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19 juillet 2010 1 19 /07 /juillet /2010 09:45

        Cette oeuvre-clé de l'économiste américain Seymour MELMAN (1917-2004), qui écrit abondamment sur la conversion économique des activités militaires en activités civiles, détaille une thèse sur l'économie de guerre permanente, différente de celles des marxistes ou des keynésiens. Relié au cercles et mouvements militants pour le désarmement, travaillant en liaison avec de nombreux autres économistes engagés comme John Kenneth GALBRAITH ou Noam CHOMSKY, le professeur émérite de l'Université Columbia à New York, écrit ce livre en 1974, alors que les analyses (souvent partielles) sur le complexe militaro-industriel continuent de se multiplier.

 

                  Partisan de la reconversion économique de ce complexe, Seymour MELMAN expose, avec de nombreuses annexes et tableaux comparatifs les effets de l'existence d'une économie de guerre perdurant aux États-Unis après la Seconde Guerre Mondiale. Les dix chapitres, après une longue préface, parcourent finement, avec énormément de chiffres, les aspects des relations entre économie de guerre et prospérité, les effets de la production et du commerce des armements au niveau micro-économique (la firme), puis macro-économique (le système), la participation de cette industrie de guerre à ce qu'il présente comme le déclin de la productivité industrielle dans l'économie en général, les effets pervers au niveau de la société des réussites de cette économie de guerre permanente, la réalité de contradictions idéologiques entre la perception du marché et la réalité, les limites du pouvoir militaire, la possibilité de reconstruction économique sans centralisme, avant de conclure sur ce qui est convertible et ce qui ne l'est pas dans l'économie de guerre et sur le besoin d'économie de guerre du capitalisme américain. Il pense que si les retombées économiques des dépenses militaires peuvent être positives à court terme, des coûts d'opportunités en matière d'infrastructures, de besoins sociaux et de compétitivité générale peuvent être très importants. Il ne pense pas comme les marxistes que l'économie de guerre soit inhérente au système capitaliste ni comme les keynésiens que les effets de relance économique que l'on peut attendre des dépenses dans la sphère de production d'armements soient durables. 

 

          Dans sa préface, il reprend ce que tous les économistes conviennent dans les années 1970, à savoir que l'économie des États-Unis est sur le déclin. Ceci est la conséquence de l'existence d'une économie militaire d'une trentaine d'années façonnée sous le contrôle du gouvernement, qui influe sur le fonctionnement du capitalisme civil. La nouvelle économie étatisée, dont les dispositifs uniques incluent la maximisation des coûts et des subventions massives du gouvernement, a transformé le fonctionnement normal du capitalisme.  La compétence économique traditionnelle de chaque secteur de l'économie des États-Unis est érodée par cette direction de capitalisme d'État, qui élève l'inefficacité dans un but national, qui neutralise le système du marché, qui détruit la valeur de la devise, et qui diminue la puissance de décision de tous les autres établissements non militaires.

La base de la croissance économique de chaque nation est érodée par les effets prédateurs de l'économie militaire, et cela non seulement par le détournement de ressources, mais aussi par la manière dont sont gérées toutes les ressources. Pour Seymour MELMAN, les effets fortuits (non désirés en tant que tels) de l'économie de guerre ont fait d'elle une cause de la stagnation qu'elle était supposée résoudre. Puisque la source des effets négatifs de l'économie de guerre est l'utilisation non productive soutenue de capital et de travail, ce processus n'est pas unique aux États-unis. Il agit dans tous les États qui essayent de soutenir des économies permanentes de guerre.

Ce livre suit directement le précédent sur le même sujet, Pentagon Capitalism, de 1970. Dans cet ouvrage, il se concentre d'abord sur les faits d'un processus d'épuisement dans la vie industrielle américaine décelable à la péremption militaire du capital et de la technologie, et en seconde lieu, sur la formation d'une gestion centralisée des opérations de l'industrie militaire. Ces faits sont replacés ici dans un contexte plus global, pour tracer le fonctionnement d'une nouvelle économie, étatisée et militarisée. Alors que les Américains restent sur le mythe libéral d'une économie de marché, l'idéologie économique et politique présente dans les sphères gouvernementales relève d'un centralisme et d'un dirigisme. L'auteur combat même l'idée d'une économie mixte, qui n'a de mixte que le nom, tant les décisions de l'État envahissent l'économie entière par la diffusion notamment insidieuse dans toutes l'économie des méthodes de travail courantes dans l'économie militaire. Par ce livre, il entend, se positionnant nettement comme adversaire de la militarisation de la société, montrer le fonctionnement réel de l'économie actuelle.

 

        Économie de guerre et Prospérité est de titre du premier chapitre, dans lequel l'auteur aborde déjà les éléments de l'ensemble de son livre. La guerre apporte la prospérité. Seymour MELMAN constate que telle est la conclusion tirés par les Américains en général : l'économie de guerre de la Seconde Guerre Mondiale met fin à la Grande Dépression. Les dix années noires de chômage massif et de déclin économique furent suivies brusquement de la plus longue période d'expansion industrielle nécessaire à l'effort de guerre des Alliés. Chacun vit l'économie de guerre, production d'armements et personnel militaire confondus, produire plus de canons et plus de beurre. Économiquement parlant, les Américains n'avaient jamais rien vu de meilleur. Du travail, un bien meilleur niveau de vie, un consensus idéologique fort autour de l'idée américaine liée à la prospérité, elle-même assimilée à la présence permanente d'une économie de guerre. Les dépenses militaires n'ont même plus besoin d'être justifiées moralement, elles furent utilisées ; elles qui normalement ne devaient servir qu'à gagner une guerre voulue la plus courte possible pour atteindre un objectif politique : établir un mode de contrôle gouvernemental à long terme sur l'économie. C'est en tout cas la thèse que défend ce livre : le consensus sur les bénéfices économiques des dépenses militaires a joué un rôle vital pour l'engagement du peuple américain dans la construction d'une économie de guerre permanente.  

Comme il n'y a même pas eu d'intermède entre la Seconde Guerre Mondiale et la Guerre Froide, dès le début, les méthodes de "containment" nucléaire et non nucléaire constituèrent la haute priorité des planificateurs militaires. L'idéologie de la Guerre Froide elle-même a soutenu l'idée d'une économie de guerre opérant dans un temps indéfini. La conviction que les gros budgets militaires apportent travail et prospérité générale fait partie du consensus politique américain. Les différents présidents qui se succèdent à la Maison Blanche entendent établir dans le monde une Pax Americana qui lie interventions militaires et prospérité économique. 

La croyance que les dépenses militaires sont bonnes couvre tout l'échiquier politique, que ce soit pour lutter contre le communisme ou supporter une stratégie économique keynésienne. Toutefois, derrière une apparente santé économique, ces dépenses militaires ont des effets destructeurs à long terme.  En fait, du point de vue économique, la principale caractéristique de l'économie de guerre est de ne pas produire de valeur d'usage économique ordinaire : ni pour le niveau de vie (consommation de biens et services), ni pour la production future (comme des machines et outils utilisés pour fabriquer d'autres articles). La nature improductive de l'économie de guerre ne fut pas perçue à cause de plusieurs circonstances : emploi de millions de travailleurs à l'effort de guerre, croissance industrielle permise par l'existence d'une très importante "armée de réserve" de chômeurs avant 1939. Mais la pleine participation américaine à la Seconde Guerre Mondiale ne dura que 4 ans. Les rails, les routes, les centrales électriques y furent pleinement utilisés. Mais ce n'est pas un modèle pour une économie de guerre de 30 ans. Pendant une longue période donc, la croissance n'est possible que si l'on remplace systématiquement tous les éléments de l'infrastructure pour l'améliorer sans cesse. Le progrès technique soutenu résulte d'investissements constants dans la recherche-développement dont la moitié est de composante militaire. Malgré ces efforts, Seymour MELMAN constate en 1965 (Our Depleted Society) une détérioration de la technologie, de l'économie et de la société américaines. Une sorte de dépression industrielle se généralise à l'ensemble de l'économie américaine dans les années 1960, malgré l'énorme appareil productif militaire et d'énormes effectifs en personnel des armées. Cette dépression, selon lui, est directement issu du poids à long terme des dépenses militaires.

Une autre conséquence de la Guerre Froide est une transformation majeure dans l'activité du gouvernement fédéral qui construit par ses réglementations et ses subventions un complexe militaro-industriel, dont l'existence nécessite une centralisation de l'économie entière. Il s'agit d'une concentration de pouvoir inconnue dans le passé et qui transforme le capitalisme en capitalisme d'État. C'est un nouveau tissu économique régit par une logique tout-à-fait nouvelle, la maximisation des coûts. Plus les factures présentées par les firmes sont élevées, plus elles reçoivent des subventions de l'administration, et cela d'autant plus que les armements de plus en plus sophistiqués recèlent de plus en plus de technologie de pointe. Imperméables à toute réflexion sur l'inflation, aux mécanismes de régulation d'une économie libérale, à un calcul économique de coûts minimisés et de profits maximisés par ce moyen, les gestionnaires de ces firmes visent toujours plus de dépenses d'investissement pour obtenir des armements qui doivent surclasser tous les autres. 

La combinaison des coûts et des subventions maximisés, opérant continuellement, dans une logique qui se ramifie, comme l'auteur l'explique dans les deux chapitres suivants, à l'ensemble de l'économie américaine, produit une série de conséquences sur l'économie et la société qui contraste avec les attentes entretenues par le consensus idéologique sur l'économie de guerre.

Seymour MELMAN, The Permanent War Economy, American Capitalism in Decline, Simon and Schuster, 1974. Ce livre n'est malheureusement pas encore traduit en français.

 

Relu le 29 janvier 2020

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