libération de l'art, qui échappe à l'emprise du sacré. Cette véritable désacralisation entraine l'élimination des restrictions qui accompagnaient la production des icônes, puisque l'autorité religieuse n'a pas à contrôler celles-ci. Cette manière de pensée contribue à dissocier pouvoir temporel et pouvoir spirituel et on peut comprendre, même si cela repose en grande partie sur un malentendu intellectuel (bien orienté il faut l'écrire...) que par la suite la pensée profane puisse se développer en dehors du sacré, bien plus qu'en Orient. Les Livres carolins estiment, par ailleurs, que l'acte de peindre, en soi, n'est ni pieux ni impie, neutralité morale qui a pu être bénéfique à la liberté de l'artiste, dont la moralité personnelle n'est pas engagée ni surveillée. L'image et l'artiste gagne en autonomie, mais cette autonomie ne peut pleinement s'épanouir tout de suite, le clergé entend continuer d'instrumentaliser l'image, conscient de son utilité didactique, éducationnelle, mnémotechnique et dévotionnelle.

Si pour la théologie orientale l'autorité incontournable est saint BASILE, l'Occident se réfère prioritairement aux écrits du pape GRÉGOIRE LE GRAND (540-604). Dans une lettre adressée à l'évêque iconoclaste SERENUS de Marseille, le pape condamne à la fois l'adoration et la destruction de l'image. 

"Le liber idiotarum grégorien, explique toujours Ralph DECKONINK, se présente comme le pendant chrétien de l'ut pista poesis, refrain ancien de la littérature classique fixé par Horace, et qui établit un parallèle entre parole et image. Cependant, tout au contraire de l'alliance antique de la poésie et de la peinture - alliance qui joue en faveur de cette dernière - l'image, dans le cas de la Bible des illetrés, se retrouve reléguée au rang de simple outil pratique et tactique du faire croire, utile aux âmes simples qui ont besoin de signes tangibles pour être instruits et édifiées. En adoptant officiellement cette voie qui prend valeur de doctrine, la théorie occidentale de l'image fait de celle-ci un signe comparable au signe linguistique ou, du moins, qui remplit les mêmes fonctions symboliques que l'écrit. Elle cherche ainsi à neutraliser ces forces qui appellent les pulsions inconscientes et contradictoires de l'idolâtrie et de l'iconoclasme (les deux faces d'une même médaille)". On ne rappelera pas assez que dans un monde aux les lettrés (les alphabétisés...) forment une infime minorité, l'appel aux images est essentiel, non seulement pour la compréhension mutuelle au-delà de l'oral, pour la transmission du savoir, mais aussi pour la fixation même des idées partagées par tous. En instrumentalisant l'image, en l'écartant du sacré et en écartant le sacré d'elle, l'Occident pose les problèmes en termes psychologiques et rhétoriques et nous plus en tentatives de représentation par le visible de l'invisible. D'une théologie de l'image, on passe à une théorie de la connaissance par l'image. Consciente toutefois que la croyance est appendue au regard, l'Eglise continue d'assigner à l'art le rôle de persuader et de convertir, ce qui autorise du coup, toute pensée de contamination entre le visible et l'invisible étant écartée, le déploiement des séductions picturales pour 'exciter la dévotion des peuples grossiers par les ornements matériels, ne le pouvant assez par les spirituels".

Entre la période d'essor du christianisme et l'an 1000, se trouvent, expliquent enfin l'historien de l'art, dessinées et fixées, entre Orient et Occident, les trois positions essentielles sur le rôle de l'image chrétienne, d'où ont pu découler trois esthétiques :

- Tout d'abord une iconophilie extrême qui, pensant l'image sur le modèle de l'Incarnation du Verbe, encourage en silence le spectateur à traiter le simulacre de la même manière que son prototype. L'art apparait alors comme la coalescence de la réalité sensible et de son fondement spirituel. Il est appelé à sauver en quelque sorte les phénomènes, le monde fini, en les ancrant dans l'Absolu.

- A l'opposé, l'iconoclasme élimine la question ontologique en chassant totalement l'image des églises pour la cantonner dans une sphère exclusivement profane, où elle peut s'épanouir de façon autonome.

- Et entre les deux, une voie médiane qui, bien que refusant résolument toute adoration, reconnait les mérites didactiques de l'image, mais aussi ses pouvoirs de séduction mis au service de la consolidation et de la propagation de la foi. Encore fallait-il canaliser ces pouvoirs en déjouant les effets incontrôlables du visible, cette fascination de l'image oscillant entre les deux pôles, hétérodoxe et hérétique, de l'idolâtrie et de la jouissance esthétique.

Ces trois voies traversent un champ de conflits qui se perpétuent de génération en génération, tant que la religion chrétienne demeure hégémonique : on peut passer de l'autre à l'autre voie au gré des conquêtes territoriales et des changements d'allégeances, des luttes entre croyances, des concurrences également entre les différents producteurs d'oeuvres artistiques se réclamant ou au contraire se détachant d'une ou d'une autre perspective religieuse... Comme l'Eglise en Occident joue la carte de l'ambivalence, toutes les variantes peuvent surgir au gré de ces conflits. 

 

Ralph DEKONINCK, La théologie de l'image entre Orient et Occident, dans Esthétique et philosophie de l'art, L'atelier d'esthétique, de boeck, 2014. Jean GOUILLARD, Iconoclasme, dans Encyclopedia Universalis, 2014. 

 

ARTUS

 

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