Si toute oeuvre cinématographique, parce qu'elle existe au milieu de conflits et de coopérations, est politique, elle n'a pas forcément vocation (mais cela n'enlève rien à sa nature politique) à intervenir sur les conflits politiques. Mais, depuis tous ces débuts, de la volonté de réalisateurs et créateurs, le cinéma intervient dans la politique, de manière plus ou moins distancée. Les pouvoirs politiques et économiques entretiennent avec ce médium, caractéristique de la culture de masse, des rapports très divers.
De la représentation de la réalité au combat pour des valeurs...
Le cinéma participe, même dans les films les plus anodins, à la représentation de la réalité d'hier, d'aujourd'hui et... du futur. Des réalisateurs de films cherchent par ailleurs depuis les origines du cinématographe à écrire l'Histoire, défendre des valeurs et proposer des modèles de comportement.
Fabien DANESI, Maitre de conférences en pratique et théorie de la photographie à l'Université de Picardie Jules Verne (Amiens) cite plusieurs éléments de ces rapports entre politique et cinéma : "L'histoire du cinéma politique est souvent initiée avec L'Affaire Dreyfus réalisée par Georges Méliès en 1899. Il faut immédiatement ajouter que cette première version est rapidement retirée des salles, en raison des empoignades qu'elle suscite. Ainsi, le cinéma et la politique vont être liés très tôt à travers la recherche d'un contrôle de la part des gouvernements", l'instauration de censures plus ou moins étendues." Durant la période de l'entre-deux guerres marquées par de fortes tensions idéologiques, les interdictions se multiplient, à l'image de L'Âge d'or, réalisé par le surréaliste Luis Bunuel en 1930. Subversif et antibourgeois, il entraine le saccage du Studio 28, le 3 décembre à Paris, par les ligues de l'extrême droite et est suivi immédiatement de son retrait. De même Octobre (Eisenstein, 1927) ne reçoit pas son visa de contrôle, comme Le Cuirassier Potemkine (1925) auparavant.
Dans le contexte des régimes totalitaires, la subordination du cinéma à l'État est évidente. Conscient que "le cinéma est de tous les arts le plus important", Lénine signe en 1919 un décret de nationalisation pour ce formidable outil de propagande. Le peuple doit être éduqué ; et cette tendance est renforcée lorsque Staline arrive au pouvoir (...). En 1928, un premier tournant est pris en URSS avec l'imposition d'un style académique qui va devenir officiellement en 1934 le réalisme socialiste. (...) Il en est de même dans l'Allemagne nazie où le ministre de la propagande Joseph Goebbels engage dès 1933 un processus d'élimination des personnels juifs et communistes au sein des sociétés de production. Il favorise une nouvelle culture néo-classique qui fait l'éloge de la beauté et de la pureté, de l'ordre et du surhomme, tel qu'on peut l'observer dans Le triomphe de la volonté (Riefenstahl, 1935)." Il se développe dans ces pays surtout une culture frivole de l'amusement censé faire oublier les soucis de la vie quotidienne et de la guerre. "Ce que les auteurs de l'École de Francfort, Theodor Adorno et Max Horkheimer, perçoivent en 1944 comme une fuite face à la réalité, une formidable force aliénante rompant avec l'ambition d'une émancipation de l'individu. Pour eux, le cinéma est le fer de lance d'une industrie culturelle qui réduit l'art à une marchandise, et le spectateur à un enfant en attente de gratification.
L'entertainment d'abord, du point de vue des producteurs et réalisateurs... mais derrière l'entertainment?
L'essor de l'entertainment - sous l'égide du commerce - est bien sûr présent dès les origines du médium qui est une attraction de foire, avant de devenir un plaisir plus ou moins bourgeois. Et les relations entre cinéma et politique ne peuvent s'en tenir aux oeuvres explicitement engagées, comme les films réalisés par Jean Renoir durant son compagnonnage avec le Parti communiste au milieu des années 1930. Pour preuve, le code Hays, mis en place aux États-Unis en 1934 auprès des réalisateurs, mentionne le type d'images prohibées, avant tout celles jugées indécentes, dans un pays où le puritanisme est un trait dominant. Il y est aussi précisé le nécessaire respect de la religion et du sentiment national, dans une perspective de consensus. Autrement dit, un tel code de "déontologie" permet de comprendre que chaque film, sans être ouvertement politique, engagé déjà des valeurs à travers les situations montrées et la manière dont elles sont décrites. Par conséquent, la mise en scène écarte tout rapport neutre avec la réalité. Il est d'ailleurs possible de considérer qu'au milieu du XXe siècle, l'industrie hollywoodienne a participé à la construction d'une culture universelle concrète, en exportant un modèle de vie basée sur la consommation individuelle, d'autant plus efficace que ses oeuvres narratives impliquent un processus de projection de la part du spectateur. Ces fictions, à mi-chemin entre réalisme et idéalisme sont au cinéma, ce que les grandes machineries pompiers étaient à la peinture du XIXe siècle.
Avec la contestation libertaire des années 1960, de nombreux cinéastes vont s'opposer à une telle hégémonie qui accompagne le développement du capitalisme. Dans la lignée du processus de décolonisation, l'impérialisme américain est de plus en plus dénoncé. Au cinéma, il s'observe à travers la diffusion massive des productions sorties des grands studios, accrue en France notamment après les accords Blum-Byrnes de 1948. Même si Hollywood n'est pas un bastion homogènes - comme le rappelle en pleine guerre froide la "chasse aux sorcières" (1947-1960) lancée par le sénateur Joseph McCarthy contre les sympathisants communistes -, il reste que l'uniformisation des oeuvres est le signe d'un conservatisme ambiant, que les artistes d'avant-garde dénoncent. Dans la lignée de mai 1968 et du cinéma militant, Jean-Luc Godard remet en cause l'ensemble des codes visuels, ainsi que les moyens de production. Reniant la politique des auteurs qui avait assuré dans les années 1950 une légitimité artistique à cette industrie, il cherche à s'effacer au sein du "collectif" Dziga Vertov. Travaillant avec les chaines de télévision, ce groupe souhaite déconstruire les mécanismes propres à l'illusion cinématographique, en abandonnant par exemple la dichotomie entre fiction et documentaire. De même, le groupe Medvedkine, créé par les ouvriers de Besançon, sous l'impulsion de Chris Marker, montre la tentative de sortir des limites de la professionnalisation et de donner aux prolétariat la possibilité de s'exprimer sans médiation. Cette époque voit se multiplier les initiatives en faveur d'oeuvres qui tentent de réinventer une écriture filmique, à l'image du Collectif Zanzibar. Dans tous les cas, ce cinéma prend le contrepied des modèles d'identification et de socialisation qu'incarne l'économie du star system.
Du "conflit" entre la télévision et le cinéma
Pour autant, depuis les années 1950, la concurrence de la télévision a entrainé une baisse de fréquentation dans les salles. En tant que pratique sociale et relais idéologique, le cinéma a vu son importance s'éroder progressivement, même s'il conserve un rôle non négligeable dans la constitution des mythes contemporains. Auparavant messe publique et populaire, corps collectif et métaphorique de la communauté démocratique, matière visuelle à partir de laquelle écrire l'histoire, il a subi l'inscription dans la sphère privée, via la vidéo, puis le numérique. Ce mouvement de repli s'est accompagné d'une multiplication exponentielle des images que d'aucuns perçoivent comme le signe d'un simulacre généralisé. Elle est en tout cas l'indice que la réalité n'est jamais autonome à l'égard des représentations. Elle n'existe pas en soi, à l'écart des grilles d'interprétation. Dans le contexte de la mondialisation, qui fait suite à l'effondrement de l'URSS, le cinéma demeure donc un objet de la modernité, un objet qui véhicule affect et pensée, c'est-à-dire un objet qui génère des filtres à partir desquels continue à ce concevoir le réel, compris comme le lien indissoluble entre les espaces intérieur (ou subjectif/psychique) et extérieur (objectif/physique).
A ce titre, il reste un outil politique. Simplement, l'atomisation des propositions artistiques ne doit pas cacher les rapports de force qui persistent au coeur du libéralisme économique, et la permanence d'une production dominante de l'ordre de la distraction. Si les approches cinématographiques à la marge ont elles-mêmes souvent écarté la sacro-sainte distinction entre les cultures noble et populaire, en traversant les territoires dans une logique d'hybridation, il ne faut pas éluder le fait que les valeurs sont le produit de choix anthropologiques, et non uniquement esthétiques."
Se pose de toute façon, à travers les tentatives d'échapper aux canons de la grammaire filmique comme pour les multiples façons de proposer des schémas de représentation, qu'elles soient dominantes ou pas, de manière directe ou indirecte la question des pouvoirs et des représentations.
Le cinéma militant
En dehors de toute quirielle d'oeuvres dérangeantes, sur le plan sexuel, sur le plan moral ou sur le plan politique ou sur le plan social, répartis sur toutes les époques et tous les continents, mais qui adoptent les formes narratives dominantes, voulant faire réagir tout en étant un spectacle attractif de masse, existe un courant voulant rompre radicalement avec les modes de fabrication des films comme avec les discours politiques dominants.
Guy HUNNEBELLE, rappelant que ce qu'on appelle "militant" "est presque aussi vieux de le cinéma lui-même" et que très tôt, nombre de cinéastes constatent que "le cinédrame devient l'opium du peuple" (Vertov), tente de définir ce cinéma militant. En le distinguant du cinéma politique.
"Mais qu'entend-ton exactement par l'expression "cinéma militant"? Reconnaissons d'emblée que tout comme l'expression "cinéma politique", elle peut éventuellement prêter à équivoque : il est clair que tout film, (toute oeuvre d'art), est nécessairement "politique" et "militant" dans la mesure où il reflète toujours, à un degré ou à un autre, une conception du monde donnée pour laquelle il "milite", qu'il l'avoue ou qu'il cherche à le dissimuler. C'est en ce sens qu'"il n'y a pas d'art au-dessus des classes".
Il est méthodologiquement utile, cependant de distinguer les films, de droite ou de gauche, qui ont un contenu politique "latent" et ceux, de droite et de gauche également, qui ont un contenu politique manifeste.
Le cinéma militant avoue, lui, de façon "éclatante" le rôle qu'il entend jouer sur le plan idéologique, ou sur le plan politique ; ou encore sur le plan culturel. Si l'adjectif "militant" n'est pas le "meilleur", disons alors qu'il est le moins mauvais. En effet, toutes les autres dénominations qui ont été parfois proposées sont encore moins univoques : "Cinéma parallèle"? Il y a des films parallèles qui ne sont pas militants au sens "éclatant" que nous venons de préciser. "Cinéma non commercial"? Outre qu'il existe dans ce cas aussi des films non commerciaux qui ne sont pas militants, il peut arriver (c'est même l'objectif de beaucoup) que des films militants finissent par trouver un petit créneau dans la programmation commerciale. "Cinéma politique"? On vient de le dire, tous les films sont par quelque manière politiques, et par surcroit cette appellation recouvre aussi des films destinés au grand public (tel Z par exemple). "Cinéma populaire"? Si tous les films militants cherchent à atteindre le plus large public possible, peu y parviennent soit à cause des entraves du système soit à cause de leur structure intrinsèque. Et puis de Funès n'est-il pas "populaire", lui?
Nous alignant sur la majorité des choix effectués en France et ailleurs, (...) nous entendons par "cinéma militant", un cinéma qui présente généralement les trois caractéristiques suivantes :
- C'est un cinéma qui, dans les pays capitalistes; développés (en Occident) ou exploités (dans le tiers-monde), est le plus souvent tourné en marge du système commercial de production-distribution. Non pas en vertu d'un vain purisme, mais parce qu'on fait tout pour le confiner dans ce purgatoire. Cependant, il peut exister un cinéma militant dans certains pays socialistes ou socialisants qui ont compris que cette forme de cinéma conserve son utilité dans le contexte d'une lutte des classes qui, l'exemple de la Chine le prouve, continue après la révolution. C'est dans cet esprit d'ailleurs que travaillaient Vertov et Medvekhine dans la jeune Union Soviétique.
- C'est un cinéma qui, par la force des choses en régime capitaliste, est presque toujours produit avec de petits moyens : en 16 mm, en Super 8, ou encore en vidéo. Cette contrainte pèse beaucoup sur la destinée des films militants qui peuvent rarement prétendre au niveau technique des films commerciaux. En France, c'est souvent au prix d'astuces acrobatiques que les groupes parviennent à mener à bien la réalisation d'un film. Les cours métrages et même les longs sont réalisés au prix de revient de la pellicule et des laboratoires. Et tout est à l'avenant.
- C'est un cinéma de combat, qui se met d'emblée, et par définition, au service de la classe ouvrière et des autres classes ou catégories populaires en s'assignant une fonction de contre-information, d'intervention ou de mobilisation. C'est un cinéma qui, globalement, lutte contre le capitalisme et l'impérialisme. Nombreux sont les cinéastes militants qui travaillent bénévolement ou se contentent d'une rétribution dérisoire, et en tout cas inférieure à celle qu leur aurait valu un travail analogue au tarif syndicale dans la "grande" production".
De nombreux groupes en France apportent à cette définition des points particuliers, liés à leur activité propre, leur orientation politique ou le contexte dans le contexte dans lequel ils agissent. On rencontre notamment assez souvent cette formule selon laquelle le cinéaste est d'abord un militant qui fait des films. Par ailleurs des partis ou même des États font réaliser des films "militants" qui ont tout de films de propagande (parfois avec chants lyrics et virils).
Mais ce qui distingue souvent un film militant d'un film de propagande politique, c'est la manière de les faire, qui veut faire des travailleurs les acteurs de leurs propres films. On s'aperçoit alors que ces films de combat visent souvent des publics particuliers, des objectifs précis et souvent militants et plus tard, ils apparaissent pour la grande majorité d'entre eux, sauf précisément si on veut le remontrer avec un montage différent reliant en ouvre plusieurs métrages, comme terriblement datés. Souvent, ces films militants visent d'autres travailleurs directement intéressés par les luttes filmées,rarement un plus large public. Prendre part à la réalité sociale qui s'élabore ici et maintenant est d'ailleurs l'objectif affiché de cinéastes-acteurs de luttes, que ce soit à l'usine, en monde rural, contre des guerres ou des activités militaires, pour de nouveaux droits (à l'avortement par exemple). Il faut remarquer d'ailleurs que même avec le temps, ce sont ces films de luttes locales (mais souvent à portée globale) qui résistent à l'épreuve du temps, qui se "démodent" le moins vite (car le contexte change vite), par rapport à d'autres films, commandés en général par des institutions constituées, véritables pensum (souvent lourds) politiques.
Depuis les années 1980 en France, avec l'ouverture des médias et souvent avec les moyens financiers et techniques de télévision, s'élaborent une quantité importante de documentaires. En même temps que de nombreuses manifestations culturelles s'emploient à faire sortir de l'oubli de vieux films militants. C'est tout un pan d'une mémoire collective que voudrait bien balayer les vents du libéralisme qui est remis en perspective. Cela est particulièrement visible dans la résurgence ou la création de structures de production de films auxquels l'existence de matériels vidéo et numérique relativement performants et relativement peu coûteux donnent de nouvelles opportunités. D'autant que les canaux de diffusion se sont multipliés depuis le début des années 2000 avec le développement du web.
Guy HENNEBELLE, Cinéma militant : ce qu'en parler veut dire, Cinéma militant, n° double de Cinéma d'Aujourd'hui, mars-avril 1976. Fabien DANESI, Politique, dans Dictionnaire de la pensée au cinéma, Sous la direction de Antoine de BACQUE et de Philippe CHEVALLIER, PUF, 2012.
ARTUS
Relu le 26 avril 2022