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3 mai 2016 2 03 /05 /mai /2016 07:36

     De même que le modèle chez de nombreux auteurs du XVIIe siècle de l'autorité politique est encore l'autorité religieuse, la réflexion sur la tolérance religieuse s'étend à la tolérance politique.

Tous les débats sur la tolérance et l'intolérance religieuses ont alors au XVIIIe siècle une traduction dans des débats sur la tolérance et l'intolérance politiques. Il n'est pas indifférent dans l'histoire que les hommes formés dans les institutions religieuses et s'orientant ensuite dans une activité politique de premier plan aient tendance à reproduire des schémas de pensée du domaine religieux au domaine politique. Il faut se méfier des historiographies qui introduisent des coupures dans la trame des événements, et ceci particulièrement de la Révolution française. A l'intolérance religieuse d'un BOSSUET correspond très bien alors à l'intolérance politique d'un SAINT-JUST. 

 

Le débat fait rage dans la sphère religieuse...

   Mais dans l'enchainement des débats philosophico-politico-religieux, c'est d'abord de la sphère religieuse que la tolérance constitue une valeur nouvelle, pour ne plus s'arrêter dans les domaines où elle peut s'appliquer.

  Comme l'écrit Barbara DE NEGRONI, "l'aspect polémique (des) arguments (du XVIIe siècle) est encore largement développé pendant tout le XVIIIe siècle. Voltaire explique que de toutes les religions, la religion chrétienne est celle qui devrait nous inspirer le plus de tolérance, que la charité et l'amour du prochain sont incompatibles avec les persécutions ; en soulignant qu'il n'y a jamais eu d'unité dans l'Eglise chrétienne, il fait de la dissidence religieuse une composante habituelle de la foi et non un écart par rapport à une unique vérité. Diderot montre comment toute religion qui prétend détenir une vérité universelle et incompréhensible se transforme nécessairement en fanatisme : les terribles ravages produits par le catholicisme ne sont pas un accident évitable mais un abus constitutif de la structure même de l'Église ; en racontant à la Maréchale la fable d'un jeune Mexicain que Dieu ne punit pas des erreurs qu'il a commises de bonne foi, il se fait le champion ds droits de la conscience errante. Cette défense de la tolérance ecclésiastique n'a pas seulement une dimension religieuse ; elle s'articule également à un ensemble de questions sociales et politiques. Aux problèmes de la foi et du salut s'ajoutent ceux de l'organisation de la vie en société, d'une définition rigoureuse de la loi politique.

 

... avant de se propager dans la sphère politique

De très nombreux textes philosophiques polémiquent au siècle des Lumières contre l'absurdité de l'intolérance civile : non seulement elle n'a aucune justification religieuse, mais elle conduit politiquement à ds injustices et à des aberrations. Voltaire multiplie tout au long de son oeuvre les exemples de telles aberrations de façon à montrer que l'intolérance civile est incompatible avec une organisation cohérente de la vie sociale. En analysant l'affaire Calas dans le Traité sur la tolérance, Voltaire met en évidence tous les dysfonctionnements d'un procès qui a été mal instruit et qui a conduit à exécuter une meurtre judiciaire particulièrement atroce. C'est bien parce que les magistrats du parlement de Toulouse étaient animés par tous les préjugés de l'intolérance, parce qu'ils ont pu confondre es rumeurs et des présomptions, forger des preuves dénuées de toute valeur et condamner un vieillard innocent à mourir sur la roue. De plus, Voltaire montre comment les princes, pour réussir à gouverner leurs États doivent nécessairement transgresser les principes officiels de l'intolérance civile et sont conduits à pratiquer une politique totalement contradictoire : "François 1er donnera de l'argent aux luthériens d'Allemagne pour les soutenir dans leur révolte contre l'Empereur ; mais il commencera selon l'usage, par faire brûler les luthériens chez lui" (Tolérance, Dictionnaire philosophique). L'emploi du futur sert à souligner le caractère inévitable de cette contradiction et à montrer qu'un prince, quelles que soient sa piété et les appellations officielles qu'il a pu recevoir de l'Église, ne peut pas respecter en pratique les règles de l'intolérance civile.

Il reste que les problèmes posés par la liberté de la religion ne sont pas uniquement de l'ordre de la liberté de penser. Polémiquer contre des formes d'intolérances pratiquées dans bien des monarchies absolues du XVIIIe siècle ne signifie pas autoriser  l'instauration de n'importe quel culte dans un Etat. Les philosophes du siècle des Lumières connaissent bien le traité théologico-politique ; Spinoza y montre que si les opinions ne sont jamais dangereuses dans un État, les actions doivent être limitées par les lois ; que la véritable religion consiste en une foi intérieure qui ne peut jamais être interdite et non dans les manifestations d'un cule extérieur qui ne peuvent être autorisées lorsqu'elles troublent la société. le rédacteur de l'article "Tolérance" dans l'Encyclopédie explique à la fois que le droit du souverain "expire où règne celui de la conscience" et que les souverains ne doivent tolérer ni les dogmes opposés à la société civile, ni les entreprises de ceux qui couvrent leur avidité du prétexte de la religion.

On aboutit ainsi à un renversement total de perspective par rapport à Bossuet : alors que d'un point de vue catholique la pratique de l'intolérance civile était une simple conséquence de l'intolérance théologique, des philosophes comme Rousseau, tout en défendant la tolérance théologique et les droits de la conscience, ne réprouvent pas toutes les formes d'intolérance civile. La problématique est ici à la fois culturelle et politique. Si, en droit, un État doit admettre toute forme de religion qui ne prône pas le fanatisme, en fait dans certains pays la mise en place trop rapide d'une liberté religieuse peut produire des explosions sociales. En travaillant sur la réforme de la constitution polonaise, Rousseau montre comment les partisans d'une plus grande tolérance religieuse en Pologne font en réalité le jeu de Frédéric II et de Catherine II : la guerre civile qui se développe en Pologne ne peut que faciliter l'invasion et le démembrement du pays. Le combat pour la tolérance peut également être ambigu : les despotes éclairés réussissent à masquer une conquête inique sous l'apparence d'une défense de la liberté religieuse et faire passer les meilleurs patriotes polonais pour des fanatiques obscurantistes.

A cela s'ajoute un problème spécifiquement politique posé dans Du contrat social à propos de la religion civile : si Rousseau ne veut pas réinstaurer un État théocratique, il montre comment la religion civile est la garante de la sainteté du contrat social. Polémiquant contre Bayle, considérant qu'une société d'athées ne saurait subsister, Rousseau fait d'une croyance religieuse minimale la base même d'une organisation sociale. L'intolérable - en l'occurrence l'athéisme - est ici ce qui empêche l'État de se maintenir ; lorsque Robespierre fait succéder à la phase de déchristianisation de la Révolution le culte de l'Être Suprême, il s'inspire manifestement de principes rousseauistes.

De valeur religieuse, la tolérance accède ainsi progressivement au rang de valeur politique, mais elle suppose alors la définition d'un champ autonome du politique qui peut lui assigner certaines limites."

   Catherine KINTZLER traite aussi de ce retournement de la réponse à la question de la consubstantialité ente le lien politique et le forme du lien religieux, "qui aboutit à la disjonction complète entre le modèle de la foi et la constitution de l'association politique (qui) est préparé par une forme élargie de la tolérance, notamment développé par Pierre Bayle". Disons tout de suite que cette disjonction ne se fait pas complètement partout et/ou ne se fait pas au même rythme, même en Occident. On pense notamment à la situation des États-Unis, où, suivant les États, la délimitation entre le domaine religieux et le domaine politique n'est pas, loin s'en faut, aussi tranchée dans le pays de la laïcité qu'est la France.

   "Cette forme, poursuit-elle, récuse l'exclusion des athées, mais elle ne modifie pas le problème posé par Locke : elle lui apporte une réponse de fait. Selon Bayle, on peut admettre les athées dans l'association politique parce qu'ils sont plus sensibles que d'autres à la loi civile, n'ayant pas de recours à une autorité transcendante qui les exempterait moralement de l'obéissance. Les incroyants ne peuvent alléguer la clause de conscience pour refuser d'obéir à la loi.

Mais la réponse ne remet pas en cause la relation ente le lien religieux comme forme modélisante et le lien politique : les incroyants sont contraints par le lien, qui se présente à eux comme purement extérieur. Non seulement la question de la forme du lien n'est pas abordée, non seulement cette tolérance - comme celle de Locke - est compatible avec une religion d'État, mais l'ensemble repose également sur la psychologisation de l'attitude religieuse ou non religieuse. Nous sommes donc en présence d'un énorme progrès du point de vue de la liberté, puisque les incroyants ne sont plus considérés comme indignes de confiance et qu'on les laisse libres de penser comme ils veulent sans les soupçonner de dissolution. Mais philosophiquement, on n'atteint ici qu'un concept subjectif dans le traitement du rapport entre les manifestations d'appartenance et la violence : toutes les croyances et incroyances sont admissibles, il y a liberté de conscience sur le plan subjectif. En revanche, cela n'affecte pas la représentation même qu'on se fait de la loi, ni la représentation même qu'on se fait du phénomène religieux : la radicalité de l'étrangeté entre foi et loi du point de vue de la constitution d'une association politique n'est pas conceptualisée de manière distincte.

 

De la laïcité...

Le retournement complet de la réponse à la question lockienne, avant d'être installé institutionnellement par la IIIe République en France, est philosophiquement effectué par un courant de la révolution française, notamment porté par Condorcet, alors même que le mot laïcité n'existait pas encore. Le régime de laïcité considère en effet que, non seulement le pouvoir civil et le pouvoir religieux sont disjoints dans leurs propriétés mais qu'ils sont entièrement disjoints dans leur forme et dans leurs motifs. Les positions professées par les individus et les groupes s'inscrivent dans un espace qui rend possible leur coexistence et, pour construire cet espace, il faut supposer que le lien politique est étranger à tout autre lien, qu'il n'a pas besoin d'un modèle préalable de type religieux. En conséquence les deux fonctionnements avec un système de numération, on pourrait dire que la tolérance commence par 1 et la laïcité par zéro.

Commencer par 1, c'est considérer que les libertés doivent se régler sur les personnes et les communautés existantes, ce qui conduit à penser que le lien politique s'inspire du lien religieux, que la loi peut avoir la foi comme modèle ou même préalable. En revanche, commencer par zéro c'est avoir pour principe qu'aucun lien préalable ne peut inspirer le lien politique ; c'est penser que, dans la perspective laïque, la liberté est pensée de manière plus large : toutes les positions, croyances et incroyances, sont licites dans le cadre du droit commun, y compris celles qui n'existent pas.

L'exemple de la distinction entre liberté religieuse et liberté de conscience permet de souligner la différence. La loi de 1905 sur la séparation de l'Église et de l'État installe un régime laïque, non pas parce qu'elle garantit la liberté des cultes, mais parce qu'elle fait de cette liberté des cultes un cas particulier d'une liberté plus large : la liberté de conscience, la liberté de croire ou de ne pas croire et de le dire, la liberté de suivre un culte, de changer de culte, ou de n'en suivre aucun et de le dire, de l'afficher."  

Dans cette argumentation, il semble manquer un élément, et de taille. De même que partir le lien religieux revient à la référence à Dieu en dernier ressort, de même le lien politique fait référence à autre chose, aspect révolutionnaire bien compris comme tel. Il fait référence au peuple et à sa souveraineté. La substitution plus tard des obligations religieuses par des obligations civiques repose sur cette nouvelle notion. Le lien politique qui ne s'inspire pas du lien religieux part d'une autre source de légitimité, pas de zéro. Comme l'écrit ensuite Catherine KINTZLER, "La laïcité n'est pas contraire aux religions ni aux formations communautaires : elle s'oppose seulement aux religions et aux communautés lorsqu'elles veulent faire la loi." La laïcité est un système qui repose sur la légitimité du peuple et non de la légitimité de Dieu. Ce n'est plus aux "représentants" de Dieu sur terre qu'est dévolue la tâche de faire la loi. C'est aux représentants du peuple. Et ces représentants du peuple peuvent a leur tour se prévaloir ou non d'une autorité divine. Nous ne sommes plus alors dans le régime de la laïcité, mais dans une zone intermédiaire entre la foi et la loi, conçues toutefois comme distinctes.

La laïcité est contraire également à la religion civile (religion d'État ou religion de la loi), à toute substitution simple de la religion civile à une religion instituée par une communauté religieuse. 

  Elle pose ensuite la question de savoir "en quoi les exigences et les contraintes d'un régime laïque - plus fortes que celles qui pratique un régime de tolérance - sont-elles plus efficaces face à la violence issue des appartenances particulières, notamment religieuses?"

"Le coeur politique de la différence, tente-t-elle de répondre, est la question de l'accès des communautés en tant que telles à l'autorité politique. Le régime de laïcité accorde des droits étendus à toutes les communautés, pourvu que cela ne contrarie pas le droit commun, mais ces droits sont civils : aucune communauté en tant que telle ne peut se voir reconnaitre un statut politique.

Le coeur philosophique de la différence entre les deux régimes nous intéresse davantage ici. On a vu que la question de la forme du lien politique (a-t-il besoin du modèle du lien religieux?) y est centrale, et qu'elle s'accompagne d'un élément philosophique fondamental, la psychologisation du régime des "vérités" d'opinion, notamment religieuses. On a vu que la tolérance, sous ces deux formes, suppose que les religions soient pensées comme convictions, ce qui les qualifie comme croyances.

Le régime de tolérance fonctionne à condition qu'existe un consensus socio-politique dans lequel les communautés acceptent de ne pas imposer leur loi comme exclusive et acceptent de laisser leurs prétendus membres libres de dire et de faire ce qui est réprouvé par la communauté mais permis par la loi (...). Cette acceptation suppose qu'un changement philosophique soit effectué préalablement sous la forme d'un travail critique : que chaque religion, chaque appartenance, accepte de se penser elle-même comme une position parmi d'autres, et que d'autres puissent avoir une vision différente (contingence des religions), et que la critique puisse se déployer pourvu qu'elle ne ni pas les droits d'autrui. C'est à cette condition philosophique que la tolérance abolit la violence.

Un dogmatisme traversé par les Lumières, prises au sens de ce travail critique, est compatible avec le régime de tolérance. En revanche, un dogmatisme intégriste ne l'est pas : c'est-à-dire un dogmatisme qui refuse d'entrer sous le régime psychologique de la conviction intérieure et qui persiste à présenter sa "vérité" sous régime ontologique. Un tel dogmatisme non seulement entend s'imposer comme vérité exclusive mais aussi comme loi civile et politique : placé en position de pouvoir, il éradique toute autre position ; dessaisi du pouvoir, il s'évertue à le conquérir sous forme de guerre sainte. Sa relation à la violence est constitutive.

De ce point de vue, un régime de laïcité sera mieux armé du fait même de son indifférence politique aux religions et de son indifférence philosophique au régime sous lequel elles se pensent : il ne propose à aucun groupe d'avoir accès à l'autorité politique, il n'en sacralise aucun ; il impose à toutes les communautés l'amputation de leurs prétentions à faire la loi, à diriger les moeurs, sans préjuger de la façon dont elles se perçoivent elles-mêmes. Le travail critique lui est cependant nécessaire mais ce travail n'est pas l'objet d'un consensus implicite et préalable, il est inclus dans le concept même de laïcité qui, du fait même de son immanence, requiert un rapport réflexif de la pensée avec elle-même. C'est une des raisons qui expliquent la forte relation entre la laïcité et les savoirs, au travers notamment de l'institution scolaire qui l'accompagne.

On peut penser que l'expérience historique joue un rôle non négligeable ici. La France de la fin du XIXe et du début du XXe siècle a dû réfléchir à la question de la violence religieuse et à la nécessité du travail critique susceptible de la traiter face, non pas à un fort pluralisme religieux comme dans les pays anglo-saxons, mais à une religion hégémonique. (...)"

 

Le sens de la tolérance

     Brian LEITER, dans sa réflexion sur le sens de la tolérance, après avoir examiné les arguments moraux, rattachés au droit de la liberté religieuse, abordent ce qu'il appelle les arguments épistémologiques. La liaison forte entre développement de l'esprit scientifique et déclin du dogmatisme religieux constitue la base des arguments tels qu'ils sont exposés par exemple par John Stuart MILL. Ces arguments épistémologiques en faveur de la tolérance mettent l'accent sur la contribution qu'elle apporte à la connaissance. Pour l'auteur de De la liberté, la tolérance est nécessaire

1 - parce que découvrir la vérité (ou croire ce qui est vrai de la bonne façon)contribue à l'utilité globale et

2 - parce que nous ne pouvons découvrir la vérité (ou croire ce qui est vrai de la bonne façon également) que dans des circonstances grâce auxquelles différentes croyances et pratiques peuvent prospérer. 

Le premier argument est une prémisse morale : nous devons nous soucier de la vérité parce que cela profite à la partie morale de l'utilité. Friedrich NIETZSCHE, entre autres, rejette cette prémisse morale, car pour lui la vérité est terrible, parfois incompatible avec la vie, et, a fortiori, avec l'utilité (laquelle n'est pas il est vrai sa préoccupation particulière...).

Le second argument est clairement épistémologique car la tolérance de croyances et de pratiques divergentes contribue à la connaissance de la vérité (les faits comme les valeurs). "(...) les vérités factuelles et morales ont plusieurs caractéristiques en commun. Tout d'abord, dans aucun cas nous n'avons raison de supposer que nous sommes infaillibles", élément que retient d'ailleurs une certaine mouvance catholique, notamment celle de la Curie Romaine, qui, pour parer à la déliquescence religieuse, déclare au XIXe siècle que le Pape ... est infaillible! "Deuxièmement, même si nos croyances sont partiellement vraies, il est plus probable que nous nous rendions compte de toute la vérité si nous sommes exposés à des croyances différentes, qui, du reste, peuvent elles-mêmes contenir d'autres parties de la vérité. Troisièmement et finalement, même dans la mesure où nos croyances actuelles sont totalement vraies, il est plus probable que nous les ayons pour de bonnes raisons - et donc de manière plus fiable - si nous devons nous confronter à d'autres opinions, même fausses. Pour toutes ces raisons épistémologiques, la tolérance de l'expression d'un large éventail de croyances différentes se justifie selon Mill."

   La tolérance des pratiques religieuses différentes, publiquement et ouvertement, est à cet égard (sur l'extension des connaissances, donc sur l'utilité) plus importante que la tolérance des croyances proprement dites. Mais pas seulement de pratiques ou de croyances religieuses différentes, mais aussi de pratiques et de croyances tout court. Par ailleurs, il existe toujours des limites à la tolérance dans n'importe quelle société, et ses limites sont fixées par les intérêts à la liberté ou le bien-être des autres membres de la communauté. La liberté de conscience est affirmée le plus souvent de manière catégorie, mais la pratique ne doit pas nuire aux autres membres de la société. Et c'est là justement qu'un débat peut avoir lieu, même dans des sociétés qui s'affirment démocratiques et soucieuses du respect de la liberté de chacun et de tous. Car des pratiques peuvent être contradictoire et du coup provoqués des troubles à l'ordre public, ou être représentées comme telles. Si l'ensemble des auteurs (Rawls, Mill...) ne se contredisent pas quand des nuisances immédiates sont constatées, il n'en est pas de même de pratiques qui pourraient, selon certaines fractions ou l'ensemble de la communauté, s'avérer nuisibles.

Et ici Brian LEITER fait une distinction entre le type de croyances et de pratiques concernées, qui n'entrainent pas les mêmes conséquences : religieuses ou politiques, qui l'amène dans les deux sortes à ce poser les questions des limites de la tolérance envers les religions, la religion. Il le fait en allant au "fond des choses", sur les contradictions qui peuvent exister entre la tolérance et le bien public, notamment en ce qui concerne les religions. Philosophiquement et juridiquement parlant, pourquoi tolérer la religion? Pourquoi, aussi, question corollaire obligée, tolérer des pratiques politiques qui historiquement ont prouvé leur nuisance? 

 

Brian LEITER, Pourquoi tolérer la religion?, éditions markus haller, 2014. Catherine KINTZLER, Tolérance, dans Dictionnaire de la violence, PUF, 2011. Barbara DE NEGRONI, Tolérance, dans Dictionnaire européen des Lumières, PUF, 2010.

 

PHILIUS

 

Relu le 27 mai 2022

    

 

 

 

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2 mai 2016 1 02 /05 /mai /2016 06:45

       La guerre de Crimée consacre la supériorité des nouveaux projectiles sur les navires de bois qui n'y résistent pas, dans une période où précisément l'essentiel des buts d'une bataille navale est de couler le maximum de navires ennemis. Au lendemain du conflit, en 1856, le vaisseau de ligne, après deux siècles d'existence cède la place au navire-cuirassé, dont la frégate française Gloire et les anglais Warrior et Black Prince constituent les premiers échantillons.

 

Le cuirassé

Trois caractéristiques affirment la suprématie du nouveau type de bâtiment :

- la propulsion à la vapeur, associée à l'hélice ;

- une artillerie composée de canons rayés se chargeant par la culasse et tirant des obus explosif ;

- une ceinture cuirassé protégeant les oeuvres vives du navire.

     Au cours des années suivantes, la rivalité entre le canon et la cuirasse se traduit par une croissance constante du tonnage. L'alourdissement des pièces avec l'augmentation énorme des calibres et la nécessité de protéger les servants obligent à limiter le nombre des canons, à renoncer au dispositif en batterie, au profit de système en casemate ou en réduit, avant que ne s'impose une répartition de l'artillerie lourde en tourelles disposant de larges champs de tir rendus possibles par la disparition complète de la mâture.

  Vers 1890, le cuirassé semble trouver son équilibre, difficilement en raison des multiples "pesanteurs" économiques et bureaucratiques, malgré des expériences militaires pourtant claires. Il déplace 15 000 tonnes, file 15 noeuds. Avec l'utilisation d'acier au nickel offrant une grande résistance pour une épaisseur relativement faible, le blindage comprend une ceinture latérale et un pont blindé assurant la protection des machines et des soutes à munition. Blokhaus, tourelles bénéficient d'une protection renforcée. Avec les progrès de la métallurgie et l'adoption de poudres lentes, on peut renoncer aux canons monstres des années 1880, réduire les calibres et obtenir des pièces à grande portée et grande vitesse initiale. L'artillerie principale comprend 4 pièces de 305 en deux tourelles tirant des obus perforants et 10 à 12 pièces de 150 mm dotées de projectiles à haute capacité d'explosifs.

    L'armement comprend également des canons légers à tir rapide destinés à la lutte contre les torpilleurs. De fait, les cuirassés de la fin du XIXe siècle s'intègrent dans une nouvelle hiérarchie avec des croiseurs de 4 000 à 10 000 tonnes rapides, bien armés, peu protégés, destinés à l'éclairage des escadres, à la guerre de course et à la protection des convois, ainsi que des torpilleurs et contre-torpilleurs. Dans le dernier quart du siècle, le torpilleur de 100 à 200 tonnes connaît, en effet, une vogue extraordinaire dans un certain nombre de pays, Russie, États scandinaves et surtout France où il se trouve à l'origine de la Jeune École (navale). 

   Mettant en jeu la torpille automobile de l'ingénieur WHITEHEAD, mise au point à partir de 1876 et dont les performances s'améliorent rapidement, le torpilleur apparait comme l'ennemi mortel du cuirassé, à la faveur de la nuit et en bordure des côtes, au cours d'opérations de blocus en particulier. L'"engin venimeux", le "fuseau d'acier" semble condamner le "mastodonte". Avec ce vocabulaire très utilisé dans la gens militaire, on se croirait revenu au temps de la chevalerie où le panache du chevalier/cuirassé est démoli par les traits/obus de l'archer/destroyer, avec des connotations morales par-dessus le marché, le nombre des victimes des engagements bavals se multipliant... En réalité, le cuirassé s'adapte à la menace. Il reçoit un armement défensif à base de projecteurs, de canons à tir rapide ou e filets d'acier. Il bénéficie aussi de la protection de destroyers ou de contre-torpilleurs de 800 à 1000 tonnes, armés de pièces légères et également de torpilles.

  Toutes les marines continuent à construire des torpilleurs ou des destroyers jusqu'au lendemain de la seconde guerre mondiale. Ces bâtiments n'échappent pas à la course au tonnage. En 1939, un torpilleur déplace 1 500 tonnes et certains destroyers frôlent les  3 000. L'emploi de la torpille devient de plus en plus rare. Devenus les Maîtres Jacques des forces navales, ces navires sont essentiellement affectés à la protection des escadres et des convois contre l'adversaire aérien ou sous-marin.

   Auparavant, le cuirassé trouve son visage définitif en 1907, avec le Dreadnought anglais. A la veille de la première guerre mondiale, le tonnage réalise un nouveau bond et progresse de 17 000 à 24 000 tonnes. Avec l'adoption de systèmes de direction de tir centralisés, l'artillerie principale obéit à un seul calibre, qui oscille du 280 au 380 mm. Avec des pièces de 76 à 150, l'artillerie secondaire a pour tâche essentielle de briser des attaques de torpilleurs. La Royal Navy et la marine allemande jouent encore la carte du croiseur de bataille, de même tonnage et de même armement que le cuirassé. Mais une protection inférieure donne à ce type de navire une vitesse élevée, lui accorde un rôle d'éclairage et de destruction des croiseurs légers ou cuirassés.

   Entre les deux guerres, le navire de ligne ne connait pas de mutation fondamentale ou plutôt on assiste à une fusion entre le cuirassé et le croiseur de bataille. Les progrès concernent le perfectionnement de la direction de tir avec l'adoption de la télécommande, le renforcement de la direction de l'armement (Défense Contre les Avions - DCA) contre l'ennemi aérien ou sous-marin. Avec l'amélioration des performances - les vitesses sont de l'ordre de 30 noeuds au lieu de 22 pour les cuirassés de 1914 - ces progrès se traduisent par une augmentation du tonnage, qui oscille de 35 000 à 45 000 tonnes... et des coûts. Les grandes marines se contentent de séries limitées ou de navires surpuissants comme les Bismark allemands, les New-Jersey américains ou les Yamato japonais.

 

Chute multiséculaire du nombre d'unités

On a bien entendu remarqué qu'au fur et à mesure que les siècles passent, le nombre d'unités engagées dans les combats navals baissent et même dans les derniers temps, chutent. Si dans les batailles entre galères, les bâtiments peuvent se compter par centaines, dans les batailles entre  frégates, par dizaines, celles qui engagent des cuirassés pendant la seconde guerre mondiale se comptent parfois tout juste en une dizaine d'unités. Ce qui explique que dans leurs comptes-rendus, les militaires puis la presse et ensuite encore le cinéma montrent des engagements épiques qui concernent... au plus 5 navires - en excluant bien sûr les grandes opérations de débarquement... On a remarqué aussi qu'il n'est plus question d'abordage et que la tendance à vouloir couler le maximum des vaisseaux adversaires s'est amplifiée, jusqu'à considérer comme un inconvénient majeur d'avoir à récupérer un vaisseau ennemi - il faut le remorquer, affaire compliquée - et même l'équipage ennemi...

 

Le porte-avion

   Au moment où le cuirassé atteint un remarquable point de perfection - dixit les commandements militaires... et les compagnies d'armement - il se trouve ravalé - le "preux chevalier" - au rang de brillant second vis-à-vis du porte-avions auquel il apporte, sans parler de l'appui-feu des opérations amphibies, le soutien d'une artillerie antiaérienne considérablement renforcée. 

De fait, dès ses débuts, la seconde guerre mondiale - qui devient ensuite réellement la référence en termes de combats militaires dans beaucoup d'armées du monde - révèle la suprématie de l'avion sur toutes les autres armes. La recherche et l'exploitation de la supériorité aérienne devient le primat de la guerre moderne. Que ce soit sur terre ou sur mer, les armes et les armements ont alors tendance à se centrer sur l'acquisition et le maintien de cette supériorité. Dans cette guerre mondiale, pour l'instant, la faiblesse du rayon d'action des avions limite leur emploi à partir des côtes, à l'exception très notable des mers étroites et fermées. Cette faiblesse rend nécessaire l'utilisation de plate formes mobiles, à la fois d'opérations d'entretien et de ravitaillement, de porte-avions. A partir de 1941-1942, ce type de bâtiment devient le capital-ship des flottes modernes avec des unités de 27 000 tonnes type Essey ou de 14 000 tonnes, type Independance, mettant en oeuvre de 50 à 100 appareils.

     Les porte-avions constituent le sommet d'une nouvelle hiérarchie. Dans le cadre de Task-force et en liaison avec un train d'escadre composé de bâtiments-ateliers et de navires ravitailleurs, ils bénéficient d'un "environnement" de cuirassés rapides, de croiseurs et de destroyers, destinés à assurer leur protection contre des bateaux de surface, des avions et en particulier des sous-marins. Depuis la seconde guerre mondiale, les flottes doivent, en effet, de plus en plus tenir compte du sous-marin qui permet de valoriser au maximum l'emploi de la torpille. Au cours des deux conflits mondiaux, ce navire s'est révélé comme un remarquable outil de la guerre de course et un instrument de combat redoutable. Si on veut faire une comparaison avec les combats sur terre, le sous-marin constitue un outil de guérilla - avec tout de même une technologie complexe - contre des flottes militaires et marchandes... 

 

La question de la maitrise des mers en faveur des cuirassés, puis des porte-avions

      Les cuirassés constituent longtemps une des représentations de la puissance navale des pays. Les auteurs militaires, notamment Alfred MAHAN, ont beaucoup d'influence dans cette perception. La question de la maitrise des mers, avant d'être détrônée par celle de la maitrise des airs, est centrale au XIXe siècle. L'opinion de MAHAN influence beaucoup les responsables des flottes des principaux pays et du coup sur la course aux armements ainsi que les traités visant à limiter les cuirassés entre l'entre deux-guerres. Pour lui il faut créer une grande flotte constitué de cuirassés aussi puissants que possible ; sa réflexion s'oriente vers l'hypothèse de la "bataille décisive" dans la marine japonaise, tandis que la guerre de course (développée par la Jeune École) ne peut aboutir. L'idée qu'une flotte de cuirassé puisse, par sa seule présence, décourager une ennemi même s'il possède de grandes ressources, amène même de petites puissances à désirer un impact stratégique notable.  En fait, comme c'est le cas souvent, le rôle des armements navals est surestimé. Dans les faits, le déploiement des cuirassés est plus complexe. Contrairement aux anciens navires de ligne, les cuirassés du XXe siècle sont plus vulnérables aux torpilles et aux mines, armes pouvant être utilisées même par de petits bateaux. La Jeune École des années 1870 et 1880 recommande de placer les torpilleurs aux côtés des cuirassés, se cachant derrière eux et ne sortant que protégés par la fumée des canons afin de lancer leurs torpilles. Mais ce concept est mis à mal par le développement d'obus sans fumée, la menace des torpilleurs et plus tard des sous-marins reste présente. Dans les années 1890, la Royal Navy développe les premiers destroyers, conçus pour intercepter les torpilleurs, ils deviennent les escorteurs des cuirassés.

La doctrine d'emploi des cuirassés attache beaucoup d'importance au groupe de combat. Afin que ce groupe de combat puisse engager un ennemi qui fuit le combat (ou pour pouvoir éviter la confrontation avec une flotte plus puissance), les cuirassés ont besoin de meilleurs moyens de localiser l'ennemi au-delà de l'horizon. Des navires de reconnaissance, ces navires essentiels pour l'éclairage de la flotte, sont utilisés pour cela, comme les croiseurs de bataille, des croiseurs, destroyers, puis des sous-marins, ballons et avions. La radio permet de localiser l'ennemi en interceptant et en triangulant les communications. Ainsi, la plupart du temps, les cuirassé ne sortent que protégés par des destroyers et des croiseurs. Les campagnes en mer du Nord pendant la première guerre mondiale illustrent la menace des mines et des torpilles, malgré ces protections.

 La bataille navale change définitivement de forme avec ces cuirassés, mais aussi la stratégie, la manière de comprendre et d'utiliser ces mastodontes. Leur coût, la sophistication technique qu'ils représentent, l'entrainement des équipages que représentent leur capacité de manoeuvres, tout cela prend de plus en plus en plus d'importance dans les calculs d'états-majors. Une défaite ou une victoire en mer - même un navire qui revient au port ou un navire coulé - a bien plus d'importance qu'auparavant, autant sur le plan matériel que psychologique.

Et cela va s'accroitre avec les porte-avions et les sous-marins, et encore plus avec l'irruption de l'armement et de la propulsion nucléaires. D'autant que sur le plan économique, le poids du secteur militaire s'accroit avec la complexification de ces armements. Pour les armements navals, l'enjeu, tant en paix qu'en guerre est d'assurer la sécurité des voies d'approvisionnement de toutes les armées (en minéraux, en matériels, en pièces détachée, en carburants...).

 

Philippe MASSON, Navires, dans Dictionnaire d'art et d'histoire militaires, PUF, 1988.

 

ARMUS

 

Relu le 28 mai 2022

 

 

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1 mai 2016 7 01 /05 /mai /2016 08:34

     Philosophe et écrivain français, Pierre BAYLE est sans doute l'un des auteurs les plus lus à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle. Très peu d'auteurs bien plus renommés que lui aujourd'hui ne possèdent pas alors dans sa bibliothèque son Dictionnaire historique et critique (1696), qui donne à DIDEROT et d'ALEMBERT l'idée de l'Encyclopédie. Il y développe comme dans la plupart de ses oeuvres un scepticisme ravageur qui tend à séparer de manière définitive le raisonnement scientifique et la croyance religieuse. Il développe sans ses écrits des idées de tolérance non seulement religieuse mais politique. 

     Fils de pasteur calviniste, converti au catholicisme en 1669, revenu au protestantisme en 1670, grand voyageur en Europe (comme la plupart des encyclopédistes après lui), étudiant, professeur de philosophie et d'histoire à l'Académie de Sedan (en 1675, grâce notamment à Pierre JURIEU, qui le déteste encore plus par la suite...), exilé plusieurs fois, devant signer avec un pseudonyme (Bêle) dans les années 1670, professeur ensuite à l'École illustre de Rotterdam (1681), il publie en 1682 sa célèbre Lettre sur la Comète, et fonde en 1684 les Nouvelles de la République des lettres qui rencontrent dans toute l'Europe un rapide succès.

 

La Critique générale de l'histoire du calvinisme

   En 1682 toujours, sa Critique générale de l'Histoire du calvinisme de Maimbourg, par le biais de considérations sur la méthode historique, réfute un ouvrage qui dépeint les huguenots comme des rebelles en puissance. En 1685, après la révocation de l'édit de Nantes par Louis XIV, il commence à rédiger son Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ : "contrains-les d'entrer, dans lequel il dénonce l'intolérance au sens large (1686-1688).

En 1686, le véhément pamphlet Ce qu'est la France toute catholique sous le règne de Louis Le Grand lui attire, sans doute plus que tout autre ouvrage, l'ire de tous les monarchistes absolus de France. En 1690, il fait paraitre son Avis important aux réfugiés exhortant les protestants au calme et à la soumission politique (selon une argumentation bien plus politique que religieuse), ce qui provoque la colère de Pierre JURIEU.

Il rédige ensuite plusieurs textes rendus publics : Réponse aux questions d'un provincial (en 6 volumes, 1704-1706), Entretiens de Maxime et de Thémiste (1706), sans compter des Oeuvres diverses en 4 volumes publiées en 1727 par la Société d'Éditeurs à La Haye.

 

Pensées diverses sur la comète

     Avec Pensées diverses sur la comète (1682), Pierre BAYLE profite de l'émoi populaire suscité par la comète de 1680 pour dénoncer la superstition. En affirmant la constance de l'ordre de la nature, il convient aux cartésiens. En dénonçant le rôle des princes et des prêtres dans le maintien des superstitions, il convient aux gassendistes. Par l'affirmation de la vertu du société athée, il renverse l'idée du Dieu-gendarme. Il ne réfute pas le christianisme, mais le dépouille de son rôle moralisateur.

Que l'opinion courante de soit pas gage de vérité est déjà un lieu commun à son époque. Plus originale est la conjugaison de l'examen de l'expérience, héritage humaniste et de l'épreuve du doute, héritage cartésien. "Il paraît de là, écrit-il, alors qu'il vient de rapporter des opinions absurdes soutenues par des savants, qu(ils) font quelquefois une aussi méchante caution que le peuple, et qu'une tradition fortifiée de leur témoignage n'est pas pour cela exempte de fausseté. il ne faut donc pas que le nom et le titre de savant nous en imposent. Que savons-nous si ce grand docteur qui avance quelque doctrine a apportée de façon à s'en convaincre, qu'un ignorant qui l'a crue sans l'examiner. Si le docteur en a fait autant, sa voix n'a pas plus d'autorité que celle d'un autre, puisqu'il est certain que le témoignage d'un homme ne doit avoir de force, qu'à proportion du degré de certitude qu'il s'est acquis en s'instruisant pleinement du fait.

Je vous l'ai déjà dit, et je le répète encore : un sentiment ne peut devenir probable par la multitude de ceux qui le suivent, qu'autant qu'il a paru vrai à plusieurs indépendamment de toute prévention, et par la seule force d'un examen judicieux, accompagné d'exactitude, et d'une grande intelligence des choses : et comme on a fort bien dit qu'un témoin qui a vu est plus croyable que dix qui parlent par ouï-dire, on peut assurer qu'un habile homme qui ne débite que ce qu'il a extrêmement médité, et qu'il a trouvé à l'épreuve de tous ses doutes, donne plus de poids à son sentiment, que cent mille esprits vulgaires qui se suivent comme des moutons, et se reposent de tout sur la bonne foi d'autrui."

La religion n'empêche pas les crimes et la moralité ne découle pas d'elle. Pierre BAYLE rejette a contrario l'accusation d'immoralité couramment portée conte les athées. Il ne dit pas d'où vient le sens moral universel, mais à cette époque de "crise de la conscience européenne" (Paul HAZARD), il ouvre la voie à des réflexions sur la vertu laïque et civique. "(...) Qui voudra se convaincre pleinement qu'un peuple destitué de la connaissance de Dieu se ferait des règles d'honneur et une grande délicatesse pour les observer, n'a qu'à prendre garde, qu'il y a parmi les chrétiens un certain honneur du monde, qui est directement contraire à l'esprit de l'Evangile. (...)".

 

Le Commentaire philosophique sur des paroles de Jésus

      Avec le Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ : "contrains les d'entrer" (1686-1688), Pierre BAYLE réagit violemment dans ce pamphlet à la fois à la révocation de l'édit de Nantes et à la mort de son frère jeté en prison. La violence physique peut plier par peur des tortionnaires. elle ne tourne pas l'esprit vers Dieu, ce qui serait la voie foi.

On peut reconnaître ici un écho de la psychologie cartésienne. L'appel à la persuasion est un manifeste contre l'intolérance. Il pose la moralité non pas dans les effets de nos actes, mais dans la règle de conscience qu'ils ont ou non suivie. Le moraliste protestant inspiré ROUSSEAU et KANT. La comparaison de la faute au péché montre le maintien de l'emprise de la religion sur la conception de la morale.

"La conscience erronée, écrit-il, doit procurer à l'erreur les mêmes prérogatives, secours et caresses que la conscience orthodoxe procure à la vérité. Cela parait amené de loin, mais, voici comment je fais voir la dépendance ou la liaison de ces doctrines.

 

Mes principes avoués de tout lemonde

     Mes principes avoués de tout le monde, ou qui viennent d'être prouvés, sont:

1 - Que la volonté de désobéir à Dieu est un péché.

2 - Que la volonté de désobéir au jugement arrêté et déterminé de sa conscience est la même chose que vouloir transgresser la loi de Dieu.

3 - Par conséquent, que tout ce qui est fait contre le dictamen (la règle dictée) de la conscience est un péché.

4 - Que la plus grande turpitude du péché, toutes choses étant égales d'ailleurs, vient de la plus grande connaissance que l'on a fait un péché.

5 - Qu'une action, que serait incontestablement très bonne (donner l'aumône, par exemple), si elle se faisait par la direction de la conscience, devient plus mauvaise, quand elle se fait contre cette direction, que ne l'est un acte qui serait incontestablement très criminel (injurier un mendiant, par exemple), s'il ne se faisait pas selon cette direction.

6 - Que se conformer à une conscience qui se trompe dans le fond (le droit de la conscience errante), pour faire une chose que nous appelons mauvaise, rend l'action beaucoup moins mauvaise que ne l'est une action faite contre la direction d'une conscience conforme à la vérité, laquelle action est de celles que nous appelons très bonnes.

  Je conclus légitimement de tous ces principes, que la première et la plus indispensable de toutes nos obligations, est celle de ne point agir contre l'inspiration de la conscience, et que toute action qui est faite contre les lumières de la conscience, est essentiellement mauvaise : de sorte que, comme la loi d'aimer Dieu ne souffre jamais de dispense, à cause que la haine de Dieu est un acte mauvais essentiellement ; ainsi la loi de ne pas choquer les lumières de la conscience est telle que Dieu ne peut jamais nous en dispenser ; vu que ce serait réellement nous permettre de le mépriser ou de le haïr : acte criminel intrinsèque et par sa nature. Donc il y a une loi éternelle et immuable qui oblige l'homme à peine du plus grand péché mortel qu'il puisse commettre, de ne rien faire au mépris et malgré le dictamen de sa conscience."

 

Le Dictionnaire historique et critique

   On retrouve le même plaidoyer passionné pour les droits sacrés de la conscience dans le Dictionnaire historique et critique (1696), derrière l'ironie feutrée ou vengeresse qui stigmatise les fanatiques et les persécuteurs. De longs articles y sont consacrés aux minoritaires, calomniés de l'histoire, aux pauliciens, aux manichéens et autres hérétiques. C'est à leur propos qu'il entame la question de l'origine du mal - insoluble énigme dans la création d'un Dieu supposé à la fois tout-puissant et tout-bon - ce qui incite plus tard LEIBNIZ à tenter de lui répondre dans sa Théodicée ; Pierre BAYLE poursuit la discussion jusqu'à sa mort dans sa Réponse aux questions d'un provincial, où il défend les thèses fidéistes du Dictionnaire contre l'optimisme déiste.

L'ouvrage, dont l'entrée fut interdite en France, soulève un scandale : on reproche à BAYLE son scepticisme, sa bienveillance pour les hérétiques, son manque de respect pour l'Écriture, en la personne du roi David dont il souligne impassiblement les crimes. Mais les réponses qu'il donne au Consistoire de l'Église wallonne de Rotterdam, semblent le satisfaire.

 

Un débat ouvert sur l'interprétation de ses textes

    Le débat reste ouvert sur l'interprétation à donner aux oeuvres de Pierre BAYLE. Pour les uns, sa pensée apparait comme influencée par le calvinisme, son souci d'objectivité et de tolérance n'implique aucune mécréance, et le fidéisme abrupt qui l'oppose aux premiers déistes n'est pas une feinte précautionneuse. Selon eux, quand les écrivains des Lumières ont salué en BAYLE un précurseur, c'est qu'ils se sont attachés à certaines de ses thèses favorites - l'incompatibilité de la foi et de la raison, par exemple - mais qu'ils en ont négligé d'autres : la philosophie de l'histoire pessimiste et statique, le moralisme rigoriste. une autre interprétation, traditionnelle, rapproche BAYLE de FONTENELLE et de VOLTAIRE : il aurait masqué de formules orthodoxes ironiquement outrées et parfaitement insincères un scepticisme religieux radical. Les uns et les autres voient cependant en lui un chaînon essentiel entre le XVIIe et le XVIIIe siècle et le représentant le plus significatif de la "crise de la conscience européenne". (Elisabeth LABROUSSE)

 

   Pour Friedrich-Albert LANGE, l'influence de Pierre BAYLE fut bien plus considérable que celles de La Mothe le VAYER sur le penchant vers le matérialisme. "Né de parents calvinistes, il se laissa convertir dans sa jeunesse par les jésuites, mais il ne tarda pas à revenir au protestantisme. Les mesures rigoureuses prises par Louis XIV contre les protestants le forcèrent à se réfugier en Hollande, où les libres penseurs de toutes les nations cherchaient de préférence un asile. Bayle était cartésien, mais il tira du système de Descartes des conséquences que Descartes n'avait point déduites. Tandis que Descartes se donnaient toujours l'air de concilier la science avec la religion, Bayle s'efforça d'en faire ressortir les différences. Dans son célèbre Dictionnaire historique et critique, comme le fait remarquer Voltaire, il n'inséra pas une seule ligne qui attaquât ouvertement le christianisme ; en revanche, il n'écrivit pas une seule ligne qui n'eût pour but d'éveiller des douter. Quand la raison et la révélation étaient en désaccord, il paraissait se déclarer en faveur de cette dernière, mais la phrase était tournée de façon à laisser au lecteur une impression toute contraire. Peu de livres ont fait sensation autant que celui de Bayle. Si d'un côté, la masse des connaissances les plus variées, que l'auteur savait rendre accessibles à tous, pouvait attirer même le savant, d'un autre côté la foule des lecteurs superficiels était captivée par la manière piquante, agréable, dont il traitait les questions scientifiques et cherchait en même temps les occasions de scandale"Son style, dit Hettner (Literaturgesch.des 18.jh), a une vivacité éminemment dramatique, une fraicheur, un naturel, une hardiesse et une témérité provocatrice ; malgré cela, il est toujours clair et court droit au but : en faignant de jouer spirituellement avec son sujet, il le sonde et l'analyse jusque dans ses profondeurs les plus secrètes" - "On trouve chez Bayle le germe de la tactique employée par Voltaire et par les encyclopédistes ; il est même à remarquer que le style de Bayle influa sur celui de Lessing qui dans sa jeunesse, avait étudié avec ardeur les écrits du philosophe français."

Dans le même esprit, Pascal CHARBONNAT joint Gabriel NAUDÉ (1600-1653) et Pierre BAYLE dans le même effort "pour rendre la raison hermétique à la transcendance. Dans ses Pensées diverses sur la comète (1683), Bayle répond aux interrogations soulevées par le passage d'une comète au mois de décembre 1680. Il critique ceux qui attribuent des propriétés surnaturelles à ces objets célestes. Son idée principale est simple "(...) Ce sont des corps (les comètes) sujets aux lois ordinaires de la nature et non pas des prodiges, qui ne suivent aucune règle (...)" Tour à tour, les superstitions populaires, l'astrologie, l'intervention divine, les manipulations politiques sont démasquées dans leur entreprise de tromperie. L'idôlatrie et l'athéisme, que l'on rencontre dans ces croyances, sont renvoyées dos à dos. Ils proviennent des habitudes, des tempéraments et des inclinaisons, en somme des moeurs au sens large, non d'un esprit malfaisant.". Pierre BAYLE contribue à ce que "à la fin du XVIIe siècle, le combat engagé par les premiers matérialistes méthodologiques est en partie gagnée".

 

Pierre BAYLE, Dictionnaire historique et critique, Editions Emmanuel Laumonnier, Dijon, Les Presse du réel, 2003 ; Pensées diverses sur la comète, GF, 2007 ; Oeuvres diverses en 4 volumes, Hildesheim, 1964 ; Ce que c'est que la France toute catholique, sous le règne de Louis Le Grand, Vrin, 1973.

Pascal CHARBONNAT, Histoire des philosophies matérialistes, Éditions Syllepse, 2007. Friedrich-Albert LANGE, Histoire du Matérialisme, Coda, 2004, réédition. Bernard MICHAUX, Pierre Bayle, dans Philosophes et Philosophie, Des origines à Leibniz, tome 1, Nathan, 1992. Élisabeth LABROUSSE, Pierre Bayle, dans Encyclopedia Universalis (auteure de Pierre Bayle, en deux volumes, La Haye, 1964-1965 et de Notes sur Bayle, Vrin, 1987).

     

Relu le 29 mai 2022

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29 avril 2016 5 29 /04 /avril /2016 09:53

   Les premières polémiques et les premières répressions des différents protestantismes continentaux, le cas de l'Église anglicane, d'abord sorte d'Église catholique à la convenance de la monarchie anglaise étant un cas à part (de très grand poids bien entendu) constituent les manifestations d'intolérances originelles de part et d'autre de la Chrétienté. Au XVIIe siècle, aux diatribes de BOSSUET répondent les arguments de JURIEU. 

 

Le théoricien calviniste

   Pierre JURIEU (1637-1713), théologien calviniste français, dont les écrits se heurtent très tôt à la censure (synode de Saintonge), est connu à la fois pour ses dénonciations des exactions catholiques (Histoire du calvinisme et celle du papisme mises en parallèle, 1682, par exemple) et pour son Traité de la dévotion (1674) ou La Pratique de la dévotion ou Traité de l'amour divin (1700) qui préfigure le piétisme. Luttant contre l'absolutisme, pour le rétablissement de l'édit de Nantes supprimé par Louis XIV, pour le rapprochement entre luthériens et calvinistes, il s'oppose à la fois à BOSSUET et à BAYLE (Des droits des deux souverains en matière de religion, la conscience et le prince, 1687 où il traite des limites des pouvoirs et du droit de résistance, il n'est pas le plus intolérant penseur du camp calviniste. Mais l'hostilité dont il souffre de la part de certains protestants et des catholiques est à la mesure de sa notoriété et de son influence dans les synodes et sur les esprits (Bernard ROUSSEL).

 

Le polémiste catholique

Pour Debora SPINI, la figure de Pierre JURIEU est celle d'une intolérance modérée. Compte tenu du contexte historique, "il s'agirait de résumer une querelle bien connue : celle qui voit les polémistes catholiques, premièrement Pierre Nicole, fait face à leurs opposants protestants. La thèse catholique pourrait être résumée dans ces termes : si vraiment on veut soutenir l'examen individuel de l'Écriture, il faudra bien en exclure les simples ; jamais ils ne pourront atteindre la nécessaire préparation, il y a trop à connaitre, trop à savoir ; c'est pour ça qu'ils devraient se confier à l'autorité et au magistère de l'Église" Rappelons ici qu'une des thèses des protestants est l'accès direct des Écritures à tout chrétien, sans passer par des autorités dont la valeur des arguments se résument à celle des arguments d'autorité!. "La réponse protestante est très bien exemplifiée par Jurieu, qui soutient qu'il y a en effet deux voies pour arriver à la foi ; soit par la voie d'examen que par voie du sentiment. Selon Jurieu, le seigneur a donné même aux derniers, aux plus petits du monde, la possibilité d'entendre l'Écriture, en leur baillant ce que Jurieu appelle, avec une expression pleine de charme, le "gout de la vérité". Le Seigneur n'abandonne pas les simples qui lisent l'Ecriture avec un esprit humble, et les laisse arriver à la vérité à travers le sentiment. La foi est compréhensible, pour tous, même pour les plus simples et - dans certaines limites, bien entendu - même aux femmes. Conception qui a évidemment des conséquences de grande importance au niveau ecclésiologique et même politique, en justifiant une structure de l'Église qu'on peut, à juste titre, définir comme démocratique."

    Debora SPINI se fonde sur la lecture du traité du second Les prétendus Réformés convaincu de Schisme, pour servir de réponse tant à un écrit intitulé Considérations sur les lettres circulaires de la Réforme contre les Préjugés légitimes, de M Claude ministre de Charenton, Paris, 1684. L'oeuvre avec laquelle Jurieu répond à Nicole est aussi celle où il explique plus clairement sa théorie sur la connaissance ouverte aux simples : Le vrai système de l'Église, et la véritable analyse de la foi. Où sont dissipés toutes les illusions que les controverses modernes, prétendus catholiques, ont voulu faire au public sur la nature de l'Église, son infaillibilité et le juge des controverses, pour servir principalement de réponse au livre de M Nicole intitulé etc, Dordrecht, 1686. Le thème de la compréhension de la foi par les humbles est centrale dans le Vrai système de l'Église, mais présente aussi dans beaucoup d'oeuvres. On la retrouve par exemple dans les Lettres pastorales, octobre 1687. Dix ans plus tard, Pierre Jurieu garde la même position (Le Philosophe de Rotterdam atteint et convaincu. Sur les aspects "démocratiques", l'auteure s'explique dans son ouvrage Diritti di Dio Dirriti dei Popoli, Pierre Jurieu e il problema della Sovranità, Torino, Claudiana, 1997.

"Jurieu est aussi très prêt à souligner le rôle de la grâce efficace qui dirige l'analyse du croyant. Mais si la grâce nous assiste dans l'examen d'attention et dans la connaissance par sentiment, donc la vérité est connaissable ; et c'est pour cette raison que l'erreur n'est pas tolérable. c'est pour ça que la conscience errante n'a plus de droits.

S'il a été nécessaire d'identifier la racine théologique de l'intolérance chez Jurieu dans sa conception de la compréhensibilité de la foi, il nous reste à considérer quelles sont en effet ses vues sur les problèmes de la liberté de conscience, de la tolérance en tant qu'attitude d'abord intellectuelle et finalement politique. Un des problèmes fondamentaux  qui se posent au sein du débat du XVIIe siècle est d'établir si l'intolérance peut se pousser jusqu'au coeur - l'intériorité - ou bien si l'uniformité religieuse se borne aux mains et à la langue - l'espace public. (...)". 

Pierre JURIEU, même s'il clame qu'il n'y a pas de sujets plus fidèles à la monarchie que les Huguenots, s'il écrit que en fin de compte le calvinisme l'emportera à terme en tant que religion en France, n'est, selon Debora SPINI, l'intolérant protestant que ses ennemis et une partie de la postérité ont décrit. Il a beaucoup plus argumenté sur la compatibilité entre pouvoir absolu et la présence de plusieurs religions parmi ses sujet. Il se positionne même contre HOBBES et SPINOZA sur le pouvoir absolu en matière de religion du Souverain. Sa position sur les hérétiques et les autres religieux est que tant qu'ils en restent à la sphère privée, sans faire de prosélytisme, il n'est pas constructif de les persécuter. Par contre il condamne l'idée d'une tolérance universelle, du point de vue de la recherche intellectuelle et spirituelle : le Magistrat a devoir/droit de conserver la paix de l'Église et donc il prohibera à l'hérétique de "dogmatiser", c'est-à-dire de proclamer publiquement ses idées. Même s'il y a parfois de l'opportunisme dans ses écrits - et comment faire autrement dans cette période de persécutions? - il y a chez  lui l'ouverture vers la liberté de conscience. Mais contrairement à son ancien disciple Pierre BAYLE - avec lequel les relations sont devenues orageuses - il reste que JURIEU préserve les droits de la conscience errante, mais refuse l'indifférence aux religions.

 

Une vraie tolérance...

   Pour que la tolérance, écrit Barbara DE NEGRONI, "puisse apparaitre comme une valeur, il faut que soit radicalement remise en cause cette conception catholique de la religion - dont on retrouve certains aspects dans le calvinisme - et qu'ils n'apparaisse plus nécessaire d'adhérer à une certaine vérité pour être sauvé. Un tel travail est effectué au tout début du XVIIIe siècle par des auteurs comme Bayle (1647-1706), ou Henri (1657-1710) et Jacques Basnage de Beauval !1653-1723), qui, du sein de la Réforme, sont amenés à définir une toute autre conception de l'Église. Ils soulignent d'abord la cruauté des persécutions opérées au nom de l'intolérance civile : on traite les hommes d'une autre religion comme des meurtriers alors qu'ils n'ont commis aucun crime temporel. En décrivant ce qu'est la France toute catholique sous le signe de Louis Le Grand, Bayle montre ironiquement qu'un honnête homme devrait regarder comme une injure d'être appelé catholique, que "ce devrait être désormais la même chose que de dire la religion catholique et de dire la religion des malhonnêtes gens" (Ce que c'est que la France toute catholique sous le règne de Louis Le Grand, 1686). Comment peut-on prétendre défendre la vérité lorsqu'on utilise comme armes la fourberie et la violence? Comment peut-on prétendre également que des gens à qui l'éclat de l'or ou la crainte de perdre un emploi ont fait ouvrir les yeux sur la religion romaine, l'aient embrassée avec une piété et une sincérité chrétienne? On est conduit en réalité à une conception purement extérieure de la religion : "Pourvu qu'on signe et qu'on aille à la messe, vous laissez croire à vos convertis tout ce qu'il leur plaît, et vous vous consolez sur ce qu'au moins leurs petits enfants seront par l'instruction machinale dans l'état où vous souhaitez les gens." (Ibid) 

Ce que les catholiques appellent vérité est ici défini comme une pure croyance extérieure, comme des gestes machinaux, qui réduisent l'homme à des pratiques d'imitateur, de marionnette, de singe, autant de métaphores montrant qu'il a perdu ses capacités rationnelles. Il faut donc déplacer le critère de la religion : il ne consiste pas à répéter automatiquement un catéchisme mais à croire sincèrement en ce qui nous semble être vrai : contre l'autorité de l'Église apparait le rôle de la subjectivité de l'individu : "Sil ne faut pas demeurer dans l'incertitude il ne faut pas se faire de sa certitude un principe d'injustice et tout ce qu'on peut faire de plus sûr dans quelque parti que l'on se trouve engagé par l'amour et par l'intérêt de la vérité, c'est de garder l'équité à l'égard de tous les autres, et ne pas leur faire de violence parce qu'ils ne peuvent pas penser les choses ni les envisager comme nous" (Tolérance des religions, 1684). Au péché d'orgueil et d'insoumission est substituée une divergence d'opinions dont l'homme ne peut être tenu pour responsable : si l'hérétique est pour Bossuet un rebelle qui ne veut pas se soumettre à l'Eglise, il devient pour Basnage un croyant sincère qui ne peut pas penser les choses comme nous.

Et cela conduit Jacques Basnage dans son Histoire des Juifs à donner une nouvelle analyse des renégats : alors qu'ils sont considérés à l'époque comme des pécheurs invétérés qui retournent à la crasse de leur fausse religion comme les chiens retournent à leur vomi, ils apparaissent comme des croyants sincères qui mettent la pureté de leur foi au-dessus des avantages matériels, qui refusent de sacrifier leurs idées ou de pratiquer la dissimulation et l'hypocrisie. Cette nouvelle conception de la foi repose sur deux arguments : Dieu a donné la raison à l'homme pour qu'il puisse se sauver par la connaissance et il est possible de connaitre les vérités les plus importantes du christianisme par la méditation de la parole de Dieu sans qu'il soit nécessaire de passer par la médiation d'une Église ; la conscience a des droits inviolables, même lorsqu'elle se trompe et s'égare, c'est un crime de l'outrager, et Dieu punira plus sévèrement l'injustice que l'erreur. L'Église romaine cesse alors d'être perçue comme la gardienne nécessaire de l'orthodoxie qui doit conserver la pureté des traditions contre les fantaisies des novateurs ; elle devient au contraire l'instigatrice de l'ignorance et de l'aveuglement, un instrument politique pour maintenir les peuples dans la crainte et l'esclavage et s'assurer impunément le pouvoir en monopolisant l'interprétation des textes. Ce ne sont pas la charité et l'amour du prochain qui animent les persécuteurs, mais l'orgueil et l'amour du pouvoir ; la religion fournit un alibi à la cruauté et à l'ambition. C'est donc seulement l'intérêt qui encourage l'Eglise romaine à décrier la voie d'examen : elle craint qu'on ne s'aperçoive de ses erreurs et de ses superstitions en les examinant de près." De SPINOZA à HUME, en passant par BAYLE et FONTENELLE, on trouve alors d'innombrables descriptions de machinations et d'illusions religieuses : les prêtres se jouent avec fourberie de l'imagination terrifiée des peuples, flattent la paresse de l'homme et de son amour des dévotions sensibles et fabriquent de faux miracles pour mieux assurer leur domination. Jean BASNAGE, comme ERASME et les remontrants voient dans l'Église un système de moeurs sociales et non comme un système de pouvoir. Ils montrent la nécessité de reconnaitre un pluralisme religieux, même s'il y a une structure institutionnelle dont peu contestent en fin de compte la légitimité. 

 

Une conjonction des critiques contre l'Église catholique

   De multiples auteurs, grands et petits, dénoncent l'emprise de l'Église catholique, en insistant plus souvent sur les moeurs d'une hiérarchie ecclésiastique à la fois trop proche du pouvoir politique et trop peu soucieuse de suivre les enseignements du Seigneur, en passant plus de temps à gérer des "affaires" qu'à servir une véritable prédication chrétienne. C"est la conjonction de critiques radicales et de critiques plus conjoncturelles qui met en danger le pouvoir spirituel romain. Certains mettent sur le compte d'une certaine corruption morale et intellectuelle de l'Église les manifestations d'indépendance de multiples fidèles. D'autres mettent plutôt l'accent sur la vraie foi qui ne peut être recherchée que par le libre examen des textes sacrés. Si peu d'auteurs mettent en avant l'accaparement des richesses par l'Église, ce qui est plutôt l'apanage de la génération suivante, DIDEROT, VOLTAIRE, ROUSSEAU et surtout après les futurs acteurs de la Révolution française, c'est parce qu'au sein de tous ceux qui appellent à la tolérance religieuse, beaucoup entendent s'appuyer sur des puissances économiques et politiques. A l'intérieur du calvinisme et du luthéranisme se font jour des forces qui s'expriment par des intolérance religieuses, dans maints pays qui en font leur religion officielle. Ces forces-là  reproduisent au sein des nouvelles Églises officielles protestantes les mêmes mécanismes sociaux, économiques et politiques qui ont fait la puissance pendant longtemps de l'Église catholique. L'obligation de l'observance religieuse - aller au temple plutôt qu'à l'église - l'accomplissement de devoirs civiques envers des institutions religieuses - plutôt l'impôt que les indulgences - la surveillance des moeurs des fidèles - on ne change pas les fonctions, mais les classes qui en bénéficient - tout cela permet l'émergence, à côté d'Etats qui se réaffirment - et parfois s'y crispent - comme catholiques (Espagne, France, Italie), d'États protestants (parmi la poussière de principaux germaniques, aux Pays-Bas, et cas encore plus typique, la Grande Bretagne avec l'anglicanisme).

 

L'intolérance dans chaque camp

   L'intolérance se trouve du coup des alliés objectifs dans tous les camps. N'empêche que dans le monde intellectuel, celui qui va tisser le siècle des Lumières, la tolérance commence à être une valeur en soi, étendue aux agnostiques et aux athées pour certains. Tout un faisceau de réflexions, de textes, de revendications s'appuie sur une sorte d'acquis moral de ces hommes du XVIIe siècle pour ouvrir la voie à des contestations de plus en plus radicales, elles-mêmes s'alimentant de politiques religieuses agressives arc-boutées sur la défense des privilèges. Si c'est dans le monde protestant que viennent les attaques,  dans le monde catholique (et pas seulement, que l'on songe à l'effervescence intellectuelle dans le monde juif) lui aussi émergent des réflexions politiques décisives. 

 

Barbara DE NEGRONI, Tolérance, dans Dictionnaire européen des Lumière, PUF, 2010. Debora SPINI, Jurieu ou l'intolérance modérée, www.academia.edu. 

 

PHILIUS

 

Relu le 4 avril 2022

 

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28 avril 2016 4 28 /04 /avril /2016 06:44

  L'histoire de la tolérance et de l'intolérance dans le catholicisme revient à visiter l'histoire de l'Église chrétienne depuis les Pères Fondateurs jusqu'à la Réforme. Il s'agit d'ailleurs plus d'une histoire de l'intolérance, de ses arguments comme de ses pratiques.

Ce n'est qu'en plein XVIIe siècle européen que s'élève le débat sur les vertus de la tolérance chez les Catholiques, suite aux guerres de religion, mais reprenant aussi les arguments d'un certain nombre de figures chrétiennes dans l'histoire qui refusent  cette intolérance. Le nombre de schismes, d'hérésies générées dans le sillage ou à l'intérieur même de la Chrétienté témoigne de l'importance des dissensions sur le fond du message de l'Évangile. L'Église de Rome, toujours étroitement liée à des pouvoirs temporels (l'Église est d'ailleurs dans la majeure partie de l'histoire une puissance temporelle), doit faire face de manière pratiquement ininterrompue à des dissidences multiples, bien plus d'ailleurs (et bien plus radicales) que dans maintes autres religions. Cela explique sans doute l'aspect de citadelle assiégée donnée par cette Église, cause et effet sans doute de son intolérance doctrinale. Passé le siècle des Lumières, et sans doute parce que l'Église catholique n'a plus les moyens de coercition d'autrefois pas plus que l'adhésion de toutes les masses chrétiennes, de nouvelles doctrines de tolérance s'affirment, jusqu'à l'oecuménisme d'aujourd'hui, dans un monde où toute la Chrétienté justement fait figure de citadelle assiégée, entre, ceci cité sans souci de chronologie, les nouvelles influences des spiritualités orientales, la poussée socio-politique de l'Islam, l'existence d'un fort courant areligieux ou antireligieux. Il reste sur le plan des moeurs beaucoup de rigidités doctrinales dans l'Eglise catholique, bien plus que dans le monde des religions réformées, des intolérances qui apparaissent, en regard des connaissances de la réalité terrestre, assez incompréhensibles à la majorité même des fidèles... 

   Il faut remonter, et d'ailleurs beaucoup de théologiens catholiques y remontent, à Saint Augustin pour trouver les racines de l'intolérance de l'Église de Rome. Les premières doctrines de l'intolérance datent de la fin de l'Empire Romain d'Occident, où se mêlent les conflits entre donatiens, catholiques et païens, entre anciennes et nouvelles classes dominantes dans l'aristocratie terrienne, entre pouvoirs politiques émergents qui mènent plus tard au système féodal, ces derniers jouant tantôt les uns contre les autres, tantôt tentant de faire prévaloir des idées de tolérance. Si l'Église catholique vainc, ce n'est pas vraiment dû à la force de conviction de ses prêcheurs, mais plus à des conjonctures politiques, économiques et sociales. Il faut écouter les vainqueurs catholiques se vanter d'interventions divines en leur faveur pour croire que de tels arguments avaient plutôt bien cours tout au long du Moyen-Age, de la Renaissance, et même dans les temps Modernes. 

 

Selon Augustin...

     Augustin, auteur sans doute le plus cité dans la littérature catholique en général et sur l'intolérance catholique en particulier. Les arguments dont Augustin se sert pour défendre sa cause sont de deux sortes : des arguments à contingences historique, valables essentiellement à l'égard des Donatistes et des arguments doctrinaux.

Comme le rapporte Robert JOLY, Augustin reproche aux Donatistes d'avoir fait appel à l'empereur Constantin contre Cécilien. "Il y a cependant quelque différence à demande l'arbitrage impérial et à justifier des mesures répressives qui ne viennent qu'ensuite. Dans le même ordre d'idées, Augustin leur reproche aussi d'avoir provoqué et admis les mesures de Julien l'Apostat. Quel scandale de protester contre les décrets d'empereurs chrétiens et d'applaudir à ceux d'un païen! Mais Athanase lui-même était revenu d'exil en bénéficiant de la tolérance de l'Apostat. P Monceaux écrit que les Donatistes obtinrent de Julien toutes les libertés, "y compris celle de persécuter les catholiques". On ne voit aucunement que ce bout de phrase corresponde à la réalité. La restitution aux Donatistes des églises confisquées auparavant au profit des catholiques n'alla certes pas sans escès, ni sans meurtres. C'est le contraire qui serait étonnant en Afrique. Que l'on pense surtout que depuis très longtemps à cette époque, le donatisme est brimé, qu'il a souffert deux persécutions sanglantes, l'une sous Constantin, l'autre au temps de Macaire. Il dénie aussi aux Donatistes le droit de protester contre les persécutions, puisqu'ils ont eux aussi persécuté les Maximianistes. (...) L'argument historique le plus répandu dans les oeuvres d'Augustin concerne les crimes des Circoncellions. Les mesures répressives ne sont de la part des catholiques qu'une réaction de légitime défense devant les horreurs perpétrées par les Circoncellions. Loin de nous la pensée de minimiser ces dernières. Il suffit de remarquer que les doctrinaires donatistes rejetaient la responsabilité de ces violences, que les Circoncellions formaient plutôt à à-côté du donatisme, réprouvé par une majorité de modérés et enfin, que les empereurs catholiques avaient eu l'initiative des mesures violentes. D'ailleurs, l'évêque d'Hippone lui-même sait qu'il entre beaucoup de rhétorique dans ses développements sur ce sujet. (...).

Ce n'est pas sur des considérations historiques que saint Augustin fondait véritablement la légitimité de la coercition, mais bien sur des affirmations doctrinales. Son idée essentielle me parait être la suivante : il faut forcer les schismatiques et les hérétiques à rejoindre l'unité catholique parce que c'est objectivement leur seul salut possible. C'est par amour, par charité qu'il faut les faire souffrir : les souffrances qu'on leur impose de la sorte sont des bagatelles à côté des châtiments éternels qui les attendent infailliblement dans la vie future s'ils ne se convertissent pas. La même charité qui le pousse à exhorter, à harceler les non-catholiques, à leur proposer des discussions le pousse également, si l'apostolat ne réussit pas, à recourir à des méthodes plus fortes. Augustin ne fait ainsi qu'exprimer le raisonnement même de Dieu : "Si donc, dans sa miséricorde, Dieu nous avertit maintenant par l'organe des puissances humaines, c'est afin de n'avoir pas à nous frapper au dernier jour, et de ne pas laisser aux orgueilleux (la triste ressource) de se vanter de leur condamnation" (Contra ef Parmen). Bien entendu, puisque les catholiques sont seuls à détenir la vérité, seuls ils ont droit de recourir à une certaine violence. C'est la charité qui s'oppose invinciblement à ce qu'Augustin accepte la mort comme châtiment de l'hérésie ou du schisme : faire périr des gens non convertis, c'est les précipiter en Enfer, c'est donc obtenir le résultat opposé à celui qu'on souhaitait. Une charité plus humaine lui fait rejeter aussi la torture : Augustin se contente d'amende, de flagellations, de confiscation, d'exil. (...) Il ne s'agit pas de punir, mais de corriger. Ce n'est pas la personne humaine que l'on attaque par ces méthodes, c'est le vice qui est en elle et Augustin insiste lourdement (...). 

Quand on lui demande ce qu'il fait du libre arbitre, Augustin proteste. On ne force personne à la foi. Seulement, la tribulation fait réfléchir celui qui souffre, elle fait disparaitre la perfidia ; après quoi, l'adhésion à la vraie foi devient sincère, spontanée." Augustin réfute par des arguments scripturaires la thèses que les hommes ne doivent pas être amenés malgré eux à la vérité.

"Un second thème de la pensée augustinienne a un aspects plus juridique. L'hérésie est un crime contre Dieu, contre la vraie Eglise ; c'est au fond le pire crime qui soit. Il est donc absolument naturel que les lois l'interdisent et prévoient le châtiment des coupables. Et le schisme est un crime parce que dans ce monde il ne faut pas séparer les méchants des bons (les Donatistes prétendaient être obligés en conscience de se séparer des infâmes traditores). Cette séparation n'aura lieu que dans l'au-delà. L'Église ici-bas est forcément mélangée, sans que se sainteté en souffre. Chez saint Augustin, cette doctrine est un véritable leit-motiv, mais il la devait au donatiste schismatique Tyconius. (...)" Les empereurs chrétiens ont raison de recourir à la force et notamment celle d'invalider leurs testaments. Ce crime contre l'Église fait de l'Église la vraie persécutée, la vraie martyre. 

Les arguments scripturaires d'Augustin sont repris très souvent et Pierre BAYLE part d'eux pour réfuter les arguments doctrinaux en faveur de l'intolérance. 

Augustin lui-même a décrit l'évolution qui l'a conduit de la tolérance à l'intolérance (Lettres, XCIII, 17) : deux faits essentiellement, les crimes des Donatistes et les effets heureux de la contrainte, qui en peu de temps amène les anciens hérétiques à la plus grande reconnaissance à l'égard de ceux qui les ont d'abord forcés au catholicisme. Il y revient souvent et s'en extasie. Mais selon lui, la contrainte seule ne suffit pas, l'enseignement doit la suivre. Plus tard, les leaders de l'Inquisition se prévalent de ses écrits,  de même que les responsables des multiples dragonnades durant les guerres de religion. Mais c'est le trahir en partie, car il limite toujours la nature des sévices permis. Cette limitation est dans l'histoire de l'Église catholique largement ignorée, et on ajoute à la liste d'Augustin des châtiments autrement plus durs. 

  Pourquoi donc Augustin, qui n'ignore pas que de leur côté les Donatistes obtiennent des conversions par les mêmes moyens, pense-t-il que ses efforts donnent des fruits si "exaltants". Il y a comme des non-dits dans ses écrits, des non-dits qui deviennent ceux de l'Église catholique toute entière et qui sont d'ailleurs une des causes de sa chute au XVIIe siècle. C'est que la preuve de cette conversion réside non seulement dans l'observance des rites chrétiens par les anciens hérétiques mais aussi dans la scrupule obéissance matérielle : paiement d'un impôt à l'Église, participation à la construction des édifices religieux, acceptation de recevoir cet enseignement qu'Augustin juge si nécessaire... Plus tard, l'Église augmente ses exigences fiscales, s'appuie sur le système féodal pour en obtenir le paiement régulier, et multiplie les sources de revenus directement liées à la pratique religieuse. C'est ainsi que la pénitence est accordée contre, notamment pour les classes les plus riches, espèces sonnantes et trébuchantes. C'est cette fameuse question des indulgences qui est le prétexte pour les premiers protestants de remettre en cause les prérogatives religieuse de l'&glise catholique, indulgences qui sont liées à toute une collection de ressources et d'agents séculiers chargés de les recouvrir... A l'époque d'Augustin, même si les voeux de pauvreté restent courants, il est nécessaire, tout de même, pour subvenir aux besoins des prêcheurs, de leur assurer des minimum assez larges pour vivre... Ainsi les dépenses à la gloire de Dieu constituent de tout temps les meilleures preuve de foi.

 

Le monachisme et les Universités, vecteurs de tolérance...

   L'accroissement de la richesse matérielle de l'Église au Moyen-Age, parallèle d'ailleurs à un affaiblissement des compétences spirituelles (et parfois tout simplement, intellectuelle...) constitue une des causes du développement, avec les guerres incessantes, du monachisme. La multiplication des monastères est contenue alors par l'Église, forcée de se réformer et de se ressourcer sur le plan théologique, en accordant des statuts d'ordres religieux. On voit se déployer alors plusieurs ordres monastiques concurrents, caractérisés par une plus ou moins grande tolérance. Si l'intolérance reste très valorisée dans la hiérarchie catholique, gardienne de la foi, qui peut parfois déléguer des tâches d'Inquisition (Ordre des dominicains...), les débats sur la tolérance et l'intolérance, surtout par rapport à l'Islam - les croisades sonnant une certaine défaite de la première, mais aussi par rapport à certaines hérésies, traversent l'Église à sa "marge" (qui constitue tout de même une grande proportion des "savants"). C'est surtout dans ces ordres, dont beaucoup mettent en avant des valeurs de pauvreté, des voeux de charité et des approches de paix, que se développent (Saint François, et certains Ordres franciscains à sa suite) une certaine tolérance au sein de l'Église catholique. Avec difficulté, tant les représentants de la hiérarchie veillent au sein même de ces Ordres. Ces représentants veillent également sur tout le système d'enseignement et à la conformité de toute la scolastique qui s'élabore et s'affine dans des Universités pourtant jalouses de leur indépendance (1200-1500).

Tant les Universités que les Ordres religions sont bon an mal an les réceptacles et les moteurs de réflexions théologiques et philosophiques de plus en plus diverses, sous le coup de redécouvertes d'ouvrages longtemps disparus (de Platon et d'Aristote) et sous le coup de découvertes de nouvelles contrées et d'autres moeurs... Des penseurs comme Thomas d'AQUIN (1225-1274), Siger de BRABANT (1240-1284), Dietrich de FREIBERG (1250), Dante ALIGHERI  (1265-1321), Maitre ECKART (1260-1328), Jean Duns SCOT (1265-1308), Guillaume d'OCKHAM (1285-1349), Grégore de RIMINI, Jean BURIDAN, Albert de SAXE, Nicolas de CUES (1401-1464), par l'effervescence intellectuelle et politique que leurs réflexions et leurs textes suscitent, malgré le contrôle intellectuel que l'Église tente d'exercer, permettent à d'autres à la Renaissance d'approfondir des questionnements philosophiques, moraux et politiques qui mettent de plus en plus à vif les vérités sur lesquelles toute une classe religieuse assoit à la fois sa prospérité spirituelle et sa réussite matérielle. 

 

Schismes religieux et intolérance...

     Les liaisons de plus en plus fortes entre les monarchies (absolues) et l'Église ont raison de ces velléités de tolérance, et domine alors jusqu'au XVIIe siècle les figures des grands prêcheurs comme BOSSUET. C'est au sein même de l'Église que naissent les plus grands schismes dont l'Église ne se relèvera pas : anglicanisme, calvinisme et luthérianisme creusent les divergences et les destins politiques des nations dans lesquelles ils naissent. L'intolérance nourrit d'abord l'intolérance : ce n'est pas avec la répression de la justice ecclésiastique que les nouvelles figures religieuses peuvent faire preuve de tolérance. Même se elles le voulaient, elles ne seraient même pas entendues de leurs partisans religieux et politiques. A l'intolérance de BOSSUET répond celle de JURIEU et, faute de s'éclore en milieu catholique, les théories politiques et philosophique sur lesquelles peuvent se fonder la tolérance se développent surtout en milieu protestant. 

     Même au XIXe et au XXe siècle, les figures de l'intolérance dominent encore l'Église catholique où le dialogue interreligieux se fait freiner ou se révèle sélectif (d'abord avec les religions non chrétiennes, plus difficilement avec le protestantisme et avec les Orthodoxes). Et où l'oecuménisme, même en plein milieu de la participation de nombreuses organisations catholiques dans le domaine de la paix, de la coopération économique et de la justice sociale, fait débat.

    La Papauté et la Curie romaine sont encore longtemps des gardiens intolérants de la "vérité chrétienne". Encore en 1841, le cardinal Pie peut écrire une défense de l'intolérance religieuse, sur le thème qu'il n'y a qu'un seul Dieu, un seul Seigneur, une seule foi et un seul baptême.

 

Cardinal Pie, Sermon prêché à la cathédrale de Chartres : sur l'intolérance doctrinale, 1841 et 1847, dans Oeuvres sacerdotales du Cardinal Pie, Librairie religieuse H. Oudin, 1901. Robert JOLY, Saint Augustin et l'intolérance religieuse, dans Revue belge de philologie et d'histoire, tome 33, fascicule 2, 1955 ; L'intolérance catholique, Origine, développement, évolution, Espace de libertés, 1995.

 

PHILIUS

 

Relu le 5 avril 2022

 

 

 

 

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27 avril 2016 3 27 /04 /avril /2016 09:36

   Ce n'est que vers le XVIIe siècle que s'installe durablement dans les marines de guerre un véritable bâtiment de combat.

Indépendamment de remarquables navires de raid, les Viking ne possèdent pas de bateaux de guerre et ignorent la tactique navale. Le situation n'est guère différente dans tout le Moyen-Age. Au cours des conflits qui opposent la Hanse ou l'Angleterre à la France, les batailles ne mettent aux prises que des bateaux improvisés dérivés de navires de charge, de vaisseaux ronds ou Cogghes dotés provisoirement pour la circonstance de deux plate-formes de bois dominant la poupe et la proue. A partir de la fin du XIVe siècle, ces châteaux devenus permanents, intégrés à la coque, reçoivent des couleuvrines, pièces d'artillerie légère de fer forgé se chargeant par la culasse et donnent naissance aux énormes caraques portugaises encore utilisées dans l'Océan Indien au XVIIe siècle. 

Car il est très coûteux d'armer des navires de guerre quand les moyens matériels restent dispersés durant la période féodale et encore au début des grandes monarchies européennes. De plus, la navigation se limite longtemps au cabotage le long des côtes et à l'habitude, même en pleine Méditerranée de ne jamais perdre de vue la terre, pour y retourner le plus facilement possible. Ce n'est qu'au moment de l'établissement de cartes fiables de ce qui existe au-delà des colonnes d'Hercule (détroit de Gibraltar) sont mises au point, méthodiquement, voyages après voyages, dans lesquelles on mentionne soigneusement les différents courants rencontrés, qu'on s'éloigne de plus en plus et de plus en plus durablement des côtes. Ce n'est aussi qu'après la découverte d'un certain nombre de matériels pour gouverner de grands navires (qu'ils soient marchands ou de guerre), qu'on songe à s'aventurer beaucoup plus loin, tentant de gagner des îles d'attaches, qui parfois... n'existent pas! 

A ce siècle donc, le vaisseau de ligne constitue l'épine dorsale des grandes flottes européennes. Ce navire est l'association du galion, bâtiment marchand d'origine anglaise, aux formes de coque bien étudiées, aux lignes élancées, amputé des énormes châteaux des caraques, et de l'artillerie moderne composée de grosses pièces de bronze ou de fonte se chargeant par la bouche. Au lieu d'une étonnante collection de pièces légères hérissant les châteaux, l'artillerie se répartit sur les flancs en deux ou trois batteries percées de sabords. Avec la standardisation générale des calibres, on utilise au XVIIIe siècle des pièces de 8 à 36, les plus lourdes garnissant la batterie basse. Mis au point de 1635 à 1638, le Sovereign of the Saes de 104 canons, copié en France avec la Couronne de 70 canons, constitue le prototype de ce nouveau type de bâtiment qui inaugure son efficacité lors de la première guerre anglo-hollandaise de 1652-1654. C'est le point de départ d'un course aux armements qui concerne tous les grands États. Avant en ampleur peut-être que les canons terrestres, cette course aux armements met ne branle toute une chaîne  spécialisée militaro-industrielle (le nombre de composants d'un navire est proprement gigantesque...), qui préfigure les grandes courses aux armements modernes, de mer, de terre ou aériens...

  Ce qui ne veut absolument pas dire que les galères aient disparu de la circulation des mers. En effet, c'est précisément des engagements en mer opposant ce nouveau genre de navire à des galères (même nombreuses) qui ont montré l'efficacité des nouveaux gros bateaux, que dépérit peu à peu le modèle de la galère, du fait de sa faiblesse de feu et qui garde sa faible maniabilité. Elle ne joue plus que le rôle de bâtiment auxiliaire. Il faut compter aussi, car même des commandants de navire trouvent plutôt embarrassantes ces "petites" embarcations armées, avec les solides intérêts économiques...

Tout au long du moyen Age, tout un écheveau d'intérêts économiques s'organise autour de la construction et de la mise en oeuvre de ces galères, dont certaines de dimensions respectables. Les moindres ne sont pas les personnels attachés au fonctionnement de ces galères. Le métier de marinier de rame, qui est appelé à de grandes transformations (en marinier de voile notamment) est celui d'un très grand nombre de personnels, qui ne suffisent plus à partir du moment où s'installe un commerce régulier de marchandises. Plus de rameurs sont requis, plus la pénurie commence à se faire sentir, et plus ces rameurs sont coûteux. Aussi, vers le XVe siècle prélève t-on des condamnés dans les prisons pour ramer sur les navires. Progressivement s'institue une peine de justice, et dès le XVe siècle, on condamne directement aux galères. Les galériens sont enchaînés, même sur les navires de guerre. Plus tard, la littérature transcrira leurs conditions sur celles des anciens esclaves alloués sur des galères (notamment sous l'Empire romain), qui eux bénéficiaient de bien plus d'attention, d'autant plus que leurs maîtres tenaient à les récupérer ensuite (espoir souvent déçu...). On en vient à ancrer dans l'imaginaire, des galériens condamnés dans toute l'Antiquité, alors que même la condition des esclaves est bien plus complexe que celle de leurs "collègue" postérieurs qui eux vivent dans des conditions épouvantables... Ce qui est réellement celle de ces galériens des XVe-XVIIIe siècles... qui gardent cette appelation même dans les temps de navires de ligne qui font beaucoup plus appel à la force du vent.

  En marge de quelques opérations amphibies ou de défense de places fortes littorales, les galères ne servent bientôt plus qu'à remorquer des vaisseaux à l'entrée ou à la sortie des ports, quand on ne les utilise pas tout simplement comme navires d'apparat pour le transport des hautes personnalités. La France supprime son corps de galères en 1748. Venise s'obstine à en conserver jusqu'à la fin de son indépendance, et le dernier combat de galères oppose Russes et Suédois en Baltique en... 1808. 

      Jusqu'à sa disparition au milieu du XIXe siècle, le vaisseau ne cesse de se perfectionner. Tendance générale, on recherche l'augmentation de sa puissance, donc de son tonnage, tout en améliorant le tracé des formes et la répartition de la voilure. Comme pour l'armée de terre, toute une réglementation se met en place, harmonisant les calibres des canons et la vitesse du navire, fixant des classes de vaisseaux dont la puissance oscille de 50 à 100 canons, voire même 118 canons. Un des plus célèbres des trois-ponts français, les États de Bourgogne, est lancé en 1780, devenu Océan en 1842 et n'est détruit qu'en 1855. 

   Indépendamment de ces mastodontes dont le Victory de Nelson est un des exemples les plus célèbres, la préférence des grandes marines concerne des navires de dimension plus modestes. A la fin du XVIIIe siècle, les vaisseaux les plus répandus sont des deux-ponts de 70 à 80 canons. Les navires français comptent parmi les plus réussis, encore que les bâtiments britanniques inaugurent des coques doublées de cuivre qui donnent de meilleures qualités nautiques dans les mers tropicales.

L'artillerie à bord ne cesse de s'améliorer dans le même temps. Elle gagne en précision et en portée, de l'ordre de 500 mètres, encore que les pièces ne soient réellement efficaces qu'à des distances dix fois plus courtes. Il est plus difficile d'atteindre le but qu'à terre, aussi dans les courses entre frégates par exemple, il faut trouver un compromis entre la vitesse et la portée des canons, faute de quoi, on risque de couler avant l'adversaire. Car si on recherche l'abordage finale pour récupérer le navire final, la préférence va à la bonne canonnade précédente, surtout dans les combats impliquant de nombreux navires de part et d'autres. Les vaisseaux en général s'allongent et les flottes s'homogénéisent, pour les grandes puissances.

  A une flotte d'échantillons construits par des "maitres de hache" - praticiens, agissant par savoir-faire héréditaire et par expérience, à coup de secrets de famille jalousement et parfois violemment gardés -, succèdent des escadres de demi-séries imposées d'en haut, d'ingénieurs-constructeurs de la marine sortis des écoles de marine. L'administration voudrait des navires "standardisés" mais la série s'avère impossible à atteindre vus les multiples perfectionnements d'une année sur l'autre. Par contre dans la fabrication d'un certain nombre de composants comme les poulies fabriquées par la machine à vapeur dans les années 1770-1790, et comme les canons de bronze plein, l'industrie fonctionne de plus en plus en fonction de normes de production qui permet de les fabrication très vite.

  Les performances de ces grands voiliers progressent sensiblement. Au milieu du XVIIIe siècle, la vitesse ne dépasse que rarement 3-4 noeuds. Vers 1790, celle de 9-10 noeuds est devenue l'objectif. Parallèlement, la capacité d'emport en munitions et vivres passe d'une autonomie de 5 à 6 mois, mais beaucoup moins pour l'eau, ce qui met à portée des escadres des grandes puissances européennes l'ensemble des océans. 

   Mais le grand problème de ces navires est leur bois, surtout lorsqu'ils voguent à grande vitesse. Son usure est telle, conjuguée avec les effets des combats et des gros de tempête, que peu atteignent les 15 ans de service que l'on attend d'eux. De plus, si la production tourne ente les XVIIe et XVIIIe siècle à pleine régime, le nombre de navire complètement ratés reste important. Le problème dans ces cas-là, c'est que l'on en s'en "aperçoit" qu'assez tard, le pire l'étant évidemment en pleine mer! Apercevoir est mis entre guillemets car entre les armateurs, l'ingénieur, les possibles contrôleurs de la marine, le capitaine... les échanges courtois sont légions, si on n'ose pas parler de connivences coupables. Disons qu'entre gens de la marine, à ces époques-là, quantités d'arrangements peuvent avoir lieu, mais les problèmes n'interviennent pas seulement dans la marine. Dans toutes les armées, un certain nombre de dysfonctionnements est le résultat direct de malfaçons qui peuvent avoir de très graves conséquences, et parfois, seulement parfois, des sanctions en découlent. Le service du contrôle technique des armées se met en place très lentement, en fonction de la vitesse de fonctionnement des arsenaux et de la volonté politique de les doter de moyens suffisants... Très souvent, une grande partie des ateliers travaillent pour des radoutes, refontes et même reconstructions. Les prix grimpent vite, ce que les politiques  et les financiers (Choiseul notamment, dont les rapports sont très critiqués par les armateurs) voient souvent surtout. Mais c'est à ce prix que des navires conçus pour 15 ans de service peuvent aller jusqu'aux quarante ou cinquante ans... Mais sont-ce les mêmes navires? 

   Les navires de combat, au nombre important sur mer et sur les chantiers, se subdivisent, à la fin de l'Ancien Régime, en trois catégories principales :

- les vaisseaux de ligne, destinés au grands combats ;

- les frégates rapides, d'abord essentiellement destinés à l'éclairage et aux relations isolées, mais qui, grâce à un armement de plus en plus lourd, en arrivent à jouer un rôle très important, à dominer même tous les autres navires ;

- les corvettes et assimilés (chébeks en Méditerranée), plus légères, destinées aux convois côtiers et tâches annexes.

   On constate d'ailleurs l'abandon des vaisseaux de 50 et de 64 remplacés par les puissances frégates. Cette puissance de base est entourée d'une "poussière navale" : brigs et avisos, chaloupes, canonnières (mais les brûlots deviennent rares), et aussi d'une flotte de service et de maintenance importante, flûte de transport (spéciales pour les mâts), anciens vaisseaux de ligne plus ou moins désarmés pour faire office de transport de troupes ou rasés en pontons portuaires, gabarres et chasse-marées, paquebots... Ainsi la flotte française de 1790 comporte 241 bâtiments à flot.

   La marine anglaise, beaucoup plus puissante, porte l'accent sur la supériorité numérique de ses vaisseaux sans négliger un "accompagnement" de frégates, de plus en plus fourni. Alors que dans les trois grandes marines rivales (Angleterre, France et Espagne) les grands navires représentent de 30 à un tiers des unités, les autres marines importantes (Russie, Danemark, Hollande, Suède) réduisent la part de "poussière navale". D'ailleurs, ce n'est pas parce que les commandements les trouvent peu utiles, mais cette "poussière" est très chère. Les marines de troisième rang (dont celle des Deux-Siciles jusqu'en 1860 l'une des plus modernes) combinent quelques unités lourdes avec des bâtiments rapides, destinés à lutter surtout contre la piraterie. 

   A ces flottes de guerre permanente, édifiées en même temps que les autres corps permanents des armées, s'ajoutent des flottes "para-étatiques" dont les principales sont celles des trois compagnies des Indes orientales. Nécessairement armés, ces navires sont souvent conçus selon un compromis entre le bâtiment de guerre et bâtiment de commerce, combinant souvent leurs inconvénients. Après quelques naufrages, la compagnie française des indes se met à les construire dans ses propres arsenaux, avant après la guerre de Sept ans que le Contrôle général ne les intègre purement et simplement dans la Marine Royale. D'ailleurs, l'obligation de construire une flotte de combat constitue la raison majeure de l'échec financier de la Compagnie française. seule la Compagnie anglaise, en adoptant de nouveaux matériaux (bois de teck) et certaines méthodes asiatiques (bords droits) fait bonne figure. Il faut encore ajouter à ces flottes des flottes, beaucoup plus réduites, pirates ou corsaires, dotées la plupart du temps de navires construits dans des chantiers navals officiels (concédés de gré ou de force..) qui écument les mers jusqu'à l'orée du XXe siècle...

   Les multiples transformations impliquent le recours constant à l'innovation. Arme technique par excellence, la marine stimule la recherche scientifique, suscite invention et innovation, qui, à leur tour, se heurtent parfois à des résistances mentales... et sociales car bousculant des situations établies. Les grandes marines sont, de ce fait, avant la révolution industrielle, l'un des domaines les plus dynamiques de l'Ancien Régime, l'un des secteurs de pointe, tant par leurs méthodes que par une partie de leur personnel.

Le bâtiment de combat représente un compromis d'une extraordinaire complexité entre les contraintes techniques, les tâtonnements des innovations scientifiques et techniques, les coûts de construction et d'entretien, les choix d'indépendance et de dépendance des marchés des matières premières comme des produits finis... Le navire reste à la fin du XVIIIe siècle fondé sur le couple du bois-moteur/voile-hommes : théoriquement l'on reste à l"intérieur d'un même "système technique". Sous ces apparences se cache pourtant une énorme dénivellation - plus encore intellectuelle que matérielle. Un "80" représente un énorme progrès par rapport à un vaisseau du milieu du XVIIe siècle. Cette mutation s'est faite par accumulation de micro-innovations souvent imperceptibles.

     

      Les navires de ligne, de même que les galères d'avant, bataillent en groupe. Ce n'est que dans les opérations de corsaires et de pirates que l'on peut voir un combat avec peu de navires, voire deux seulement, et de manière totalement disproportionnée le plus souvent, sauf mission de couler un gros navire pour le compte d'une puissance étatique, entre un navire de guerre et un navire de commerce. Ces navires voyagent et combattent en escadre opérant sous un même chef (installé dans un navire-amiral). La flotte de guerre, comme sur terre, est ordonnée alors en avant-garde, corps de bataille et arrière-garde. Une escadre est généralement subdivisée en divisions. Fréquemment, en fonction du nombre de vaisseaux, la division comporte trois ou un multiple de trois vaisseaux (pour des questions de manoeuvres contre une flotte ennemie). A côté des vaisseaux de ligne formant la ligne de bataille, on trouve des frégates, chargées de diverses missions (liaison, reconnaissance, répétition des signaux ou aide au remorquage...), d'autres navires aux fonctions diverses (brûlots, transports, navires-hôpital...)...

 La tactique navale n'émerge en tant que discipline adoptée par toutes les grandes marines que dans les dernières années du XVIIIe siècle. Alors que du temps des galères, on peut chercher à mener une sorte de bataille terrestre sur bateaux : préparation d'artillerie, abordage, bataille rangée (plus ou moins..° dans le navire ennemi... du temps des vaisseaux de ligne, la bataille a toujours pour but d'envoyer par le fond l'adversaire ou de le désemparer suffisamment pour pouvoir l'aborder, et obtenir rapidement sa reddition. Les vaisseaux voyagent souvent en ligne de file, mais dans la bataille, pour pouvoir utiliser au maximum les bouches à feu, tous les vaisseaux se mettent en boucle deux par deux, chacun des adversaires tentant de mettre l'autre sous des feux croisés tout en évitant de l'être. La canonnade constitue l'essentiel du combat entre les deux lignes, avec des résultats tantôt spectaculaires, tantôt décevants, une fois placées à des distances allant de quelques centaines à quelques dizaines de mètres. La forme de combat s'homogénéise tellement dans l'ensemble des grandes marines, qu'on en vient, comme sur terre avec ces agencements géométriques où chaque adversaire fait l'honneur de tirer chacun son tour, lorsqu'elles sont en confrontation à adopter les mêmes manoeuvres, les mêmes règles de combat, les mêmes scénarios de bataille tout à fait prévisibles... et qu'entre marins on se met en honneur de respecter... même si cela se solde par des engagements assez vains et pas du tout concluant. Même comme toujours, pour échapper au danger de ce fétichisme, apparaissent des marins et des officiers hardis et indisciplinés qui utilisent de belles combinaisons pour anéantir plus sûrement l'adversaire. C'est ainsi que le français SUFFREN et l'anglais NELSON réalisent des manoeuvres en T, disloquant leur propre formation pour lancer des navires par le travers de la ligne ennemis, la perçant de plusieurs points et la tranchonant pour isoler des éléments plus faciles à "réduire". (Général Pierre GOUBARD, site de l'ASAME www.asame.org)

 

    Au milieu du XIXe siècle, le vaisseau de ligne atteint son apogée et les grandes marines n"échappent pas à la tentation du gigantisme avec d'énormes trois-ponts de 4 000 tonnes, comme le français Valmy de 120 canons. Une remise en cause est cependant à la veille de s'imposer avec l'apparition de la vapeur et du "boulet creux". Les expériences menés dès 1817 sur le Triomphant, la réduction des forts de Saint-Jean-d'Ulloa en 1838 par l'escadre de Baudin soulignent les effets destructeurs des obus explosifs sur les coques et sur les murailles.

La guerre de Crimée, le premier grand conflit de l'ère industrielle, constitue le début d'une révolution dans le domaine de la marine de guerre, avec ces nouveaux boulets, dont l'usage signe le début d'une nouvelle course aux armements maritimes fondées sur des cuirasses, la propulsion à vapeur, l'hélice, une artillerie composée de canons rayés se chargeant par la culasse tirant des obus explosifs...

 

André CORVISIER, Dictionnaire d'art et d'histoire militaires, PUF, 1988.

 

ARMUS

Relu le 6 avril 2022

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26 avril 2016 2 26 /04 /avril /2016 08:51

      La tolérance fait partie du système de pensée de nombreux libéraux, surtout anglo-saxons. Les figures de John LOCKE et de John RAWLS, y sont associées de façon différente mais convergente.

 

Le sens du terme tolérance

  Catherine KINTZLER, philosophe et professeur émérite à l'Université de Lille III, explique que "le terme "tolérance" présente en français deux sens susceptibles de rencontrer la question de la violence. Le sens subjectif désigne une attitude consistant à accepter l'expression de la pensée ou de la position d'autrui lorsqu'on la désapprouve ou qu'on n'y adhère ps - il est un cas particulier du sens général du terme tolérance qui désigne le fait de supporter quelque chose sans réaction particulière ou sans lui opposer de résistance ou d'obstacle.

Le sens objectif du terme désigne un principe politique mis en place au XVIIe siècle et théorisé par la Lettre sur la tolérance (1689) de John Locke initialement publiée en latin, ainsi qu'un régime démocratique en vigueur dans de nombreux États de droit, notamment anglo-saxons. La langue anglaise classique distingue ces deux sens, le mot toleration étant plutôt utilisé dans le second cas comme l'indique la traduction anglaise du titre de la Lettre de Locke."

C'est de ce sens objectif et politique que l'auteure traite, "d'abord parce qu'il est le plus riche, ensuite parce qu'il reprend et relève le sens subjectif dans la mesure où il engage les religions sous le régime psychologique moderne de la croyance.

Le fait que la distinction lexicale entre tolérance et toleration soit inconnue dans la langue française ne tient probablement pas à des motifs linguistiques puisque le terme toleration serait facilement admissible en français. On peut avancer un motif historique : pour émanciper l'État de la tutelle religieuse et abolir les violences inter-religieuses ou inter-communautaires, la France n'a pas installé un régime correspondant à la toleration de Locke, mais elle s'est tournée vers le régime de laïcité du fait qu'elle a été longtemps soumise à l'hégémonie politique d'une religion. Cette bifurcation et cette concurrence entre les deux modèles rendent leur examen parallèle éclairant. On y relèvera des rapports à la violence analogues dans leur problématique mais différents dans leurs dispositifs philosophiques et dans leurs effets politiques."

Elle examine la tolérance liée à la psychologisation du phénomène religieux et la conjonction et la disjonction entre foi et loi.

"Le régime de la tolérance est un progrès considérable dans la conquête des libertés. (...) (La tolérance) se fonde sur le principe de l'incompétence du domaine religieux en matière civile et politique et sur sa réciproque, l'incompétence du domaine civil et politique en matière de conviction religieuse. L'un des arguments utilisés par Locke pour soutenir la thèse de la stricte séparation entre les deux domaines est l'hétérogénéité ds moyens auxquels chacun d'eux peut recourir efficacement.

 

Société civile et société religion devant la tolérance

    La preuve que la société civile et la société religieuse sont disjointes c'est que, lorsque l'une prétend utiliser les moyens de l'autre pour les exercer sur son objet ou pour s'emparer de l'objet de l'autre, elle le fait en vain. Les moyens du pouvoir civil sont matériels, en dernière analyse, il recourt à la contrainte sur les corps et les biens. Le pouvoir religieux de son côté ne peut recourir qu'à la persuasion. On ne peut confondre les deux types de moyens. Si quelqu'un s'obstine à ne pas respecter la loi civile, il est inutile de l'exhorter ou d'essayer de le convaincre, il faut le menacer et le punir des peines prévues. En revanche, si quelqu'un refuse de reconnaître la "vérité" d'une religion, aucune contrainte matérielle ne pourra le faire changer d'avis au fond de lui-même car cela relève de la "lumière intérieure" : on n'obtiendra par contrainte matérielle que des déclarations de façade. Ce serait même un péché contre une religion que l'on croit vraie que de la faire pratiquer des moyens extérieurs sous la contrainte. Certes, le brouillage des moyens est possible, on le voir même tous les jours : il est au coeur de la persécution religieuse sous sa forme politique d'État, mais aussi sous la forme de l'intolérance mutuelle entre religions dans la société civile. Mais il appartient à l'analyse philosophique de la révéler comme inepte en le ramenant à l'impossibilité de son concept.

Dans le raisonnement de Locke, un point doit retenir notre attention car il conditionne l'opération de la tolérance dans son rapport à la violence. Le cycle de la violence est rompu par la séparation entre le domaine civil et le domaine religieux, mais cette séparation elle-même suppose que les religions soient placées sous le régime psychologique d'une conscience croyante. Lorsque Locke, paradoxalement, par le religion "vraie", pour exposer le concept de tolérance, il entend par là que la "vérité" d'une religion relève non pas de la logique naturelle ni de l'expérience, pas davantage d'une ontologie absolue, mais bien de la persuasion intime qu'il appelle "lumière intérieure". Le régime de toute "vérité" religieuse n'est donc ici ni ontologique ni logique ni expérimental, mais psychologique, et cela vaut aussi pour les religions révélées - la révélation ayant un effet de vérité sur des consciences au sens moderne du terme, effet de vérité qui se traduit en un credo, en une foi.

Le régime de tolérance est pensable et possible sous la condition d'une psychologisation des religions, autrement dit sous la condition que toute religion soit appréhendée, y compris par ses fidèles, sous la forme de la croyance. On voit ici pourquoi le concept de tolérance est étroitement lié à la philosophie moderne du sujet, ce qui pourrait expliquer en partie sa diffusion au cours du XVIIIe siècle, ainsi que le succès du modèle politique qu'il inspire, jusqu'aux dernières années du XXe siècle. Mais on peut en conclure, parallèlement, que ce succès repose sur un consensus par lequel les religions qui se soumettent à ce modèle (et entrent ainsi dans des rapports de tolérance mutuelle) acceptent pour elles-mêmes de placer ou de déplacer leurs dogmes sous régime psychologique. Ce mouvement de déplacement de la notion de "vérité" religieuse a semblé aller de soi pendant de longues années, on pourrait le caractériser comme un travail de l'esprit des Lumières, mais on peut se demander s'il est définitif."

 

La laïcité à la française

     Poursuivant son raisonnement et son analyse du système de Locke, Catherine KINTZLER compare cette évolution à celle de la laïcité à la française, qui intervient plus tardivement dans sa théorisation et dans son application. Cette laïcité qui instaure également une séparation nette entre pouvoir civil et pouvoir religieux, "le fait avec des principes différents, avec des effets différents, et selon un dispositif de pensée différent.

"Le régime de la tolérance s'interroge à partir de l'existant, écrit-elle, : il y a différentes religions, différentes communautés et on les fait coexister en abolissant la violence qui les oppose. Cette coexistence s'appuie sur l'idée commune que tous croient à quelque chose, ou du moins à des valeurs et que, sans ces valeurs, le llien politique ne peut pas être construit valablement. Au-delà de la séparation entre le civil et le religieux, le modèle de la foi, pensé non plus comme un ensemble de croyances particulières mais comme une forme générale, est à la racine de l'association politique. Ainsi, dans le régime de tolérance pensé par Locke, le religieux est certes disjoint du pouvoir civil stricto-sensu, maus la forme du religieux fonde toute société, qu'elle soit civile ou religieuse.

Locke sépare en effet pouvoir civil et pouvoir religieux en examinant leurs propriétés ; leurs objets, leurs finalités et leurs moyens sont disjoints. La disjonction, en revanche, ne porte pas sur les motifs ni surtout sur la forme en tant que tels. Du reste, la tolérance n'est pas incompatible avec une religion d'Etat, il suffit que ce dernier ne recoure pas à la contrainte en la matière.

Le motif est la peur de perdre quelque chose ou de se perdre soi-même, la peur de la perte (domaine civil) et de la perdition (domaine religieux). La forme c'est le rassemblement, l'association. Les hommes veulent sauver leurs biens civils (leur liberté, leur sûreté, leurs biens), et s'associent pour cela en sociétés politiques. Parallèlement, ils veulent se sauver, sauver leurs âmes, et s'associent pour cela en sociétés religieuses. Ces sociétés sont enracinées dans l'adhésion à un lien, ce qui fait que le lien religieux et le lieu politique ont une forme radicalement commune, alors qu'ils ont des propriétés disjointes.

Aussi, dans sa Lettre sur la tolérance, Locke écrit qu'on ne peut pas admettre les incroyants et les athées dans une association politique parce qu'ils ne peuvent pas former de lien, ils ne sont pas fiables. Cette xclusion des athées repose sur la nature fiduciaire supposée de l'association. Elle a l'intérêt de rendre possible la formulation d'une question fondamentale : le lien politique a-t-il besoin du lien religieux comme modèle?

A cette question, Locke répond positivement. Il faut retourner la réponse pour obtenir la laïcité : pour construire l'association politique, la référence à la forme religieuse (et a fortiori à tout contenu religieux) n'est pas nécessaire. Cela signifie notamment que l'adhésion à l'association politique ne requiert pas non plus la forme psychologique sous laquelle la tolérance pense l'appartenance religieuse (par exemple, la croyance à des valeurs), bien qu'elle ne l'exclue pas. Cela signifie en outre qu'il n'est pas non plus nécessaire, pour penser un régime laïque, de placer les religieux particulières sous régime psychologique. La laïcité prétend se donner les moyens d'abolie la violence inter-religieuse quelque soit la nature de l'adhésion des fidèles, qu'elle soit perçue par eux sous le régime psychologique de la croyance ou sous le régime objectif de la nécessité absolue. Cette indifférence au régime de l'appartenance religieuse n'a pas toujours été mesurée à sa juste dimension, et n'apparait clairement que lorsque le consensus "psychologique" requis par le régime de tolérance est remis en question, notamment par une ou des religions qui ne consentent pas au déplacement sous régime psychologique et qui entendent maintenir leurs dogmes comme des vérités au sens ontologique." Elle indique que "le retournement de la réponse à la question de la consubstantialité entre le lien politique et la forme du lien religieux, qui aboutit à la disjonction complète entre le modèle de la foi et la constitution de l'association politique, est cependant préparé par une forme élargie de la tolérance, notamment développée par Pierre Bayle."

 

Pluralité des croyances et paix civile

    La thèse de John LOCKE se fonde à la fois sur l'analyse politique du pouvoir civil, qui convainc que la pluralité des croyances religieuses n'est pas un obstacle à la paix civile, et sur l'analyse des bornes de nos facultés de connaissance menée dans l'Essai sur l'Entendement Humain. Ses deux principes limitatifs et réciproques ont pour origine également l'analyse politique du type de société que constitue une Église et des lois qu'elle est en mesure d'édicter. Le principe de la persuasion du coeur est le nerf de l'argumentation. Contraindre un homme à professer des articles de foi ou à pratiquer un culte que sa conscience réprouve et que son esprit rejette, ce n'est pas oeuvrer à son salut mais l'en éloigner, car c'est lui faire commettre une hypocrisie. Notons que l'habitude dans de nombreuses contrées de contraindre à la conversion révèle bien l'hypocrisie de maintes religions entretenue par ses représentants eux-mêmes, qui se satisfont souvent d'une apparence d'acceptation et d'adhésion. John LOCKE parvient à préserver les prérogatives de la conscience individuelle, sans que celle-ci puisse menacer l'autorité du pouvoir civil et servir de prétexte à la désobéissance civile. 

Mais son principe de tolérance n'est pas universel. S'il s'applique aux sectes, dans la mesure où rien ne les distinguent des Églises instituées, sa limite d'applicabilité réside d'une part dans les Églises qui prêchent elles-mêmes l'intolérance, ou dont la doctrine menace l'autorité politique (c'est le cas de l'Église catholique pour cet auteur), d'autre part dans l'athéisme. La position de John LOCKE révèle sur ce point le fondement théologique de sa philosophie politique : seule l'obéissance à la loi naturelle, et donc la croyance en Dieu, peuvent garantir "les promesses, les contrats, les serments et la bonne foi, qui sont les principaux liens de la société civile" (Lettre sur la tolérance). Contrairement à la doctrine de l'athée vertueux, qui se répand au XVIIIe siècle (notamment face à la figure du fanatique religieux), pour lui, on ne peut vivre en paix avec les athées.

Son principe de tolérance ne signifie donc nullement une totale autonomie des sphères civiles et religieuses. Il reconnait au magistrat civil un pouvoir d'intervention dans les questions cultuelles, lorsque certains rites sont de nature à menace la paix civile. Tout risque de conflit entre le devoir d'obéissance au magistrat et le devoir d'obéissance à sa conscience n'est donc pas exclu. En ce cas (et c'est un aspect curieux de la doctrine lockienne) l'homme doit en quelque sorte se soumettre simultanément aux deux autorités, en obéissant à sa conscience, tout en acceptant les sanctions de sa désobéissance civile : "Car le jugement que chacun porte d'une loi politique, faire pour le bien du public, ne dispense pas de l'obligation où l'on est de lui obéir" (Lettre sur la tolérance). C'est seulement dans le cas où le magistrat outrepasse les limites de son pouvoir légitime que les sujets ne sont plus tenus de lui obéir. En ce cas il fait s'en remettre à Dieu pour juger le différend. (Marc PARMENTIER).

 

Pratique et principe de tolérance

   Il faut distinguer la pratique de tolérance (définie par exemple par le philosophe Bernard WILLIAMS) du principe de tolérance. La tolérance peut se faire par indifférence aux croyances d'un groupe, et la tolérance comme idéal n'est en jeu que lorsqu'un groupe se préoccupe activement de ce que font, pensent ou "sont" les autres.

Brian LEITER ne veut pas limiter le débat sur la tolérance à des croyances religieuses différentes, mais veut au contraire l'élargir à toutes les croyances et comportements différents, chose qui ne se fait que tardivement historiquement, notamment sur le plan des moeurs (orientation sexuelle notamment). Dans tous les domaines pratiquer la tolérance est une chose, avoir une raison de principe de tolérance en est une autre. La pratique de tolérance n'implique pas ce que WILLIAMS appelle une "vertu" de tolérance. Bernard WILLIAMS fait partie de ceux qu'on appellent hobbesiens (par référence aux réflexions de Thomas HOBBES). Ils partagent avec les lockiens ce que Brian LEITER appelle l'imitation du dévouement au principe de tolérance. "A la première lecture de John Locke, son principal argument en faveur de la tolérance religieuse qui n'est pas spécifique à la doctrine anglicane est que les mécanismes coercitifs de l'Etat sont inadaptés pour produire un réel changement dans la croyance en une religion ou en d'autres choses. (...). Par conséquent, disent les lockiens, nous ferions mieux de nous habituer à tolérer en pratique - non parce qu'il y aurait une raison de principe ou une raison morale de permettre aux hérétiques de prospérer, mais juste parce qu'il manque à l'État les outils pour les soigner de leur hérésie, pour leur inculquer les croyances supposées correctes." Ceci n'est pas exactement juste car dans son argumentation, LOCKE se réfère aussi aux fondements moraux (hypocrisie, retournement contre les valeurs que l'Église défend officiellement, et in fine, sur lesquelles, dans sa conception, le pouvoir civil se fonde ) sur l'impossibilité de le faire.

        Brian LEITER, par contre, écrit fort justement que LOCKE ne s'est pas totalement rendu compte de la mesure dans laquelle "les États - et dans les sociétés capitalistes - les entités privées peuvent employer des moyens sophistiqués pour contraindre effectivement les gens à adopter certaines croyances, moyens qui sont à la fois plus subtils et plus efficaces qu'il ne l'imaginait." L'argument "instrumental" de John LOCKE en faveur de la tolérance ne devrait finalement pas d'être un grand secours pour le défenseur de la tolérance, "en raison de son incapacité (compréhensible) à rendre compte de toute la complexité de la psychologie et de la sociologie de l'inculcation de croyances." Pour le professeur de droit et directeur du Centre pour le droit, la philosophie et les valeurs humaines à l'Université de Chicago, les hobbesiens et les lockiens partagent avec beaucoup d'autres cette imitation de la tolérance par principe. Il cite notamment Frédéric SCHAUER (largement de l'incompétence gouvernementale) avant d'en arriver à la distinction pour lui des deux classes d'arguments de principe en faveur de la tolérance : les arguments moraux, exprimés comme tels et les arguments épistémiques (qui reposent également sur des considérations morales). Les arguments strictement moraux affirment soit qu'il y a un droit à la liberté d'adopter des croyances et de se livrer aux pratiques dont la tolérance est requise, soit que la tolérance de ces croyances et pratiques est essentielle à la réalisation de biens moralement importants. Brian LEITER subdivise ces arguments moraux en arguments kantiens et utilitaristes. Il considère d'abord les arguments kantiens de John RAWLS et les arguments utilitaristes de John Stuart MILL. 

  "Comme paradigme des arguments kantiens au sens large, considérons la théorie de la justice de John Rawls selon laquelle "la tolérance... est la conséquence du principe de la liberté égale pour tous" (Théorie de la justice), l'un des deux principes fondamentaux de justice que toutes les personnes rationnelles choisiraient dans ce que Rawls appelle la "position originelle". Les personnes y choisissent en effet les principes élémentaires de justice pour gouverner leurs sociétés et y opèrent sans la moindre information concernant leur place future dans la société ; information qui rendrait autrement leurs jugements partiaux et intéressés." Citant un passage du livre de John Rawls, l'auteur remarque que rien dans son argumentaire n'est spécifique à la religion : l'argument, comme Rawls le dit assez clairement, plaide en faveur des droits garantissant "la liberté de conscience", ce qui peut inclure, bien sûr, des cas de conscience ayant un caractère distinctement religieux, mais ne se limite pas à ceux-ci. l'argument dépend de la seule pensée que les personnes se trouvant dans la "position originelle" savent qu'elles auront certaines convictions sur la manière dont elles doivent agir dans certaines circonstances. Il existe de nombreuses variantes différentes de ces arguments, mais tous contiennent, sous une forme ou l'autre, l'idée centrale que protéger la liberté de conscience des ingérences de l'Etat maximise le bien-être humain - peu importe comment il faut exactement comprendre ce bien-être.

Pourquoi le fait de protéger l liberté de conscience contribue-t-il au bien-être humain? De nombreux arguments exploitent, au fond, une idée simple : le fait de pouvoir choisir ses croyances et son mode de vie (dans les limites de certaines contraintes (...)) rend la vie meilleure. Le fait de se voir dicter ses croyances ou son mode de vie rend inversement la vie plus mauvaise." C'est pour Brian LEITER l'argument de l'espace privé. "Est-il vrai que le fait d'accorder aux individus un espace privé maximise leur bien-être? Serait-il possible que de nombreux individus, peut-être la plupart d'entre eux, se rendent malheureux - c'est-à-dire moins bien lotis - précisément parce qu'ils font des choix idiots quant à ce qu'ils croient et comment ils vivent? Ou peut-être parce qu'ils ne font pas de vrais choix du tout, restant ainsi les otages de leur milieux socio-économiques tout en ne jouissant que de l'illusion du choix? Ces pensées antilibérales - familières aux lecteurs de Platon, Karl Marx et Herbert Marcuse parmi tant d'autres - ont peu de prises de nos jours au sein du courant principal de la théorie morale et politique de langue anglaise. Ce n'est toutefois pas, à ma connaissance, dû au fait qu'ils auraient été réfutés systématiquement." L'auteur met ensuite entre parenthèses de telles considérations en acceptant surtout pour l'exposé des conceptions, que l'argument de l'espace privé est plausible et énonce ainsi un fondement utilitariste de la tolérance. Il note avec raison que John RAWLS se restreint aux questions de conscience.

 

Tolérance et intérêt commun

   C'est dans le cadre de cette restriction, que l'on comprend mieux l'exposé de John RAWLS sur la tolérance et l'intérêt commun. Dans une argumentation à moitié juridique, qui fait souvent référence à la Constitution des États-Unis, il développe son positionnement dans le système social par rapport à la tolérance.

"La théorie de la justice, écrit-il, comme équité fournit (...) des arguments solides en faveur de la liberté de conscience égale pour tous. Je poserai comme acquis que ces arguments peuvent être généralisés d'une manière adéquate pour appuyer le principe de la liberté égale pour tous. C'est pourquoi les partenaires ont de bonnes raisons d'adopter ce principe. Il est évident que ces considérations sont importantes aussi pour la défense de la priorité de la liberté. Dans la perspective de l'assemblée constituante, ces arguments conduisent à choisir un régime garantissant la liberté morale, la liberté de pensée et de croyance, la liberté de la pratique religieuse, bien que celles-ci puissent être réglementées comme toujours par l'État au nom de l'ordre public et de la sécurité. L'État ne peut favoriser aucune religion particulière, il ne peut y avoir aucune pénalité, aucun handicap quelconque ou, au contraire, à ne pas en faire partie. La notion d'État confessionnel est rejetée. Au lieu de cela, les associations particulières peuvent être organisées librement comme leurs membres le désirent ; elles peuvent avoir leur propre vie interne, leur propre discipline à condition que leurs membrs aient réellement le choix de continuer à être affiliés ou non. La loi protège le droit d'asile en ce sens que l'apostasie n'est pas reconnue comme un délit légal, encore mois pénalisée comme tel, pas plus que le fait de ne pas avoir de religion du tout. De cette façon, l'État fait respecter la liberté religieuse et morale.

Tout le monde est d'accord pour dire que la liberté de conscience est limitée par l'intérêt commun pour l'ordre public et la sécurité. Cette limitation elle-même peut être aisément dérivée du point de vue du contrat. Tout d'abord, l'acceptation de cette limitation n'implique pas que les intérêts publics soient, en aucun cas, supérieur aux intérêts moraux et religieux ; elle ne nécessite pas non plus que le gouvernement envisage les affaires religieuses comme étant indifférentes ou revendique le droit de réprimer des convictions philosophiques à chaque fous qu'elles sont en conflit avec les affaires de l'Etat. Le gouvernement n'a pas autorité pour rendre les associations légitimes ou illégitimes, pas plus qu'il n'a cette autorité en ce qui concerne l'art et la science. Ces domaines ne sont tout simplement pas de sa compétence telle qu'elle est définie par une juste constitution. Au contraire, étant donné les principes de la justice, l'État doit être compris comme une association composée de citoyens égaux. Il ne s'intéresse pas lui-même aux doctrines philosophiques et religieuses, mais réglemente la poursuite, par les individus, de leurs intérêts moraux et spirituels d'après des principe qu'eux-mêmes approuveraient dans une situation initiale d'égalité. En exerçant de cette façon ses pouvoirs, le gouvernement se comporte comme l'agent des citoyens et satisfait aux exigences de leur conception publique de la justice."

A ce point, il est utile de préciser - et c'est la raison d'ailleurs pourquoi l'auteur en fait souvent un combat, que les conditions législatives et réglementaires de chaque &tat des États-Unis sont parfois différentes, influencées plus ou moins par des conceptions elles-mêmes religieuses, concerne des dispositions civiles et pénales sur le mariage, l'usage de stupéfiants, l'homosexualité, voire sur des aspects qui paraitraient curieux dans d'autres pays, sur les moments et les lieux de rassemblements publics, le respect du repos dominical, les "comportements" vestimentaires, etc... Par ailleurs, par associations, l'auteur à une conception très large qui dépasse les domaines réservés souvent à ce terme en Europe : communautés à superficie parfois très grandes,  soumises à des règles très spécifiques, espaces réservés à des secteurs privés dans lesquels s'exercent des dispositions parfois très particulières... Les compétences des tribunaux varient également, de manière importante, non seulement suivant les États, mais aussi des comtés, des bourgades... Le combat de John RAWLS est surtout, comme celui de ses "collègues", de préserver la liberté contre les empiètements toujours possibles de l'État fédéral...

"C'est pourquoi on rejette également la conception de l'État laïc omni-compétent (lequel pourrait intervenir en tout temps et en tout espace de manière uniforme, précisons-le), puisqu'il découle des principes de la justice que le gouvernement n'a ni le droit ni le devoir de faire ce qui lui ou une majorité (ou quiconque) veut concernant les questions de morale et de religion. Son devoir est limité à la garantie des conditions de la liberté morale et religieuse égale pour tous.

Si on tient compte de tout ceci, il semble maintenant évident qu'en limitant la liberté au nom de l'intérêt commun pour l'ordre public et la sécurité le gouvernement agit d'après un principe qui serait choisi dans la position originelle. Car, dans cette position, chacun reconnait que la perturbation de ces conditions est un danger pour la liberté de tous. Cela découle de la compréhension que le maintien de l'ordre public est une condition nécessaire pour que chacun réalise ses fins, quelles qu'elles soient (pourvu qu'elles restent dans les limites), et remplisse ses obligations religieuses et morales telles qu'il les comprend. Restreindre la liberté de conscience à l'intérieur des limites, tout imprécises qu'elles soient, de l'intérêt de l'Etat pour l'ordre public est une contrainte dérivée du principe de l'intérêt commun, c'est-à-dire de l'intérêt du cityen représentatif égal aux autres. Le droit du gouvernement à maintenir l'ordre public et la sécurité est un droit qui donne des pouvoirs, un droit qui est nécessaire au gouvernement s'il doit remplir son devoir de faire respecter impartialement les conditions nécessaires  à la poursuite par chacun de ses intérêts et au respect de ses obligations, telles qu'il les comprend.

De plus, la liberté de conscience ne doit être limitée que s'il y a une probabilité raisonnable pour que, sinon, l'ordre public que le gouvernement devrait maintenir soit troublé. Cette probabilité doit être basée sur des données et des raisonnements acceptables par tous. Elle doit être appuyée par l'observation et les modes de pensée ordinaire (y compris les méthodes de l'enquête scientifique rationnelle quand elles ne sont pas sujettes à controverses), c'est-à-dire ceux qui sont généralement reconnus comme corrects. Or, cette confiance dans ce qui peut être établi et connu par tous est déjà elle-même fondée sur les principes de la justice. Elle n'implique aucune doctrine métaphysique particulière ni aucune théorie de la connaissance. Car ce critère fait appel à ce que tous peuvent accepter. Il représente un accord pour limiter la liberté en se référant seulement à une connaissance et à une compréhension communes du monde. Le fait d'adopter ce critère n'empiète sur la liberté de personne, liberté égale pour tous. D'autre part, le fait de s'éloigner de modes de raisonnement généralement reconnus impliquerait qu'on accorde une place privilégiée aux conceptions de certains par rapport à celles des autres, et un principe qui permet ce genre de choses ne pourrait être l'objet d'un accord dans la position originelle. De plus, poser comme condition que les conséquences pour la sécurité de l'ordre public ne doivent pas être de simples possibilités ni même, dans certains cas, des probabilités, mais des certitudes présentes ou imminentes, n'implique aucune théorie philosophique particulière. Cette exigence exprime simplement la place élevée qui doit être accordée à la liberté de conscience et de pensée."  

John LOCKE tient à se situer différemment de Saint Thomas d'Aquin bien entendu, puisqu'il accorde le primat sur la foi intolérante, mais également de John LOCKE et de Jean-Jacques ROUSSEAU. "Locke et Rousseau limitaient la liberté sur la base de ce qu'ils considéraient comme des conséquences claires et évidentes pour l'ordre public. Si les catholiques et les athées ne devaient pas être tolérés, c'était parce qu'il paraissait évident qu'on ne pouvait pas faire confiance à de telles personnes pour respecter les liens de la société civile. Il est probable qu'une plus grande expérience historique et une connaissance des possibilités plus étendues de la vie politique les auraient convaincus de leur erreur ou, du moins, que leurs affirmations n'étaient vraies que dans certaines circonstances." (Théorie de la justice, 1971)

 

John RAWLS, Théorie de la justice, Éditions Points, 2009. Brian LEITER, Pourquoi tolérer la religion, Une investigation philosophique et juridique, éditions markus haller, 2014. Marc PARMENTIER, Locke, dans Le Vocabulaire des philosophes. Catherine KINTZLER, Tolérance, dans Dictionnaire de la violence, PUF, 2011. John LOCKE, Lettre sur la tolérance, PUF, 1965.

 

PHILIUS

 

Relu le 7 avril 2022

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24 avril 2016 7 24 /04 /avril /2016 08:50

      Le mot tolérance s'avère d'un emploi bien plus large que celui acquis historiquement sur la lancée des guerres de religions européennes. Alors que ce mot, né donc au XVIe siècle, est d'abord réservé à la question religieuse, entre religions, à l'intérieur de la Chrétienté, il s'étend aux relations avec toutes les religions et au XIXe siècle, avec la libre pensée. Émerge alors à côté de la tolérance religieuse, la tolérance civile, la tolérance vis-à-vis d'opinions politiques différentes. 

  Le conflit est de toute façon là, entre tous les êtres humains, mais tout dépend de la manière dont il s'exprime, notamment face aux nécessités de la coopération. Il peut être dissimulé pour de multiples raisons, il peut être nié, même si physiquement il est bien souvent présent sous formes d'injustices. Il peut être nié car ces injustices peuvent être considérées comme... justes, car les individus (croient qu'ils) naissent avec des attributs précis et des fonctions précises, parce que c'est nécessaire ou par qu'il s'agit d'un destin. D'un destin décidé par Dieu souvent, par les dieux parfois, et tant qu'on y est parce que l'âme a transmigré (voyageant dans des véhicules plus ou moins socialement dotés) (hindouisme, bouddhisme), ou réside là par punition ou pour subir des épreuves. Très souvent dans l'histoire, la tolérance (qui va vers l'acceptation, l'adhésion) par rapport à sa condition est liée à des représentations religieuses/spirituelles.

   Mais ce genre de réflexion est peu usité, et dans les temps où les conflits religieux revêtent une acuité puissante, il s'agit surtout de savoir si les relations humaines sont sous le signe de l'intolérance ou de la tolérance religieuses.

    

      Alors la réflexion s'oriente plus vers la question du règlement de ces conflits religieux.

L'intolérance par rapport à des doctrines et des fois différentes se manifeste particulièrement dans les religions monothéistes où la question de l'individu, du salut individuel, revêt une importance de premier plan. Dans un univers mental où l'individu ne peut se dissocier de la communauté dans lequel il vit, la question ne revêt pas la même urgence existentielle. Dans un univers mental où n'existe pas de Dieu personnel, où les dieux sont accolés à des puissances naturelles, où il existe autant de dieux que de possibilités d'intercéder auprès d'eux pour acquérir au quotidien le plus de fortune ou le moins d'infortune possibles, dans l'univers de ce qu'on a appelé, par opposition aux religions monothéistes, les religions polythéistes, en oubliant parfois des religions/spiritualités où n'existent au maximum que des esprits voisinant avec les humains, la question de la tolérance ou de l'intolérance n'apparait même pas...

A partir du moment où se pose la question de l'existence de Dieu comme personne et souvent comme créateur, où un peuple se dit celui de ce Dieu, étant par essence précisément le peuple élu, il ne peut y avoir place pour plusieurs croyances en même temps et dans un même lieu. Et alors se pose la question de la relation jalouse entre ce Dieu créateur et maitre de toutes choses et de sa créature. Plus ou moins libre, plus ou moins difficile, cette relation est toujours interprétée, puis cette interprétation est figée dans des textes sacrés (on discute alors d'alliances...). Et ce qui est adoré, prié, honoré est le Dieu d'une classe religieuse, quel que soit son nom, qui possède dans la société un rôle dominant, déterminant, concentrant à la fois le savoir et le pouvoir spirituels, lesquels ne peuvent que s'appuyer sur des puissances "temporelles", elles-même bénies et honorées.

Tant que l'on reste entre hommes d'un même Dieu, la question de l'intolérance et de la tolérance ne se posent toujours pas, sauf pour quelques exceptions très liées d'ailleurs à la notion de tabous, d'actes défendus. Mais très rares - on n'en connait pas! - sont les peuples qui ne côtoient pas d'autres aux croyances religieuses autres. Que ce soit les Hébreux au contact des Égyptiens et autres peuples non élus, que ce soit les sectaires de tout bord qui pensent posséder seuls la Vérité, apparaissent clairement les limites respectives de la tolérance et de l'intolérance. Les peuples environnant Israël, on doit penser par là parce qu'il n'y a guère d'autres possibilités historiquement, ont vite appris le caractère "spécial" de la relation de ce peuple et de ce Dieu. L'intolérance par rapport aux croyances religieuses de peuples qui très souvent l'asservissent, asservissement qui conforte d'ailleurs sa croyance en un destin exceptionnel, se manifestent physiquement par des désobéissances plus ou moins étendues envers les lois des maitres égyptiens, lesquels d'ailleurs manifestent une indifférence moqueuse par rapport à ces croyances d'un Dieu unique personnel accolé à tout un peuple tout aussi unique.

On retrouve souvent ensuite ce schéma dans les relations entre peuples vainqueurs et peuples soumis à identité religieuse forte (N'oublions pas que "normalement" dans l'Antiquité, la souplesse des croyances permet au peuple vaincu d'adopter les dieux des vainqueurs, vu que manifestement ils sont les plus forts!).

Les persécutions contre les Chrétiens sous l'Empire romain sont le fait beaucoup plus des jalousies/concurrences entre Juifs et Chrétiens, des recherches permanentes de boucs émissaires face aux malheurs, de désobéissances aussi à l'autorité civile, que d'une volonté de détruire l'idée d'un Dieu personnel, que les Romains païens ne comprennent tout simplement pas... Les persécutions à l'intérieur de l'Empire devenu chrétien touchent tous ceux qui n'adhèrent pas à la nouvelle spiritualité, et elle est, semble-t-il, beaucoup plus féroce et systématique que les persécutions inverses précédentes, car s'appuyant de plus en plus solidement sur des textes, des exégèses savantes, et sur une organisation spirituelle matériellement bien soutenue par des armées bénies. Sans entrer dans le détail de l'histoire qui inclu aussi bien d'autres aspects qui interfèrent entre eux, l'intolérance aux croyances hérétiques, divergentes à l'intérieur de la Chrétienté a pu s'exprimer de manière souvent sanglante, avant qu'une grande contestation puisse s'y manifester, moins facile celle-là à oblitérer.

     On remarque un enchevêtrement de rivalités princières, dynastiques, de contestation sur le caractère vénal des charges ecclésiastiques, de considérations bien matérielles sur des impuissances de puissances spirituelles sur les malheurs du monde (pensons à la Grande Peste par exemple, mais aussi aux mauvaises récoltes...), de découvertes scientifiques qui vont tout simplement à l'encontre des Ecritures telles qu'elles sont alors interprétées, pour donner un cocktail d'intolérances réciproques. Lesquelles donnent aux conflits une coloration sanglante, car sont liées des enjeux spirituels et des enjeux matériels de puissance bien temporelle... 

     Pourquoi des croyances différentes en ce qui concerne le salut personnel et collectif provoquent de telles manifestations d'intolérance? Sans doute faut-il chercher du côté de la psychologie du croyant en un Dieu personnel. Comme la croyance ne repose que sur la foi, celle-ci n'étant supportée que par des habitudes de pensées (sur le corps notamment) et par des interprétations précises de textes sacrés, comme il n'existe pas de possibilités de preuves visibles de l'existence de Dieu, ni même d'un monde en dehors de l'existence terrestre, toute contestation de cette foi la fragilise, la questionne, la rend particulièrement angoissée.

L'opposition à cette foi d'une autre foi qui "prétend" en plus reposer sur les mêmes textes sacrés, provoque psychologiquement quelque chose d'assez intolérable, justement... Plus que de se coltiner un conflit interne, intellectuellement et psychologiquement parlant, il est tout de même moins fatiguant et plus sûr de se débarrasser de toute cette contestation, d'autant plus que celle-ci a des conséquences matérielles immédiates sur les situations sociales... 

    Pour faire face aux conséquences de cette intolérance, un cortège sans fin de massacres, de guerres et de persécutions, tous événements où personne ne semble emporter la décision, beaucoup d'intellectuels, dans tous les camps, proposent et parfois tentent d'imposer - par monarques interposés - un régime de tolérance. On ne remet pas en cause la possibilité d'autres interprétations des textes sacrés ou d'autres façon de pratiquer en direction du même Dieu, si à la fois n'est pas mise en cause la possibilité de pratiquer sa foi comme avant, et... certains dirons surtout, dans l'immédiat,... si les équilibres socio-économiques ne sont pas directement menacés... Ce sont les conséquences des conflits religieux, qui existent de toute façon, dans une Europe où les forces matérielles ne peuvent l'emporter l'un sur l'autre de manière définitive, qui provoquent l'apparition de régimes politiques tolérants envers des religieux différentes (avec plus ou moins d'écarts) même si elles se ref!rent au même Dieu.

On ne voit pas dans l'histoire de l'Islam d'événements semblables, car chaque région adopte dans les terres musulmanes des régimes d'intolérance (qui se manifestent matériellement à plusieurs niveaux, notamment fiscaux) où, dans chacune de ces régions, il n'est pas possible de contester ouvertement les Vérités. Shiisme et sunnisme établissent de véritables frontières géopolitiques qui s'accentuent avec le temps, tandis qu'en Europe, ces frontières vont s'y estomper, même si des guerres de religions vont encore exister, de manière plus ou moins claire (entendons par exemple les conflits religieux d'Irlande du Nord par exemple). 

  Toutefois, même en Europe, il ne s'agit que d'une tendance, qui à chaque période historique, se confirme ou s'infirme. L'Espagne et la France catholiques vont longtemps s'opposer aux Provinces Unies et Royaumes Allemands protestants... L'intolérance et la tolérance, souvent imposées d'en haut, des autorités centrales politiques ou religieuses, se partagent villes, villages, régions, pays, Etats...

    Le combat restera si vif que de nombreux fauteurs de troubles religieux sont envoyés ailleurs, dans les colonies, pour exercer leur sectarisme dans des régions "sauvages", car il n'est pas l'apanage de pouvoirs centraux, de moins en moins en tout cas, mais de multiples communautés plus ou moins tolérantes entre elles et intolérante (la relation est parfois très réciproque et dynamique) avec le pouvoir central. Ce ne serait rien si cela se réduisait à des batailles intellectuelles qui peuvent très bien faire rage pour faire avancer les idées (mêmes scientifiques!) dans les Universités et autres écoles de savoir... mais souvent cela débouche sur des insurrections, des émeutes, des pillages et des viols, qui n'ont d'ailleurs, de plus en plus, de religieux que le prétexte. La volonté de pouvoirs centraux de différencier les impôts non seulement suivant la classe mais aussi la religion fait le reste...

  Mais avec le développement des découvertes scientifiques, de plus en plus détachées d'explications religieuses, le développement du niveau d'instruction de différentes classes sociales, ayant dès lors accès directement aux textes sans passer par l'intermédiaire des différentes classes religieuses, le développement de l'esprit individuel, la prise de conscience que l'on peut vivre de plus en plus longtemps et de mieux en mieux sans devoir faire des incantations religieuses ou suivre des rites religieux, le spectacle aussi de ces combats meurtriers au nom de la foi, tout cela fait déplacer de plus en plus le sens du mot tolérance.

    Il ne s'agit plus seulement de tolérer des idées religieuses différentes, lesquelles d'ailleurs intéressent de moins en moins de monde, mais aussi des idées politiques, sur l'organisation de la société, chose qui sous le siècle des Lumières apparait souvent en conjonction avec la tolérance envers l'irréligion, l'indifférence religieuse, l'agnosticisme et l'athéisme.

  Au début du XXe siècle apparait alors, ce qui est accéléré avec le contact de spiritualité non chrétienne et non musulmane, un autre déplacement de l'idée de tolérance, orientée cette fois à l'inverse vers la religion en tant que tel. Il s'agit de respecter la foi, quel que soient les ressorts - indifférence, simple curiosité intellectuelle, attitude morale - de ce respect.

    Plus encore, les esprits qui séparent de plus en plus "choses matérielles" et "choses individuelles", ces dernières étant de plus en plus cantonnées comme "croyances individuelles", on a du mal à concevoir des conflits religieux sanglants. Ce contre quoi s'élève pratiquement toute l'élite intellectuelle contemporaine, comme d'ailleurs l'ensemble des populations, ce sont les violences religieuses. La manifestation d'irrespect, même si elle n'atteint pas la dernière intensité, envers la croyance de quelqu'un est de plus en plus marquée d'un opprobre qui n'est pas seulement intellectuel, mais aussi moral. Le point d'appui de toute réflexion sur la religion n'est plus un texte sacré mais la mise entre parenthèse de la foi, censée brouiller les esprits. Cette position est plus ou moins appuyée sur une conception exempte de religion, la laïcité à la française, avec la séparation nette, institutionnalisée entre religion et affaires publiques. Mais cette laïcité n'est qu'un bout d'un continuum d'attitudes plus ou moins encore connotées par des représentation spirituelles plus ou moins sous-jacentes. La laïcité ou la séparation de pouvoirs spirituels et de pouvoirs temporels, conquise de haute lutte, dans beaucoup de pays, appelle à une vigilance continue, plus ou moins bienveillance, à l'égard des différentes religions. Sur les réflexions religieuses elles-mêmes mais surtout leurs éventuelles manifestations tout à fait matérielles comme préférences confessionnelles, constructions d'édifices de cultes, circuits alimentaires spécifiques, formes d'habillement distinctives. Les différents pouvoirs politiques veillent, même en dehors de l'Occident, à ne pas attiser les conflits religieux, à ce qu'ils ne débordent pas le domaine du culte discret, et surtout à ce qu'ils ne se transforment pas en forces armées (mais là, beaucoup d'échecs), pouvant appuyer de multiples revendications confessionnelles...

  Les domaines de tolérance et d'intolérance civiles varient suivant les contrées (beaucoup parfois) mais il s'agit en général d'abord des initiatives du pouvoir civil. Ce modèle occidental n'est pas forcément suivi partout, même si institutionnellement il s'est imposé, et se retrouve dans les conventions et organisations internationales. Il est même mis en péril par maints conflits religieux à connotation politique et conflits politiques à connotation religieuse. La tolérance elle-même est souvent un combat.

  En fin de compte, il n'existe pas de tolérance absolue, notamment parce que la tolérance suppose une réciprocité que beaucoup de communautés refusent. De tolérer précisément certaines croyances et certains rites, et même certains comportements (notamment sexuel, alimentaire et vestimentaire). La différence culturelle d'appréciation des rôles masculins et féminins, de considération du corps recouvre parfois entièrement la différence de croyances spitituelles et là, il est difficile de voir s'instaurer un régime de tolérance. A un moment ou à n autre, des comportements s'avèrent insupportables de part et d'autre. Pourtant, l'occidentalisation, jusque dans les domaines vestimentaires (pour les hommes surtout au début...) et les habitudes d'utiliser des technologies issues de l'Occident, grignote petit à petit la légitimité de beaucoup de comportements injustes, discriminatoires ancestraux. On tente alors de dissocier acculturation technologique et habitus. Beaucoup de civilisations s'y sont essayés, ont échoué, ce qui conduit d'ailleurs nombre de communautés à s'enfermer davantage et à développer encore plus fermement, jusqu'à la violence, leur intolérance. 

    On a discuté de l'intolérance et de l'intolérance religieuses, mais l'intolérance et l'intolérance politiques est tout aussi importante. D'ailleurs, si l'on regarde l'évolution à long terme des sociétés occidentales, même en n'oubliant pas des accidents catastrophiques et sanglants, on constate une évolution vers à la fois un libéralisme religieux et un libéralisme politique. Mais ce libéralisme se frotte souvent avec le capitalisme le plus sauvage et les résultats en sont une remise en cause de cette évolution. Témoins ce qui s'est passé à l'Est de l'Europe au XXe siècle avec des séquelles interminables sur le plan des institutions politiques (Russie). Les pouvoirs religieux et les pouvoirs politiques ont causé tellement d'injustices, souvent justifiées doctrinairement, que les uns et les autres ont été condamnés au profit d'intolérances inversées. Les religieux et les "dissidents" ont été persécutés et beaucoup massacrés dans d'horribles conditions. Ce qui n'est pas un argument pour retomber dans les mêmes travers : redonner trop de pouvoirs au domaine religieux, en échange de son soutien à un système politique injuste. 

     Le régime de tolérance religieuse et d'impartialité politique des États est le fruit et l'objet d'un combat permanent. En aucun cas, nous devons penser qu'il est acquis une fois pour toute. Le souvenir d'atrocités datant de guerres de religions n'est pas suffisant pour éviter de retomber en régime d'intolérance. Il faut encore que les situations matérielles évoluent s'améliorent pour tous, sinon la recherche de leaders providentiels ou de miracles spirituels reprend de façon massive, et le cycle d'intolérance reprend de plus belle.

 

SOCIUS

Relu le 8 avril 2022

 

 

 

 

 

 

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23 avril 2016 6 23 /04 /avril /2016 09:45

    Si se battre sur l'eau (au lac ou sur mer) requiert des conditions spéciales par rapport aux combats terrestres, longtemps à part le fait de tenter de couler les navires adverses, les soldats s'y battent avec les mêmes armes que sur terre. Le tout est souvent d'immobiliser au moins deux navires ami et ennemi et de faire manoeuvrer sur des ponts parfois improvisés entre eux des troupes. De plus, il faut compter avec des aspects plus ou moins hostiles des environnements aquatiques : vents et tempêtes, animaux marins plus ou moins agressifs, le tout avec le fait qu'il faut d'une certaine manière, même durant un court temps, habiter sur ces embarcations...

  A toutes les époques, le navire de guerre apparait comme un compromis s'efforçant de concilier avec plus ou moins de bonheur rayon d'action, habitabilité, protection et capacité offensive, que celle-ci repose sur l'éperon, sur des armes de jet, des canons, des torpilles, des aéronefs ou des missiles. Les bâtiments de combat s'intègrent également dans une hiérarchie, en raison des exigences de certaines missions ou de l'apparition d'armes nouvelles. Dans la marine ancienne, frégates et corvettes assurent l'éclairage des escadres, les liaisons, prêtent appui aux vaisseaux en difficulté ou se chargent de la répétition des signaux. Au cours de la première guerre mondiale, les cuirassés ne sortent qu'escortés de destroyers destinés à repousser ou à prévenir les attaques de torpilleurs ou de sous-marins. Les porte-aéronefs des flottes actuelles exigent un "environnement" de bâtiments aptes à la lutte aérienne et anti-sous-marine.

 

Philippe MASSON, chef de la section Études du Service historique de la Marine, constitue ici notre guide principal.

 

      Avant d'en arriver là, de l'Antiquité jusqu'au XIXe siècle, deux types de bâtiments constituent l'épine dorsale des marines de guerre, en fonction d'aires géographiques spécifiques : la galère d'origine méditerranéenne et le navire à voiles à capacité océanique, mais d'apparition tardive. De fait, la galère, sous des formes variées, est présente sur près de deux millénaires. En Méditerranée, elle constitue le bâtiment de combat dominant pendant toute l'Antiquité, le Moyen Age et sa carrière ne s'achève qu'à l'aube de l'époque contemporaine.

  Les galères, navires "longs", étroits, mus essentiellement à la rame et dotés d'une quille proéminente renforcée à l'avant de plaques de bronze, apparaissent chez les Phéniciens. Elle est dotée également d'un grand mat avec sa grand-voile et d'une plus petite à un autre mat. Mais ces voiles ne servent qu'à naviguer au gré du vent (pas de louvoiement) et la force des rames est largement préféré pour mouvoir par exemple la trirème. Durant le combat, on ne hisse la voile que...pour fuir!  Une légende tenace assimile les rameurs des galères à des galériens (le rapprochement ne vaut en fait que beaucoup plus tard, pendant la Renaissance en Occident...). Or le recrutement se fait avec soin : il vaut mieux utiliser des rameurs expérimentés faute de quoi, voguer sur ces galères serait plutôt pour le commandement... galère!  En Grèce comme à Rome, des professionnels sont donc rémunérés (soldes) sur le long terme (jusqu'à 25 ans...) pour tout ce qui concerne la manoeuvre des navires, sauf en cas d'urgence, où les citoyens possédant des esclaves sont "invités" à les mettre à disposition de la marine. Ce n'est qu plus tard que des galères, surtout marchands d'ailleurs, utiliseront des condamnés ou des esclaves en quantité. Les galères, selon des experts contemporains, s'apparentent à des... phoques! "En effet, écrit  J. TAILLARDAT, les équipages perdaient la terre de vue le moins souvent possible parce que la trière était, en définitive, un vaisseau peu sûr ; au moindre coup de vent, on cherchait un abri sur la côte même. En outre, la trière, vite et légèrement construite, était incapable de tenir longtemps la mer sans carénage ; pour la calfeutrer, pour l'entretenir, il fallait souvent toucher terre. Enfin, il y avait à bord d'une trière un extraordinaire tassement d'hommes et de matériel : on ne pouvait donc pas y embarquer de vivres pour très longtemps ; d'autre part, conséquence de l'entassement à bord, l'équipage ne pouvait vraiment se reposer qu'à terre et il passait les nuits, aussi souvent que possible, sur le rivage." Il explique aussi que la nécessité de garder le contact avec la terre, qui demeure jusqu'à l'Empire romain, a de graves inconvénients : accroissement des risques de perte par naufrage, impossibilité de tout blocus maritime, obligation de s'appuyer sur des bases nombreuses, obligeant pour la suprématie des mer, à contrôler le plus grand nombre d'iles possibles. 

    Avec les Grecs, l'épéron est associé aux pentokontores, des galères de 50 rameurs dont 25 de chaque bord, avant de constituer l'armement majeur de la birème apparue au VIIIe siècle avant J-C et de la trirème, née au milieu du siècle suivant, remarquable navire que l'on retrouve jusque sous l'Empire romain.

Une trirème d'Athènes, une des plus grandes puissances maritimes du monde grec, mesure au Ve siècle 38 mètres de long, 5 de large, avec un tirant d'eau de 1 mètre environ. L'équipage compte alors 170 rameurs, 13 matelots chargés de la manoeuvre des voiles, 7 officiers et une troupe de débarquement ou d'abordage composée d'une dizaine d'épihates. Compte tenu de l'imprécision des sources, la répartition des rameurs sur 3 niveaux, fait encore l'objet de débats entre experts. L'archéologie expérimentale notamment tente de déterminer ce qu'avait pu être ces trirèmes. En tout cas birèmes ou trirèmes sont prévues uniquement pour l'attaque à l'éperon, une technique singulièrement délicate et aléatoire qui exige une habileté de manoeuvre importante, ne serait-ce que pour éviter à l'abordeur d'être abordé!  

En mer plus que sur terre, les manoeuvres fraticides, lorsque entre en jeu plusieurs navires de chaque côté, sont courantes. Ce qui explique d'ailleurs, que dès l'époque hellénistique, cette méthode de combat s'efface devant l'abordage préparé ou non par le tir d'armes de jet. Même si le gros des effectifs des flottes des Macédoniens ou des Ptolémées d'Égypte reste composé de trirèmes, cette orientation contribue certainement à l'apparition de navires de gros tonnage, voire même de géants des mers, à 6, 12, voire 20 ou 30 rangées de rameurs. D'après Athénée et Plutarque, le record semble appartenir à un monstrueux bâtiment à deux coques, sorte de catamaran, construit sur l'ordre de Ptolémée IV à la fin du IIIe siècle. Ce tessarakontores de 128 mètres de long aurait comporté 40 ranges de rameurs, soit 4 000 hommes sans oublier 2 850 soldats et 400 matelots! Les spécialistes ont du mal à y croire. 

   

  Jusqu'à ce qu'on tente de pratiquer l'abordage et le combat dans les navires eux-mêmes de manière systématique, la manoeuvre consiste surtout à se disposer en une seule file autour de l'adversaire en cherchant à resserrer le cercle et attendre que le désordre s'installe chez l'ennemi avant d'attaquer à l'éperon, ou encore à se déployer les proues face à l'adversaire (Athènes), et à avancer afin de détruire ses avirons, de faire ensuite volte-face et d'attaquer par derrière ou de flanc, toujours à l'éperon...

   Indépendamment d'une meilleure tenue à la mer, les grands bâtiments se trouvent en mesure de recevoir un armement puissant à base de balistes et de catapultes. L'attaque à l'éperon s'efface complètement devant l'abordage précédé du tir de l'artillerie. On suite une évolution analogue à celui des armes et du combat terrestres. A la recherche du corps à corps après épéronage succède les tirs à distance les plus intenses possibles pour éclaircir les rangs de l'ennemi ou mieux pour couler les navires adverses.

   Dans la Rome antique, au cours des guerres puniques, on recourt également à l'abordage, à partir de trirèmes ou de quadrirèmes dérivées de celles utilisées par Syracuse. Cette tactique est associée à une innovation technique, le corvus, une passerelle rabattable doté de grappins et destinés à s'abattre sur le pont du navire adverse, permettant ainsi l'assaut d'une solide compagnie de légionnaire. Comme le souligne Polybe, on trouve là une transposition de combat terrestre préféré des Romains. Quoi qu'il en soit, il reste plus difficile de se battre sur l'eau que sur terre, avec des taux d'attrition bien supérieurs. De bonnes capacités de manoeuvriers sont requises. 

Par une tendance que l'on retrouve à maintes reprises par la suite, l'Empire romain remet en cause le gigantisme, vu les résultats de bataille navale mettant en prise des gros mastodontes et des navires légers, comme à Actium. 

Pendant les cinq siècles de la paix romaine, la marine impériale, à l'exception de quelques mastodontes de prestige, utilise essentiellement de légères et rapides liburnes, à un ou deux rangs, chargés de la police des mers, de la répression de la piraterie et du maintien de lignes de communications vitales.

   A la chute de l'Empire Romain d'Occident, l'Empire byzantin assure sa suprématie sur la Méditerranée en faisant évoluer la galère vers le Dromon, autre bâtiment léger. Ces navires offrent  un bon compromis entre la puissance et la maniabilité. Relativement légers et rapides, ils sont dotés de 50 avirons de chaque bord répartis en deux rangées superposées. Le dromon dispose d'un éperon au-dessus de la ligne de flottaison. Mais le rôle de l'éperon n'est pas utiliser, comme auparavant à détruire le navire adversaire, mais à faciliter l'abordage préparé par des tirs d'armes de jet

 Pour contrer les forces arabes qui apprennent à fabriquer les mêmes navires, les Byzantins utilisent le feu grégeois et pour ce faire les agrandissent. Ce célèbre feu grégeois utilisé au moyen de siphones - lance-flammes - ou d'amphores projetés sur les ponts adverses par des catapultes. Les Byzantins utilisent surtout alors des birèmes. Progressivement, la voile alla trina d'origine arabe remplace la voile carrée.

   A partir du XIIe siècle, les galères utilisées par les cités italiennes dérivent de ce type de bâtiment. Les seules innovations notables concernent la propulsion. Avec l'adoption de la nage alla sensile, au XVIe siècle, ce dispositif cède la place à la nage a scaloccio où plusieurs hommes, de 5 à 7, n'actionnent qu'un seul aviron.

  Pendant toute l'époque médiévale, la galère reste le navire de combat dominant de la Méditerranée, de la Mer Noire ou de la Mer rouge. Elle répond parfaitement à des conditions de navigation spécifiquement liées à l'absence de marée, de vents et de courants réguliers. Indépendamment des engagements, la galère se prête admirablement aux opérations combinées, à la défense ou à l'attaque des ports, ainsi qu'à la lutte contre les communications, sans compter l'attaque des navires marchands...

   Les batailles ressemblent de plus en plus à des rencontres terrestres (Preveza, Lépante). Avec une aile appuyée à la côte, les deux flottes se présentent en ligne de front. L'art des amiraux consiste à obtenir une rupture au centre ou à tenter un débordement sur le flanc exposé à la haute mer. Quant à la tactique, elle ne diffère guère de celle utilisée depuis l'Antiquité, même si l'armement comporte à partir du milieu du XVe siècle trois ou cinq pièces de canon, placées à l'avant et tirant en chasse. Précédé du feu de ces pièces associé au tir des armes portatives, arcs, arbalètes, arquebuses, bref toutes les sortes d'armes à projectile qu'on a pu monté à bord, l'abordage consiste toujours la finalité d'une rencontre qui se solde par un combat au corps à corps. Pour faciliter l'assaut, l'éperon a complètement disparu et cédé la place à une plate-forme triangulaire.

   A la fin du XVIe siècle et au début du siècle suivant, la galère connait sa dernière évolution, avant de disparaitre (lentement quand même). Le développement de la puissance de feu se traduit par une augmentation sensible du tonnage et des effectifs. Un bâtiment ordinaire mesure 47 mètres de long, 6 de large et 2 ou 3 tirant d'eau. Il porte deux voiles latines de maniement extrêmement difficile et 25 paires d'aviron actionnées par une chiourne de 250 rameurs, au lieu de 144 un demi-siècle auparavant. L'équipage comprend encore 120 matelots destinés à la manoeuvre et à la navigation et une compagnie d'abordage d'une cinquantaine de soldats. Mieux avec certaines unités de prestige comme à Lépante pour la Real de don Juan qui porte 420 rameurs et 400 arquebusiers... Il faut noter que bien plus que sur terre le rapport soldats/servants est relativement faible, plus faible même, compte tenu de toutes les contraintes que pour, à terre, le rapport chevalier/servants... Car outre les rameurs, il faut compter tous les autres hommes d'équipage, et même en augmentant la taille des navires, il est relativement difficile de parvenir à de meilleurs rapports. Car l'encombrement prend des proportions énormes. Tout accroissement de 50% du tonnage entraine une hausse de 100% de l'équipage avec des résultats douteux. Pour un renforcement relatif de l'artillerie, les galères perdent leurs qualités de rapidité, de légèreté et de souplesse, pour devenir des bâtiments lourds, peu maniables et de faible rayon d'action.

Le cas est encore plus net avec les galéasses. Mus à la rame et accessoirement à la voile, ces navires sont dotés d'une artillerie latérale qui s'ajoute aux pièces installés en chasse. A Lépante, bataille navale ché dans l'histoire de la marine de guerre, ils jouent un rôle défensif et contribuent à briser les attaques de galères ottomanes. Mais, à l'usage ; ces navires hybrides, lourds, peu manoeuvrables et dotés finalement d'une puissance de feu limitée, se révèlent singulièrement décevants (par rapport aux calculs des constructeurs, des ingénieurs et aux attentes des commandements...). Tout comme les galères traditionnelles, ils se montrent incapables de rivaliser avec le vaisseau de ligne né dans les mers du Sud. 

 

Philippe MASSON, Navires, dans Dictionnaire d'art et d'histoire militaires, PUF, 1988. J. TAILLARDAT, La trière athénienne et la guerre sur mer aux Ve et IVe siècles (av J-C.), dans Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, Éditions de l'EHESS, 1999.

 

ARMUS

 

Relu le 9 avril 2022

 

   

 

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22 avril 2016 5 22 /04 /avril /2016 09:17

  Si nous détaillons l'apport de l'oeuvre de cet homme d'Église français, évêque de Meaux, prédicateur et écrivain, précepteur du futur Louis XIV, c'est parce qu'il concentre un nombre impressionnant de références en faveur de l'intolérance religieuse. Non pas parce qu'il est le plus virulent des ennemis des Protestants (on peut même dire qu'il tente un certain dialogue pour les faire revenir au bercail, favorisant la conversion de Grands du royaume, préférant la parole à la violence), mais parce que son argumentation est une des plus rigoureuses, tellement que bien des polémistes et des auteurs  (contemporains ou plus tard) prennent ses écrits comme base pour argumenter à leur tour (contre ses thèses) en faveur de la tolérance.

Il est célèbre surtout par ses sermons, ses oraisons funèbres, son rôle dans l'assemblée du clergé de France, ses positions contre le quiétisme, sa position vis-à-vis des Juifs. Son action pour le gallicanisme, l'autonomie du catholicisme français au sein de l'Église de Rome, est déterminant pour le destin des Catholiques en France. Il s'élève, en vain d'ailleurs, faisant figure de personnage du Moyen Age, tout au long de son sacerdoce contre la tendance à tolérer toutes sortes de déviations par rapports aux dogmes chrétiens ancestraux.

 

Au service de l'ordre établi

   Jacques TRUCHET écrit à son propos que "son intelligence exceptionnelle et sa foi inébranlable sont tout au service de l'ordre établi, de la tradition religieuse, de la plus rigoureuse orthodoxie. Une seule haine anime l'Aigle de Meaux, celle de l'excès en toutes choses. Le moindre paradoxe n'est pas qu'il se soit laissé lui aussi entrainer à des extrémités dans son souci de défendre efficacement les intérêts de l'Église de Dieu. Sa clairvoyance politique lui permet de déceler, comme d'instinct, le danger que représentent, pour l'"uniformité des conduites" chère à Richelieu, les synthèses nouvelles que proposent bon nombre de ses contemporains illustres : Rubens et Rembrandt, Descartes et Pascal, Spinoza et Richard Simon, Leibniz, Fénelon. Le baroque, le doute méthodique, le jansénisme, la critique appliquée à l'Écriture, un oecuménisme qui effacerait bien Trente, le mysticisme, qui est recherche d'une impossible perfection, manifestent et provoquent une dangereuse diversité d'opinions, l'irrégularité des moeurs, d'un mot, le désordre dans la vie courante des fidèles. A ses yeux, ce n'est pas un hasard si le Grand Condé est à la fois ce libertin lettré qui accepte de rencontrer Spinoza et un opposant à la monarchie absolue, pas un hasard si une certaine morale aristocratique se nourrit de baroque, pactise avec la jeune science et pousse à la révolte, pas un hasard si la littérature sert de véhicule aux contestations nouvelles.

Bossuet fait front de tout son être. Sollicité ou non, il intervient. N'est-il pas devenu le chef moral de l'Église de France? Pourtant, il ne s'est jamais assigné qu'une seule tâche : rendre perceptible à l'esprit de tous les hommes l'éternelle vérité de l'Église, gardienne d'un dépôt auquel il convient de ne rien ajouter ni retrancher. Avec fierté, il déclare ne tenir aucune opinion particulière. Seule l'Église catholique, Bible et Pères (de l'Église), Écriture et Tradition indissociables, arrache à l'illogisme et au chaos. A jamais, elle est source de l'unique vérité. (...).

Une aussi belle assurance force le respect. Mais la position est intenable. La révolution, littéraire, artistique, philosophique, scientifique et religieuse tout à la fois, fera son chemin. Malgré l'habileté du pouvoir, l'inertie d'une Université qu'on a pu qualifier de "cendrillon de l'Église" et malgré Bossuet. Tout, en Occident, évoluera vers plus d'indépendance dans les divers domaines du goût et de la pensée. La gigantesque fresque que l'Aigle de Meaux, serein philosophe de l'histoire, proposait à son royal disciple apparaîtra bien vide de sens aux contemporains de Diderot. Par une cruelle ironie du sort, Bossuet a indirectement travaillé à hâter la formation de ce christianisme simplifié, réduit à un pâle symbolisme qui deviendra, au XIXe siècle, la secrète religion de tant d'incrédules pieux."

 

Une pensée orientée uniquement sur la religion

    Homme d'Église, Bossuet ne fut jamais ministre, "ni même investi d'une quelconque fonction de nature proprement politique ; à peine eut-il, en assez rares circonstances, l'occasion de conseiller le roi. Il serait donc erroné de lui  imputer - en dehors de l'affaire gallicane - un grand rôle politique. En revanche, il fait, en ce domaine, figure de théoricien, et sa Politique reste l'un des ouvrages les plus représentatifs de l'absolutisme français.

Sa pensée pourrait se caractériser comme un absolutisme anti-machiavélique. Il considère, en effet, les souverains comme totalement indépendants de tout contrôle humain ; mais, s'il ne peut exister à leur égard aucune puissance coactive, la religion et les lois exercent sur eux une puissance directive - à tel point qu'un État où il n'y aurait pas d'autre loi que leur volonté propre ne serait plus légitime, mais arbitraire : forme de gouvernement que la Politique déclare "barbare", "odieuse", et d'ailleurs étrangères aux "moeurs" de la France.

D'autre part, le système de Bossuet repose sur la théorie du "droit divin". Il ne s'agit pas de l'affirmation d'un privilège que les rois posséderaient seuls entre les gouvernants, mais au contraire du principe, hérité de Saint Paul, que toute puissance vient de Dieu : c'est la providence qui permet en fait l'institution de toute autorité, même mauvaise, et la révolte est toujours une impiété. Certes, cette doctrine assure aux mauvais gouvernants une apparence d'impunité ; mais ils auraient tort de s'y fier : Dieu saura les punir.

Ces quelques indications montrent bien que ce qui caractérise la pensée politique de Bossuet, c'est sa nature théologique. Pratiquement, il ne pose aucune borne à l'absolutisme ; mais, dans la perspective qui est la sienne, il lui en assigne une incomparable : la religion. Encore faut-il que le souverain soit pénétré de cette idée. C'est pourquoi le précepteur du Dauphin n'a pas cessé de prêcher, plus encore que les devoirs des sujets, les devoirs des rois, fondés sur "les propres paroles de l'Ecriture sainte". Le fondement religieux ôté, il ne resterait qu'un despotisme radical. (...)"

   

Une oeuvre oratoire et non oratoire...

    Son oeuvre se partage principalement entre oeuvre oratoire et oeuvre non oratoire.

    La première, étant surtout orale, n'a été transmise que très partiellement : surtout six oraisons funèbres échelonnées de 1669 à 1687 et un seul sermon (Sermon prêché à l'ouverture de l'Assemblée générale du clergé de France ou Sermon sur l'unité de l'Eglise, 1681). Un nombre considérable d'autres discours (sermons et panégyriques de saints) ont pu être publiés d'après les manuscrits, tels qu'ils apparaissent dans ses notes. 

     La seconde est fort abondante, tant en latin qu'en français. Parmi eux :

Ouvrages écrits pour l'instruction du Dauphin : Discours sur l'histoire universelle (1681). Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même (posthume). Politique tirée des propres paroles de l'Ecriture sainte (posthume, édition critique par Le BRUN, 1967). A noter son discours très dur sur les Juifs dans Discours sur l'histoire universelle (accusation de déicide), attitude que l'on retrouve dans quelques sermons.

    Controverse anti-protestante : Exposition de la doctrine de l'Église catholique sur les matières de controverse (1671). Histoire des variations des Églises protestantes (1688). Avertissements aux protestants (1689-1691). BOSSUET se montre très novateur dans sa condamnation du protestantisme : il recherche plutôt d'abord les accords théologiques entre catholiques et Eglises réformées, pour tenter de les faire entrer dans le droit chemin de la vérité, et signale également des erreurs au sein même du catholicisme, qui ont pu conduire à des égarements. 

    Polémique contre Fénelon : Instruction sur les états d'oraison (1697). Relation sur le quiétisme (1698). Ses accusations contre Fénelon, précepteur du duc de Bourgogne et disciple de Mme Guyon, s'avère plus guidée par une rivalité et une jalousie "professionnelles" que par la bonne foi.

    Autres polémiques : Maximes et réflexions sur la comédie (1694). Défense de la Tradition et des Saints Pères (posthume).

    Spiritualité : Traité de la concupiscence (posthume). Élévation sur les mystères (posthume). Méditations sur l'Évangile (posthume).

  Comme pour tous les écrivains de cette époque, sa correspondance est particulièrement abondante et instructive. Elle a fait l'objet d'une édition critique qui constitue un précieux ouvrage de référence pour l'étude du XVIIe siècle (Édition Urbain et Lévesque, 15 volumes, 1909-1926, réédition Liechtenstein en 1968).

 

Une charte du gallicanisme...

  BOSSUET est l'auteur de cette Déclaration des Quatre Articles demeurée comme la Charte du gallicanisme, et qui s'achève sur l'affirmation que le jugement du pape dans les questions de foi "n'est pas irréformable, à moins que le consentement de l'Église n'intervienne." Cette déclaration lui donne une réputation de gallicanisme farouche, ce qui est accentué en 1870 où le premier Concile du Vatican affirme l'infaillibilité du pape, donc condamne ces Quatre Articles. Les historiens établissent toutefois que cette réputation n'est pas pleinement méritée : on boit plutôt apparaitre Bossuet comme un conciliateur qui tenta, au moment même de la crise, d'éviter des prises de position extrêmes.

  A noter que lorsque l'édition est posthume, cela ne veut pas dire que les écrits correspondants n'ait pas circulé de son vivant de façon restreinte mais ouverte. 

   Politique tirée de l'Écriture sainte, rédigée par Jacques Bénigne BOSSUET de 1677 à 1704, "réformée" pour la rendre claire par LEDIEU et son neveu, l'abbé BOSSUET, publiée en 1709, constitue un ouvrage théorique qui ne peut être réduit à une dimension polémique, ce qu'est le Télémaque de FÉNELON, qu'on ne peut lui opposer. Se présentant sous forme de livres, articles et propositions, évitant la forme difficile du Dictionnaire, cette oeuvre est une logique qui ignore volontairement les époques.

Alexis PHILONENKO explique, à partir de la lecture du texte donné par Lachat dans Oeuvres complètes de Bossuet (1864), que "certes Bossuet formule des hypothèses sur la constitution des sociétés civiles", mais qu'on "ne doit pas en surestimer l'importance". Car BOSSUET "ne prétend pas écrire de n'importe quel lieu. Il admet une diversité légitime du fait politique, mais soulignant que "chaque peuple doit suivre, comme un ordre divin, le gouvernement établi de son pays", il affirme : "Mais comme nous écrivons dans un état monarchique, et pour un prince que la succession d'un si grand royaume regarde, nous tournerons dorénavant toutes les instructions que nous tirerons de l'Écriture au genre de gouvernement où nous vivons : quoique par les choses qui se diront sur cet état, il est aisé de déterminer ce qui regarde les autres". Autrement dit, la Providence a voulu que je vive en tel ou tel système. C'est à partir de ce système que je dois élaborer la politique fondamentale. La pénétration de mon système ainsi que sa justification devront procurer, au moins apagogiquement, une compréhension des autres systèmes. (...) Sans qu'il soit possible de le contester, c'est Dieu lui-même par la médiation des textes sacrés" qui est l'auteur de la Politique tirée de l'Écriture sainte. "Cette idée n'est pas nouvelle. Mais Bossuet l'a réalisés avec tant de rigueur et de vigueur qu'il est permis de dire qu'à bien des points de vue la politique qu'il préconise est absolue. Elle n'est pas absolue seulement par le souci moins décidé qu'on ne l'a cru de justifier la monarchie absolue en laquelle il vivait, mais elle aussi absolue par ses raisons." L'obéissance est due au roi par qu'il fait partie d'une succession et "la religion donne à la logique politique ses arguments péremptoire. Bossuet n'est nullement en peine, comme Hegel, de justifier la monarchie héréditaire : elle dérive absolument de l'Écriture sainte."

"La Politique tirée de l'Écriture sainte, volume considérable (...) est un livre que tout le monde a pu lire sans le savoir. C'est l'apothéose de la monarchie française aspirant à la domination et au paternalisme, s'appuyant sur le caractère sacré de la royauté héréditaire. En ce sens, nous pensons que la Politique de Bossuet est le reflet, parfois un peu simplifié, de l'image idéale de la monarchie sous Louis XIV. D'un bout à l'autre, il n'est question que de l'obéissance des sujets au roi qui n'obéit qu'à Dieu. (...). A partir du moment où Bossuet, dans le Livre I, dégage les principes des Empires, on ne peut être étonné de ses déductions. La Providence établie comme fondement - sans les accords majestueux, il est vrai du Discours sur l'histoire universelle ou des Oraisons funèbres -, on se trouve, pour ainsi dire, sur les rails."

Alexis PHILONENKO, comme beaucoup d'auteurs, indique un seul point philosophique où Bossuet semble plongé dans l'embarras, ce qu'on entend par autorité absolue... S'agit-il de la Providence, ou comme il le laisse entendre dans son traité De la connaissance de Dieu et de soi-même, de la non ignorance des voies de Dieu. Malgré cela Bossuet utilise un vocabulaire imprécis : il prend en équivalence les termes de raison, d'intelligence, de sagesse, et même de raisonnable. La logique du pouvoir politique est ici moins une pure géométrie tirée d'une exégèse stricte et a-historique du texte des Evangiles qu'une psychologie du raisonnable tendant au meilleur... Point faible de sa doctrine, cet aspect, pointé encore plus lorsqu'on connait son aversion pour la guerre, pourtant beaucoup utilisée par son ancien élève royal, lui est reproché par beaucoup : il n'opère jamais la distinction kantienne entre l'impératif assertotique de la prudence et l'impératif catégorique. Par compensation, BOSSUET a le sens de l'absolutisme : c'est Dieu qui permet au souverain de découvrir les trames les plus secrètes des décisions qu'il prend. Il n'a de cesse de décrire un souverain malheureux, qui doit accomplir sa destinée, lequel s'il ne doit rendre des comptes qu'à Dieu, il les rendra. C'est pourquoi, d'ailleurs, le roi doit s'entourer de conseils de prélats qui connaissent les Écritures du bout des doigts. Il s'agit de convertir le malheur du prince en bonheur pour le peuple. 

  C'est précisément sur ce point que Jean-Jacques ROUSSEAU s'oppose frontalement à la Politique tirée de l'Écriture sainte dans son Contrat social. Sa réponse directe à BOSSUET est que si Dieu délègue le pouvoir, celui-ci ne peut jamais, comme Souverain, être délégué. Pour le philosophe des Lumières, BOSSUET se borne dans des théorèmes et oublie (relativement) qu'une monarchie doit être au contact vivant de son peuple.

  Reste, comme l'écrit Alexis PHILONENKO, "que l'historien de la philosophie consentira à voir en la Politique tirée de l'Écriture sainte une tentative très audacieuse pour fonder et justifier sa fonction absolue, totalitaire et malheureusement de la monarchie héréditaire."

 

Une référence qui traverse les siècles

    Au siècle des Lumières, les écrits de BOSSUET continuent de constituer une référence. A la fois pour ses continuateurs prédicateurs partisans du gallicanisme et de la monarchie absolue qui continuent jusqu'à l'orée du XXe siècle à réciter les mêmes arguments et pour ses détracteurs, qui trouvent dans ses théorèmes présentés de manière de plus en plus simplistes voire caricaturales des thèmes relativement faciles à démonter. 

   Barbara DE NEGRONI ne peut que relater cette postérité sur le thème de l'intolérance. "Les positions de l'Église catholique, telles qu'elles sont présentées par Bossuet, mettent en évidence la valeur de l'intolérance, véritable gardienne de l'orthodoxie, qui seule permet de maintenir les vérités de la foi et de perpétuer les valeurs religieuses fondamentales. Justifiant toute politique répressive à l'égard des Églises réformées, Bossuet montre comment l'invariabilité est le signe distinctif de la foi catholique, ce caractère immuable étant un miracle visible dans lequel tout homme doit reconnaitre la main de Dieu. L'hérésie protestante a une origine humaine ; se disputes et ses équivoques viennent de ce qu'elle est fomentée par des esprits superbes et pleins de malice ; les variations que l'on observe au sein des Églises réformées proviennent directement de leur indépendance à l'égard de la hiérarchie ecclésiastique, de leur façon de prendre la religion de travers. Méprisant les traditions, privés du point fixe que représente l'autorité de l'Église, les hérétiques se tourmentent sans fin à tourner l'Église sainte à leur mode. La tolérance universelle représente alors le plus grand danger pour la religion : les pays où l'on a la liberté de dogmatiser recueillent la crasse des fausses religions. Cette thèse est reprise tout au long du XVIIIe siècle par des théoriciens catholiques comme l'abbé Bergier : stigmatisant la liberté de penser sous le nom de tolérantisme, ils expliquent que toute remise en cause de la foi catholique conduit progressivement l'homme à l'indifférence religieuse. Hors de l'Église, point de salut ; celui qui dénonce l'autorité du pape, et se laisse séduire par les sirènes de la réforme, sera vite entrainé par les arguments spécieux des sociniens, en viendra à nier toute révélation et à professer le déisme et finira par sombrer dans le libertinage. On peut alors voir dans la tolérance un alibi : les hommes qui la réclament et qui se présentent comme les apôtres de la liberté de penser, comme des esprits ouverts acceptant toutes les opinions, sont en réalité des partisans masqués de la réforme, du libertinage ou de l'athéisme qui cherchent insidieusement à éloigner les peuples de la vérité religieuse. Toute séparation entre la tolérance théologique et la tolérance civile est donc purement spécieuse. "La tolérance civile, c'est-à-dire l'impunité accordée par le magistrat à toutes les sectes, dans l'esprit de ceux qui la soutiennent est liée nécessairement avec la tolérance ecclésiastique ; et il ne fait pas regarder ces deux sortes de tolérance comme opposées l'une à l'autre, mais la dernière comme le prétexte dont l'autre se couvre" (Histoire des variations des Eglises protestantes). Une loi, une foi, un roi : Bossuet veut venger à la fois les droits de la religion et ceux des puissances souveraines.

Et il renforce sa thèse en polémiquant avec Jurieu et en mettant en évidence les contradictions de l'Église calviniste lorsqu'elle réclame pour elle la tolérance : les calvinistes ne revendiquent la tolérance que pour imposer leur hérésie, et ils seraient les premiers à persécuter les catholiques s'ils venaient à prendre le pouvoir. Les texte où Jurieu explique que la tolérance théologique a eu un sens pendant les siècles d'ignorance, mais qu'aujourd'hui où Dieu a rallumé le flambeau de la vérité on risque son salut en ne la suivant pas, ne peuvent que renforcer la position de Bossuet."

 

Jean Bénigne BOSSUET, Oeuvres complètes, Éditions Lachat, 31 volumes, 1861-1864. Oeuvres, édition de l'abbé B Vélat et de Yvonne Champaillé, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1961. Politique tirée des propres paroles de l'Écriture sainte, édition critique Lebrun, 1967, réédition Dalloz, 2003. Élévation sur les mystères, édition critique de Dréano, 1962. Méditations sur l'Évangile, édition critique de Dréano, 1966. Correspondance, édition critique Urbain et Lévesque, 15 volumes, 1906-1926), réédition Liechtenstein, 1968. Oeuvres oratoires, Lebarq-Urbain-Lévesque, 7 volumes, 1914-1926. Oraisons funèbres, Editions Truchet, 1961. Sermons, édition de Philippe Sellier, Larousse, 1975. 

A noter l'ouvrage Bossuet, Conscience de l'Église de France, préface de Mgr Roland Minnerah, archevêque de Dijon, Éditions François-Xavier de Guibert, 2014.

Barbara DE NEGRONI, Tolérance, dans Dictionnaire européen des Lumières, PUF, 2010. Alexis PHILONNENKO, Bossuet, Politique tirée de l'Écriture sainte, dans Dictionnaire des oeuvres politiques, PUF, 1986. Jacques TRUCHET, Bossuet, dans Encyclopedia Universalis, 2014.

 

Relu le 10 avril 2022

 

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