Le cinéma, comme d'ailleurs les autres arts, peut-être vu comme un moyen de focaliser l'attention sur des facettes de la réalité, tout en occultant d'autres, même momentanément.
De fait, la projection cinématographique, comme la musique et la danse, le théâtre et même la statuaire, fait concentrer l'attention de la personne sur des éléments très précis - en faisant appel plus à ses affects qu'à son intelligence - de la réalité, d'une représentation de la réalité. Le cinéma influence d'abord la vue en tant que sens, comme la musique affecte d'abord l'ouïe, en faisant de ces sens des outils privilégiés, même de façon brève, de perception de la réalité, ou plus précisément de la perception de la réalité ou même simplement de sa représentation qu'en a l'auteur de l'oeuvre d'art.
Avec une grande différence d'avec les autres arts : l'oeuvre cinématographique est par excellence une oeuvre collective et elle se destine au plus grand nombre possible d'individus, voire à la totalité de l'humanité. Les oeuvres de cinéma constituent des sortes de miroir de la société qui influencent en retour cette même société. Polarisant l'attention sur des aspects précis des conflits, elles orientent les esprits vers une "compréhension" de ceux-ci, dans un sens ou dans un autre, en faveur d'acteurs sociaux ou d'autres, selon des valeurs ou d'autres...
Même lorsque les oeuvres cinématographiques ne portent pas sur des conflits, même de façon extrêmement contingente, elles favorisent une perception dans un sens ou dans un autre. En tant que élément fondamental de la culture de masse, le cinéma possède une emprise difficile à définir, à analyser, sur l'évolution sociale, car il n'y a pas véritablement de langage (Raymond BARTHE) du cinéma. Il faut se livrer à une analyse textuelle, contextuelle et intertexutelle d'une oeuvre littéraire pour en montrer les ressorts et l'influence ; l'opération est plus difficile sur des successions d'images, vues de plus dans des conditions de temps et d'espace extrêmement variables. De nombreux sociologues, psychanalystes et... cinéastes s'y sont essayés, et les plus critiques d'entre eux mettent l'accent sur des aspects que n'abordent pratiquement jamais les critiques "ordinaires" des films, qui se contentent d'appréciation sur une esthétique coupée souvent de toute considération globale.
Sans doute précisément parce qu'opérer une étude critique des oeuvres cinématographiques peut être perçue comme déstructurante de certaines préoccupations économiques et financières sur l'exploitation de ces oeuvres. Il semble bien y avoir conflit entre la nécessité de comprendre comment les films influencent notre vie - dans un sens distrayant au sens le plus vrai du terme - et le fait que ces films, surtout s'ils sont revus et cités de très nombreuses fois font partie d'un ensemble culturel qui refuse toute opposition à son influence... L'expression d'une culture dominante ne se prête pas à sa véritable critique.
Assez tardivement par rapport aux débuts du cinéma (1895), une critique vive émise par des auteurs comme Georges DUHAMEL (1884-1966) insiste sur l'aspect de détournement de l'attention. Dans Scènes de la vie future (1930), récit de voyages aux États-Unis, on trouve une charge globale contre le cinéma, à la fois sur le contenu des films, plate reproduction du réel trivial, leur musique, comme musique d'accompagnement, les conditions matérielles et sociales dans lesquelles il faut voir ces films. Pour cet auteur, le cinéma n'est pas un art. Ses qualités "anesthésiantes" pour les spectateurs interdisent qu'on puisse lui prêter une valeur esthétique : il fait dormir l'âme et paralyse l'esprit, au point qu'il peut être nommé "l'abîme d'oubli" ; ou alors ce serait le champion d'une conception de l'art comme destiné à apaiser la douleur de vivre et faire oublier la peine d'exister et de penser. (Jean-Yves CHATEAU).
Lisons tout simplement cet extrait de Scènes de la vie future, consacré au cinéma :
"C'est un divertissement d'ilotes, un passe-temps d'illettrés, de créatures misérables, ahuries par leur besogne et leurs soucis. C'est, savamment empoisonnée, la nourriture d'une multitude que les Puissances de Moloch ont jugée, condamnée et qu'elles achèvent d'avilir (l'auteur est contre la civilisation industrielle telle qu'il la voit aux États-Unis de l'époque).
Un spectacle qui ne demande aucun effort, qui ne suppose aucune suite dans les idées, ne soulève aucune question, n'aborde sérieusement aucun problème, n'allume aucune passion, n'éveille au fond des coeurs aucune lumière, n'excite aucune espérance, sinon celle, ridicule, d'être un jour "star" à Los Angeles.
Le dynamisme même du cinéma nous arrache les images sur lesquelles notre songerie aimerait s'arrêter. Les plaisirs sont offerts au public sans qu'il ait besoin d'y participer autrement que par une molle et vague adhésion. Ces plaisirs se succèdent avec une rapidité fébrile, si fébrile même que le public n'a presque jamais le temps de comprendre ce qu'on lui glisse sous le nez. Tout est disposé pour que l'homme n'ait pas lieu de s'ennuyer, surtout! Pas lieu de faite acte d'intelligence, pas lieu de discuter, de réagir, de participer d'une manière quelconque. Et cette machine terrible, compliquée d'éblouissements, de luxe, de musique, de voix humaines, cette machine d'abêtissement et de dissolution compte aujourd'hui parmi les plus étonnantes forces du monde.
J'affirme qu'un peuple soumis pendant un demi-siècle au régime actuel des cinémas américains s'achemine vers la pire décadence. J'affirme qu'un peuple hébété par des plaisirs fugitifs, épidermiques, obtenus sans le moindre effort intellectuel, j'affirme qu'un tel peuple se trouvera, quelque jour, incapable de mener à bien une oeuvre de longue haleine et de s'élever, si peu que ce soit, par l'énergie de la pensée. J'entends bien que l'on m'objectera les grandes entreprises de l'Amérique, les gros bateaux, les grands buildings. Non! un building s'élève de deux ou trois étages par semaine. Il a fallu vingt ans à Wagner pour construire la Tétralogie, une vie à Littré pour édifier son dictionnaire.
Jamais invention ne rencontra, dès son aurore, intérêt plus général et plus ardent. Le cinéma est encore dans son enfance, je le sais. Mais le monde entier lui a fait crédit. Le cinématographe a, dès ses débuts, enflammé les imaginations, rassemblée des capitaux énormes, conquis la collaboration des savants et des foules, fait naître, employé, usé des talents innombrables, variés, surprenants. Il a déjà son martyrologe. Il consomme une effarante quantité d'énergie, de courage et d'invention. Tout cela pour un résultat dérisoire. Je donne toute la bibliothèque cinématographique du monde, y compris ce que les gens de métier appellent pompeusement leurs "classiques", pour une pièce de Molière, pour un tableau de Rembrandt, pour une fugue de Bach...
Toutes les oeuvres qui ont tenu quelque place dans ma vie, toutes les oeuvres d'art dont la connaissance a fait de moi un homme, représentaient, d'abord, une conquête. J'ai dû les aborder de haute lutte et les mériter après une fervente passion. Il n'y a pas lieu, jusqu'à nouvel ordre, de conquérir l'oeuvre cinématographique. Elle ne soumet notre esprit et notre coeur à nulle épreuve. Elle est sans tréfonds, sans réserves. Elle s'évertue pour nous combler et nous procure toujours unes pénible sensation d'inassouvissement. Par nature, elle est mouvement ; mais elle nous laisse immobiles, appesantis et comme paralytiques.
Beethoven, Wagner, Baudelaire, Mallarmé, Giogone, Vinci - je cite pêle-mêle, j'en appelle six, il y en a cent, voilà vraiment l'art. Pour comprendre l'oeuvre de ces grands hommes, pour en exprimer, en humer le suc, j'ai fait, je fais toujours des efforts qui m'élèvent au-dessus de moi-même et qui comptent parmi les plus joyeuses victoires de ma vie. Le cinéma parfois m'a diverti, parfois même ému ; jamais il ne m'a demandé de me surpasser. Ce n'est pas un art, ce n'est pas de l'art."
Si nous reproduisant ce large extrait, c'est que beaucoup d'auteurs par la suite ont développé nombres des thèmes qu'il évoque. Son texte constitue en quelque sorte le prototype de la critique destructrice et dénonciatrice du cinéma.
Cinq après, Walter BENJAMIN (1892-1940), l'un des sociologue de l'École de Francfort, publie son essai L'oeuvre d'art, à l'époque de sa reproductibilité technique, où il développe sa thèse sur la déperdition de l'aura. Par sa reproduction massive, une oeuvre perd statut d'oeuvre d'art unique, telle que l'on pouvait la voir exposée à travers un tableau de maître (peinture) ou une statue existante seulement dans un seul lieu (lieu qui pouvait être investi d'une signification religieuse - au sens large - par ailleurs).
Dans cet ouvrage, il développe sa réflexion sur trois axes : la reproduction technique et ses conséquences sur l'art, l'image cinématographique et le cinéma, art de masse à dimension politique et sociale.
Définit comme "l'unique apparition d'un lointain si proche soit-il", l'aura se perd dans l'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique. Il s'agit d'élaborer une théorie des changements de perception d' homme face à l'oeuvre d'art changeante à cause des nouvelles technologies. Ce développement des techniques de reproduction a changé la perception du spectateur qui a l'impression que l'art lui est plus accessible (cette fameuse "démocratisation" de l'art), alors qu'en même temps ces images lui révèlent leur absence. L'apparition de la photographie et du cinéma ont permis de révéler le sens politique et social de l'art jusqu'alors négligé au profit d'une valeur culturelle. De manière paradoxale, mais compréhensible, c'est au moment où les techniques de reproduction multiplient les copies d'une oeuvre d'art que l'on se rend compte de son impact socio-politique, alors qu'auparavant, cet impact a toujours existé.
Pour Walter BENJAMIN, L'acteur de cinéma perd son aura, son corps étant capté et "digéré", subtilisé, par l'appareil cinématographique. Il ne devient plus qu'une image soumise au regard du public, mais ce qui l'intéresse surtout, c'est le spectateur, la manière dont il perçoit cette image, et pas seulement celle de l'acteur mais de tout ce qui est capté autour de lui. Il est comme hypnotisé face à cette image qui lui offre une représentation du réel, qui lui donne l'impression d'acquérir une nouvelle façon de percevoir le monde (et d'ailleurs d'une certaine manière, dirions-nous, c'est vrai!).
Bruno TACKELS, dans La question de l'art ou de la technique, paru en 2002, va dans ce sens : "l'aura n'existe pas avant la reproduction, qui en serait comme le moment de destruction. L'aura ne prend véritablement forme... que dans son épuisement généré par l'essor inéluctable des techniques de reproduction. C'est au moment où le reproductible envahit le champ anciennement habité par l'aura, c'est au moment de sa destruction que l'aura peut apparaître et devenir visible pour l'oeil moderne."
L'apparition du cinéma a changé le comportement du spectateur face à l'art. Les spectateurs ne sont plus dans la passivité (opinion contraire à celle de Georges DUHAMEL, finalement) et le recueillement, les masses deviennent actives, elles participent à l'art et à son fonctionnement. C'est l'émergence des masses, issues des techniques de reproduction, qui rend possible les transformations de l'art et sa manière de le percevoir. Le phénomène de masse et la grande quantité des oeuvres d'art, selon lui, permet à l'art de se libérer de tout pouvoir fasciste et de toute aliénation des masses. Cette opinion optimiste, exprimée en 1935, ne sera pas celle d'autres auteurs, comme Siegfrid KRACAUER, qui étudie précisément les relations entre le cinéma et le pouvoir nazi, comme ceux d'un va-et-vient complexe entre le contenu des oeuvres cinématographiques et la psychologie des spectateurs. Ce qui est vrai, toutefois sans doute, c'est que l'oeuvre d'art cinématographique existe plus par le spectateur finalement que par l'auteur. La réception de l'oeuvre s'avère plus importante que sa création. L'oeuvre n'existe que parce qu'elle est vue, commentée, redéfinie même par les différents ensembles de spectateurs. Le nombre de films créé est bien supérieur à ceux qui sont montré et ceux qui sont montré passent en très forte minorité à la postérité... et dans la mémoire agissante des masses.
Dans Le cinéma ou l'homme imaginaire de 1956, Edgar MORIN amorce la construction d'une sociologie du cinéma à la croisée du réel et de l'imaginaire. C'est à l'aune de l'entrechevêtrement réel-imaginaire inhérent à l'art cinématographique depuis ses origines qu'il faut analyser le cinéma afin de comprendre comment il exerce une telle fascination chez nous. Influencé par les thèses du philosophe Jean EPSTEIN, pour qui le cinéma est capable de recomposé le réel à l'aide de ses différents artifices (ombres et lumières, espace et temps, plan éloigné, gros plan), un peu à l'opposé de René BAZIN qui voit dans la projection cinématographique une substitution au travail de l'oeil, une désimplication du spectateur, le sociologue voit l'oeuvre de cinéma comme une co-invention entre l'auteur et le spectateur. Le cinéma est une institution de l'imaginaire social, et il s'agit de savoir comment elle fonctionne.
Son propos, par un écrit diffusé beaucoup plus tard, en 1980, s'éclaire dans sa perception du cinéma documentaire face au cinéma de divertissement :
"Il y a deux façons de concevoir le cinéma du réel. La première est de prétendre donner à voir le réel. La seconde est de se poser le problème du réel. De même qu'il y avait deux façons de concevoir le cinéma-vérité. La première était de prétendre apporter la vérité. La seconde était de poser le problème de la vérité. Or nous devons le savoir, le cinéma de fiction est dans son principe beaucoup moins illusoire, et beaucoup moins menteur que le cinéma dit documentaire, parce que l'auteur et le spectateur savent qu'il est fiction, c'est-à-dire qu'il porte sa vérité dans son imaginaire. Par contre le cinéma documentaire camoufle sa fiction et son imaginaire derrière l'image reflet du réel. Or, nous devons le savoir de plus en plus profondément, la réalité sociale se cache et se met en scène elle-même, devant le regard d'autrui et surtout devant la caméra. La réalité sociale s'exprime à travers des rôles. Et en politique, l'imaginaire est plus réel que le réel. C'est pourquoi, c'est sous couvert du cinéma du réel qu'on nous a présenté, proposé, voire imposé les plus incroyables illusions, c'est que, dans les contrées merveilleuses dont on ramenait l'image exaltante, la réalité sociale était mise en scène et occultée par le système politique régnant et transfiguré dans les yeux hallucinés du cinéaste. C'est-à-dire que le cinéma qui se pose les plus graves et les plus difficiles problèmes par rapport à l'illusion, l'irréalité, la fiction, est bien le cinéma du réel, dont la mission est d'affronter le plus difficile problème posé par la philosophie depuis deux millénaires, celui de la nature du réel."
En prolongement de cela, nous pourrions écrire que dans la chaîne des influences auteurs-spectateurs, l'auteur est aussi le spectateur d'une multitude d'oeuvres cinématographiques, qu'il porte aussi une vision de la réalité, même avec sa connaissance des artifices de son métier, qui s'impose à lui peut-être de manière plus prégnante qu'au spectateur non-cinéaste. La recomposition du réel, de la réalité est un fait rattaché à notre existence même, au sens kantien, mais cette recomposition, avec le cinéma revêt un caractère massif et encore plus contraignant sans doute.
Siegfrid KRACAUER (1889-1966), sociologue de profession et journaliste par goût, élabore une sociologie "pragmatique", qui veut partir d'une analyse sociologique pour y voir la confirmation dans les oeuvres cinématographiques à succès (De Caligari à Hitler, 1946) et approfondir par le cinéma ses connaissances sur les dispositions psychologiques profondes qui prédominent dans une société (Nature of film, 1960). Dans Histoire, de qui reste quand tout est fini, de 1969, texte à la lecture difficile, le critique de films (de 1920 à 1933) cherche les correspondances entre le contenu des oeuvres de cinéma et l'état de l'opinion, au sens très large, des spectateurs. Marc FERRO, entre autres, dans Cinéma et Histoire, de 1977, reprend et peaufine l'idée suivant laquelle le film peut servir d'indicateur quant aux impasses d'une société, à des processus dynamiques, à ses manières de s'inscrire dans l'histoire. (Emmanuel ETHIS)
Pour l'historien, le cinéma-indicateur peut-être envisagé en tant que témoignage social selon 3 modes :
- à travers ses contenus : les récits mis en images sont des choix opérés et révélateurs de ce qu'une société positive dans sa représentation d'elle-même, mais aussi de ses lapsus et de ses incohérences ;
- à travers son style : les choix techniques opérés pour tourner, monter, sonoriser, habiller l'oeuvre trahissent des choix esthétiques signifiants ou "interprétables" ;
- à travers sa façon d'agir sur la société elle-même : certains films parviennent à galvaniser leurs spectateurs, mais aussi à générer le malaise à travers le type de lecture qu'on en fait : on peut observer rétrospectivement les variations historiques de l'interprétation que l'on donne d'une oeuvre filmique (les fameux remakes des sujets, redondants dans l'histoire du cinéma), variations qui sont révélatrices du substrat idéologique dominant dans une société.
Dans les débats sur la nature du film, tout-réel ou tout-imaginaire, Pierre SORLIN, dans Sociologie du cinéma, de 1977, préfère analyser la façon de regarder du spectateur. C'est cette façon de regarder qui "permet de distinguer le visible du non-visible et, par-delà, de reconnaitre les limites idéologiques de la perception d'une certaine époque."
Ce point de vue ne sous-tend pas, comme le faisait Siegfrid KRACAUER, que le cinéma représente une société, mais qu'il nous donne plutôt à voir ce qu'une société révèle comme "représentable" à un moment donné de son histoire. (Emmanuel ETHIS). Le cinéma "capte un fragment du monde extérieur, le réorganise, lui donne une cohérence et produit à partir du continuum qu'est l'univers sensible, un objet fini, abouti, discontinu et transmissible". Plutôt que d'articuler une sociologie sur la réalité et de devoir entrer dans une problématique proche de celle d'Edgar MORIN, Pierre SORLIN préfère discuter de la visibilité d'une société que le cinéma transmet. "La disposition, la répartition des éléments iconiques centrés autour (d'une) notion sont caractéristiques de ce qui forme le visible d'un milieu ou d'une époque (...). Les conditions qui influencent les métamorphoses du visuel, et le champ même du visuel sont étroitement liés : un groupe voit ce qu'il peut voir, et ce qu'il est capable de percevoir définit le périmètre à l'intérieur duquel il est en mesure de poser ses propres problèmes. Le cinéma est à la fois répertoire et production d'images. Il ne montre non pas "le réel" mais les fragments du réel que le public accepte et reconnaît. En un autre sens, il contribue à élargir le domaine du visible, à imposer des images nouvelles." Pierre SORLIN se préoccupe de mettre à jour les configurations les plus communicantes (et les plus communiquées également). Et ces communications par l'image en fonction du projet cinématographique de ou des auteurs des oeuvres filmiques, lesquels sont souvent orientées vers l'entertainment, la distraction... C'est en analysant toute une série de films, que l'on peut voir quel genre de visibilité l'institution cinématographique favorise ou pas. C'est en regardant de près les films produits, sous tous les genres, que l'on perçoit la visibilité induite chez les spectateurs.
D'un autre côté, nous pourrions écrire, en prolongeant cette réflexion, qu'étant donné les divers projets cinématographiques existants, que c'est plutôt vers des "visibilités" qui détournent d'énormes pans de la réalité, que les esprits de spectateurs sont orientés... "Prélevant des données dans le monde concret - des maisons, des trains, des passants, des généraux, des systèmes rationnels - le cinéma les redistribue (ainsi) en un ensemble fictif et cohérent qui obéit à des règles non formulées (les règles de compétence), qui est constellé de marques de connivence avec le public (les représentations, les points de fixation) et qui est autre chose que l'univers social auquel ont été empruntés les matériaux mis en oeuvre" écrit encore Pierre SORLIN, qui aurait tendance ainsi à confirmer que le cinéma joue un rôle idéologique dans la société, et un rôle idéologique actif.
Jean-Pierre ESQUINAZI, dans son livre Godard et la société française des années 1960, publié en 2004, approfondit cette sociologie du visible. A travers les oeuvres produites (entre 1960-1968) par le réalisateur, le sociologue tente de cerner le fonctionnement d'une économie symbolique du film. Auparavant, le sociologue avait entrepris une analyse de l'univers d'Alfred Hitchcock, à travers son film Vertigo (2001).
Cette économie symbolique suppose quatre point :
- un film est le produit de contraintes et d'obligations auxquelles sont soumis les acteurs sociaux qui le fabriquent et qui dépendent de l'espace social auquel ils appartiennent ;
- un film ne saurait se réduire à ces seules contraintes qui s'exercent sur les agents producteurs. Ces derniers font des choix, mobilisent des ressources, projettent dans leur oeuvre leurs envies, leurs goûts, leur regard sur l'histoire du cinéma elle-même ;
- un film peut être lu comme un point de vue que livre le cinéaste sur les contraintes du champ social auquel il appartient et, le monde fictionnel où évoluent ses personnages traduit sa position dans son propre monde ;
- un film ne va réellement exister que parce qu'un public, que parce que la critique vont lui accorder une interprétation et donc un dessein particulier. Il s'agit donc d'être attentif à l'écart qui réside entre le film revendiqué par un cinéaste et le film interprété par son public ou ses différents publics. (Emmanuel ETHIS)
Emmanuel ETHIS, Sociologie du cinéma et de ses publics, Armand Colin, 2007. Jean-Yves CHATEAU, pourquoi un septième art? Cinéma et philosophie, PUF, 2008. CinémAction n°60, 1991, Histoire des théories du cinéma, Corlet-Télérama.
Georges DUHAMEL, Scènes de la vie future, Mercure de France, 1930 (Mille et une nuits, 2003). Walter BENJAMIN, L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité, Gallimard, 2000 (Oeuvres III). Bruno TACKELS, La question de l'art ou de la technique, Edition L'Harmattan, 2001 (Introduction à Walter Benjamin). Edgar MORIN, Le cinéma ou l'homme imaginaire, Les éditions de minuit, 1958. Siegfrid KRACAUER, De Caligari à Hitler, Une histoire du cinéma allemand 1919-1933, Flammarion, 1973. Marc FERRO, Cinéma et Histoire, Gallimard, 1977. Pierre SORLIN, Sociologie du cinéma, Aubier, 1977. Jean-Pierre ESQUINAZI, Godard et la société française des années 1960, Armand Colin, 2004.
FILMUS
Relu le 8 décembre 2019