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23 juin 2016 4 23 /06 /juin /2016 11:19

      Pour Ludwig FEUERBACH, à son époque, il s'agit de rompre avec la philosophie spéculative de la religion qui reste prisonnière (comme l'ensemble de la philosophie selon lui) de présupposés religieux, donc d'en sortir pour appréhender la religion de l'extérieur, d'une manière "objective", de façon à en extraire les vérités qu'elle contient et qui sont à sa source, à la manière dont procède la "chimie analytique" (L'essence du christianisme). 

Cette présentation d'Yvon QUINIOU de l'oeuvre du philosophe allemand, le situe dans un moment de la philosophie, par rapport à la religion, où il ne s'agit plus seulement de critiquer la religion et surtout les institutions religieuses, mais d'expliquer ce qu'elle est réellement. il se livre, à partir des textes mêmes (mais surtout de leur lecture par LUTHER) à un travail d'interprétation, de restitution fidèle du sens, afin d'élucider "l'énigme de la religion chrétienne". Il s'inscrit dans une tradition rationaliste antérieure (SPINOZA entre autres), mais se veut à la fois critique et explicatif, pour déboucher sur une vision nouvelle de la religion. Son approche refuse de voir dans la théologie, comme le fait la philosophie spéculative a-critique et imprégnée de religiosité (comme celle d'HEGEL), la noblesse d'une ontologie, et l'appréhende plutôt comme une "pathologie psychique", voire "physiologique". Cette approche débouche alors sur un horizon pratique d'émancipation, avec un objectif franchement "thérapeutique". 

Même si FEUERBACH utilise peu le terme, d'ascendance hégélienne, il s'agit bien d'une théorie de l'aliénation qui est exposée dans son ouvrage L'essence du christianisme. Il se livre à une explication anthropologique de la religion où l'aliénation peut se distinguer en plusieurs moments:

- L'idée de base est que, et MARX la reprend par la suite en l'enrichissant d'une dimension sociopolitique que FEUERBACH rejette d'emblée dans L'essence du christianisme, ce n'est pas la religion qui fait l'homme mais l'homme qui fait la religion. Il n'y a pas de différence entre les prédicats de l'être divin et les prédicats de l'être humain.

C'est un point qui n'a pas cessé de nous intriguer : pourquoi a-t-on si régulièrement affaire dans les religions monothéistes à un Dieu, qui, en fait, malgré ses colères dévastatrices, est bon pour le genre humain. Cela est si fort que même les figures sataniques se disent vouloir eux aussi faire le bien de l'homme, même si c'est pour en faire un être imbu de lui-même et ivre de puissance. Pourquoi diantre un Créateur se soucierait-il d'un créature si imparfaite, à tel enseigne de la recréer plusieurs fois (Bible)? Sauf à penser qu'il lui est utile dans une Alliance (auquel cas il faut réinterpréter fortement les textes sacrés), chose qui n'est pas pourtant étrangère dans l'Antiquité (même si les termes d'une telle alliance restent incompréhensibles) dans les interrelations entre dieux, héros et créatures diverses, ce qui du reste met à mal l'idée d'un Dieu omnipotent (ce que les Anciens n'avaient jamais imaginer...), il faut bien en déduire que la compréhension humaine de la divinité est tellement anthropomorphique que FEUERBACH peut y déceler des caractères strictement humains. Sans compter des traits (relevés d'ailleurs par beaucoup dans l'Histoire) strictement humains comme la colère, l'impatience et... la fatigue! 

- La religion est le rêve de l'esprit humain, un rêve éveillé. L'homme projette ce qu'il est dans la religion, élément nécessaire dans l'activité humaine dans les circonstances primitives de son existence, forme première, spontanée et infantile de sa conscience de soi.

- Cette conscience de soi est indirecte, dans la méconnaissance la plus totale de ce qui se passe en elle (c'est d'ailleurs une condition de son efficacité), donc dans l'illusion ou l'auto-mystification. "C'est bien pourquoi, écrit Yvon QUINIOU, on peut parler ici, mais ici seulement, d'aliénation : il s'agit non seulement d'une extériorisation normale de l'homme, mais, du point de vue de la conscience que l'homme a de lui-même, d'un "devenir-étranger" ou d'un "devenir-autre" de son essence, donc d'un reflet inversé et aliéné de celle-ci." De l'analyse de FEUERBACH de cette essence, il écrit encore que "car ce dont Dieu est d'abord le reflet mystifié, c'est de l'infinité du genre humain, il incarne la conscience qu'a l'homme, au-delà de son individualité qui est finie, de son appartenance au genre humain comme tel, avec son infinité propre, au moins potentielle - conscience réflexive du genre que l'animal n'a pas - il est "l'intériorité manifeste, le soi exprimé de l'homme". Ainsi toutes les caractéristiques du Dieu chrétien peuvent être comprises comme celles de l'homme. Car, celles-ci sont en quelque sortes déjà "divines" en elles-mêmes pour l'homme et chez l'homme ; elles sont simplement déplacées sur Dieu : ce que l'homme adore alors en Dieu, c'est lui-même, sa propre divinité ou celle à laquelle il aspire, mais réifiée hors de lui sans qu'il le sache, donc à travers un intermédiaire apparemment étranger.

- Mais, et là se précise la notion d'aliénation, ces perfections ne sont pas toutes présentes ou pas présentes à ce degré chez l'homme individuel : l'homme, dans la religion, ne se contente pas de refléter objectivement et passivement ce qu'il est sous une forme mystifiée, il traduit tout autant des aspirations à être plus ou mieux que ce qu'il est. L'idée de Dieu réalise ainsi idéalement la différence entre ce qu'il est et ce qu'il aimerait être. Dieu constitue alors une compensation. C'est grâce à Lui qu'il croit pouvoir réaliser effectivement ces aspirations. Du coup, la projection entière l'empêche de réaliser lui-même ces aspirations. Confiant à Dieu le dessin de les réaliser, l'homme se dispense de le faire lui-même. On assiste à une inversion de ce que devraient être les rapports réels de l'homme, y compris dans ses qualités les plus essentielles, avec les autres hommes : il se sacrifie à Dieu au lieu de se sacrifier à l'homme. Cette illusion est éminemment corruptrice. Ces aspirations étant reportées sur Dieu font de l'homme une représentation négative, placé dès lors dans un processus de dévalorisation continu et indéfini.

- La solution apparait d'emblée de détruire cette illusion religion et d'inverser l'inversion. FEUERBACH écrit qu'il faut simplement revenir à l'homme. Il s'agit d'un humanisme pratique absolu qui replace les choses à l'endroit et non dans le fantasme.

 Pour ce faire, FEUERBACH précise sa double définition de l'homme : sujet en rapport avec des objets qui l'affectent et dont il dépend (être objectif, lié à la nature matérielle) et sujet également en rapport avec d'autres sujets (être relationnel ou intersubjectif). Pour que l'homme devienne un sujet (et non reste fantasmatiquement un objet entre les mains d'un Dieu) à part entière, et recouvre ces valeurs qu'il projette à travers la religion, il doit s'émanciper de cette représentation de lui-même. L'homme doit devenir un "homme complet" en se réappropriant ses relations objectives et charnelles, mais aussi intellectuelles comme il doit en même temps se réapproprier ses relations intersubjectives, en particulier l'amour sexuel, dont l'amour de Dieu voulait le priver, au moins pour une part, et dont les religions historiques l'ont effectivement, sous différentes formes plus ou moins dures, spolié.

  Yvon QUINIOU note ce qu'il appelle un "rebond, curieux mais réel", qui se comprend toutefois dans l'atmosphère intellectuelle de l'époque : il existe une différence entre L'essence du christianisme où FEUERBACH prétend se situer hors politique (mais pas hors de la morale) et Nécessité d'une réforme de la philosophie de 1842, où il réhabilite complètement la politique de l'existence comme telle, et dans le cadre général qui veut que l'homme soit un être de besoin, de déclarer que "dans l'humanité le besoin pratique est le besoin politique, le besoin de participer activement aux affaires de l'Etat" (Manifestes politiques). "On le voit aussi critiquer, continue notre auteur, le catholicisme politique avec sa vision de la société et se réclamer de la république, cette république que la religion imagine dans le ciel pour mieux conforter l'esclavage sur terre (...)". Il réclame, à l'inverse de STIRNER qui enferme l'homme dans son égoïsme monadique et solitaire, indifférent à l'autre, l'actualisation politique de cette essence de l'homme. "D'où la revendication d'une politique de l'amour, qui s'incarne dans le communisme : être un individu "cela veut sans doute ditre être "égoïste", mais cela veut aussi dire en même temps et sans le vouloir être communiste". Dans sa réponse à STIRNER, FEUERBACH écrit que l'homme est communiste.

      Pour ceux que l'usage du mot communiste étonne, il faut les faire revenir à de nombreux textes qui, autour de 1850, traite du communisme. Karl MARX, à l'époque, loin de là, n'en avait pas le monopole... 

Si Karl MARX critique le philosophe allemand dans ses Thèses sur Feuerbach, c'est parce qu'il estime que dans ses écrits se trouvent une vraie limite qui empêche de sauter le vrai pas vers l'émancipation. Cette limite tient au fondement même de son explication de la religion, à savoir l'Homme (avec une majuscule).

MARX critique l'humanisme de FEUERBACH, "car malgré son apparence concrète, explique encore Yvon QUINIOU, ce n'est là qu'une abstraction (au mauvais sens du terme), pour deux raisons. D'abord, on peut considérer que l'Homme en général n'existe pas, et qu'il n'existe que des hommes ; mais surtout, par ce que cet Homme dont il part et qui parait constituer une donnée naturelle et universelle, n'est pas un vrai point de départ originaire, qui se comprendrait par lui-même et expliquerait le reste : il constitue un produit de l'histoire qu'il faut expliquer par celle-ci, ce qui revient à déplacer d'un cran l'explication de la religion elle-même. Produite par un "Homme" (= des hommes) qui est un produit historique, elle devient elle-même, par ce simple fait, un produit historique en même temps que social, puisque les hommes vivent en société."

L'auteur, actif dans la mouvance marxiste, émet cette critique qui est celle d'ailleurs de nombreux auteurs après FEUERBACH. "Cette limite, de nature théorique et qui affaiblit considérablement l'anthropologie de Feuerbach, influe négativement sur la politique émancipatrice qu'il en tire. La source de l'aliénation religieuse n'étant pas endogène, mais exogène par rapport à la conscience humaine, ce n'est pas elle qui s'aliène d'une manière quasi-spontanée (sans qu'on sache trop pourquoi) dans la religion. Si on veut la comprendre dans le détail, avec ses variations de contenu, historiques et sociales, il faut sortir du champ de la conscience et aborder un tout autre terrain, celui de l'histoire et de la société. Dans ce cadre, alors que chez Feuerbach la religion apparait comme une possibilité anthropologique constante, inhérente à l'homme, l'hypothèse de sa pleine historicité et donc de sa disparition possible dans l'avenir peut être parfaitement conçue. La perspective pratique de l'émancipation en sort inévitablement bouleversée et celle de Feuerbach en apparait, par contraste, très fragilisée. Car si la religion est une réalité historique, c'est le cas évidemment  de l'aliénation religieuse qui doit être comprise non comme un processus immanent à la conscience humaine en général et la menaçant en permanence, mais comme un effet de l'histoire et, plus rigoureusement encore, comme un effet d'une aliénation sociohistorique déterminée, aux multiples causes empiriques, qui la précède et l'engendre. Du coup ni l'appel à une auto-connaissance de la conscience religieuse, ni une politique appelant à l'amour, y compris un amour débordant la sphère des seuls rapports intersubjectifs, ne paraissent suffisants pour combattre l'aliénation religieuse : il faut connaitre cette histoire dans sa dimension concrète d'aliénation et tâcher de supprimer cette dernière par une politique adéquate à son objet. C'est dire qu'il faut faire intervenir Marx sur la scène théorico-pratique de la lutte contre la religion pour envisager d'une manière crédible sa disparition, indispensable à l'épanouissement humain." Pour appuyer cette façon de voir, il faut relire FEUERBACH lui-même qui aboutit à la constitution, vu sa vision de la nature humaine, d'une religion "humaniste", "laïque", chose qui a été tentée historiquement sous la Révolution française et dont on a vu les résultats peu probants. 

 

Yvon QUINIOU, Critique de la religion, La ville brûle, 2014

 

PHILIUS

 

Relu le 2 juin 2022

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19 juin 2016 7 19 /06 /juin /2016 13:14

      Sur le quatrième critère de l'idéologie, sa relation avec la société dans son ensemble, Pierre DEMEULENAERE cite d'abord Louis DUMONT (1911-1998), anthropologue français spécialiste de l'Inde, auteur de plusieurs livres sur la notion de "relation hiérarchique".

    Comparatiste, celui-ci analyse les idéologies de différents pays (Inde, France, Allemagne), notamment dans Homo hierachicus. Essai sur le système de castes (Gallimard, 1971), Homo AEqualis I : genèse et épanouissement de l'idéologie économique (Gallimard, 1977) et Homo AEqualis II : L'idéologie allemande (Gallimard 1978, réédition en 1991), Essai sur l'individualisme. Une perspective anthropologique sur l'idéologie moderne (Le Seuil, 1983). Le noeud de sa pensée, c'est l'opposition entre les sociétés holistes (dans lesquelles le groupe l'emporte sur l'individu) et l'idéologie individualiste des sociétés modernes. Ses comparaisons constituent des foisonnements d'idées qui sont autant plutôt des pistes de recherches que des constructions théoriques complètes. 

Lorsque celui-ci parle d'idéologie économique caractéristique des sociétés contemporaines (Homo aequalis. Genèse et épanouissement de l'idéologie économique), ou d'"idéologie allemande", par opposition à une idéologie "française", il cherche à indiquer des phénomènes unificateurs de sociétés données, qui permettent de les distinguer en les comparant les unes aux autres. Ainsi l'idéologie économique moderne s'oppose à celle qui prévaut dans une société hiérarchisée, comme l'Inde des castes. Cette comparaison "neutre" entre des idéologies contrastées conduit alors à un point de vue relativiste qui se contente de présenter les traits saillants de ces idéologies concurrentes. 

     Toutefois, une telle ambition se heurte à deux difficultés au moins. La première tient à savoir s'il y a réellement unité idéologique à l'intérieur d'une société donnée : les idéologies sont multiples, relèvent de sujets variés, et ne dérivent pas nécessairement les unes des autres. Par ailleurs, lorsque prévaut une représentation particulière, dans son ordre propre, et que de nombreuses autres peuvent lui être rattachées, cela n'implique pas que l'on ait ainsi une sorte d'ensemble incommensurable et distinctif par rapport à d'autres sociétés : on peut chercher à expliquer, par exemple, les raisons, qui ne sont pas nécessairement arbitraires, qui font préférer un système démocratique à un système de castes dans le cadre d'une évolution particulière.

Pour notre auteur, on touche là le deuxième point essentiel : après la caractérisation du phénomène idéologique, qui est complexe, il s'agit de poser le problème central de l'explication de ces idéologies. Le mouvement de passage de la caractérisation à l'explication n'est pas toujours suivi : DUMONT, par exemple, ne cherche pas à expliquer pourquoi prévaut ce qu'il appelle l'idéologie économique dans les sociétés modernes. Il se contente de le constater et d'en cerner les lignes de force. Toutefois, lorsqu'une telle tentative explicative est assumée, il est alors clair que deux modèles fondamentaux s'opposent, même si chacun d'entre eux peut avoir toutes sortes de variantes.

- Le modèle causal qui renvoie l'apparition des phénomènes idéologiques à des facteurs causaux, en amont, qui les provoquent par-delà les visées des individus qui les soutiennent. Le plus célèbre modèle causal se trouve dans les écrits de Karl MARX, ou du moins dans la reconstruction de ceux-ci tant ils sont par eux-même, susceptibles de lectures différentes. MARX renvoie aux conditions matérielles (état des forces productives, rapports de production). Les continuateurs de MARX s'évertuent ensuite à préciser trois difficultés :

. Que faut-il entendre par la notion de conditions matérielles?

. Comment s'établit la corrélation entre les conditions matérielles et les représentations théoriques?

. L'influence de ces conditions matérielles se réduit-elle à la mise en avant d'intérêts qui expliquent l'adhésion à certaines représentations (ce qui prolonge alors des analyses classiques de distorsion de la croyance par l'intérêt)?

- Le modèle rationaliste cherche à mettre en avant les raisons que peuvent avoir les acteurs d'agir de la manière dont ils le font. Ce modèle, d'inspiration wébérienne, est promu actuellement par Raymond BOUDON. Celui-ci (avec d'autres) insiste sur un phénomène essentiel : une représentation est avant tout une représentation, ce qui signifie que, lorsqu'elle est adoptée, il y a forcément une dimension cognitive qui est visée par l'acteur, dimension cognitive qui le conduit à prendre au sérieux le contenu de la représentation. Autrement dit, si l'acteur était seulement mu par des forces matérielles, ou un intérêt, ou des passions, ou des forces sociales quelles qu'elles soient, cela ne suffirait pas à rendre compte de l'adhésion intellectuelle au contenu théorique (aussi sommaire soit-il). Certes l'intérêt, ou la situation matérielle - les dirigeants financiers ne contrediraient sans doute pas cela, même si ce n'est pas forcément cet exemple que les auteurs qui développent ces idées auraient choisi - peuvent orienter vers telle ou telle représentation : mais celle-ci a toujours un contenu intellectuel propre qu'il s'agit d'analyser.

      Dès lors, dans cette perspective, les raisons mises en avant correspondent au motif que l'acteur peut avoir, compte tenu de sa situation déterminée et de son information limitée, d'adopter telle ou telle représentation. Une analyse sociologique peut conduire à faire l'inventaire de ces représentations.

Il s'agit de mettre en avant, dans le débat intellectuel soutenu par des études scientifiques, les motifs qui inspirent la constitution des représentations, dans leur aspect intellectuel, ainsi que les biais cognitifs qui interviennent, et qui conduisent à la mise en place de représentations erronées. Sur ce dernier point, et à l'intérieur d'un programme attentif à la reconstruction des "raisons", deux ambitions sont à nouveau possible :

- l'une minimaliste, qui, reconstruisant les raisons, ne se prononce pas sur la légitimité des raisons dernières qui interviennent dans la constitution des représentations.

- l'autre, au contraire, entreprend de fonder la normativité en raison, et de rendre compte, à partir de ces fondations possibles, des représentations des acteurs, soit dans leur pertinence, soit dans leur caractère erroné.

On entre ici pour ce deuxième point, dans des considérations directement liées aux conflits politiques, avec l'élaboration de programmes d'action, eux-mêmes souvent mélange de considérations idéologiques et de propositions matérielles. 

 

 

Pierre DEMEULENAERE, Idéologie, dans Dictionnaire de philosophie politique, PUF, 2005.

 

 

PHILIUS

 

Relu le 3 juin 2022

 

(Question : over-blog a-t-il un personnel compétent suffisant? La page française d'accueil a disparu... Ou y-a-t-il un hacker (russe?) qui s'amuse?)

 

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18 juin 2016 6 18 /06 /juin /2016 15:18

      Plus connue par les critiques adressées par Karl MARX que lue, cette oeuvre de Ludwig Andreas FEUERBACH (1804-1872), chef de file après Bruno BAUER du courant matérialiste hégélien de gauche (STIRNER, MARX, ENGELS, BAKOUNINE...), publié en 1841, marque un jalon important dans l'élaboration d'une anthropologie qui voit le jour au XIXe siècle dans le sillage de l'oeuvre d'HEGEL.

     Dans son ouvrage, le philosophe allemand, d'abord disciple de HEGEL, cherche à comprendre le sens du phénomène religieux. Il le fait en élaborant un humanisme fondé sur la réappropriation de ce que l'homme avait imaginairement projeté en Dieu. La philosophie, notamment celle de HEGEL, apparait être une théologie déguisée.

Pour le professeur d'université (privat docent), d'ailleurs privé en 1832 de sa chaire pour ses publications "anti-religieuses", l'absolu n'est rien d'autre que l'homme, et ce dernier ne pourra trouver son salut que s'il consent à faire de lui-même l'idéal qu'il cherche. (Francis WYBRANDS)

 

La réception française de l'oeuvre

   Malgré son importance théorique à l'intérieur des Jeunes hégéliens et au-delà de ce cercle, dans le public intellectuel allemand, il n'est traduit en France qu'en 1864 (Librairie internationale) par le même traducteur que pour Le Capital plus tard, Joseph ROY. il ne suscite guère au départ de travaux français. La publication du texte proprement dit de L'essence du christianisme est accompagnée d'un Appendice, qui malgré sa longueur, permet de mieux comprendre les arguments de l'auteur. Plus tard, cette traduction tient compte des remarques de Louis ALTHUSSER, faites dans son Avant-propos aux Manifestes philosophiques de FEUERBACH, publiés par ses soins en 1960. Il comporte deux préfaces de l'auteur, l'une datant de 1841, l'autre de 1843 (deuxième édition).

L'ouvrage comprend ensuite, après les préfaces, une Introduction, suivie des deux grands chapitres. L'introduction elle-même comporte deux parties : L'essence de l'homme en général et L'essence de la religion en général.

I - L'essence authentique, c'est-à-dire anthropologique de la religion, de 17 parties :

1 - Dieu comme être (Wesen), de l'entendement.

2 - Dieu comme être moral ou comme loi.

3 - Le mystère de l'incarnation ou Dieu comme être du coeur (Herzensween).

4 - Le mystère du Dieu souffrant.

5 - Le mystère de la Trinité et de la mère de Dieu.

6 - Le mystère du Logos et de l'image divine.

7 - Le mystère du principe créateur du monde en Dieu.

8 - Le mystère du mysticisme ou le mystère de la nature en Dieu.

9 - Le mystère de la providence et la création ex nihilo.

10 - La signification de la création dans le judaïsme.

11 - La toute-puissance du sentiment (Gemüt) ou le mystère de la prière.

12 - Le mystère de la foi, le mystère du miracle.

13 - Le mystère de la résurrection et de la naissance surnaturelle.

14 - Le mystère du Christ chrétien ou du Dieu personnel.

15 - La distinction entre christianisme et paganisme.

16 - La signification chrétienne du célibat volontaire et du monachisme.

17 - Le ciel chrétien ou l'immortalité personnelle.

II - L'essence inauthentique, c'est-à-dire théologique de la religion, de 9 parties :

1 - Le point de vue essentiel de la relaigion.

2 - La contradiction dans l'existence de Dieu.

3 - La contradiction dans la réflexion divine.

4 - La contradiction dans l'essence de Dieu en général.

5 - La contradiction dans la doctrine spéculative de Dieu.

6 - La contradiction dans la Trinité.

7 - La contradiction dans les sacrements.

8 - La contradiction de la foi et de l'amour.

9 - Application finale.

 

Une postérité multiple

    L'oeuvre de FEUERBACH, et parmi ses livres, L'essence du christianisme, est pour Jean-Pierre OSIER, "la racine (ou le tronc) d'un arbre généalogique aux branches si multiples qu'il n'est presque personne, philosophe du moins, qui ne soit plus ou moins son descendant : Marx bien sûr, Nietzsche certes, mais aussi les théologiens "modernes" (Barth, Bultman), sans parler de certains marxistes. Ces filiations directes font de Feuerbach un lien central de notre conscience philosophique, bonne ou mauvaise, voire de notre inconscience.". Tous pensent dans un monde où il a laissé sa trace. Le titre ne doit pas faire illusion. Loin de se cantonner au christianisme, l'auteur se livre à une critique féroce de toute religion.

C'est notamment à partir de la lecture de SPINOZA du livre religieux qu'il élabore son investigation. Le philosophe du Traité philosophico-politique indique que le livre religieux n'est pas un livre "ouvert", bien qu'il apparaisse et est souvent défendu comme tel. Pour lire le livre religieux, pour en comprendre le sens, il faut d'abord se déplacer par rapport aux données soit disant immédiates de son contenu. Ce déplacement n'est pas la remontée analogique de la lettre à l'esprit, ce que font en fait bien des théologiens modernes. Il s'agit d'un changement de terrain. La recherche de la rationalité d'une religion, car elle n'est pas pour lui absurde, même sa phraséologie fait souvent référence à un monde fabuleux, est introuvable dans la religion elle-même. Cette rationalité se trouve au niveau de l'entendement, dans l'explication du délire circulaire de la finalité, qui s'empare de tous les hommes, lorsqu'ils ne vivent pas sous la conduite de la raison. Or, comme la conduite rationnelle n'est pas universelle, ni même universalisable (il y aura toujours des croyants même si Dieu change de peau), il faut donc, et c'est la cause de la religion, un discours impératif alliant châtiments et récompense, qui s'adresse à l'imagination des hommes, de manière à ce qu'ils vivent malgré eux dans cet "ersatz" de rationalité qu'est la religion, gardienne de la sécurité politique. 

L'Essence du christianisme repose justement sur le refus de la méthode spinoziste, dans la mesure où elle dénie absolument toute valeur scientifique à la reprise du sens religieux au niveau de la religion. Contrairement d'ailleurs à ses précédents ouvrages où FEUERBACH acceptait cette méthode, il revient d'abord sur le phénomène du miracle. Pour SPINOZA, ce serait un phénomène rapporté imaginairement à la volonté de Dieu, ce qui traduirait non point une exception aux lois éternelles de la Nature, hiatus au reste impensable, mais une fiction adaptée à la fruste imagination de noceurs aussi assoiffés de vin que de merveilleux, la démonstration étant centrée sur la transformation de l'eau en vin lors des noces de Cana. Après s'être contenté en 1838 de démontrer par l'absurde l'impossibilité d'un tel "phénomène", en invoquant la bonne vieille raison sensualiste, FEUERBACH estime dans ce livre que le miracle doit être interprétable dans sa littéralité immédiate, car c'est dans le texte lui-même que réside son explication. Pour bien interpréter la nature du miracle, il faut partir du sens que les mots cachent. Il faut remonter le cours anhistorique de l'occultation du sens par les mots et mettre ainsi en évidence le sens anthropologique de la parole divine. Le religieux ne relève plus d'une constitution théorique extrinsèque, il devient le prologue indispensable de toute "théorie" qui se veut quête du sens originaire enfoui sous les sédiments déposés par la tradition.

 

L'opposition entre le Traité théologico-politique et l'Essence du christianisme

Pour Jean-Pierre OSIER, la philosophie moderne "est traversée par l'opposition entre le Traité Théologico-politique (de SPINOZA) et l'Essence du christianisme (de FEUERBACH). C'est pourquoi nous sommes tous les héritiers ou de Spinoza ou de Feuerbach : selon que nous nous laissons aller aux mirages prestigieux de l'herméneutique ; ou que nous lui préférons la rigueur austère du procès théorique, qui permet de monter de l'abstrait au concret, c'est-à-dire de traiter le donné immédiat, non comme symbolique, mais comme effet d'un procès, dont il faut produire conceptuellement les prémisses pour s'approprier ce "donné" qui devient ainsi un montage, c'est-à-dire un fait scientifique."

FEUERBACH présuppose que toute philosophie a un point de départ pré-philosophique, parce que réfléchi par elle philosophiquement, c'est-à-dire dans les termes qui lui sont propres. D'abord la religion, puis la philosophie qui s'en détache de plus en plus en revisitant dans une logique stricte tous les termes de la religion. Il ne s'agit pas de lire entre les lignes, mais de lire les lignes telles qu'elles sont. Loin d'être d'une certaine platitude, cette ambition s'oppose à la philosophie spéculative, à l'idéalisme hégélien entre autres. L'hégélien de gauche pourrait alors s'intéresser au christianisme primitif, avant qu'il ne soit enseveli dans l'histoire, mais il ne le fait pas et part plutôt de la méthode de LUTHER. C'est davantage la lecture de l'oeuvre de Luther plutôt que celle des Évangiles qui permet de mettre à nu l'essence primordiale du Christianisme. Pour FEUERBACH, il fait opérer un renversement, le renversement de l'opération d'inversion menée par le Christianisme entre l'homme (l'individu) et le genre humain.

"Caractéristique de la religion, écrit Jean-Pierre OSIER, celui-ci (le renversement) n'est pas autre chose que l'inversion du rapport réel de l'individu à son essence générique représentée par autrui, inversion qui entraine à son tour un deuxième renversement, celui du rapport sensible, concept, l'un et l'autre se matérialisant théoriquement et pratiquement dans un corps de concepts et de jugements, qui constituent un discours délirant par rapport à la réalité, ce délire étant proprement une aliénation, puisqu'il repose sur une confusion du même et de l'autre, dans lequel l'autre est pris non réellement mais ontologiquement. Il fait encore se demander si la religion a la jouissance exclusive de ce privilège ou si elle n'est pas simplement le paradigme d'une confusion aliénante dont on pourrait retrouver ailleurs les symptômes." 

Le retour à une position non aliénante exige le renversement du renversement, et non simplement la solution que présente la philosophie spéculative de HEGEL, qui ne propose qu'un renversement spéculatif qui se superpose simplement au christianisme.

"La conscience de Dieu est la conscience de soi de l'homme, la connaissance de Dieu est la connaissance de soi de l'homme. A partir de son Dieu tu connais l'homme, et inversement à partir de l'homme, son Dieu : les deux ne font qu'un. (Tel est) l'essence de la religion en général". A la lecture du texte du christianisme, FEUERBACH trouve les caractéristiques de Dieu qui ne sont finalement que des caractéristique humaines, celles que l'homme dans ses "bons" moments réalise, celles aussi qu'il aimerait avoir. Même si le mot aliénation n'apparait que tardivement dans l'ouvrage, c'est bien une théorie de l'aliénation religieuse que construit FEUERBACH. Il se livre à une explication anthropologique de la religion. Le texte religieux transfigure la conscience de l'homme en la projetant sur une divinité et par le même mouvement en prive celui-ci d'une possible réalisation. Car le seul qui puisse réaliser les aspirations humaines, c'est Dieu. Dieu est en définitive le reflet mystifié de l'homme, et ce reflet mystifié, son appartenance au genre humain tout entier. Car de même que le genre humain est infini, l'homme aspire à l'infini.

On assiste à une véritable inversion de ce que devraient être les rapports réels de l'homme, y compris dans ses qualités les plus essentielles, avec les autres hommes : il se sacrifie à Dieu au lieu de se sacrifier à l'homme, ses obligations à l'égard de Dieu l'emportent sur celles qu'il doit aux autres hommes, et sa reconnaissance à l'égard de l'homme qui  lui fait du bien n'est qu'une reconnaissance "apparente" puisqu'elle est aussitôt reportée sur Dieu, le "bienfaiteur suprême" dont tout est censé dépendre. L'amour va à Dieu et non aux hommes, d'abord à Dieu, et certaines tendances de la religion diront même exclusivement à Dieu... Il s'agit pour restituer à l'homme ce qui vient de l'homme, d'opérer une deuxième inversion.

 

Le projet de FEUERBACH

     Dans la partie Application finale, que nous reproduisons ici, tant le projet de FEUERBACH est y écrit avec force (et peut être même avec plus de force que les commentaires...), on peut lire :

"Dans le développement de contradiction entre la foi et l'amour, nous possédons le motif nécessaire, pratique et palpable pour dépasser le christianisme et l'essence particulière de la religion en général. Nous avons démontré que le contenu et l'objet de la religion est totalement humain, que le mystère de la théologie est l'anthropologie, celui de l'être divin, l'essence humaine. Mais la religion n'a pas conscience de la nature humaine de son contenu ; elle s'oppose plutôt à l'humain, ou du moins elle n'avoue pas que son contenu est humain. Le tournant nécessaire de l'histoire est donc cette confession et cet aveu publics de ce que la conscience de Dieu n'est autre que la conscience du genre, et que l'homme peut et doit s'élever seulement au-dessus des limites de son individualité ou de sa personnalité, mais non au-dessus des lois, des déterminations essentielles de son genre ; l'homme ne pouvant penser, pressentir, imaginer, sentir, croire, aimer et honorer d'autre essence en tant qu'absolue, divine, si ce n'est l'essence humaine.

En y comprenant la nature, car de même que l'homme appartient à l'essence de la nature, ajoute-t-il dans une note - ce qui vaut contre le matérialisme vulgaire - de même la nature aussi appartient à l'essence de l'homme - ceci contre l'idéalisme subjectif, qui est également le secret de notre philosophie "absolue" du moins dans sa relation à la nature. C'est seulement par la liaison de l'homme et de la nature que nous pouvons triompher de l'égoïsme supra-naturaliste du christianisme.

Notre rapport à la religion, reprend t-il, n'est donc pas uniquement négatif, mais critique ; nous ne faisons que séparer le vrai du faux - quoique assurément la vérité distinguée de la fausseté soit toujours une vérité nouvelle, essentiellement distincte de l'ancienne vérité. La religion est la première conscience de soi de l'homme. Les religions sont saintes parce qu'elles constituent les traditions de la première conscience. Mais ce qui pour la religion est premier, Dieu, est, comme on l'a démontré, second en soi, du point de vue de la vérité, car il n'est que l'essence de l'homme objective à elle-même, et ce qui pour la religion est second, l'homme, doit donc nécessairement être posé et énoncé comme étant premier. L'amour pour l'homme ne peut pas être dérivé ; il doit être originaire. Alors seulement l'amour peut être une puissance authentique, sacrée, sûre. Si l'essence de l'homme est pour lui l'essence suprême, alors pratiquement la loi suprême et première doit être l'amour de l'homme pour l'homme. Homo homini deus est - tel est le principe pratique suprême - tel est le tournant de l'histoire mondiale. Le rapport de l'enfant à ses parents, de l'époux à l'époux, du frère au frère, de l'ami à l'ami, en général le rapport de l'homme à l'homme, bref les rapports moraux sont en soi et pour soi des rapports authentiquement religieux. D'une manière générale dans ses rapports essentiels la vie est d'une nature totalement divine. Elle ne reçoit pas sa consécration religieuse seulement par la bénédiction du prêtre. La religion veut sanctifier un objet par l'addition en soi extérieure qu'elle lui apporte ; par là elle s'énonce comme étant à elle seule la puissance sacrée ; elle ne connait en dehors d'elle que des rapports terrestres, non-divins ; c'est pourquoi elle intervient afin de les sanctifier, de les consacrer. 

Mais le mariage - naturellement comme libre alliance de l'amour - est saint par lui-même, par la nature du lien qui est ici noué. Seul le mariage qui est authentique, conforme à l'essence du mariage, de l'amour, est religieux. Et il en est ainsi de tous les rapports moraux. Ils ne sont moraux, ils ne sont conçus par le sens moral que là où ils ont par eux-mêmes une valeur religieuse. L'amitié authentique n'existe que là où les limites de l'amitié sont préservées par la conscience religieuse, la même conscience avec laquelle le croyant maintien la dignité de son Dieu. Sainte est et doit être l'amitié, sainte la propriété, saint le miracle, saint le bien de chaque homme, mais saint en soi et pour soi.

Dans le christianisme les lois morales sont conçues comme des commandements de Dieu ; la moralité elle-même est érigée en critère de la religiosité ; mais la morale a pourtant une signification subordonnée, n'a pas pour soi-même la signification de la religion. Celle-ci n'appartient qu'à la foi. Au-dessus de la morale plane Dieu comme un être séparé de l'homme, auquel appartient le meilleur tandis que l'homme n'a que les déchets. Toutes les dispositions qui doivent être assignées à la vie, à l'homme, toutes ses meilleures forces l'homme les dissipe au service de l'être sans besoins. La cause réelle devient un moyen impersonnel, une cause seulement représentée, imaginée devient une cause réelle, vraie. L'homme remercie Dieu pour les bienfaits qu'autrui lui a procurés au service même de sa vie. La reconnaissance qu'il exprime à son bienfaiteur, n'est qu'apparente, elle ne vaut pas pour ce dernier, mais pour Dieu. Il est reconnaissant envers Dieu, ingrat envers l'homme. Ainsi décline le sentiment moral dans la religion! Ainsi l'homme sacrifie l'homme à Dieu! Le sacrifice humain sanglant n'est en fait que l'expression sensible grossière du mystère le plus intime de la religion. Là où l'on a offert à Dieu les sacrifices humains sanglants, ceux-ci sont considérés comme les plus élevés, la vie physique comme le bien suprême. C'est pourquoi on offre la vie à Dieu, et cela dans des cas d'exception ; on croit par là lui rendre les honneurs suprêmes. Si,, du moins à notre époque, le christianisme n'offre plus de sacrifices sanglants, c'est uniquement, pour ne pas éoquer d'autres raisons, parce que la vie physique n'est plus considérée comme le bien suprême. C'est pourquoi l'on ofrre à Dieu l'âme, l'intériorité, parce que celui-ci possède une valeur supérieure. Mais ce qui reste commun, c'est que dans la religion l'homme sacrifie les obligations qui le lient à l'homme - comme celle d'estimer la vie d'autrui et d'être reconnaissant - à l'obligation religieuse, en sacrifiant son rapport à l'homme à son rapport à Dieu. Par le concept de l'absence de besoins de Dieu qui n'est qu'un objet d'adoration pure, les chrétiens ont éliminé assurément de nombreuses représentations perverses. Mais cette absence de besoins est seulement un concept abstrait, métaphysique qui ne fonde pas du tout l'essence particulière de la religion. Le besoin d'adoration déplacé unilatéralement du côté de la subjectivité, laisse froid, comme toute unilatéralité, le sentiment religieux. On doit donc, sinon expressément, du moins en fait, poser en Dieu une détermination qui correspond au besoin subjectif, afin d'établir la réciprocité. Toutes les déterminations réelles de la religion reposent sur la réciprocité. L'homme religieux pense à Dieu parce que Dieu pense à lui, il aime Dieu parce que Dieu a été le premier à l'aimer, etc. Dieu est jaloux à l'égard de l'homme - la religion est jalouse à l'égard de la morale ; elle en suce les meilleures forces ; elle donne à l'homme ce qui appartient à l'homme, à Dieu ce qui appartient à Dieu. Et ce qui appartient à Dieu c'est l'authentique et chaude subjectivité - le coeur.

Si à une époque où la religion était sainte, nous trouvons respectés le mariage, la propriété, les lois de l'État, ce phénomène n'a pas sa raison d'être dans la religion, mais dans la conscience originaire et naturelle de la moralité et du droit, qui considère comme saints par eux-mêmes les rapports juridiques et moraux. Celui pour lequel le droit n'est pas saint par lui-même, ne le considérera jamais comme saint par l'effet de la religion. La propriété n'est pas devenue sacrée parce qu'on l'a représentée comme une institution divine, mais c'est parce qu'elle était considérée comme étant sacrée par elle-même, qu'on l'a considérée comme une institution divine. L'amour n'est pas saint parce qu'il est un prédicat de Dieu, mais il est un prédicat de Dieu parce que, pour lui-même et par lui-même, il est divin. Les païens n'honoraient pas la lumière, la source parce qu'elle est un don de Dieu mais parce que par elle-même, elle se montre à l'homme comme bienfaisante, parce qu'elle réconforte celui qui souffre ; c'est pour cette qualité excellente qu'ils lui rendent des honneurs divins.

Là où l'on fonde la morale sur la théologie, le droit sur l'institution divine, on peut justifier et fonder les choses les plus immorales, les plus injustes, les plus honteuses. Je ne puis fonder la morale sur la théologie que si je détermine préalablement l'être divin par la morale. Sinon, je n'ai pas de critère de la moralité et de l'immoralité, mais une base arbitraire, immorale d'où je peux déduire n'importe quoi. Donc, si je veux fonder la morale sur Dieu, je dois l'avoir déjà située en Dieu, c'est-à-dire que je ne peux fonder la morale, le droit, bref tous les rapports essentiels que par eux-mêmes, et je ne les fonde véritablement, conformément aux exigences de la vérité, que si je les fonde par eux-mêmes. Si tuer quelque chose en Dieu ou l'en déduire, ne signifie rien de plus que retirer quelque chose à l'examen de la raison, pour le poser comme indubitable, inattaquable et sacré sans fournir de justifications, c'est pourquoi au fond de toutes les fondations de la morale et du droit par la théologie, il y a sinon une intention mauvaise, insidieuse, du moins une auto-aveuglement. Là où le droit est chose sérieuse, nous n'avons aucun besoin d'un encouragement ou d'un appui célestes. Nous n'avons pas besoin d'un droit d'État chrétien ; nous n'avons besoin que d'un droit d'État rationnel, juste, humain. Le juste, le vrai, le bon, a partout le fondement de sa sanctification en lui-même, dans sa qualité propre. Là où la morale est chose sérieuse, elle est considérée en elle-même comme étant une puissance divine. Si la morale n'a pas son fondement en elle-même, alors il n'y a pas non plus de nécessité morale interne et la morale est alors livrée au caprice sans rime ni raison de la religion.

Dans le rapport de la raison consciente d'elle-même à la religion, il s'agit seulement de la destruction d'une illusion - illusion qui loin d'être indifférence, exerce un effet fondamentalement corrupteur sur l'humanité, en étouffant en l'homme tant la force de la vie réelle que le sens de la vérité et de la vertu ; car même l'amour, qui constitue en lui-même l'affection la plus vraie et la plus profonde devient simplement apparent, illusoire dans la mesure où l'amour religieux n'aime l'homme que pour Dieu et donc n'aime l'homme qu'illusoirement, mais Dieu véritablement.

Et il nous suffit simplement, comme nous l'avons montré, de renverser les rapports religieux, d'interpréter toujours comme fin, ce que la religion pose comme moyen, d'élever au rang de chose principale, de cause ce qui pour elle est chose subordonnée, accessoire, condition pour dissiper l'illusion et avoir dans les yeux la lumière inaltérée de la vérité. Les sacrements du baptême et de la communion, symboles essentiels, caractéristiques de la religion chrétienne, peuvent nous confirmer et nous montrer cette vérité. (...)". 

 

Ludwig FEUERBACH, L'essence du christianisme, traduction de l'allemand par Jean-Pierre OSIER, avec la collaboration de Jean-Pierre GROSSEIN, Présentation de Jean-Pierre OSIER, Gallimard, 2015.

Francis WYBRAND, L'essence du christianisme, dans Encyclopedia Universalis, 2014. Yvon QUINIOU, Critique de la religion, La ville brûle, 2014.

 

 

Relu le 3 juin 2022

 

 

 

     

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15 juin 2016 3 15 /06 /juin /2016 14:12

      Sur le troisième critère discriminant de l'idéologie, en suivant toujours là Pierre DEMEULENAERE, soit son caractère historique ou non historique, avec en corollaire l'éventualité d'une possible "fin des idéologies", et du coup, mais ce n'est pas mentionné, un "début des idéologies", qui ferait considérer des sociétés où l'idéologie n'existe pas, des perspectives contradictoires existent :

- Dans la perspective de MARX, l'idéologie a un sens très large qui renvoie à l'ensemble des représentations humaines non scientifiques, quelle que soit leur époque. La science elle-même n'ayant, dans le domaine de la vie sociale, qu'une pertinence nouvelle et tardive, destinée cependant, à terme, à supplanter les représentations déficientes et à instaurer en quelque sorte une "fin de l'idéologie".

- Dans la perspective du sociologue américain Daniel BELL (1919-2011), l'idéologie est un phénomène spécifiquement moderne, même s'il ne l'associe pas, comme BOUDON, à une ambition scientifique. Il la décrit comme une interaction de la politique et de la culture, née de la grande mutation du XVIIIe siècle, au cours de laquelle se sont dissous les grands mouvements religieux millénaristes en tant que forces politiques. L'idéologie devint "l'expression politique de croyances eschatologiques ("religions de la vertu" et "religions de l'humanité") qui exprimèrent ces impulsions en termes séculiers. L'idéologie donc (...) traite des mouvements sociaux qui cherchent à mobiliser les hommes pour réaliser ces croyances" (La fin de l'idéologie, PUF, 1997). BELL s'est employé par ailleurs à décrire et à théoriser le déclin de l'influence du marxisme, tout en soulignant qu'aucune autre grande idéologie ne l'avait remplacée dans le rôle spécifique qu'il avait eu. il indique cependant qu'il n'a jamais voulu annoncer la fin de toute idéologie, rappelant en particulier la force des nationalismes. On peut cependant, termine sur cela notre auteur, "considérer que, dès lors que l'on a affaire à des ambitions scientifiques de connaissance de la réalité sociale, il y a la tentation de considérer que cette connaissance est parvenue à un achèvement définitif, qui remplace les illusions (aussi bien fondées furent-elles) qui ont précédé ces connaissances." Il fait référence de la croyance d'Auguste COMTE.

 

     Daniel DELL, avec Alain TOURAINE, mais ce ne sont pas les seuls, à l'origine du courant post-industrialiste, décrit dans son essai de prospective sociale Vers la société post-industrielle (1973), que la prépondérance naissante d'éléments immatériels (connaissance et information) dans l'organisation sociale signe la fin du paradigme industriel. Vision annoncée dans La fin des idéologies (1960) où le sociologue et essayiste annonce l'avènement d'un large consensus idéologique explicable par le dépassement des priorités matérielles. Certains y voient, sans doute un peu vite, une déconstruction du matérialisme historique : son troisième ouvrage majeur, Les Contradictions culturelles du capitalisme (1976), développe un point de vue différent, l'auteur s'inquiétant des avancées spectaculaires de la société de consommation, chose que d'autres, il faut bien le dire ont vues bien avant lui. Son oeuvre est aujourd'hui moins étudiée que lorsqu'il annonçait la fin des idéologies, même s'il influe des sociologues comme Anthony GIDDENS, Ulrich BECK ou Manuel CASTELLS

  En fait le livre La fin des idéologies est bien plus nuancé que les commentateurs libéraux, notamment européens, ont bien voulu le dire. Traduit intégralement bien tardivement en Français en 1997 (avec une préface de Raymond BOUDON) (PUF), alors qu'il avait été écrit à une époque (dans les années 1960) où Raymond ARON, nous rappelle Henri MENDRAS, "guerroyait dans L'opium des intellectuels (Calmann-Lévy, 1955) contre le marxisme et les intellectuels communistes", ce livre comporte divers chapitres (dont Malaise dans le travail et sur la société soviétique et son avenir) dont le fil rouge est l'analyse de l'idéologie.

Le mot est d'usage tellement varié que Daniel BELL les résume en conclusion sans prendre la peine de les discuter. il prend le mot en un sens fort et précis : "l'idéologie est l'expression politique de croyances eschatologiques... qui expriment ces impulsions religieuses en termes séculiers. L'idéologie... traite  des mouvements sociaux qui cherchent à mobiliser les hommes pour réaliser ces croyances... L'idéologie offre une foi et un ensemble de certitudes morales... lorsque les fins sont utilisées pour justifier des moyens immoraux".

Dans une réédition, Daniel BELL estime que "Depuis la parution de ce livre, le concept d'idéologie  s'est complètement effiloché... tout y est passé : les idées, les idéaux, les croyances, les credo, les passions, les valeurs, les Weitanschanungen, les religions, les philosophies, les politiques, les systèmes moraux, les discours linguistiques". Définie ainsi, l'idéologie a duré moins de trois siècles : elle est née au 18e siècle, avant la fin des grands millénarismes religieux et a disparu dans cette fin du 20e siècle. "L'idéologie est devenue un mot irrémédiablement déchu. Ainsi en est-il du péché.". Le sociologue américain annonce bien la fin de l'idéologie et il a été le premier à formuler ce diagnostic essentiel, vingt ans avant Soljenitsine. Mais il n'annonce pas pour autant la fin des idéologies au sens large. Bien au contraire, il prévoit que les utopies vont refleurir, notamment dans les pays en voie de développement : "Il faut reprendre l'examen de l'utopie à partir de la prise de conscience du piège qu'est l'idéologie." Pour l'auteur, les Krondtdat successifs jusqu'à l'échec du socialisme à visage humain de Dubcek ont été des "désillusions morales, intellectuelles et politiques. Les échecs reconnus sont, maintenant, essentiellement d'ordre économique". Plus personne n'attend "le passage du royaume de la nécessité au royaume de la liberté" d'ENGELS, millénarisme qui renouvelle la parousie augustinienne. 

      Pour Henri MENDRAS toujours, de l'Observatoire français des conjonctures économiques, "ce premier grand livre de Daniel Bell annonce donc à la fois le prospectiviste qui fera le grand rapport de la Commission de l'an 2000, et le sociologue des Contradictions culturelles du capitalisme. En effet, il s'oppose déjà dans ce livre à la vulgate marxiste qui voit dans la dialectique des infrastructures et des superstructures la cohérence des modes de production, au fonctionnalisme qui cherche la cohérence fonctionnelle de la totalité sociale, et aux idéaux-types webériens devenus si à la mode depuis. Il annonce que les classes ne sont plus un schéma explicatif de la société, si tant qu'elles l'aient jamais été pour la société américaine. Surtout, il esquisse pour la première fois, son modèle analysant nos sociétés "post-industrielles" qui sont animées par une tension permanente entre la rationalité de l'économie mue par le progrès technique, l'exigence d'égalité à laquelle répond le système politique démocratique, et le besoin d'expression personnelle auquel tout individu cherche à donner cours dans la vie esthétique, sportive et culturelle. Chacune de ces logiques a sa dynamique propre et chacune de nos sociétés nationales agence ces logiques à sa manière, pour rester elle-même tout en changeant, au grand dam des apôtres de la convergence.

Dans la passionnante post-face de la réédition de 1996 de The Cultural Contradictions of Capitalism, Daniel Bell revient sur l'idée centrale du livre et l'enrichit en soulignant trois contradictions majeures : entre ascétisme et désir d'accumuler ; entre culture bourgeoise et modernisme ;  et surtout il insiste sur la séparation croissante entre l'unité du droit et la diversité des morales. (...) Il s'en prend au post-modernisme dont il fait une critique à la fois aigre et ironique, il reproche notamment à Jean François Lyotard de nager dans la confusion en confondant post-modernisme et post-industrialisme.(...)."

 

    Quant à la référence à Auguste COMTE (1798-1857) de Pierre DEMEULENAERE, il s'agit bien sûr du positivisme à l'origine de tant de spéculations mais aussi d'activités de toute sorte. Précurseur de la sociologie, le fondateur du positivisme crée une "religion de l'humanité", sorte de religion sans Dieu où la déesse de l'Humanité est constituée de "l'ensemble des êtres passés, futurs et présents qui concourent librement à perfectionner l'ordre universel". Parce qu'il veut "tenir" à la fois la prétention scientifique et l'entrainement spirituel et moral vers le système socio-économique qu'il préconise, Auguste COMTE initie une véritable idéologie "scientifique" du progrès humain, sous toutes ses formes, sociales, économiques, morales... Avant la fondation de l'Église positiviste, effectuée dans la deuxième partie de sa vie (1846-1857), il avait déjà bâti tout un système à validation "scientifique". Dans le système de politique positive de 1851-1854, il développe ses idées sur la "religion", qui s'appuie sur trois notions, l'altruisme, l'ordre et le progrès. Si le positivisme "religieux" a pratiquement disparu aujourd'hui, il reste "l'idéologie du progrès". C'est elle qui peut être aussi combattue comme idéologie, même si la fin de l'idéologie analysée par plusieurs auteurs ne touche pas, du moins ne remet pas en cause l'idée même de progès, quitte à en préciser (et parfois en réduire) la définition. 

Henri MENDRAS, Daniel Bell, La fin de l'idéologie, dans Revue française de science politique, 47ème année, n°3-4, 1997. Pierre DEMEULENAERE, Dictionnaire de philosophie politique, PUF, 2005. 

 

PHILIUS

 

Relu le 4 juin 2022

 

 

 

 

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14 juin 2016 2 14 /06 /juin /2016 09:16

     Sur le deuxième facteur commandant les appréciations différentes de l'idéologie, soit la relation de cette notion avec les critère du vrai et du faux, que Pierre DEMEULENAERE qualifie de "délicate", "il s'agit de déterminer si l'idéologie s'oppose unilatéralement à la science, du point de vue de la vérité : soit l'idéologie représenterait la fausseté, soit elle serait dans une situation étrangère à l'alternative vrai/faux, allant éventuellement jusqu'à l'inclure, en une telle distance relativiste, la science elle-même.

Il semble en revanche délicat de considérer que des personnes considérant leurs représentations comme fondamentalement pertinentes acceptent de qualifier celles-ci d'idéologiques. La connotation négative de la notion d'idéologie (associée à la fausseté) peut être fortement atténuée par une théorisation du concept qui situe son contenu par-delà l'alternative du vrai et du faux. En revanche, il semble douteux que cette atténuation aille jusqu'à permettre une représentation qui semble parfaitement pertinente. Mais enfin ce dernier usage de la notion ne peut être absolument écarté."

      Pour cet auteur, ce problème complexe peut commencer à s'éclaircir en sachant "si l'idéologie concerne uniquement des représentations incluant des indications normatives, ou si elles peuvent caractériser des représentations qui n'aient pas un caractère normatif, en l'occurrence les mathématiques ou les sciences de la nature". Tout en écartant les erreurs scientifiques du champ de la réflexion, il n'exclut pas dans certains cas qu'elles puissent être concernées. Voir par exemple toute la réflexion autour de la "science bourgeoise", où les sciences soviétiques ont été considérées comme supérieures, pour la génétique. Ou encore les tentatives, via certaines convictions religieuses par exemple, de relativisation de certaines connaissances scientifiques (évolution, vision de l'univers...). S'il écarte ce genre de contestations, certains qualifiant cette science ou quelques éléments de la science comme idéologique, "il est clair que les mécanismes qui peuvent conduire à des erreurs de type positif peuvent être analogues à des mécanismes conduisant à des représentations que l'on peut qualifier d'erronées dans le domaine normatif".

 

Le normatif

    L'idéologie concerne donc des domaines relevant du normatif.

"Il est bien entendu, continue le maitre de conférences à l'Université Paris IV, par ailleurs, que la distinction entre le positif et le normatif est, d'un point de vue philosophique source de difficultés, et peut être contestée à certains égards. Il n'en demeure pas moins que cette définition peut être au moins depuis Hume, précisée avec suffisamment de force pour représenter un problème central de la réflexion sur la vie sociale : à savoir que les normes de l'action ne sont pas directement indiquées par l'expérience, laquelle ne dit pas ce que je dois faire ou ne pas faire." Il explique que, dès lors, l'imputation idéologique intervient à deux niveaux, qui peuvent être eux-mêmes subdivisés :

1 - Elle émane d'abord des entreprises scientifiques qui prétendent statuer sur la normativité pertinente :

- soit A en la théorisant directement, en sorte que les normativités jugées non pertinentes soient ravalées au rang de l'idéologie. C'est l'optique de MARX. Il faut tout de même souligner que, dans ses écrits, le problème du fondement  d'une normativité pertinente n'est pas traité comme tel. Il intervient plutôt à l'arrière-plan de l'argumentation (et même à l'horizon eschatologique de l'histoire), comme une sorte d'évidence, et relève sans doute essentiellement du thème de la liberté humaine, non conçue cependant à partir de la formalisation des libertés caractéristiques des théories des droits de l'homme. Dans cette perspective, est idéologique tout ce qui ne correspond pas à la représentation scientifique produite par MARX lui-même, laquelle comprend à la fois des énoncés positifs et des principes noramtifs, les fondements de ces derniers demeurant donc non élucidés. 

- soit B en considérant que, précisément, la science n'a pas de pouvoir en ces domaines normatifs, l'idéologie se déployant alors en ceux-ci, soit

a) sous la forme d'énoncés qui croient être vrais (ou pertinents), alors qu'ils ne sauraient l'être. Cela pourrait correspondre aux thèses de Vilfredo PARETO (1848-1923), lequel n'emploie cependant pas le mot d'idéologie. Pour lui, les considérations normatives ne sauraient être fondées sur l'expérience, laquelle est la garantie de toute science : celle-ci ne peut donc s'appliquer, en l'absence de tout fondement légitime pour la normativité, qu'à établir une typologie des motivations humaines, et de ses styles argumentatifs mobilisés pour justifier ces finalités, alors que, fondamentalement, on ne peut pas les justifier. 

b) sous la forme d'engagements nécessaires pour l'action, présentés de manière discursive, mais qui ne pourraient être fondés scientifiquement. Cela pourrait être illustré par les théories qui s'inscrivent dans la vulgate webérienne. Celles qui indiquent l'impossible décision ultime en termes de vérité ou de fausseté des considérations normatives, que celles-ci aient un caractère collectif et historique, dans le cadre de sociétés marquées par certaines représentations, ou qu'elles aient plus simplement un caractère individuel. Ainsi par exemple, les thèses de Louis DUMONT sur l'idéologie économique contemporaine ou sur l'idéologie allemande ne sont-elles pas interprétées en termes de vérité ou de fausseté. 

Les représentations de type 1-A sont de type fondamentalement non relativiste : elles opposent une science à une non-science, mais doivent cependant statuer sur les fondements de leur propre normativité, sous peine d'être taxées à leur tour d'idéologiques.

Les théories de type 1-B sont au contraire de type relativiste, mais ce relativisme émane lui-même d'une représentation scientifique, perçue cependant comme n'ayant qu'une force locale, en des limites définies, qui excluent la fondation normative.

2 - Il peut y avoir une imputation idéologique à un niveau supérieur, prenant pour objet précisément ces ambitions scientifiques. MARX constitue sa théorie des idéologiques à partir d'une ambition de scientificité : il est amené alors à inclure dans le champ des idéologies des représentations morales, religieuses, juridiques, etc, mais aussi des visées scientifiques, en particulier de l'économie politique. Mais il ne réserve pas un sort particulier à ces dernières, en ce qu'elles se voulaient scientifiques.

Au contraire, on peut considérer qu'il y a forme idéologique à partir du moment où il y a visée scientifique, ou recours à une argumentation scientifique. L'imputation idéologique correspondrait alors à la mise en avant, à la démonstration (elle-même valable ou non valable) du fait que ces visées scientifiques elles-mêmes sont fragiles, douteuses, voire franchement erronées. BOUDON propose ainsi de définir les idéologies comme des "doctrines reposant sur des théories scientifiques, mais sur des théories fausses ou douteuses ou sur des théories indûment interprétées, auxquelles on accorde une crédibilité qu'elles ne méritent pas" (L'idéologie, Fayard, 1986). Dans cette perspective, il y a donc un resserrement de l'idéologie à des domaines où interviennent les prétentions scientifiques.

    Les données et les problèmes rencontrés précédemment (idéologie, vrai, faux) réapparaissent alors : comment est établie la fausseté des thèses scientifiques portant sur la normativité? Pierre DEMEULENAERE distingue deux réponses possibles, l'une minimaliste, l'autre maximaliste.

      La réponse minimaliste ne fournit pas la proposition d'une normativité scientifique pertinente (meilleure d'un point de vue scientifique), mais se contente de qualifier d'idéologiques certaines représentations normatives appyées par des thèses scientifiques sur la base de trois chefs distincts d'accusation, aisément mobilisables :

- le caractère erroné de données factuelles sur laquelle repose l'argumentation (par exemple la croyance qu'un groupe quelconque est responsable de tous les malheurs du monde) ;

- l'incohérence, le caractère contradictoire, d'un point de vue interne, d'une théorie (par exemple, l'affirmation d'un côté, que la rationalité ne concerne que les moyens, pas les fins, l'affirmation, de l'autre, qu'est rationnel celui qui agit conformément à son intérêt) ;

- le fait que la théorie s'appuie sur des données présentées comme allant de soi, alors qu'elles ne peuvent être démontrées : soit parce qu'elles renvoient à des entités "surréelles", soit parce qu'elles renvoient à des données empiriques dont l'existence est possible mais qui ne saurait être prouvée.

     La réponse maximaliste cherche à opposer à l'idéologie, d'un point de vue scientifique, des descriptions jugées meilleures, sur la base d'une plus grande compétence scientifique. Ainsi HAYEK, par exemple, conçoit-il qu'il a une représentation de l'évolution sociale meilleure que celle présentée par d'autres théoriciens, ce qui conduit à des solutions pratiques ou normatives meilleures. Toute la difficulté est alors, à nouveau, de fonder correctement une telle normativité.

   Par ailleurs, la difficulté, dans certains cas, de savoir si une proposition a un caractère positif ou normatif intervient ici de manière cruciale : on peut dire que cette difficulté est caractéristique des sciences sociales qui abondent en éléments de ce genre, par exemple, la notion de rationalité en économie ou en sociologie.

Devant ces "difficultés", notre auteur cite Raymond ARON (L'opium des intellectuels, Calmann-Lévy, 1955) : "Les idéologies politiques mêlent toujours, avec plus ou moins de bonheur, des propositions de fait et des jugements de valeur. Elles expriment une perspective sur le monde et une volonté tournée vers l'avenir. Elles ne tombent pas directement sur l'alternative du vrai et du faux, elles n'appartiennent pas non plus à l'ordre du goût et des couleurs. La philosophie dernière et la hiérarchie des préférences appellent le dialogue plutôt que la preuve et la réfutation ; l'analyse des faits actuels ou l'anticipation des faits à venir se transforme avec le déroulement de l'histoire et la connaissance que nous en prenons. L'expérience corrige progressivement les constructions doctrinales". Dans ce passage, ARON propose selon toujours Pierre DEMEULENAERE, une sorte de troisième solution, "pour qui est de la fondation des valeurs, qui ne serait ni d'ordre scientifique, ni d'ordre relativiste, mais qui résulterait du "dialogue"". Cette perspective est développée par HABERMAS dans ses travaux sur l'agir communicationnel. ARON impute par ailleurs une représentation idéologique au fait que les doctrines doivent prendre la mesure de l'évolution historique, rejoignant ainsi MANNHEIM qui définit les idéologies comme des idéaux conservateurs, en retard sur leur temps, ou trop en avance, et donc également inadaptées. 

 

Noyer la portée de l'idéologie....

  Raymond BOUDON, professeur à l'Université de Sorbonne, dont on connait les positionnements pas très favorables au marxisme, reprend à sa manière, l'ensemble des travaux de PARETO, de WEBER, de DURKHEIM et de ARON, pour donner une description de l'idéologie si générale, qu'elle semble ne prêter à aucune discussion. 

"Dans tous les systèmes sociaux, écrit-il, on observe que les acteurs sociaux tiennent pour vraies et, selon la juste observation de Pareto, s'obstinent à "démontrer" en sollicitant les ressources de la rhétorique à la fois des propositions normatives - par essence indémontrables - et des propositions positives qui peuvent être soit non démontrables, soit non démontrées, soit fausses. Ces croyances, qui varient naturellement d'un système à l'autre à l'intérieur d'un même système social, sont un phénomène qu'on observe dans toute société. On les appelle souvent valeurs ou plus généralement les croyances sont intégrées dans un système dont les éléments sont connectés les uns aux autres de manière plus ou moins floue, on parlera de vision du monde. On parlera de religion si le système inclut les notions soit de sacré, soit de transcendance. On parlera d'idéologie lorsqu'un système de valeurs ou plus généralement de croyances, d'une part ne fait pas appel aux notions de sacré et de transcendance, d'autre part traite particulièrement de l'organisation sociale et politique des sociétés, ou plus généralement, de leur devenir. 

    Ces précisions permettent de comprendre pourquoi les sociologues classiques évitent la notion d'idéologie. Les idéologies ne sont qu'un cas particulier, qu'il est difficile de distinguer des autres en tout rigueur, du phénomène général des croyances. Partant, son analyse relève des mêmes principes et son explication est de manière nature que l'analyse et l'explication des autres phénomènes de croyance. Ainsi la théorie paretienne des dérivations recouvre aussi bien les croyances religieuses que les idéologies. Il en va de même de la théorie développée par Durkheim dans les Formes élémentaires. En même temps, on comprend que la notion d'idéologie apparaisse dans le contexte des bouleversements sociaux du XIXe siècle. La naissance de la "modernité" est contemporaine d'une remise en question de l'ordre social traditionnel et d'un effort pour lui substituer un ordre social "rationnel". C'est pourquoi on voit se développer à la fin du XVIIIe et au XIXe siècle une multitude de doctrines sociales. Ces doctrines sont des propositions de réponse aux demandes sociales de type diffus ou spécifique (c'est-à-dire provenant de groupes particuliers), qui résultent de la mise en question de l'ordre social traditionnel. Elles répondent aux passions politiques des divers groupes sociaux et fournissent le matériau de base des système d'"idées" - plus exactement de croyances - plus ou moins cohérents que contiennent les idéologies." Pour Raymond BOUDON, la distinction entre les idéologies et les croyances est plutôt de degré que de nature. Ces croyances interviennent sur la détermination des finalités de l'action comme sur la détermination des moyens. Mêlant ces considérations aux éléments de la théorie sociologique de l'action, notre auteur considère l'idéologie, les croyances, comme des éléments qui apparaissent aux acteurs comme, "non comme des éléments subjectifs, mais comme des vérités objectives". 

  Il n'est pas certain que l'on sorte d'un constat superficiel, aiguillonné par le désir de la fin des idéologies, entendre là les idéologies porteurs de réformes ou de révolutions économiques et sociales du capitalisme. Dont l'histoire aux yeux de certains "a prouvé" que les acteurs qui les incarnaient agissaient sous l'effet d'illusions. Ce n'est pas pour rien que l'auteur, dans son article idéologies d'un Dictionnaire critique de la sociologie, termine sur cette fin, très débattue. Il conclue tout de même que malgré que "l'intellectuel et le prophète" se trouve déboutés au profit de l"'expert" dans certaines périodes historiques, l'idéologie est toujours présente même si elle n'est pas visible.

Constat superficiel car il s'arrête aux acteurs guidés par des idéologies auxquels ils croient, même si ces illusions se révèlent comme telles à un moment ou à un autre. Il semble se concentrer sur des parties actives de la population menant une lutte politique, sociale et/ou économique (la référence à PARETO qui travaille beaucoup sur le rôle des élites le laisse entendre), alors que la théorie marxiste va beaucoup plus loin, dans le décalage conscient, partout, pour tous, entre les idéologies et les réalités, et même dans les conflit entre les actions (ou l'absence d'actions, la passivité) menées et les intérêts divers des acteurs. Il ne s'agit pas simplement d'aller jusqu'au bout d'un sens péjoratif de l'idéologie ; il s'agit de montrer les articulations multiples entre idéologies et actions, représentations et réalités. La société globale est porteuse, est mue d'ailleurs, par une représentation diffuse et globale de la réalité glanbale, dont beaucoup de caractéristiques l'apparente à une idéologie dominante ; il n'y a pas seulement des acteurs individualisés qui agissent en croyant en leur représentation comme en une vérité ; il y a aussi une complexité dynamique entre représentations et réalités.

  Il faut revenir à la sociologie de PARETO telle qu'elle se présente, dans son tableau des actions logiques et des actions illogiques où buts objectifs et buts subjectifs s'entrecroisent selon les phénomènes sociaux. Il faut également en revenir aux thèses de Louis DUMONT comme il faut sans doute se rafraichir la mémoire sur la sociologie d'Emile DURKHEIM ou celle de Max WEBER, car il semble que l'on tire parfois de leurs réflexions des définitions de l'idéologie un peu trop rapide... Réduire ou assimiler les idéologies à des croyances n'est sans doute pas la meilleure manière d'approcher la réalité des phénomènes sociaux... Une idéologie ne s'analyse pas sous un rapport simple entre le vrai et le faux.

 

Raymond BOUDON, idéologies dans Dictionnaire critique de la sociologie, PUF, 2004. Pierre DEMEULENAERE, idéologie dans Dictionnaire de philosophie politique, PUF, 2005.

 

PHILIUS

 

Relu le 5 juin 2022

 

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12 juin 2016 7 12 /06 /juin /2016 17:41

 

     Situer dans l'histoire de la philosophie ou de la philosophie politique les auteurs matérialistes  est une entreprise possible seulement à un moment où les religions sont affaiblies.

Suffisamment dans un contexte où plusieurs religions offrent le spectacle d'une lutte (parfois sanglante) sans fin, où elles ne sont plus hégémoniques dans la bataille des idées, ou parce que les progrès scientifiques offrent des alternatives aux croyances en la magie ou au surnaturel. En tout cas assez pour que des auteurs se livrent à des réflexions exotériques, protégées dans une société qui entend faire de la tolérance une vertu, sans être obligés de toujours recourir à des oeuvres ésotériques. Ce n'est pas possible partout et toujours : le faire dans un contexte d'une religion hégémonique et intolérante ou/et dans des endroits où ne sont même pas admises des discussions hétérodoxes expose à des sanctions sévères.

 

Religion vs Philosophie...

A certaines époques bien précises, là notamment où la philosophie dispute à la religion la dominance (on pense à l'âge grec classique par exemple), à des époques où la tolérance est érigée en valeur même si contester des dogmes religieux n'est pas forcément synonyme de garantie d'ascension sociale... il est possible à des matérialistes par exemple de faire entendre leur voix. Et tout au long de l'histoire, parsemées de périodes d'intolérance et de tolérance, les auteurs matérialistes ont laissé suffisamment de traces, entre deux chasses aux sorcières ou deux autodafés, pour que leur postérité poursuive, génération après génération, la quête d'un monde sans surnaturel et sans superstitions. Cela ne veut pas dire que même des auteurs matérialistes à la contestation radicale n'aient pas gardé un certain déisme, mais on l'a vu à diverses reprises, il suffit de voix discordantes quant aux dogmes religieux pour faire émerger des philosophies particulièrement destructrices à leur égard.

La reconstitution d'une histoire des philosophies matérialistes, tentées par exemple à des époques de distance par Freidrich-Albert LANGE et Pascal CHARBONNAT, ou encore par Michel ONFRAY, est particulièrement difficile, car beaucoup d'oeuvres ont été perdues, beaucoup d'auteurs certainement oubliés... Il n'est pas étonnant que plus on avance vers notre époque contemporaine, plus on est en mesure de dégager certaines oeuvres qui sortent de leur cachette (beaucoup sont posthumes), plus on peut opérer des filiations. Il n'est pas étonnant non plus que nous pouvons beaucoup plus le faire en Occident chrétien qu'ailleurs, même si dans certaines régions d'Orient et d'Asie, au milieu de nombre de doctrines spiritualistes, des auteurs pourraient sans doute y retrouver nombre de réflexions matérialistes. D'ailleurs, dans certains ouvrages de la littérature hindoue, musulmane et bouddhique, on trouve des traces de matérialisme, parfois au coeur de textes pourtant destinés à soutenir des visions spirituelles...

   Pour ces trois auteurs, reviennent dans le champ du matérialisme, toutes tendances confondues, l'atomistique de l'Antiquité grecque, notamment DÉMOCRITE (mais avant lui THALÈS, HÉRACLITE et bien d'autres), le sensualisme des sophistes et la morale d'ARISTIPPE, eux-mêmes combattus par SOCRATE, PLATON, ARISTOTE. L'autorité de ces trois auteurs grecs n'empêche pas le stoïcisme, par exemple de se développer dans l'Empire romain, avec notamment ÉPICURE.

L'oeuvre de LUCRÈCE permet, après une éclipse durant tout le Moyen-Age, l'éclosion de multiples réflexions matérialistes plus ou moins avouées : AVERROÈS, Pierre POMPONACE, Nicolas d'AUTRECOUR, Laurent VALLA, MÉLANCHTON, COPERNIC, Giaordano BRUNO, Bacon de VERULAM, DESCARTES... Viennent ensuite au XVIIe siècle, période où s'affine la recherche historique, GASSENDI, HOBBES, BOYLE, NEWTON, John LOCKE, John TOLAND. C'est au XVIIIe siècle qui s'affirment les différences dans cette grande "famille" des matérialistes : HARTHLEY, PRIESTLEY, La Motte Le VAYER, Pierre BAYLE, VOLTAIRE, SHAFTESBURY, DIDEROT, SPINOZA et surtout de La METTRIE, dont l'oeuvre semble une référence incontournable dans l'histoire du matérialisme. Viennent encore durant ce XVIIIe siècle, CANABIS, d'HOLBACH, tous combattus notamment par LEIBNITZ... L'oeuvre d'Emmanuel KANT est également une référence autour de laquelle s'ordonne ensuite les différentes tendances du matérialisme scientifique. FEUERBACH, Max STIRNER, BÜCHNER, MOLESCHOTT, CZOLBE, tous cultivent des variantes ambigües dans un climat alors dominé pour longtemps par les développements scientifiques. L'histoire de l'atome, de l'évolution, des sciences physiques est marquée parfois par un antagonisme entre des approches qui refusent d'examiner la question du surnaturel et d'autres qui tentent de concilier science et religion. 

 

Irréligion, déisme, athéisme...

Plus généralement, pour Pascal CHARBONNAT, l'histoire du matérialisme est scandée en trois phases, son apparition dans l'Antiquité, son extinction (ou presque) du Ier au XVIIe siècle, sa renaissance et son développement, du XVIIIe au XXe siècle. C'est au XVIIIe siècle que notamment se distinguent mieux les différents courants du matérialisme : irréligion, déisme, athéisme se partagent un champ intellectuelle évolutif. A noter à propos de cette périodisation, elle correspond d'une part à la révolution intellectuelle grecque autour du IVe siècle av J-C., où la philosophie entend se construire au-dehors de toute spéculation antérieure sur les Dieux, les Géants et les Héros, et d'autre part à cette seconde révolution intellectuelle du XVIIIe siècle qui fonde les connaissances sur des analyses scientifiques en dehors de toute intervention divine.

"Dans la seconde moitié du 18e siècle, écrit le professeur de lettres et d'histoire-géographie, le nombre de communiants et les effectifs des séminaires diminuent régulièrement. Les tribunaux enregistrent une augmentation des atteintes aux moeurs et à la religion. De nouvelles croyances s'affirment et défient de plus en plus les autorités religieuses. Ce mouvement ne touche pas seulement la France, mais la plupart des pays européens, y compris la Russie tsariste, où les premiers athées font leur apparition à la fin du siècle. Cette irréligion revêt des formes variées, qui vont de l'athéisme au déisme en passant par le panthéisme, selon des rythmes propres à chaque nation. L'irréligion française occupe une place particulière, car, au sein de sa tendance athée, renaît une philosophie matérialiste. 

En réponse à la censure et à la répression ecclésiastiques, la parution clandestine, inaugurée au 17ème siècle, atteint son apogée. Le plus souvent publié anonymement, le manuscrit clandestin constitue un mode d'expression commode pour les philosophes. L'auteur d'un manuscrit peut utiliser le nom d'une personnalité défunte pour brouiller les pistes. Pour les conceptions les plus audacieuses, la forme clandestine demeure une nécessité jusqu'à la Révolution. D'Holbach (1723-1789), par exemple, utilise cette forme d'expression pour une grande part de son oeuvre. Si le fait d'être calviniste peut conduire à la mort, on imagine sans peine les motivations d'un philosophe athée qui souhaite garder l'anonymat. Les manuscrits sont conservés dans les bibliothèques de particuliers, adhérant plus ou moins aux idées de l'incrédulité. Ainsi, le Testament de Meslier est détenu par quelques individus qui le conservent soigneusement, tel Thomas Pichon (1700-1781), secrétaire de l'Île Royale. Pour un libraire ou un éditeur, imprimer ce genre de texte n'est pas sans danger. Ainsi, le manuscrit intitulé Nouvelles libertés de penser, daté de 1743 et imprimé à Paris, fait l'objet d'une enquête de la part du lieutenant de police Marville. Elle conduit à l'arrestation de Nicolas Guillaume, libraire-colporteur et de René Josse, libraire. Les recherches actuelles en littérature clandestine ont mis au jour près de deux cents de ces manuscrits.

     La conception déiste est majoritaire dans la littérature clandestine, tout comme chez les grands auteurs connus du mouvement philosophique. Malgré le rejet de l'institution religieuse et la condamnation des superstitions, le déisme postule l'existence nécessaire d'un être premier. L'intelligibilité originelle résulte de l'intervention d'une transcendance. Pour autant, les facultés humaines sont incapables de connaître la nature de cet être premier. C'est ce qui le distingue du théisme, pour qui la raison humaine peut avoir accès à la nature du divin et à la certitude de son existence. le déisme ou la religion naturelle conserve l'idée d'une création, car, sans elle, il ne resterait plus que le hasard pour expliquer l'ordre du monde. Cette implication justifie le refus de l'athéisme. Pourtant, les philosophes athées n'emploient pas ce raisonnement et n'évoquent que très rarement la notion de hasard.

Pour un déiste, les lois du monde sont posées une fois pour toutes par la divinité. Il n'y a pas de providence particulière qui fait exister et durer le monde. Juste après la création, les lois de la nature gouvernent. Il est donc clair que ce courant ne peut être qualifié de matérialiste, malgré les accusations des théologiens. Le déisme convient sans doute mieux que l'athéisme à des intellectuels qui viennent tout juste de rompre avec le christianisme. Il est tout de même une rupture profonde avec le dogme. Certains penseurs, comme Diderot ou Du Marsais, passent par un déisme de jeunesse avant de devenir athée dans leur maturité. Si le déisme est majoritaire chez les philosophes, c'est qu'il faut franchir un degré de radicalité supplémentaire pour se penser athée. Or, ce saut n'est effectué que par une petite minorité, pour qui la séparation avec la religion doit être totale." Notre auteur insiste : "Il est douteux de voir dans le déisme un "noyau matérialiste" et une "enveloppe idéaliste", comme le fait Szigetti dans son ouvrage Denis Diderot, Une grande figure du matérialisme militant du XVIIIe siècle (1962). Sur le plan strictement philosophique, l'idée de création trace une ligne de démarcation nette. Szigeti voit le côté matérialiste des déistes dans leur négation de la providence, c'est-à-dire dans l'idée de lois nécessaires régissant le monde. Ce caractère n'est pas pertinent, car il existe aussi chez les naturalistes du 17ème siècle, tout comme chez la plupart des hétérodoxes, qui sont dans l'ensemble croyants, malgré leurs originalités. Si l'on traite de matérialisme philosophique, la question de l'origine est toujours le critère déterminant et exclusif. la reconnaissance de lois nécessaires et autonomes dans la nature correspond à une démarche naturaliste, qui peut être partagée par de nombreux philosophes, tant matérialistes que spiritualistes."

Pascal CHARBONAT cite un certain nombre d'auteurs déistes les plus connus : VOLTAIRE, HELVÉTIUS, d'ALEMBERT, ROBINET (1735-1820) et CARRA (1742-1983) et trois des traités déistes les plus célèbres diffusés dans la littérature clandestine  : "le militaire philosophe" ou Difficultés sur la religion proposées au P. Malbranche par MR..., officier militaire dans la marine (1767), l'Examen de la religion ou Dates sur la religion dont on cherche l'éclaircissement de bonne foi" (1745), par Du Marsais dans ses années de jeunesse, et l'Essai sur la recherche de la vérité (1730?). 

Par ailleurs, "tout au long du 18e siècle, s'exprime un courant panthéiste plus ou moins influencé par Spinoza. Ses auteurs principaux sont Toland (1670-1722) en Angleterre, Edelman (1688-1767) en Allemagne, Fréret (1688-1749) dans une certaine mesure, Sade (1740-1814) et Charles-François Dupuis (1749-1809) en France. (...).

      Enfin, l'irréligion se constitue aussi en une tendance athée, dans laquelle trouvent place les auteurs matérialistes. Comme l'indique l'étymologie de son nom, "l'athée" se définit d'abord par opposition à l'idée de divinité. Il se fonde sur une contradiction fondamentale, repérée chez les croyants de toutes sortes : comment une divinité parfaite et infinie peut-elle avoir un quelconque rapport avec une nature imparfaite et finie? Prétendre que l'un a pu engendrer l'autre, conduit à dénaturer l'infinité divine, car il semble absurde qu'un Dieu tout-puissant produise quelque chose de contraire à sa nature. De la même manière, il est incohérent d'imaginer un être immuable prendre part au devenir d'un monde corruptible. L'idée de Dieu est absurde parce qu'elle implique que la perfection crée de l'imperfection."

Notons pour notre part que le christianisme se tire de cela par une pirouette intellectuelle majeure : l'existence du mystère, thème repris de plusieurs autres spiritualités. Le fait de la finitude humaine oblige à se fier à des intermédiaires approchés par la divinité pour transmettre un "savoir" et des préceptes d'adoration. L'humain ne peut, de par sa finitude comprendre  ni le sens profond de ce "savoir" et des lois qui en découlent, ni la nature de la divinité... L'hégélianisme tente autre chose, en divinisant sinon l'homme, du moins tel celui qui doit le devenir. 

"L'athéisme est minoritaire. De la part d'auteurs comme Jean Meslier (1664-1729) ou Sylvain Maréchal (1750-1803), il semble résulter de leurs aspirations égalitaires. Les deux hommes s'inscrivent  dans la mouvance égalitariste qui réclame l'abolition des distinctions sociales. L'idée de Dieu leur parait le moyen de dominer les hommes. Les prêtres imposent une autorité suprême pour servir leurs intérêts et aggraver un peu plus les inégalités. Si toute distinction de naissance ou de fortune est abolie, la croyance en Dieu n'a plus aucune utilité. Ces philosophes traduisent peut-être une incrédulité existante parmi le petit peuple. Les croyance et les superstitions imprègnent bien sûr les masses populaires. Mais, il est permis de supposer que devant les injustices criantes de la société d'Ancien Régime, quelque pauvre paysan puisse tomber dans l'incrédulité. La chose ne peut être vérifiée puisqu'il n'existe pas de sources en la matière. En tout cas, pour une part, l'athéisme s'accompagne d'un égalitarisme qui ne doit pas être étranger à sa formation.

En ce qui concerne les athées liés plus ou moins à la bourgeoisie, il semble que leurs conceptions prennent appui sur un rejet complet de la religion. De Marsais, La Métrie et d'Hollbach, sous des modalités différentes, expriment tous une critique radicale de la transcendance. Ils représentent sans doute cette infime frange de la bourgeoisie qui est incrédule, et que rien ne pourrait a priori réconcilier avec la religion. Ils jugent que la croyance en un être suprême contredit leurs principes rationnels, qu'elle alimente les servitudes de l'époque. La divinité fait corps avec les chaines de la féodalité qu'ils veulent briser. Adoptant une position marginale, ils explorent des conceptions entièrement nouvelles. Ils offrent à la fraction la plus radicale de leur classe une idéologie conforme au besoin de faire table rase des dogmes aristocrates. L'athéisme représente la volonté de ne plus rien partager avec la religion et d'en expurger complètement la raison. Il ne concède même pas l'idée d'être premier ou de création, comme le font les déistes. L'émancipation doit être totale.

L'irréligion fleurit donc sous des formes diverses, qui correspondent à un besoin de rupture avec l'idéologie des autorités ecclésiastiques. le degré de radicalité de ces formes dépend de la manière de concevoir le divorce. Les modérés conservent le principe de création, les radicaux entendent de plus rien avoir en commun avec la religion."

 

Explication et critique de la religion

    Yvon QUINIOU propose une manière de concevoir les liens et les différences entre explication et critique de la religion, qui se retrouvent souvent dans les écrits des auteurs déistes ou matérialistes.

"Il peut paraitre curieux, écrit le docteur en philosophie, d'associer une critique à une explication. Une explication est empirique, elle se déploie sur le plan des faits et elle ne prend pas position normativement - en l'occurrence négativement - sur la chose qu'elle explique, ce qu'implique au contraire la notion de critique : expliquer un préjugé par l'ignorance, par exemple, ce n'est pas le réfuter, car il se pourrait malgré tout que l'on soit dans le vrai ; et expliquer une croyance par les conditions de sa genèse, en amont, ne veut pas dire nécessairement qu'elle soit fausse et qu'elle doive être rejetée, car ces conditions externes pourraient très bien nous amener, par hasard sans doute, à être là aussi dans le vrai." On ne peut que suivre cette volonté de clarification analogue à celle qu'on devrait avoir sur la différence entre comprendre et approuver. "Ce n'est pas parce que, poursuit notre auteur, que dans mon milieu social, mon enfance ou ma personnalité m'ont entrainé à penser ceci ou cela que ce que je pense est nécessairement faux. La démonstration de l'erreur d'une prise de position, dans quelque domaine que ce soit, parait donc devoir être indifférente à l'explication factuelle de celle-ci et relever d'une procédure d'invalidation étrangère à l'explication elle-même, renvoyant à l'ordre des raisons que cette prise de position invoque." Expliquer par exemple la croyance au surnaturel par le faible développement des sciences et techniques ne signifie pas forcément qu'il n'y a pas du tout de surnaturel. Expliquer l'efficacité de procédures d'envoutement, ajouterions-nous, par la peur qu'elles suscitent (ce qui est assez clair dans le mécanisme du vaudou) n'implique pas que l'envoutement n'ait pas lieu grâce à l'implication du surnaturel.

"Faire de la religion un reflet de la détresse sociale, comme le dira le marxisme, ou encore l'instrument d'une oppression de classe, ne revient pas à l'invalider sur le fond. Enfin affirmer que la croyance en Dieu traduit inconsciemment une fixation sur l'image du père (...) ne semble pas vouloir dire automatiquement ou logiquement qu'il n'y a pas de Dieu! (...)". Les exemples montrent tous que "la logique, purement factuelle, de l'explication d'une prise de position subjective à l'égard du réel n'est pas celle, normative, d'une critique ou d'une réfutation, qui se situe sur le plan de sa vérité éventuelle."

"En réalité, la situation se révèle plus compliquée dès lors qu'on a bien compris que nous nous affaire à des phénomènes de conscience, et non à de simples phénomènes objectifs (sociohistoriques ou psychologiques), et que l'explication va porter d'emblée sur la manière dont la conscience humaine se représente la réalité dans son ensemble.

On est alors confronté à la distinction de l'apparence et de l'essence et à la question de savoir si l'apparence sous laquelle la conscience saisit la réalité et à laquelle elle croit, nous livre l'essence de la réalité en question. Car l'explication risque bien de ramener le contenu apparent de la conscience à l'effet de conditions qui lui sont extérieures ou sous-jacentes, qu'elle ignore et dont elle n'est que l'expression mystifiée, sans rapport avec la réalité qu'elle prétend viser et refléter objectivement. On se trouve alors en présence d'un jeu entre le sens conscient que la conscience donne au réel et qu'elle se donne à elle même en tant ce qu'elle croit objective, porteuse de vérité, et son sens caché, inconscient, qu'elle exprime sous une forme déguisée, sans le savoir donc. Et l'on voit tout de suite la conséquence : l'explication dénonce directement, par son seul déploiement intellectuel et sans l'intervention d'une norme critique externe. le contenu de la conscience comme une apparence mensongère, comme une illusion : le sens apparent est un sens faux qui nous renvoie à un autre sens, lui réel, qu'il faut savoir décoder, c'est-à-dire interpréter, sans se fier un seul instant à l'impression d'autonomie qui habite la conscience à l'égard des conditions qui, en amont d'elle, la déterminent. L'effet critique n'est donc pas surajouté à l'explication : il n'en est que la conséquence à la fois immanente et nécessaire dès lors que l'explication investit le champ de la conscience et de ses représentations."

Ce que l'auteur expose ici, en une formulation qui lui est propre, est le précipité de nombreuses investigations philosophiques dont la difficulté première résidait dans l'éclaircissement des explications données par les religions, les mythes... à cette problématique de différence entre apparence et essence. Cette problématique n'a pas échappé aux multiples prophètes et devins qui se chargent à la fois de combattre les effets "pernicieux" de l'apparence et d'imposer une interprétation de l'essence. La révélation pour les trois monothéismes, la perception de réminiscences qui apporterait la vérité (via la prise de conscience d'existences antérieures) pour de nombreuses spiritualités, constituent des moyens d'interprétations de cette essence, interprétations appuyées par l'exercice de pouvoirs multiples et entrecroisés. Il s'agissait pour les philosophes grecs comme pour les philosophes modernes de se séparer de ces interprétations, d'abord sans s'y interroger sur le fond, puis ensuite de construire à leur tout des interprétations de la réalité. FREUD, MARX et bien d'autres ne font que concentrer ces efforts sur l'objet de leurs recherches. 

Yvon QUINIOU demande à juste titre de s'arrêter "sur cette double caractérisation de la conscience religieuse (déploiement d'une autre illusion sans preuves scientifiques, réponse au désir d'immortalité), car elle illustre remarquablement la difficulté théorique qu'il y a de concilier la religion avec toute tentative critique de l'expliquer "naturellement" (Hume) à la manière dont pourtant, les sciences humaines le font désormais. Difficulté telle qu'elle a l'allure d'une véritable antinomie, mais déséquilibrée puisque les science humaines ont leurs preuves pour elles, contrairement à la religion qui en est dépourvue ; du coup, celle-ci résiste à tout discours explicatif qui la vise, et s'enferme dans ce qui ressemble fort à une schizophrénie philosophique dans laquelle le phénomène de l'illusion triomphe."  

Cette difficulté, les scientifiques par ailleurs croyants la connaissent bien - en dehors de ceux qui tentent d'approcher le concept Dieu à partir de leurs connaissances et qui disent périodiquement avoir trouver la preuve de l'existence de Dieu - qui préfèrent de loin tenir à distance leur croyance pour continuer de rechercher l'essence de la réalité. Il ne font d'ailleurs que reprendre le précepte de nombreuses spiritualités elles-mêmes pointant sur la finitude humaine et  l'impossibilité pour l'homme d'atteindre par lui-même la réalité ultime. Mais ils le font en évitant, nonobstant leurs apparitions mondaines en matière de religion, d'accorder leur attention à toutes les spéculations théologiques. 

"On peut exprimer cette aporie (apparente), poursuit-il, de la manière suivante : la religion se présente à elle-même et aux autres, via la notion de révélation, comme un phénomène surnaturel, transcendant la vie humaine "naturelle" - au sens strict de "biologique" ou au sens large qui inclut aussi la vie sociohistorique ou la vie psychologique. Elle refuse donc par définition, sans peine de se contredire et de s'invalider elle-même, d'être un phénomène exclusivement humain, "trop humain". Autre manière de s'exprimer : s'affirmant d'origine surnaturelle, elle ne peut accepter d'être expliquée comme une production de l'homme à partir des multiples déterminations empiriques qui le façonnent. Ce faisant, elle s'oppose frontalement à la thèse méthodologique impliquée dans son approche explicative et que Marx, inspiré par Feuerbach, a magnifiquement formulée : "C'est l'homme qui fait la religion", puisqu'elle affirme primordialement l'inverse, à savoir que "c'est la religion qui fait l'homme" et qu'elle ajoute, au surplus, d'une manière logique, dans son optique, que la religion fait aussi la croyance qu'à l'homme en elle. La première affirmation l'éloigne de toute explication positive ou scientifique puisque cette dernière contredit radicalement la conscience qu'elle a de soi et qui est constitutive de son essence - à savoir qu'elle se déploie sur un plan qui transcende la vie empirique ; et c'est pourquoi (...) la distinction subtile faite par Hume entre une problématique de l'origine de la religion et celle de son fondement, ne tient pas vraiment ici, même si elle est séduisante : la mise en évidence de l'origine humaine de la religion équivaut à sa réfutation, donc à la critique de son caractère supra-humain et des croyances qui lui sont associées. Quant à la seconde affirmation, elle la fait tomber dans un cercle vicieux insurmontable : la conscience religieuse s'explique devant elle-même par ce qu'elle pose ou présuppose - par une révélation qui n'a de sens que si l'on admet ce que cette même révélation affirme et qui est précisément en question, l'existence du surnaturel divin. On est bien dans une autarcie intellectuelle sourde à toute instance intellectuelle extérieure qui pourrait l'interpeller et l'ébranler dans son absolue confiance en soi.

La seule manière de briser ce cercle vicieux, conclut l'auteur, qui la rend "inapte au dialogue avec ce qui s'oppose à elle, est tout simplement d'en sortir et d'affronter l'épreuve d'une explication empirique de la religion : comprendre donc la religion à partir de son extérieur, la vie humaine dans toutes ses facettes dont elle est le strict effet. Ce déplacement opéré, les prétentions de la religion à la vérité apparaitront d'elles-mêmes, rétrospectivement, dérisoires et non fondées pour l'essentiel, sans qu'il soit besoin d'en discuter davantage sur le fond et, du même coup, une critique proprement normative pourra en être faite, s'ajoutant à la critique seulement théorique que l'explication en aura fournie, mais sans se confondre avec elle."

 

Émancipation politique et sociale

   C'est à partir d'un autre angle, complémentaire du développement non entravé de la réflexion scientifique et de l'émancipation politique et sociale par rapport à la religion, que Michel ONFRAY  entreprend son étude sur le matérialisme, à partir d'une position matérialiste. C'est à partir de l'attitude de toutes les religions par rapport au corps, à l'existence terrestre proprement dite, dévalorisée par rapport au temps infini (d'une âme, d'un étant...), et singulièrement à la sexualité. C'est sur le plan moral que se dessine toute son histoire des matérialismes, et singulièrement sur le plan de la morale sexuelle, tant il est vrai qu'elles ont toujours été attentives aux expressions de la sexualité, pour la contrôler et/ou la détourner pour des objectifs "spirituels". 

Se livrant à ce qu'il appelle un combat historiographique autour de la philosophie et des philosophes, à un combat contre des distorsions de connaissances historique réalisées au profit de l'intérêt des civilisations judéo-chrétiennes, Michel ONFRAY veut établir une contre-histoire de la philosophie européenne. A travers la restitution de ce que nous savons des gnostiques licencieux ou de l'épicurisme chrétien, des libertins baroques, des ultras des Lumières, du socialisme dyonisien ou du nietzschisme de gauche, il propose une perception de la philosophie "moins sur le principe de la ligne (hégélienne) que du rhizome (deleuzien)." Il est impossible de faire autre chose d'ailleurs que de livrer des coups de projecteurs sur des moments de l'histoire des idées matérialistes, car toutes les continuités possibles ont été détruites, par le temps ou par les autorités politique et/ou religieuses. L'histoire de toutes les hérésies au christianisme montre comment celui-ci éradique (ou essaie d'éradiquer) dans la conscience, populaire et intellectuelle, jusqu'à leur existence.

Une perspective de la philosophie hédoniste, qui ne passe pas sous le filtre de la haine du corps, constitue un élément de plus contre l'existence de la religion, en tout cas dans la perspectives des auteurs se déclarant ouvertement agnostiques ou athées. 

Tout à la construction d'une athéologie, cet auteur estime nécessaire la mobilisation "de domaines multiples ; psychologie et psychanalyse (envisager les mécanismes de la fonction fabulatrice), métaphysique (traquer les généalogies de la transcendance), archéologie (faire parler les sols et sous-sols des géographies desdites religions), paléographique (établir le texte de l'archive), histoire bien sûr (connaitre les épistémès, leurs strates et leurs mouvements dans les zones de naissance des religions), comparatisme (constater la permanence de schèmes mentaux actifs dans des temps distincts et des lieux éloignés), mythologie (enquêter sur les détails de la rationalité poétique), herméneutique, linguistique, langues (penser l'idiome local), esthétique (suivre la propagation iconique des croyances). Puis la philosophie, évidemment, car elle parait la mieux indiquée pour présider aux agencements de toutes ces disciplines. L'enjeu? Une physique de la métaphysique, donc une réelle théorie de l'immanence, une ontologie matérialiste."

 

Michel ONFRAY, Traité d'athéologie, Grasset, 2005. Pascal CHARBONNAT, Histoire des philosophies matérialistes, Syllepse, 2007. Yvon QUINIOU, Critique de la religion, La ville brûle, 2014.

 

PHILIUS

 

Relu le 6 juin 2022

 

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11 juin 2016 6 11 /06 /juin /2016 08:24

    Toujours sur le premier point des quatre facteurs énoncés par Pierre DEMEULENAERE, soit sur cette fois la nécessité du resserrement de l'usage du terme idéologie, argumentée par une certaine tradition sociologique contemporaine, opposée à l'usage extensif du marxisme.

Cette tradition insiste plutôt sur la spécificité du phénomène idéologique dans le champ général des représentations humaines. C'est ainsi que Edward SHILS (1910-1995), dans son livre The Constitution of Society (Chicago, The University of Chicago Press, 1972) propose huit critères discriminant du phénomène idéologique, qui le distinguent des "points de vue" unifiés habituels que partagent les membres d'une société (et qui, bien sûr, entreraient, pour les marxistes, dans le champ de l'idéologie). 

Ces huit critères sont :

- le caractère explicite et autoritaire de la formulation ;

- la forte systématicité interne à partir d'une ou de plusieurs valeurs mises en avant (par exemple le salut, l'égalité, ou la pureté ethnique) ;

- l'insistance sur la spécificité du message, par opposition aux autres représentations courantes dans la société ;

- la fermeture théorique et la résistance à l'égard des innovations qui pourraient intervenir dans la définition du message :

- le caractère impératif des prescriptions ;

- la tonalité affective associée à celles-ci ;

- l'exigence de l'accord complet d'institutions collectives qui permettent de maintenir la discipline parmi les adhérents et de vaincre à l'égard de ceux qui ne le sont pas ;

- l'existence de personnalités charismatiques à l'origine de la formulation et du développement des idéologies.

Ainsi, l'idéologie est-elle, dans cette caractérisation, décrite dans ce qu'elle peut avoir de "sectaire", de militant, d'organisé, intellectuellement et pratiquement. L'idéologie, dans cette perspective, continue cependant à ne pas relever de la science, dans la mesure où celle-ci se doit, par nature, d'être ouverte à des apports neufs qui éventuellement remettent en causes ses acquis.

    Pierre DEMEULAERE se garde bien "de trancher entre les deux usages du mot d'idéologie, large ou étroit ; on peut d'ailleurs considérer qu'ils sont compatibles, et désignent simplement des modalités différenciées. Dans les deux cas toutefois, l'idéologie ne vise pas des propositions isolées, mais un ensemble plus ou moins organisé de représentations, dont on peut ainsi découler une proposition particilière, qualifiée alors d'idéologiques si elle peut être déduite d'un ensemble plus général de croyances."

      Edward SIHLS fait partie de la même école que Talcott PARSONS, avec qui il rédige en 1952, Toward a General Theory of Action (Cambridge, Massachusetts, Harvad University Press). Spécialiste de l'oeuvre de Max WEBER, auteur de plusieurs ouvrages de sociologie, il est l'auteur d'"Ideology : the concept and function of ideology", dans International Encyclopedia of the Social Sciences, (New York, The Macmillan Company and the Free Press, 1968). Ses réflexions font le pont entre les traditions de recherche de sociologie européenne et américaine, tissant des liens entre autres avec l'Italien Arnaldo MONIGLIANO, le Français Raymond ARON et le Britannique Michael LOWE. Il réunit la tradition empirique de l'École de Chicago avec la pensée théorique de chercheurs en sciences sociales européennes. Fondateur et rédacteur en chef de Minerva, le journal de premier plan des problèmes sociaux, administratifs, politiques et économiques de la science et de la recherche, il est pendant toute sa carrière universitaire, anti-conventionnel, (opposé par exemple aux entreprises du sénateur McCarthy), il prend comme unité de base de sa réflexion la société, pour en comprendre le fonctionnement, entre un centre et une périphérie (Essays in macrosociology, 1975), le centre étant doté d'un noyau de valeurs connecté à un ordre cosmique le plus large.

 C'est dans ce cadre que sa réflexion sur l'idéologie lui permet de proposer une explication des moteurs de l'action des différents secteurs et sous-secteurs de la société.

    A noter dans la continuité de sa réflexion sur l'idéologie, son ouvrage Tradition (The University of Chicago Press, 1981) où il fait le projet de relier les perceptions par les différents acteurs de leur propre parcours historique et du passé plus ou moins lointain et leur action dans le présent. La possession d'une vérité démontrée ou d'une connaissance empiriquement vérifié, même si elles sont apprises d'autrui se distinguent de contenus traditionnels par le recours personnel toujours possible au fondement de ce contenu, donc par l'éventualité de la critique. Cela n'empêche pas la connaissance scientifique de comporter de fait chez la plupart des individus - y compris chez les scientifiques eux-mêmes - une part importante d'héritage que nous pourrions dire "a-critique" non seulement dans les idées acceptées comme vraies, mais encore et surtout dans les manière de procéder et de penser, les critères d'évaluation, etc. Dans le domaine religieux, la tradition n'est pas non plus immuable et les hommes comme les institutions chargées de transmettre la tradition choisissent dans le stock de traditions disponibles. Ce qui explique l'existence dans toutes les religions de traditionalismes et d'orthodoxes qui se combattent idéologiquement. (François-André ISAMBERT, recession du livre Tradition, dans persee.fr).

 

Pierre DEMEULENAERE, Idéologie, dans Dictionnaire de philosophie politique, PUF, 2005.

 

PHILIUS

 

 

Relu le 6 juin 2022

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10 juin 2016 5 10 /06 /juin /2016 07:22

  Pierre DEMEULENAERE pense que sur la question de l'idéologie, on est confronté à deux problèmes distincts :

- d'une part, "la caractérisation de celle-ci, c'est-à-dire le repérage de ce qui fait qu'il y a phénomène idéologique dans l'ensemble plus vaste des représentations humaines (ce que concevait Destutt de Tracy), quitte d'ailleurs, éventuellement, à retrouver cette coïncidence entre les deux ensembles" ;

- d'autre part,"le problème est alors de comprendre ou d'expliquer ce phénomène idéologique.".

"Il va de soi que les réponses apportées à la première question doivent nécessairement influer sur celles qui concernent la deuxième.

      Comment caractériser l'idéologie à partir de l'usage qui est fait de cette notion? Il faut d'emblée insister sur le fait que cet usage est très varié, et que cette variété correspond à une pluralité d'approches possibles."

 

Quatre facteurs commandant l'appréciation de la notion d'idéologie

    Le maitre de conférences à l'Université Paris IV veut là évoquer quatre facteurs qui, "présentés sous la forme d'alternatives, commandent des appréciations différenciées de la notion d'idéologie."

- Le premier "tient à la plus ou moins grande généralité d'application du terme, ou au contraire à la nécessité du resserrement de son usage". (voir Idéologie 2 et plus loin...)

- Le second "tient à la relation de la notion d'idéologie aux critères du vrai et du faux, notamment eu égard à la question essentielle de la normativité". (voir Idéologie 4...)

- Le troisième, "moins important, tient au rapport du concept à l'histoire : l'idéologie est-elle un phénomène spécifiquement moderne (appelé éventuellement à disparaitre, puisque l'on a parlé de  "fin de l'idéologie") ou au contraire un phénomène caractéristique de toute société, quelle qu'elle soit?" (voir Idéologie 5...)

- Le quatrième facteur "tient à la relation entre l'idéologie et la société dans son ensemble : peut-elle avoir un caractère partiel et local, ou correspond-t-elle à une unité fondamentale de la société (holiste) dont elle rend compte?" (voir Idéologie 6..)

 

Le degré d'extension de la notion d'idéologie

   Le premier point "concerne donc le degré d'extension de la notion d'idéologie". Pierre DEMEULENAERE prend comme départ, histoire de la notion oblige, l'Idéologie allemande où Karl MARX donne à cette notion une acception très large : il vise explicitement "la morale, la religion, la métaphysique et tout le reste de l'idéologie" dans un passage où il décrit, en général, "la production des idées, des représentations, de la conscience". 

L'idéologie allemande, incarnée dans la philosophie de HEGEL ou FEUERBACH, est ainsi un sous-ensemble particulier de ce type de représentations en général. Dans l'avant-propos à la Critique de l'économie politique, il confirme cette largeur de la désignation : "il y a aussi les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques, philosophiques, bref les formes idéologiques". Dans ces deux passages, toutefois, Karl MARX exclut du champ de l'idéologie, de manière affirmée, la "science réelle, positive", celle bien entendu qu'il promeut. L'idéologie se conçoit donc comme un rapport déformé au réel, caractérisant toutes les représentations humaines, par opposition à une science véritable à laquelle il se réfère, dans le prolongement de "l'esprit de rigueur des sciences naturelles".

L'usage actuel du mot idéologie tend à emprunter cette généralité d'application de type marxien, même si, dans la majorité des cas, cela se fait sans référence à la théorie marxiste explicative de la formation de l'idéologie, et même si, souvent, le mot idéologie ne renvoie pas nécessairement à une coonotation unilatéralement péjorative.

    Les auteurs marxistes, conscient du fait que l'idéologie de le leur théorie est "tombé(e) dans le domaine public, savent que c'est directement de la lecture de l'ouvrage de DESTUTT que MARX comme ENGELS tirent à l'origine leur réflexion sur ce qu'elle recouvre. 

Comme l'explique Georges LABICA, "la première apparition du concept chez eux revêt un sens critique et polémique. Elle représente le point d'arrivée de leurs propres itinéraires personnels, à travers la philosophie allemande ou, plutôt, à travers les formes spéculatives où la situation allemande manifeste la conscience qu'elle prend de soi. Cette conscience est celle d'une contradiction entre le retard matériel, économique, politique et social de l'Allemagne, par rapport à des pays comme la France et surtout la Grande-Bretagne, déjà engagées dans la révolution industrielle, et une certaine avance théorique dans la philosophie hégélienne du droit et de la critique de la religion chez Feuerbach. La mise à jour de ce décalage est soulignée, de façon constante dans l'oeuvre, par des expressions telles que "dans la réalité"/"dans la conscience".

L'idéologie c'est d'abord l'impensé de cette situation.

    Autrement dit la philosophie allemande est vouée à toujours manquer son objet, à force de le situer où il n'est pas, et même à manquer de tout objet, puisqu'elle en vient à prendre pour le réel l'idée qu'elle s'en forge, ses élucubrations pour des actions et ses querelles intestines pour la révolution. Idéologie nomme la connaissance spéculative qui croit que les idées "mènent le monde" ou que "l'opinion fait l'histoire". En ce sens, l'idéologique, c'est le non-réel, ou l'an-historique, ou, comme on dirait volontiers dans le langage postérieur, le non-infrastructurel. Ce qui emporte un certain nombre de thèses :

- Le commerce intellectuel des hommes est sous la dépendance de leur commerce matériel (L'idéologie allemande). La "production des idées, des représentations, de la conscience" prend sa source dans ce commerce et cette activité matériels, qui sont "la parole de la vie réelle". La première fonction de l'idéologie consiste dans l'oubli de son origine. L'adhérence de l'idéologie à la praxis est-elle un phénomène permanent ou daté? (L'ouvrage) L'idéologie allemande laisse pendante la question, car elle semble suggérer qu'il y eut historiquement, avant l'apparition de la division du travail proprement dite, un stade où aurait existé une relative transparence entre l'idéologie et les conditions matérielles d'existence, un stade donc que l'on pourrait qualifier de pré-idéologique.

- L'idéologie est constituée de reflets et d'échos du procès de vie réel des hommes et cet "être conscient" épuise toute leur "conscience".

- L'idéologie est reflet inversé des rapports réels. C'est le monde à l'envers, l'image de la camera obscura dont on se borne d'abord à constater qu'elle est elle-même produit historique.

- L'idéologie ne jouit d'aucune autonomie, sinon dans une apparence qu'a tôt fait de dissiper l'attention à son procès de constitution ; la raison de cette apparence étant, elle aussi, dans un premier temps laissée de côté.

- L'idéologie n'a pas d'histoire, pas de développement, autres que ceux des rapports matériels. Toute pensée ou produit de la pensée est leur effet et se transforme avec eux. "Idéologie" : morale, religion, métaphysique, etc., toutes les formes de conscience ou toutes les régions. Ainsi de la philosophie qui est à elle-même, sa propre histoire et toute histoire. Ainsi de la religion qui n'a nulle "essence propre", contrairement à ce que croit Bauer, ou du christianisme dont on chercherait vainement l'histoire en dehors de ses conditions empiriques. Ainsi du droit, qui n'est qu'illusion. Et Marx de noter dans un pense-bête personnel : "Il n'y a pas d'histoire de la politique, du droit, de la science, etc., de l'art, de la religion, etc."

   Voilà pour la description. Il ne fait pas de doute, poursuit Georges LABICA, qu'elle a pour conséquence l'établissement, derrière l'opposition entre "conception" matérialiste et "conception" idéaliste, d'un clivage radical entre science et idéologie. Marx et Engels l'affirment explicitement : "C'est là où cesse la spéculation, c'est dans la vie réelle que commence donc la science réelle, positive, l'exposé de la vie pratique, du processus de développement des hommes. Les phrases de la conscience s'arrêtent, un savoir réel prend leur place". Science, comme science historique de la production des idées, et idéologie sont le négatif l'une de l'autre. La voie de la première une fois ouverte, la seconde n'est plus que flatus vocis, logomachie ; fausse science plus encore que fausse conscience, qui se dissipe comme la brume du matin aussitôt que pointe le soleil. C'est la tradition des Lumières. Et celle de Bacon, le "créateur" du matérialisme  (La Sainte Famille), qui le premier, recensa les idoles et salua l'iconoclasme, comme l'avènement de la connaissance scientifique.

En cette première acception, le concept marque un acquis qui sera conservé, - la critique de la philosophie assimilée à l'idéalisme, inscrite dans la problématique du renversement. Engels y revient, dans son Anti-Dühring, quand il évoque "la vieille et chère méthode idéologique qu'on appelle ailleurs méthode a priori et qui consiste non pas à connaitre les propriétés d'un objet en les tirant de l'objet lui-même, mais à les déduire démonstrativement du concept de l'objet" ; et plus durement encore dans le Ludwig Feuerbach..., où il situe les racines de la philosophie, comme de la religion, "dans les conceptions bornées et ignorantes de l'état de sauvagerie". Pour un Groce - et pour bien d'autres, les deux mots "idéaliste" et "idéologue" seront synonymes (Matérialisme historique et économie marxiste, Giard et Brière, 1901)."

  D'autres auteurs marxistes donnent ensuite à l'idéologie des développements qui renforcent ou infléchissent les conceptions de MARX et ENGELS. 

 

Georges LABICA, Idéologie, dans Dictionnaire critique du marxisme, PUF, 1982. Pierre DEMEULENAERE, Idéologie, dans Dictionnaire de philosophie politique, PUF, 2005.

 

PHILIUS

 

Relu le 7 juin 2022

     

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9 juin 2016 4 09 /06 /juin /2016 07:03

     Le Vocabulaire technique et critique de la philosophie nous renseigne sur l'origine des mots Idéologie et Idéologique.

     En allemand Ideologie, en anglais Idéology et en italien idéologia, le mot Idéologie est créé par Antoine DESTUTT DE TRACY (1754-1836) (Mémoire sur la faculté de penser, 1er volume, 1796-1798 et Projet d'éléments d'idéologie, 1801), signifiant science qui a pour objet l'étude des idées (au sens général de faits de conscience) de leurs caractères, de leurs lois, de leur rapport avec les signes qui les représentent et surtout de leur origine.

Ce mot est employé assez fréquemment par STENDHAL (1783-1842), qui le prend surtout au sens logique : "Un traité d'Idéologie est une insolence : vous croyez donc que je ne raisonne pas bien?" (Histoire de la Peinture en Italie, 1817) de même que par TAINE (qui faisait grand cas de Stendhal) (Correspondance, tome IV, 1887).

      Les Idéologues sont proprement le groupe philosophique et politique dont les principaux représentants étaient DESTUTT DE TRACY, CABANIS, VOLNEY, GARAT, DAUNOU. DESTUTT DE TRACY disait Ideologiste ; le mot Idéologue parait avoir été créé dans un esprit de dénigrement (NAPOLÈON, CHATEAUBRIAND. (PICAVET, Les Idéologues, 1891).

    Au sens péjoratif, il signifie analyse ou discussion creuse d'idées abstraites, qui ne correspondent pas aux faits réels. Le mot Idéologue est pris aussi dans ce sens.

        Idéologie est employé aussi pour une doctrine qui inspire ou parait inspirer un gouvernement ou un parti. (Vladimir WEIDLÉ)

       C'est aussi une pensée théorique qui croit se développer abstraitement sur ses propres données, mais qui est en réalité l'expression de faits sociaux, particulièrement de faits économiques, dont celui qui la construit n'a pas conscience, ou du moins dont il ne se rend pas compte qu'ils déterminent sa pensée. Très usuel en ce sens dans le marxisme. 

   Franck MARSAL indique le texte suivant d'ENGELS (Lettre à Mehring, 14 juillet 1893) : "L'idéologie est un processus que le soit-disant penseur accomplit bien avec conscience, mais avec une conscience faussée. Les forces motrices qui le meuvent lui restent inconnues, sinon ce ne serait point un processus idéologique. Aussi s'imagine-t-il des forces motrices fausses ou apparentes. Du fait que c'est un processus intellectuel, il en décrit le contenu ainsi que la forme de la pensée pure, soit de sa propre pensée, soit de celle de ses prédécesseurs : il travaille avec la seule documentation intellectuelle, qu'il prend sans la regarder de près comme émanant de la pensée, et sans l'étudier davantage dans un processus plus lointain et indépendant de la pensée". Dans un texte Ludwig Feuerbach, ENGELS écrit encore : "...une idéologie, c'est-à-dire un ensemble d'idées vivant d'une vie indépendante et uniquement soumis à ses propres lois. Le fait que les conditions d'existence matérielle des hommes, dans le cerveau desquels se poursuit ce processus idéologique, déterminent en dernière analyse le cours de ce processus, ce fait reste entièrement ignoré d'eux, sinon c'en serait fini de toute idéologie".

    Le mot Idéologique indique qui appartient à l'idéologie.  

   Spécialement : "l'explication idéologique, est celle qui met en cause des idées et non des faits matériels." L'expression vient de Karl MARX, qui appelait idéologique (par opposition aux faits économiques) tout ce qui est représentation ou croyance, systèmes philosophiques ou religieux.

 

      Cette approche précédente vaut ce qu'elle vaut mais ne rend pas compte des dernières utilisations des mots idéologie et idéologique. En fait, d'un sens plutôt péjoratif donné par le Vocabulaire... émerge en plus grande partie un sens plus général et en même temps opératoire dans les philosophies politiques et les sciences sociales.

   La conception qu'en donne l'inventeur du mot est assez vite oubliée. L'utilisation du mot relève plus d'une "autre ambition, celle de l'explication des idées en termes naturalistes", comme l'écrit Pierre DEMEULENAERE. C'est à partir des réflexions de CONDILLAC (1714-1780) sur la formation des idées à partir des sensations que se développe, comme chez LOCKE et HUME, que se construit, un  autre cadre intellectuel. On assiste aujourd'hui, à partir du développement de la psychologie cognitive et de la philosophie de l'esprit, entre autres, "à des efforts visant à rendre compte, à nouveau, en termes causaux et naturalistes, des raisonnements humains."

   C'est à Karl MARX que l'on "doit finalement l'essor de cette notion d'idéologie dans une acception proche de celle que nous connaissons aujourd'hui." Pierre DEMEULENAERE estime qu'il y a là un paradoxe, "car Marx, associé à Engels pour la rédaction, en 1845-1846, de sa célèbre Idéologie allemande, ne publia pas ce manuscrit de son vivant. De plus, l'usage du mot d'idéologie caractérise cet écrit de jeunesse : Marx n'y aura pratiquement plus recours par la suite, dans les ouvrages de sa maturité, lui préférant la notion de conscience."

   Le concept est repris par K. MANNHEIM, dans son livre Idéologie et utopie (1934), où il s'efforce de décrire les conditions sociales de la formation des pensées. "La notion d'idéologie, écrit encore Pierre DEMEULENAERE, devient alors de plus en plus utilisée, principalement dans la tradition marxiste, qui entreprend de faire l'exégèse de cette notion et de la redéfinir, mais aussi en dehors de la tradition marxiste, celle-ci se trouvant en retour taxée d'idéologique. La notion devient l'objet de chapitres essentiels des sciences sociales, en même temps qu'elle se répand largement dans l'usage courant : le mot idéologie est désormais très fréquemment présent pour désigner tout système d'idées plus ou moins organisé."

   A travers les réflexions d'auteurs aussi éloignés et souvent antagonistes que Edward SHILS (1910-1995), Wilfredo PARETO (1848-1923), Freidrich HAYECK, Louis ALTHUSSER, Raymond ARON, J BAECHLER, HABERMAS, Daniel BELL (1919-2011), Louis DUMONT, Raymond BOUDON et d'autres... se construit, parfois à travers un débat sur les termes idéologie et idéologique, des explications différentes des relations entre le développement des idées et la réalité matérielle. 

 

Pierre DEMEULENAERE, Idéologie, dans Dictionnaire de philosophie politique, Sous la direction de Philippe RAYNAND et Stéphane RIALS, PUF, 2005. André LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, 2002.

 

PHILIUS

 

Relu le 8 juin 2022

 

  

   

 

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9 juin 2016 4 09 /06 /juin /2016 06:24

    Sans esprit partisan, la première approche de l'idéologie consisterait à écrire qu'il s'agit tout simplement d'un ensemble d'idées cohérentes les unes aux autres, avec un projet de société, une vision du monde, une perspective du futur... Loin d'en faire un mot péjoratif, contrairement à une certaine presse bien complaisante qui dissimule sa vraie nature intellectuelle derrière ses attaques assez faciles contre l'idéologie communiste, l'idéologie anarchiste, l'idéologie socialiste, comme si l'idéologie libérale, l'idéologie néo-libérale, l'idéologie d'un système politique donné - d'ailleurs de tout système politique passé, présent et futur - n'existaient pas.

Ce serait d'ailleurs faire injure à beaucoup de philosophes, pour ne parler que d'eux, qu'ils soient de "droite" ou de "gauche" de dire qu'ils n'ont pas d'idéologie, ce qui voudrait dire qu'ils n'ont pas d'idées, et encore moins d'idées cohérentes entre elles. Je ne méconnait pas le fait que des hommes politiques donnent parfois l'impression qu'ils ont des idées en l'air (LR... sans doute. oup, je l'ai dit!..), ce qui n'est peut-être pas vrai, guidés qu'ils sont souvent par des conseillers en communication qui, ont, sans doute encore (que je suis charitable, là!), le cerveau relativement pauvre en idées réelles (les yeux et le cerveau rivés sur les sondages quotidiens...). Mais notre propos est ailleurs.

   Il s'agit de bien voir que sans idéologie aucune politique n'est possible, même celle qui consiste à favoriser la propriété privée, la concentration des richesses, l'imbécilité médiatique, l'esprit en l'air généralisé (ça y est, je recommence!) par des outils de "communication" constamment utilisés (on regardait autrefois sa montre plusieurs fois par heure, maintenant c'est le smartphone!, et pas seulement pour l'heure qu'il est...).

On peut même écrire que plus l'objectif est à long terme, plus on a besoin d'un ensemble d'idées qui guide l'action, que cet ensemble d'idées soit facilement catalogable selon des critères politiciens ou médiatiques, ou pas. Enfin, les idéologies n'existent pas dans les limbes, elle sont l'expression de représentations du monde et des intérêts... qui ne coïncident pas forcément (et d'ailleurs dans la majorité des cas, il y a de fortes discordances) avec la réalité. 

   Il faut en finir avec le sens péjoratif d'idéologie et d'idéologique, sauf à tirer un trait sur de nombreuses philosophies politiques sur la presque totalité du vaste champ de positions partisanes. A moins qu'effectivement, il y ait, dans le marché politique électoral, de moins en moins de gens avec des idées très précises et de plus en plus d'opportunistes carriéristes... Plus calmement, nous avons tendance à penser qu'un certain nombre de forces politiques aimeraient bien que certaines idées n'existent plus. Pourquoi pas alors ne pas les qualifier d'idéologiques, pour signifier qu'elles ont perdu tout lien avec la réalité bien comme il faut...

 

MORDUS

 

Relu (avec plaisir) le 9 juin 2022

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