Daniel CHARLES, entre autres auteurs, saisit le sens de l'entreprise kantienne à partir de l'oeuvre de BAUMGARTEN (1714-1762).
Celle-si, explique t-il, dans la Critique du Jugement de 1790, commence par démentir qu'il soit possible de fixer "une règle d'après laquelle quelqu'un pourrait être obligé de reconnaître la beauté d'une chose". Le jugement, écrit KANT, est donc subjectif. C'est un jugement réfléchissant, susceptible de varier d'un sujet à l'autre, et qui s'oppose par là au jugement logique, déterminant, lequel, reposant sur des concepts, est invariable. le plaisir, éminemment changeant, est-il dès lors le seul critère du Beau? Oui, répond le philosophe allemand, à la condition que l'on s'avise que ce qui plaît n'est pas une matière sensible, mais la forme que revêt cette matière. le plaisir est donc désintéressé, il ne concerne pas le contenu, qui ne suscite en nous que de l'agrément. Et, s'il y a plaisir, c'est que s'accordent en moi l'imagination et l'entendement, sans que l'enterrement régisse, comme dans le jugement de connaissance, l'imagination.
"Pourquoi le jugement de goût, poursuit notre auteur, qui est exclusivement subjectif, peut-il donc prétendre à l'universalité? Parce que "chez tous les hommes, les conditions subjectives de la faculté de juger sont les mêmes" ; sans cela, "les hommes ne pourraient pas se communiquer leurs représentations et leurs connaissances". D'où l'affirmation : "Est beau ce qui plaît universellement sans concept."
Le "je" ne peut donc énoncer la règle générale à laquelle l'objet beau serait susceptible de servir d'exemple ; la beauté implique par là même une "légalité sans loi". Et la finalité à laquelle renvoie le Beau est immanente à la forme elle-même : elle ne suppose aucune fin qui pourrait être située hors de l'objet : c'est donc une "finalité sans fin".
Dès lors, "ce ne sont ni des règles ni des prescriptions, mais seulement ce qui ne peut être saisi à l'aide de règles ou de concepts, c'est-à-dire le substrat suprasensible de toutes nos facultés, qui sert de norme subjective". Ce substrat, c'est l'idée esthétique que nous révèle le libre jeu de l'imagination, et qui ne saurait devenir connaissance, parce qu'elle est intuition à laquelle ne correspond aucun concept. On voit ici dans quelle mesure la Critique du jugement est appelée à équilibrer, chez Kant, la Critique de la raison pure : car une idée théorique de la raison, de son côté, ne peut devenir connaissance parce qu'elle est concept auquel ne correspond aucune intuition.
Il n'y a, en tout cela, qu'une esthétique du spectateur, qui ne renvoie qu'au Beau naturel. Comment peut-il se faire que l'homme parvienne à créer des objets qui se prêtent à note jugement de goût?
La faculté de représenter des idées esthétiques est le génie. Mais le génie est lui-même un présent de la Nature : c'est donc la Nature qui e révèle dans et par l'art ; et elle ne se révèle jamais mieux que dans l'art, dans l'unicité des oeuvres de génie. Ainsi, l'art "doit avoir l'apparence de la nature, bien que l'on ait conscience que c'est de l'art : et, si l'intérêt porté à l'art ne prouve pas nécessairement que l'on soit attaché au bien moral, l'intérêt porté au Beau naturel, en revanche, "est toujours le signe distinctif d'une âme bonne". Le Beau est finalement le symbole de la moralité, mais il ne l'est qu'en tant que celle-ci revoir à la Nature.
Et cela permet de comprendre l'importance du rôle assigné par Kant au sublime : état strictement subjectif, "il nous oblige à penser subjectivement la nature même en sa totalité, comme la présentation d'une chose suprasensible, sans que nous puissions réaliser objectivement cette présentation."
Sans doute est -il difficile pour un homme (ou ne femme) du XXIème siècle de se pénétrer de cette conception, surtout en s'approchant de la traduction française d'une stricte manière d'écrire allemande qui n'existe plus guère aujourd'hui hors de cénacles universitaires. Pourtant, cette conception influence au plus haut point notre manière moderne de penser l'esthétique. En effet, comme l'écrit Daniel CHARLES, "la Critique du jugement ouvre l'époque moderne de l'esthétique".
Comme Daniel CHARLES, Danielle LORIES évoque l'envol de la nouvelle discipline au XVIIe et XVIIIe siècle, dans le "précipité" que constitue l'oeuvre du philosophe allemand BAUMGARTEN. Dans ses Méditations philosophiques sur quelques sujets se rapportant à l'essence du poème (1735), il appelle cette nouvelle science de l'esthétique de ses voeux, en esquissant ses tâches. "Science de la sensibilité (aisthesis en grec signifie sensation), c'est-à-dire du mode inférieur de la connaissance, l'esthétique se présente à sa naissance comme une théorie de la connaissance sensible, ce qui ne l'empêche pas d'inclure une poétique philosophique au sens le plus classique et ancien qui soit. En effet, aux yeux de l'héritier du rationalisme leibnizien qu'est Baumgarten, la beauté n'est autre que la forme sensible de la vérité, l'objet par excellence du savoir sensible, et donc le thème premier de l'épistémologie que doit être son esthétique et dont on ne saurait dès lors séparer l'étude de l'art. C'est que ce dernier produit le beau, et ses règles doivent par conséquent être envisagées comme celles qui président à l'élaboration d'un savoir." La parution des deux premiers volumes (1750 et 1758) de sa monumentale Aesthetica inachevée à sa mort popularise dans toutes les langues d'Europe le nom de la nouvelle discipline, tout à la fois philosophie du beau, de l'art et de la connaissance sensible.
Cette esthétique connait son apogée moins d'un demi-siècle plus tard dans la Critique de la faculté de juger (1790) de KANT (1724-1804). il y analyse le jugement esthétique et la question du goût, de façon à surmonter la querelle du rationalisme et de l'empirisme, de l'objectivisme et du subjectivisme du beau. Il résume cette querelle par une thèse et une antithèse (Antinomie du goût) :
- Thèse : Le jugement de goût ne se fonde pas sur des concepts ; car autrement on pourrait disputer à ce sujet (décider par des preuves).
- Antithèse : Le jugement de goût se fonde sur des concepts ; car autrement on ne pourrait même pas, en dépit des différences qu'il présente, discuter à ce sujet (prétendre à l'assentiment nécessaire d'autrui à ce jugement).
"Désireux, explique notre auteure, d'échapper au relativisme empiriste renvoyant chacun à sa propre émotion impartageable au point qu'il est vain même de converser du beau, Kant est également conscient des limites du rationalisme qui s'interdit d'en penser une véritable spécificité. S'il faut renoncer à situer le beau dans le registre de la raison pour le faire résider dans le registre subjectif du sentiment de plaisir et de peine, il faut néanmoins que ce sentiment ne diffère pas en chacun et assure au beau une validité universelle, comme s'il était objectif."
Le beau, au long de ses comparaisons, est circonscrit en quatre définitions successives :
- (selon la qualité) "le goût est la faculté de juger d'un objet ou d'un mode de représentation, sans aucun intérêt, par une satisfaction ou une insatisfaction. On appelle beau un objet d'une telle satisfaction".
- (selon la quantité) "est beau ce qui plaît universellement sans concept".
- (selon la relation des fins) "la beauté est la forme de la finalité d'un objet, en tant qu'elle est perçue en celui-ci sans représentation d'une fin."
- (selon la modalité) "est beau, ce qui est reconnu sans concept comme objet d'une satisfaction nécessaire.".
L'universalité et la nécessité seulement subjectives s'attachent au jugement de soûle qui découlent essentiellement du désintéressement. C'est souvent par comparaison avec le partage des connaissances que l'on peut comprendre la prétention mise en évidence par KANT au partage universel du plaisir du beau.
Un autre jugement réfléchissant, esthétique, a la particularité de présenter une finalité seulement subjective et sans concept, qui porte sur le sublime. Comme dans le cas du beau, KANT prend à ce propos ses distances par rapport à ses prédécesseurs et tout particulièrement par rapport à l'empirisme de BURKE. Kant, explique toujours Danielle LORIES, "relève des ressemblances et des dissemblances entre le sublime et le beau. Si, dans les deux cas, le jugement est réfléchissant et simplement subjectif, s'il est désintéressé et prétend posséder universalité et nécessité subjectives, néanmoins le jugement sur le sublime se distingue du jugement sur le beau, parce qu'au contraire de ce dernier il n'est pas relatif à la forme d'un objet, parce que le jeu des facultés implique la raison et non pas seulement l'imagination, parce que loin d'être de part en part rapports heureux et harmonieux, ce jeu se présente d'abord comme un conflit, et parce qu'enfin le plaisir est éprouvé à l'occasion du, mais non au spectacle offert dans l'intuition". Devant le sublime mathématique, l'on n'est pas impressionné par l'immensité de sa puissance ou de sa force, par l'absence de forme, et le spectacle (de la voûte céleste, de l'océan...) apparait d'abord comme faisant violence au sujet, comme dépassant infiniment ce que l'imagination peut saisir de manière unifiée. Ce spectacle dépasse la faculté sensible et oblige le sujet à recourir, sans que cela soit possible, à la faculté de Idées. Le sentiment du sublime s'apparente ainsi au sentiment de respect dû à la morale.
Une fois établie la spécificité du jugement sur le beau, et le sublime indiqué comme l'objet d'un autre jugement esthétique désintéressé, KANT aborde la question de la création artistique en se demandant comment il est possible à l'artiste de produire un objet, une oeuvre du Bel-Art, qui en appellera, précisément, à ce jugement du goût pur qu'il a décrit.
Une des conditions à la production d'une oeuvre d'art par un artiste, c'est qu'elle se distingue de la production d'un produit intellectuel pur, comme une loi scientifique. "C'est qu'il faut que personne, écrit notre auteure, pas même l'artiste, ne puisse rendre compte intégralement de la production de cette oeuvre, de l'oeuvre telle qu'elle est et telle qu'elle plaît au spectateur ; il faut que personne ne puisse énoncer la règle qui a présidé à sa réalisation, c'est-à-dire à la production du beau, il faut que personne ne puisse saisir cette oeuvre, son principe, dans un savoir conceptuel. Pourquoi? Parce que si c'était le cas, le jugement sur l'oeuvre ne pourrait jamais totalement faire abstraction de ce savoir, et on ne jugerait pas de l'oeuvre indépendamment de son concept, on jugerait de sa conformité par rapport au but que s'était fixé l'artiste, et le jugement serait jamais un pur jugement esthétique, désintéressé et sans concept". Même si la production du beau requiert de l'artiste une faculté des Idées esthétiques, soit l'imagination de produire des formes sensibles, il existe une différence essentielle entre créativité artistique et créativité scientifique. Si l'on tente de comprendre une oeuvre, la faculté de juger du goût de celle-ci se perd. Le génie d'un artiste ne dépend en dernier ressort pas d'une connaissance, mais d'une disposition innée de l'esprit par laquelle la nature donne les règles à l'art. Cela apparait bien évidemment à nos yeux puriste, comme d'ailleurs l'analyse Danielle LORIES.
L'attitude esthétique, tel que le décrit KANT n'est pas partagée à son époque, où se développe au contraire une connaissance raisonnée de l'oeuvre, mais avec le temps, qui efface précisément la connaissance de l'intention de l'artiste, de ses connaissances possibles en matière de production de sa propre oeuvre, du contexte même dans lequel elle a été produite, le spectateur qui vise une salle des Beaux-Arts ne la perçoit que comme belle (ou laide), au niveau précisément de ce qu'il nomme la faculté de juger le beau.
Danielle LORIES, Kant : le jugement esthétique, dans Esthétique et philosophie de l'art, L'atelier esthétique, de boeck, 2014. Daniel CHARLES, Esthétique - Histoire, dans Encyclopedia Universalis, 2014.
ARTUS