Successivement, Caroline COMBRONDE et Thierry LENAIN, philosophe et historien de l'art, chargé de cours à l'Université Libre de Bruxelles, précisent pour l'une les réflexions esthétiques dans le rationalisme classique et pour l'autre l'originalité de l'apport de LEIBNIZ.
Réflexions esthétiques dans le rationalisme classique.
Après avoir rappelé ce qu'on entend par rationalisme, soit le mouvement issu de la pensée cartésienne qui place la raison au coeur de tout processus de connaissance, Carole COMBRONDE explique que. les rationalistes se donnent des voies différentes. MALEBRANCHE, SPINOZA, LEIBNIZ, PASCAL... sur un ton plus ou moins polémique, divergent plus ou moins de l'édifice élaboré par DESCARTES, même s'il gardent l'armature de toute la philosophie du monde et de l'homme, et jusqu'à la morale, dans une métaphysique rigoureusement fondée en raison, mais culminant toujours avec la découverte du Dieu infini. Selon des modalités différentes, notamment pour SPINOZA, ils restent dans une philosophie déiste même si c'est seulement en dernier ressort.
Nicolas MALEBRANCHE (1636-1715), connaisseur éclairé de DESCARTES, peut-être même plus que la plupart des philosophes contemporains, retient surtout sa prudence et sa méticulosité, sans le suivre sur parole. Il ne traite guère de la beauté et de l'art de façon systématique, mais il est le premier à accorder au sentiment une place à part entière. Dans ses Entretiens sur la métaphysique et sur la religion (1688), il différencie l'idée dont l'existence est éternelle et nécessaire, et l'idée en nous, qui est le sentiment, pour s'interroger sur le statut de ce dernier. "Certes, écrit notre auteure, le sentiment qu'il distingue de la sensation comme donnée brute des sens, semble s'opposer à la raison puisqu'il ne nous livre aucune connaissance claire et distincte de nous-mêmes. Afin de démontrer sa nature subjective, Malebranche prend, dans le troisième Entretien, l'exemple de la musique. le son émis par une corde pincée n'est qu'un ébranlement de l'air, tandis que le sentiment musical qu'il produit en nous est un ébranlement tout personnel de l'esprit, indépendant de la cause occasionnelle qui l'engendre. Rien ne nous assure que d'autres auditeurs entendent la même sonorité, car le sentiment est indéfinissable.
Cependant, poursuit-elle, raison et sentiment peuvent se rejoindre grâce au sens privilégié de la vue. (...)" En rendant attentif, la vision conduit à l'intelligence. Il réconcilie donc ces deux éléments et accorde même au sentiment une certaine puissance cognitive distincte car il peut nous conduire à l'intelligible. "La théorie de l'art du début du XVIIIe siècle, précise t-elle, est redevable à Nicolas Malebranche de ce nouveau rapprochement entre raison et sentiment qui est au fondement de l'ouvrage de l'Abbé De Bos, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture."
Blaise PASCAL (1623-1662) "participe d'une certaine manière aussi du rationalisme ambiant. Mais si la raison apparait bien au coeur de ses pensées comme un référent essentiel, il en pose néanmoins les limites en montrant combien l'homme est abusé dans sa faiblesse par les puissances trompeuses, dont relèvent les oeuvres de l'art. L'art, comme le jeu, nous divertit et nous détourne de considérations plus essentielles sur notre propre nature et sur notre condition au sein de l'Univers. Sa réflexion esthétique s'adresse donc à l'homme pris dans la finitude et dans l'erreur. Cependant, il existe selon Pascal une hiérarchie dans l'ordre même de la activité entre la beauté véritable, répondant toujours à un modèle unique, et les multiples fausses beautés. (Il) ne cesse de mettre en garden dans l'art de l'éloquence, comme dans l'art poétique, contre le danger des beautés trompeuses, éloignées du naturel et des vérités du coeur : la vraie beauté est celle qui veut toucher. (...)". De toute manière, le domaine du beau est bien celui de l'apparence qui nous écarte de la quête de la vérité. PASCAL dénonce la peinture du genre qui plait sans convier l'esprit à la réflexion, les représentations qui n'ont d'autres aspirations que de singer la nature, l'admiration vaine et futile qu'ils suscitent...
L'originalité de LEIBNIZ.
Parmi les philosophies du rationalisme classique, Gottfried Wilhelm LEIBNIZ (1646-1716) occupe pour Thierry LENAIN une place particulière du point de vue de l'esthétique. Pas plus que les autres, il ne fait une réflexion systématique sur l'art et le beau, mais son système métaphysique et sa conception des rapports entre raison et sensibilité déterminent une attitude plus ouverte. "Chez Leibniz, explique t-il, raison et sensibilité ne constituent plus les termes d'un dualisme fondamental : elles ne se différencient qu'au sein d'un vaste continuum ontologique où leurs racines se mêlent. Et c'est pourquoi, bien davantage que ses prédécesseurs, on le voit accueillir l'art, l'imagination, la fiction, la sensibilité et la pensée analogique à la table du philosophe. Les conséquences de cette attitude profondément nouvelle, qui inaugure un rapprochement appelé à se marquer toujours davantage dans l'évolution ultérieure de la philosophie, se vérifient d'ailleurs d'un point de vue historique (...). Notre auteur cite alors Alexandre Gottlieb BAUMGARTEN (1714-1762), héritier de LEIBNIZ par l'intermédiaire de Christian WOLF (1679-1754), qui constitue l'esthétique en tant que discipline distincte et branche à part entière de la philosophie.
Cette ouverture se manifeste plus généralement à l'égard de l'ensemble des activités humaines. C'est tout l'univers des signes et des faits historiques qui se voient crédités des lumières de la rationalité. "En ce sens, Leibniz prépare l'avènement de la philosophie de l'esprit et des sciences humaines. A côté des découvertes décisives dont il fut l'auteur dans le domaine de la mathématique et de la physique, en marge de ses ouvrages de philosophie première, il laisse d'ailleurs une masse considérable de travaux d'érudition qui révèlent un intérêt insatiable pour ces réalités proprement humaines où les métaphysiciens antérieurs ne voyaient pour l'essentiel, que des matériaux très subalternes."
Que ce soit dans ses Principes de la nature et de la grâce ou ailleurs, "l'ontologie leibnizienne se caractérise par deux traits marquants qui permettent de comprendre cette considération positive de l'esthétique au sens large du terme.
Le premier est la compréhension de l'être comme continuum différencié. En toutes ses régions, l'être se compose de monades, entités irréductibles, rigoureusement séparées les unes des autres, mais dotées du pouvoir de se refléter mutuellement selon des degrés de clarté divers. Tout, dans l'univers leibnizien, se modifie dès lors par petites différences, depuis la confusion foisonnante des sensations jusqu'à la distinction cristalline des idées. C'est pourquoi aucun gouffre infranchissable ne sépare la pensée spéculative du monde des sensations, des affects et des imaginations. Le continuum ontologique débouche ainsi sur une vision unifiée de la vie et de l'esprit, à l'enseigne dune mathématique universelle que l'invention du calcul différentiel et intégral rend à même de traiter les variations trop subtiles, les différences trop petites pour être saisies individuellement et qui, dans la vie de l'âme, appartiennent au domaine des perceptions inconscientes. (voir Yvon BELAVAL, Leibniz. Introduction à sa philosophie, Vrin, 1975 et André ROBINET, Leibniz ou la racine de l'existence, Seghers, 1962).
Le second trait marquant du système concerne l'objet de ce calcul métaphysique : l'être selon Leibniz est, avant tout, harmonie. Le philosophe s'efforce de ressaisir cette harmonie sur le plan rationnel, à l'enseigne d'un principe indissolublement esthétique et ontologique qui demande "le plus de variété qu'il est possible, mais avec le plus grand ordre qui se puisse, c'est-à-dire (...) autant de perfection qu'il se peut" (Discours touchant la méthode et la certitude et l'art d'invention). C'est cette unité infiniment différenciée, cette harmonie universelle que recherchent aussi - mais sur le terrain de la sensibilité où elle se donne à eux sur le mode du "je-ne-sais-quoi" - poètes et artistes" (Lettre à la reine Sophie-Charlotte).
Fort d'un équipement mathématique nouveau, le philosophe peut reconnaitre la pensée inconsciente et analogique, que le cartésianisme avait récusé. Car le rationnel se rencontre déjà, sur le mode de la clarté confuse, les produits de la fiction. Dans la mesure où la poésie, la rhétorique et même les langues comme telles participent, à leur manière, de la sphère rationnelle, elles peuvent donc contribuer à aviver les lumières de la philosophie. Bien plus, aucune production de l'âme humaine n'apparaitra si exotique qu'elle n'ait de quoi retenir l'attention du métaphysicien. C'est à l'enseigne de ce rationalisme ouvert que LEIBNIZ, vivement intéressés par les missions jésuites, a pu former le projet d'inviter des lettrés chinois pour qu'ils viennent eux-mêmes enseigner aux Européens les merveilles de leur pensée, de leur langue et de leur littérature (voir Catherine CLÉMENT, notice sur Leibniz, dans le Dictionnaire des philosophes, Encyclopedia Universalis, Albin Michel, 1998).
Qu'on ne s'y trompe pas, à côté d'affirmations de fidélité à la foi chrétienne, et aux autorités ecclésiastiques, LEIBNIZ comme les autres, mettent de manière claire la rationalité comme moyen premier d'atteindre la vérité. il n'est plus question de laisser aux religions - et cela d'autant plus qu'on se sent solide, vus les nouveaux outils mathématiques - le monopole, pourtant tant clamé par ailleurs, de la vérité, même par l'art... Avec cette génération d'auteurs, il est difficile de revenir en arrière : le rationalisme investit même des domaines comme l'art que l'on pensait auparavant et pendant longtemps du ressort du divin (comme reflet au moins)... Cette génération de philosophes est si sûre de... son raisonnement, qu'elle peut se permettre d'approfondir les relations entre l'art et la nature ou la réalité représentées, et enraciner leur propos sur des disciplines réputées évanescentes...
Avec LEIBNIZ, conclut notre auteur, "la pensée rationnelle n'est plus séparable de ses soubassements affectifs, et l'art et le beau conduisent eux aussi à la vérité et font à ce titre, l'objet d'une authentique curiosité de la philosophie. Celle-ci ne pourra plus, désormais, faire justice du monde des images, des r^ves et des jeux vains et superflus. La place de l'art est ainsi désignée parmi la multitude des modes d'appréhension du monde qui constituent le bouillonnement protéiforme de la vie humaine, et donc aucun ne se trouve coupé des sources mêmes du sens."
Carole COMBRONDE et Thierry LENAIN, Descartes et les cartésiens : vers une esthétique rationaliste, dans Esthétique et philosophie de l'art, L'atelier d'esthétique, de boeck, 2014.
ARTUS