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18 avril 2016 1 18 /04 /avril /2016 10:27

   Le groupe Images et Sons du groupe ATTAC, animé entre autres par Jean-Christophe VICTOR, s'efforce de (dé)montrer les arguments de l'Association qui lutte au départ pour la Taxe Tobin d'Aide aux Citoyens avant d'élargir les axes de son combat contre la mondialisation du capital financier.

  Ce groupe qui se déploie, s'internationalise à partir de l'appel d'Ignacio RAMONET dans Le Monde diplomatique, fait avancer un "chantier civique" : débats, conférences, publications, production de films... Ces activités tiennent une grande place dans l'activité de militants dont le postulat est que "la perspective d'une réappropriation du monde par les citoyens ne saurait se réaliser sans la compréhension des enjeux, des mécanismes et des effets d'une économie mondiale prise dans la logique néolibérale. "

    Parti d'un projet ambitieux d'une chaine de télévision (mais des difficultés - débats sur la professionnalisation, problèmes de moyens à la mesure d'un tel projet, le font abandonner), le groupe se centre sur la réalisation de films. L'ISA, avec la possibilité de faire appel à des gens de différents domaines, subdivisent ses activités en 4 ateliers : création, filmothèque, réflexion et espace photos. L'atelier création, d'une dizaine de membres, met au point des projets de films, comme celui de Nice sur la manifestation relative à l'Europe ou le film d'Olivier ZUCHUAT, Dollar, Nasdaq, Tobin et les autres, de 40 minutes, qui propose une vision assez globale du système financier. D'autres films se sont montés de manière complètement autonome, comme celui d'ATTAC-Rhône sur l'OMC ou celui des Yvelines, Château en épargne. Au coup par coup, des courts métrages ou des films plus ambitieux se montent.

Si le groupe n'intervient pas beaucoup sur le travail, c'est parce qu'il considère que les problèmes aujourd'hui sont à la fois macro (global) et micro (local), tous glocal). Comme le dit Jean-Christophe VICTOR, "L'interdépendance est trop forte pour ne prendre en compte que l'un ou l'autre. On est obligé d'avoir une vision qui soit un mirour déformant à vision variable ; et de même le champ d'action doit être sur les deux niveaux. D'où la difficulté de lutter aujourd'hui et le fait que la plupart des gens se disent qu'on ne peut plus rien faire parce que c'est tellement énorme... Arriver à faire le lien entre ce qui t'arrive  dans ta vie, les petits ennuis de chaque jour et les politiques commerciales européennes ou mondiales, ce n'est pas évident. Mais le lien existe. Prends l'exemple de la santé, d'un sapeur pompier qui intervient pour te sauver parce que tu tombes en moto, mais qui n'est pas formé ; tu t'aperçois que des directives sont prises au niveau européen et que des budgets sont supprimés parce qu'on privilégie l'achat de matériel plutôt que la formation, et qu'on cherche à supprimer à long terme le service public... Tu fais le lien, très rapidement. C'est ce qu'essaie de faire ATTAC. C'est une démarche assez difficile.

Quant à la question du travail ou de l'entreprise, il y a des réalisateurs qui sont venus vers ATTAC pour proposer des films qu'ils ont faits de manière professionnelle ; on les a mis dans la filmothèque. (...). On a vraiment besoin de renfort pour suivre (le genre d'événement comme les problèmes des travailleurs chez Mc Do), créer des liens. Nous sommes tous des travailleurs, nous nous sentons tous concernés par une réflexion sur ce monde du travail. Mais il constitue encore un vrai tabou. Réaliser un film de l'intérieur est une des choses les plus difficiles. Les entreprises sont très fermées et se méfient de tout." Organiser la diffusion en tenant compte des problèmes de droits (par des comités locaux), donner des informations sur leur distribution, positionner ATTAC sur le domaine de la culture et de l'audiovisuel... constituent également des tâches que se donnent le groupe. 

Sur précisément la définition du film militant, le groupe trouve cela "délicat". Il préfère pour l'instant se limiter à un rôle pédagogique. "Ce qui est intéressant dans le cinéma militant, dit encore Jean-Christophe VICTOR, c'est qu'il peut être un moteur de la réflexion. Beaucoup de gens se posent des questions sur notre société, mais malheureusement ils ne prennent pas suffisamment position comme ils pourraient le faire s'ils disposaient des sources de réflexion." ATTAC est avant tout un outil pour se sentir citoyen, non un organisme politique en faveur de telle ou telle orientation, et pour l'animateur du groupe, il s'agit "d'être suffisamment fort pour toucher les spectateurs d'un film : par exemple avec Vers un autre monde il s'agit moins d'apporter des réponses que d'ouvrir sur des questions, d'inciter à la réflexion."

 

ATTAC : une approche pédago-militante du film, entretien avec Jean-Christophe VICTOR, par Thomas HELLER, dans CinémAction, dossier Le cinéma reprend le travail, 1er trimestre 2004.

www.attac.org/france/culture.

 

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Relu le 14 avril 2022

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18 avril 2016 1 18 /04 /avril /2016 07:02

  Jean-Luc GODARD (né en 1930) occupe dans le paysage cinématographique une place bien à part, son caractère légèrement égocentrique y étant sans doute pour quelque chose (mais dans ce paysage, les individualités à ego surdimensionné abondent, comme si la fonction d'apparaitre à l'écran ou dans les festivals favorisaient cela...). D'abord critique de cinéma, cinéaste à messages (parfois à tiroirs), expérimentateur de formes esthétiques et narratives, bateleur de foire médiatique, à la fois personnage intriguant et rassurant, maître en communication, en la critiquant et en en profitant. Son film Histoire(s) de cinéma (1988-1998), mélange à la fois itinéraire personnel, course du cinéma dans le siècle (le XXe) et bouleversement de l'Europe. Pour le réalisateur, ce film est à la fois un retour sur son passé, sur le passé du cinéma et celui de l'Histoire. Apparemment un film d'historien, ce qu'il n'est pas, mais surtout un film de critique des manquements du cinéma avec l'Histoire. 

     Histoire(s) de cinéma est constitué de 4 chapitre, chacun divisé en deux parties, composant ainsi 8 épisodes. Les deux premiers, Toutes les histoire (1988) et Une histoire seule (1989) durent respectivement 51 et 42 minutes ; les 6 épisodes suivants, réalisés en 1997-1998, durent chacun moins de 40 minutes.

Histoire(s) du cinéma est en grande partie composé de citations visuelles de films, plus ou moins reconnaissables et explicitement nommés (ce qui pose lors de sa diffusion de nombreux problèmes de droits...). Le réalisateur y énonce des jugements sur le cinéma, jugements souvent répétés dans le même film, et force à chaque énoncé de faire réfléchir le spectateur, en reprenant souvent le même thème sous un angle différent, cela de manière saccadée, volontairement heurtée, sous forme de cartons ou avec sa voix et celles de quelques autres, comme s'il entendait reprendre le spectateur sur ce qu'il croit avoir compris, à moins que, suivant certains critiques féroces, il n'aie finalement pas grand chose à dire...

  Antoine de BAECQUE, loin d'être le critique le plus "méchant" envers ce film de 266 minutes, écrit que "le cinéaste explique (le rapport qu'il a) avec l'histoire par sa situation singulière au sein d'une double histoire superposée, une place générationnelle. Comme si les Histoire(s) du cinéma ne pouvait provenir que d'un artiste issu de la Nouvelle Vague, "peut-être la seule génération qui s'est trouvée au milieu à la fois du soècle et du cinéma", Godard semble avoir été tôt compris, et assumé, la puissance de cette incarnation, comme si le croisement de l'histoire personnelle et de l'histoire du siècle, en ce point précis nommé Nouvelle Vague, était le tremplin duquel s'élancer pour rendre visible l'histoire. Ce destin, il le formule dans un épisode des Histoire(s) de cinéma : "Le cinéma, c'est la seule façon de faire, de raconter, de se rendre compte, moi, que j'ai une histoire en tant que moi dans une histoire en tant que tous. S'il n'y avait pas de cinéma, je ne saurais pas que j'ai une histoire ni qu'il y a de l'histoire." La seule façon de raconter l'histoire, ou de faire de l'histoire, c'est le cinéma. Comme si Godard était le dépositaire d'un héritage qui le dépasse tout en le faisant riche d'une promesse à accomplir : faire basculer l'histoire du siècle vers l'histoire du cinéma. Et inversement.

Mais la thèse godardienne est d'abord un constat d'impuissance : l'histoire du cinéma, comme rendez-vous manqué avec l'histoire, contretemps auquel Godard tente de remédier par ses Histoire(s). Cette démission hante les deux premiers épisodes, qui sont largement centrés sur la faute collective du cinéma au moment de la montée des périls, du nazisme, de la guerre, de l'Occupation, de la collaboration et de la solution finale. L'épisode 1A, surtout, est marqué par cette culpabilité des clercs du cinéma, ces "grands réalisateurs incapables de contrôler la vengeance et la violence qu'ils avaient vingt fois mise en scène", et se voyant rendus responsables, par le montage godardien, impitoyablement accusateur comme il peut être par ailleurs incroyablement salvateur, de la catastrophe stalinienne et hitlérienne. La succession illustrée des chronologies hollywoodienne, réaliste-socialiste, fasciste, national-socialiste, est très cruelle : le cinéma aurait été comme enchaîné par l'industrie, instrumentalisé par la propagande, et finalement transformé en un vecteur de mort. Godard remonte les films que les cinéastes - ceux qui oubliaient l'histoire ou s'en détournaient -n'ont pas faits. Les Histoire(s) deviennent dès lors une entreprise salvatrice : de ces images coupables (d'avoir délaissé l'histoire, d'avoir aveuglé les hommes, d'avoir conduit à la catastrophe), Godard fait des innocents puisque, tout à coup, le lyrisme des fragments, des associations et des parallèles, elles sont susceptibles de sauver le monde, devenues icônes de l'histoire. "Même rayé à mort, un simple rectangle de trente-cinq millimètres sauve l'honneur de tout le réel..." résume-t-il en une phrase saisissante. (...)".

  Dans cette histoire du cinéma, ce sont les documentaires, contrairement aux fictions, qui sauvent précisément cet honneur. Il existe chez GODARD une tentation de réaliser une Somme, mais cette épopée, si elle veut se hisser au niveau de l'Histoire, veut rester celle de l'histoire d'un homme, lui-même. Ce long album, qu'on ne peut pas regarder bien sûr d'une traite, surtout avec ce montage heurté, sonne comme un testament, également, celui d'une vision de l'Histoire à travers le vécu individuel. Mais GODARD tente d'aider à voir, à comprendre à la fois le cinéma et l'Histoire, et c'est peut-être cela qui nous intéresse le plus ici. 

  Jean-Luc GODARD est fortement influencé dans la conception de ce film par Le Musée Imaginaire d'André MALRAUX. Essai édité en 1947, puis remanié deux fois, en 1951 et en 1965, il porte sur l'oeuvre d'art, la relation nouvelle de l'homme moderne par rapport à l'art. Dans ce musée, se cotoie les oeuvres (de peintures surtout) les plus diverses. La confrontation de ces oeuvres, cette confrontation de contradictions (de signifiants entre autres, comme on dirait par ailleurs) est une prise de conscience de la quête de tout le possible de l'art, d'une recréation de l'univers qui donne la plus haute idée de l'homme. L'aspect kaléodoscopique, que GODARD rend à son film, le montage heurté, reproduit cette recherche du sens de l'art. Aujourd'hui, il est possible, grâce à la photographie et au cinéma, d'avoir à disposition les oeuvres de toutes les civilisations, dans le désordre. Il devient possible de confronter toutes les oeuvres et il devient en même temps nécessaire de les relier en quelque chose d'intelligible dans la marche de l'Histoire.    

      Son film se conçoit également comme un grand poème épique et funèbre, où se juxtaposent et se confrontent, la vie et la mort, les anciens et les modernes dans l'histoire souffrante et éternelle de la beauté chercha,t à s'imposer et parfois hélas à collaborer avec la mort et l'horreur (Jean-Luc LACUVE, qui s'inspire ici de Marie Anne LANAVÈRE, dans le site de l'Encyclopédie Nouveaux Médias, réalisation du Centre Georges Pompidou, 2005).

 

Jean-Luc GODARD, Histoire(s) du cinéma, scénario de Jean-Luc GODARD, avec comme Acteurs Juliette BINOCHE, Julie DELPY, Anne-Marie MIÉVILLE, André MALRAUX, Ezra POUND, Paul CELAN, France-Suisse, Producteurs Canal+, CNC, France 3, Gaumont, La Sept, Télévision suisse romande, Vega Films, 266 minutes au total, 1988. Disponible en coffret de 4 DVD.

Jean-Luc GODARD, Histoire(s) du cinéma, 4 volumes, Gallimard, 1998.

Jean-Luc LACUVE, www.cineclubdecaen.com. Antoine de BAECQUE, Histoire(s) de cinéma, dans Dictionnaire de la pensée du cinéma, PUF, 2012.

 

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Relu le 15 avril 2022

 

 

 

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16 avril 2016 6 16 /04 /avril /2016 13:06

      Il existe des réalisateurs militants qui font des films militants, des militants qui font des films militants, mais aussi des militants qui font du cinéma pour grand public, ne négligeant pas la mise en scène spectaculaire pour faire passer leurs idées. Ne négligeant pas les ficelles du show biz, des festivals prestigieux, les filières commerciales de production et de diffusion, comme d'ailleurs un certain nombre d'autres cinéastes, Ken LOACH utilise dès ses premiers films en 1967, toutes les ressources techniques de la télévision d'abord et du cinéma ensuite.

Il ne se situe pas forcément du côté du cinéma militant, même si d'évidence tous ses thèmes ont une tonalité contestatrice forte et affichée, mais totalement du côté du cinéma politique. Aujourd'hui même, il est totalement engagé dans la vie politique de la Grande Bretagne (avec son manifeste politique contre la logique du marché et contre l'austérité) comme il l'est depuis des décennies, à l'extrême gauche de l'échiquier politique.

       Le réalisateur britannique ouvre la voie au renouveau des années 1980 et 1990 du cinéma de son pays, qui révèle notamment Mike LEIGH et Stephen FREARS.

         Il utilise dans ses premiers films les techniques de la télévision. Dominants dans son oeuvre, les marginaux (Kes, 1969), la jeune fille névrosée dans une famille rigide (Family Life, 1972). Un souci de réalisme l'anime qui n'exclut pas les préoccupations esthétiques (Black Jack, 1978). Il réunit toutes ces clefs dans son film Regards et sourires, en 1981, qui malgré l'accueil chaleureux de la critique, est desservi par l'austérité de la mise en scène. Hidden Agenda (1990) évoque la lutte de l'IRA et une rocambolesque machination de Mme Thatcher. Ce n'est pas la copie ou reconstitution du réel qui l'intéresse, mais la mise au service de plusieurs causes d'une dramaturgie qui vise avant tout à faire réfléchir le public.

Exemple de cette démarche, il fait des héros de son film Route Irish (2010), deux "contractors" anglais plutôt que des soldats car il veut bien mettre en évidence que la "la guerre, aujourd'hui, s'est privatisée". Dans une interview à Artistik Rezo (Ariane ALLARD), il poursuit que "c'est d'ailleurs ce qui fait la différence avec les guerres précédentes. Le métier de la guerre est en train d'être privatisé, délibérément sous nos yeux. Si le gouvernement britannique a pris la décision de retirer ses soldats d'Irak et d'y envoyer des mercenaires, c'est pour deux raisons. D'abord parce qu'en privatisant cette guerre, il la cache. Alors que quand un militaire meurt en terre étrangère a droit aux honneurs lorsque son corps est rapatrié, le mercenaire, lui, il revient dans une boîte anonyme. L'État a moins d'obligations. Et ensuite, parce que cette guerre, hé bien... elle tourne en rond! Ainsi, aujourd'hui, force est de reconnaitre qu'elle a été menée pour le bénéfice des grandes compagnies pétrolières. Et que, désormais, ce sont les sociétés privées de sécurité qui, grâce à elle, engrangent des bénéfices colossaux."

   Si dans les années 1970 et 1980, il enchaine des films à la télévision, qui abordent, avec une approche expérimentale, les thèmes saillants de cette époque, en n'hésitant pas à faire des documentaires sur le mouvement syndical (A question of Leadership, 1981), les années 1990 marquent une sorte de triomphe avec la réalisation d'une série de films populaires à thème social ou historique. C'est Riff-Raff (1990) sur la réinsertion et la sortie de prison, Carla's Song (1996) sur une histoire d'amour atypique avec pour toile de fond la réalité politique du Nicaragua, Ladybird (1994) qui évoque le sort d'une mère à qui l'on retire la garde de ses enfants, Land and Freedom (1995) qui explore les traumatismes de la guerre d'Espagne, My Name is Joe (1998) qui prend pour canevas le rapprochement d'un ancien alcoolique et d'une assistante sociale. Durant cette période il est trois fois couronné au Festival de Cannes. 

Il obtient en 2006 la Palme d'Or du 59e Festival de Cannes pour son film Le Vent se lève (The Wind That Shakes the Barley), vision controversée de la guerre irlandaise d'indépendance et de la guerre civile irlandaise qui suit dans les années 1920. Le film est fortement critiqué par une partie des médias britanniques pour sa représentation des forces britanniques d'occupation en Irlande. Si, surtout dans son pays, il est souvent fortement critiqué, même par des commentateurs qui n'ont pas vu ses films, c'est qu'il irrite profondément une partie de l'intelligentsia par sa faculté d'utilisation des éléments artistiques des films à grand spectacle, mis sur pied généralement  à de tout autres fins que la critique sociale...

Il ne cesse de réaliser des films par la suite, Looking for Eric (2009), par exemple, sur un postier dépressif qui se reprend en main grâce à son idole, le footballeur Cantona, en tournant en dérision les punchlines et déclarations fortes de ce dernier. En 2014, il réalise un film historique : Jimmy's Hall, inspiré de James Gralton qui s'oppose au clergé puissant et conservateur dans l'Irlande des années 1930.

       Soucieux des conditions dans lesquelles le public accède à ses films, même les plus anciens, Kenneth LOACH a non seulement facilité grandement leur mise en circulation en DVD, mais, à l'encontre de toute une classe (caste?) cinématographique, rend ceux-ci librement accessible sur Internet (YouTube). Pour des questions de droits, il ne sont pas malheureusement visibles, sans bidouillages, en France.

 

Jean TULARD Dictionnaire du cinéma, Robert Laffont, Bouquins, 1992. Erika THOMAS, L'univers de Ken Loach, engagement politique et rencontre amoureuse, L'Harmattan, 2004. www.artistik rezo.com, 9 mai 2015.

 

Relu le 17 avril 2022

    

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14 avril 2016 4 14 /04 /avril /2016 10:12

     Comme de nombreux groupes, dont la majorité a une existence éphémère, le Collectif Grain de Sable se fait l'écho de nombreuses luttes sociales dans des conditions souvent difficiles, avec la volonté toutefois de durer le plus possible, face aux aléas du paysage cinématographique et politique.

On peut citer parmi ces groupes, Iskra, Cinéma libre (créé en décembre 1971), Cinélutte (au service de la Gauche ouvrière, créé en 1973), Cinéma politique (en liaison avec les comités Larzac, né en juillet 1974, dont les membres sont issus d'autres collectifs), UNI/CITÉ (de 1971, sous l'impulsion du Parti Communiste Français), U.P.C.B (Bretagne, créé en 1972), Ciné-Oc (cinéma occitan, né en 1970), Cinéthique (d'abord revue fondée en 1969, devenue marxiste-léniniste), Front paysans (né en 1972, à l'occasion de la guerre du lait dans l'Ouest de la France), le groupe ad hoc pour Histoires d'A (sur le droit à l'avortement), le Groupe cinéma de Vincennes (dénomination selon les époques de réalités différentes...), APIC et TORR  E BENN (respectivement groupe parisien et groupe breton, utilisant le Super 8, né en 1972) et bien d'autres nés dans la mouvance 68. Parmi les groupes nés plus tard, citons ATTAC, avec son secteur cinéma ou le collectif chômeurs et précaires....

   Le collectif "Films Grain de Sable", fondé en 1974 par des cinéastes "en lutte", entend rompre depuis son origine "avec le système aliénant : production-distribution-exploitation-législation". Il s'est fondé sur la mise en commun tant du matériel que de la permutation des fonctions techniques. Un réalisateur doit pouvoir intervenir comme preneur de son, cadreur ou électricien, sur tout film mis en chantier par le collectif. "Par ailleurs, explique le collectif en mars-avril 1976, des techniciens extérieurs qui ont assumé une prise de conscience, quant au sens de leur métier, rejoignent le collectif pour certaines réalisations plus importantes. C'est ainsi que Le ghetto expérimental et le cinétract Liberté au féminin ont été assumés par une équipe réduite et que La ville est à nous a permis à des gens extérieurs de s'intégrer au collectif. Il est alors évident que les bases de travail ont été en accord avec la ligne et les méthodes préconisées par la structure du collectif. A la suite de cette expérience, un nouveau film a été mis en chantier L'enfant prisonnier." 

Il s'agit pour le collectif, dont font alors partie comme permanents Jean-Michel CARRÉ, Serge POLINSKY et Brigitte SOUSSELIER, de "faire progresser le niveau de conscience des masses". Pour son activité, il s'appuie sur une plateforme en 7 points, qui reflètent bien les attendus techniques et idéologiques du groupe :

- Étant entendu que le cinéma "politique" destiné à la consommation et produit de l'industrie cinématographique dépendant de la classe dominante, n'est aucunement représentatif des luttes effectives.

- Que ce cinéma de consommation sert à la classe dominante pour affirmer son emprise idéologique et impose sa propre version de la réalité, au détriment d'une information à laquelle chacun a droit pour un développement culturel réel.

- Que notre but est d'élever le niveau de conscience de la classe opprimée, ce qui signifie : partir de son niveau actuel pour l'élever par la prise de conscience issue des luttes, et non pour l'amener au stade de la culture bourgeoise.

- Notre travail de cinéastes, face au matériel filmique, est de pouvoir condenser les faits, les luttes quotidiennes, d'en exprimer les contradictions. De créer aussi des outils capables d'éveiller les masses, les exalter, les appeler à s'unir et à lutter pour changer les conditions dans lesquelles elles vivent.

- La vie quotidienne du peuple est la plus riche, la plus vivante, la plus essentielle et c'est d'elle que nous devons traiter dans nos films.

- Un film est bon, s'il est réellement nécessaire à faire progresser le niveau de conscience des masses. C'est le seul critère qui doit guider notre démarche. C'est aussi le seul verdict que nous ayons à craindre. La qualité ne peut se mesurer en d'autres termes. Cependant, nous savons fort bien que LES OEUVRES QUI MANQUERONT DE VALEUR ARTISTIQUE, QUELQUES AVANCÉES QU'ELLES SOIENT DU POINT DE VUE POLITIQUE, RESTERONT INEFFICACES.

- Sachant que notre travail devra se faire dans des conditions économiques défavorables, nous engageons un combat permanent contre la censure économique que le pouvoir nous impose, tant au niveau de la production que de la diffusion de nos films. Chaque fois que nous mettons un film en chantier, nous devons nous appuyer sur les luttes de nos camarades et travailler en accord avec eux. C'est d'eux que nous viendra la force de travailler et c'est sur leur exemple que nous devons nous aligner.

   Centré sur l'évocation de la vie quotidienne : l'école, la famille, le nucléaire, la contraception, la naissance de l'avortement, le collectif Les films du Grain de sable est rejoint en 1976 par Yann Le MASSON. Après 1981, en dépit du déclin du cinéma militant, Jean-Michel CARRÉ continue seul au sein du collectif à filmer sur une longue durée les femmes prisonnières, les prostituées, tout comme les mineurs du Pays de Galle, propriétaires de leur mine et les travailleurs sociaux accueillant les SDF. Dans un entretien de 2004, ce dernier peut faire le point sur l'activité du groupe qui a traversé plusieurs périodes difficiles pendant lesquelles se sont construits, bon an mal an, un réseau de distribution parallèle, une filmographie non négligeable, le rachat du cinéma Saint-Séverin au Quartier Latin de Paris... De nos jours, le réseau de distribution parallèle ne fonctionne qu'au ralenti (mais des ressources y existent encore), car les salles Art et Essai ont abandonné les documentaires politiques, les comités d'entreprise ne demandent plus leurs films...Depuis les années 1990, le collectif s'est attelé à la conservation des films et mène des tournages de films qui passent parfois à la télévision, média avec lequel travaillent de plus en plus maints cinéastes militants. Jean-Michel CARRÉ peut s'appuyer sur des relations pour travailler sur des scénarios, projeter des cycles de films sur un thème, à la recherche d'expériences ouvrières ou éducatives positives, n'hésitant pas à se lancer dans la co-production avec d'autres organismes. 

Grain de sable, toujours en activité, propose à la diffusion en cinémathèque ou comité d'entreprise plusieurs films dans son catalogue, dont nous pouvons citer quelques uns : L'Age adulte, de Eve DUCHEMIN (56 minutes, 2012), Sexe, amour et handicap, de Jean-Michel CARRÉ (74 minutes), Sainte-Anne, hôpital psychiatrique, de Ilan KLIPPER (88 minutes, 2010), Les travailleurs du sexe, de Jean-Michel CARRÉ (85 minutes), Plan social!, et après?, de Laurent LUTAUD (52 minutes, 2010), Des noirs et des hommes, d'Amélie BRUNET et Philippe GOMA (52 minutes, 2010), Tabou, de Orane BURRI (57 minutes, 2009), Armes fatales, du même réalisateur (52 minutes, 2009)... Le collectif propose à la vente un certain nombre de DVD de films militants. 

 

Cinéma militant, numéro spécial de Cinéma d'aujourd'hui, numéro double de mars-avril 1976. CinémAction, numéro le cinéma militant reprend le travail, 1er trimestre 2004.

Site Internet : www.films-graindesable.com. Adresse : 206, rue de Charenton, 75012 PARIS.

 

FILMUS

 

Relu le 20 avril 2022 (On aimerait un commentaire d'un membre de ce collectif ou d'une autre).

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12 avril 2016 2 12 /04 /avril /2016 13:12

     Il existe une différence entre des groupes militants qui se mettent à filmer des luttes - ce n'est ni leur vocation de faire du cinéma et ne le font qu'occasionnellement - et des réalisateurs permettant techniquement d'en faire, qui n'en font sans doute pas souvent, qui ne militent pas principalement, mais font de la fabrication des métrages leur métier. Dans leur filmographie, les films militants peuvent prendre une plus ou moins grande place.

   Ainsi les groupes Medvedkine constituent une expérience sociale audiovisuelle menée par des réalisateurs et techniciens du cinéma militant avec des ouvriers de la région de Besançon et de Sochaux entre 1967 et 1974. Le nom des deux groupes a été choisi en hommage au travail du réalisateur soviétique Alexandre Ivanovitch MEDVEDKINE (1900-1989).

 

Le ciné-train...

Ce dernier est l'inventeur du ciné-train, un véritable train aménagé pour la réalisation de court-métrage. ce film travers toute l'Union Soviétique en 1932 afin d'y filmer la population laborieuse des villes et des campagnes. Les films sont tournés et montés immédiatement pour les projeter à la population dès le lendemain. Cette expérience lui donne l'idée de son film Le bonheur (1934), petite comédie paysanne. Il réalise ensuite plusieurs films de fiction dont Un printemps mouvementé (1956), considéré somme un échec par la critique. Après cela, Alexandre MEDVEDKINE se détourne du cinéma de fiction pour ne plus faire que des documentaires de propagande, pour lesquels il reçoit de nombreux prix dans son pays. Ses documentaires de campagne tournés dans les années 1920 ont une influence énorme sur le cinéma indépendant des années 1960 dans le monde : des groupes Medvedkine sont créés dans beaucoup de pays d'Europe occidentale, d'Afrique et d'Amérique Latine.

 

De nombreux réalisateurs face aux luttes...

      Beaucoup de cinéastes s'inspirent de ses travaux. Ainsi Chris MARKER, qui, à la demande des ouvriers de Besançon en grève, met à leur disposition en 1967 son savoir et son expérience, pour développer l'animation culturelle autour des luttes. Cinéaste expérimental, il filme de l'intérieur la grève des Rhhodiaceta en faisant participer les ouvriers eux-mêmes à la mise en scène et à la fabrication du film. A bientôt, j'espère sort en salle un an plus tard et cette expérience suscite beaucoup de vocations dans la fabrication de films militants par des militants. Plusieurs films sortent ensuite jusqu'en 1971. 

Un autre groupe se forme à Sochaux où il aide également un groupe informel formé autour de Pol CÉBE et de Bruno MUEL. Beaucoup plus sous l'influence de la dynamique de Mai 68, les militants tournent et produisent Sochaux, le 11 juin 1968, ainsi que plusieurs autres à la suite jusqu'en 1975. 

 

Filmer mais aussi distribuer...

     La volonté de maitriser la distribution de ces films, la grande majorité des courts métrages, conduisent plusieurs d'entre les particaipants de cette expérience, avec l'aide encore de Chris MARKER, à former une société de distribution qui existe toujours, Iskra. On retrouve dans beaucoup d'endroits dans le monde, de la part des groupes militants faisant des films militants , la volonté d'assurer la distribution de leurs oeuvres, de maitriser - avec une analyse théorique (souvent anticapitaliste) à la clé ou pas - de bout en bout toute la chaîne du film : fabrication avec des moyens artisanaux, contrôle du montage, assurance de distribution... le tout dans une ambiance plus ou moins festive, où la rentabilité est le tout dernier de leurs soucis. Pour Iskra, l'activité de cette coopérative doit beaucoup au travail de plusieurs cinéastes, dont certains travaillent pour d'autres types de films par ailleurs, et surtout à celle qui en fut la cheville ouvrière, même au moment les plus sombres : Inger SERVOLIN. Au départ; il n'y avait qu'un groupe d'amis, ensuite il y eut Slon (1968-1973), puis Iskra (à la fin de 1973), et puis toujours Iskra (qui redémarre en 1985), comme le raconte Guy GAUTHIER : "Les anciens films sont en dépôt et circulent encore, de nouveaux s'y ajoutent chaque année, enregistrant les tendance d'un increvable cinéma militant, fidèle reflet des problèmes du jour. reflet aussi des moments de faveur ou d'indifférence qui rythment de façon pas toujours explicable l'histoire en dents de scie du militantisme cinématographique (surtout à gauche et à l'extrême gauche, mais aussi sans étiquette précise, autre que celle de faire triompher une lutte ouvrière ou paysanne, environnementale, antinucléaire, antimilitariste, libertaire, précisons-le nous-mêmes...). Iskra continue, avec Inger Servolin, toujours fidèle au poste, Viviane Aquilli, et quelques animateurs tout aussi fidèles."  Son catalogue de films, toujours disponibles, s'avère diversifié et dense. 

 

Conflits contre le système, conflits à l'intérieur des groupes militants...

     Cette volonté de maitrise du message politique et idéologique n'est pas simplement issu du caractère militant des films, ni du fait que souvent des combats idéologiques assez durs traversent parfois les groupes ou mouvement qui les fabriquent, mais aussi par le fait même que ce message est en opposition et avec les idées dominantes dans la société et avec une conception même de la production et de la diffusion des films. Alors que le système capitaliste a tendance à détruire des moyens de production et des façons de faire pour les remplacer par d'autres, ces militants exigent, au nom de la démocratie et souvent du peuple, le respect même de conditions de vie décentes des travailleurs, quel que soient leurs activités. Dotés d'un discours anti-capitaliste adapté aux circonstances (centrales nucléaires menaçant l'environnement et accroissant la concentration des pouvoirs ou extension de camps militaires au détriment des conditions de vie agricoles), ces militants défendent des conceptions politiques souvent bien précises et entendent faire acte d'une pédagogie elle-même souvent sujet à débats. Alors que dans le paysage audio-visuel, la demande de spectacle influe sur la production des films, que le distributeur guide le contenu des films et que l'attente de profit prime sur les qualités  et les intentions des scénarios, alors aussi que le cinéma est oeuvre collective dominée par une idéologie de consensus favorable au capitalisme, il s'agit de faire en sorte que le message offensif et précis reste, du début des scripts à la distribution, qu'il atteigne son objectif de mobilisation et non d'anesthésie ou de relaxation, que ce soit en direction d'autres militants, d'autres travailleurs ou du public le plus large. Il y a sur le fond une opposition entre la nature de ces films militants - c'est pourquoi parfois ils peuvent paraitre ennuyeux car ils requièrent beaucoup d'attention! - et celle des films de spectacle.

    Monique MARTINEAU indique les divers changements intervenus dans les motivations, la composition de groupes militants et les techniques de réalisation des films, lors du renouveau du cinéma militant lors dans années 2000. Il s'assigne toujours d'un "mission de contre-information, d'intervention et de mobilisation" (HENNEBELLE) en faveur des plus démunis. participants à une utopie audiovisuelle, critiques de cinéma, universitaires chevronnés cotoient toujours de jeunes chercheurs, de nouveaux militants. Mais leurs orientations et domaines d'intervention ont changé. Après quelques âges d'or comme à l'époque du Front populaire, les révoltes de mai 68 et la vague de grèves marquent son réveil. Ensuite, dans les années 1980, marqué par la réhabilitation des entreprises et des entrepreneurs, seuls quelques obstinés poursuivent l'aventure. la décennie 1990 est plus favorable avec l'ouverture de la télévision et de certaines institutions à la réflexion sur le travail et les travailleurs. Certains cinéastes militants atteignent enfin le grand public avec les chaines nationales : Jean-Michel CARRÉ avec Femmes de Fleury. "Autour de l'année 1995, une nouvelle forme de mouvement social émerge et se partage en trois courants. Le premier occupe le devant de la scène en octobre-novembre, avec la grève des cheminots pour la défense de leur retraite et du service public. Au soulèvement des jeunes refusant en 1968 de devenir les chiens de garde d'une économie prospère succède celui d'adultes assurés de leur emploi, mais inquiets pour leurs vieux jours et soucieux de défendre les acquis sociaux de la Libération. Le deuxième courant, à travers une multitude d'associations, lutte aux côtés de tous les victimes de l'insécurité sociale, les "sans" (sans-papiers, sans logement, sans travail). Le troisième, né en France en 1998, combat certaines orientations de la mondialisation avec ATTAC (...). ce courant s'inscrit dans la dynamique internationale depuis 2001 par le forum social mondial de Porto Alegre au Brésil. En 2003 y émerge le désir de passer de l'antimondialisation à l'altermondialisation. 

Ce triple mouvement social adopte plus souvent un fonctionnement horizontal, en réseau, que la discipline verticale, chère aux partis léninistes. Les médias, notamment les télévisions, lui sont bien plus ouverts qu'avant 1981. Pourtant, en cas d'urgence (...), on revient à des tournages militants : cheminots en grève, chômeurs en marche, sans-papiers en lutte sont à nouveau devant et derrière les caméras."

    De multiples manifestations culturelles (cinémathèques, associations d'étudiants, festivals) permettent à de nombreux films de trouver un public plus large que celui des groupes militants eux-mêmes. Plus, à travers l'éclosion-explosion du marché documentaire, de nombreux cinéastes  sont à l'écoute d'un cinéma militant dont ils empruntent parfois la tonalité ou certains contenus de leurs discours. La double pression des difficultés économiques croissantes et la crise de l'environnement y sont pour beaucoup. Il s'agit pour certains cinéastes de communiquer, fût-ce à travers de belles images, leur prise de conscience.

    De la conservation des anciens films militants (conservation d'une mémoire éparse) à l'ouverture du marché documentaire, tout un champ d'activité mobilisent beaucoup d'acteurs. L'explosion de la video révolutionne d'un autre côté les modes de fabrication et les possibilités de diffusion (notamment via Internet) de nombreux films de toute sorte (de tout métrage et de toute... qualité!) permettent la diffusion d'idées - avec un langage (politique) bien plus adapté au grand public - qui jusque là resteraient confinées aux militants. Au déclin d'un militantisme politique, visible autant dans les partis traditionnels que dans les groupes les plus contestataires, répond une montée plus forte d'un autre militantisme, social, sociétal, environnemental, de consommateurs aussi... Si le discours apparait moins offensif et anticapitaliste, il pénètre, de manière thématique, dans l'ensemble de la population, lentement et preuves à l'appui des multiples nuisances sociales, politiques, environnemtales, pour une prise de conscience très large et très diffuse, relayée même par des fractions de l'opinion publique indifférentes ou hostiles à la remise en cause du système dans son ensemble.

 

Monique MARTINEAU, Cinéma militant : le retour!, dans Cinémaction, le cinéma militant reprend le travail, Corlet/Télérama, 2004. Guy GAUTHIER, de Slon à Iskra, Ibid. 

 

FILMUS

 

Relu le 22 avril 2022. Encore une fois, demande de témoignages et de commentaires..

 

 

 

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10 avril 2016 7 10 /04 /avril /2016 08:40

    De son vrai nom David Abelevich KAUFMAN, le cinéaste soviétique d'avant-garde, d'abord rédacteur et monteur de films d'actualité, puis réalisateur de films documentaires et théoricien, déploie son oeuvre créatrice surtout à une période où la jeune Union Soviétique n'est pas entrée dans un système de censure et de mise en place d'un académisme officiel, le "réalisme socialiste".

Il s'inscrit dans le mouvement de l'avant-garde cinématographique de la Russie des années 1920, influencé par le futurisme et le constructivisme. Il ne cesse d'expérimenter, s'opposant à des cinéastes comme Sergueï EISENSTEIN, Grigori TRAUBERG et Leonid TRAUBERG, qu'il accuse de faire du cinéma-spectacle, en raison de leur emploi de la fiction. Il se choisit le surnom de Dziga Vertov qui signifie littéralement la "Toupie qui tourne sans cesse". Responsable de plusieurs séries documentaires (1918 puis 1922, puis encore 1923 à 1925), il pose à travers de nombreux articles et son mouvement/manifeste du Ciné-Oeil (1923), inspiré par ses propres découvertes à l'usage de la caméra, les bases d'un mouvement esthétique anti-bourgeois, nouveau et indépendant. Dont l'un des axes fondamentaux est l'abandon de toute trame romanesque ou narrative - qu'il perçoit comme un parasite empêchant la naissance d'un langage esthétique nouveau - au profit de l'utilisation d'images filmées dans la vie réelle.

 

Le Ciné-Oeil

    Pour VERTOV, la caméra est un prolongement de l'oeil humain. Et pour l'expérimenter, il n'a besoin ni de scénario, ni de script, ni d'acteurs... Ce qu'elle enregistre doit être assemblé, monté, structuré pour créer un langage nouveau, supérieur à la vision linéaire que nous avons de la vie. Grâce à cet oeil mécanique qu'est l'objectif, nous pouvons voir mieux et plus loin qu'avec l'oeil humain nécessairement imparfait. 

Le Ciné-Oeil - qui prend la vie "sur le vif"- est en ce sens le contraire même du Ciné-Drame, qui repose sur la narration et les émotions, et que VERTOV qualifie d'Opium du peuple. "Nous proclamons, écrit-il, que les films que nous connaissons basés sur le romanesque, les films narratifs et théâtraux et tous les films de ce genre, sont comme de la lèpre". Cette théorie du Ciné-Oeil influence ensuite profondément un pan entier du cinéma européen, de Hans RICHTER à Jean VIGO, de Luis BUNUEL à Man RAY, de Joris IVENS à Henri STARK, même s'il n'appliqueront jamais à la lettre ses préceptes. 

 

L'homme à la caméra

  Son film le plus connu, L'homme à la caméra, film manifeste de 1929, précède de peu Enthousiasme, la Symphonie de Donbass (1930), l'un des premiers films soviétiques sonores, tous tournés en Ukraine. En 1934, il propose, pour commémorer le 10ème anniversaire de la mort de LÉNINE, Trois chants sur Lénine, mais déjà les théories de l'avant-garde cinématographique sont de moins en moins bienvenues dans les allées du pouvoir stalinien. Lequel recherche beaucoup plus des films réalistes qui célèbrent la réussite collectiviste, visibles et plus faciles à comprendre selon lui par le grand public. 

D'autres films sont réalisés de 1919 à 1954, moins connus et une bonne moitié non diffusées en Occident : Les jouets soviétiques (1924), Kino-Glaz (1924), Kino-Pravda (1925), La sixième partie du monde (1926), En avant, Soviet! (1926), La onzième année (1928), Trois héroïnes (1938)...

Entre 1942 et 1944, il se replie, avec toute l'industrie cinématographique, en Asie Centrale, à Alma Ata (Kazakhstan) où de nouveaux studios sont construits au début de la guerre. VERTOV se consacre alors plus à l'enseignement et à la théorie, tout en continuant de travailler sur des actualités cinématographiques et des documentaires au service du pouvoir. De 1944 à 1954, il continue de collaborer aux journaux d'actualités, titrées Novosti Dnia (les nouvelles du jour), soit 55 numéros en 10 ans.

   L'homme à la caméra, film muet de 1929, réalisé et monté (avec son épouse) par Dziga VERTOV, dont la photographie est due à son frère, d'une duré de 65 minutes concentre une grande partie de sa conception du cinéma. En effet, à l'écart d'une tonalité très propagandiste des différents documentaires, il filme, se film en train de filmer, avec pour seule bande-son une musique entrainante. Le film évoque d'abord la vie quotidienne du matin au soir d'une grande cité soviétique (tournage à Odessa mais aussi à Kiev et à Moscou) et célèbre en même temps le travail du cinéma. On voit dans l'oeuvre comment se construit le film, on découvre quelle place occupe le cinéma dans la société soviétique, sa réception même par le public. L'énonciation est tout sauf gommée ou masquée. Un plan montre par exemple la circulation croisée des multiples véhicules, tram et piétons et le plan suivant montre le cameraman en train de les filmer... Il y a ainsi réflexion du cinéma sur lui-même, sa place, ses fonctions comme ses techniques. Il s'agit de faire prendre conscience aux spectateurs des mécanismes du cinéma, de son pouvoir sur le réel. Le travail du cineaste est d'ailleurs présenté comme similaire à celui de tous les travailleurs/travailleuses évoqués dans le film : la main à la camera vaut la main à charrue ou à mouvement des tricoteuses et réciproquement. On comprend à la vision du film comment Charles CHAPLIN par exemple a pu être influencé dans la vision de la société industrielle. Presque tous les artifices du montage sont utilisés : ralenti, accéléré, fondu enchaîné, contraste, surimpression, superposition... donnant à l'image une forte musicalité (pour un film muet!). La bande sonore a été recomposée par la suite à partir des annéées 1980, suivant les indications de VERTOV lui-même.

 

Le groupe Dziga Vertov

    Influence contemporaine du travail de VERTOV, le groupe Dziga Vertov, à l'existence brève, de 1969 à 1973, est fondé par Jean-Luc GODARD et Jean-pierre GORIN. Son activité est fondée sur une lecture de l'opposition Sergueï EISENSTEIN/Dziga VERTOV, affirmée dans le film-manifeste Vent d'Est (1969). Mais le projet de léguer des textes théoriques n'est au bout du compte pas réalisé. En guise de théorie, composée de thèses et de démonstrations, le groupe conduit son activité en suivant des mots d'ordre, à la manière du militantisme maoïste dans lequel il s'inscrit. Il s'agit de mettre les moyens et usages de la politique au profit d'une pensée voire d'une refonte du cinéma. La maigre théorisation du groupe se réduit souvent à "Pour qui? Contre qui?" Le collectif n'entend pas être un groupe d'auteurs, mais d'avantage celui de militants ("révolutionnaires professionnels") qui se donnent pour tâche principale de se consacrer au cinéma. Il s'agit donc de faire des films politiques "politiquement". Le groupe veut inscrire sa critique du cinéma suivant la conjoncture et ne rejette pas systématiquement les films politiques à grand spectacle, tels que Z (COSTA-GAVRAS, 1969). Pour saisir ce que le groupe a voulu dire, il faut surtout regarder ses films. 

David FAROULT, Maitre de conférences en cinéma à l'Université de Paris Est Marne-la-Vallée, écrit que "la démarche du groupe Dziga Vertov, à la différence du cinéaste soviétique qu'ils prennent comme étendard et qui congédiait le film "joué", consiste à profiter des moyens qui peuvent être capités par le nom d'auteur de Godard pour réaliser collectivement des films militants qui soient utiles aux militants eux-mêmes. Ainsi, nourri de Brecht peut-être plus que de Vertov, le groupe ne souhaite pas offrir aux militants le spectacle de luttes ou de grèves déjà passées, mais plutôt de proposer une dialectique théorique à travers des films "tableaux noirs". "Il y a deux sortes de films militants : ce que nous appelons les films "tableaux noirs" et les films "internationale", celui qui équivaut à chanter l'Internationale dans une manif, l'autre qui démontre et permet à quelqu'un d'appliquer dans la réalité ce qu'il vient de voir, ou d'aller le récrire sur un autre tableau noir pour que d'autres puissent l'appliquer aussi". 

Le groupe Dziga Vertov excelle dans l'exercice dialectique au sein des films eux-mêmes. Dans tous leurs films, même si cela est plus perceptible dans Pravda (1969) que dans Luttes en Italie (1970), la construction en différentes parties est exhibée au spectateur, et le mouvement dialectique qui soutient dans chacune d'elle la négation critique de la précédente est exposé explicitement. Ainsi, le film change-t-il de statut au fil de son déroulement. Menant la critique de son propre commencement, de ses choix de représentation initiaux, il aboutit à se révéler in fine consciemment pour ce qu'il est : un film, objet artificiel. Et le spectateur se trouve par-là convoqué à s'extraire de sa condition, conçue comme une aliénation dans "l'impression de réalité" (l'illusion) produite par la représentation." D'où l'importance d'affirmer le primat de la production sur la diffusion, le refus des règles du marché.

"Au terme de plusieurs années d'activités, de recherches fécondes et critiques (l'humour parfois potache), irrigue volontiers les films, voire les envahit, comme dans Vladimir et Rosa (1971), la méthode du groupe tend à se renverser, et ce sont les moyens d'une pensée cinématographique (adossée au montage en particulier) qui sont convoqués pour penser la politique, jusque dans les manifestations intimes (en quoi l'apport des féministes est largement pris en compte). Tout va bien et sa suite Lettre to Jane (1972), film signé nommément par Godard et Gorin, constitue sans doute l'aboutissement réussi qui laissera plus de traces ultérieures dans les travaux des deux cinéastes. Godard (par exemple dans La rapport Darty, co-réalisé avec Anne-Marie Mièville en 1989) et Gorin (notamment dans Poto et Cabengo, 1977), qui ont alors éprouvé et démonté la capacité d'un cinéma, tournage et montage, à des fins d'investigation "scientifique". 

     

 

Dziga VERTOV, L'homme à la caméra, Kino Eye/La vue à l'improviste, Enthousiasme - La Symphonie de Donbass et Trois chants sur Lénine, Kino/Pravda n°21, issus des copies de la Cinémathèque de Toulouse, coffret combo Blu-ray et DVD VOST avec livret de 32 pages, 279 minutes, Lobster Films, 2014.

Diziga VERTOV, Articles, journaux, projets, traductions et notes par Sylviane MOSSÉ et Andrée ROBEL, Union Générale d'Éditions, 1972.

Frédérique DEVAUX, L'homme à la camera de Diziga Vertov, Bruxelles, Yellow now, 1990 (visible sur Youtube). Sous la direction de Jean-Jacques MARIMBERT, Analyse d'une oeuvre : l'homme à la caméra, 2009. Georges SADOUL, Dziga Vertov, préface de Jean ROUCH, Champ libre, 1971. 

David FAROULT, Groupe Dziga Vertov, dans Dictionnaire de la pensée du cinéma, PUF, 2012.

 

 

 

Relu le 24 avril 2022

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8 avril 2016 5 08 /04 /avril /2016 12:28

      Si toute oeuvre cinématographique, parce qu'elle existe au milieu de conflits et de coopérations, est politique, elle n'a pas forcément vocation (mais cela n'enlève rien à sa nature politique) à intervenir sur les conflits politiques. Mais, depuis tous ces débuts, de la volonté de réalisateurs et créateurs, le cinéma intervient dans la politique, de manière plus ou moins distancée. Les pouvoirs politiques et économiques entretiennent avec ce médium, caractéristique de la culture de masse, des rapports très divers.

 

De la représentation de la réalité au combat pour des valeurs...

Le cinéma participe, même dans les films les plus anodins, à la représentation de la réalité d'hier, d'aujourd'hui et... du futur. Des réalisateurs de films cherchent par ailleurs depuis les origines du cinématographe à écrire l'Histoire, défendre des valeurs et proposer des modèles de comportement. 

   Fabien DANESI, Maitre de conférences en pratique et théorie de la photographie à l'Université de Picardie Jules Verne (Amiens) cite plusieurs éléments de ces rapports entre politique et cinéma : "L'histoire du cinéma politique est souvent initiée avec L'Affaire Dreyfus réalisée par Georges Méliès en 1899. Il faut immédiatement ajouter que cette première version est rapidement retirée des salles, en raison des empoignades qu'elle suscite. Ainsi, le cinéma et la politique vont être liés très tôt à travers la recherche d'un contrôle de la part des gouvernements", l'instauration de censures plus ou moins étendues." Durant la période de l'entre-deux guerres marquées par de fortes tensions idéologiques, les interdictions se multiplient, à l'image de L'Âge d'or, réalisé par le surréaliste Luis Bunuel en 1930. Subversif et antibourgeois, il entraine le saccage du Studio 28, le 3 décembre à Paris, par les ligues de l'extrême droite et est suivi immédiatement de son retrait. De même Octobre (Eisenstein, 1927) ne reçoit pas son visa de contrôle, comme Le Cuirassier Potemkine (1925) auparavant.

Dans le contexte des régimes totalitaires, la subordination du cinéma à l'État est évidente. Conscient que "le cinéma est de tous les arts le plus important", Lénine signe en 1919 un décret de nationalisation pour ce formidable outil de propagande. Le peuple doit être éduqué ; et cette tendance est renforcée lorsque Staline arrive au pouvoir (...). En 1928, un premier tournant est pris en URSS avec l'imposition d'un style académique qui va devenir officiellement en 1934 le réalisme socialiste. (...) Il en est de même dans l'Allemagne nazie où le ministre de la propagande Joseph Goebbels engage dès 1933 un processus d'élimination des personnels juifs et communistes au sein des sociétés de production. Il favorise une nouvelle culture néo-classique qui fait l'éloge de la beauté et de la pureté, de l'ordre et du surhomme, tel qu'on peut l'observer dans Le triomphe de la volonté (Riefenstahl, 1935)." Il se développe dans ces pays surtout une culture frivole de l'amusement censé faire oublier les soucis de la vie quotidienne et de la guerre. "Ce que les auteurs de l'École de Francfort, Theodor Adorno et Max Horkheimer, perçoivent en 1944 comme une fuite face à la réalité, une formidable force aliénante rompant avec l'ambition d'une émancipation de l'individu. Pour eux, le cinéma est le fer de lance d'une industrie culturelle qui réduit l'art à une marchandise, et le spectateur à un enfant en attente de gratification. 

 

L'entertainment d'abord, du point de vue des producteurs et réalisateurs... mais derrière l'entertainment?

     L'essor de l'entertainment - sous l'égide du commerce - est bien sûr présent dès les origines du médium qui est une attraction de foire, avant de devenir un plaisir plus ou moins bourgeois. Et les relations entre cinéma et politique ne peuvent s'en tenir aux oeuvres explicitement engagées, comme les films réalisés par Jean Renoir durant son compagnonnage avec le Parti communiste au milieu des années 1930. Pour preuve, le code Hays, mis en place aux États-Unis en 1934 auprès des réalisateurs, mentionne le type d'images prohibées, avant tout celles jugées indécentes, dans un pays où le puritanisme est un trait dominant. Il y est aussi précisé le nécessaire respect de la religion et du sentiment national, dans une perspective de consensus. Autrement dit, un tel code de "déontologie" permet de comprendre que chaque film, sans être ouvertement politique, engagé déjà des valeurs à travers les situations montrées et la manière dont elles sont décrites. Par conséquent, la mise en scène écarte tout rapport neutre avec la réalité. Il est d'ailleurs possible de considérer qu'au milieu du XXe siècle, l'industrie hollywoodienne a participé à la construction d'une culture universelle concrète, en exportant un modèle de vie basée sur la consommation individuelle, d'autant plus efficace que ses oeuvres narratives impliquent un processus de projection de la part du spectateur. Ces fictions, à mi-chemin entre réalisme et idéalisme sont au cinéma, ce que les grandes machineries pompiers étaient à la peinture du XIXe siècle.

Avec la contestation libertaire des années 1960, de nombreux cinéastes vont s'opposer à une telle hégémonie qui accompagne le développement du capitalisme. Dans la lignée du processus de décolonisation, l'impérialisme américain est de plus en plus dénoncé. Au cinéma, il s'observe à travers la diffusion massive des productions sorties des grands studios, accrue en France notamment après les accords Blum-Byrnes de 1948. Même si Hollywood n'est pas un bastion homogènes - comme le rappelle en pleine guerre froide la "chasse aux sorcières" (1947-1960) lancée par le sénateur Joseph McCarthy contre les sympathisants communistes -, il reste que l'uniformisation des oeuvres est le signe d'un conservatisme ambiant, que les artistes d'avant-garde dénoncent. Dans la lignée de mai 1968 et du cinéma militant, Jean-Luc Godard remet en cause l'ensemble des codes visuels, ainsi que les moyens de production. Reniant la politique des auteurs qui avait assuré dans les années 1950 une légitimité artistique à cette industrie, il cherche à s'effacer au sein du "collectif" Dziga Vertov. Travaillant avec les chaines de télévision, ce groupe souhaite déconstruire les mécanismes propres à l'illusion cinématographique, en abandonnant par exemple la dichotomie entre fiction et documentaire. De même, le groupe Medvedkine, créé par les ouvriers de Besançon, sous l'impulsion de Chris Marker, montre la tentative de sortir des limites de la professionnalisation et de donner aux prolétariat la possibilité de s'exprimer sans médiation. Cette époque voit se multiplier les initiatives en faveur d'oeuvres qui tentent de réinventer une écriture filmique, à l'image du Collectif Zanzibar. Dans tous les cas, ce cinéma prend le contrepied des modèles d'identification et de socialisation qu'incarne l'économie du star system.

 

Du "conflit" entre la télévision et le cinéma

    Pour autant, depuis les années 1950, la concurrence de la télévision a entrainé une baisse de fréquentation dans les salles. En tant que pratique sociale et relais idéologique, le cinéma a vu son importance s'éroder progressivement, même s'il conserve un rôle non négligeable dans la constitution des mythes contemporains. Auparavant messe publique et populaire, corps collectif et métaphorique de la communauté démocratique, matière visuelle à partir de laquelle écrire l'histoire, il a subi l'inscription dans la sphère privée, via la vidéo, puis le numérique. Ce mouvement de repli s'est accompagné d'une multiplication exponentielle des images que d'aucuns perçoivent comme le signe d'un simulacre généralisé. Elle est en tout cas l'indice que la réalité n'est jamais autonome à l'égard des représentations. Elle n'existe pas en soi, à l'écart des grilles d'interprétation. Dans le contexte de la mondialisation, qui fait suite à l'effondrement de l'URSS, le cinéma demeure donc un objet de la modernité, un objet qui véhicule affect et pensée, c'est-à-dire un objet qui génère des filtres à partir desquels continue à ce concevoir le réel, compris comme le lien indissoluble entre les espaces intérieur (ou subjectif/psychique) et extérieur (objectif/physique).

A ce titre, il reste un outil politique. Simplement, l'atomisation des propositions artistiques ne doit pas cacher les rapports de force qui persistent au coeur du libéralisme économique, et la permanence d'une production dominante de l'ordre de la distraction. Si les approches cinématographiques à la marge ont elles-mêmes souvent écarté la sacro-sainte distinction entre les cultures noble et populaire, en traversant les territoires dans une logique d'hybridation, il ne faut pas éluder le fait que les valeurs sont le produit de choix anthropologiques, et non uniquement esthétiques."

Se pose de toute façon, à travers les tentatives d'échapper aux canons de la grammaire filmique comme pour les multiples façons de proposer des schémas de représentation, qu'elles soient dominantes ou pas, de manière directe ou indirecte la question des pouvoirs et des représentations. 

 

Le cinéma militant

     En dehors de toute quirielle d'oeuvres dérangeantes, sur le plan sexuel, sur le plan moral ou sur le plan politique ou sur le plan social, répartis sur toutes les époques et tous les continents, mais qui adoptent les formes narratives dominantes, voulant faire réagir tout en étant un spectacle attractif de masse, existe un courant voulant rompre radicalement avec les modes de fabrication des films comme avec les discours politiques dominants. 

    Guy HUNNEBELLE, rappelant que ce qu'on appelle "militant" "est presque aussi vieux de le cinéma lui-même" et que très tôt, nombre de cinéastes constatent que "le cinédrame devient l'opium du peuple" (Vertov), tente de définir ce cinéma militant. En le distinguant du cinéma politique. 

"Mais qu'entend-ton exactement par l'expression "cinéma militant"? Reconnaissons d'emblée que tout comme l'expression "cinéma politique", elle peut éventuellement prêter à équivoque : il est clair que tout film, (toute oeuvre d'art), est nécessairement "politique" et "militant" dans la mesure où il reflète toujours, à un degré ou à un autre, une conception du monde donnée pour laquelle il "milite", qu'il l'avoue ou qu'il cherche à le dissimuler. C'est en ce sens qu'"il n'y a pas d'art au-dessus des classes".

Il est méthodologiquement utile, cependant de distinguer les films, de droite ou de gauche, qui ont un contenu politique "latent" et ceux, de droite et de gauche également, qui ont un contenu politique manifeste.

Le cinéma militant avoue, lui, de façon "éclatante" le rôle qu'il entend jouer sur le plan idéologique, ou sur le plan politique ; ou encore sur le plan culturel. Si l'adjectif "militant" n'est pas le "meilleur", disons alors qu'il est le moins mauvais. En effet, toutes les autres dénominations qui ont été parfois proposées sont encore moins univoques : "Cinéma parallèle"? Il y a des films parallèles qui ne sont pas militants au sens "éclatant" que nous venons de préciser. "Cinéma non commercial"? Outre qu'il existe dans ce cas aussi des films non commerciaux qui ne sont pas militants, il peut arriver (c'est même l'objectif de beaucoup) que des films militants finissent par trouver un petit créneau dans la programmation commerciale. "Cinéma politique"? On vient de le dire, tous les films sont par quelque manière politiques, et par surcroit cette appellation recouvre aussi des films destinés au grand public (tel Z par exemple). "Cinéma populaire"? Si tous les films militants cherchent à atteindre le plus large public possible, peu y parviennent soit à cause des entraves du système soit à cause de leur structure intrinsèque. Et puis de Funès n'est-il pas "populaire", lui?

Nous alignant sur la majorité des choix effectués en France et ailleurs, (...) nous entendons par "cinéma militant", un cinéma qui présente généralement les trois caractéristiques suivantes :

- C'est un cinéma qui, dans les pays capitalistes; développés (en Occident) ou exploités (dans le tiers-monde), est le plus souvent tourné en marge du système commercial de production-distribution. Non pas en vertu d'un vain purisme, mais parce qu'on fait tout pour le confiner dans ce purgatoire. Cependant, il peut exister un cinéma militant dans certains pays socialistes ou socialisants qui ont compris que cette forme de cinéma conserve son utilité dans le contexte d'une lutte des classes qui, l'exemple de la Chine le prouve, continue après la révolution. C'est dans cet esprit d'ailleurs que travaillaient Vertov et Medvekhine dans la jeune Union Soviétique.

- C'est un cinéma qui, par la force des choses en régime capitaliste, est presque toujours produit avec de petits moyens : en 16 mm, en Super 8, ou encore en vidéo. Cette contrainte pèse beaucoup sur la destinée des films militants qui peuvent rarement prétendre au niveau technique des films commerciaux. En France, c'est souvent au prix d'astuces acrobatiques que les groupes parviennent à mener à bien la réalisation d'un film. Les cours métrages et même les longs sont réalisés au prix de revient de la pellicule et des laboratoires. Et tout est à l'avenant.

- C'est un cinéma de combat, qui se met d'emblée, et par définition, au service de la classe ouvrière et des autres classes ou catégories populaires en s'assignant une fonction de contre-information, d'intervention ou de mobilisation. C'est un cinéma qui, globalement, lutte contre le capitalisme et l'impérialisme. Nombreux sont les cinéastes militants qui travaillent bénévolement ou se contentent d'une rétribution dérisoire, et en tout cas inférieure à celle qu leur aurait valu un travail analogue au tarif syndicale dans la "grande" production".

   De nombreux groupes en France apportent à cette définition des points particuliers, liés à leur activité propre, leur orientation politique ou le contexte dans le contexte dans lequel ils agissent. On rencontre notamment assez souvent cette formule selon laquelle le cinéaste est d'abord un militant qui fait des films. Par ailleurs des partis ou même des États font réaliser des films "militants" qui ont tout de films de propagande (parfois avec chants lyrics et virils).

Mais ce qui distingue souvent un film militant d'un film de propagande politique, c'est la manière de les faire, qui veut faire des travailleurs les acteurs de leurs propres films. On s'aperçoit alors que ces films de combat visent souvent des publics particuliers, des objectifs précis et souvent militants et plus tard, ils apparaissent pour la grande majorité d'entre eux, sauf précisément si on veut le remontrer avec un montage différent reliant en ouvre plusieurs métrages, comme terriblement datés. Souvent, ces films militants visent d'autres travailleurs directement intéressés par les luttes filmées,rarement un plus large public. Prendre part à la réalité sociale qui s'élabore ici et maintenant est d'ailleurs l'objectif affiché de cinéastes-acteurs de luttes, que ce soit à l'usine, en monde rural, contre des guerres ou des activités militaires, pour de nouveaux droits (à l'avortement par exemple). Il faut remarquer d'ailleurs que même avec le temps, ce sont ces films de luttes locales (mais souvent à portée globale) qui résistent à l'épreuve du temps, qui se "démodent" le moins vite (car le contexte change vite), par rapport à d'autres films, commandés en général par des institutions constituées, véritables pensum (souvent lourds) politiques.

    Depuis les années 1980 en France, avec l'ouverture des médias et souvent avec les moyens financiers et techniques de télévision, s'élaborent une quantité importante de documentaires. En même temps que de nombreuses manifestations culturelles s'emploient à faire sortir de l'oubli de vieux films militants. C'est tout un pan d'une mémoire collective que voudrait bien balayer les vents du libéralisme qui est remis en perspective. Cela est particulièrement visible dans la résurgence ou la création de structures de production de films auxquels l'existence de matériels vidéo et numérique relativement performants et relativement peu coûteux donnent de nouvelles opportunités. D'autant que les canaux de diffusion se sont multipliés depuis le début des années 2000 avec le développement du web. 

 

Guy HENNEBELLE, Cinéma militant : ce qu'en parler veut dire, Cinéma militant, n° double de Cinéma d'Aujourd'hui, mars-avril 1976. Fabien DANESI, Politique, dans Dictionnaire de la pensée au cinéma, Sous la direction de Antoine de BACQUE et de Philippe CHEVALLIER, PUF, 2012. 

 

ARTUS

Relu le 26 avril 2022

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18 décembre 2014 4 18 /12 /décembre /2014 13:16

   Au delà de l'analyse du contenu des séries, réalisées fort complètement par des ouvrages souvent très illustrés, même si elles ne vont pas parfois très au-delà du mode descriptif et... ludique, le mode de production de la série, forme marchande particulière, fait l'objet d'approches qui visent un niveau d'analyse - économique et idéologique - applicable à toutes les séries. C'est en tout cas ce que tente par exemple David BUXTON. Le projet n'est pas sans possibilités d'aboutir. Il existe une véritable capillarité entre intentions des différentes séries et cela va jusqu'à l'emprunt réciproque de morceaux de scénarios d'une série à l'autre, et parfois cela en transcendant les genres.

 

    Il part de leur aspect marchand, à leur origine d'ailleurs, pour parvenir à un niveau d'interprétation de la série, prise comme objet générique, tant dans la forme que dans le contenu, dans ses motivations que dans ses effets. Dépassant les comparaisons entre séries françaises et séries américaines (les deux types de série, avec les séries anglaises, qui comptent longtemps seules et qui servent ensuite de modèles à d'autres séries nationales, chinoises et indiennes par exemple), le professeur en science de l'information et de la communication à l'université de Paris-Ouest Nanterre-La Défense , écrit que "pour les besoins de l'analyse, on peut distinguer entre le projet idéologique d'une série (le soubassement largement inconscient de valeurs qui permet aux intrigues de faire sens dans un contexte historique donné) et son assemblage (les éléments concrets, notamment les personnages récurrents, qui "traduisent" ce projet. Plus l'assemblage matérialise directement son projet (Le Prisonnier), plus la série est statique, convaincant en ses propres termes mais ne disposant pas de marge de manoeuvre narrative ; dans les meilleures séries, il existe une tension intéressante entre projet idéologique et assemblage qui permet l'exploitation des zones grises du premier. En tant que forme, la série classique se différencie alors de son concurrent, le feuilleton, en ce que son assemblage est toujours immanent et que rien (idéalement) ne se passe dans un épisode qui pourrait le modifier. Le troisième élément formel de la série classique est le récit généré par l'assemblage sous forme d'épisodes autonomes et reconductibles." David BUXTON fait beaucoup appel aux analyses de Pierre MACHEREY (Pour une théorie de la production littéraire, Maspéro, 1966). 

   Sur la forme et la production industrielle des séries, il s'inspire de Karl MARX pour la distinction entre subsomption formelle et subsomption réelle du travail au capital, "l'intégration marchande de la dernière n'intervient plus lors de la vente d'un travail recourant aux méthodes de production artisanales, donc après coup, mais dès la conception du produit tout entier tourné vers le marché dans ses méthodes d'organisation et de l'élaboration." La soumission de la marchandise culturelle, écrit-il, "à la logique du capital comprend aussi la production de l'audience (même si cela se solde souvent par un échec) en même temps que le produit." (Karl MARX, Un chapitre inédit du Capital, 10/18, 1971). 

   La sérialité constitue, poursuit-il, "une des formes de marquage essentielles à la production culturelle à des fins marchandes." Historiquement, le déplacement du centre de gravité de la télévision américaine de New York à Hollywood vers la fin des années 1950 accélère l'emprise de la forme série qui peut utiliser et réutiliser l'infrastructure des studios, à la différences des pièces dramatiques qui exigent la construction de décor ad hoc. Cette forme série permet de résoudre le problème de la régularité de l'audience mise à mal par les spots publicitaires envahissants. Crénaux horaires réguliers, annonces spécifiques au public visé, personnages récurrents à figure paternelle ou maternelle constituent autant de dispositifs qui permet à la fois de marquer le produit et d'assurer un certain niveau de qualité artistique. Dans tout le développement historique jusqu'à nos jours, David BUXTON montre la conception pulsionnelle de la société à l'oeuvre dans les séries télévisées. L'influence puritaine reste longtemps prédominante, avec cette propension à penser les désordres sociaux, non comme le résultat de conflits d'intérêt réels entre catégories sociales, mais comme la résultante de l'incapacité des gens à se maitriser, à se dégager du sexe et de la violence, eux-mêmes de plus en plus complaisamment soulignés. Absence de profondeur psychologique au début dans des épisodes parfois très courts, puis à l'inverse approfondissement des typologies de personnages dans des séries fleuves, le système des séries s'adapte à l'évolution même de la société.    Au delà des stratégies de marketing visant à fidéliser telle ou telle tranche de la population, quelles idéologies sont véhiculées par ces séries? Au lieu de se référer principalement à l'intention des auteurs, souvent en fait porteurs de projets idéologico-culturels, ce que font très bien d'ailleurs les critiques des séries (avec parfois un peu d'emphase...), il est plus intéressant de se pencher sur leur réception. Car il existe bel et bien plusieurs publics plus ou moins critiques, au-delà même des fans, qui, parfois orientent même le propos des séries quand ils n'exercent pas une pression efficace sur les studios pour poursuivre des séries stoppées pour raison économique. L'assujettissement idéologique peut sans doute s'analyser, non comme la simple absorption de ce qui est proposé sur les chaines, mais comme une dynamique à la quelle participe des publics spécifiques. Il existe des dynamiques de domination et de résistance bien particulières.

David BUXTON, voulant aller au-delà de l'analyse des Culturals studies, d'ADORNO et d'HORCKHEIMER et de Walter BENJAMIN qui insistent sur l'existence de deux forts pôles au sein de la pensée critique. La détermination de la série par le statut marchand et l'appropriation culturelle de leurs contenus font partie d'un jeu social complexe, avec des conflits non seulement internes à la profession de téléastes et de leurs collaborateurs mais aussi entre elle et les publics qu'elle est censé atteindre, ces conflits - mais sans doute manque t-on d'études suffisamment fines - faisant parfois de luttes idéologiques plus générales. Que ce soit sur la morale sexuelle, les tendances racistes ou l'expression de la violence, les thèmes socio-culturels ne manquent pas. Sans doute, plus une société est conflictuelle, plus cela se reflète-til au niveau des séries, au niveau de leur production comme au niveau de la réception (laquelle, avec l'internationalisation du commerce des séries, peut se trouver aux antipodes des intentions des auteurs...). On pourra se référer aux études de David BUXTON sur des séries tel que X-Files, Les Experts ou 24 heures chrono pour apercevoir divers éléments, qui ne s'y retrouvent pas tous partout, de ces conflits-là.

 

   Sur la quantité d'analyses (sociologiques ou non) sur les séries, assez peu se caractérisent par une approche critique les rendant en fin de compte centrales dans les sociétés et même dans le paysage audiovisuel mondial (Internet compris, car les séries s'y nichent aussi et en quantité...). Cela tient certes au poids des intérêts commerciaux, mais longtemps, la série télé n'était même pas considérée comme un objet digne d'attention... Pourtant, là où la télévision est émise, les séries constituent le secteur de production le plus prisé, et où en tout cas les réceptions sont les plus effectives. Au-delà en tout cas des émissions politiques et sportives qui s'avèrent bien plus intermittentes qu'elles. Les séries occupent une place centrale dans les programmations (et cela est réalisé par les stratèges publicitaires eux-mêmes depuis les soap opera américaines...) et opèrent sans doute les empreintes idéologiques les plus fortes (ou les moins faibles, c'est selon...).

     Beaucoup plus d'analystes, surtout hors de l'éventail marxiste, même s'ils ont connaissance des approches critiques voire contestataires, émettent des avis plutôt favorables à la série télévisée, surtout depuis que l'intelligentsia intellectuelle dans son ensemble s'est départie de son mépris envers elle. Ainsi Vincent COLONNA, représentatif de ce point de vue, même s'il n'appartient pas au monde des sociologues (étant plutôt romancier), émet t-il l'idée (émise en son temps déjà pour le cinéma) que "la série télé nous rend meilleur". Se référant à William SCHLEGEL (Cours de littérature dramatique, Lacroix, 1865) et étendant son propos sur la poésie à la télévision, il retient le principe, qui fait le succès des séries, du "mélange des choses apparemment incompatibles pour produire du nouveau, l'inférieur avec le supérieur, un contenu et une forme, deux contenus ensemble, un genre avec tous les genres." Les séries effectuant effectivement assez souvent le mélange des genres policier, sentimental, familial, aventure, médical, fantastique..., elles ouvrent de nouveaux territoires à l'imagination. Transcendant une certaine pauvreté du média lui-même (n'oublions que le grand écran plat n'a qu'une quinzaine d'années..), vu les conditions de réception (brouhaha domestique, publicité intempestive), la série offre, à l'intérieur d'un schéma finalement assez répétitif, un accès à un monde impossible à toucher pour le commun des téléspectateurs.

"Le temps me manque, écrit-il, pour trouver les phrases qui permettraient de décrire en détail le plaisir unique des bonnes séries télé, qui ont des saisons assez longues pour produire tous les effets évoqués par Proust (voir Contre Sainte-Beuve, Gallimard, 1957). Pour dire le compagnonage qui s'installe entre l'auditeur et les personnages, la richesse de transfert des percepts et des affects que cela autorisé. Il n'y a pas que le remuement de l'existence que la série télé densifie, ce sont tous les contenus et les formes qui prennent une gravité nouvelle. La répétition permet une densification des éléments narratifs dans l'affectivité et l'intelligence de l'auditeur. Cette densification a des conséquences psychique et éthique bénéfiques, nous rend "meilleurs". Mais pour expliquer ce point, je dois faire un détour par l'état mental dans lequel nous place une fiction efficace, un état qui ressemble à l'hypnose.(...). Du fait de son caractère itératif (...), la série télé intensifie les personnages et les actions, leur donne une présence obsédante qu'ils n'auront ni dans un film ni dans un roman." Ces séries ont un fond moral qui rapproche l'esthétique de l'éthique, "comme si un monde magique, réconcilié, pacifié était enfin possible."

  L'ensemble des opinions favorables envers les séries-télé se retrouvent d'ailleurs pour la télévision elle-même (voir l'ouvrage dirigé par Dominique WOLTON, La télévision au pouvoir, Omniprésente, irritante, irremplaçable, Encyclopedia Universalis, 2004).

 

Vincent COLONNA, L'art des séries télé ou comment surpasser les Américains, Payot, 2010. David BUXTON, Les séries télévisées. Forme, idéologie et mode de production, L'Harmattan, 2010.

 

ARTUS

 

Relu le 9 décembre 2021

 

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17 décembre 2014 3 17 /12 /décembre /2014 09:18

    Les séries télévisées, types d'émissions de fiction ancrée dans le paysage culturel des sociétés "modernes", sont analysées, en dehors de la "critique" artistico-commerciale courante des supports médiatiques (papier, internet, télévision...) tantôt en tant qu'élément important de la machine économique capitaliste, tantôt en tant que vecteur de valeurs. Rares sont les analyses qui tiennent les deux bouts, économiques et culturels de leur rôle. Quel que soit leur genre - familial, science fiction, dramatique, comique et même politique - les séries constituent un noeud privilégié dans les politiques de fidélisation du public des chaines de télévision. Qu'elles soient consensuelles ou (parfois faussement) critiques, elles figurent parmi les émissions en définitive les plus citées que ce soit dans la presse générale, la presse-télé ou les études sociologiques.

A côté de la téléréalité et des émissions politiques (journaux télévisés) et des émissions sportives, les séries offrent un éventail varié des conflits culturels qui traversent les sociétés : conflits de génération, conflits sur la place de la justice et de la vengeance (que l'on songe aux séries policières), conflits sur le rôle de la violence et de la sexualité. S'entremêlent bien entendu des logiques de représentation de la société et des logiques de conflits socio-économiques réels, ne serait-ce que par la prédominance des personnages et des situations représentés : plus le policier que l'ouvrier, plus l'ingénieur que le technicien, plus le patron que l'ouvrier, plus les classes riches que les classes pauvres. Tout semble parfois circuler entre le sexe, l'argent, le pouvoir et la violence, avec des regard tantôt conformistes faussement ironiques ou des regards critiques limités par les courses à l'audience (plaire au plus grand nombre limite les marges de manoeuvre de représentation critique...). La prédominance forte des séries américaines donnent une image parfois très orientée des États-Unis, elle-même génératrice de perceptions, en Europe notamment, qui rendent parfois difficile une compréhension de la réalité de cet immense pays. On pourra faire la même remarque sur la place des séries chinoises dans le monde asiatique ou des séries indiennes dans une vaste région du monde... Leur force réside tout simplement en la dramatisation fictionnelle (avec des préférences marquées pour les décalages d'espace et de temps) de nombres de problèmes bien actuels. Elles introduisent une prise de distance par rapport au monde où le spectateur se regarde comme dans un miroir (très) déformé, en même temps que, tout simplement par le tour de passe passe habituel de l'entertainment (force de la passion et des affects), elles peuvent faire adhérer bien plus facilement à des valeurs que d'autres émissions - culturelles, politiques ou mêmes sportives, qui obligent (un peu plus et pas toujours) à faire appel au raisonnement.

 

   Christian BOSSENO, sur les séries télévisées écrit que "boudées naguère par l'intelligentsia, considérées à l'origine comme un genre mineur, un sous-produit culturel voué au seul divertissement, (elles) ont aujourd'hui conquis leurs lettres de noblesse. Certaines d'entre elles sont analysées dans les grandes revues de cinéma et bénéficient d'une légitimité académique, au point de constituer des thèmes de cours, séminaires et colloques universitaires. La télévision est désormais regardée comme l'égal du cinéma et nombreux sont les grands cinéastes (Steven Spielberg, Martin Scrocese) qui travaillent sur les séries, reconnues comme génératrices de nouvelles formes esthétiques et narratives. Consubstantielle à la télévision pour laquelle la notion de rendez-vous est essentielle, la série télévisée est ainsi devenue un genre universel aux thématiques multiples. Elle est aussi l'héritière des feuilletons publiés dans la presse quotidienne depuis le milieu du XIXe siècle et des feuilletons radiophoniques. Le cinéma de son côté, avait montré le chemin avec les serials, au début du XXe siècle. Déjà, ces films à épisodes avaient mis en place ce qui est devenu un dispositif clé des séries télévisées, le cliffhanging ("suspendu à la falaise"), créant à la fin de chaque épisode un suspens tellement puissant qu'il suscite l'impérieux besoin de revenir, la semaine suivante, pour connaitre la suite de l'histoire". Même si, entre parenthèses, rares sont les spectateurs qui suivent réellement d'un bout à l'autre ces épisodes (qui peuvent être très nombreux...). Les spectateurs de DVD qui les rassemblent pour une lecture suivie sont sans doute les seuls à le faire, à des années de distance des raisons pour lesquels ces serials ont été conçus. On peut noter en passant que le marché des DVD consacrent la place éminente, loin devant les sports et les documentaires, des séries télévisées.

   "La télévision, termine-t-il, est devenue un des principaux vecteurs culturels dans le monde. les séries en constituent une composante majeure. Facteur de lien social et d'identification (notons nous-mêmes que le jeune spectateur voit plus souvent les acteurs des séries télévisées que ses parents!), répondant à un besoin universel d'"histoires" et d'imaginaire (que ne racontent plus précisément, notons-nous encore, les parents...), une série tisse, grâce à sa durée, un lien profond, fait d'empathie et de connivence, avec le téléspectateur qui s'identifie volontiers avec un personnage qui lui ressemble ou réalise ses rêves d'évasion. Cet attachement peut concerner aussi des personnages asociaux, comme le médecin boiteux dans Dr House (2004-2012). La série devient alors le miroir et l'expression de la société qui la produit. Dans une économie planétaire des médias, il importe que chaque culture, sans subir la déferlante d'une culture dominante, puisse exprimer son identité propre à travers des séries capables de prendre en compte ses particularités. D'où l'impérieuse nécessité de développer une production nationale ambitieuse."

 

   C'est souvent par rapport au cinéma, dont ils tirent nombre d'enseignement techniques et dramaturgiques, que sont analysées les séries télévisées. Ainsi Pascal LOUGARRE écrit qu'elles sont "l'avenir ou la mort du cinéma."

"Depuis qu'elles occupent le devant de la scène critique et scientifique, les fictions télévisuelles semblent ne pouvoir tenir que l'un ou l'autre de ces rôles à l'égard de leur aîné cinématographique. Salvateur ou destructeur, leur dialogue avec le cinéma est toujours radical. En France, il est alimenté par la conception dominante d'une culture hiérarchisée et une cinématographie auteuriste dubitative devant ces productions audiovisuelles aux multiples scénaristes et aux réalisateurs interchangeables. Aux États-Unis où les séries sont reines, elles assument pourtant sereinement leur position d'infériorité par rapport au septième art dont l'imaginaire reste la glaise à partir de laquelle elles remodèlent sans cesse leur formule immuable. Modèle à subvertir ou à parodier, mais modèle. Le pullulement des citations cinématographiques dans les séries contemporaines les plus populaires impliquent qu'un "sériphile" se doit en premier lieu d'être un cinéphile. L'inverse n'est pas vrai. Le cinéma complexe la télévision qui, en retour, le cannibalise sans complexe pour s'en émanciper tout en rêvant de lui ressembler. Rusée, la chaîne pionnière du câble HBO, développa une stratégie de communication visant à se définir comme autre chose que de la télévision et valorisa l'identité autoriale des créateurs de série (...). Afin de conquérir un public cinéphile méfiant, l'industrie des séries télévisées lorgna du côté de la politique des auteurs et du cinéma européen des années soixante.

Qu'on le veuille ou non, le cinéma reste donc l'étalon suprême à partir duquel les séries se calculent. Les discours qui les opposent, louant la préciosité du film unique contre la standardisation des épisodes multiples ou le savoir-faire et l'audace narrative des séries qu'Hollywood aurait perdues masquent à peine l'embarras de ceux qui les proclament. Une gêne occasionnée par les trop nombreuses similitudes entre séries et cinéma : moyens de production, genres, grammaire audiovisuelle, que différencie vraiment une grande série d'un mauvais film, un chef d'oeuvre du cinéma d'un soap opera de carton-pâte? Piégée en plusieurs points, la comparaison nécessite un peu de hauteur et de simplicité. La confrontation entre séries et cinéma doit aborder les oeuvres par leurs différences les plus évidentes : les spectateurs qui les regardent et les écrans qui les portent."

 

     Des différences majeures existent entre les conditions du spectacle cinématographique (dans une salle, avec d'autres nombreux spectateurs, dans le noir, la lumière indirecte...) et du visionnage télévisuel (dans un cadre familier, au milieu des habitudes domestiques, avec ses proches, dans une pièce éclairée et souvent encombré, la lumière directe, scintillante et hypnotique...), sans compter la taille respective des écrans (ce qui tend à s'amenuiser avec les DVD-Home cinéma). Comme pour les conditions de projection-diffusion eux-mêmes (absence ou présence de publicité. A cet égard, le public français est plutôt "gâté" par rapport au public anglo-saxon, qui est gratifié depuis plus longtemps et plus souvent de coupures publicitaires, à tel point que ce que l'un perçoit comme effet dramatique (suspens dans l'épisode) n'est souvent que la relance de l'attention détournée par la publicité insérée pour l'autre... Ces différences interdisent que l'on parle sur le même plan cinéma et séries télévisées, car s'il y a homogénéisation dans les conditions de production (à tel point qu'on se partagent les mêmes studios), les conditions de réception sont radicalement différentes. Il y a bien une spécificité des séries télévisées, bien plus étroitement liées au système publicitaire, dont en grande partie elles doivent leur naissance, par rapport au films de cinéma. De nombreuses études affinent leur approche en tenant compte des conditions bien spéciales de la réception, même si celles-ci évoluent avec la montée de la domination du marché des DVD. Ces conditions, à la fois plus hachées dans le temps et dans l'espace et plus intimes pour le spectateur font l'objet d'analyses pour concevoir en quoi ces séries télévisées influencent ou modèlent la culture, notamment ce que l'on appelle la culture populaire. Quelles valeurs y sont ainsi véhiculées, absorbées, déviées à la réception? Quelle est la distance entre les intentions du/des réalisateurs d'une série et la réception de leurs oeuvres qui appartiennent, qu'on le veuille ou non, à un huitième art? Sans compter que ni les intentions des uns ni la réception des autres ne ressortent complètement de comportements conscients. C'est la répétition de la mise en scène de ces valeurs qui sans doute, nonobstant les attentions plus que lâches des téléspectateurs devant leur récepteur - qui interdisent d'ailleurs de confondre audience et intérêt de l'émission - qui exercent sans doute une influence plus ou moins profonde sur la société. Sur des thèmes bien concrets : sexualité, liens familiaux, occupations professionnelles, représentation de l'autorité, place de la violence, intensité du racisme... C'est pourquoi la recherche sociologique de presque tous les domaines de la vie sociale est intéressée par ces séries télévisées. On pourrait pousser d'ores et déjà le questionnement sur l'influence de ces séries sur les différents conflits, qu'ils soient interpersonnels ou sociaux, leur perception, leur représentation : les fictions orientent ces perceptions, certainement. Dans quels sens? De manière complexe assurément...

    On ne saurait minorer de plus les conditions de visionnage des sériées télévisées américaines en Europe (surtout en France) et aux États-Unis pour lesquels l'aspect commercial et financier est bien plus visible : ces fameuses relances du suspens au cours d'un épisode ou élément d'une série pour le spectateur européen correspondent en fait à des interruptions (coupes) publicitaire aux États-Unis... De même nombre de films sont coupés au moins en deux aux States par des messages publicitaires, chose inconcevable en France... malgré les pressions de propriétaires de certaines chaines, avides de recettes publicitaires...

 

Pascal LOUGARRE, Séries américaines, dans Dictionnaire de la pensée du cinéma, Sous la direction de Antoine de BAECQUE et de Philippe CHEVALLIER, PUF, collection Quadrige, 2012. Christian BOSSENO, Séries télévisées, dans Encyclopedia Universalis, 2014.

 

ARTUS

 

Relu et complété le 10 décembre 2021

 

 

 

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17 septembre 2013 2 17 /09 /septembre /2013 13:36

       Il existe déjà une grande différence entre la perception de l'érotique et du pornographique entre les sociétés occidentales et les autres sphères cultures. Si, dans nos sociétés développées surtout, de nettes appréciations divergentes s'opposent sur les différences entre érotisme et pornographie, il semble bien que cette distinction dans de nombreuses autres sphères culturelles n'existe tout simplement pas. Autrement dit, selon cette hypothèse, problématiser l'érotisme et le pornographique resterait... un problème purement occidental! Sans doute convient-il pour pencher vers cette hypothèse de distinguer parmi les expressions artistiques concernées. Les arts plastiques, peinture, sculpture, statuaire, motifs architecturaux sont couramment parsemés de représentations de scènes érotiques ou pornographiques dans de nombreuses civilisations, d'autres arts, photographique, cinématographique... font surgir d'autres problématiques dans la représentation du corps. Ce n'est que dans la danse que l'on pourrait retrouver dans toutes les cultures, suivant les costumes et les figures utilisées qu'on pourrait se faire rejoindre cette préoccupation de lier beauté et sexualité d'une part (le strip-tease, profane ou sacré, appartient aux temps anciens comme aux nôtres...) et expression corporelle et réserve par rapport à la nudité d'autre part... 

     Par ailleurs, il existe un certain recouvrement des problématiques de la sexualité et de la nudité, problématiques en elles-mêmes différentes, qui se trouvent liées à des conceptions de la beauté et de la jouissance... différentes suivant les civilisations... et les classes sociales... 

     Le parcours de ces problématiques artistiques permet de repérer des lieux de cristallisation de conflits qui ne portent évidemment pas seulement sur l'expression artistique. Les arts cinématographique, télévisuel, voire de la video ou des jeux video sont traversés par des tensions plus vivaces que pour les autres arts plus traditionnels, car leur prégnance sur les mentalités et sur les comportements est sans doute plus forte. Ce qui ne nous permet pas de négliger la prégnance qu'avaient les réalisations architecturales ou statuaires de l'Antiquité : la présence de statues était sans doute aussi forte dans les esprits comme dans le paysage que pour nous ces arts relativement récents... On remarquera que les définitions modernes de l'érotisme et de la pornographie dans le cinéma (ou la télévision par capillarité, voire la publicité...) vont jusqu'à imprégner les définitions de l'érotisme et de la pornographie stricto sensu, alors que leurs origines se trouvent ailleurs... Or, pour ne prendre cet exemple, l'ensemble de la statuaire du Vatican a subi des mutilations systématiques ordonnées par la papauté du XIXe siècle, parce que l'Église considérait ces oeuvres comme proprement pornographiques... 

 

Pas de définition claire...

    C'est à l'article Pornographie qu'est abordée souvent la définition de... l'érotisme, reflet d'une certaine obsession morale. Ainsi dans le Dictionnaire du corps, Michela MARZANO définit la pornographie pour entrer dans la problématique de l'érotisme et de la pornographie : "D'un point de vue étymologique, le terme "pornographie" vient du grec, et signifie littéralement "écrit concernant les prostituées", c'est-à-dire tout texte décrivant la vie, les manières et les habitudes des prostituées et des proxénètes." Nous en profitons pour dire en passant que la prostitution constitue sans doute un phénomène social majeur, malheureusement souvent trou noir dans la recherche historique ou sociologique, qui s'introduit entre le licite et l'illicite dans les pratiques civiles et militaires de nombre de civilisations. "Aujourd'hui, poursuit-elle, la signification du terme a toutefois changé, et la pornographie est en général définie comme une représentation (par écrits, dessins, peintures, photos) de choses obscènes destinées à être communiquées au public". Notons que la formule au public parait plutôt vague, et qu'il s'agit en fait de publics très différenciés perceptibles/recherchant des jouissances différentes... "Ce qui cependant n'aide pas beaucoup (et elle a raison!) à comprendre ce qu'est la pornographie, le terme "obscène" étant lui-même ambigu."

"Les problèmes ne sont pas moindres si l'on quitte le terrain du langage courant pour se tourner vers le droit et ses définitions. En effet, la seule loi (française) concernant la pornographie est celle de 1975 (qui institue un classement X pour les films à caractère pornographique) qui n'en donne cependant aucune définition substantielle. La seule ébauche de définition juridique que nous avons à notre disposition reste celle du commissaire du gouvernement, M. Genevoix, qui proposa en 1981, une dialectique assez problématique entre érotisme et pornographie : "Le propre de l'ouvrage érotique est de glorifier, tout en le décrivant complaisamment, l'instinct amoureux, le geste amoureux. Les oeuvres pornographiques, au contraire, privant les rites de l'amour de leur contexte sentimental, en décrivent simplement les mécanismes physiologiques et concourent à dépraver les moeurs s'ils en recherchent les déviations avec une prédilection visible. Est de caractère pornographique le film qui présenté au public sans recherche esthétique et avec une crudité provocante des scènes de la vie sexuelle et notamment des scènes d'accouplement." Cette définition est en effet non seulement pauvre, mais surtout discutable et équivoque. Tout d'abord, elle mélange facétieusement le descriptif et l'évaluatif (...)" Et notre auteure se demande où se trouve la compétence d'une commission de censure sur la question.

"D'un point de vue philosophique, enfin, les positions sont très différentes et, le plus souvent, extrêmement idéologiques. Certains auteurs, au nom de la liberté d'expression, refusent de chercher une définition de la pornographie en tant que telle. En la qualifiant tout simplement de représentation explicite de la sexualité, ils nient l'existence d'une barrière entre cette dernière et l'érotisme : les seuls critères existants seraient, pour eux, des critères de goûts (donc subjectifs et changeants), ou des critères moralistes (donc liés à la morale judéo-chrétienne qu'on n'a pas le droit d'imposer à tout le monde)." Elle cite les propos d'Alain ROBBET-GRILLET qui disait que la pornographie, c'est l'érotisme des autres. On pourrait aussi dans un autre style citer le long argument de Gérard LENNE présentant un album sur le sexe à l'écran (Pour en finir une bonne fois pour toutes avec la distinction érotisme/pornographie). 

"D'autres auteurs, en revanche, analysent la pornographie uniquement d'un point de vue féministe. Au nom de l'égalité entre les hommes et les femmes, et après avoir insisté sur le fait que la pornographie a un pouvoir performatif capable de causer un préjudice aux femmes, ils oublient qu'elle n'est pas uniquement une représentation qui donne une vision particulière (et préjudiciable) de la femme et de la féminité, mais aussi une représentation particulière (et préjudiciable) de l'homme et de la masculinité. (...)". (voir les études de Catherine MACKINNON et de Andrea DWORKIN, par exemple, In Harm's Way, Cambridge , Massachusets, Harward University Press, 1997).

L'expression au cinéma, dénoncée d'ailleurs par nombre de critiques cinématographiques spécialisés ou non, des relations sexuelles jusqu'au plus infime détail, constitue le résultat d'une évolution économique bien précise dans les oeuvres qui abordent ces relations à l'écran, notamment celui d'un marché de films tournés très rapidement avec des actrices/acteurs sous payés et d'un rapport production/exploitation sans égal par ailleurs dans le cinéma ou la video. "La disponibilité absolue des individus et la banalisation de toute sorte de pratique se conjuguent ainsi pour nourrir la surenchère ; surenchères d'images toujours plus mécaniques, anatomiques et violentes où l'érection de l'un soumet et contrôle complètement le corps de l'autre. Ce qui est à la fois irréel, et problématique. Irréel, car dans le monde réel, on ne peut exercer une toute-puissance totale sur autrui, chaque individu ayant dans la relation avec l'autre ses propres désirs et ses propres envies et n'étant pas simplement une image que l'on déplace et utilise à son gré. Problématique, car, à partir du moment où l'individu est réduit à la présence disponible de son corps et que son corps est présenté comme consommable et morcelé, tout devient automatiquement possible et permis."

 

      L'entrée Érotisme dans le même Dictionnaire du corps renvoie à Jouissance, Pornographie et Sexualité. Avant d'aborder la jouissance et ici l'expression de cette jouissance à travers l'art, voyons ce qu'il en est de l'Érotisme proprement dit. L'expression de cette jouissance à travers l'art, si nous pouvons dire, s'effectue dans les deux sens. L'art entretient l'appel à la jouissance, canalise publiquement son expression, et est aussi, de la part de l'artiste/des artistes l'expression du chemin de la jouissance, expression privée sublimée ou/et expression canalisée/orientée publiquement. 

"De l'érotisme, écrit Georges BATAILLE, il est possible de dire qu'il est l'approbation de la vie jusque dans la mort. A proprement parler, ce n'est pas une définition, mais je pense que cette formule donne le sens de l'érotisme mieux qu'une autre. S'il s'agissait de définition précise, il faudrait certainement partir de l'activité sexuelle de reproduction dont l'érotisme est une forme particulière. L'activité sexuelle de reproduction est commune aux animaux sexués et aux hommes, mais apparemment les hommes seuls ont fait de leur activité sexuelle une activité érotique, ce qui différencie l'érotisme et l'activité sexuelle simple étant une recherche psychologique indépendante de la fin naturelle donnée dans la reproduction et dans le souci des enfants. De cette définition élémentaire, je reviens d'ailleurs immédiatement à la formule que l'ai proposée en premier lieu, selon laquelle l'érotisme est l'approbation de la vie jusqu'à la mort. En effet, bien que l'activité érotique soit d'abord ne exubérance de la vie, l'objet de cette recherche psychologique, indépendante, comme je l'ai dit, du souci de reproduction de la vie, n'est pas étranger à la mort." il discute ensuite du grand trouble élémentaire qui résulte de cela et indique dès le début qu'il entend parler successivement de trois formes d'érotisme : l'érotisme des corps, l'érotisme des coeurs, et l'érotisme sacré. Il entend sortir "de l'obscurité où le domaine de l'érotisme a toujours été plongé. Il y a un secret de l'érotisme qu'en ce moment je m'efforce de violer." "l'érotisme des corps a de toute façons quelque chose de lourd, de sinistre. Il réserve la discontinuité individuelle et c'est toujours un peu dans le sens d'un égoïsme cynique. L'érotisme des coeurs est plus libre. S'il se sépare en apparence de la matérialité de l'érotisme des corps, il en procède en ce qu'il n'en est souvent qu'un aspect stabilisé par l'affection réciproque des amants. Il peut s'en détacher entièrement, mais alors il s'agit d'exceptions comme en réserve la grande diversité des êtres humains."  

C'est cet érotisme des coeurs que souvent l'art plastique veut représenter, sans pour autant camoufler l'érotisme des corps. En revanche, dans une période où la sentimentalité entre les êtres humains s'émousse, où l'individualisme constitue la norme, les représentations de l'érotisme des corps ont tendance à se multiplier. Le terme Jouissance, dixit ce Dictionnaire du corps, "est un signifiant trompeur. Il désigne d'abord quelque chose situé du côté d'un tout jouir qui traverse l'imaginaire des sociétés occidentales contemporaines et qui vise à accomplir les promesses d'un plaisir sans frein, quitte à y épuiser son âme. Jean Baudrillard (De la séduction, Gallimard, 1979) a décrit les revers d'un tel excès de positif : alors que la négativité génère crises et critiques, et donc la possibilité d'un mouvement de l'histoire, l'hyper-positivité du monde contemporain ne pourrait engendrer que catastrophe, retour dans le réel de l'énergie de la part maudite. Une jouissance qui est située ici du côté d'un palin, avec le risque de libérer ce qui touche à l'extermination et à la mort.

Concernant les arts de l'érotisme, l'auteur ce cette entrée, Ellen CORIN, indique que "d'autres traditions ont développé un art de l'érotisme à travers lequel les raffinements de la jouissance apparaissent comme des façons privilégiées d'atteindre à la quintessence de la réalité intime. Ainsi l'érotisme divinisé en Inde met en contact avec la structure de l'énergie cosmique et avec le mouvement de la création du monde. (...). Du côté de la Chine ancienne, les raffinements de la sexualité permettent de participer à l'équilibre du Yin et du Yang, ces principes dynamiques qui règlent l'existence des êtres et du cosmos. Ce qui frappe est la complexité, le caractère poétique et la charge sémantique du vocabulaire de l'amour, qu'il s'agisse des mots qui désignent les organes génitaux ou de ceux qui décrivent différentes formes de coït. Les notions d'équilibration et de complémentarité, de rythme ont ici une valeur centrale. La Chine ancienne accorde donc une place importante à l'éducation sexuelle où la technique soutient à la fois la volupté, la morale et la religion." 

"La jouissance est tendue entre le tout et le rien, l'excès d'un positif et le blanc de ce qui se dérobe. La prééminence du tout jouit dans le monde contemporain pourrait-elle en venir à estomper ou à effacer la désirabilité ou la possibilité même d'un chavirer à la limite de l'être?"

 

Quelle évolution en Occident?

    Une vision pessimiste de l'évolution de l'érotisme en Occident contemporain est souvent mise en balance avec une vision optimiste de celle de l'érotisme dans d'autres régions, en Orient par exemple, ou dans le passé. Il n'est pas certain que la présentation idyllique de la sexualité indienne ou chinoise, même dans l'art, soit représentative de ce qu'a vécu la majeure partie des contemporains de ces civilisations. Il s'agit parfois de miroirs en négatif dont il faut se méfier. La faiblesse de la recherche historique et sociologique dans ce domaine ne nous aide pas beaucoup pour éclaircir les relations entre arts et sexualités dans un ensemble mis en perspective.

Toutefois, çà et là, soit dans des aspects très particuliers concernant un art ou un autre, en Occident moderne ou en Orient ancien, voire dans l'Antiquité grecque et romaine, permettent d'approcher différentes tensions sociales et conflits liés à la représentation de la jouissance humaine. Les liens étroits entre art, poétique et politique sont suffisamment caractéristiques dans l'Antiquité grecque pour percevoir des conflits, proprement philosophiques, quant à la signification de la sexualité, lesquels s'expriment également dans la statuaire, le chant, la danse, le théâtre... De même, l'analyse de l'évolution du cinéma dit érotique jette une lueur sur la représentation de soi et des autres. 

 

Michela MARZANO, article Pornographie ; Elle CORIN, article Jouissance, dans Dictionnaire du corps, Sous la direction de Michela MARZANO, PUF, collection Quadrige, 2007. Georges BATAILLE, L'érotisme, Les éditions de Minuit, 2007 (1957). Gérard LENNE, Le sexe à l'écran, Artefact, 1978.

 

ARTUS

 

Relu le 15 juin 2021

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