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17 octobre 2017 2 17 /10 /octobre /2017 14:25

        Si d'aucuns pourrait penser que le conflit des icône n'appartient qu'à l'histoire religieuse du christianisme ou de l'islam, que la question de l'iconoclasme ne nous concerne plus guère, ils se trompent. Car en effet, non seulement plusieurs religions vivent encore les séquelles, et pas seulement au niveau des icônes, de cette querelle des VIIe au IXe siècles, du conflit des icônes tel qu'il se présente de manière théologique, mais dans le monde moderne des images, la question de la représentation de certaines idées, plus seulement de Dieu aujourd'hui, reste vivace, tant celles-ci n'ont jamais été aussi présentes, n'ont jamais été aussi trompeuses, n'ont jamais été aussi hallucinatoires.

Si dans un premier temps, dans l'histoire, la question est bien celle de la représentation du divin, de nos jours, la question est malheureusement la représentation simplement des réalités terrestres. Il s'agit d'abord ici de comprendre les ressorts de ce conflit des icônes qui ont agités les Eglises chrétiennes d'Occident et d'Orient, pour toucher du doigt une certaine modernité de ses questionnements. 

    L'iconoclasme est au sens strict la destruction délibérée d'images, de représentations religieuses de type figuratif, généralement pour des motifs religieux ou politiques. Ce courant de pensée rejette la vénération adressée aux représentations du divin, dans les icônes en particulier. L'iconodulie ou l'iconophilie, à l'inverse, prône cette représentation pour des raisons très variées, et généralement dans un pragmatisme non dépourvu de garde-fous très précis.

L'iconoclasme existe depuis l'Antiquité et les statues comme les peintures ont très souvent été l'objet de conflits politiques, la destruction de la représentation d'un roi, d'un prince, d'un pharaon et même d'un chef militaire ou d'un dieu étant équivalente à une destruction de mémoire de ceux-ci, pour faire place à l'image d'un autre roi, d'un autre prince, d'un autre pharaon, d'un autre dieu. En religion, la question théologique de la représentation du divin traverse surtout les trois monothéismes qui font face toutes les trois aux multiples habitudes de représentations des polythéismes. Dans le judaïsme comme dans le christianisme, l'interdiction de représenter une figure divine vient formellement du second commandement de Dieu dans la Bible. En Islam, l'interdiction de représentation est très prégnante, à l'instar de la prohibition judaïque, dans le dessein de préserver la pureté du monothéisme et d'éviter toute forme d'idolâtrie.

La question des icônes traverse toutes les formes d'expression artistique, de l'architecture à la statuaire, de la peinture à la verrerie.

Les conflits des icônes touchent directement l'esthétique. Et la théologie des images constitue une différence entre le christianisme d'Orient et le christianisme d'Occident. L'épisode de l'iconoclasme en Eglise d'Orient marque la représentation des choses spirituelles, même après cette période historique. 

Les conflits des images n'ont jamais été aussi présents dans les luttes idéologiques, au plus fort de la guerre froide, de chaque côté des frontières, mais encore aujourd'hui, à propos par exemple de l'Islam en Occident.

Mais de façon plus générale, les images diffusées par les médias audiovisuel et sur Internet font partie d'un véritable arsenal idéologique à la disposition des groupes sociaux qui savent s'en servir. Des groupes économiques, politiques, sociaux se livrent à de véritables guerres d'images, qui se traduisent en votes et en argent. La publicité, quant-à-elle, involontairement ou non, de par sa présence massive, s'imposant même aux consommateurs réticents voire hostiles, "offre" des associations de sons et d'images à des appétences de toute sorte. Rares sont les moments où les publicités commerciales font polémiques (plus souvent aux Etats-Unis qu'ailleurs), mais ces moments-là révèlent leur présence sur les plans idéologiques, moraux et/ou politiques.

Peu de rapport entre ces conflits des icônes et ces conflits des images? N'oublions pas qu'il s'agit de représenter des choses en vue d'obtenir des comportements, leur maintien ou leur naissance. Il s'agit du côté des représentations du spirituel, de susciter - mais comment, là réside également un conflit est bien réel - la ferveur et la piété. Il s'agit du côtés des images modernes de susciter également des comportements. Dans un cas, cela se traduit par l'hégémonie de certaines groupes sociaux sur d'autres, à travers leur représentation du divin, ce qui se traduit en prestige, honneur et... richesses. Dans un autre, cela se traduit, quoique de manière plus visible, et rien ne dit que certaines images ne sont pas loin d'évoquer d'autres images, spirituelles celles-là, par prestige, honneur et richesses, pour là aussi de groupes sociaux au détriment d'autres. 

 

ARTUS

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10 octobre 2017 2 10 /10 /octobre /2017 07:11

       L'auteur de Corpus Dionysiacum, PSEUDO-DENYS L'AÉROPAGITE, considéré depuis le IXe siècle comme l'homme converti par PAUL et mort en martyr comme évêque de Rome sous le règne de l'empereur DÈCE (249-251) est entouré encore aujourd'hui de légende (on ne sait si c'est réellement un auteur chrétien du Vie siècle, qui écrit dans la mouvement de la philosophie de PROCLUS (410-485)). Commenté et traduit à plusieurs reprises par des savants tels que Jean SCOT ÉRIGÈNE (810-877), Thomas GALLUS (mort en 1246), Robert GROSSETESTE (1175-1253), Thomas d'AQUIN (1224-1274), cet ensemble de textes influence fortement la pensée des Médiévaux.

      Avant même les écrits d'AUGUSTIN, ceux de PSEUDO-DENYS L'AÉROPAGITE, dont l'activité littéraire attestée se situerait dans les toutes premières années du Vème siècle et dans le premier quart du VIe siècle, constituent une étape très importante dans la constitution du corpus chrétien. On n'est même pas certain des dates, et sans doute les écrits dont on le crédite ont-ils été élaborés, en même temps que beaucoup traduits, après-coup, après le concile de Chalcédoine de 451. Ce qui veut dire après les écrits d'AUGUSTIN, eux bien datés. Le fait qu'on l'est situé dans le sillage direct de PAUL en dit long sur sa notoriété au Moyen-Age, notoriété qu'ERASME s'efforce d'ailleurs ensuite de détruire.

     Ses écrits sur l'esthétique et l'art ont d'autant plus de poids qu'ils font autorité dans la foulée de la constitution de la pastorale chrétien, même si ensuite, plus ou moins officiellement, on y apporte de larges nuances. Tant dans le monde occidental que dans le monde byzantin (la religion orthodoxe utilise ses conceptions dans la querelle des iconoclastes du XIe siècle), l'influence de ses écrits se fait longtemps sentir, que ce soit Les Noms divins, La Théologie mystique, La Hiérarchie céleste, La Hiérarchie ecclésiastique et les dix Lettres. Comme souvent  pour les auteurs religieux chrétiens, des ouvrages fictifs lui sont attribués tout au long du Moyen-Age, à savoir Esquisses théologiques et Théologie symbolique...

     Relayé par des autorités politiques, l'oeuvre de cet auteur légendaire est composé surtout de traités théologiques et ne comporte pas une seule section consacrée à l'analyse du beau et de l'art. Cependant, on peut affirmer sans crainte, écrit Laura RIZZERIO, que "cet auteur et (...) son corpus est le premier stade du développement systématique de l'histoire de l'"esthétique" chrétienne, tant en Orient qu'en Occident." C'est d'ailleurs le regain d'intérêt pour cette relation entre l'Orient et l'Occident au Moyen-Âge qui met de nouveau cet auteur sous les projecteurs de la recherche historique. L'héritage grec (Byzance) a effectivement été souvent trouver négligeable par rapport à l'héritage latin alors qu'en Occident même, l'influence de la culture autour de Byzance existe réellement. C'est héritage a longtemps été occulté à cause de la rivalité entre l'Eglise catholique et l'Eglise orthodoxe.

  L'héritage grec dans la pensée de Pseudo-Denys L'Aéropagite provient d'une part du Banquet de PLATON (surtout le passage du discours de Diotime qui traite de la Beauté), et d'autre part des deux traités de PLOTIN consacrés au beau sensible et au beau intelligible. De PLATON, il retient l'idée que la beauté intelligible est supérieure à la beauté sensible et que la contemplation du beau permet à l'âme de parcourir le chemin qui conduit du monde ici-bas au monde intelligible des Idées. De PLOTIN, il retient le caractère absolu de la Beauté et la conviction que toute beauté de ce monde n'est qu'une émanation de la Beauté absolue, elle-même indissolublement unie au Bien.

   L'héritage chrétien doit beaucoup aux réflexions des Pères de l'Eglise du Ive siècle, et se veut un ajustement et une systématisation de la doctrine élaborée par eux. Cependant, Pseudo-Denys L'Aéropagite rend plus abstraite et plus spéculative leur définition du beau, la soustrayant à toute expérience sensible. Les Pères en étaient arrivés à parler du monde comme d'une oeuvre d'art, liant sa beauté à son ordre et à sa finalité. Tout en affirmant que la Beauté est une réalité parfaite en Dieu, transcendant toutes les beautés particulières, ils avaient pu conserver aux choses sensibles, créées et voulues par dieu, est intrinsèquement bon et beau comme Lui. Pseudo-Denys ne partage pas cet optimisme. il conçoit une autre "esthétique chrétienne". Il se démarque des deux traditions grecques antiques et chrétiennes. 

On peut comme Laura RIZZERIO, puisqu'il n'existe dans son oeuvre aucune localisation précise de sa conception du beau, prendre comme référence le chapitre 7 du livre IV du traité sur les noms divins, qui constitue une bonne synthèse de pensée à cet égard. "En effet, la beauté est ici présentée, écrit-elle, comme une réalité suprasubstantielle et absolue, ce qui n'est pas sans rappeler Plotin et les Néoplatoniciens. Mais en même temps, cette même beauté est associée au Dieu chrétien, créateur de tous les êtres et absolument transcendant par rapport à sa propre création". Il définit le beau et la beauté "faisant (d'eux) la perfection absolue de l'être qu'est Dieu et qui crée toutes les choses à son image." La beauté est Dieu et uniquement Dieu.

Cette manière de voir entraine d'importantes conséquences pour l'"esthétique" chrétienne.

- Dieu est à la fois la cause de la beauté des choses et leur beauté même. L'analogie avec la lumière confirme cette interprétation : comme elle, qui est à la fois la cause de la clarté des choses et la clarté même qui fait apparaitre la luminosité et la couleur de celles-ci. Cette analogie devient l'un des points forts de l'"esthétique" du Pseudo-Denys et à travers lui, de toute la pensée médiévale du beau. D'ailleurs par la suite, cette analogie devient tellement prégnante en Occident que même les philosophes mécréants et athées reprendront le thème de la Lumière, faisant baptiser leur siècle comme telle... 

- Comme le monde n'est pas Dieu, il ne peut être dit "beau". Tout ce que nous trouvons de beau dans le monde n'est que le reflet de la Beauté qu'est Dieu. Du coup, il défend une vision moniste de la beauté, qui éloigne des choses toute possibilité de conserver pour elles-mêmes une beauté propre. L'optimisme relatif - il faut dire que l'on a changer d'époque dans l'Empire romain... - à la beauté intrinsèque du monde, qui avait été caractéristique de le pensée des Pères, disparait au profit de la conviction que le monde ne brille que des reflets de la beauté divine. Dans la Lettre X, il dit nettement que les choses sensible ne sont que des images (vestigia, traduiront les Occidentaux) des choses invisibles, parfaites et belles directement issues de la Beauté de Dieu.

   Quelle est la place de l'art dans cette nouvelle "esthétique"? 

Pour Laura RIZZERIO, la réponse est simple : "si l'art veut suivre la Beauté absolue, il devra imiter la réalité idéale ou archétype des choses, c'est-à-dire leur beauté parfaite qu'est Dieu" Au chapitre 3 du Livre IV de la Hiérarchie ecclésiastique, où il propose une comparaison significative : "la véritable oeuvre d'art devra être construite par quelqu'un qui est capable de façonner les choses en ayant toujours le regard fixé sur la perfection de la Beauté divine. Dans cette optique, la créativité de l'artiste se réduit à la capacité de toujours imiter la Beauté invisible, propre de Dieu. Dans sa recherche de la belle oeuvre, l'artiste doit donc travailler en écartant toute représentation qui, étant trop "sensible", peut distraire le regard du spectateur des réalités divines, invisibles et parfaites. Il devra donc éviter l'ornement, le superflu, respecter les proportions exactes des choses, suivant les "mesures" qui sont les plus proches de la perfection des réalités invisibles, et surtout faire apparaitre la lumière, cet analogue parfait de la parfaite Beauté divine. C'est ainsi que la beauté d'une oeuvre sera mesurée suivant le critère de la proportion et de la brillance ou luminosité, critère qui trouvera une application spectaculaire pendant plusieurs siècles tant dans l'Occident médiéval que dans l'Orient byzantin." Cette conception se trouve concrétisée dans certaines réalisations de l'art de l'époque, en peinture, dans l'iconographie et l'architecture.

Laura RIZZERIO, La Beauté et le Beau chez le Psudo-Denys : nouveauté et originalité de son "esthétique chrétienne", dans Esthétique et philosophie de l'art, L'atelier d'esthétique, éditions de boeck, 2014.

Oeuvres complètes du Pseudo-Denys l'Aéropagite, Edition de M. de Gandillac, Paris, 1943, réédition en 1990 aux éditions Aubier. Dictionnaire critique de théologie, Sous la direction de Jean-Yves LACOSTE, PUF, 1998.

 

ARTUS

 

   

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12 septembre 2017 2 12 /09 /septembre /2017 07:08

       Daniel CHARLES aborde le Moyen-Âge dans son Histoire de l'esthétique, période vaste et considérable pour l'assimilation (et l'oubli de certains) des apports de l'Antiquité, et l'approfondissement du message chrétien.

"Le christianisme apporte en premier lieu à l'esthétique l'idée de création conçue d'après le modèle théologique. Certes, Dieu n'a pas besoin de matière pour créer ; son opération, qui s'accomplit hors du temps, ne peut se comparer à aucune autre. Mais sur l'artiste rejaillit quelque chose de la dignité de l'Acte suprême : d'où ce que l'on a pu appeler un optimisme esthétique, propre à tout le Moyen-Âge (Edgar DE BRUYNE, Etudes d'esthétique médiévale, 3 volumes, Albin Michel, 1946), et sur lequel l'accent est mis avec d'autant plus de ferveur qu'il s'agit de compenser par l'art (et par un art essentiellement sacré) tout ce que le message chrétien contient, d'autre part, d'inquiétant : le sens du mal, de la laideur et du péché. L'art est subordonné à la foi ; il véhicule l'espérance, mais aussi la tension propre à la spiritualité, et cela entraine une tonalité esthétique nouvelle.

En second lieu, poursuit-il, la doctrine chrétienne, même si elle reprend la thèse néo-platonicienne selon laquelle l'art permet de transcender non seulement le sensible, mais aussi l'intelligible, exige qu'il soit tenu compte des nécessités de l'apologétique. Au symbolisme hérité de Plotin, elle juxtapose un algéroise lui aussi inspiré de l'Antiquité, mais interprété, sous l'influence de la patristique, de façon très différente. Les innombrables mythographes grecs, principalement à l'poque alexandrine, rattachaient l'allégorie à la rhétorique ; elle était à leurs yeux une figure, un trope. Le christianisme y voir une correspondance réelle, et non plus verbale; entre des domaines d'être différents. L'allégorisme médiéval ne se confond pas avec le symbolisme, il le complète.

Enfin, le christianisme approfondit, dans un sens métaphysique inédit, l'esthétique de la proportion et l'esthétique de la lumière, et se propose de les relier d'une façon systématique. "La beauté visible, dit au début du XIIIe siècle Guillaume d'Auvergne, se définit ou bien par la figure et la position des parties à l'intérieur d'un tout, ou bien par la couleur, ou bien par ces deux caractère réunis, soit qu'on les juxtapose sans plus, soit que l'on considère le rapport d'harmonie qui les réfère l'un à l'autre." Ainsi se trouvent confrontées l'esthétique musicale et l'esthétique de la couleur, mais également leurs transpositions métaphysiques, la théorie des proportions et de la composition du multiple dans l'unité et la théorie de la lumière spirituelle comme éclat de la forme. La synthèse est présentée au XIIIème siècle par Albert le Grand (vers 1200-1280) : la proportion est la matière, la lumière, la détermination formelle de la substance. Ainsi, l'aristotélisme et le platonisme le rejoignent en une cohérence inattendue ; leur union est le plus haut moment de la pensée esthétique du Moyen-Âge."

     Anne SOURIAU, tout en précisant ce qui appartient au Moyen-Age, soit la période qui s'étend des IV-V et VIèmes siècles après JC jusqu'à l'orée des Temps modernes au cours de la seconde moitié eu XVème siècle, précise le sens de l'esthétique dans l'art médiéval, dans la littérature médiévale, dans une immense quantité de faits et d'objets de réflexion. 

L'art plastique médiéval est souvent utilisé pour des recherches esthétiques ; la musique et la littérature médiévales, qui semblent être des champs de connaissance plus spécialisés, ont été moins souvent l'objet de réflexions d'esthétique générale, ce que notre auteur regrette. On risque de laissés de côté des faits importants, ou de croire nouvelles et modernes des inventions plus anciennes, ce qui est le cas pour beaucoup d'éléments scientifiques "découverts" lors de ce qu'on appelle la Renaissance et même beaucoup plus tard (en architecture notamment...).

Les auteurs qui, au Moyen-Age, qui ont réfléchi sur l'esthétique d'une manière ou d'une autre, sont très nombreux et nul doute que beaucoup participent à des conflits où l'Eglise est la première partie prenante. Tous ces traités d'esthétique que sont les Poetrias et autres oeuvres du même genre, occupent une grande place dans les esprits intellectuels et même au-delà chez tous ces praticiens que sont par exemples les constructeurs de cathédrales. "La réflexion esthétique du Moyen-Âge, écrit-elle, est d'abord inspirée par une lecture approfondie d'auteurs de l'Antiquité. Mais elle ne s'est pas bornée à les reproduire, elle a élaboré une oeuvre originale. Tantôt elle a repris mais transformé les concepts anciens, et sous les mêmes mots mis des notions différentes : par exemple (pour rester dans le domaine des théories littéraires) le terme de tragédie désigne au Moyen-Age un genre narratif et non pas théâtral, ne retenant du concept antique qu'un échos et l'idée d'un genre noble. Tantôt elle aperçoit de nouveaux champs possibles pour un concept ancien, qui se trouve ainsi élargi, rendu plus abstrait et général, et enrichi par la prise de conscience de variétés nouvelles ; ainsi le concept de rythme devient à la fois plus clair et plus vaste quand aux rythmes de longueur de syllabes et d'accent on ajoute ceux de la nature vocale des sons, avec la rime. Tantôt enfin, elle élabore des concepts nouveaux, tels celui de l'ordo artificialis, qui consiste à ne pas calquer le récit sur l'ordre de narration qui, mobile par rapport à l'univers de l'oeuvre, en présente les faits selon un choix et une construction obéissant à une motivation proprement esthétique."

    Ne pas croire par cette présentation que les "redécouvertes" et les "découvertes" en esthétique sont un aimable concours entre artistes, plus ou moins arbitrés par des autorités religieuses. Aux deux extrémités du temps hégémonique de l'Eglise chrétienne (catholique mais cela était à l'époque un pléonasme...), à ses débuts et à ses fins, la lutte entre formes esthétiques dans bien des domaines revêt un caractère parfois violent et destructeur. Il s'agit aux débuts de s'affranchir du monde matériel et spirituel païen, et aux fins, de se distinguer des hérésies et des religions émergentes (les différents protestantisme), qui ne s'en privent pas, elles-aussi de marquer esthétiquement leurs différences (et qui proclament leur propre conception de ce qui est beau et de ce qui est laid.)...

     Les conceptions des Pères fondateurs comptent en tout, et notamment sur leur conception du Beau. Elles imprègnent pendant longtemps les valeurs esthétiques communément admises, que ce soit dans l'expression artistique proprement dite que dans les intentions esthétiques elles-mêmes.  Ainsi, pour ce qui est la définition du Beau, AUGUSTIN donne en quelque sorte le la pour une grande partie de l'Eglise.

Ainsi Christian NADEAU explique que pour AUGUSTIN, "le Beau n'est pas seulement une entité esthétique, mais une notion morale. L'épithète détermine à la fois les choses et les êtres, mais également les actions. Plus précisément, l'harmonie qu'il suppose ne se rapporte pas au seul équilibre des corps ou des formes mais du respect de la hiérarchie entre l'ordre spirituel et l'ordre temporel. Une harmonie esthétique est en conséquence d'ordre éthique, ou plus précisément, spirituelle. Cela ne signifie pas que Augustin anticipe les problèmes relatifs aux valeurs, et donc à la subjectivité inhérente à la notion du beau. La question de l'universalité du beau ne se pose pas dans la mesure où le beau est fondé sur le principe de la vérité divine.

Le beau, poursuit, notre auteur, ne doit pas être dit seulement des choses matérielles. Pourtant, la question des beaux-arts pose le problème de la conciliation entre la vérité et la beauté. La beauté des arts n'est rien en elle-même, et ne tient son mérite que dans la mesure où elle permet l'élévation spirituelle de celui qui la contemple. C'est ainsi qu'elle doit ramener le spectateur à l'unité et à la simplicité de la vérité divine, afin de croire en elle, mais également pour la contempler, la comprendre et la retenir (De Ordine). Ainsi, la perfection plastique des objets matériels, fussent-elles des oeuvres d'art, ne doit jamais être pensée dans le vocabulaire du beau. N'est beau que ce qui a la faculté d'élever l'âme à Dieu. Au contraire, toute forme de beauté indépendante d'une visée spirituelle condamne à l'amour de soi, c'est-à-dire à l'adoration des choses qui ramènent l'homme à sa condition d'être mortel, soumis à la vindicte de ses passions animales.

La question du beau apparait très tôt dans l'élaboration de la philosophie augustinienne. Au début du Livre IV des Confessions, Augustin affirme avoir déjà rédigé, dans sa jeunesse, ulnaire sur la question. Il en critique les thèses principales : dans son traité de jeunesse le beau était défini comme un substrat autonome, indépendant de l'objet qu'il qualifie (le beau en soi, l'harmonieux en soi) ou encore comme une qualité possédée par les objets au moment de leur comparaison entre eux (la beauté d'un objet par rapport à un autre). Dans les Confessions, l'évêque d'nippone montre qu'il est d'abord nécessaire de se détourner de l'idée d'un beau corporel. Même pensée dans des termes essentialistes (le beau en soi), la conception traditionnelle du beau réfère à ce qui est applicable à un objet matériel, et ce même si celui-ci n'est qu'un objet matériel possible, et non une entité possédant une existence tangible. Bien qu'abstraites, les notions de volume, de symétrie, de lignes, de couleur, etc, se réfèrent toujours à un être corporel ou à l'idée d'un être corporel. Que ces notions soient abstraites ne changent rien au problème : même en tant qu'idées, elles ne désignent jamais des êtres incorporels. C'est là un des premiers obstacles, pense Augustin, qui empêche l'homme de reconnaitre dans le beau une marque de la divinité, et non une manière de qualifier les objets selon qu'ils répondent aux critères de qualité d'une esthétique. (Confessions)."

 

    AUGUSTIN, explique Brigitte VAN WYMEERSCH, musicologue et philosophe, chercheur qualifié auprès du FNRS, Université catholique de Louvain, s'emploie à transformer la philosophie néoplatonicienne en l'enchâssant dans une pensée chrétienne et c'est ainsi qu'il élabore une philosophie de l'art, particulièrement de la musique.

Son écrit le plus important en ce domaine est le De musical, texte inachevé rédigé entre 388 et 391. Il y aborde les problèmes de la mesure et du rythme poétique et musical. Il aurait dû se prolonger sur des questions concernant la mélodie. Des 6 livres qui composent le De musical; le dernier est de loin le plus précieux dans le domaine de l'esthétique, car il y résume l'essentiel de sa pensée. 

Le point de départ de la réflexion d'AUGUSTIN sur le beau est l'émotion et le plaisir ressentis face à des oeuvres de l'art ou de la nature. Esthète, il est sensible à la beauté et s'interroge sur l'origine de ce plaisir. Il affirme alors le caractère "objectif" de la beauté. Elle est une propriété des êtres et des choses, indépendante de notre attitude vis-à-vis d'eux. Si des choses nous plaisent, c'est parce qu'elles sont belles en soi, et si elles sont belles, c'est "parce que les parties semblables sont ramenées par un certaine mode d'assemblage à l'unité d'une harmonie". La beauté découle donc de l'unité et de l'harmonie entre les parties Ce terme harmonie, comme pour les Pythagoriciens et les Platoniciens, signifie une unification et un accord d'éléments complexes et multiples dans une relation équilibrée. Cette relation peut être une symétrie entre des composants semblables ou un ajustement proportionné entre des parties diverses. Et il ne peut y avoir une unité et une harmonie entre les différentes composantes d'un être que si celles-cu sont ordonnées selon une juste mesure, une proportion propre, qui est elle-même déterminée par les nombres. La beauté est donc la conséquence ultime du bon usage du nombre, source de la mesure appropriée grâce à laquelle s'élabore l'unité harmonieuse des parties. Si celles-ci sont bien ordonnées et harmonieusement disposées, la beauté résulte du tout. C'est la raison pour laquelle nous éprouvons du plaisir à regarder ou à écouter l'ensemble, alors que des éléments isolés ne nous procurent aucun sentiment agréable. 

La beauté parfaite est un idéal à atteindre, jamais accompli en ce monde. Certes la création tout entière est en soi belle, car elle est créée par Dieu, source de toute beauté et unité parfaite. Dieu a disposé avec mesure, nombre et pondération, nous révèle la Sagesse. AUGUSTIN partage avec les Pères de l'Eglise grecs un optimisme esthétique. Toutes les créatures, même celles qui semblent laides, possèdent à des degrés divers des parcelles de beauté. Etant donné que la laideur n'est pas une qualité en soi, mais plutôt une privation de beauté. Si les êtres humaines ne perçoivent pas la beauté de l'univers, c'est en raison de leur incapacité intellectuelle à en saisir la totalité ordonnée. Il importe de ne pas fermer les yeux sur la création, même lorsqu'on y trouve que laideur, mais de percevoir à travers elle la source de toute beauté. 

Le Père de l'Eglise souligne toutefois que l'attachement excessif aux plaisirs des sens suscités par la contemplation des êtres sensibles peut égarer. La beauté terrestre peut être un obstacle à l'appréhension de la vraie beauté, qui est avant tout d'ordre spirituel. Il s'agit donc de transformer notre regard sur les choses pour percevoir à travers leur aspect sensible et multiple l'unité du tout. C'est pour discerner la vraie beauté de la beauté terrestre qu'AUGUSTIN élabore une classification des arts et des sciences. La raison cherche des "degrés" et "établit un ordre dans son désir de s'élever "à la bienheureuse contemplation des choses divines".

Dans cette progression, l'art occupe une place non négligeable. L'artiste doit en effet s'attacher à révéler les traces de beauté présentes dans l'univers et qui n'apparaissent peut-être pas au premier regard. La notion d'imitation s'en trouve radicalement transformée. L'art n'est pas une imitation servile de la nature, mais il en révèle la beauté cachée. C'est une représentation de la nature que l'artiste doit opérer, suivant des critères qu'on devine bien liées aux visions des autorités ecclésiastiques. Elles confèrent à l'artiste du coup une responsabilité dans la traduction de la beauté essentielle du monde. AUGUSTIN confère à la musique un statut éminent ; pour lui, c'est le plus spirituel de tous les arts, celui qui réalise le plus parfaitement l'idéal d'ordre, d'unité et d'harmonie par le respect d'une juste mesure, régie par les nombres, nécessairement présents à tous les niveaux de la Création. 

AUGUSTIN est pour tout le Moyen Âge, la référence incontournable en matière de philosophie musicale.

Le De institutione musicae de BOÈCE (480-525) vient ensuite corroborer les idées augustiniennes en reprenant de façon plus technique le discours néoplatonicien. Sa perspective est certes moins théocentrique et moins philosophique. Mais les principes de l'esthétique musicale demeurent identiques et restent valables jusqu'à la fin de la Renaissance : la musique est un art libéral, appartenant aux quatre arts les plus importants, avec l'arithmétique, la géométrie et l'astronomie. L'originalité de BOECE est de systématiser l'idée de la musique du monde, notion issue du Timée de PLATON, et formulée dans la République. Il distingue ainsi trois sortes de musique :

- la musica mundana, c'est-à-dire l'ordre cosmique, l'harmonie qui préside au rythme des planètes, à la course des étoiles et au cycle des saisons

- la musica humana, union harmonieuse des différentes parties de l'âme et du corps ;

- la musica instrumentalis, celle que pratiquent et entendent les hommes.

La musique sensible est un miroir de l'ordre cosmique, des lois de l'univers, elle n'existe que par participation à cet ordre cosmique, mais elle est aussi un instrument pour le comprendre. C'est pourquoi la musique, du moins dans ses aspects théoriques, c'est-à-dire, en tant que science du nombre rendu sensible, reste une matière enseignée dans les universités jusqu'à la Renaissance et figure dans la plupart des traités de musique rédigés tant par des compositeurs que par des philosophes ou des mathématiciens. Quant à la pratique musicale, elle reste inférieure à la connaissance théorique. Un cantor n'est pas un musicus. Le premier pratique la musique sans en connaitre les principes. Le second, le théoricien, en a une connaissance rationnelle et donc supérieure. Cependant, en raison même des principes théoriques qui la fondent et de sa fonction liturgique importante, elle est au long de tous ces siècles comme un art supérieur aux arts visuels. Et, par l'intermédiaire des Universités, avant que celles-ci ne s'émancipent peu à peu, les autorités religieuses veillent scrupuleusement (on pourrait dire sévèrement) à l'observation des règles techniques de BOÈCE, reflet des fondements théoriques d'AUGUSTIN. C'est ce qui explique que nombre de conflits esthétiques existent surtout dans la musique : toute innovation peut-être ressentie, plus que dans l'architecture ou l'astronomie, mais là aussi l'Eglise veille au grain, comme une atteinte aux principes, une atteinte à la Beauté du monde, une atteinte à Dieu....

 

 

Daniel CHARLES, Esthétique - Histoire, dans Encyclopedia Universalis, 2014. Anne SOURIAU, Médiéval, dans Vocabulaire d'esthétique, PUF, 2004. Christian NADEAU, Saint Augustin, dans Le Vocabulaire des Philosophes, tome 1, Ellipses, 2002. Brigitte VAN WYMEERSCH, Saint Austin : nombre et beauté, dans Esthétique et philosophie de l'art, L'atelier d'esthétique, éditions de boeck, 2014.

 

ARTUS

Complété le 14 octobre 2017

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7 septembre 2017 4 07 /09 /septembre /2017 09:10

   Daniel CHARLES étudie l'apport de PLOTIN dans l'Histoire de l'esthétique, troisième figure phare après PLATON et ARISTOTE.

  "Par son exigence, écrit-il, de rappel à l'ordre, par sa vocation classificatrice, taxinomique, La Poétique recevra d'une époque à l'autre et jusqu'à la fin de l'âge classique, d'innombrables systématisations. Citons la première en date - qui n'a pas été conservée, mais dont l'essentiel demeure : celle de Théophraste, selon laquelle à la philosophie, discipline formelle, et à la rhétorique, liée à la matière, s'oppose la poésie, où s'affrontent polèma et polèsis, forme et contenu.

L'esthétique néo-platonicienne lutte violemment contre l'aristotélisme, tout en s'en inspirant dans une certaine mesure, et elle réévalue Platon lui-même. Potin tire en effet les extrêmes conséquences de l'idée que le monde sensible est un non-être, auquel il faut échapper. Loin de se laisser cerner à l'aide de schèmes comme la symétrie ou la régularité, le Beau est tout ce qui est informé par une idée ; le Laid, tout ce qui ne l'est pas. Pourtant, ce n'est que dans les actes que certaines choses sont moins réussies que d'autres ; en puissance, elles sont toujours contenues dans des formes ; en sorte que le Beau, d'une part, s'applique à tout ce qui est, et, d'autre part, ne peut se penser que comme ce qui s'offre en surcroît de la rationalité. Il y a donc un dynamisme, une dialectique de fuite vers la transparence et la lumière ; car le Beau ne se laisse même pas saisir là où il apparait vraiment ; il vient d'ailleurs, il est le miroitement de l'Un. Si "la beauté consiste davantage dans l'éclat de la proportion que dans la proportion elle-même (Plotin, Ennéades, VI, VII, 22), c'est que "le Beau est l'intelligible approfondi et saisi dans sa relation au Bien. Il est le passage de l'un à l'autre, le moyen terme grâce auquel le Beau se reconnaît dans l'idée, et l'amour dans la pensée : (...) il culmine quand le multiple est transcendé sans que l'unité préapperçue soit encore consommée" (Jean TROUILLARD, La procession platonicienne, PUF, 1956, La purification platonicienne, même édition, même année). 

Plotin redouble littéralement Platon. Il assigne à la beauté un rôle pré-noétique sur lequel épilogueront Eckhart, Shaftesbury, Bergson. Qui plus est l'"in-forme" platonicien a probablement inspiré l'esthétique de Byzance, si l'on admet la définition qu'en propose  Grabar (La peinture byzantine, 1954) : "Sera idéale la vision qui sera "transparente", c'est-à-dire où les objets ne seront ni autonomes, ni impénétrables, où l'espace sera absorbé, où la lumière traversera sans encombre les objets solides et où le spectateur lui-même pourra ne plus discerner les limites qui le séparent de l'objet contemplé.""

   Rappelons que PLOTIN est connu avant tout pour sa compréhension du monde qui fait intervenir trois "existences", terme traduit par "hypostases" par PORPHYRE :

- L'un ou le Bien, principe suprême ; qui est sa propre cause et la cause de l'existence de toutes les autres choses dans l'univers ;

- L'Intelligence, qui dérive de l'Un et qui est son principe, qui contient tout le pensable, l'ensemble des idées ou des intelligibles ou des Formes au sens de PLATON ;

- L'Âme du Monde, qui a son principe dans l'Intelligence et est, elle-même, principe du monde sensible.

Dans sa représentation de l'univers, la matière est le mal et la privation de toute forme ou intelligibilité. En opposition avec ARISTOTE, pour qui la matière n'est pas privée de toute intelligibilité, pour PLOTIN, le mal qui est la matière car il réside dans la séparation de l'Un par l'intellect. Cette perception s'étend au statut ambigu du corps qui divise d'ailleurs plus tard les commentateurs. 

    C'est dans les Ennéades que dans ce cadre, le philosophe conçoit l'amour et le beau, abordé en même temps que les questions éthiques, la philosophie naturelle et la cosmologie, à des questions relatives à l'âme, à l'intelligence, aux nombres en général et à l'Un en particulier. Très denses et assez difficiles à lire, les Ennéades, écrits courts qui paraissent ésotériques, ne se comprennent qu'en s'aidant des commentaires extérieurs, anciens ou modernes. 

      Mais, comme l'écrit Joseph COCHEZ (1884-1956), père belge de langue latine, philologue et professeur à l'Université catholique du Louvain et fondateur de la revue Philologische studien, spécialiste de PLOTIN, il faut rechercher la conception de l'esthétique du philosophe grec dans l'ensemble de son oeuvre. Il décèle dans cette oeuvre au moins deux conceptions assez différente de l'esthétique, selon qu'il se place dans la dignité de la conception antique générale de la divinité (les dieux...) et plus tard dans la perspective, qui inspire plus tard le christianisme, d'un seul Principe originel et fondateur. 

Dans L'esthétique de Plotin (1914), il conclut que PLOTIN "considère le Beau à un double point de vue ; dans les objets, le beau est la réalisation éclatante de leur archétype, indépendamment de tout sujet connaisseur ; dans le sujet, c'est la perception de la conformité brillante de l'objet connu avec un idéal subjectif, vrai ou faux, perception qui cause nécessairement un plaisir et un amour désintéressés.

Cette réalisation d'un idéal, qui constitue le beau objectif, suit une graduation descendante d'après la hiérarchie plotinienne des êtres ; elle se présente avec toute sa vérité dans l'Intelligence et dans le monde des idées ; elle existe comme image vraie dans l'âme et ses raisons ; il n'en reste qu'une apparence irréelle dans le monde sensible (nature et art). Enfin la beauté du Principe suprême est la beauté de l'intelligence et, plus précisément, la réalisation interne de sa propre perfection (...) ; ailleurs, c'est la beauté de l'un ou du bien, principe supérieur à l'Intelligence et, plus précisément, la splendeur ineffable de son essence.

Parmi les sujets capables de percevoir le beau, Plotin range le Principe suprême, l'Intelligence, l'âme, les corps célestes, les animaux ; ils connaissent la beauté de manière différente d'après la perfection de leur propre être. Les divers modes de perception se trouvent réunis dans l'homme ; chez lui nous pouvons analyser l'impression esthétique.

Différente selon qu'elle est purement sensible, raisonnable, intellectuelle ou supra-intellectuelle, la perception esthétique implique toujours un plaisir et un amour désintéressés, basés sur la conformité évidente entre l'objet perçu et l'idéal, réel ou imaginaire, auquel notre âme la rapporte.

L'originalité de l'esthétique platonicienne se manifeste surtout, croyons-nous, dans quatre points de doctrine.

Rompant avec ses prédécesseurs, Plotin fait consister la beauté objective non plus dans la symétrie et la disposition parfaite des parties, mais dans la réalisation éclate de l'archétype dans l'objet.

Il relève l'art de sa déchéance : il n'y voit pas qu'une simple imitation de la nature, mais il lui reconnait une valeur proportionnée à l'élévation de l'idéal de l'artiste et à la perfection avec laquelle l'oeuvre réalise cet idéal.

Il met en relief les éléments subjectifs du beau : la perception de l'objet ; le jugement sur sa conformité avec un idéal de l'âme ; l'émotion spécifique, plaisir et amour désintéressés.

Enfin ses théories sur l'art extatique paraissent toutes personnelles. Ses prédécesseurs ne connaissaient pas de principe supérieur à l'Intelligence ; c'est lui-même qui en établit la nécessité pour la première fois (...). Il fait monter l'homme au-dessus de son être, jusqu'à la jouissance de la beauté divine.

C'est ainsi que Plotin couronne l'esthétique objective de l'antiquité et ouvre la voie à l'esthétique moderne, toute subjective. Sa doctrine tient un juste milieu, et prépare l'exposé méthodique des philosophes médiévaux sur la nature du beau. Par ce côté encore, les théories esthétiques de Plotin s'imposent à l'attention des philosophes et des historiens de la philosophie."

 

    Laura RIZZERIO, philosophe, chargée de cours aux Facultés Notre-Dame de la Paix à Namur présente la "Nouvelle esthétique" introduite au IIIe siècle par PLOTIN 205-270) et transmise surtout par son disciple PORPHYRE (233-305).

Au sein de sa pensée de l'Unité, le discours sur le beau et sur l'art occupe une place d'honneur. "Toute beauté sensible, qu'elle soit naturelle ou produite par l'art témoigne de cette Beauté originaire et représente donc un chemin qui y conduit".

PLOTIN consacre deux de ses traités à l'analyse de la beauté ; Ennéades I, 6, qui concerne la Beauté sensible, et Ennéades V,8, qui porte sur la Beauté intelligible. Mais il l'aborde également dans de nombreuses parties des autres éléments de son oeuvre.

"Plotin, explique-t-elle, élabore sa théorie du beau en pleine rupture avec la tradition classique. Comme il l'avoue lui-même en Ennéades I, en critiquant la pensée traditionnelle qui trouvait dans la symétrie le seul et unique critère de la beauté, sa théorie inaugure une nouvelle manière de définir le beau et suscite une nouvelle approche de l'oeuvre d'art."Alois RIEGL (Grammaire historique des arts plastiques, Klincksieck, 1978) écrit qu'on peut dire que PLOTIN, par sa pensée du beau et de l'art, fait en sorte que l'artiste ne soit plus celui qui corrige la nature en créant de beaux corps, mais celui qui corrige la nature en spiritualisant la beauté. 

"La critique de Plotin, poursuit-elle, vise (...) la conception hellénistique du beau, et plus particulièrement la pensée stoïcienne qui en avait été la source. Pour celle-ci, en effet, la définition de la Beauté dépendait entièrement de la mesure et de la proportion. Toute oeuvre se voulant "belle" devait être construite suivant le canon de la symétrie entre les parties. Ici, au contraire, la beauté n'est pas une question de proportions mais de qualité. Dans (son) Traité sur le Beau, Plotin donne quatre raisons à son refus d'accepter la théorie de la symétrie comme canon de la Beau :

- Tout d'abord, si la Beauté équivaut à la symétrie, elle se trouvera dans les objets composés et non dans les simples. Mais comment ce qui n'est pas beau à l'origine du composé peut-il contribuer à engendrer la Beauté de ce même composé? S'il en était ainsi, il faudrait alors admettre que la Beauté est engendrée par son contraire, ce qui est absurde.

- Ensuite, tout objet peut paraitre beau ou laid suivant le mode d'expression qui lui est propre ou le point de vue du spectateur qui le regarde. Mais cela ne peut plus être vrai si la symétrie constitue le seul et unique critère capable de définir la Beauté, car, suivant les lois de la symétrie, la "proportion" initiale qui engendre la Beauté ne peut plus être modifiée ni par le mode d'expression de l'objet ni par le point de vue du spectateur. Définir la Beauté comme symétrie est donc contraire aux lois de la vision.

- En troisième lieu, la beauté ne peut pas coïncider avec l'accord des parties, car même le mal possède cet accord, et le mal ne peut jamais être beau.

- Enfin, si le concept de symétrie peut parfois convenir pour définir la Beauté des objets matériels, il ne convient pas pour définir la Beauté des objets spirituel, car il n'y a pas de "parties" dans une belle vertu, ou un "beau" théorème. Si donc la Beauté équivaut à la symétries, les réalités spirituelles manqueront à jamais de la Beauté qu'on leur accorde pourtant spontanément, ce qui est absurde."

Mais qu'est-ce donc l'essence de la Beauté pour PLOTIN, dont l'approche est qualifiée de néo-platonicienne? Qu'ented-t-il par la qualité qui est le critère à ses yeux essentiel? Dans le deuxième paragraphe du Traité 1 des Ennéades v,8 (qui porte sur la Beauté intelligible), PLOTIN  apporte sa réponse. "Tout d'abord, (il a) la conviction que l'essence de la Beauté se trouve dans l'intelligible, et plus précisément dans l'idée, dans la forme ou dans la raison. Ensuite, (il a) la certitude que cette spiritualisation de la Beauté dépend de l'identification de la Beauté avec l'Unité. Selon Plotin, en effet, la Beauté est en dernière instance, l'éclat de l'Unité de laquelle procèdent tous les êtres. Et puisqu'il n'y a pas d'unité dans la matière, rien de matériel ne pourra être considéré comme source de la Beauté. L'Un se manifeste de la manière la plus pure dans l'Intelligible, dans la forme et dans l'âme. Par conséquent, le beau ne pourra se trouver que du côté de l'intelligible."

Qui discute de la nature spirituelle discute, et cela jusqu'à une époque pas très lointaine et dans encore certains milieux aujourd'hui (plus largement hors d'Occident), de l'âme. Pour PLOTIN également, parler de l'âme comme réceptacle de la Beauté signifie aborder l'épineuse question des caractéristiques et des activités de l'âme et ainsi prendre position dans un débat fort controversé. Pour PLOTIN, l'âme illumine le corps exactement comme une source lumineuse illumine un objet. Egalement, pour l'âme le corps est la seule "visibilité" de celle-ci. L'entrelacement de l'âme et du corps a des conséquences pour la pensée du Beau et de l'art, car elle fonde, par exemple, une nouvelle manière de penser la sensation et donc de concevoir la perception de la Beauté. L'étroitesse de la conception de PLOTIN par rapport précisément à la problématique de la lumière, chose très étudiée dès l'Antiquité, amène PLOTIN à élaborer une théorie de la vision, dans un bref traité, Ennéades IV,5. 

Il y affirme que la vue est le résulta d'une union sympathique entre la lumière interne de l'oeil et la lumière externe de l'objet. Cette influence par sympathie n'a rien à avoir avec la propagation physique de l'impression des Stoïciens,  "Chez ceux-ci, explique toujours Laura RIZZERIO, l'union sympathique prévoyait que la forme des objets, émise par ceux-ci au contact de notre organe sensoriel, soit transmise à la vue par l'air affecté de proche en proche. Cela les obligeait à admettre, d'une part, que le milieu intermédiaire entre l'objet et l'oeil soit agi à la manière d'un corps et, d'autre part, que la sensation soit une impression de l'objet dans l'âme, comparable à l'empreinte d'un cachet sur la cire. or Plotin ne pouvait accepter cette théorie qui contredisait sa conception de l'âme comme acte "lumineux" et immatériel d'un corps devenu, grâce à elle, lumière et couleur. Selon le Néoplatonicien, la vision ne peut en aucun cas être une "altération" de l'âme (...). La vision est un acte de l'âme qui voit et connaît, sans pâtir, tout objet correspondant à son essence. Même à distance, l'influence de la sympathie se fait sentir et elle permet à des objets semblables de se rapprocher, indépendamment du milieu qui les sépare. Plotin en arrive à dire que le milieu ne peut en aucun cas favoriser la propagation de la vision (comme le pensaient les Stoïciens) ; il ne peut que nuire à cette propagation, car il s'interpose comme obstacle entre la source de la lumière et l'âme qui veut voir. Pour que la vision soit parfaite donc, peu importe la distance entre le voyant et le vu, ce qui importe, c'est l'absence d'obstacle entre les deux et la sympathie ou ressemblance qui les lie l'un à l'autre." 

Ceci a une importance de premier plan par ses deux corollaires :

- D'une part, elle oblige à penser que l'acte de voir se réalise à l'endroit où l'objet vu se trouve ;

- D'autre part, elle force à reconnaître que celui-ci n'est en aucun cas une "image", un "représentation" dans l'âme, de ce que l'on voit. En effet, la distance entre le voyant et le vu semble être la condition indispensable de la vision, de telle manière qu'on ne voit que ce qui n'est pas situé dans l'âme.

Cette théorie de la vision influence par la suite largement la pensée du beau et de l'art dans la Basse Antiquité, favorisant la production d'oeuvres d'art à mille lieux d'être une imitation de la réalité sensible immédiate. Elle présente cependant une difficulté que PLOTIN doit s'efforcer de résoudre. "S'il est vrai que la vision est une union sympathique entre voyant et vu, indépendamment du milieu intermédiaire, il faut expliquer pourquoi la vision sensible n'est pas parfaite et pourquoi, par exemple, lorsque cet objet vu s'éloigne, les grandeurs paraissent plus petites et les couleurs s'effacent. Potin essaye de réponde à la question en Ennéades II, 8 et sa réponse contribuera de manière significative à modifier la conception de l'espace qui fut typique de l'art hellénistique et à faire naitre celle qui caractérisera l'art chrétien au Moyen-Age. Potin refuse, en effet d'accepter la théorie mathématique exposée dans le huitième traité d'Optique d'Euclide (IIIème siècle avant notre ère) suivant laquelle la diminution de la grandeur des objets s'expliquant par la diminution des angles sous lequel on les voit. Selon Plotin, l'imperfection de la vision sensible doit être cherchée dans la relation typique qui unit l'âmeau corps. Lorsque l'âme s'unit au corps, la lumière de ce qui est spirituel se mélange à l'obscurité de ce qui est matériel : c'est dans ce mélange de lumière et d'obscurité que surgit l'imperfection de la vision. Plotin le dit nettement : l'obscurité est un obstacle à la vision et elle doit être vaincue par la lumière. La perfection de la vision résidera donc dans la victoire de la lumière sur l'obscurité. Tout l'effort de Plotin consistera à montrer comment vaincre cette obscurité."

En passant, on peut voir que l'ensemble de la littérature occidentale au Moyen-Age sera de la même eau, et constamment, même dans les textes réputés les plus techniques, il faudra que l'auteur justifie sa position "scientifique" par son explication (plus ou moins conforme) de l'âme dans tout ça... La lecture des livres d'alchimie que l'on peut trouver encore dans les bonnes bibliothèques, de cette science qui est pourtant la préhistoire de la chimie, est assez convaincante à cet égard... Allez donc voir aussi les livres de médecine de l'époque. Quand on compare cette littérature platonicienne à celle des Grecs anciens, on ne peut s'empêcher d'éprouver une sensation de régression, même s'il faut toujours se replacer dans le contexte de l'époque...

En tout, dans cet effort, l'art véritable occupe une grande place. En Ennéades IV, 3, PLOTIN l'énonce sans détour : l'art véritable n'imite pas les choses que nous voyons, mais il remonte aux raisons qui constituent les choses que nous voyons. Il corrige donc l'image que nous avons des choses et nous permet de mieux parcourir le chemin qui conduit du sensible à l'intelligible. C'est ainsi que l'expression artistique en général se trouve valorisée et même pourvue d'une justification de la plus haute importance. C'est une "nouvelle esthétique" qui prône un oeuvre d'art peu réaliste et fort symbolique, dont on peut admirer les réalisations les plus typiques dans les icônes byzantines, les mosaïques de Ravenne, les sculptures et peintures de l'art roman.

Il y a une ressemblance très forte entre ce que l'Art produit à travers l'artiste et ce que l'Intelligence engendre dans l'univers grâce à l'âme qui informe la matière. 

Cette nouvelle esthétique conduit PLOTIN à proposer un classement des arts différent de celui adopté pendant toute la période hellénistique, et qui repose entièrement sur le critère de la proximité de chaque art au monde intelligible. Il n'est pas besoin d'être grand clerc pour imaginer le bouleversement de la hiérarchie des honneurs que cela comporte, des artistes étaient alors rétrogradés et d'autres portés aux nues. Ce moment où ce néo-platonicienne l'emporte est un moment de conflit fort, sans doute noyé bien entendu dans des bouleversements globaux en Occident comme en Orient, mais qui traverse du coup des aires culturelles très vastes.

Ce classement en cinq degrés, PLOTIN le propose dans Ennéades V,9. Il influe longtemps sur les esprits au Moyen-Age et il faut vraiment de fortes pressions pour la faire évoluer, tant elle reflète le regard porté de façon générale sur le travail (réservé aux classes inférieures)   :

- Au niveau le plus bas, les arts directement liés à la nature, lesquels prêtent attention à la force physique et au bon fonctionnement de la nature même : agriculture et médecine ;

- Au deuxième niveau, les arts d'imitation qui appartiennent à notre monde et qui utilisent des modèles sensibles, en imitant et transformant figures, mouvements et proportions visibles. Ces arts sont liés au monde intelligible seulement par l'entremise du logos humain, qui exploite ces modèles. Il s'agit des arts plastiques, de la peinture, de la danse et de la pantomime ;

- Viennent ensuite les arts créatifs, qui créent des choses sensibles à partir d'"idées" intelligibles, ils tirent de l'intelligible leur principes et en cela ils sont dignes du monde intelligible. Puisqu'ils mélangent ces principes intellectuels avec l'élément matériel, ils ne peuvent cependant pas être considérés comme appartenant au monde intelligible, sauf lorsqu'ils restent encore au niveau de la pensée : architecture, art du bois, musique (le plus proche du monde intelligible) ;

- En quatrième position viennent les arts qui introduisent la Beauté (et donc quelque chose du monde supérieur) dans les activités humaines : rhétorique, stratégie, économie et politique ;

- Enfin viennent les arts qui appartiennent exclusivement au monde intelligible : géométrie et sagesse.

En plus, PLOTIN modifie le programme des arts. Il faudra toujours présenter les objets de face, de telle manière qu'il montrent la face lumineuse des choses. Ce programme n'est pas immédiatement appliqué par ses contemporains, mais est très suivi par les artistes de la Basse Antiquité, par l'art byzantin et finalement par l'art médiéval en général. Il y a dans ce programme une obsession de représenter le réel, la face lumineuse du réel pour permettre l'élévation de l'âme des fidèles chrétiens. Il s'agit de monter, finalement, au-delà des apparences cette réalité afin de conduire chacun vers l'Un. 

André GRABAR (Les origines de l'esthétique médiévale, Macula, 1992), écrit que le témoignage de PLOTIN "nous offre les grandes lignes d'une explication idéologique des recherches que les artistes, empiriquement, avaient commencées de son temps et qu'ils poursuivent surtout dans les ateliers chrétiens pendant les derniers siècles de l'Antiquité. L'esthétique nouvelle qui sortira de ces recherches finira par servir exclusivement l'art chrétien". C'est chez les penseurs chrétiens comme AUGUSTIN, le PSEUDO-DENYS L'AÉROPAGITE ou Jean SCOT ÉRIGÈNE qu'on trouve l'héritage de l'esthétique plotinienne.

 

Joseph COCHEZ, L'esthétique de Plotin, dans Revue néo-scolastique de philosophie, 21ème année, n°82, 1914, www.persee.fr.

Daniel CHARLES, Esthétique - Histoire, dans Encyclopedia Universalis, 2014. Laura RIZERRIO, Plotin : la "nouvelle esthétique", dans Esthétique et philosophie de l'art, L'atelier d'esthétique, de boeck, 2014.

 

ARTUS

Complété le 3 octobre 2017

 

 

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3 septembre 2017 7 03 /09 /septembre /2017 08:25

   Daniel CHARLES expose succinctement ce qui lie PLATON et ARISTOTE sur l'esthétique. "Il y a donc chez Platon, par rapport à l'esthétique de la transcendance, plus que l'amorce d'un retour au concret. Ce mouvement, Aristote le parachève dans toute son entreprise, et d'abord en transposant à l'ensemble du réel une analyse propre à l'esthétique : celle des quatre causes. Une statue est faite de marbre (cause matérielle), elle suppose un travail de la part du sculpteur (cause efficiente), ce dernier lui donne une certaine forme (cause formelle) en vue d'une certaine fin (cause finale). De cette description, on peut tirer une esthétique normative : car l'oeuvre montre l'union de la forme et de la fin, elle est et doit rester proportionnée à l'homme, et cela suppose une lutte contre la démesure et l'indéfini, l'aspect informe et fuyant de la matière. Toutefois, il n'y a pas moins de normativité chez Aristote que chez Platon : si ce dernier en appelait à une définition "idéale" du Beau ou au dogmatisme des idées-nombres, l'aristotélisme sera bien, lui aussi, un académisme, en ce qu'il prescrira la soustraction de la forme au Devenir ; si attentif qu'il soit à l'égard du contact de l'artiste avec la réalité physique, avec les individus et les choses, il n'en récuse pas moins le mouvant, en l'enserrant dans le système de la puissance et de l'acte.

D'où une nouvelle approche de la mimesis  : l'oeuvre reproduit la Nature telle qu'elle se manifeste, mais selon une exigence d'ordre et d'universalité logique, à déduire de cette manifestation même, et qui rend, par exemple, la poésie supérieure à l'histoire parce que plus universelle. Aussi la Poétique montre-t-elle dans la catharsis plus qu'une simple thérapeutique : une véritable conciliation rationnelle des passions. Par là, Aristote réinterprété le pythagorisme à la lumière des sophistes : preuve et démonstration doivent s'accorder à la psychagogie, à la fascination passionnelle ; l'hédonisme se trouve alors surmonté, ainsi que tout ce que Platon conservait du sens pythagoricien de la magie. la tragédie témoigne en effet de ce que le plaisir ne découle pas invariablement de la catharsis ; la comédie montre la possibilité d'une reconduction des instincts à l'équilibre, à la symétrie."

  Le retour au concret, qui se signale par le refus de séparer les Formes et les réalités sensibles que faisait PLATON, qui en faisait la solution pour définir le principe d'intelligibilité présent dans les substances concrètes et qui ne permettait pas de rendre compte de la double nécessité de penser la présence de l'intelligible dans la réalité sensible et de faire en sorte que cet intelligible dans la réalité permette de rendre la réalité sensible connaissable, touche également l'esthétique. ARISTOTE conçoit la création littéraire et artistique comme une activité d'artisan obéissant à des règles codifiées et dont la fin est de produire un certain objet. L'art poétique relève des arts productifs. Sa Poétique, déjà courte, ne nous est parvenue que sur une forme écourtée. Il s'attache surtout à la tragédie (d'après ce qui nous est parvenu), représentation d'action, qui possède une certaine hauteur de ton, une certaine ampleur. Elle est représentation "non des caractères humains, mais de l'action et de la vie, du bonheur et du malheur, car le bonheur est une forme d'action". Il y explique les ressorts d'une bonne tragédie (pour parvenir à la catharsis). Il définit la différence fondamentale entre poétique et histoire, qui tient au fait que l'un raconte ce qui est réellement arrivé tandis que la poétique traite de l'univers et parait pour cette raison plus philosophique que l'histoire. 

En tout cas, l'ouvrage intitulé Art rhétorique, plus couramment dénommé Rhétorique est à l'origine d'une tradition d'enseignement et de pratique qui dure jusqu'à l'époque moderne, et cet enseignement est pour beaucoup dans la conception que nous avons des arts et des techniques, et du coup de l'esthétique. Le fait qu'ARISTOTE inventorie constamment tous les savoirs et définit à chaque fois leur spécificité les uns des autres, influe sur notre perception des catégories Beau/Laid, Vrai/Faux, Bien/Mal et sur leur spécifité. C'est par son rapport à la nature qu'ARISTOTE définit le mieux ce que ces catégories ont de spécifiques. 

   

Pierre PELLEGRIN, examinant le vocabulaire d'ARISTOTE, analyse sa conception de l'Art. 

La technè est une forme, écrit-il, de savoir qui "présente plusieurs caractéristiques. D'abord elle n'advient que chez des gens d'expérience, l'expérience étant surtout définie comme le moyen d'échapper au hasard. C'est qu'expérience et technè sont des savoirs véritables, notamment en ce qu'elles sont capables de prévoir leur résultat. L'un des exemples préférés d'Aristote est celui du vrai médecin qui guérit conformément à son pronostic parce qu'il possède une technè, contrairement aux charlatans qui réussissent par chance. C'est d'ailleurs par un exemple médical qu'Aristote, au début de la Métaphysique, illustre le second caractère de la technè, celui d'être à la fois universelle et idéale ou, comme il dit "distincte des sensations communes" : la médecine est une technè en ce qu'elle se révèle apte à constituer des jugements universels comme celui-ci : "tel remède guérit telle maladie affectant tel tempérament". La technè est ainsi capable d'expliquer ses procédures et ses résultats, passés et futurs, et non simplement de constater des connexions dans la nature. Enfin la technè est susceptible d'perte transmise par un enseignement rationnel. Il est manifeste que tous ces caractère sont liés entre eux.

Vers la fin du chapitre inaugural de la Métaphysique, Aristote établit une distinction entre les technai, et brosse une histoire elliptique de leur découverte, dont on peut tirer plusieurs éléments. C'est dans le domaine des "nécessités de la vie", nous dit Aristote, que les arts sont apparus, mais ils ne l'ont pas emporté d'emblée sur l'expérience et la routine par leur efficacité. Il est probable que si les humains avaient été confinés à une logique de l'utile, ils n'auraient jamais adopté, ni peut-être découvert, aucune technè. Mais il se trouve que les hommes sont aussi capables d'admirer ce qui fait précisément le propre, et la grandeur, de la technè, à savoir son caractère scientifique - Aristote parle de "sagesse" -, ce qui les poussa à admirer les découvreurs de technai. Aristote donne ainsi une version philosophique de l'un des sentiments communs des Grecs, qui ont souvent divinisé, ou héroïsé, les inventeurs de technai aussi bien que les fondateurs de cités. Mais cette histoire des découvertes des technai a un sens : les hommes ont d'abord accédé aux arts touchant aux "nécessités de la vie", ensuite à ceux qui visent l'agrément - qui comprennent entre autres ce que nous nommons les "beaux-arts" -, enfin à la suite de ces technai apparaissent les savoir comme les mathématiques qui ne visent ni l'utilité ni le plaisir, mais la seule spéculation intellectuelle désintéressée et qu'Aristote appelle des "sciences" (épistèmai). Dans l'analyse aristotélicienne, donc, la technè est le moyen - ou l'un des moyens - de l'auto-déploiement de la nature rationnelle de l'humanité.

L'opposition philosophiquement la plus féconde concernant l'art est celle qui le compare à la nature. La nature maintient uni ce que l'art disjoint. Dans les êtres naturels il n'y a pas de distinction entre l'objet et l'artiste. Plus exactement, dans les êtres naturels les causes motrice, formelle et finale arrivent à coïncider. Aussi, même s'il se sert de comparaisons techniques pour comprendre les processus naturels, c'est bien à la nature qu'Aristote attribue la position fondamentale. D'où sa fameuse formule selon laquelle "l'art imite la nature" (Physique II).

 

   Après avoir mis en garde sur le fait que nous ne possédons pas beaucoup de choses de l'oeuvre d'ARISTOTE (quantité de notes classées, traités fragmentaires voire inauthentiques...), Annick STEVENS, philosophe et chargée de cours à l'Université de Liège, expose la théorie de l'originaire de Stagire (Macédoine) sur l'esthétique. Notamment d'abord en expliquant l'importance et les limites de la Poétique. 

La Poétique est avec la Rhétorique le seul traité qui nous soit parvenu dans le domaine poïétique. Loin d'être un ouvrage général sur l'art, il limite son objet à l'art d'imitation qui utilise le langage en vers, accompagné ou non de chant et de musique. Cette définition se démarque de l'usage courant du mot poièsis qui signifie habituellement toute oeuvre en vers, alors que, précise ARISTOTE, un traité de médecine ou de physique en vers ne devrait pas être considéré comme de la poésie. 

"Cependant, écrit-elle, malgré son champ d'application restreint, l'ouvrage met en place des concepts fondamentaux par rapport auxquels toute théorie artistique devra se situer, en particulier l'imitation, l'émotion, les figures de style, ou encore le rôle de l'oeuvre d'art. En ce qui concerne les arts autres que la poésie, on trouvera des renseignements épars dans certains traités, par exemple, une réflexion sur la musique dans la Politique. Quant à l'imagination créatrice, concept fondamental dans les théories artistiques contemporaines, on constate qu'elle n'a pas fait l'objet d'études spécifiques chez les Grecs, moins parce qu'elle aurait un rôle secondaire dans l'élaboration de l'oeuvre d'art qu'en raison d'une sorte d'évidence de son rôle, impliquée dans le terme même de mimésis. Chez ARISTOTE, c'est seulement dans le traité De l'âme qu'est développée une analyse de l'imagination (phantasia), et, très significativement, si le rôle important qu'elle joue dans les processus de connaissance et comme moteur des actions est longuement démontré, en revanche elle n'y est jamais mise en  relation avec l'art."

La mimèsis, le plaisir, l'émotion, la katharsis, l'imagination sont autant d'éléments autour duquel gravite la théorie de l'art chez ARISTOTE. 

C'est la tragédie grecque qui reçoit la définition la plus complète par rapport à la mimèsis, en regard des autres arts d'imitation (épopée, dithyrambe, comédie...). "A propos de l'art en général, Aristote dit qu'il achève certaines choses que la nature est incapable d'effectuer, et en imite d'autres. Cette distinction correspond grosso modo à celle qu'on peut faire entre les métiers productifs (architecture, médecine, cordonnerie, agriculture...) et ce que l'on nommera, bien plus tard, les "Beaux-Arts", qui ne produisent pas un objet nouveau mais présentent sous une autre forme 'sculpture, peinture, musique, langage) des objets existants. Or on sait que pour Platon, les imitations constituent un genre dégradé de l'être, et les poètes doivent être rejetés de la cité parce qu'ils ignorent tout de la Forme et même de la réalité particulière qu'ils imitent, de sorte qu'ils sont plus éloignés de la vérité que les plus humbles artisans. Dans La République, cette condamnation ontologique s'ajoute à l'accusation morale de donner le mauvais exemple et d'exprimer des émotions que, dans la vie réelle, tout homme rougirait d'exprimer. De même, dans le Sophiste, Platon fait de la sophistique un art d'imitation et d'illusion, qui n'enseigne que fausseté et tromperie, et qui, loin de porter sur la vérité, porte sur le non-être.La conception ontologique d'Aristote rend impossible un tel rejet. En effet, mises à part les choses qui n'existent que dans les fictions, comme le sphinx ou le bouc-cerf, et qui sont en réalité des non-étants, tout le reste, du fait d'être produit ou transformé par l'art, ne subit pas une dégradation ontologique. Certes, il ne fait pas confondre ces objets avec ceux d'une science logique. certes, il ne faut pas confondre ces objets avec ceux d'une science théorétique : l'homme vivant et la statue de l'homme n'ont rien d'essentiel en commun, et c'est pourquoi cette dernière doit être connue et appréciée selon des critères différents, propres, précisément, aux sciences poïétiques. Mais cette division du réel en domaines, qui permet d'éviter toute concurrence entre leurs objets respectifs, n'est pas totalement imperméable, car d'une certaine manière l'art intervient dans l'apprentissage (domaine théorique) et dans l'éducation (domaine pratique)."

ARISTOTE insiste bien sur le fait que le récit poétique ne raconte par des événements qui ont eu lieu, mais qui auraient pu avoir lieu : il ne relate rien exactement du fait réel mais en atteint la signification universelle. Contrairement à la vérité historique ou expérimentale, la vérité générale est atteinte par le récit d'action. Et en fait, pour expliquer historiquement l'apparition des arts d'imitation, il suffit de considérer le plaisir d'imiter, le langage, la mélodie et le rythme, naturels à l'homme. Ce plaisir, cette émotion, cette katharsis, évoqués dans la Politique, dans un ensemble d'éléments qui font partie de la vie humaine. Notre auteure évoque le rôle de l'émotion artistique qui se compare, en dépit des controverses, à celui de la purgation médicale et à celui de l'extase sacrée. Dans le discours d'ARISTOTE, la composition de chaque groupe poétique est strictement définie et obéit à des règles précises, non pas seulement par souci pur de classification des connaissances, mais également pour toujours distinguer ce qui relève du réel et ce qui relève de la représentation (même si le terme n'apparait pas chez l'auteur grec) du réel pour un ensemble de spectateurs et de créateurs. 

"Peu prescriptif donc quant aux sujets, écrit-elle encore (aux antipodes d'une certaine volonté platonicienne), Aristote l'est aussi quant au langage poétique, qui se caractérise par l'utilisation de métaphores et de noms insolites, modifiés, ou dont on crée une signification nouvelle. La seule limite à la liberté créatrice dans le domaine de l'expression est d'éviter l'énigme par excès de métaphores, le barbarisme par excès d'un excès de mots insolites, ou, à l'extrême, la bassesse résultant d'un style trop courant." La représentation d'une chose, libre, selon la volonté de l'artiste de la rendre plus belle ou plus laide que dans la nature est toujours distinguable, par l'artiste et par le récepteur de son oeuvre, du réel lui-même. 

La phantasia (traduite par "imagination" ou par "représentation", justement, évoquée dans De l'âme, a deux rôles : un rôle passif de prolongement de la sensation, ou de mauvaise réception d'une sensation ou d'illusion de sensation dans le rêve et le délire ; un rôle actif de production volontaire de données sensibles (images, sons...), qui ne nous affectent pas car nous savons qu'elles sont produites par nous et que nous pouvons y mettre fin.

"Dans le domaine pratique, conclut notre auteure, le côté actif de la faculté permet de se représenter si un objet de désir est bon ou mauvais et ce qui résultera de sa poursuite ou de sa fuite : il s'agit donc de dépasser les données présentes, pour, d'une part, les confronter à une exigence générale et, d'autre part, imaginer des événements futurs. Dans le domaine théorique, les représentations (phantasmata) sont nécessaires à la pensée en tant qu'elles particularisent une pensée générale en la situant dans le temps et dans l'espace (...). C'est donc cette faculté de fabrication d'images (au sens large), cette imagination, qui fait le lien entre le général et le particulier, entre le sensible et l'intelligible. Or, nous avons vu ce même rôle attribué à la poésie, qui, en représentant une situation particulière, ne fait que particulariser une généralité. L'artiste utilise donc son imagination pour créer la situation particulière qui illustrera au mieux la règle générale de l'action humaine qu'il veut mettre en évidence. Cette particularisation qui n'est pas une copie a pu être pensée par Aristote parce qu'il a abandonné la conception platonicienne du rapport entre particulier et général comme un rapport de copie à modèle. Plus encore qu'une représentation, l'oeuvre d'art est donc pour Aristote la présentation d'un cas réalisable d'une forme générale, et en tant que telle partage quelque chose d'essentiel avec tous les autres cas, réalisés ou réalisables, de cette forme. Lorsque la tragédie est définie comme une "imitation d'action", il faut donc comprendre quelque chose ciel la "présentation imaginée d'une action générale particularisante". Reste à comprendre pourquoi ce rôle, qui nous parait fondamental, est si peu explicite dans l'oeuvre aristotélicienne. La réponse relève probablement de l'histoire des idées : ce concept d'imagination est tout neuf, comme en témoignent les tâtonnements et les hésitations du philosophe à son sujet dans le traité De l'âme, et c'est seulement à partir de ses premières réflexions problématiques que s'est déchiré le voile d'évidence sous lequel il sommeillait jusqu'alors". Pour notre auteure, la meilleure étude soulignant l'importance de cette découverte est celle de Cornélius CASTORIADIS dans La découverte de l'imagination, Domaines de l'homme. Les carrefours du labyrinthe, II, paru à Paris, aux éditions du Seuil, en 1986.

Daniel CHARLES, Esthétique - Histoire, dans Encyclopedia Universalis, 2014. Pierre PELLEGRIN, Le Vocabulaire des philosophes, Ellipses, 2002. Annick STEVENS, Aristote : mimèsis, katharsis, imagination, dans Esthétique et philosophie de l'art, L'Atelier d'esthétique, de boeck, 2014.

 

ARTUS

 

Complété le 27 septembre 2017

 

 

 

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29 août 2017 2 29 /08 /août /2017 09:23

     Avant tous les développements modernes et contemporains sur l'expérience esthétique, des auteurs depuis l'Antiquité ont tenté de rendre intelligible les relations entre l'oeuvre belle et l'harmonie nécessaire ou indispensable à la vie en collectivité. L'explication par PLATON ou PLOTIN des oeuvres, supposant l'identification des qualités principales propres à chacune d'entre elles, prétendait rendre raison des moyens de l'artiste, et l'esthéticien en venait à légiférer tant sur la production que sur l'appréciation de l'objet d'art. On ne se rend peut-être pas compte de nos jours de la puissance sociale que procurait alors cette sorte de législation,  à l'heure où le beau se réduit à l'agrément ou à l'"entertainment", mais aux époques reculées où la définition du beau a à voir fortement avec la religion et la politique, le pouvoir de désignation de ce qui est beau ou pas possédait un fort impact sur les esprits, jusqu'au quotidien. 

    Daniel CHARLES (1935-2008), musicien, musicologue et philosophe français indique bien que l'esthétique comme discipline devient autonome précisément au moment où la qualification de l'objet passe au second plan. "A l'idée rectrice du Beau absolu se substitue progressivement le thème d'un jugement du goût relatif au sujet. Car ce qui permet la beauté réside dans l'objet, sans cependant se laisser déterminer comme telle ou telle caractéristique de cet objet, à ce moment l'attitude que l'on adopte à son égard importe plus que tout le reste : l'être de l'objet renvoie au sujet, l'esthétique thématise le vécu. De l'âge dogmatique, l'esthétique passait à l'étape critique : et elle n'a de cesse, à l'époque moderne, qu'elle n'ait accompli jusqu'au bout la critique et parachevé la besogne de Kant."

    Cet auteur s'inspire fortement de Jean GRENIER (1898-1971), philosophe et écrivain français, (L'art et ses problèmes) dans sa vision globale de l'histoire de l'esthétique. "Mais, si l'intelligible, écrit-il, en vient à être visé comme dépendant du senti ou du perçu, l'esthétique ne peut se targuer de découvrir les règles de l'art que dans la mesure où elle réduit la normativité à n'être plus que la justification idéologique de tel ou tel goût. Ainsi l'esthétique, de science du Beau idéal, en vient elle-même à capituler devant la pure et simple sensation, et à la limite elle se contenterait, à notre époque, de compiler "le catalogue des sensations produites par des objets". Mais l'idée même d'un tel catalogue "entraine à poser des problèmes brûlants : quelle différence y-a-t-il entre des objets (si vraiment il n'y a plus de jugement de valeur) et des oeuvres? Peut-on parler d'objets esthétiques à la place d'oeuvres d'art? En quoi consistent ces sortes d'objets? Faut-il y inclure les reproductions, les esquisses, les photographies et même les faux? Les nouvelles techniques, les nouveaux instruments doivent-ils être regardés comme étant du ressort de l'esthétique? Et que penser des matières brutes? Peuvent-elles donner naissance à un art brut?" Ce genre de réflexions est éclairé par exemple par l'habitude de cataloguer art tout objet à partir du moment où il est présenté d'une certaine manière (éclairage, disposition par rapport au visiteur...), même si cet objet relève du quotidien ou de l'industrie... "Finalement, poursuit-il, après la crise la plus grave de son histoire, ne peut-on pas conclure à un renouveau possible de l'esthétique? Alors même que l'objet semble avoir pris la place du sujet, ne l'a-t-il pas fait grâce à une importance inattendue du sujet qui pose des décrets en faisant semblant de constater? Dans ce cas, on pourrait reprendre la parole de (Frédéric) Mistral (1830-1914), lexicographe français de la langue d'oc, à propos de la langue provençale : "On dit qu'elle est morte et moi je dis qu'elle est vivante". Reste à savoir si le "renouveau" de l'esthétique que constate Jean Grenier est bien lié à la réaffirmation de ce que les philosophes appellent subjectivité. Ne faut-il pas aller plus loin, et se demander si l'art d'aujourd'hui, dans son inspiration la plus profonde, est encore justiciable d'une problématique axée sur la qualité des catégories du sujet et de l'objet? Il se pourrait que les artistes forcent les philosophes à renouveler leurs concepts... L'esthétique, du coup, redevient la discipline de pointe qu'elle était pour Baumgarten, mais dans un sens tout-fait différent. Que l'objet puisse passer pour beau, cela cesse en effet de renvoyer au (bon) vouloir d'un sujet : il faut un lien beaucoup plus secret, celui de l'homme avec la Terre."

   Ouvrant son chapitre sur la Grèce, Daniel CHARLES peint un registre où les auteurs (qui nous sont parvenus...) dressent un tableau du monde où soit existe dans la nature déjà une certaine correspondance entre les catégories Beau/Laid, Vrai/Faux, Bien/mal, soit il faut s'efforcer de la réaliser. Il est vrai qu'une certaine confusion chronologique et une certaine difficulté d'attribution de notions à des auteurs (à qui souvent on les prête souvent pour mieux les combattre...), ne facilite pas les mises en perspective...

      "Ce n'est pas uniquement, écrit-il, de façon métaphysique, comme le veut Platon, qu'il convient d'interpréter la foule homérique selon laquelle "l'Océan est le père des choses". Cette première grande affirmation du Devenir a aussi valeur d'esthétique. Elle renvoie en effet à l'élément liquide, archétype de ce miroitement éblouissant qu'est, pour Homère, le Beau. Car le poète ne nous propose pas vraiment une réflexion de l'artiste sur sa création : tout au plus nous apprend-t-il que, la mémoire lui faisant défaut, force lui est de solliciter l'inspiration divine : en sorte que l'essentiel de son originalité réside dans la technique qu'il a su se donner. Mais il est sensible, en contrepartie, à la splendeur de ce qui apparait. Beauté de la mer, de l'eau ; mais aussi du corps, du geste ; de la générosité, de la bonté. La vérité sur les hommes et les dieux n'est-t-elle pas, d'abord, l'éclat du visible?

Hésiode, à son tour, exalte l'ondulation indéfiniment recommencée, le fluide et le féminin ; la beauté est, à ses yeux, totalité et immédiateté. Mais il faut découper les diverses qualités du réel : à la beauté visible (et invisible) s'oppose l'utile (dans lequel sont à distinguer la fin et les moyens).

A l'opposé de ce qu'enseignent Homère et Hésiode, le Beau peut être dit invisible - c'est-à-cire qu'il existe, en supplément, une beauté morale (Sappo), que le poète est un prophète (Pindare), qu'il fait exalter (au dire des tragiques) le scintillement sombre de la mort : cela dénote que le Beau peut s'enfuir du monde. On le saisit là où il se cache : beauté voilée, métaphysique - touchant  au Bien et au Bon, à l'obscur ou à la clarté de l'origine - et non pas seulement à l'utile.

Tel est bien le sens  de l'affirmation pythagoricienne, selon laquelle une harmonie caché régit tout ce qui est. Ecoutons Homère : n'est-ce pas la musique des sphères qu'il évoque par le chant des sirènes? Le Beau ne serait-il pas ce qui accorde, en profondeur, les divergences? Telle est l'harmonie d'Héraclite. Mais alors, l'art devrait s'efforcer d'imiter les rapports - secrets - de l'Un et du multiple, la texture et la substructure du réel ; il aurait vertu médicale (et donc morale) de catharsis.

A ce dualisme pythagoricien (et héracléticien) du voiler et du dévoiler répond la doctrine éléate. L'Être est lisse, sans partage ; il n'y a pas lieu de le scinder. Mais si l'Être est un, comment - chez Parménide le premier - le poète pourra t-il énoncer plus, et autre chose, que ce qui, précisément, est? Comment admettre, après le chant de la Vérité, celui de l'Opinion? De que droit Homère et Hésiode ont-ils attribué aux dieux le vol ou l'adultère? De telles questions trouveraient réponse si l'on s'avisait que la contradiction n'est qu'apparente : d'où le thème de l'algéroise de toute poésie. La façon qu'a le poète de dire l'Être, c'est l'allusion.

L'allusion ou l'illusion? Pourquoi le poète s'arrogerait-il le pouvoir de dévoiler la carcasse - mathématique, ontologique - de ce qui est? Pythagoriciens et éléates ont en commun d'être insupportablement édifiants ; les sophistes vont récuser à la fois l'allégorisme et la catharsis. Il n'existe pas plus, à les entendre, de Beauté en soi ou d'Être que de valeur thérapeutique de la musique ou de l'art en général. Ce qui importe, c'est part de persuader, c'est-à-dire de tromper ; le seul critère esthétique est l'événement, l'occasion. Pour le relativisme opportuniste d'un Protagoras seule compte l'interprétation d'un savoir, d'une sagesse ; et encore moins de le prendre comme médication. Ce qu'il est, au fond, c'est "doux mal" (Gorgias, Eloge d'Hélène) ; en l'occurence, une maladie, une faiblesse, préférable - après tout - à la platitude de la normalité, mais qui ne tranche pas qualitativement sur cette dernière. Ne conservons pas ces distinctions captieuses : l'être et l'apparaitre, l'harmonie voilée et son dévoilement ; renvoyons Héraclite et Parménide dos à dos : "L'Être reste obscur s'il ne coïncide pas avec l'apparence ; l'apparence est inconsistante si elle ne coïncide pas avec l'être" (Gorgias)."

   On peut ne pas être d'accord avec cette présentation globale, d'autant qu'il est parfois difficile de démêler ce que l'un a dit de l'autre et ce qu'il a dit réellement, et la rareté relative des sources autorise peu de restituer quoi que ce soit à qui que ce soit. Ce qui importe sans doute plus, ce sont plus les idées que leurs auteurs. Mais ce que l'on ne peut nier, c'est que ces idées, outre qu'elles influencent ensuite beaucoup d'autres et après l'Antiquité, selon les écrits disponibles, restent "actuelles". Ceux qui pensent que toutes ces réflexions sur le Beau, le Bien, le Vrai ne sont que du vent, devraient regarder du côté de leur propre quotidien et de leur propre société. L'envahissement de la publicité, le triomphe de l'apparence sur la réalité des êtres et des choses, la déformation constante de la réalité par la production extensive de "représentations" de toutes sortes, jusqu'à la déformation de cette réalité, à des fins commerciales ou politiques, se trouvent bien en résonance avec les diverses falsifications historiques des différents pouvoirs (politiques, religieux, financiers) en place depuis des centaines d'années. La production de Beau pour camoufler un Vrai ou un Bien, ou encore pour transformer le Faux en Vrai et le mal en Bien est une constante dans l'histoire de l'humanité, qu'il "bénéficie" ou non de l'apport culturel grec ancien.  Le retour sur le réel, par-delà tous les écrans qu'on interposent entre les gens et les réalités, est bien facilité par la lecture des Anciens.

    Poursuivant son exposé sur l'histoire de l'esthétique, Daniel CHARLES écrit que "toutes les polémiques qui précèdent (?) Platon, et jusqu'à un certain point l'esthétique de Platon lui-même, s'éclairent si l'on garde à l'esprit l'acuité de cette lutte entre moralistes et immoraliste. Tel est le combat que mène Socrate, partisan de la morale et de l'utilité dans l'art - raillé copieusement par Aristophane, lui-même héritier du rationalisme des sophistes - contre tout hédonisme mal compris. ne faut-il pas, demande Socrate, rapprocher l'art de la philosophie - celle-ci étant la plus haute musique (Platon, Phédon)? Or Platon commence par s'identifier à Socrate ; et c'est au nom de l'opposition de l'être et du paraître que l'hippies majeur condamne les principales thèses sophistiques : l'occasion ne livre jamais que le faux-semblant ; il faut se détourner de l'idée d'un art essentiellement pathologique comme de l'idée que cette pathologie est superficielle. Au contraire, pour Platon, l'art est magique, d'une magie qui délivre de toute superficialité ; il est folie, délire (Phèdre), mais en cela il nous ravit dans un ailleurs, dans un au-delà, dans le domaine des essences. Loin de résider exclusivement dans l'objet, dans le visible, le Beau est, en soi, condition de la splendeur du visible, et, à ce titre, l'idéal dont l'artiste doit se rapprocher ; d'où le thème de la mimerais. De la beauté des corps à celle des âmes, de celle des âmes à celle de l'idée, il y a une progression, qu'énoncent les texte de l'hippies majeur et du Phèdre et que ramasse la dialectique du Banquet et de la République ; mais il faut noter que l'idée du Beau est seule à resplendir dans le sensible ; seule capable de séduire directement, elle est distincte des autres idées. D'où la complexité de l'esthétique platonicienne. Car, d'un côté, l'art ne peut être que second par rapport au Vrai ou au Bien et le Beau est en désaccord avec le Vrai et le Bien, puisqu'il apparait dans le sensible : pourtant, ce désaccord en heureux, et le Beau rejoint le Vrai parce qu'il révèle ou désigne l'Être au sein du sensible ; et l'art, s'il peut et doit être condamné, en ce qui l'imitation des idées telle qu'il accomplit est toujours de second ordre, mérite cependant d'être pris en considération en ce qu'il est médiation : par lui s'articule la différence entre sensible et non-sensible.

Ce dernier point, continue notre auteur, explique la souplesse des jugements que Platon a successivement portés sur l'art : souvent sévère, il s'adoucit jusqu'à suggérer, dans Les Lois, que l'art n'est qu'un divertissement inoffensif. De même, il faut souligner l'incertitude dans laquelle se trouve Platon sur le bien-fondé de la théorie des Idées : dans la première partie du Parménide, il s'interroge sur l'opportunité de parler d'idées à propos des choses laides ; c'est seulement à propos des choses belles que le mot avait jusqu'ici été prononcé. Il est clair que c'est alors toute la question des rapports du sensible et de l'intelligible, du Devenir et de l'Être, c'est-à-dire de la participation, qui se trouve posé à nouveau."

   Luc BRISSON et Jean-François PRADEAU détaillent ce que PLATON entend par Beau. "Le beau, écrivent-ils, est probablement la notion platonicienne dont le champ d'extension est le plus vaste ; il existe de beaux discours, de beaux objets, de beaux corps, de belles pensées et de belles actions. Cette diversité d'usage tient au fait que le beau, objet de cette passion que l'on nomme amour, hisse l'âme du sensible à l'intelligible. C'est par amour que l'on désire et découvre des choses de plus en plus belles.

Du point de vue de la sensation, l'adjectif kalon désigne tout ce qui est harmonieux, c'est-à-dire tout ce dont les parties ne sont pas associées de manière effrayante ou ridicule. On dira pour cette raison de l'objet de l'amour, un homme ou une femme par exemple, qu'il est beau. Ce qui est beau procure du plaisir à qui le regarde ou le touche, un plaisir esthétique ou érotique (Philèbe).

Du point de vue éthique ou politique de la conduite, l'adjectif kalon est couramment employé pour désigner ce qui est moralement convenable, ce que la situation exige. Dans le Banquet, Pausanias remarque : "Prise en elle-même, une action n'est ni belle ni honteuse. Par exemple, ce que, pour l'heure, nous sommes en train de faire, boire, chanter, converser, rien de tout cela n'est en soi une belle action ; mais c'est dans la façon d'accomplir cette action que réside telle ou telle qualification. Lorsqu'elle est accomplie avec beauté (kalos) et rectitude (orthos), cette action devient belle (kalon), et lorsque la même action est accomplie sans rectitude, elle devient honteuse (aiskhron)" L'essentiel de la morale traditionnelle se retrouve dans ces deux phrases, où kalon, le beau se trouve opposé à aiskhron, qui signifie à la fois laid (physiquement) et honteux (moralement). C'est pourquoi la belle chose est aussi, indistinctement, la chose bonne, plaisante et avantageuse ; la beauté est une forme de bonté, elle est un bien avantageux pour celui qui la perçoit ou mieux, qui l'accomplit (Alcibiade). C'est ce qu'exposent le grand Hippias et le Gorgias, qui qualifient également de beaux un corps, une couleur, une forme, une voix, une occupation, des connaissances et des lois, dans la mesure où chacun d'eux procure un plaisir et un avantage. Et c'est pour cette raison, finalement, que l'on peut donc identifier les belles choses aux bonnes choses ; le plaisir et l'avantage réel que produit la beauté contribuent plus que tout à la poursuite du bonheur.

La beauté n'est donc pas simplement un qualité de l'objet, mais elle peut qualifier la valeur morale d'un sujet qui aime ou fait de belles choses. Celui-ci devient "beau". Ou plus exactement, son âme (qui est le véritable sujet de la perception et de la conduite) devient belle. La beauté de l'âme consistera en la contemplation des plus belles choses qui soient, les formes intelligibles, et en l'accomplissement des plus belles choses dont elle est capable (les belles pensées et les beaux discours, Phèdre, Parménide). Ainsi s'explique l'importance de l'amour comme moyen d'accès de l'âme à l'intelligible, en un mouvement de remontée dont on trouve la description dans le Banquet et dans le Phèdre. La beauté du corps mène à celle de l'âme et la beauté de l'âme se trouve orientée vers cette Beauté dont elle ne constitue qu'une image imparfaite. Par degrés, ce sentiment universel et si puissant permet à l'âme de remonter du sensible vers l'intelligible et d'entrainer dans cette remontée tous ceux qui partagent le même sentiment. (...). Par l'intermédiaire de l'amour, l'âme passe de la connaissance du sensible à la connaissance de l'intelligible et change ainsi en quelque sorte de statut.

Si l'on ne peut soutenir que la forme du Beau et celle du Bien soient identiques, car ce sont deux Formes distinctes, on voit commences formes sont parentes et comment l'un conduit l'âme à l'autre. L'intervention de l'amour comme accès au Beau présente un intérêt tout particulier dans le contexte de la philosophie platonicienne : il s'agit de la seule passion qui puisse avoir pour objet à la fois le sensible et l'intelligible, pour lequel elle constitue un moyen d'accès incomparable. Le philosophe y trouve de ce fait sa véritable définition : c'est un amoureux."

 

    Jacques FOLLON, philosophe, enseignant et chercheur à l'Université catholique de Louvain, analyse l'idée du Beau dans l'oeuvre de PLATON. "Les conceptions de Platon (417-347) en matière d'art et de beauté, écrit-il, sont étroitement liées à sa théorie des Idées ou des Formes. On peut voir l'origine de cette théorie dans la recherche de définitions des vertus morales à laquelle Socrate avait consacré l'essentiel de son activité de philosophe après avoir renoncé à l'étude décevant de la philosophie de la nature des Présocratiques. C'est, en effet, ce que suggère Aristote dans un passage célèbre de sa Métaphysique."

"La définition universelle, poursuit-il, est celle qui donne le sens d'un prédicat lui-même universel, c'est-à-dire d'un prédicat convenant à tous les individus ou cas particuliers d'un même genre et exprimant de ce fait leur essence. Si Socrate cherchait de telles essences dans le domaine de la morale, c'est bien parce qu'il voulait faire de celle-ci une science et que, comme le dit Aristote, toute science est constituée de raisonnements (de "syllogismes") qui ont pour principes des essences. En effet, Socrate estimait qu'il est impossible de déterminer le caractère moral ou vertueux d'un comportement humain en se fondant sur les opinion courantes. Car celles-ci sont presque toujours subjectives, partiales et même contradictoires (donc "non scientifiques"), alors que les critères de l'agir moral ne sauraient être que "des normes objectives et universellement valables", c'est-à-dire précisément des essences. (...)."

D'après Platon, Socrate (que nous ne connaissons d'ailleurs pas autrement que dans les écrits de Platon..., eux-mêmes parfois vus sous la plume d'Aristote, réalité que l'on doit toujours avoir à l'esprit quand on étudie les écrits qui nous sont parvenus de l'Antiquité...) aurait appliqué la méthode du dialogue pour les vertus morales, comme le courage ou la tempérance, à des "valeurs" plus larges, telle justement la beauté. Laquelle était pour les Grecs une qualité indissociablement éthique et "esthétique". C'est à la recherche d'une définition de la beauté qu'est entièrement consacré le dialogue socratique Hippias majeur. Cette discussion aboutit d'ailleurs, comme les autres, à une impasse, mais montre toutefois ce que Socrate entend par la forme ou l'idée (ideos, idea) du beau : non pas telle ou telle chose belle particulière, si éclatante que soit sa beauté, mais "le beau en soi", qui par sa présence "orne toutes les autres choses et les fait paraitre belles", ou qui "bonne de la beauté à tout objet auquel il s'ajoute, pierre, bois, homme, dieu, action ou science quelles qu'elles soient" (Hippias majeur).

C'est sans doute chez les Pythagoriciens, note Jacques FOLLON, que PLATON trouve la preuve qu'il existe bel et bien des réalités parfaites et immuables, transcendant le monde empirique. Ces philosophes montrent l'existence de l'univers immuable et méta-empirique des objets mathématiques et ils pensent que cet univers communique au monde sensible tout ce qu'il comporte d'ordre et de régularité. C'est sous l'influence conjointe de SOCRATE, d'HÉRACLITE et des Pythagoriciens que PLATON développe sa théorie dans Le Banquet et dans Le Phèdre.

Ces deux oeuvres n'ont pas pour sujet principal le beau, mais l'amour. C'est à travers une discussion sur la nature de l'Éros (est-il vraiment beau?).

Dans le texte (Le Banquet), on voit apparaitre des formules, des phrases dans lesquelles on peut facilement substituer beau à bon, notamment dans des évocations précises (et physiologiques) de la sexualité. En fin de compte, il apparait que l'amour n'a pas pour objet la beauté comme telle, mais plutôt l'engendrement et l'enfantement dans la beauté. Platon conçoit l'homme fécond selon l'âme comme un individu attiré par des adolescents beaux, non seulement physiquement, mais aussi et surtout, moralement et spirituellement. Dans un univers mental où l'homosexualité n'est pas proscrite (mais parfois encouragée comme dans l'armée) mais souvent circonscrite à certains âges, la figure de l'amant est comparée parfois à la figure de l'éducateur moral. Dans cette discussion, toujours conduite sous forme de dialogue et ne perdant jamais de vue son objectif , la recherche de l'essence. "Il s'ensuit, écrit notre auteur, qu'on devient alors amoureux de tous les beaux corps et qu'on dédaigne désormais de n'en aimer qu'un seul. Sans doute cette beauté des beaux corps n'est-elle pas encore l'idée du beau proprement dite, laquelle n'aura plus rien de corporel, mais c'est déjà la forme universelle du beau sensible, qu'on obtient en éliminant de tous les beaux corps ce qui fait leur singularité, pour ne conserver que ce par quoi ils se ressemblent en tant qu'ils sont beaux." Ensuite, il faut prendre conscience que la beauté des âmes est supérieure à celle des corps, de sorte que, si l'on rencontre quelqu'un qui a, comme Socrate, une belle âme sans avoir la beauté corporelle, on saura s'en contenter. Et enfin des moeurs (du beau au bon), on passe aux sciences (du bon au bien), pour tenir leur beauté sous son regard. Cependant, le beau se confondant avec le bien, on peut ajouter que l'Idée du beau est identiquement l'idée du bien dont il est question dans les livres VI et VII de la République : l'idée du bien n'est rien de moins que la dialectique.

Dans le Phèdre, on retrouve le même cheminement, mais en insistant davantage sur le rôle privilégié de la Beauté dans le processus de réminiscence des Idées. En effet, écrit encore Jacques FOLLON, "alors que des Idées comme la Justice, la Sagesse, etc... "ne présentent aucun éclat dans leurs images d'ici-bas", la Beauté, elle, manifeste toute sa splendeur à même le monde sensible, puisqu'elle "a le privilège d'être ce qu'il y a de plus éclatant au regard et de plus digne d'être aimé". Dès lors, quand une âme qui a été récemment initiée aux choses de l'amour, ou qui n'a pas été corrompue par après, "voit un visage d'aspect divin, heureuse imitation de la Beauté, ou un corps qui offre quelque trait de la beauté idéale" elle sent les plumes repousser à ses ailes. Or, comme la percée des dents, ce processus est une succession d'irritations et de soulagements, c'est-à-dire de souffrances en l'absence de l'aimé et de joies ou de plaisirs en sa compagnie, et, quand il se trouve dans cet état, l'amoureux délaisse mère, frères et amis, de même qu'il néglige sa fortune et ne tient plus aucun compte des usages et des conventions sociales. C'est cet état d'âme que les hommes appellent Éros (amour), mais son nom véritable serait plutôt Ptéros (Ailé), car il a le pouvoir de nous donner des ailes (ptera). Certes, le type de personne susceptible de provoquer une telle passion dépend du tempérament de l'amoureux ; ainsi chez les meilleurs (les suiveurs de Zeus) les qualités qui la suscitent sont "le goût du savoir et le sens du commandement", tandis que les autres sont attirés par des dons différents. Mais dans tous les cas, l'amoureux cherche à faire de l'être qu'il idolâtre une image toujours plus fidèle du dieu dont ils sont l'un et l'autre les suiveurs, et cela en reproduisant "la conduite et la forme divines autant qu'il peut le faire"."

    Toute cette théorie des idées explique la position de PLATON à l'égard de la création artistique, position développée dans la République. Dans le livre X de la République, Socrate rejette fermement la poésie imitative. L'art n'est rien d'autre qu'une création d'illusions éloignées des choses, de leur essence. Il dénigre Homère par exemple, qui n'a même pas connu de son vivant la notoriété qu'il possède (du vivant de Socrate), qui ne doit l'illusion de leur connaissance qu'aux beaux mots et aux beaux rythmes.

Cette condamnation de l'art, spécialement de la poésie imitative, dans le livre X recoupe sur le plan métaphysique celle déjà portée au niveau moral et pédagogique dans les livres II et III. "Là, en effet, résume Jacques FOLLON, présentant le programme éducatif de l'Etat idéal, Socrate avait dit que, dès l'âge de raison, les enfants des deux classes supérieures (soldats et magistrats) y seront pris en charge par les pouvoirs publics, qui leur feront apprendre la gymnastique et la musique, afin de développer leur force et leur résistance physiques, ainsi que leur sens du rythme et de la beauté. Mais les modes et les instruments musicaux qui amollissent l'âme seront proscrits : tels les modes lydien et ionien d'une part, la flûte et la harpe d'autre part. On ne pratiquera donc que les modes et les instruments qui affermissent le caractère : modes dorien et phrygien d'un côté ; lyre, cithare et pipeau de l'autre. Les rythmes seront aussi rigoureusement sélectionnés. Enfin, et surtout, seront exclus de la cité les poètes qui font redouter la mort, ou qui donnent une image fausse et immorale des dieux, ou encore qui montrent les héros en train de se lamenter ou de rire, au lieu de souligner leur courage et leur vertu. Cette exclusion frappera au premier chef Homère et Hésiode, malgré tout le respect qui leur est dû. Cela dit, on notera que la condamnation platonicienne de l'art et de la poésie n'est pas totale, puisqu'une place importante dans l'éducation des gardiens et des magistrats est réservée à une musique et à une littérature d'inspiration martiale et de caractère édifiant. Plus tard, d'ailleurs, plus précisément dans le Sophiste, Platon distinguera deux formes de la technique de production d'images, appelée aussi "technique de l'imitation, à savoir celle de la copie et celle de l'illusion" Car, écrit PLATON, il y a bien deux sortes d'images : les unes, copies qui veulent reproduire exactement le modèle et les autres, où les artistes doivent fausser les proportions réelles pour créer une illusion. Il y a certainement chez PLATON des attaques déguisées contre des "confrères rivaux" car on devine que sont visés les sophistes. La création artistique est subordonnée en tout cas à l'idéal éducatif et politique de la Cité, de la Belle Cité. 

Luc BRISSON et Jean-François PRADEAU, Platon, dans Le Vocabulaire des Philosophes, tome 1, Ellipses, 2002. Daniel CHARLES, Esthétique - Histoire, dans Encyclopedia Universalis, 2014. Jacques FOLLON, Platon : l'idée du beau, dans Esthétique et philosophie de l'art, Repères historiques et thématiques, L'atelier d'esthétique, De Boeck, 2014.

 

ARTUS

 

Complété le 21 septembre 2017.

 

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31 juillet 2017 1 31 /07 /juillet /2017 12:40

        L'esthétique, dont le terme est assez récent (1904) et les premières chaires d'université (française, 1921 pour Victor BASCH) tout aussi récentes, a une histoire déjà très ancienne. L'étymologie renvoie d'ailleurs à la vieille source grecque et les débats dans les oeuvres de PLATON et d'ARISTOTE sont présentes dans bien des esprits. 

      Mikel DUFRESNE, conscient de ce l'esthétique est revendiquée par beaucoup d'auteurs (sans compter les praticiens...), tente de classer cette notion. "Dans la philosophie ou dans la science? On a résolu (ce problème) en ménageant les susceptibilités. La revue allemande s'appelle "Revue d'esthétique et de science générale de l'art" (où Etats-Unis, où les critiques d'art sont plus puissants que les philosophes, la revue homologue s'appelle "Revue d'esthétique et de critique d'art"). Au vrai, ce problème nous paraît aujourd'hui aussi faux que sa solution. Il était posé par l'avènement de la pensée positiviste, qui se croyait tenue de discréditer la philosophie pour célébrer la science. Mais le positivisme ne concevait que deux modèles de la science : les sciences formelles et les sciences de la nature. Aujourd'hui on est moins intransigeant : on accorde la dignité de science à tout discours rigoureux et fécond. ET ce que l'on oppose à la science, c'est le bavardage ou la rhétorique - par exemple de cette critique d'art qui sévit fans les journaux, alors que la véritable critique est une esthétique appliquée -, ce n'est pas de la philosophie. Car celle-ci est partout, et peu importe qu'on la discrédite en l'appelant idéologie : au commencement, sous la forme d'options et de présupposés méthodologiques qui font démarrer la recherche ; à la fin, parce que la réflexion veut approfondir, pour le fonder, ce qui a été entrepris." L'auteur se place surtout du point de vue philosophique et au lieu de "faire" de l'esthétique, entend tenter plutôt de dire ce qu'elle est. Ce faisant, il plonge dans les méandres de l'objet de l'esthétique et de ce qu'on appelle esthétique subjectiviste et esthétique objectiviste.

    Daniel CHARLES, pour répondre à la question de la définition de l'esthétique, ce qu'elle est, ce qu'elle n'est pas... invoque de son côté l'Histoire. Il est obligé de passer si l'on peut dire du simple au complexe, de l'Antiquité à l'époque contemporaine, ne serait-ce que parce que chaque époque est influencée par la précédente (ne serait-ce qu'en s'y opposant...) dans les critères de l'esthétique. Et que, même si on ne l'écrit pas assez, plus on se rapproche du temps présent, avec les progrès de la diffusion des connaissances et des moyens techniques pour faire savoir ce qu'on pense, les périodes apparaissent de plus en plus bavardes, à défaut d'être claires... Bien entendu, tout est compliqué par les réceptions successives des pensées précédentes, soit qu'on les exhume archéologiquement ou mentalement, soit que divers mouvements de censure et de redécouverte ne cessent d'agiter les populations, les savants et les autorités...

    L'objet de l'esthétique, rappelle Mikel DUFRESNE, étant donné que ce qui détermine l'objet, c'est la méthode qui se propose de le saisir, c'est le beau, l'idée du beau, dans le cadre d'une philosophie platonicienne ; mais depuis au moins KANT, cette idée est soit creuse, soit inaccessible, beau  est alors un prédicat qui qualifie les objets offerts à la perception... "D'où le piège tendu à l'esthétique ; car la sensibilité est subjective, rebelle au discours logique, impuissante à se justifier : l'esthétique doit toujours se défendre contre la tentation du pathos dans lequel sombre trop souvent une certaine critique". Il n'est pas difficile de voir ici qui l'auteur vise... 

Dans cette perspective une théorie de l'art est problématique, et il y a autant de théories pratiquement que de théoriciens, sans compter celles des praticiens, dont beaucoup refusent la théorisation de leur propre pratique... L'esthétique est le plutôt souvent une théorie de l'art. Elle vise les objets qui visent expressément à plaire, ou en tant cas à provoquer une réaction de plaisir ou de déplaisir. Là Mikel DUFRESNE, après avoir cité plusieurs points de vue, constate que "une première question nous arrête icic : si l'esthétique porte préférentiellement son attention sur l'art, puisque l'art est une praxis, ne va-t-elle pas être tentée de contrôler cette praxis? Si elle parvient à définir le beau, ne va-t-elle pas imposer sa définition aux artistes? Ne va-t-elle pas être normative autant que descriptive? (surtout pensons-nous si elle est enseignée dans des écoles d'art qui dressent des critères...) De fait elle l'a souvent été. Pour de mauvaises raisons parfois, si le dogmatique procède de l'esprit d'autorité des critiques, de la docilité du public qui s'en remet aux experts, ou de l'inertie des artistes qui restent fidèles aux valeurs sûres et rentables d'une tradition. Pour de meilleures raisons aussi, s'il est vrai que, comme l'a dit Kant, le jugement du goût ne peut être qu'il ne revendique l'universalité. Pourtant cette revendication n'implique nullement un dogmatique, puisque le jugement ne porte que sur un objet, et non sur un concept ou une règle. Affirmer la beauté, chaque fois unique, d'un objet singulier, ce n'est pas se recommander d'un canon, ni en commander un. De fait, l'esthétique aujourd'hui a renoncé à être normative ; en quoi elle s'est séparée de la critique, et surtout de celle qui ne cherche pas au moins à justifier son jugement. Cela n'implique point que l'esthéticien renonce à exercer son jugement ou ignore celui des autres ; bien au contraire, la normativité spontanée du goût devient un objet de sa réflexion. Mais l'esthétique fait la théorie de la normativité sans être elle-même normative. Elle est descriptive."  

Cette présentation amène quelques réflexions : à chaque civilisation et à chaque époque existe un conformisme esthétique érigé souvent en normativité. La civilisation égyptienne n'admet que les représentations en sculpture que de profit. Est-ce dû à la nature des matériaux et des outils employés? Ou n'existe-il pas toutefois une théorie de l'art de la sculpture approuvée par le Palais ou les religieux, contre laquelle déroger peut sans doute s'attirer quelques désagréments professionnels ou plus... De fait, le conflit s'exprime bien dans le passage par exemple d'une architecture médiévale romane à une architecture gothique, ne serait-ce que par l'entremise des rivalités entre sociétés de compagnons, chevilles ouvrières des églises et des cathédrales de l'époque... Les théories de l'art sont bien des expressions de conflits qui ont peu affaire finalement avec le goût? Qui trouve la Tour Eiffel belle, alors même que ses constructeurs ne visaient pas l'esthétique mais l'expression de puissance de la civilisation mécanique alors en pleine course? Les conflits nés de l'activité des voisinages d'une entreprise culturelle d'ampleur (regardez ce qui se passe avec la Bibliothèque Georges Pompidou, avec la Pyramide du Louvre...) lesquels n'hésitent pas à faire valoir un art pour défendre l'esthétique de leur quartier, le montrent bien. Les théories de l'art ne sont pas une aimable confrontation de points de vue élégamment exposés, ils sont aussi au centre de luttes aux aspects multiples, ce qui indique assez bien que l'appréhension du beau ne se situe pas uniquement au niveau de l'individu contemplant un objet, mais est affaire collective, culturelle, sociale, économique, politique... On dira aussi que les temps de contestations de ce qui parait beau à certaines classes sociales correspondent aussi à des temps de contestations de l'ordre social, les prémisses des critiques de l'art officiel étant souvent des signes avant-coureurs... De nos jours, s'il n'existe plus précisément de théorie normative de l'art, c'est bien parce l'ordre social n'est plus aussi stable ni aussi consensuel qu'auparavant, dans les périodes pré-modernes...

C'est ce qui en arrière-fond amène notre auteur, vus les divers changements historiques de l'esthétique, à faire appel plutôt qu'à une théorie qui serait vraie, à l'expérience esthétique, qui est, beaucoup de philosophes l'écrivent bien, affaire personnelle, individuelle autant que collective. Du coup exit une théorie admise de l'art. Place à l'esthétique subjectiviste.

     L'esthétique subjectiviste est d'abord, rappelle toujours Mikel DUFRESNE, "une réflexion sur la perception esthétique". Placée au début du XXème siècle sous l'égide de la psychologie, cherchant à spécifier l'attitude esthétique (Victor BASCH, Theodor LIPPS...), l'esthétique subjectiviste opère toujours un retour à l'être sauvage où le sujet et l'objet ne sont pas encore séparés, pour plus tard, avec BACHELARD par exemple se comprendre sous l'angle de la phénoménologie. Sous cet angle encore, "la conscience n'est pas souverainement donatrice de sens, elle reconnait un sens immanent à l'objet ; et du même coup l'analyse intentionnelle des fils qui se tissent entre la conscience et son corrélât doit être double : noétique nématique selon l'expression de Husserl ; et cette double analyse tend à cerner un état d'indistinction première entre le visible et le voyant, entre le réel et l'imaginaire." Notre auteur souligne le fait que cette esthétique là rencontre les même problèmes que les esthétiques objectivistes qui s'affirment par la suite. "D'une part, parce que le sujet qu'elle décrit est un sujet concret, donc historique : elle ne peut ignorer que toute perception, tout usage de l'objet esthétique sont orientés par une certaine culture qu'il appartient à la sociologie de l'art d'explorer. D'autre part, même si cette esthétique se vouait à décrire un regard d'avant l'histoire, encore anonyme et général, elle ne peut ignorer ce que ce regard vise (...)." 

L'esthétique subjectiviste peut entreprendre de décrire une autre attitude esthétique, celle du créateur, et sans doute la littérature est bien plus emplie de considérations qui proviennent des artistes eux-mêmes (qu'ils soient confirmés ou... ratés), que d'analyse sociologiques... Les titres qui auto-définissent le génie, avec un zeste certain d'autosatisfaction et d'égocentrisme, rédigées par les "génies" eux-mêmes attirent bien plus l'attention du public (des publics...) que des oeuvres un peu plus austères qui s'efforcent de cerner les tenants et aboutissants de la perception des oeuvres... Par ailleurs, toutefois, la psychologie de la création est souvent, de nos jours une psychanalyse de l'artiste, réalisée par d'autres que des artistes. FREUD en donne plusieurs exemples frappants dans son oeuvre (Sur Léonard de Vinci par exemple). Dans le cadre de l'esthétique subjectiviste toujours, plusieurs auteurs abordent l'étude de la perception conjointement avec l'étude de la création... Ce domaine d'analyse permet plus de cerner sans doute où peuvent se trouver les multiples conflits d'interprétation d'une oeuvre et comment s'organisent les les coopérations et les conflits de perception entre eux et avec ceux des créateurs. Dans la lignée de L'esthétique comme science de l'expression et linguistique générale de B CROCE (1904), plusieurs auteurs veulent souligner, en phase avec une certaine évolution de l'art lui-même, les interactions des perceptions des créateurs et des spectateurs, notamment dans l'architecture, l'urbanisme, la hi-fi, la peinture, avec une certaine tentative de renouer avec un esprit perdu (plus ou moins mythique) de fête où le spectateur est aussi un acteur...

       C'est à un autre ordre d'idées que se rattache ce qu'on appelle l'esthétique objectiviste. Objectiviste en ce sens où l'on met l'accent sur une objectivité propre aux sciences positives. A l'univers intellectuel du positivisme du début du XXème siècle se substitue, s'oppose, se complète... également celui du structuralisme. Même si des approches ne se soucient guère d'acquérir le titre de science (sauf à se prévaloir d'une discipline universitaire), elles forment un faisceau convergeant de considérations.

Les premières oeuvres, rappelle toujours Mikel DUFRESNE, qui se réclament de la science de l'art (UTITZ, DESSOIR), sont bien plus philosophiques que scientifiques ; "elles reprennent d'ailleurs très largement les thèmes et les problèmes de l'Asthetik, et ne s'en distinguent que par la part plus grande qu'elles font à l'étude de l'objet." "Dessoir, poursuit-il, pourtant accuse la spécificité de la science de l'art en reprenant, après bien d'autres depuis Fechner, l'étude expérimentale de l'expérience esthétique. Aujourd'hui encore l'esthétique expérimentale ne cesse de solliciter les chercheurs, tel Robeert Franès, qui était vice-président d'une Association internationale d'esthétique expériementale fondée en 1965, implantée dans de très nombreux pays. Mais cette esthétique, comme déjà Lipps l'objectait à K¨lpe, semble n'étudier que ce qui est pré-esthétique : les conditions psychophysiologiques ou sociologiques de l'expérience esthétique plutôt que cette expérience elle-même. Sans doute d'ailleurs le reconnait-elle : elle se veut "psychologie de l'esthétique" (Francès, 1968), et non point esthétique à part entière. L'esthétique positive peut aussi se vouloir histoire, ou sociologie : là encore, plutôt que de l'objet même, elle est tentée de se vouer à l'étude des circonstances qui déterminent sa production ou sa consommation. Son approche de l'objet, si légitime et féconde qu'elle soit, reste alors une démarche indirecte : le souci de l'objectivité, s'il suscite le recours à des concepts et des procédures qui ont fait leurs preuves ailleurs, ne recommande pas autant l'abord direct de l'objet, qui impose d'élaborer une science ad hoc plutôt qu'une "science générale" ou des sciences de l'art." Ce qu'on appelle avec un peu de facilité le formalisme, soit l'analyse formelle des oeuvres, est composée par des auteurs et des écoles bien divers. Il s'agit alors, laissant de côté les conditions d'émergence des oeuvres, d'étudier comment les oeuvres produisent tels effets. 

  Il s'agit alors de comprendre l'oeuvre, sa structure, son sens même : de nombreux esthéticiens comme VIOLLET-LE-DUC, LALO, Etienne SOURIAU ou encore RIEGI, WOLFFLIN, PANOFSKY ou FRANCASTEL, s'y attachent tout au long d'écrits, qui, par ailleurs, se répondent   souvent sans se recouvrir complètement. Il s'agit de cerner, et ce n'est guère facile car la création artistique n'est ni figée ni friande de frontières, comment un bas-relief, un film, une peinture, par une distribution des couleurs, par une organisation de l'espace provoquent un effet. Interviennent alors la phénoménologie et la sémiologie comme moyen d'atteindre la manière dont ces oeuvrent agissent. Cerner la valeur d'une oeuvre apparait en filigramme des préoccupations des auteurs, d'une manière qui se veut scientifique, c'est-à-dire prenant en compte toutes ses caractéristiques agissantes. Si une oeuvre, de quelques disciplines artistique qu'elle soit, possède un impact propre, comme appartenant aussi à un ensemble d'oeuvres (souvent définies ainsi par l'artiste), l'esthétique ne renonce jamais au jugement de goût, même si l'auteur avertit qu'il s'efforce de ne pas le faire. Et d'ailleurs, s'il n'y avait pas expression du jugement de goût, sans doute l'intérêt d'étudier ce que l'un ou l'autre appelle oeuvre perdrait-il beaucoup... La réflexion amène à aborder des points fondamentaux, qui ne sont souvent observés que très partiellement, tant les considérations technico-artistiques l'emportent : d'où vient que l'homme soit capable du jugement de goût? D'où vient que la nature même lui offre de la beauté? Impossible si l'on pousse plus loin la réflexion d'éviter des questions philosophiques premières. Du coup, l'on tombe également sur le pourquoi des différents accords et désaccords sur une oeuvre. Sur la combinaison des conflits et coopérations qui font considérer oeuvre comme oeuvre. Comme souvent, l'effet de perspective aide beaucoup : les codes perspectifs varient d'une civilisation à l'autre, et cela se voit seulement lorsqu'il y a contact entre elles.... Quelque chose de beau peu être considéré comme laid par ailleurs. Si vous trouvez belle l'architecture antique, sans doute réviseriez-vous cette considération si vous saviez que ces bâtiments étaient systématiquement recouvertes d'une couleur rouge foncée (ocre)... Et la musique écossaise (biniou..) apparait-elle harmonieuse aux oreilles latines? On pourrait multiplier les exemples...

Comme l'écrit Mikel DUFRESNE, quand il s'interroge philosophiquement sur l'esthétique, "l'expérience esthétique, parce qu'elle est une perception comblée et heureuse jusqu'à l'aliénation du sujet dans l'objet, nous invite à concevoir une indifférenciation originaire de l'homme et du monde, une présence antérieure à toute représentation, un état sauvage de l'être du sens, avant que la conscience ne se sépare pour le recueillir. Ensuite, l'art, qui nous reconduit à l'origine de la perception, nous parle peut-être aussi de l'origine du monde. (...). SI le plaisir que nous prenons aux beautés naturelles vient de ce qu'elles attestent la complaisance de la nature à l'égard de notre pouvoir de connaitre, comme di Kant, le plaisir que nous prenons à l'art, lorsqu'il ressuscite les vieux mythes, comme Freud le montre de Shakespeare, vient de ce qu'il libère en nous des images immémoriales ; et ce retour au fondement est peut-être aussi, comme à notre insu, une leçon de sagesse."

L'auteur semble bien conclure sur l'impossibilité d'une science de l'art qui permette de comprendre les tenants et aboutissants des oeuvres artistiques. Pas sûr que ce soit une bonne manière de conclure. Comprendre comment se font les oeuvres et comment elles agissent sur nos perceptions constituent, à travers les divergences constatées en chemin parmi les hommes, constitue tout de même un apport, ne serait-ce que sous la forme d'avertissement à ne pas se laisser systématiquement éblouir (surtout dans un monde où la manipulation marchande semble constituer un alpha et un oméga existentiels...) par les oeuvres, pour comprendre maints conflits, pour éviter certaines perceptions, et pour renforcer au contraire les coopérations indispensables... Quoi qu'il en soit, on continue d'écrire sur les oeuvres, sur leur sens, sur leur impact et c'est tout mieux, tant que la recherche esthétique n'est pas trop obérée par des considérations purement commerciales ou idéologiques (n'oubliez pas les écrits nationaux-socialistes sur l'art...). Les points de vue dans l'histoire aident beaucoup dans ce sens et le regard sur ce qu'en écrit Daniel CHARLES n'est pas dénué d'intérêt. 

 

ARTUS

 

 

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2 juin 2017 5 02 /06 /juin /2017 12:46

     Avant de saisir l'ensemble des conflits sur l'esthétique, il convient sans doute de rappeler l'origine du mot esthétique, car on a tendance à le confondre avec l'art tout simplement. Le mot a été créé par Alexander Gottlieb BAUMGARTEN (1714-1762), dans ses Mediatationnes et dans son grand ouvrage AEsthetica (1750-1758), où il utilise la distinction traditionnelle entre les noeta, faits d'intelligence, et les aitheta, faits de sensibilité, dans une perspective tracée avant lui par LEIBNIZ. Il voit dans les aistheta de vraies connaissances, mais "sensitives" ; les images de l'art en feraient partie par leur caractère concret et sensible ; et une "science philosophique en est possible lorsque le philosophe réfléchit sur l'art. Il forge donc ce mot nouveau pour désigner une nouvelle discipline, l'étude philosophique et scientifique de l'art et du beau. On estime (mais est-ce vrai...) qu'on y a réfléchit depuis l'Antiquité de manière dispersée, et à l'occasion d'autres préoccupations (c'est certain...). BAUMGARTEN apporte l'idée neuve d'une discipline spécifique et à part entière. 

Rappelons seulement que BAUMGARTEN est l'un des premiers à présenter une théorie générale et qu'il donne à la pensée des Lumières une partie de sa cohérence. Son AEsthetica compte 36 sections, qui abordent pratiquement tous les aspects de l'esthétique connus en son temps.

Il sépare explicitement l'esthétique :

- de l'art lui-même, en ce sens que l'art est une pratique, et l'esthétique une réflexion sur cette pratique et ses oeuvres ;

- de la didactique des arts et de la littérature, et surtout des nombreux Arts poétiques, en ce que l'esthétique ne donne pas de préceptes, et n'a pour but de former des poètes et des artistes (bien qu'elle puisse leur apporter des connaissances profitables ;

- de la critique, en ce que la critique veut apprécier les oeuvres littéraires et artistiques et porter sur elles des jugements de valeur (souvent de manière subjective et par "goût), alors que l'esthétique est descriptive, objective et analytique ;

- de la psychologie, bien qu'il y ait des intersections entre les deux disciplines quand l'esthéticien fait l'analyse des sentiments esthétiques, des dispositions de l'artiste et de la réaction du contemplateur : mais l'esthétique se restreint à ce qui, en psychologie, concerne l'art et le sentiment du beau ;

- et de la morale, en ce que les finalités sont distinctes, et les valeur esthétiques indépendantes des valeurs morales (bien qu'elles puissent aussi élever l'âme, car l'art ne se réduit pas au seul agrément sensuel).

   Même si BAUMGARTEN fonde alors une nouvelle discipline, qui a ensuite ses enseignants, ses élèves, ses écoles de pensée, depuis deux siècles se sont construits des conflits d'interprétation de l'esthétique sur chacun des points de sa définition.

Anne SOUREAU pointe d'ailleurs tous ces conflits qui coexistent toujours dans le champ de l'esthétique, chacune des séparations énoncées faisant l'objet de précisions ou/et de contestations. 

- Aux distinctions opérées s'ajoutent à l'époque actuelle celle entre l'esthétique et l'histoire de l'art, discipline encore embryonnaire à l'époque de BAUMGARTEN. L'esthéticien, ici pris au sens théoricien, qui a peut de choses à voir avec le métier pratique d'esthétique telle qu'on peut l'entendre dans le commerce aujourd'hui, n'ignore pas les relations entre l'art et l'évolution des sociétés ou ne se désintéresse pas au fait que les idées esthétiques d'une époque sont propre à celle-ci. Mais l'esthétique n'a pas pour objet la temporalité en elle-même. L'histoire de l'art situe des faits (oeuvres, artistes, écoles...) dans l'espace et le temps ; l'esthétique s'en écarte par le caractère conceptuel et général que BAUMGARTEN lui attribuait déjà. Mais l'évolutions la plus importante du concept d'esthétique a porté sur la définition même de son objet : il s'est élargi et diversifié, en même temps que précisé.

- Dans la continuité des idées de BAUMGARTEN, la notion du Beau s'est scindée. DIDEROT, dans l'Encyclopédie l'indiquait déjà. Aujourd'hui, le mot désigne avec précision deux concepts différents.

Dans un cas, on appelle "beau" un certain idéal, distinct du sublime, du joli, etc L'étude du beau alors n'est qu'une partie d'une étude bien plus vaste, celle des essences, beau, sublime, joli, gracieux, poétique, tragique, comique, dramatique, pittoresque, qu'on appelait au XVIIIème et au XIXème siècle, modifications du beau et au XXème catégories esthétiques. L'esthéticien les analyse, en étudie les applications, les manières d'y être sensible.

Ou bien on appelle beau le caractère commun à toutes ces catégories, c'est-à-dire la valeur esthétique en général. Il y a là un ordre de préoccupations spécial, dont l'esthéticien cherche justement la spécificité. SI quelques auteurs à tendances nominalistes ont sporadiquement contesté cette conception, l'esthétique y apparait comme une étude d'essence.

Mais, pour choisir entre ces deux voies, il faut un support positif, des faits objectivement observables, où se manifestent ces essences. Ces nouvelles routes se sont ouvertes à l'esthétique, parallèlement à celles-ci, et d'abord, celle où KANT s'est engagé par réaction contre BAUMGARTEN.

- Pour KANT (Critique du jugement), l'esthétique est l'étude du "jugement de goût". Cette définition kantienne, contestée en ce qu'elle a de restrictif, a ouvert un champ d'études dont l'importance est de plus en plus grande à l'heure actuelle. L'influence kantienne se voit dans le Vocabulaire technique et critique de la philosophie (André LALANDE), au début du XXème siècle. L'esthétique y est définie comme "Science ayant pour objet le jugement d'appréciation en tant qu'il s'applique à la distinction du Beau et du Laid, avec ce parallélisme qui revient souvent, Beau/Laid et Bien/Mal, et Vrai/Faux, celui-ci reliant, peut-être de manière un peu facile (trop facile?), la logique, l'esthétique et la morale. En fait, la définition de LALANDE (1867-1963) contredit, pour Anne SOUREAU, KANT qui refusait la possibilité d'une science du Beau. Elle a l'avantage de dissiper une méprise fréquente : celle qui refuse à l'esthétique toute possibilité d'être une science, en arguant d'un caractère affectif et subjectif attribué aux appréciations sur l'art. Même si l'objet étudié était une appréciation subjective et affective, il ne s'ensuivrait pas que son étude le soit aussi ; et le Lalande distingue bien l'étude et son objet. Il existe donc, une branche de l'esthétique, même si on en conteste la valeur, qui observe les constatations sur l'art et les réactions aux oeuvres d'art, faits existants, consultables, et qu'on peut étudier en prenant soin d'y mettre toute la rigueur voulue. On peut même chercher à préciser la part des facteurs anesthésiques et celle des facteurs proprement esthétiques dans les réactions à l'art.

Anne SOURIAU indique même que ce mouvement largement dû à KANT a fini par se retourner contre lui, car le philosophe allemand considérait, que le jugement esthétique est un jugement sans concept. Or, des études modernes ont pu montrer que des concepts interviennent assez souvent dans les réactions à l'art, et même dans la création artistique. Ce qui rejoint la voie des analyses conceptuelles sur l'essence d'un art, sur les catégories esthétiques, sur les abstraits affectifs et sensibles, analyses développées dans l'esthétique actuelle. 

On discute en fait, même si les tenants d'une voie polémiquent durement contre les tenants d'une autre, d'une part sur l'existence d'une valeur esthétique indépendamment du temps et de l'espace, d'autre part sur la possibilité d'étude des réactions par rapport aux oeuvres artistiques ou à un art spécifique, indépendamment de l'existence, jugée problématique, d'une valeur esthétique en soi... Derrière cette discussion se dissimulent sans doute des impératifs socio-économiques qui concernent au premier chef les artistes (la possibilité d'un statut incontestable...), leurs commanditaires (recherche de prestige et de... richesses)... mêlés à des aiguillons psycho-sociaux assez forts... L'intérêt que représente la réflexion sur les réactions face à l'art est par ailleurs évident pour qui travaille sur le conflit en général : les différences que manifestent les différentes cultures sur l'expression artistique révèlent des conflits de goûts qui ne comptent pas pour rien dans l'appréciation des uns et des autres sur les habitudes des autres peuples. 

- Tandis que s'amplifie avec le temps ce mouvement issu des réflexions de KANT, on cherche en même temps d'autres voies, si l'esthétique pouvait avoir un objet propre positivement contestable. HEGEL fait remarquer que l'oeuvre d'art a bien ce caractère : il définit l'esthétique comme la philosophie de l'art. Partir de l'art constitué peut avoir un inconvénient, qu'avait déjà la réduction de l'esthétique aux seules réactions à l'art : ne risque t-on pas de négliger l'activité créatrice de l'artiste? On tend alors à compléter la définition de l'esthétique en en faisant une réflexion sur l'art, soit déjà constitué, soit se constituant. C'est comme cela qu'apparait en grande partie l'esthétique moderne ; et même science générale de l'art (Max DESSOIR, philosophe, médecin, psychologue et historien de l'art allemande, 1867-1947).

Pourtant cette définition de l'esthétique prête aussi à objection. D'abord, on peut étudier l'art d'un point de vue autre qu'esthétique (purement historique, par exemple ; ou bien technique, physique, chimique... Il n'est pas impossible d'étudier dans un tableau la composition chimique des pigments colorés, où les propriétés physique du subjectile... Dans la période contemporaine, nombre de réflexions se penchent sur l'influence sur les perceptions artistiques que peuvent avoir les différents supports cinématographiques : pellicules diverses, images analogiques et numériques...). Ensuite, restreindre l'esthétique à l'étude de l'art néglige  tout ce qu'on peut trouver de beau dans la nature. KANT avait vu cette importance de la nature - ou bien, faudrait-il, comme Benedetto CROCE, nier l'existence d'un beau naturel? Si l'esthétique a le droit d'étudier un tableau représentant un paysage, lui est-il interdit d'étudier, en dehors de tout tableau, le paysage lui-même? De réfléchir sur un coin de campagne, un coucher de soleil, un arbre majestueux, un animal superbe, où la grâce d'un visage?

- C'est pourquoi on a cherché à l'esthétique une définition plus large, qui puisse englober à la fois la nature et l'art. On l'a conçue par exemple comme la science des formes (Robert ZIMMERMANN, mathématicien et philosophe autrichien, 1824-1898) (voir Anne SOURIAU, L'avenir de l'esthétique, 1929 et Clefs pour l'esthétique, 1970).

Le fait formel est en effet "un fait positif, susceptible de connaissance scientifique", un fait sui generis, distinct du fait psychologique, sociologique, etc, qu'utilise la philosophie de l'art. Et il donne bien lieu à une science spécifique qui ne se confond avec aucune autre. Une telle conception a reçu l'accord de bons esthéticiens (le mouvement structuraliste par exemple en est un cas très fort). De telles recherches sont encore en plein développement (travaux par exemple de narratologie).

  Pour Anne SOURIAU toujours, "dans toute cette évolution et sa recherche d'une définition, l'esthétique apparait comme à la fois, et organiquement, une et multiple. On peut reprendre à son sujet la métaphore de l'arbre. L'esthétique, étude réflexive du beau, au sens général, se subdivise dans l'étude des modes du beau, les catégories esthétiques. Ces valeurs-racines nourrissant la création et la constitution d'un corps d'êtres existant objectivement en eux-mêmes, observables et positifs, les oeuvres d'art. L'esthétique prend alors son tronc massif, elle se fait philosophie et science de l'art. Mais du troc naissent maintes branches, car l'étude des oeuvres elles-mêmes tient étroitement à bien d'autres études qui en dérivent : étude de leurs réalisations (l'esthéticien étudie alors la création artistique et l'artiste en tant qu'artiste) ; étude des analogies entre ces oeuvres et la nature ; études des formes considérées en elle-mêmes (esthétique morphologique) ; étude des réactions qu'elles suscitent, du jugement esthétique, de la sensibilité esthétique (esthétique psychologique), et de leurs relations avec la société (esthétique sociologique), etc. Qu'est-ce que donc que l'esthétique? C'est un arbre entier."

Cette analogie avec l'arbre, que l'on retrouve aussi pour d'autres domaines de la connaissance en général, ne doit tout de même pas camoufler les aspects conflictuels qui traversent toute "science". Cette analogie ne rend pas compte qu'au fur et à mesure que des réflexions se font jour pour constituer des corpus de connaissances, ici sur l'esthétique, les multiples polémiques, contradictions, séparations se multiplient. Si de manière académique, Anne SOURIAU a raison de souligner la tendance majeure à l'oeuvre dans le monde contemporain, tendance majeure seulement, dans de multiples chemins de traverses s'exercent des critiques vives, des conflits réels. Qui ne tiennent pas seulement au fait de mettre plus l'accent sur des aspects que d'autres, ce qui peut se concevoir même d'un point de vue objectif ou "scientifique", mais également aux divers intérêts de toutes sortes qui marquent les parcours des artistes, des spécialistes de l'esthétique, des commerçants de l'art, des théoriciens de la communication, jusqu'à ces professions qui font de la manipulation de l'art dans la publicité de masse, un véritable tronçon de "l'arbre" précédemment évoqué. La perception de la "science" esthétique comme un tout provient sans doute de la co-pénétration de conceptions dans des théories différentes, facilitée dans un monde où la circulation des idées et des oeuvres constitue un véritable credo. Aussi les contradictions apparaissent-elles non entre théories à proprement dites, à force d'emprunts réciproques (du langage comme des concepts), mais dans les intentions qui président à leur élaboration...

 

Anne SOURIAU, Esthétique, dans Vocabulaire d'esthétique, PUF, 1990.

 

ARTUS

 

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22 mai 2017 1 22 /05 /mai /2017 09:34

       A l'occasion d'une visite (ou revisite) de l'oeuvre de Jean-François LYOTARD dont la pensée sur l'art est un précipité de sa conception de la modernité, il est intéressant de regarder, ce que sont devenus en France, à la situation "philosophique" particulière, les relations entre art et philosophie. Maints courants s'opposent sur la perception de ce que sont ou ce que doivent être ces relations, entre ceux qui estiment se situer dans le prolongement de la patristique, voire de l'Antiquité, ceux qui les perçoivent en rupture pour redonner à l'art toute sa spécificité, sans recherche de contenus, une spécificité centrée sur l'immédiat et ceux encore qui recherche derrière les formes, les sons et les couleurs, des sens qui structurent de près ou de loin les relations sociales.

C'est ce que veut faire Carole TALON-HUGON, philosophe française spécialiste d'esthétique, professeure des universités enseignante à Nice, dans un examen de l'esthétique en France aujourd'hui. Même si bien entendu la situation de ce pays ne reflète pas forcément l'évolution globale dans le monde, notamment dans la sphère d'influence anglo-saxonne, quoiqu'on y retrouve certains éléments. Elle situe la pensée de Jean-François LYOTARD à la confluence de trois courants : l'aisthétisation de la scène moderne de l'art, la phénoménologie et la psychanalyse freudienne. Nous reproduisons son point de vue car il a le mérite d'être clair, même pour ceux qui "ne connaissent rien à l'art"...

"Alors que, explique t-elle, l'ut pictural poesis entendait ennoblir la peinture et la hisser du rang d'art mécanique à celui d'art libéral en affirmant qu'elle est une poésie muette - autrement dit qu'elle appartient à l'ordre du discours - la modernité s'est efforcée de montrer que la peinture, et plus largement l'art, est le lieu par excellence de l'aisthésis. En se donnant pour tâche de fixer une impression optique subjective et momentanée, l'impressionnisme accomplit le triomphe de la sensation visuelle sur la perception. Manet fut l'icône de la modernité picturale pour avoir rendu la peinture à la picturalité et l'avoir livrée des fonctions du discours au profit de ce que Bataille nomme "l'"horreur sacrée" de la présence". A la fin du XIXème siècle, Konrad Fiedler (1841-1895, théoricien allemand de l'art) déclara qu'il fallait en finir avec la transparence du contenu et défendit une théorie de la pure visibilité, fournissant par là le cadre théorique de la critique formelle qui triompha avec Roger Fry (1866-1934, peintre et critique d'art anglais), Clive Bell (1881-1964, critique d'art anglais, cofondateur du Bloomsbury Group) ou Clement Greenberg (1909-1994, critique d'art et polémiste américain). Cette aisthétisation de l'art ne concerne pas que la peinture. (...)"." Le texte Discours figure se présente comme une "défense de l'oeil" et décrit la manière dont la peinture moderne a déjoué la ruse du logos pour asservir le visible en se débarrassant de l'espace homogène, rationalisé et faux qui était celui de la perspective géométrique instaurée par la Renaissance. L'éloge de la couleur, la présence de la matière, l'événement de l'apparition sensible, tout cela va dans ce sens. 

"Pour Lyotard, dire que cette aisthétisation est la riposte victorieuse de l'art contre la rationalité occidentale qui vaudrait le tuer, ce n'est pas dire que le combat est celui du sensible contre toutes les formes de sens. Ce que Lyotard rejette, c'est le sens du logos, autrement dit la signification. Ce qu'il admet et qu'il célèbre, c'est une autre forme de sens qui, lui, est du côté de l'art, de l'oeil et du sensible. Par cette affirmation d'un sens des sens, Lyotard met ses pas dans ceux de la phénoménologie dont il partage la démarche depuis ses premiers écrits, au début des années 1950, jusqu'au début des années 1970. 

Il est inévitable que le paradigme asthénique des arts, en mettant en avant l'attention portée à la phénoménalité du sensible plutôt qu'à l'organisation conceptuelle du monde en objets, ait trouvé dans la phénoménologie un appui théorique considérable. Parce qu'elle est une pensée de la phénoménalité, c'est-à-dire de ce qui fait cde chaque phénomène un phénomène - son apparaitre, sa manifestation, sa révélation, sa vérité -, la phénoménologie a trouvé dans la manière moderne de comprendre l'expérience esthétique, la mise en oeuvre de son intuition philosophique fondamentale. Henri Maldiney (1912-2013, philosophe français) établit clairement cette parenté lorsqu'il écrit à propos de Cézanne : "La "logique des yeux", la seule que dira Husserl : "c'est seulement en voyant, que je peux mettre en évidence ce dont il s'agit véritablement dans un voir ; l'explicitation propre d'un tel voir, je dois l'effectuer en voyant". Lyotard ne dit pas autre chose quand il dit ce qu'est le tableau pour la peinture moderne : "un objet où se montre l'engendrement des objets, l'activité transcendantale elle-mùeme". Pour lui, comme pour Merleau-Ponty, Cézanne est le héraut de cette peinture phénoménologique : parce que l'espace de ses tableaux n'est plus représentatif et réalise "la décontraction de la zone focale par la plage courbe du champ de vision", le peintre "manifeste la Sainte-Victoire en train de se donner à voir", autrement dit "le paysage tel qu'on peut le voir avant de le regarder", et, ce faisant, "nous fait voir ce que c'est de voir". L'expérience asthénique de l'art est donc une mise en oeuvre de la réduction phénoménologique qui effectue la suspension (l'épohké) de tout jugement sur les choses et les faits pour voir le monde comme un pur phénomène. Cette pensée du "il y a" se retrouve dans toute l'oeuvre de Lyotard : "un tableau de Newman, c'est un ange. Il n'annonce rien. Il est l'annonce même", écrit-il encore dans L'inhumain.

Au programme logocentré de "l'oeil écoute" selon Claudel, la phénoménologie a substitué le programme de "voir l'invisible". Lyotard se détache de ce courant de pensée lorsqu'il cesse de considérer cet invisible comme celui de la phénoménologie, pour l'envisager comme celui de Freud : la pulsion, l'inconscient, le désir. A côté du sens sensible, il existe un autre sens qui, lui, est libidinal. La phénoménologie s'est détournée du "je" au profit du "on" ; mais même si elle n'est plus une philosophie de la première personne, elle reste une philosophie du sujet. Il faut aller plus loin, plus profond : passer du "on" au "ça". Merleau-Ponty a donc le tort de croire que c'était le corps qui était le lieu de l'événement, troublait le langage et qu'était néanmoins possible "un langage de la coïncidence, une manière de faire parler les choses mêmes". C'est là selon Lyotard une illusion : Merleau-Ponty n'a pas vu ce qui résiste définitivement au langage et est tombé dans l'erreur de croire dans la toute-puissance de la pensée ; il a cru pouvoir aller "là-vbas en restant ici". La phénoménologie est alors jugée coupable, comme toute la philosophie occidentale, d'avoir cherché à abriterai le désir, de "récupérer l'autre en même".

Les principes psychanalytiques sont à la fois les armes de critique de la phénoménologie et, positivement, le principe de la vision de l'art qui se met en place durant ces années et colorent les positions durables de Lyotard sur l'art. L'art est ainsi conçu comme affleurement du désir, étendue courbe, face à l'invariabilité et à la raison, espace diacritique". Il témoigne de l'imprésentable, fait signe vers "quelque chose qui reste en dehors de la sphère de la conscience au sens phénoménologique du terme". (Lyotard, "Freud selon Cézanne", dans Dispositifs pulsionnels, Christian Brugeois, 10/18, 1973). Mais comment présenter l'invisible quand celui-ci est l'imprésentable? Ici intervient le terme clé de "figure". la figure ) - à la fois forme sensible dans la peinture et figure de style dans la littérature - est ce où se manifeste une pulsation qui vient d'ailleurs, une énergie irréductible au discours. Discours, figure insiste sur l'analogie entre le travail de création et le travail du rêve. Tous deux obéissent aux mêmes opérations qui déconstruisent le discours articulé. Ainsi l'espace figura de Cézanne est-il l'équivalent plastique de l'inconscient : travaillé par des processus primaires et secondaires, il est un espace "oscillant, laissant coexister plusieurs points de fuite, un espace de non-localisé". L'oeuvre porte toutes les traces des procédés qui lui ont donné naissance : déplacements, renversement, unité des contraires, indifférence au temps et à la réalité : elle est en ce sens "l'atelier exhibé du processus primaire". L'oeuvre poétique est, quant à elle, "un texte travaillé par la figure", c'est-à-dire ici par les figures de style qui transgressent les règles ordinaires du lexique et de la syntaxe." (...). Telle est l'esthétique libidinale de Lyotard. L'oeuvre d'art est affaire d'intensités, de dispositifs, de déplacements, d'énergie. Dans les années 1980, la pensée de l'art de Lyotard, aimantée par le traitement kantien de la question du sublime, évolue. L'expérience du sublime est celle d'un plaisir par la souffrance. (...)  Ainsi en t-il de l'expérience de la couleur : non un plaisir simple, rétinien, mais plaisir et souffrance à la fois car elle est anamnèse de l'abyssal (...). L'art n'est plus alors le lieu de la représentation indirecte, inattendue, détournée, de l'imprésentable, mais le lieu où se manifeste le fait qu'il y a de l'imprésentable. Le sublime renvoie à une fulgurante de l'absolu qui se montre en même temps qu'il se dérobe. (...). L'art postmoderne est interprété par Lyotard comme le lieu de cette présentation négative. Pour dire l'indicible de la Shoah, l'oeuvre de Gertrude Stein est alors préférable à Si c'est un homme de Primo Levi, ou à La Nuit, d'Elie Wiesel. Ainsi, depuis Duscours, figure jusqu'aux textes esthétiques les plus tard, Lyotard soutient que l'art témoigne du creux qui est au coeur de la représentation, de ce non-sens originaire qui se nomme d'abord "figure", puis "différent".".

    L'analyse que fait Carole TALON-HUGON du panorama de l'esthétique en France aujourd'hui, après les réflexions de Jean-François LYOTARD, a le mérite d'exister, même s'il est difficile aujourd'hui de s'y retrouver tant les réalités de l'art comme commerce prennent souvent le dessus sur les considérations philosophiques. Il n'est pas sûr que les différentes pensées sur l'art aujourd'hui sachent se distancier d'une forme de critique de l'art qui tient plus de considérations financières que de l'esthétique. De plus, à heure où le cinéma et la video, instruments de traduction des perceptions les plus intérieures comme des plus brutes, supplantent des art comme la peinture qui sont précisément au centre de tant d'analyses, on peut s'interroger sur la place de l'esthétique. Sans compter le grand continuum de propagande qui relie plus que jamais la politique, le spectacle et l'argent et qui utilise n'importe quel art sans limites réelles, même de goût, pour faire aimer ou haïr n'importe quoi... Elle tente en tout de s'en tenir au périmètre de la philosophie, même si comme elle l'écrit, ce panorama est "varié, complexe et contrasté".

Elle estime que "les analyses lyotardiennes de l'art rendent extrêmement problématique le statut de l'esthétique et plus largement de la philosophie." "Pour Hegel, poursuit-elle, l'esthétique comme réflexion philosophique sur l'art est possible et nécessaire puisque l'art n'est pas autosuffisant et que le logos est le seul lieu du sens. La philosophie est donc requise pour dire la vérité de l'art. Mais quand l'art est conçu comme le royaume d'un sensible que le langage ne peut saisir, d'un sens libidinal qui échappe précisément au logos, d'un sens qui se dérobe en même temps qu'il se donne, quand la théorie est jugée terroriste et destructrice des singularités et des intensités, quid de la philosophie de l'art?" Elle met en avance deux réponses, confier à l'art la tâche de la philosophie ou faire de l'esthétique autrement que philosophiquement.

Pour la première réponse qui consiste à confier à l'art la tâche de la philosophie, idée ancienne d'ailleurs, signale-t-elle, tentée par le Romantisme allemand de Iéna. Celui-ci "a cru en une philosophie de l'Art, non pas au sens d'une philosophie qui parlerait de l'Art, mais une philosophie qui sourdrait de l'Art, qui précèderait de l'Art et qui serait supérieur à la philosophie classiquement conçue." Parmi les courant qui vont dans le sens de cette réponse, elle cite les réflexions de NOVALIS, la Philosophie de l'Art de Friedrich SHLEGEL, la French Philosophy. Alain BADIOU, dans son recueil de textes sur l'art, Petit Manuel d'inesthétique (1998), entend remplacer le discours sur l'art par celui d'un art qui est lui-même.

Pour la seconde, qui consiste à faire de l'esthétique autrement que philosophiquement, idée également ancienne, est donnée en amorce par NIETZSCHE. Il avait fait périr l'idéal de vérité et de science sous le coup de la critique, et voyait dans les illusions de l'art un modèle pour un monde débarrassé du vrai, et appelait de ses voeux le philosophe artiste qui refuse le système au profit de l'intuition et de la vision, et qui procède par méditations aphoristiques. Même si le philosophe allemand fait plutôt l'analyse de la musique sans pour autant négliger d'autres arts, LYOTARD étend ces réflexions à l'ensemble de l'art. "Lyotard ne reconnait pour l'esthétique qu'un discours faible, qui admet son "impouvoir". En substituant l'idée d'aléthéia à celle de vérité, il entend échapper à l'accusation de sophistique, de relativisme et de nihilisme : "la vérité ne passe nullement par un discours de signification, son topos impossible n'est pas repérable par les coordonnées de la géographie du savoir, mais il se fait sentir à la surface du discours par des effets, et cette présence du sens se nomme expression" (Discours, figure). Dans un complet bouleversement l'esthétique comme discours ordonné et articulé serait fausse puisqu'elle ne réaliserait pas la décontraction. Inversement, le discours incertain, fragmenté, inachevé, pourrait seul toucher au vrai. La force de la philosophie devient sa faiblesse congénitale ; sa faiblesse devient sa grandeur. (...). 

Ces deux propositions étroitement liées se retrouvent dans ce qu'elle appelle le paradigme artistique de l'esthétique. Il s'agit de laisser à l'art toute sa place et la philosophie ne peut avoir le "dernier mot" sur l'art. Il s'agit de laisser les oeuvres interroger, questionner, remettre en cause, inviter à réfléchir, sans qu'un discours philosophique oriente vers telle ou telle voie en terme de représentations.

La musique comme la peinture s'adressent à des sens particuliers de manière irréductible à un discours. On peut s'interroger comme nous le faisons plutôt sur les arts qui sont bien plus présents dans notre univers contemporain : cinéma, video, 3D, qui envisage plutôt des combinaisons parfois raffinées, avec toutefois souvent des intentions fortes de la part des auteurs qui ont procédés, eux, à des réflexions instrumentales concrètes qui mettent en jeu non pas des sensations désordonnées ou hasardeuses touchant un sens plus qu'un autre (la vision, le toucher, l'ouïe...) mais des combinaisons précises de sons, de mouvements et de couleurs... D'ailleurs, comme poursuit notre auteur, un courant s'est développé dans le monde anglo-saxo, qui ne va dans le sens prôné par Jean-François LYOTARD... 

"En même temps que se répandait (sa) pensée, se développait dans le monde anglo-américain une esthétique issue de la philosophie analytique qui s'inscrivait en faux contre la grande tradition spéculative du XIXème siècle. Les penseurs qui se recommandait de cette méthode font leur la formule de Russell selon laquelle il ne s'agit pas de construire des systèmes mais d'analyser, c'est-à-dire de décomposer un concept, un fait ou une entité en ses composantes, et de clarifier des notions, vagues et confuses en examinant la manière dont elles sont employées. L'esthétique analytique s'est construite en réaction contre les grands systèmes spéculatifs de type hégélien et contre les pensées issues du Romantisme, mais elle s'attaque aussi à leurs déclinaisons les pus variées et les plus contemporaines. Qu'il s'agisse de figure de l'esprit absolu selon Hegel, de l'être de l'étant selon Heidegger, ou de l'imprésentable de Lyotard, toutes ces thèses sont jugées obscures, confuses et stériles."

L'auteur, qui partage le projet de l'esthétique analytique estime qu'elle "a opposé un contrepoids puissant au paradigme artistique de l'esthétique et a contribué, aux côtés de bien d'autres travaux d'inspiration plus classique, à rendre l'esthétique à la philosophie." Dans une perspective axée sur la notion de représentation symbolique en même temps que sur la prise en compte des processus psychologiques qui donnent aux oeuvres un pouvoir émotionnel immédiat inscrit dans des contextes historiques bien précis, elle adhère plutôt à une approche historico-conceptuelle qui "consiste à procéder par des questions déterminées et explicites (l'art peut-il racheter le dégoût? La critique esthétique est-elle légitime?; Quels sont les rapports de l'artistique et de l'esthétique?,etc.) et à construire une argumentation pour y répondre." Il appartient néanmoins, à la différence de ce que soutient l'esthétique analytique d'évoquer lorsqu'il le fait l'histoire de l'art et l'histoire des idées, pour instruire ces questions.

Il s'agit, en tenant compte de la pensée de Lyotard, parfaitement en phase avec le moment moderne de l'art, qui contribue à constituer l'idée d'art du modernisme tardif et de la postmodernité, de réfléchir à ce qu'elle nomme dé-définition, dé-autonomisation et dé-artification. La dé-définition (empruntée à Harold ROSENBERG) est, à partir d'un critique de la surestimation du XVIIIème siècle de l'art, la constatation qu'au XXème siècle, l'art moderne change la manière de voir, de regarder, de ressentir. La dé-autonomisation, par delà du moment formaliste et autolétique de l'art, se réalise par les engagements variés des artistes en terme de solidarité, de fraternité ou d'avenir écologique de la planète. La dé-artification désigne la transformation de l'artistique en culturel et du culturel en art de masse. Il s'agit simplement de voir que l'art contemporain - ce qu'on désigne par là dans un cerclé parfois limité à la sculpture, la peinture, la musique pris isolément - est un îlot isolé dans l'océan de l'industrie culturelle. Les arts de masse, diffusés par des technologies de masse (cinéma, video par DVD et Internet). 

De fait, comme le constate l'auteur, "le XXème siècle s'est achevé en France par une forte remise en cause de l'esthétique. (...)." Celle-ci correspond à deux types d'accusations diamétralement opposées. "D'un côté, les partisans du paradigme artistique de l'esthétique, l'ont accusée de vouloir dominer et assujettir la grandiose subtilité de l'art par des procédures autoritaires et oppressives du logos (Petit Manuel d'inesthétique de Badiou, 1998) ; de l'autres, les partisans du paradigme philosophique de l'esthétique l'ont accusée de tenir des discours oraculaires, plaquant sur l'art des thèses spéculatives injustifiées (L'Adieu à l'esthétique de jean-Maris Schaeffer, 2000). (...). Sous les feux croisés de chacun des deux camps, l'esthétique a souffert mais s'est relevée d'une crise qui correspondait au conflit ouvert de deux modèles. Requise par ses objets traditionnels et sollicitée par de nouvelles questions qui résultent de la dé-définition de l'art, de sa dé-autonomisation et de sa dé-artification, l'esthétique constitue aujourd'hui en France un champ consistant et prometteur de la philosophie."

   Cette évolution des conceptions fait partie d'en ensemble qui date de l'Antiquité, car si le terme esthétique est formulé par BAUMGARTEN (AEsthetica) à partir de la distinction traditionnelle entre les notes, faits d'intelligence et les aistheta, faits de sensibilité, les considérations dont il parle sont l'objet de réflexion déjà de PLATON, dans un monde qui a du mal à distinguer, c'est le moins qu'on puisse dire, le bien du beau, la vérité de l'apparence...

 

Anne SOURIAU, Esthétique, dans Vocabulaire d'esthétique, PUF, 2004. Carole TALON-HUGON, Après Lyotard, l'esthétique en France aujourd'hui, dans la philosophie en France aujourd'hui, sous la direction de Yves Charles ZARKA, PUF, 2015.

 

ARTUS

 

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3 mars 2017 5 03 /03 /mars /2017 17:29

    Les conflits en art ne sont seulement affaire d'esthétique... La confrontation entre critiques d'art peut relever sans doute de préoccupations autant commerciales (sinon plus) qu'artistiques, mais les enjeux des conflits en art sont plus profonds que des questions de beauté ou d'argent. La querelle des Anciens et des Modernes, les caractérisations mêmes de ce qui est ancien et de ce qui est moderne l'indique bien. Dans un écheveau de rivalités professionnelles, de recherche de la vraie beauté, que ce soit en musique, en danse, en architecture... les questions référentielles comptent parfois plus qu'autre chose, car ce qui fait référence à des oeuvres ou à des maitres d'art fait référence à des allégeances de princes ou de possédants qui par leurs richesses (et paradoxalement parfois leurs goûts) tendent à attirer autour d'eux le prestige de la création artistique... Les réunions mondaines, les bals, les magnificences diverses dont ils sont capables tout au long des siècles, preuves entre autres de leur pouvoir, n'ont rien à envier de nos contemporaines et tapageuses manifestations publicitaires... Faire référence à un ensemble d'esthétiques contre un autre n'est pas seulement prétendre que c'est plus joli, mais c'est aussi s'insérer pour les artistes et toute la gens qui gravitent autour d'eux, dans un ensemble de relations sociales, financières, voire politiques...

   Si l'on n'a pas à l'esprit en arrière-plan cette réalité, on risque de ne rien comprendre à la virulence de la confrontation des points de vues artistiques...

  La lecture de la querelle des Anciens et des Modernes faite par Milovan STANIC, maitre de conférences honoraire, à l'Université Paris Sorbonne, aide à comprendre certains de ses tenants et aboutissants, notamment dans le domaine des arts.

"Le différend, explique-t-il, entre les Anciens et les Modernes semble à première vue un topos de l'histoire des arts, repérable depuis l'Antiquité. A y regarder de plus près, il apparaît cependant que les diverses disputes entre Anciens et Modernes, telles qu'elles se sont manifestées dans l'histoire autour des principes de la création artistique, n'ont pas toujours présenté le même visage, alors que les concepts qui s'y exprimaient n'étaient pas toujours identiques. L'acception de l'adjectif "moderne" varie tout au long de l'histoire, et son sens, en tant que catégorie esthétique, est flou. L'idéologie dictatoriale de la nouveauté comme critère privilégié et objectif d'appréciation de la valeur d'une oeuvre d'art, issue de la croyance en un progrès irrésistible du genre humain, a fin par vider le mot de son potentiel critique, formateur d'un goût collectivement partageable.

La désignation d'"ancien" porte aussi sur ce qui est immédiatement passé, et ne se réfère donc pas nécessairement à une Antiquité lointaine constituée en norme absolue - d'où une logique fatale condamnant le moderne d'aujourd'hui à être l'ancien de demain. C'est la vision désabusée du "rien de nouveau sous le soleil" exprimée dans l'Ecclésiaste, qui hante l'artiste dans le chant XI du Purgatoire de Dante (...). Pour échapper à cet éternel retour du nouveau sous son aspects le moins attrayant, celui des modes éphémères, rien de tel que d'édifier une Antiquité exemplaire dans son immuable perfection, et devant donc être imitée."

  Notre auteur parcourt ensuite différentes phases de cette Querelle, depuis CICÉRON jusqu'à RIMBAUD. "Horace déjà, au Ier siècle av JC, dont les écrits (Art Poétique), après ceux de Cicéron (De l'orateur) et avant ceux de Quintilien (Sur la formation de l'orateur), au 1er siècle par JC, ont été déterminants pour la pensée de l'art jusqu'à la Renaissance, et même au-delà, oppose ancien et nouveau dans son épître A Auguste, pour affronter un courant archaïsant de son temps qui combat la poésie nouvelle. (...). On retiendra (...) l'assertion selon laquelle des époques différentes ne sauraient être jugées selon les mêmes mesures, et aussi que les Temps modernes voient plus loin que les temps passés. 

L'avènement du christianisme, poursuit-il, sera marquée par une rupture fondamentale entre la conception cyclique de l'histoire qui caractérisait l'Antiquité et celle, typologique et téléologique, du christianisme. Cette distinction ressortira pleinement avec les moderni du haut Moyen Âge, puis avec ceux du XIIème siècle. Conscients de se situer à l'aube d'une ère nouvelle, ces Modernes ne trouvent pas le sens de l'histoire dans l'imitation ni dans la restauration de l'antiquitas. Ils le cherchent dans l'évolution de l'histoire et son accomplissement. Selon cette conception, il ne saurait y avoir de vrai débat entre les Anciens et les Modernes, puisque c'est seulement du point de vue universel du salut que les figures du passé recouvrent une valeur."

C'est seulement à la Renaissance que la pensée des rapports entre Anciens et Modernes joue à nouveau un rôle de premier plan et ceci pour au moins pendant deux siècles (XIVeme-XVIème siècles). Chez les artistes, si la tradition humaniste impose une lecture du vrai et du beau, le fait de se mesurer à des fantômes insaisissables (dans la sculpture, dans la peinture comme dans l'architecture, sans doute aussi parce que les logiques qui les présidaient à l'Antiquité... ont été détruites avec les bibliothèques qui les contenaient), les attitudes sont bien plus nuancées que chez les littéraires par exemple. On le voit bien à la lecture du Traité de la peinture (1435), de Battista ALBERTI, lequel est suivi d'ailleurs par des esprits prestigieux comme Léonard de VINCI... Dans le débat, des artistes veulent se servir de l'autorité papale, notamment avec la lettre au pape Léon X sur les antiquités romaines, transmise par Baldassare CASTIGLIONE et attribuée à RAPHAËL en 1519, qui entend opposé la perfection de l'art antique aux siècles d'oubli et de déchéance du Moyen Âge et qui plaide pour une attitude de restauration et de conservation, d'imitation et d'étude des oeuvres anciennes, avec pour but de retrouver les principes des Anciens et de les faire revivre... Malgré la doua officielle, "l'assimilation du modèle antique comme forme et comme règle, qui est l'un des fondements de la pensée renaissante, n'excluait pas une certaine idée du progrès, voire celle d'un dépassement possible des modèles, au point que même ceux qui ne doutaient pas de la prééminence des artistes antiques n'accordèrent que rarement à ceux-ci la supériorité sur tous les points." Quitte, par flagornerie, à citer des artistes anciens... qui n'existaient pas!

"L'ambiguïté de la pensée qui consiste, poursuit-il, à maintenir l'idée d'un progrès, tout en affirmant la perfection atemporelle de l'antique, n'a pas manqué de susciter de nombreux rebondissements dans les querelles entre Anciens et Modernes. Leurs débats se révèlent particulièrement vivaces à partir de la fin du XVIème siècle, quand les remises en question radicales de l'exemplarité de l'Antiquité commencent à se multiplier, surtout dans le domaine où les progrès paraissent alors de plus en plus évidents : celui des sciences et des techniques." Autrement dit, dans les débats apparaissent de plus en plus des questionnements sur l'identité réelle des uns et des autres : les vrais Anciens sont les Modernes...

"Cette théorie trouvera des échos jusque dans les écrits des théoriciens de l'art partisans des antiques, tel Roland Fréart de Chambray, dont l'idée de la perfection en peinture (1662) constitue le premier jalon important de la doctrine classique en France. Elle aura également des conséquences sur l'enseignement dispensé au sein de l'Académie royale de peinture et de sculpture (fondée officiellement en 1648), qui, tout en affirmant la supériorité des Anciens quant aux aspects intellectuels et spirituels de la peinture, leur dénie tout avantage du point de vue technique - quant aux coloris, à la régularité de la perspective, aux proportions -, et, pour "tout le reste du mécanique de l'art" (dont fait aussi partie la gravure)" En même temps que l'écrit de Chambray parait un ouvrage d'Abordé FÉLIBIEN, dans ses écrits pour FOUQUET (portez une très grande attention aux dédicaces des auteurs, souvent visible sur les premières pages...), que LE BRUN surpasse les peintres antiques. Ces premières escarmouches apparaissent avant la grande polémique PERRAULT/BOILEAU, laquelle relègue dans une seconde position toutes les considérations sur l'art, sans le contexte déjà énoncé dans le précédent article. 

"Dans le même temps, un argument capital pour la suite se dégage avec toujours plus de netteté. La beauté dans l'art échapperait aux lois générales du progrès, et il existerait un "beau relatif" incompatible avec l'idée d'une beauté universelle, parce que chaque époque à ses propres moeurs, et, partant, ses propres goûts et conceptions du beau. De là aux "génies des nations" défendis par Montesquieu au siècle suivant, il n'y avait qu'un pas, et la Querelle, finalement apaisée par Fenelon avec sa lettre à l'Académie (écrite en 1714, publiée en 1716) se trouve dépassée par cette idée d'une relative autonomie du monde de l'art, caractéristique de la pensée de l'art des Temps Modernes.

La Querelle des Anciens et des Modernes a connu des prolongement en Angleterre et en Allemagne, mais les jalons posés par les débats en France ne seront pas dépassés de manière décisive au Siècle des Lumières. (...) On retrouvera des éléments des positions des Modernes, pas nécessairement insensibles à l'esthétique de l'Antiquité, mais résolument hostiles à la normativité des règles qu'on en fait découler, chez les historiens de l'art de la fin du XIXème siècle (...)."

Sur le fait d'"être absolument moderne, Milovan STANIC rappelle que "dans plusieurs essais critiques, Baudelaire, se référant explicitement à la persistance de la Querelle, a tenté de donner une nouvelle définition de la modernité qui ne trahirait pas la beauté des oeuvres antiques." "Il cherche une voie commune à sa conviction "que l'absence du juste et du vrai dans l'art équivaut à l'absence de l'art" comme à son dévouement aux expressions de l'art et aux modes les plus actuelles en son temps. Il trouvera la solution dans l'affirmation paradoxale du fait que "la modernité", c'est le fugitif, le contingent dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable (Le peintre de la vie moderne, 1863). En effet, si être moderne signifie "tirer l'éternel du transitoire", alors tout débat entre les Anciens et les Modernes passe à côté de l'essentiel, qui réside dans la sensibilité de celui qui, artiste ou non, saut appréhender le beau à ce moment précis où le temporel et l'intemporel interfèrent - sensibilité qui peut être de toutes les époques. "Il faut être absolument moderne", le mot d'ordre célèbre de Rimbaud (Une saison en enfer, 1873) ne veut dire rien d'autre. Ici, l'adverse "absolument" exprime l'exigence d'une inconditionnalité de l'art qui se fait, indépendamment des styles et des périodes, et sans égard ni souci pour un art passé. L'artiste"absolument moderne" est donc celui dont la création n'a pas besoin d'un quelconque paradigme."

 

   Si l'on suit Anne SAURIAU, professeur de philosophie, et directrice de l'édition 20004 du Vocabulaire d'esthétique, le concept de modernité - on parle tellement d'art ancien et d'art moderne - "avec le besoin d'un terme spécial pour le signifier, date des Vème-VIème siècles, où apparait le mot bas latin modernus (Priscient, Cassidore). C'est le moment où la pensée européenne prend conscience de vivre un changement profond et irréversible, et où toute une période de l'histoire apparait comme révolue. L'adjectif français moderne transcrit modernes et on le trouve vers la fin du Moyen Age. Quant au substantif modernité, il est du milieu du XIXème siècle (Baudelaire, Théophile Gautier).

Est moderne, poursuit-il, ce qui est d'époque récente ou actuelle (...). La modernité est, soit l'époque moderne, soit, plus souvent, la nature de cette époque, ce qui la caractérise. Ces termes ont d'abord été des termes d'esthétique (d'esthétique littéraire en premier, puis étendus aux arts plastiques et enfin à tous les arts). Ce n'est que tardivement, à l'époque contemporaine, que la modernité est conçue comme d'ordre social, politique, ou technologique." On peut mesurer à quel point cette notion de modernité peut paraitre tautologique si l'on a pas en arrière-plan à l'esprit les conflits (et les coopérations...) qui ont déterminer son sens. C'est d'ailleurs, comme le rappelle notre auteure, au XVIIème siècle que l'idée de moderne prend forme, avec la Querelle des Anciens et des Modernes. "Les Modernes (Desmarets de Saint-Sorlin, etc.) contestaient la valeur littéraire du recours à une mythologie gréco-romaine devenue clause de style et à laquelle on ne croyait plus. Ils lui opposaient le merveilleux chrétien, et soutenaient que le christianisme fait naître des sentiments particulièrement propres à l'exploitation littéraire, en même temps qu'ils découvraient les ressources du style biblique. Ici encore s'est formée une tradition durable : ces conceptions ont trouvé un grand développement dans le Génie du christianisme et dans le romantisme. On les retrouve jusqu'à la fin du XIXème siècle, où elles cessent de paraitre spécialement modernes."

Le moderne est opposé au gothique qui ne désigne pas là un style architectural, mais le médiéval en tant qu'on le méprise comme grossier et de mauvais goût. "Le moderne est le policé, opposé à la barbarie des moeurs et des sentiments gothiques ; cette idée est souvent liée à celle de progrès. Aux siècles suivants, ce sens n'est guère employé que pour pasticher le style du XVIIIème siècle."

La modernité est conçue comme inquiétude et malaise interne, avec le préromantisme et le romantisme. "Pour Hegel, les temps modernes se caractérisent par un conflit dialectique entre l'infini de la subjectivité individuelles et les limitations objectives apportées par l'universel impersonnel du droit et de l'Etat. Cela oppose l'âge moderne à "l'âge héroïque", où le sujet forme une unité substantielle avec le Tout moral, où l'individu incarne la totalité du droit et de la morale. Mais cela l'oppose aussi à une annulation acceptée de la liberté individuelle ou à l'effacement de la personne concrète dans sa fonctions institutionnelles abstraite. Hegel en conclut que la littérature moderne doit prendre ses personnages dans une condition privée, que la poésie moderne doit avoir pour objet la passion personnelle, la technique moderne, le sort d'un individu particulier. Taine, dans sa philosophie de l'art, voit dans l'art et la littérature modernes le résultat d'un "esprit moderne" fait de facteurs contradictoires, tant sur le plan individuel (contradiction de l'"homme matériel" et de l'"homme spirituel"...) que sur le plan social (l'individu valorisé dans une société plus démocratique, mais noyé dans une population qui augmente ; difficulté à s'orienter dans les directions variées d'un cosmopolitisme croissant). La modernité est donc caractérisée par la pluralité des valeurs et l'inquiétude qui en résulte. Une telle conception est encore très développée au XXème siècle (par exemple chez Habermas), mais elle n'y est plus spécialement esthétique."

En, la modernité est conçue comme progrès de la rationalité, des sciences et des techniques, apport central de la Querelle des Anciens et des Modernes. Ces derniers "se réclamaient à cet égard de l'esprit cartésien. L'idée se développe au XVIIIème siècle qui se veut époque des Lumières. Elle s'épanouit surtout à partir du milieu du XIXème siècle. la modernité est alors post-romantique ou anti-romantique ; elle semble la résolution des conflits posés comme modernes dans la conception précédente. L'art, la littérature, au lieu de voir dans la science une ennemie de la poésie, et dans l'utile l'adversaire du beau, les acceptent au contraire franchement, et même les exaltent, en magnifiant le Progès.

La littérature moderne est alors celle qui trouve dans le développement des sciences de nouveaux personnages (le Savant, l'Ingénieur...) ou de nouveaux types d'action : quelquefois elle se veut elle-même scientifique, par exemple en empruntant à la médecine des idées sur l'homme. De plus, un style moderne découvre la poésie spéciale des termes savants ou techniques, puise dans la technologie ou la science de nouvelles images (le style Jules Verne est ici typique). L'art moderne utilise des matières nouvelles, se complait aux ressources de procédés techniques avancés (comme l'ont été l'architecture métallique, le béton armé...) et aux formes que permettent ces procédés. Un rationalisme de la forme cherche une beauté fonctionnelle dans l'adaptation des formes des objets à leur usage, et fait découvrir l'intérêt de certaines formes (comme les formes aérodynamiques)."

Notre auteure indique bien que les modernité se succèdent et s'opposent les unes aux autres dans le temps, et même pourrait-on dire dans l'espace, où elles se déploient dans les zones périphériques du monde occidental. Ceci parce que "il n'y a de moderne que par rapport à un ancien." Pourtant, signale-t-elle, "le moderne n'est pas identique au nouveau. C'est un actuel collectif, qui bénéficie d'une sorte de consensus d'époque. Aussi peut-on dire que la modernité, c'est le conformisme ; c'est du moins l'atmosphère d'ensemble d'une époque prise dans sa spécificité." 

"Enfin, l'idée de moderne contient une connotation affective et axiologique. Ou bien on est pour, et c'est "le progrès", le rejet d'un passé jugé ridicule parce que passé, la valorisation de la mode actuelle, "les valeurs positives de la modernité" (...). Ou bien on est contre, et c'est "le malaise moderne", "la corruption du goût moderne". Mais le mot n'est pas neutre. On emploie plutôt d'autres termes quand on refuse une querelle des anciens et des modernes et qu'on s'élève au-dessus. On voit alors ce que peut être une "post-modernité", selon une expression trop à la mode. A proprement parler, si le moderne est ce qui existe aujourd'hui, le post-moderne ne peut être que ce qui n'existe pas encore. Cependant, on peut admettre le concept de post-moderne pour indiquer, non pas le futur, mais un aujourd'hui en train de se démarquer d'une modernité qui commence à dater et qui lasse. On ne parle pas de post-moderne pour une nouvelle modernité non moins datée, qui rejette la précédente dans un passé encore récent. Mais la post-modernité est plutôt un retour à un certain classicisme, quand on se fatigue de ce qu'une modernité avait eu de trop évidemment passager."

 

Anne SOURIAU, Modernité/Moderne, dans Vocabulaire d'esthétique, PUF, collection Quadrige, sous la direction de Etienne SOURIAU, 2004. Milovan STANIC, Anciens et Modernes, dans Encyclopedia Universalis, 2014.

 

ARTUS

 

 

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