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8 septembre 2014 1 08 /09 /septembre /2014 13:35

  Dès le départ, sous l'influence des courants religieux chinois, l'Archipel, qui reçoit d'ailleurs de la Chine les premiers éléments de sa propre civilisation, a tenté de se dégager de cette emprise culturelle et de forger une culture différente. Les différences de condition de vie, les différences géographiques énormes, favorisent d'ailleurs cette prise de distance, allant parfois jusqu'à des politiques franches d'isolation.

On peut distinguer, tout au long d'une histoire qui commence vers 300 av J-C., les dominances successives d'un shintô indigène, de certains bouddhismes (avec lesquels s'opère un fort syncrétisme) et d'un shintoïsme d'État, ce dernier instauré après le début de la période Meiji.

 

   Le shintô est d'abord une religion de type chamanique, vénérant des kami (forces de la nature ou "êtres supérieurs") dont les esprits sont censés pouvoir habiter temporairement des objets ou des végétaux.

    Le shintô, selon Louis FRÉDÉRIC, "possède une mythologie complexe, exposée en partie dans le Kojiti et le Nikon Shoki, mais pas de textes sacrés.

Cet ensemble de croyances et de rites basés sur la purification (harai, misogi) s'est élaboré au cours des siècles sur le territoire du Japon et incorpora (probablement après le IIe siècle) d'autres croyances similaires venues de la péninsule de Corée et de Sibérie. Cette religion a une origine nettement altaïque. Il n'est pas certain qu'elle remonte à la période Jômon, bien qu'il soit possible que certains de ses éléments fondamentaux remontent à une haute période. C'est probablement à la période Yoyoi (vers 300 av J-C., -vers 300 après) que ses éléments de base furent adoptés, à la suite des mouvements de population, qui, à cette époque, se produisirent entre le continent et les îles. Les "cavaliers-archers" y ajoutèrent leurs propres mythes et organisèrent les diverses croyances qui s'étaient développées au Nor-Kyûshû, en Izumo et dans d'autres royaumes. (...)

    Assez rapidement, les croyances bouddhiques en shintô commencèrent à s'amalgamer dans l'esprit des Japonais qui ne voyaient pas beaucoup de différences entre les divinités et auxquels le bouddhisme apportait une sorte d'eschatologie absente du Shintô. Avec l'arrivée au Japon des sectes bouddhiques ésotériques (début du IXe siècle), de nombreuses sectes syncrétiques virent le jour. A l'époque d'Edo, ds efforts furent faits pour séparer le bouddhisme du Shintô, mais sans que le peuple suivît. Ce n'est qu'au début de la période de Meiji que le Shintô fut érigé en doctrine d'État et complètement séparé du bouddhisme, toujours considéré comme une religion "étrangère" (surtout par l'entourage de la Cour, bien entendu). En fait, le Shintô est inhérent au peuple japonais et on peut dire que l'on naît japonais et Shintô tout à la fois, même si par la suite les japonais adoptent une religion différente. Car le Shintô, étant une religion de terroir, attachée à ses kami (esprits divins) locaux, ne peut ni s'exporter ni fait l'objet d'un quelconque prosélytisme. Le Shintô peut se diviser en quatre types principaux, qui se développèrent plus ou moins selon les époques : le K^shitsu ou Shintô impérial, le Jinja Shintô ou Shintô des sectes, le Kobba Shintô ou Shintô d'Etat et le Mihan Shintô ou Shintô populaire, celui-ci englobant de nombreuses croyances empruntées au bouddhisme, au taoïsme et au confucianisme. Le nombre de sectes et de sous-sectes du Shintô est immense et dépasse actuellement le millier. Leurs sectateurs ont emprunté au bouddhisme nombre de coutumes et notamment celle des pèlerinages. (...)". (Louis FRÉDÉRIC, Shintô, esprit et religion du Japon, Bordas, 1972).

 

Le shintoïsme "ancien"

 Le shintô recouvre en fin de compte l'ensemble des croyances et pratiques religieuse avant l'introduction du bouddhisme et ce que nous pouvons en reconstituer des origines est souvent faible, si l'on veut sortir des textes religieux eux-mêmes. On peut situer l'emprise du Shintô depuis les origines entre officiellement le VIe siècle et en s'amalgamant au début de l'époque de Heian (794-1192) à certaines variétés du bouddhisme, jusqu'à l'époque du Meiji (1868-1912). C'est seulement à la fin du XIXe siècle que l'État, de manière autoritaire, a voulu réduire le shintô à une forme "pure", libérée de tout élément étranger. C'est la littérature et l'archéologie qui fournit les principaux repères, en ayant à l'esprit que les croyances ne sont pas uniformément réparties dans cet Archipel escarpé. Cette littérature est d'ailleurs tant chinoise et coréenne que japonaise.

Le Kojibi (712), rédigé par Ô no YASUMARO (qui comprend des mythes cosmogoniques, de l'histoire, des coutumes et des idées religieuses), le Nihongi (achevé en 720), le Kogoshûi (807), de IMBE no HIRONARI, né du conflit entre les deux familles chargées des rites, Imbe et Nakatomi, et les Fudoki (Descriptions des provinces) rédigées dans la première moitié du VIIIe siècle sont utilisés pour comprendre ces croyances et ces pratiques.

On pourrait écrire que les croyances et ces pratiques sont venues de bien d'ailleurs avec les premiers japonais qui s'installèrent sur ces grandes et petites îles, et que la tradition de l'importation (ou de la copie) a perduré depuis. Ces origines, une constance immigration et un commerce presque ininterrompu favorisent, avec ce relief si escarpé, le morcellement des entités politique et mêmes religieuses, chaque particularisme ayant tendance à défendre des territoires, des biens, des formes religieuses, les armes à la main. La mythologie a tendance à englober la terre (les montagnes), les matériaux utiles (il existe bien une sorte de litholâtrie, ou culte des pierres), les matériaux fabriqués qui procurent vie ou mort (plus ou moins tard le sabre), dans lesquels s'incarnent les puissances des esprits, ce qui favorise bien entendu ensuite l'imprégnation du bouddhisme. Ce n'est pas un simple polythéisme - les japonais ne connaissent pas de panthéon divin - ni même un simple animisme (lequel pourrait se concentrer sur quelques animaux), mais plutôt un ensemble de croyances diffuses, très ancrées notamment sur l'agriculture (la pluie, le vent, l'eau...).

La spécialisation religieuse professionnelle semble avoir été favorisée, entre autres, par les changements introduits dans l'économie alimentaire et par la diffusion de la culture du riz. Les religieux qui se consacrent uniquement au divin (on devrait écrire aux puissances extérieures qui influences la vie sur terre) prennent vite une place prépondérante, dans le domaine religieux comme dans le domaine profane. Leurs activités de divination et de magie devaient être protégées, et au minimum être entretenues : palais, lieux sacrés, exemption d'impôts, possessions rurales caractérisent la vie religieuse. 

 

L'introduction du bouddhisme

   Le  bouddhisme  est introduit officiellement au Japon en 538, mais les relations commerciales avec la Corée notamment l'ont sans doute fait venir beaucoup plus tôt. Dans cette histoire aux contours qui restent flous, se distinguent plusieurs sectes. C'est progressivement qu'une élite de moins s'instruisit dans les monastères. Sous l'impulsion de maîtres coréens ou chinois particulièrement versés dans telle ou telle doctrine, ces moines se mirent à l'étude des divers systèmes du Petit et du Grand Véhicule, et commença à constituer des sectes. Non par volonté de s'isoler dans une certaine pureté mais tout simplement parce qu'ils connaissaient surtout des sutras différentes. D'ailleurs, dans un temple, un maitre expliquait certain sûtra qui servait de base à un système déterminé, mais ceci n'empêchait pas un autre moine d'enseigner dans le même temps une philosophie différente, et les disciples passaient d'un cours à l'autre. Ce n'est en définitive pas par le contenu doctrinaire différent que se distinguent les sectes. S'il y a des conflits religieux, ils proviennent surtout, à partir du moment où se multiplient les temples, de différentes pratiques et... de distributions concurrentes de biens matériels... Le même processus conflictuels est à l'oeuvre plus tard entre les temples shintoïstes et les temples bouddhiques, avec en complication l'interférence des ambitions seigneuriales et des préoccupations religieuses (utilisation de la magie par exemple plutôt en faveur d'un seigneur que d'un autre...).

Citons ces différentes sectes :

- Les sectes de Nara (lorsque que Nara est la capitale du Japon de 710 à 784), soit six écoles. Chaque monastère a la teinte spéciale d'une école, mais ne se manifeste aucune animosité à l'égard des doctrines différentes et l'on y donne souvent l'hospitalité à d'autres écoles ;

- Les sectes de Heian, poursuites souvent des précédentes, avec des fortunes différentes.

Un phènomène lourd de conséquences pour l'histoire postérieure intervient alors pour Gaston RENONDEAU et Bernard FRANK, lorsque l'habitude est prise d'attribuer aux monastères des terres exemptes d'impôts où les agents fiscaux du gouvernement ne peuvent pas pénétrer. Cette pratique, dont beaucoup de nobles sont également bénéficiaires, finit par prendre une grande extension et affaiblit l'autorité centrale à la fois financièrement et politiquement. Pressentant le danger, l'empereur KAMMU promulgue en 783 et en 795, des édits destinés à limiter l'accroissement des biens ecclésiastiques. Ce souverain veut se soustraire à l'influence des monastères de Nara qui sont devenus par trop puissants et qui, d'ores et déjà, se querellent à propos de leurs biens. Il s'établit dans l'actuel Kyoto en 794 et c'est à cette même époque et à la faveur de l'esprit nouveau qui souffle à la cour que deux religieux importants créent les sectes Tendai et Shingon, lesquelles dominent ensuite pour quatre siècle le bouddhisme japonais.

Durant 600 ans, du milieu du Xe à la fin du XVIe siècle, de véritables luttes armées se produisent entre les monastères. Ces luttes ont leur origine dans les concessions offertes, de vastes domaines fonciers dans lesquels les moines établissent des milices, à la fois pour y faire régner l'ordre et pour se protéger contre les empiètements extérieurs. Les soldats composants ces milices, connus sous le nom de sôhei, "moines-guerriers", sont le plus souvent des laïcs ou des religieux de rang inférieur qui s'occupent d'habitude de besognes matérielles (culture, exploitation du bois...) et qu'on mobilise en cas de nécessité. Ils constituent une catégorie particulière, entièrement différente de celle des moines d'élite qui s'adonnent à l'étude des écritures et à la célébration des offices. Une succession de "batailles", mais surtout d'incendies marquent des territoires parfois importants.

- Le Shugendo, les sectes de KAMAKURA, et les grands mouvements réformateurs qui donnent naissance à l'amidisme, au zen, à la secte nichiren participent à ces luttes. 

Les luttes armées, décrivent encore Gaston RENONDEAU et Bernard FRANK, entre les sectes, les branches ou les monastères d'une même secte, les temples shintô ne cessèrent pas aux époques qui voient apparaitre et s'épanouir toutes les nouvelles formes du bouddhisme. Les sectes anciennes jalousent les nouvelles, d'autant que les populations leur donnent un accueil favorable. Ces nouvelles sectes doivent souvent combattre pour défendre leur droit à survivre, participant à de véritables guerres de religion, dont certaines ont le caractère de révoltes populaires. "Les sectes participèrent ainsi à presque toutes les luttes qui déchirèrent le Japon jusqu'à la fin du XVIe siècle. Finalement, en 1564, le fameux capitaine Oda Nobunaga, qui fut le premier artisan de la réunification du pays, détruisit tous les temples que la secte Shin avait établis dans la région de Mikawa. En 1567, c'est le Tôdaiji de Nara, déjà incendié une fois à la fin du XIIe siècle, qui fut détruit. En 1571, ce fut au tour du Hiei-zan lui-même d'être anéanti par Nobunaga ; ses habitants furent exterminés et tous ses bâtiments incendiés. En 1574, ce fut le tour de la puissante forteresse Shin de Nagashima. Le Honganji d'Osaka résista dix ans à Nobunaga, mais il dut capituler en 1580. 

Le terrible soldat fut assassiné en 1582, mais son successeur Toyotom Hideyoshi poursuivit son entreprise de destruction de la puissance des temples. Seuls, parmi les grands monastères, le Kôfukuji de Nara et le Kôya-san échappèrent au sort commun, encore que le premier eût été en grande partie incendié en 1532. L'un et l'autre perdirent d'ailleurs presque tous leurs biens. Les monastères cessèrent de jouer dans la vie civile du Japon le rôle qu'ils avaient joué durant six siècles ; mais Hideyoshi, contrairement à Nobunaga, n'avait pas foncièrement la haine des établissements religieux, les aida à se relever. Son successeur, Ieyasu, premier shôgun Tokugawa, adopta la même attitude de bienveillance en même temps que de fermeté à leur égard. Ils purent dès lors revenir à un idéal qu'ils avaient trop souvent oublié."

  Dans cette période, la connotation religieuse de presque tous les conflits armés, le phénomène mêlé de révoltes paysanne et de luttes entre monastères, est caractéristique d'un archipel - mais pas tout de même partout dans l'archipel, surtout au centre et dans la plus grande île - dominé par un système féodal. Celui-ci, marqué par la guerre toujours renouvelée, laisse place partiellement à un autre système, où la religion en tant que telle pèse moins sur les relations sociales et économiques. Le type de conflit particulier féodal-religieux appartient spécifiquement au Japon de cette époque et rarement ailleurs on constate une telle configuration qui ne laisse même pas la place, comme en Chine à la même époque, à la formation de corps de fonctionnaires aux compétences étendues.

 

Gaston RENONDEAU et Bernard FRANK, le bouddhisme japonais ; Hartmut O. ROTERMUND, Le japon antique, dans Histoire des religions, Tome I**, Gallimard, 1970. Louis FRÉDÉRIC, Le japon, Dictionnaire et civilisation, Robert LAFFONT, 2002.

 

RELIGIUS

 

Relu le 25 novembre 2021

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6 août 2014 3 06 /08 /août /2014 12:30

       L'attitude du Judaïsme originel envers la sexualité constitue une sorte de prototype pour toutes les religions monothéistes et leurs déclinaisons multiples. Comprendre la sexualité en mode chrétien ou musulman est difficile sans comprendre cette attitude qui tranche avec la plupart des religions polythéistes ou des sagesses diverses (orientales) qui ne font pas toutes des questions de sexualités un thème si dramatisé. Ce qui ne veut pas dire que dans ces dernières, d'autres aspects qui nous paraissent très déplaisants (pratique du cannibalisme, de l'esclavage sexuel de masse, sacrifices humaines, violences rituelles...) n'offrent pas autant des aspects dramatiques et oppressifs. En fait, en matière de conflits, il semble bien que les religions monothéistes "choisissent" souvent de passer par la sexualité (individualisée qui plus est) plus que par d'autres modes pour la vie (et la survie) des sociétés humaines. Cela n'ôte en rien un caractère oppressif (souvent revendiqué par ailleurs...) sur la sexualité, et par extension en quelque sorte, sur le corps humain, notamment sur celui de la femme. Beaucoup d'auteurs prennent pour point de départ explicatif et descriptif la Bible, tant est que, dans parfois l'ignorance du fonctionnement réels des sociétés juives dans l'Antiquité et même nettement après, qu'il s'agit sans doute du meilleur moyen d'étudier la prégnance des attitudes du judaïsme envers la sexualité. Vu la véhémence et même une certain violence exprimée dans les textes les plus anciens, il semble bien qu'autour de la sexualité ait eu lieu des combats cruciaux dont les religions constituées (les premiers judaïsmes institutionnalisés) ne sont que le produit.

 

Le cadre du mariage

    La Bible, écrivent les auteurs d'un Dictionnaire du Judaïsme sous la direction de Geoffrey WIDOGER, "ne conçoit le problème des relations sexuelles que dans le cadre des lois sur le mariage ; d'autre part, elle en fait un élément essentiel de la vie mariale." Passant directement à la deuxième version de la conception de la femme décrite dans la Genèse, les auteurs écrivent encore que "la femme a été créée (...) parce que "il n'est pas bon que l'homme vive isolé" et la femme serait "une aide digne de lui".

"Union de l'homme et de la femme et sexualité sont ainsi évoquées de pair dès les premiers versets de la Genèse. Le but du mariage est double : la procréation et la compagnie de l'autre, en d'autres termes, la fondation d'un foyer et d'une famille d'une part, la sortie de l'isolement d'autre part. Mariage et procréation constituent, dans l'optique juive, un acte éminemment religieux - la toute première mitsvah - qui reflète la tâche de transformer le monde." Le Talmud (ce qui est déjà un commentaire très élaboré de la Genèse...) considère que les relations sexuelles sont un droit de la femme et un devoir du mari. Ce qui entraine un certain nombre de préceptes (dans la Hallakah) sur les conditions de la vie conjugale. Laquelle est exempte, toujours suivant les textes de référence, de romantisme. Les conjoints ne se marient pas parce qu'ils s'aiment mais s'aiment parce qu'ils vivent mariés. Les indications suivant la vie professionnelle ou les humeurs réciproques des époux (dans les cas d'animosité par exemple) abondent, leur relation devant être, de toute façon exclusive et totale. L'attention portée aux besoins physiques de l'autre constitue un pilier fondamentale de la vie du couple et en cela, la validité du mariage est fortement liée à la qualité des relations sexuelles, ce qui ouvre des possibilités d'évolution des moeurs dans le temps, soit dans le sens d'un durcissement de l'attitude du mari (rarement dans l'autre sens...), soit dans le sens d'une réflexion profonde sur les conditions masculine et féminine. Tout cela est recouvert d'une certaine manière par les prescriptions de pudeur et de retenue dans l'accomplissement de l'acte sexuel lui-même. certains comportements sont prohibés et d'autres recommandés. Ces prescriptions couvrent le temps et le lieu des relations sexuelles : de nuit, dans un lieu clos et privé, après échange de tendresse et de mots d'amour. L'auteur anonyme du livre Iggèret ha-qodech (La lettre sur la sainteté, XIIIe siècle, traduction par Ch. MOPSIK, éditions Lagrasse, 1986) précise que la sexualité est "chose éminemment pure et sainte, lorsque les intentions qui animent l'acte sont pures et saintes et qu'elles dictent temps et lieux adéquats (...) Ce qui est la volonté du Créateur ne peut jamais et en aucun cas être objet de honte ou entaché tant soit peu de laideur". 

 

Une conception de l'instinct sexuel....

Les auteurs du dictionnaire écrivent encore : "Les sages considèrent l'instinct sexuel comme l'expression du yêtse ha-ra : incontrôlé, il mène au mal ; maitrisé, il s'investit dans l'action bonne. L'homme est créé capable de gouverner sa libido. C'est un lieu commun de l'éthique juive de ne jamais tenter de nier ni a fortiori de réprimer les besoins naturels du corps, mais d'exiger d'en investir les moyens au service des fins les plus hautes. D'où le triple cadre principal des relations conjugales (...) d'intimité, de permanence et de sensibilité chaque jour affinée aux besoins physiques de l'autre. Cadre principal qui inclut également un certain nombre de prescriptions rituelles de pureté, telle l'abstinence absolue au moment des règles : ces prescriptions interdisent formellement les rapports sexuels pendant la période menstruelle proprement dite à laquelle s'ajoutent les sept jours "purs"."

En ce qui concerne les péchés sexuels, le judaïsme ne considère les relations sexuelles que dans le cadre de l'établissement d'une famille, dans l'amour et le consentement mutuel. Tous les autres actes sont contre nature, et selon certains textes les relations sexuelles avec une femme non juive sont également condamnées pour ne pas encourager la lascivité, de même qu'est interdite la fréquentation de prostituées. Bien entendu, la masturbation, l'homosexualité masculine et féminine, l'adultère... sont interdits. De même, le viol constitue une transgression, la responsabilité étant souvent imputée à la femme n'ayant pas fait appel au secours.

 

De la dispersion des communautés juives...

    Au-delà de la simplicité relative des principes fondamentaux décrits ci-dessus, il est difficile, indique Freddy RAPHAËL, d'appréhender exactement, dans l'épaisseur et la diversité historiques, le rapport du judaïsme à la sexualité. La dispersion des communautés juives à travers le monde et la diversité de leur statut, même si demeure la volonté farouche de garder l'identité juive, constitue un facteur de porosité en ce qui concerne les comportements sexuels. Plusieurs approches sont possibles et notre auteur en examinent certaines. Ainsi , le sociologue de l'Université Marc Bloch de Strasbourg distingue une interprétation théologique et une analyse socio-historique.

    L'interprétation théologique, reformulée au cours du temps, s'accompagne d'un système de pratiques qui lui-même se renouvelle. "La lecture de penseurs qui se reconnaissent du Judaïsme des XXe et XXIe siècles, tels qu'Emmanuel Lévinas, André Neher, Stéphane Moses, Eliane Amado-Valansi, interroge les textes à partir des catégories de la modernité. C'est en affrontant , dans une démarche quelque peu aride, les fluctuations du droit rabbinique que l'on peut saisir, à partir de ce point de vue révélateur, les normes et les représentations qui sous-tendent le code prescriptif. Il s'agit d'appréhender la logique en actes d'un style de vie. Le code fondateur, qui a sa signification propre dans l'espace-temps biblique où il s'origine, ne garde sa pertinence aux époques ultérieures, dans des contextes sociaux, économiques, politiques et culturels spécifiques, que si la lecture en est renouvelée. La législation juive, la halaka, signifie étymologiquement la "démarche", c'est-à-dire la créativité continuée. La loi s'inscrit dans une tension dynamique, jamais achevée, entre la reproduction qui est de l'ordre de la conformité, et l'invention, qui, elle aussi, se réclame de la fidélité."

    L'auteur distingue cinq périodes dans le statut de la femme et de la sexualité :

- la société patriarcale de la Bible ;

- l'époque du Talmud ;

- le contexte médiéval ;

- depuis la Révolution française, l'entrée progressive dans la modernité ;

- la période contemporaine qui se caractérise par des tensions et des ajustements difficiles.

L'auteur rappelle que les Juifs sont passés d'une structure clanique à la constitution d'un peuple, par l'Exil, la Dispersion, l'Intégration dans les pays d'accueil, la Shoah et la création de l'État d'Israël, avec un impératif catégorique : durer, traverses le temps, avec l'acharnement de ceux à qui l'on dénie le droit à l'humanité et même à la vie.

 

De la séparation du sacré et du profane

    Freddy RAPHAËL se réfère aux travaux de Robert HERTZ (Sociologie religieuse et folklore, PUF, 1928, 1970), auparavant redécouvert par Georges BALANDIER, sur la séparation du sacré et du profane qui permet au monde et à la société de subsister par un ensemble d'interdits et de tabous. Dans cette coupure, qui se traduit par un dualisme qui régit l'ordre social et notamment les rapports entre les sexes, c'est du côté du profane que "viennent les influences funestes qui oppriment, amoindrissent, gâtent les êtres" (Georges BALANDIER, Préface dans l'ouvrage de Hertz).

Les catégories du pur et de l'impur sont en homologie étroite avec celles du sacré et du profane et ces catégories se retrouvent autant dans l'alimentaire, dans l'habillement que dans les relations entre sexes. La femme est redoutée comme un vecteur privilégié de l'impur et fait donc l'objet de prescriptions serrées, en terme cotoiements. Cela à un rapport direct avec la vision du rôle du sang, une certaine crainte qui se manifeste par un certain nombre de tabous (notamment pendant les périodes menstruelles et souvent au-delà, dans une sorte d'esprit de précaution...). La sexualité biblique aboutit à un "matriarcat vital et à une misogynie refoulée" dont les livres apocryphes du bas-judaïsme montrent de nombreux indices. L'auteur revient à plusieurs reprises sur les deux récits de la création de l'homme, le premier qui fait naitre l'homme et la femme en même temps et le second qui fait naitre la femme après l'homme, dans le texte de la Genèse. Il semble bien que la représentation et la situation de la femme se soient aggravés depuis les temps les plus anciens, pour aboutir à son exclusion de la vie religieuse publique. Des lois de décence et d'absence de provocation deviennent plus restrictives pour les femmes, qui doivent dissimuler les parties attirantes de leur corps.

   Dans la tradition hébraïque, qui s'élabore à partir de la l'époque biblique, c'est la structure patriarcale qui détermine le statut respectif de l'homme et de la femme. La nécessité de construire et de poursuivre une lignée représente un impératif catégorique dans le monde biblique et talmudique. Le Talmud renforce le dispositif qui rend la femme à la fois dépendante et inférieure à l'homme ; les passages sur l'adultère sont parmi les plus véhéments, avec un arsenal répressif à la clé, qui n'épargne aucun membre de la famille. 

    La reconnaissance du désir dans la tradition du Talmud pousse même à encadrer plus strictement la fréquence des moments et la nécessité d'accomplir le devoir conjugal. Sans doute la proximité de cultures très différentes du judaïsme renforce t-elle cette tendance, pour ancrer l'identité juive plus fortement encore dans les mentalités et les comportements. Selon la lettre sur la Sainteté, attribuée à Rabbi Joseph GIKATILA au XIIIe siècle en Espagne, "dans le secret de l'acte sexuel, c'est le secret de la perpétuation d'Israël conçu comme lieu de résidence de la présence divine qui est en question". Lorsque l'homme et la femme s'unissent, ils ne perpétuent pas l'espèce humaine "dans son animalité mortelle", mais ils "accroissent la ressemblance à Dieu, la divinité de l'homme".

    "Force est de constater qu'à travers l'histoire, dans le domaine du droit rabbinique, deux traditions n'ont cessé de s'affronter, qui s'enracinent dans les deux récits de la création de la femme dans la Genèse. (...) (...). Le désir est reconnu et valorisé dans le judaïsme, de l'époque biblique à nos jours, comme une dimension de la vocation humaine. Il doit, certes, être assouvi dans le cadre de la législation, mais il a sa légitimité en dehors de la procréation. "Il est permis et recommandé pour un homme d'avoir des relations sexuelles avec une femme enceinte ou une femme stérile" (Pauline BÉBÉ, Isha, Calmann-Lévy, 2001). La jouissance fait partie du projet divin comme en témoigne le Cantique des Cantiques, où "le plaisir physique est abordé sans détour" et où la femme "peut initier l'amour, ressentir et décrire ses sensations" (BÉBÉ). Cette auteure souligne à juste titre le fait que ce livre prend le contre-pied de la vision dominatrice de l'homme sur la femme, qui prévaut dans le second texte de la création de la Genèse.(...)".

     De nombreux écrits de la période contemporaine soulignent cette rupture, amorcée dans la période des Lumières, et qui se diffuse plus ou moins selon les tendances internes au judaïsme et les problématiques d'intégration aux communautés nationales. On retrouve dans l'État d'Israël une véritable mosaïque de conceptions très différentes de la sexualité, occasion de nombreux conflits qui déteignent dans des registres sociaux et économiques. L'expression "judaïsmes" se trouve justifiée par rapport à une vision unifiée du Judaïsme dans cette disparité conflictuelle des attitudes et des comportements sur la sexualité humaine.

 

Freddy RAPHAËL, Religion et sexualité dans le judaïsme, dans Religion et sexualité, L'Harmattan, 2002. Dictionnaire encyclopédique du judaïsme, Cerf/Robert Laffont, collection Bouquins, 1996.

 

RELIGIUS

 

Relu le 15 novembre 2021

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16 janvier 2014 4 16 /01 /janvier /2014 13:14

    Décrire et expliquer la place et le rôle du Sacrifice dans l'Hindouisme demeure une difficulté, pour les indianistes comme pour les autres spécialistes en science humaine, car l'Hindouisme forme une mosaïque changeante suivant les époques et suivant les régions. Pour y voir clair, on peut se référer d'abord aux textes sacrés, qui justement servent toujours de guide pour les pratiquants, puis étudier la pratique collective et individuelle contemporaines, en sachant que partout et toujours il y a une certaine distance entre la prescription des textes et la réalité sociale. Que ce soit dans le brahmanisme, le védisme, l'hindouisme récent (appelé parfois simplement hindouisme) ou les formes populaires d'hindouisme, le sacrifice occupe une grande place, même si les conditions de vie moderne et les distanciations successives d'avec la tradition réduisent de fait le temps que les fidèles lui consacre. 

 

Le sacrifice offrande en vue d'un "au-delà"

     Dans l'hindouisme, si nous suivons Madeleine BIARDEAU, "il y a toujours un un rite - essentiellement un sacrifice, offrande végétale ou animale à une divinité - pour chaque but visé, y compris pour le but qui préoccupe chaque homme, l'au-delà.

A chaque rite son effet, et - corollaire inquiétant qui laisse prise à la réflexion et à la contestation - l'effet comme le rite ne peut être que limité. Les textes ritualistes de la Révélation védique ne donne guère de précision sur le ciel que les rites doivent assurer après la mort, ni sur la durée du séjour dans le ciel. Ils menacent mystérieusement de "re-mort" ceux qui n'exécuteraient pas convenablement les rites. Les religions qui renoncent au monde poussent une telle conception jusqu'à ses ultimes conséquences : l'homme est toujours mû par quelque désir, agir pour le réaliser. L'acte - karman -, et spécialement l'acte rituel - encore karman -, aboutit toujours à une résultat, et c'est le lien de l'acte et de son "fruit" qui constitue le tissu d'une vie individuelle. Il en est ainsi pour tous les actes, y compris ceux qui doivent assurer le ciel après la mort (renforcés par le culte des ancêtres que rendent ensuite les descendants vivants), et ceux qui ne paraissent pas produire de résultat dans cette vie. C'est ainsi que l'agir, et spécialement l'acte rituel, condamne l'homme (et les autres êtres vivants) à renaitre et à mourir indéfiniment. La seule façon d'échapper à ce flux perpétuel - samsara - est de sortir de l'engrenage du karman, donc de la société humaine, par un renoncement explicite à tout ce que l'on a été jusque-là. C'est ce renoncement, cette rupture radicale avec ce qui l'a constitué homme qui assurera au religieux la délivrance - moksa. Le non-initié qu'est l'homme individuel dans la société aboutit à vider sa naissance et sa mort de toute signification, au point de les condamner à se répéter indéfiniment. Au moment où l'homme se sépare de son groupe - acte individuel s'il en est -, ce n'est pas pour reconnaitre son individualité, mais au contraire pour l'abolir, pour dégager son atman de tout trait individualisé et le fonde dans le Brahman.

Il apparait immédiatement qu'il est par trop simpliste de mettre sur le compte du renoncement au monde  - sannyasa -, forme hindoue de la poursuite de l'Absolu, l'incapacité présumée des Indiens de se plier à des impératifs économiques de type moderne. Laissons à d'autres la satisfaction d'opposer le spiritualisme hindou au matérialisme occidental, puisque aussi bien il serait injuste d'inverser les données du problème : la forme spécifiquement hindoue de rupture avec le monde et les conceptions qui la sous-tendent sont commandées par la manière spécifiquement hindoue d'être dans le monde. Ce serait donc, en toute hypothèse, dans l'idéologie sous-jacente à l'organisation sociale qu'il faudrait plutôt chercher la source de la résistance à la modernité, ce qui ne fait que reposer le problème sans pour autant le simplifier. Mais les liens qui subsistent, en vertu de leur opposition même, entre les deux registres du Brahman, permettent certainement un éclairage mutuel.

Cependant, il faut encore compliquer le tableau en faisant entrer en jeu un second nom de l'Absolu qui, lui aussi, est chargé de résonances sociales. Parmi les récits védiques, c'est certainement celui de l'hymne au Purusa (Rg Veda, X.90) qui était promis à la plus grande destinée : on y apprend que tout le monde organisé, celui dans la société brahmanique qui occupe le centre, est né du sacrifice d'un Purusa cosmique. Le terme purusa désignera très vite l'homme empirique, mais dans le recueils d'hymnes où se trouve l'hymne au Purusa, l'homme est désigné autrement et le terme purusa n'intervient que dans le contexte de cette cosmogonie. Il signifie plutôt "le Mâle", mais en même temps la description de ses parties, que l'on dépèce dans le sacrifice pour faire naitre les êtres animés, à commencer par les quatre varna humaines, montre que ce Mâle a forme humaine.

C'est donc de quelqu'un qui est un homme sans en être un que naît le cosmos, grâce à un acte sacrificiel. C'est de lui bientôt que tout homme tirera son nom générique, mais il gardera de son origine à la fois une certaine "personnalité" et une transcendance affirmée par rapport à tous les hommes, fussent-ils brahmanes. Lorsqu'il deviendra l'Absolu lui-même, Purusa ou Purusa Narayana, ou Narayana, retiendra ces deux traits. En particulier, sa transcendance par rapport à tous les hommes - que cela ait été conscient ou non à l'origine - contribuera à effacer l'accent qui était mis par le premier nom de l'Absolu sur les brahmanes et les rôle dans la société. Non seulement on nous dit qu'il se manifeste dans le cosmos par un quart de lui-même, tandis que les trois autres quarts sont au-delà, mais les quatre varna naissent de lui." 

 

Les voies de la délivrance en regard des structures sociales

     Rappelons ici simplement que ces quatre varna sont les castes elle-mêmes qui forment la structure de la société hindoue. 

     Pour parvenir à la délivrance, il y a cesu deux voies que sont celle de la connaissance et celle du purusa, du yoga. Dans l'évolution de l'hindouisme, les dieux perdent de leur importance, et l'accent est mis sur le seul sacrifice. "le sacrifice est la technique qui assure le bonheur terrestre et céleste, comme le yoga assure la délivrance." Cette évolution se fait dans le cadre d'une religion de dévotion de plus en plus envahissante, où le sacrifice lui-même doit changer de signification pour survivre.

     Celui-ci prend des formes de plus en plus simplifiées, sous deux grandes orientations : le sacrifié revêt la forme non plus humaine ni même animale (influence de l'ahimsa) mais végétale et le sacrifice requiert de moins en moins la présence directe d'un brahmane, officiant privilégié, pour pouvoir être réalisé, dans chaque famille et dans chaque caste par des membres de la famille, initiés à cette fin.

L'intensité du sacrifice, sa fréquence, varie suivant des modalités très diverses, de sa présence envahissante dans la vie quotidienne à des moments privilégiés répartis presque parcimonieusement dans le temps, tout en revêtant la même signification multi-séculaire.

     C'est cette signification que tente de faire ressortir Ananda K. COOMARASWAMY (qui n'est pas forcément dans la même compréhension que Madeleine BIARDEAU), notamment dans la voie des Oeuvres :

"Le Sacrifice reflète le Mythe mais, comme tout reflet, en sens inverse. Ce qui était un processus de génération et de division, devient ici un processus de régénération et d'unification. Les deux "soi" qui habitent ensemble dans le corps et qui y sont leur départ, le premier est né de la femme, et le second du Feu sacrificiel, matrice divine où la semence de l'homme doit naitre de nouveau, autre qu'il n'était. Jusqu'à ce qu'il soit né de nouveau, l'homme n'a que le premier soi, le soi mortel. Offrir un sacrifice, c'est naitre, et l'on peut dire qu'"en vérité, il est encore non-né celui qui n'offre pas de sacrifice". (...).

Le Sacrifice est d'obligation : "Nous devons faire ce que les Dieux firent autrefois". En fait, on en parle souvent comme d'un "travail" (karma). (...) Seul le fait de ne rien faire - et mal faire revient à ne rien faire - est vain et profane. A quel point l'acte sacré est analogue à tout autre travail professionnel, on s'en rendra compte si l'on se souvient que les prêtres ne sont rémunérés que lorsqu'ils opèrent pour autrui, et que recevoir des cadeaux n'est pas licite lorsque plusieurs hommes sacrifient ensemble pour leur propre compte. Le Roi, comme suprême Patron du Sacrifice pour son Royaume, représente le sacrificateur in divinis, et constitue lui-même le type de tous les autres sacrificateurs.

L'une des plus étranges controverses qu'offre l'histoire de l'orientalisme a tourné autour de l'origine de la bhakti, comme si la dévotion était apparue à un moment donné à la façon d'une innovation, donc d'une mode. (...) Dans les textes anciens, c'est habituellement la Déité qui distribue aux autres des bienfaits tels que la vie ou la lumière, et que l'on appelle pour cela Bhaga ou Bhagavat, Dispensateur, son don étant une "participation" ou une "dispensation". Mais déjà dans le Rig-Vêda, Indra est manifestement le bhakta d'Agni, et c'est là la relation normale du Règne au Sacerdoce ; et dans le Rig-Vêda, ceux d'Agni appelle en disant : "Donnez-moi ma part" seront ses bhaktas." La dévotion (bhakti) est réellement au coeur de tout temps de l'hindouisme, tout comme l'obéissance dans l'Islam, notons-nous. "Tout sacrifice comporte le don de la part due à celui qui le reçoit ; il est dans ce sens un acte de dévotion du sacrificateur lui-même, qui est le dévot. La dévotion implique l'amour, car l'amour est la raison de tout don ; mais il demeure que la traduction littérale de bhakti sera, dans certains textes, "participation", et dans d'autres "dévotion", plutôt qu'"amour", pour lequel le terme est préma.

 

Un "commerce" entre les dieux et les hommes

On a souvent fait remarquer que le Sacrifice était conçu comme un commerce entre les Dieux et les hommes. Mais on s'est rarement rendu compte qu'en introduisant dans la conception traditionnelle du commerce des notions empruntées à nos féroces transactions commerciales, nous avons faussé notre compréhension du sens originel de ce commerce, qui était alors du type potlash, c'est-à-dire bien plus une compétition pour donner qu'une compétition pour prendre, comme fait le nêtre. Celui qui offre le Sacrifice sait, quelle que soit la raison pour laquelle il l'offre, qu'il recevra en retour pleine mesure, ou plutôt mesure supérieure, car si son trésor à lui est limité, celui de l'autre partie est inépuisable. (...)" Là se situe d'ailleurs, notons-nous un trait de la question fondamentale du lieu économique qui lie non seulement les hommes entre eux mais aussi les hommes et les Dieux, dans une problématique où les hommes ont bien plus besoin des Dieux que les Dieux des hommes. Transparaissent dans les textes les questions cruciales de la dette, de l'échange et du don.

"Dieu donne autant que nous pouvons prendre de Lui et la mesure dépend de celle dans laquelle nous nous sommes abandonnés "nous-mêmes". Ces paroles des hymnes sous-entendent une fidélité de féaux plutôt que des obligations d'affairistes : "Tu es nôtre et nous sommes à Toi", "Que nous soyons tes bien-aimés, ô Varuna", "Puissions-nous être à Toi pour que Tu nous donnes un trésor". Ce sont là des rapports de baron à comte et de vassal à suzerain, et non pas de ceux de changeurs de monnaie. Le langage du commerce survit encore dans les hymnes aussi tardifs et aussi dévotionnels que celui de Mira Bai (...).

Si l'on se rappelle en outre que la vie sacrificielle est la vie active, on verra que la conception même d'opération implique le lien de l'action et de la dévotion, et que tout acte accompli parfaitement a été nécessairement accompli avec amour, de même que tout acte mal fait l'a été sans "diligence".

Le Sacrifice, de même que les paroles liturgiques qui le rendent valable, doit être compris, si l'on veut qu'il soit pleinement effectif. Les actes physiques peuvent, par eux-mêmes, comme tout autre travail, assurer des avantages temporels. Sa célébration ininterrompue maintien en fait le "courant de prospérité" sans fin qui descend du ciel comme la pluie fertilisante, laquelle, passant dans les plantes et les animaux, devient notre nourriture et retourne au ciel dans la fumée de l'offrande consumée. Cette pluie et cette fumée sont les cadeaux de noces au mariage sacré du Ciel et de la Terre, du Sacerdoce et du Règne, mariage qui est impliqué dans l'opération tout entière. Mais il est demandé plus que des actes purs et simples, si l'on veut réaliser le dessein ultime dont les actes ne sont que les symboles. Il est dit expressément que "ce n'est ni par l'action ni par les sacrifices que l'on peut L'atteindre". Celui dont la connaissance est notre bien suprême. Il est en même temps affirmé sans cesse que le Sacrifice ne s'accomplit pas seulement en mode parlé et visible, mais aussi en mode "intellectuel", silencieusement et invisiblement, à l'intérieur de nous. Autrement dit, la pratique n'est que le support extérieur et la démonstration de théorie. La distinction s'impose donc entre le véritable sacrificateur de soi-même et celui qui se contente simplement d'être présent au sacrifice et d'attendre que la déité fasse tout le travail. Il est même dit bien souvent que "quiconque comprend ces choses et accomplit le bon travail, ou même s'il comprend simplement (sans accomplir effectivement le rite), restitue la déité démembrée dans sa totalité et son intégrité ; c'est pas la gnose, et non les oeuvres, que l'on peut atteindre cette réalité. Il ne fait pas non plus perdre de vue que le rite, dans lequel est préfigurée la fin dernière du sacrificateur, est un exercice de mort, et par là une entreprise dangereuse, où il pourrait perdre prématurément la vie. Mais "Celui qui comprend passe d'un devoir à un autre, ou d'un refuge à un autre, pour obtenir son bien, le monde céleste."

Nous ne pouvons décrire en détail, poursuit toujours, Ananda COOMARAMSWAMY, les "déserts et les royaumes" du Sacrifice, et nous considérerons seulement le moment le plus significatif de l'Offrande, celui où le Soma offert en oblation est répandu dans le Feu comme dans la bouche de Dieu. Qu'est-ce que le Soma? Éxotériquement, une liqueur enivrante extraite des parties juteuses de plantes variées, mêlée avec du miel et du lait, filtrée, et correspondant à l'hydromel, au vin ou au sang des autres traditions. Ce jus, toutefois, n'est pas le Soma même jusqu'à ce que, "moyennant l'action du prêtre, l'initiation et les formules", et "moyennant la foi", il ait été fait Soma trans-substantiellement ; et, "bien que les hommes, pressant la plante, s'imaginent boire le Soma véritable, aucun des habitants de la terre ne goûte ce que les Brâmanes entendent par Soma". Les plantes utilisées ne sont pas la véritable plante du Soma, qui pousse dans les rochers et les montagnes, et auxquels il est incorporé. C'est seulement dans le royaume de Yama, dans l'autre monde, le troisième ciel, que l'on peut avoir part au Soma proprement dit ; néanmoins, rituellement et analogiquement, le sacrificateur "boit le Soma dans le banquet des Dieux" et peut dire : "Nous avons bu le Soma, nous sommes devenus immortels, nous avons vu la Lumière, nous avons trouvé les Dieux ; qui pourrait contre nous l'inimitié ou ta traîtrise d'un mortel, ô Immortel?" (...)." Il est en fait dommage que l'auteur n'entre pas dans les détails et sa référence à Maitre ECKHART n'est éclairante que pour ceux qui sont versés dans la théologie chrétienne...

Le sacrifice réconciliation

     "Nous ne pouvons faire qu'une très rapide allusion à un autre aspect très significatif du Sacrifice ; la réconciliation que le Sacrifice établit constamment entre les pouvoirs en conflit est aussi leur mariage. Il y a plus d'une manière de "tuer" le Dragon ; la flèche du Tueur du Dragon étant en fait un trait de lumière, et "le pouvoir génésique étant lumière", sa signification n'est pas seulement guerrière mais aussi phallique. C'est la bataille d'amour, qui est gagnée quand le Dragon "expire". En tant que Dragon, le Soma est identifié à la Lune ; en tant qu'Elixir, la Lune devient la nourriture du Soleil, qui l'avale durant les nuits de leur cohabitation : "Ce qui est mangé est nommé du nom du mangeur, et non par son propre nom" ; en d'autres termes, qui dit ingestion dit assimilation. (...). Il n'est pas étonnant alors de lire que "si quelqu'un sacrifie sans connaitre cette offrande intérieure, c'est comme s'il jetait les brandons de côté et faisait l'oblation dans la cendre"; Rien d'étonnant non plus à ce que le rite ne soit pas seulement saisonnier mais qu'il demande à être accompli tous les trente-six mille jours d'une vie de cent ans, et que, pour celui qui comprend cela, tous les pouvoirs de l'âme édifient sans cesse son Feu, même quand il dort.

    Cette conception du Sacrifice comme une opération incessante et comme la somme du devoir humain, trouve son achèvement dans une série de textes où chaque fonction de la vie active, jusqu'aux actes de respirer, de manger, de boire, de s'amuser, est interprétée en mode sacramentel, et où la mort n'est que la catharsis finale. Et c'est là, en définitive, la fameuse "Voie des oeuvres" de la Bhagawad-Gîtâ, où accomplir sa propre vocation, déterminé par sa propre nature, sans mobiles d'ordre individuel, est la route de la perfection.

Nous avons accompli le cycle entier, non d'une pensée en évolution, mais de notre propre compréhension, depuis le point où l'accomplissement parfait de nos travaux, quels qu'ils puissent être, est lui-même la célébration du rite. Le Sacrifice, ainsi entendu, ne consiste plus seulement à accomplir en certaines circonstances des actes spécifiquement sacrés, mais à sacrifier (à rendre sacré) tout ce que nous faisons et tout ce que nous sommes, à sanctifier chaque acte naturel par une réduction de toutes les activités à leur principe. Nous disons "naturel" intentionnellement, pour faire entendre que tout ce qui est fait naturellement peut être sacré ou profane selon notre degré de connaissance, mais que tout ce qui n'est pas fait naturellement est essentiellement et irrévocablement profane."

    Ananda COOMARASWAMY se fonde sur une lecture savante de nombreux écrits hindous, notamment le Rig Vêda Smhitâ, le Yajur Vêda noir, les Brahmanas, les Aranyakas, les Upanishads, le Brihad Dêvatâ, le Bhagavad Gîtâ, le Vinaya Pitaka, les Nikâyas, le Sutta Nipâta, le Sumangala Vilâsinî, le Dhamnapada, le Dhammapada Atthakathâ, l'Itivuttaka, le Visuddhi Magga... dont il énumère pour la plupart d'entre eux les différents textes distincts. Toute la tradition hindoue en fait traite du Sacrifice et rares sont les textes qui, au minimum, n'y font pas allusion...

 

Cinq grands sacrifices...

    Ralph STEHLY, professeur d'histoire des religions à l'Université de Strasbourg, écrit qu'il existait et qu'il existe encore mais très peu, cinq grands sacrifices, quotidiens, mentionnés pour la première fois en Çatapathabrahmana (un des Brahmana). Ces cinq grands sacrifices sont autant de grandes sessions sacrificielles : 

- le sacrifice aux bhûta-s (aux "êtres", sans doute des créatures inférieures et potentiellement dangereuses). On doit offrir un bali (une offrande jetée sur le sol ou en l'air).

- le sacrifice aux hommes. Au moins une coupe d'eau aux hôtes de passage.

- le sacrifice aux ancêtres. On doit prononcer svadhâ en offrant au moins une coupe d'eau.

- le sacrifice aux dieux. On doit prononcer svâdhâ en offrant au moins dans le feu aux dieux.

- le sacrifice au Bharman. Récitation privée du Veda.

Un ordre rituel doit être scrupuleusement respecté : la nourriture est offerte successivement d'abord aux dieux, puis aux ancêtres, puis aux hôtes.

 A la question Pourquoi sacrifier, il propose trois réponses :

- pour maintenir l'ordre cosmique : la védi (l'aire sacrificielle) étant l'endroit où les hommes et les dieux se rencontrent. Ce sacrifice est un repas partagé entre les hommes et les dieux ;

- parce que nous avons en naissant un quintuple ou une quadruple dette, due aux dieux, aux rishis, aux ancêtres et aux hommes.

- pour expier les meurtres quotidiens. Le texte de référence est alors les Lois de Manou (Manu-smrti).

   En Inde actuelle, précise toujours Ralph STEHLY, "le feu domestique a presque entièrement disparu, mais reste présent sous la forme d'un petite lampe. Le rite se réduit donc à ce que l'on appelle le vaiçvadeva bali, l'offrande lancée à tous les dieux, et ne comporte plus l'offrande initiale dans le feu. Les dieux doivent se contenter d'un bali, comme les êtres et les ancêtres. Et si l'hôte n'est pas présent à tous les repas, il reste que la tradition d'hospitalité dans l'Inde contemporaine est liée à cette obligation rituelle."

 

   Sur les formes sacrificielles dans l'hindouisme populaire, Olivier HERRENSCHMIDT explique que cet hindouisme populaire, "qui se différencie du brahmanisme, tourne autour du sacrifice sanglant et met l'accent sur la nécessité d'accomplir correctement le rite." Ceci est démontré à travers des exemples provenant de deux castes de pêcheurs (kes Palli et les Vada-Balija) d'Andhra Pradesh dans l'Inde du Sud, de langue dravidienne (telugu). Dans le panthéon, le dieu supérieur est végétarien alors que les divinités féminines inférieures sont carnivores. Le premier se voit offrir fruit et légumes, crus ou cuits. Les secondes reçoivent la même chose plus le sacrifice sanglant. Les raisons des formes de sacrifice n'ont aucun intérêt ; l'essentiel est de maintenir, par le respect de ces formes (et, donc, de la tradition) les distinctions qu'elles signifient et qui sont, au fond, celles mêmes de l'ordre du monde. Le sacrifice est l'acte formellement efficace d'avoir été effectué où, quand, et par qui il doit être.

 

Olivier HERRENSCHMIDT, Les formes sacrificielles dans l'hindouisme populaire, dans Système de pensée en Afrique noire, n°3, 1978, Le sacrifice II. Ralph STEHLY, site "L'hindouisme". Ananda COOMARASWAMY, Hindouisme et Bouddhisme, Gallimard, 2010 (texte original de 1949). Dictionnaire de la sagesse orientale, Robert Laffont, 1989. Madeleine BIARDEAU, Clefs pour la pensée hindoue, Seghers, 1972.

 

RELIGIUS

 

Relu le 11 septembre 2021

 

 

 

 

 

 

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13 décembre 2013 5 13 /12 /décembre /2013 09:52

  Même si l'on ne partage pas ni ses préoccupations ni ses orientations politiques et idéologiques (et les auteurs de ce blog ne les partagent pas du tout!), Mircea ELIADE livre tout au long de sa vie d'écrivain mystique, de mythologue, de philosophe et d'historien des religions une oeuvre incontournable par son sens et sa portée. Figurant parmi les fondateur de l'histoire moderne des religions, l'écrivain roumain élabore une vision comparée des religions, en trouvant des proximité entre différentes cultures et moments historiques. Plus, des éléments dans ces différentes cultures et moments historiques constituent de véritables expressions de mêmes principes qui remontent aux origines de l'humanité et qui viennent de la nature profonde de l'homme, qui est, sans doute avant tout, un Homo religiosus. Dans une société - il s'installe en France en 1945 et aux États-Unis en 1959 - où l'ambiance est plutôt à la "mort de Dieu", il attire tous ceux en soif de recherche de valeurs éternelles et spirituelles. 

    Aux idées politiques franchement orientées à droite, et même à l'extrême droite, il fait publier des écrits qui font l'apologie des régimes dictatoriaux dans les années 1930 et 1940 (attaché culturel de son pays à Londres puis à Lisbonne, il écrit en 1942 L'État chrétien et totalitaire de Salazar - non traduit en français). Dans les années 1970, il patronne la revue Nouvelle École du Groupement de Recherche et d'Études pour la Civilisation Européenne (GRECE) aux côtés notamment de personnalités comme Jean MABIRE et Roland GAUCHER et des représentants de l'ésotérisme et du mysticisme comme Raymond ABELLIO ou Louis PAUWELS. Il fait partie des maitres à penser de la Nouvelle Droite avec Julius EVOLA et divers auteurs allemands appartenant à la mouvance de la Révolution conservatrice. Sur le plan littéraire et philosophique, il est influencé par Émile CIORAN et Eugène IONESCU, qu'il rencontre en 1928 à l'université de Bucarest. Antimaçonnique, anticommuniste, antiparlementaire et anti-Lumières, il le reste toute sa vie, même s'il évite de l'argumenter et même de l'exprimer dans ses écrits sur les idées et les croyances religieuses. Ces écrits-là se veulent scientifiques, et en adoptent la rigueur, et c'est sans doute pourquoi sa perception de l'évolution des religions dépasse de très loin le champ de ses "familles" politiques et idéologiques. Bien entendu, dans ses études sur les croyances religieuses, pas l'ombre d'une préoccupation sociale ni même sociétale (il ne se préoccupe pas de savoir - savoir difficile à acquérir il est vrai - si ces croyances sont partagées par la société entière ou est seulement l'apanage de catégories privilégiées de la population). 

 

      C'est en Inde que l'étudiant en philosophie effectue une initiation qui marque tout son oeuvre, initiation dont il tire son premier grand texte, Yoga, essai sur les origines de mystique indienne. Mystique lui-même, ce que révèle ses nombreuses oeuvres littéraires et romanesques, il s'efforce de garder une attitude scientifique dans l'étude des religions. Très influencé par les approches de Georges DUMÉZIL, il cherche néanmoins dans ses textes universitaires à trouver une synthèse entre les thèmes qu'il aborde, le sacré et le profane, les différents mythes chez de nombreux peuples qu'il étudie... Même si nous préférons son analytique Histoire des religions (en trois tomes), c'est dans Traité d'histoire des religions (1949), Le mythe de l'éternel retour (1949, 1969), Le Sacré et le Profane (1956), La Nostalgie des origines (1970), Les mythes du monde moderne (1953), que se concentrent ses principales idées. Son oeuvre littéraire proprement dite, romans et écrits sur l'ésotérisme, voire le fantastique, prolonge ses idée., Au volume assez impressionnant, elle est, dans plusieurs pays, plus connue que son oeuvre politique. 

 

      Julien RIÈS propose un regard d'ensemble de l'oeuvre de Mircea ÉLIADE, son histoire des religions en tant que phénoménologie et herméneutique.

  "... En 1949, la publication du Traité d'histoire des religions, préfacé par Dumézil, est l'affirmation d'une méthode et d'une recherche nouvelles sur le sacré, sur le symbole et sur la cohérence intérieure du phénomène religieux. Le coup d'essai est un coup de maître.

L'exploration de la pensée et de la conscience de l'homo religosius amène Eliade à s'intéresser aux peuples sans écriture. A ce stade de ses investigations, en 1950, il rencontre Jung et découvre une série d'interprétations communes. Comme Jung, il est frappé par l'importance de l'archétype. A partir de cette donnée, il ouvre une voie nouvelle et s'y engage résolument : un essai d'identification du transcendant dans la conscience humaine. Dans ce but, il tente d'isoler de la masse de l'inconscient ce qui, à ses yeux, est transconscient. Pour Eliade, c'est l'orientation décisive vers l'étude du sacré, du mythe et du symbole. Il est persuadé que les nombreux phénomènes historico-religieux de l'humanité ne sont que les expressions infiniment varies de quelques expériences religieuses fondamentales. Professeur à Chicago à partir de 1956, Eliade va pouvoir se consacrer entièrement à sa recherche et montrer que l'histoire des religions - à ses yeux une discipline totale - est appelée à jouer un rôle de premier plan dans la vie culturelle d'aujourd'hui.

Toute expérience religieuse se situe dans un contexte culturel et socio-économique déterminé ; tout phénomène religieux est un phénomène historique. Aussi, en histoire des religions, la première démarche est celle de l'historien. Il s'agit d'abord de reconstituer l'histoire des formes religieuses et, pour chacune d'entre elles, de dégager son contexte social, économique et politique. Dans l'optique d'Eliade, les sources documentaires les plus importantes sont d'une part les grandes religions d'Asie, d'autre part les cultures des peuples sans écriture. Dès lors, la documentation des orientalistes, des historiens et des ethnographes s'avère indispensable. Cependant ces documents sont hétérogènes : textes, monuments, inscriptions, traditions orales et coutumes en provenance de milieux fort différents. En face de cette hétérogénéité historique et structurale des matériaux, il est nécessaire de dresser tout l'appareil de la méthode critique. Par ailleurs, il faut savoir que chaque document révèle en soi une modalité du sacré et se présente comme une hiérophanie. Cette hiérophanie est un véritable document historique qu'il s'agit de replacer dans son contexte, car toute expérience religieuse est exprimée et transmise dans un cadre historique déterminé. Le phénomène religieux n'existe pas à l'état pur. Chaque phénomène religieux est un événement de l'histoire humaine. Dès lors, l'historien des religions doit d'abord être historien.

La deuxième démarche est celle du phénoménologue. Partant  du principe de la science moderne que "c'est l'échelle qui crée le phénomène", Eliade revendique l'échelle religieuse pour l'étude de tout phénomène religieux qu'il considère comme irréductible à cause de son caractère sacré.

Essayer de le cerner par la psychologie, par la sociologie, par la philologie constitue une erreur de méthode : un phénomène religieux doit être appréhendé dans sa modalité propre, le sacré. S'il s'avère indispensable d'étudier la complexité des faits religieux, leurs structures fondamentales et la diversité des cercles culturels dont ils relèvent, il faut aussi veiller à étendre de plus en plus le champ de la recherche en y incluant notamment les phénomènes archaïques et primitifs. Car si la théologie peut se limiter aux religions historiques révélées, l'histoire des religions, elle, doit multiplier l'étude du plus grand nombre possible des faits religieux. Ici, Eliade met en garde contre l'optique évolutionniste qui place aux origines les formes élémentaires de la vie religieuse et explique une croissance allant du simple au composé. Aussi, au lieu de voir dans les religions des peuples sans écriture, soit un pensée religieuse élémentaire proche d'un commencement absolu, soit une religion en dégénérescence par rapport aux à une situation idéale primitive, l'historien des religions doit essayer de comprendre l'histoire sainte de ces peuples pour lesquels les actes mystiques et créateurs des origines ont fondé leur civilisation, leurs institutions et ont ainsi conféré un sens à l'existence humaine.

En vue de cerner le phénomène religieux, Eliade utilise un mot qu'il trouve adéquat et commode : hiérophanie. Tout phénomène religieux est une hiérophanie, c'est-à-dire un acte de manifestation du sacré. "C'est toujours le même acte mystérieux : la manifestation de quelque chose de "tout autre", d'une réalité qui n'appartient pas à notre monde, dans des objets qui font partie intégrante de notre monde "naturel" et "profane". Le sacré se montre comme une réalité qui relève d'un autre ordre que l'ordre de la nature. Cependant, il ne se présente par à l'état pur mais il se manifeste au moyen d'êtres ou d'objets qui, tout en restant eux-mêmes et sans cesser de participer à leur milieu naturel, deviennent autre chose. Ainsi, l'homme en qui se manifeste le sacré - chaman, prêtre - reste un homme. Cependant, aux yeux de qui se révèle le sacré, cette réalité immédiate, de l'être ou de l'objet en ce qui se révèle le sacré se transmue au contact de la réalité surnaturelle. C'est le sens fondamentale de l'expérience religieuse. Selon la théorie éladienne, dans toute hiérophanie, il faut distinguer trois éléments : l'objet naturel qui continue à se situer dans son contexte normal ; la réalité invisible ou le "tout autre" qui forme le contenu révélé ; le médiateur qui est l'objet naturel revêtu d'une dimension nouvelle, la sacralité. Celle-ci fait de l'objet, le révélateur du "tout autre". Le rôle de la phénoménologie est de comprendre l'essence et les structures des phénomènes religieux, d'interpréter le sens de chaque hiérophanie puis d'en dégager le contenu révélé et la signification religieuse. "Les phénoménologues s'intéressent aux significations des données religieuses" (La nostalgie des origines). Eliade fait sienne la théorie de Pettazzonie qui fait voir dans "la phénoménologie religieuse la compréhension religieuse de l'histoire, l'histoire dans sa dimension religieuse". Ainsi, la phénoménologie reconstitue la diachronie de chaque forme religieuse et en donne la signification. 

En histoire des religions, le travail du phénoménologue est un essai de déchiffrement du sens profond de chaque hiérophanie. Entre la recherche historique d'une part et la recherche du psychologue, du sociologue, de l'ethnologue, du philosophe et du théologie d'autre part, Eliade situe l'historien des religions dans sa démarche phénoménologique, cas c'est lui "qui dira le plus de choses valables sur le fait religieux en tant que fait religieux" (Le chamanisme). Cette démarche doit décrire la morphologie et la typologie de chaque hiérophanie, elle doit en reconstituer la diachronie et en donner la signification. Dans cette perspective se situe la publication avec Ernst Jünger de la collection Antaios dont les douze volumes (1960-1971) constituent une recherche pluridisciplinaire autour du mythe et du symbole.

Au-delà de la démarche historique et de la recherche typologique, Eliade s'engage résolument sur une troisième voie, celle de l'herméneutique. Le phénoménologue s'interdit le travail de comparaison réservé à l'herméneute. A partir des documents bien établis par la recherche historique et correctement interprétés par l'étude phénoménologique, l'herméneute doit procéder à un travail comparé en vue d'expliciter le message et d'en faire une synthèse. Il s'agit donc de déchiffrer le message contenu dans les faits religieux afin de le rendre accessible à l'homme d'aujourd'hui. Si la morphologie et la typologie permettent d'identifier une fait religieux en tant que religieux, l'herméneute essaie de dégager des faits religieux ce qu'ils ont de trans-historique. Eliade insiste sur la place prépondérante qu'il assigne à l'herméneutique, l'aspect qui reste le moins développé en histoire des religions. "Ce n'est que dans la mesure où elle accomplira cette tâche - en particulier en rendant la signification des documents religieux intelligibles à l'esprit de l'homme moderne - que la science des religieux remplira sa véritable fonction culturelle" (la nostalgie des origines). Aux yeux d'Eliade, la synthèse est aussi scientifique que l'analyse. Cette dernière se contente de comprendre et d'interpréter. Par contre l'herméneutique est transformante : elle essaie de changer l'homme. Dévoilant les significations, elle crée des valeurs nouvelles et modifie la qualité même de l'existence. Sur le lecteur, l'herméneutique exerce une action de réveil car elle le met en contact avec le monde spirituel. Aussi, pour Eliade, l'histoire des religions peut être la base d'une nouvel humanisme. C'est dans cette optique qu'avec ses collègues J M Kitagawa et Ch. M. Long, il a fondé en 1961 History of Religions, un périodique international pour l'étude comparée en histoire des religions.

Eliade se montre préoccupé par le rôle que l'histoire des religions est appelée à jouer dans la vie culturelle contemporaine tant par la compréhension des religions archaïques, ethnologiques et des grandes religions de l'humanité que par l'intelligence des situations existentielles vécues par l'homme au cours de son histoire. En 1969 déjà, il écrivait ces phrases significatives : "Quel qu'ait été son rôle dans le passé, l'étude comparative des religions est appelée à jouer un rôle culturel de la plus haute importance dans l'avenir immédiat... Notre moment historique nous oblige à des confrontations qu'on n'aurait même pas pu imaginer il y a cinquante ans. D'une part, les peuples de l'Asie ont récemment fait leur rentrée sur la scène de l'histoire et, d'autre part, les peuples dits 'primitifs' se préparent à faire leur apparition à l'horizon de la 'grande histoire' en ce sens qu'ils cherchent à devenir les sujets actifs de l'histoire au lieu de ses objets passifs, rôle qu'ils ont tenu jusque là"  (La nostalgie des origines). Dans l'histoire des religions considérés comme discipline totale, Eliade voit le moyen idéal pour faire comprendre la permanence de l'homo religiosus et sa situation existentielle. Il y voit aussi une discipline humaniste capable de contribuer à l'élargissement sz l'horizon culturel occidental ainsi qu'au rapprochement des cultures occidentales, orientales et ethnologiques. (...)".

 

   Parmi les ouvrages de Mircea ELIADE, il est une catégorie qui revient régulièrement, celle qui traite du Yoya. On peut en citer ici quatre, qui viennent directement des premières expériences en Inde : Yoga, essai sur les origines de la mystique indienne (Bucarest-Paris, Bibliothèque de la philosophie roumaine, 1936), Techniques du Yoga (Gallimard, 1948), Le Yoga. Immortalité et liberté (Payot, 1954, réédité en 1968, 1972, 1977, 1938, 1991, avec des corrections et augmentations presque à chaque fois), Technique du Yoga (Gallimard, 1959, nouvelle édition en 1975)...

   On peut aussi distinguer ses ouvrages majeurs où l'auteur tourne autour de cette hiérophanie et les études au long court :

D'une part :

- Le Mythe de l'éternel retour. Archétypes et répétition, traduit du roumain par Jean GOUILLARD et Jacques SOUCASSE (Gallimard, 1949, avec une édition augmentée en 1969) ;

- Traité d'histoire des religions (Payot, 1949, réédition 1964, 1974, Petit Bibliothèque Payot, 1977, réédition 1983, 1989) ;

- Le chamanisme et les techniques archaïques de l'extase (Payot, 1950, édition augmentée en 1968, réédition en 1978) ;

- Mythes, rêves et mystères (Gallimard, 1957, réédition en 1972) ;

- Aspects du mythe (Gallimard, 1963, réédition en 1988) ;

- Le Sacré et le Profane (Gallimard, 1965, réédition en 1987) ;

- La Nostalgie des origines. Méthodologie et histoire des religions (Gallimard, 1971, réédition 1978) ;

D'autre part :

- Histoire des croyances et des idées religieuses, en trois volumes. Tome 1 : De l'âge de pierre aux mystères d'Eleusis (Payot, 1976, réédition 1983, 1996) ; Tome 2 : De Gautama Bouddha au triomphe du christianisme (Payot, 1978, réédition 1983, 1989) ; Tome 3 : De Mahomet à l'âge des Réformes (Payot, 1983, réédition 1989) ;

- Dictionnaire des religions (Plon, 1990).

 

    Le Mythe de l'éternel retour est pour beaucoup d'auteurs l'oeuvre majeure de Mircea Eliade. Dans ce livre divisé en quatre chapitres, l'écrivain roumain étudie le concept de réalité dans les sociétés dites primitives et archaïques indo-européennes. IL part du principe que dans ces sociétés un objet ou un geste n'est réel que parce qu'il répète une action effectuée à une époque mythique originelle. Il acquiert un sens parce que le rituel, qui fait référence à un archétype, le lui confère en le dotant d'une fonction ou d'une force sacrée. Dans le dernier chapitre, l'auteur se propose de "confronter l'"homme historique" (moderne) qui se sait et qui se veut créateur d'histoire avec l'homme des civilisations traditionnelles qui avait à l'égard de l'histoire une attitude négative."

 

     Dans le Traité d'histoire des religions, Mircea ELIADE, très lu par les profanes comme par les spécialistes, décortiqué, critiqué, déploie des réflexions fécondes. Il élabore sa "théorie" à partir de sources discutées car parfois fourmillant de préjugés (comme l'ouvrage de HARVA qui fait montre d'un certain mépris des distances historiques et géographiques). Même très critique, Jean-Paul ROUX, dans un notice bibliographique publiée dans la Revue de l'histoire des religions (tome 158, 1960), estime que cette oeuvre peut "rendre service à ceux qui ne la connaissent pas encore. Quoiqu'elle ne puisse absolument pas être considérée comme vulgarisation, elle peut être lue par un public beaucoup plus vaste que celui des spécialistes, étant entendu qu'il faudra s'accoutumer au vocabulaire parfois assez personnel de l'auteur". Il signale que l'auteur lui-même met en garde qu'on ne saurait se servir de ses pages comme d'un répertoire et que leur portée ne peut-être saisie qu'au prix d'une lecture intégrale. Il faut dépasser l'aspect de succession de monographies (prendre absolument comme point de départ la table des matières...) pour apprécier le sens d'histoire des religions de cet auteur.

 

     Le Sacré et le Profane rassemble nombre de réflexions de l'auteur. Il puise ses sources dans de nombreuses civilisations pour "présenter les dimensions spécifiques de l'expérience religieuse, de faire ressortir ses différences d'une expérience profane du Monde. Nous n'insisterons pas sur les innombrables conditionnements que l'expérience religieuses du Monde a subis au cours de l'âge. Ainsi il est évident que les symbolismes et les cultes de Terre-Mère, de la fécondité humaine et agraire, de la sacralité de la Femme, etc., n'ont pu se développer et constituer un système religieux richement articulé que par la découverte de l'agriculture ; il est également évident qu'une société pré-agricole, spécialisée dans la chasse, ne pouvait pas ressentir de la même manière, ni avec la même intensité, la sacralité de la terre-Mère. Une différence d'expérience résulte des différences d'économie, de culture et d'organisation sociale ; en un mot, de l'Histoire. Pourtant, entre les chasseurs nomades et les agriculteurs sédentaires, ils subsiste cette similitude de comportement qui nous semble infiniment plus importante que leurs différences : les uns comme les autres vivent dans un Cosmos sacralisé, participent à une sacralité cosmique, manifestée au bien dans le monde animal que dans le monde végétal. Il n'est que de comparer leurs situations existentielles à celle d'un homme des sociétés modernes, vivant dans un Cosmos désacralisé, pour se rendre aussitôt compte de tout ce qui sépare ce dernier des autres. Du même coup, on saisit le bien-fondé des comparaisons entre des faits religieux appartenant à des cultures différentes : tous ces faits relèvent d'un même comportement, qui est celui de l'homo religiosus. 

Ce petit livre peut donc servir d'introduction générale à l'histoire des religions, puisqu'il décrit les modalités du sacré et la situation de l'homme dans un monde chargé de valeurs religieuses. Mais il ne constitue pas une histoire des religions dans le sens strict du terme car l'auteur n'a pas pris la peiner d'indiquer, à propos des exemples qu'il cite, leurs contextes historico-culturels. S'il avait voulu le faire, il lui aurait fallu plusieurs volumes. (...)." (Introduction, 1956).

 

    Depuis qu'en 1949 le public français a découvert à la fois Le Mythe de l'éternel retour et le Traité d'histoire des religions, écrit Maurice OLENDER, "des générations de lecteurs, venus de tous les horizons, se sont abreuvés à la science d'Eliade autant qu'à sa vision de l'univers. Celui-ci ne cesse de dire le paradis perdu, qui est à recréer. Si les voies d'accès au jardin des origines sont innombrables, on retrouve sous la plume du savant des variations sur un thème unique : une volonté d'abolir le temps et l'espace de l'histoire et de redécouvrir les territoires du "tout autre", le ganz andere de Rudolf Otto (1860-1937), qui eut tant d'influence sur Eliade. Désormais, le "sacré" sera le lieu où s'enracine une sympathie avec l'univers des éléments et où, comme en transparence, l'être coïncide avec l'apparaitre du monde. On y respire enfin la fraîcheur des aurores en récitant Le Mythe de l'éternel retour, en réitérant indéfiniment l'instant primordial par des rites dont l'efficacité assure un présent intemporel, sauvé du temps linéaire et de l'espace profane. C'est ce souffle de La nostalgie des origines (Gallimard, 1970) qui traverse l'oeuvre d'Eliade.

Cette harmonie symphonique, Eliade en crédite les peuples "archaïques". Il aime y reconnaître une mémoire ancestrale scandant les mythes et les rites qui ordonnent les réalités cosmiques. C'est ici qu'il situe les origines de sa "dialectique du sacré et du profane", matrice première de l'homme religieux et, pour lui, source de l'humanité pensante. Ce sacré, qui est au coeur de son ouvrage le plus célèbre (Le Sacré et le profane, Gallimard, 1956), n'est ni le signe d'un stade particulier de la conscience humaine, ni le fait d'une "mentalité primitive" mais un élément fondamental dans la structure de la conscience de l'Homo sapiens. Ainsi conçu comme un invariant universel, il se manifeste dans des images, des symboles, des comportements, qui s'inscrivent dans des formes historiques particulières. Dans sa morphologie du sacré, l'historien des religions doit lever le voile de l'illusion pour révéler la face cachée d'un objet, d'un paysage ou d'un geste rituel, qui deviennent alors autant de "hiérophanies" (...). Le "sacré" d'Eliade se constitue donc avant tout comme ce qui s'oppose au "profane", comme une expérience radicale du "tout autre" qui fait irruption dans le quotidien.

Si Mercea Eliade est lu aussi bien par les populations universitaires que hors des campus c'est précisément en raison de cette conception du sacré et de sa manière de présenter l'Homo religiosus. Pour lui, au fond de chaque être humain demeure un besoin, plus ou moins en éveil, de sacralité et de religiosité. Cela explique que l'homme occidental moderne reconnaisse sans effort, dans les temps et les espaces lointains, les phénomènes religieux comme tels. Ainsi, pour Eliade, ce qui donne un sens humain à toute chose, c'est précisément ce sentiment diffus du sacré que l'on porte en soi et qui se dévoile ici dans n objet rudimentaire, ailleurs dans une figure de dieu. Cette chasse aux épiphanies du sacré, il la conduit jusqu'aux portes du monde contemporain, où il voit du religieux se camoufler dans les abstractions de l'art moderne aussi bien que dans les pratiques vestimentaires ou culinaires et dans le nudisme des hippies des années 1960 aux États-Unis. Eliade place donc le lecteur face à un comparatisme qui, comme chez les savants du XIXe siècle, fait flèche de tout document. L'admirateur qu'il fut de Dumézil n'a pas eu le souci de la comparaison historique. Son terrain est celui d'un sacré polymorphe qui ne connait d'autres limites que l'universel humain. Là où un mythe raconte la création du monde, là où un rite met en scène de l'originel, il reconnait la marque d'une aube sacrée que l'humanité ne cesse de rejouer. A l'écart de toute anthropologie sociale et à la façon des romantiques, il fait de la course aux origines le thème central de son oeuvre. Sa nostalgie, il la veut créatrice et la fonde en un concept dynamique, dont ses écrits autobiographiques témoignent. (...)".

 

Mircea ELIADE, Le Sacré et le Profane, Gallimard, idées nrf, 1965 ; Dictionnaire des religions, Plon, 1994 ; Aspects du mythe, Galimard, 1974 ; Images et symboles. Essais sur le symbolisme magico-religieux, Gallimard, 1972. Traité d'histoire des religions, Payot, 1959 ; Histoire des croyance et des idées religieuses, tome 1, Payot, 1978, tome 2, 1994, Tome 3, 1991.

 

Maurice OLENDER, Mercea ELIADE, dans Encyclopedia Universalis, 2014. Jean-Paul ROUX, recension de Traité d'histoire des religions, Revue de l'histoire des religions, tome 158, n°1, 1960. julien RIES, Histoire des religions, phénoménologie et herméneutique, dans Mircea ELIADE, L'Herne, 1987.

 

Relu le 29 août 2021

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12 décembre 2013 4 12 /12 /décembre /2013 08:07

    Il n'existe pas de publication francophone à l'heure actuelle qui dépasse le public spécialisé, alors que foisonnent les sites sur Internet consacrés à la religion ou à la philosophie hindoue, souvent orientées vers la pensée de tel ou tel auteur, dans un but de propagande idéologique ou commerciale. La France est dotée en revanche d'un éventail assez large et assez nombreux d'étudiants, de doctorants, d'universitaires et de spécialistes dans les problématiques anciennes ou modernes concernant le sous-continent indien, mais la production de travaux originaux semble stagner en qualité et en quantité, même en tenant compte de la tendance généralisée à la publication en anglais, même de la part d'institutions financées sur des fonds publics français. L'intérêt du grand public est bien retombé en ce qui concerne les "sciences" ou la "sagesse" orientales, notamment indienne, mais restent tout de même actives diverses organisations en liaison avec des "gourous" ou des "maitres" en Inde.

Ici, nous nous concentrons sur les sources d'études universitaires de l'inde ancienne et moderne. Nous ne présentons que trois revues des plus importances en France après avoir rapporté la vue d'ensemble des études indiennes et d'Asie centrale en 2012 d'un indianiste réputé, Gérard FUSSMAN. Les études indiennes, d'une manière ou une autre touchent très souvent un aspect ou un autre de l'hindouisme, même lorsque, dans le corps des contributions, il n'en est pas fait mention.

 

      Gérard FUSSMAN (né en 1940), historien français et titulaire d'une chaire d'Histoire du monde indien au Collège de France, expose sa vision de l'état actuel des études en France sur l'Inde et l'Asie centrale.

"J'ai commencé à apprendre le sanskrit en 1958. Quatre ans plus tard,(...), j'étais nommé archéologue-adjoint à la Délégation Archéologique Française en Afghanistan. Je pense qu'aujourd'hui ce ne serait plus possible, pas seulement parce que depuis quelques années les postes se raréfient et que les chercheurs obtiennent plus facilement des crédits de recherche pour une courte période qu'un emploi permanent leur assurant la tranquillité d'esprit nécessaire pour mener des recherches de longue durée. Je pense surtout que les institutions sont devenues beaucoup plus frileuses. Elles recrutent sur diplômes (...) exclusivement, même quand cela n'a pas de sens, par exemple au CNRS, à l'EFEO et à l'APHE. On ne fait pas confiance aux jeunes gens alors que tout professeur sait très bien que, sauf exception, on peut très bien juger des capacités présentes et futures d'un étudiant de 20 ans. Il en résulte un accroissement de la précarité pour les jeunes chercheurs, un retard de carrière pour ceux plus âgés et une perte de capacités pour la recherche, par abandon des jeunes chercheurs sans fortune personnelle ou familiale, par vieillissement du corps des chercheurs également. Ce n'est pas le moindre effet négatif des réformes successives de la recherche et de l'université qui toutes ont, l'une après l'autre, accrues la lourdeur et la lenteur des recrutements sans avoir apporté la moindre garantie quant à leur qualité.

En 1958, le sanskrit était la discipline reine, en partie parce qu'une connaissance minimale de cette langue était nécessaire pour faire de la grammaire comparée des langues indo-européennes. Cette discipline jouissait d'un grand prestige, étant la seule linguistique enseignée et bénéficiant de l'aura des grands noms de l'Université, dont Émile Benveniste. La seule Inde qui valait était l'Inde ancienne, très ancienne même. L'Inde moderne n'était qu'une dégénérescence. Les indianistes de cette époque, remarquables savants s'il en fut, ont manqué deux tournants. Le renouvellement de la linguistique telle que symbolisée par les noms de Martinet et Chomsky, l'intérêt grandissant suscité d'abord par l'Inde contemporaine puis médiévale. La linguistique française moderne s'est constituée en dehors et, dans une certaine mesure, contre la grammaire comparée. Les études indiennes contemporaines se sont développées à l'INALCO et à l'EHESS. Ces deux coupures n'ont en rien bénéficié à l'indianisme. Mais il y a eu un énorme changement de perspective. En 1958 on pouvait se dire indianiste, et même anthropologue indianiste, sans connaitre aucune langue contemporaine de l'Inde. Les étudiants formés depuis 1980 sont tous censés parler une langue contemporaine de l'Inde et en tout cas ne croient plus qu'on puisse faire une enquête de terrain en anglais seulement. 

La hiérarchie des champs d'études a aussi beaucoup changé. En 1958 le sanskrit, assimilé à l'Inde, était la discipline reine, en France comme en Allemagne. C'était l'héritage de la découverte, au début du 19e siècle, de cette langue et de son apport à la grammaire comparée des langues européennes. Le tibétain et le japonais étaient des disciplines confidentielles enseignées à l'École des Langues Orientales seulement, de statut nettement inférieur à celui de l'Université, ne serait-ce que parce que très peu de ses enseignants étaient docteurs. Devenue l'INALCO, c'est maintenant, après maintes péripéties, une université de plein droit, avec de nouveaux locaux, la proximité d'une bibliothèque ultra-moderne (la BULAC) et la participation au PRES (Pôle de Recherche de l'Enseignement Supérieur) Paris-Cité. Dans le domaine des études orientales, désormais orientées vers le monde contemporain, c'est apparemment l'institution qui a le plus d'avenir.

La hiérarchie actuelle de la production scientifique me parait différente de celle implicitement admise en 1958. Le monde contemporain alors négligé par l'Université, est désormais privilégié par les étudiant et les "décideurs"". Du point de vue de la productivité de la recherche, la hiérarchie me semble plutôt être études iraniennes, études centra-asiatiques, études indiennes. Pour le nombre des étudiant, c'est probablement le chinois qui arrive en tête. Cela a des causes objectives. Pour l'Iran le renouveau des études avestiques, sous l'impulsion en France de mon collègue Jean Kellens, et le développement des études sur le chiisme dans la lignée d'Henri Corbin et maintenant de Mohammed Amir-Moezzi. Pour l'Asie centrale, c'est le développement des fouilles archéologiques en Afghanistan jusqu'en 1978 et ensuite en Ouzbékistan. La création de l'Institut Français de l'Asie Centrale (IFEAC) à Tashkent, malheureusement fermé en 2011 par la volonté des autorités ouzbèques, a permis le développement d'études sur l'Asie centrale contemporaine. La Chine a profité du prestige d'une nation en pleine renaissance, de plus en plus ouverte sur l'étranger, de l'enseignement du chinois dans les lycées français et d'un réservoir d'étudiants chinois et surtout chinoises issus de l'immigration ou venus en France grâce à des bourses. Ces bourses existent aussi pour les étudiants indiens, mais ceux-ci ne viennent pas en France étudier l'indianisme classique : ce sont les métiers de la finance et du management qui attirent les meilleurs d'entre eux, y compris et surtout en Inde contemporaine.

Cette situation n'est pas définitive. Le rapide développement économique de la République indienne va accroître l'attirance pour les études indiennes une fois que nous auront fait comprendre à tous qu'il ne suffit pas de savoir l'anglais pour comprendre les pays et ses habitants. Mais les indianistes, malgré une augmentation très sensible du nombre des postes, sont aujourd'hui très mal armés pour défendre ou restaurer le prestige de leur discipline.(...)."

Le chercheur mentionne que les conditions d'accès au terrain ont complètement changé depuis les années 1970. L'Afghanistan et la Pakistan (où se situent de nombreux sites exploitables pour l'étude de l'Hindouisme ou de l'Inde ancienne), alors relativement en danger, sont de fait fermés aux chercheurs étrangers. L'Inde, informe t-il encore, de plus en plus agitée de mouvements nationalistes hindous qui rendent le dialogue difficile, interdisent aux étrangers, de même qu'aux Indiens, de traiter de certains sujets n public, comme l'apport musulman, les Aryens, les causes de la scission de 1947.... Les coopérations ne peuvent se faire que sur des sujets qui ne fâchent pas, la grammaire de Pânini ou l'urbanisme antique...

 

Le Centre d'Études de l'Inde et de l'Asie du Sud

     Le Centre d'Études de l'Inde et de l'Asie du Sud (CEIS), le plus grand laboratoire français de recherche en sciences sociales sur le sous-continent indien, dirigé actuellement par Blandine RIPERT, est une unité mixte de recherche (UMR 8564) de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) (où il a son siège principal, 190-198 avenue de France, 75244 PARIS CEDEX 13) et du CNRS. Fondé au milieu des années 1950 sous l'impulsion de Louis DUMONT, ce Centre avait pour objectif de rénover l'étude de l'Inde par la conjonction des diverses disciplines des sciences sociales et humaines avec les acquis et les problèmes de l'indologie classique. Il regroupe dès l'origine les spécialités alors enseignées à Paris.

Le CEIAS est aussi un centre de documentation (Maison de l'Asie, 22 avenue du Président Wilson, 75116 PARIS) dont la bibliothèque possède le fonds le plus important d'ouvrages (30 000 environ) et de périodes (439 dont 60 vivants) sur l'Asie du Sud moderne et contemporaine. Son catalogue est en ligne dans la base de données de la Bibliothèque Universitaire des Langues et Civilisations (BULAC).

En 2011, le CEIAS a accordé un accueil institutionnel à la revue en ligne SAMAJ (South Asia Multidisciplinary Academic Journal), revue à comité de lecture consacrée à la recherche en sciences sociales sur l'Asie du Sud (http://samaj.revues.org).

Le CEIAS publie depuis 1975, sous le titre de Purusârtha, une collection dont les volumes (environ un par an) ouverts aux chercheurs extérieurs français et étrangers reflètent les orientations de recherche et les débats scientifiques qui se développent en son sein. Parmi les ouvrages publiés, notons L'Inde des Lumières, de Marie FOURCADE (2013), circulation et territoire dans le monde indien contemporain, de Véronique DUPONT (2010) ou encore Divins remèdes. Médecine et religion en Asie du Sud (2009). Beaucoup de thèmes sur l'hindouisme sont abordés dans cette collection, comme Rites hindous, de Gérard COLAS (2006) ou Tribus et basses castes, de Marine CARRIN (2002).

Depuis 1998, le CEAIS fonctionne comme laboratoire de rattachement administratif pour le Centre de Compétences Thématiques du CNRS en modélisation, analyse spatiale et systèmes d'information géographique (CTT MASSIG).

 

Le Bulletin d'Études indiennes

   Le Bulletin d'Études indiennes, publié dans le cadre de "Mondes iranien et indien" (27, rue Paul Bert, 94204 IVRY-SUR-SEINE), Unité Mixte de Recherche créée en 2005, est publié par l'Association Française pour les Études indiennes (52, rue du Cardinal Lemoine, 75231 PARIS CEDEX 05). Fondé en 1983 par Nalini BALBIR (actuel éditeur et responsable de publication) et Georges-Jean PINAULT, ce périodique scientifique est consacré à tous les aspects relatifs aux études indiennes. Chaque numéro (200 à 300 pages) (périodicité irrégulière)  contient des articles et au moins une vingtaine de comptes rendus, et en outre, des études monographiques et des nécrologies. Il est accompagné de suppléments. Le numéro 30 de 2012 est achevé d'imprimer en mars 2013.

Ainsi le Bulletin n°26-27 (2008-2009), après des rapports pour l'exercice 2009, contient les articles entre autres de Jean FEZAS (Traditions et sens commun, une présentation népalaise du rituel : La fête Tij vue par Bhîma Nidhi Tiwâri, de Mislav ZEVIC (Les études indiennes en Croatie : Histoire, présent, projets, résultats, publications), de Roman MOREAU (Bhima Vrkodara : homme ou animal?) ou de Jérôme PETIT (Baârasîdâs et Jean-Baptiste Tavernier : Feux croisés sur l'histoire économique de l'Inde au XVIIe siècle)...  Ce Bulletin s'adresse à un public très spécialisé.

 

L'Institut d'Études indiennes

    L'Institut d'Études Indiennes, du Collège de France produit une Lettre d'information, envoyée à une centaine d'instituts indologiques étrangers et publiée par les Publications de l'Institut de Civilisation Indienne, les Editions de Boccard (11, rue de Médicis, 75006 PARIS). Installé 52, rue du cardinal Lemoine (75231 paris cedex 05), l'Institut, présidé par Jean KELLENS, par sa publication, donne des informations sur ses activités d'enseignements et de recherche. Fondé en juin 1927 à l'initiative d'Emile SANART, appartenant à l'origine à l'Université de Paris, il a été rattaché au Collège de France en janvier 1973.

Le fonds important de la bibliothèque de l'Institut d'études indiennes (85 000 volumes et 450 titres de publication, dont 40 vivants) couvre toute l'Asie du Sud, soit l'Inde, le Pakistan, le Népal, le Sri Lanka, l'Asie centrale indianisée, Afghanistan et dans une moindre mesure l'Asie du Sud-Est, les périodes du monde indien ancien et principalement l'Inde préislamique. On peut y trouver des ouvrages sur la linguistique, l'archéologie, l'histoire des religions, le védisme, le brahamanisme, le bouddhisme et le jaïnisme. Le consultation est ouverte aux chercheurs, ainsi qu'aux doctorants et dans certains cas aux élèves de master sur lettre de recommandation. Comme pour beaucoup de bibliothèques spécialisées rattachées à un ensemble universitaire, l'autorisation de consultation se fait en général sur recommandation de professeurs, pour les étudiants de 3ème cycle, et à titre exceptionnel pour des lecteurs occasionnels. 

 

Relu le 30 août 2021

 

 

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10 décembre 2013 2 10 /12 /décembre /2013 10:37

    Comme tout système d'organisation sociale, le système des castes constitue un ensemble de coopérations et de conflits entre individus, familles et plus grands groupes. Très spécifique au sous-continent indien et très lié à l'hindouisme, il mêle de plus considérations spirituelles et matérielles pour insérer l'individu dans un réseau bien plus étroit d'obligations et de droits que partout ailleurs. organisation sociale plurimillénaire, elle a fait la preuve de son efficacité à maintenir des traditions dans la vie quotidienne comme pour les grands événements de la vie. Elle a résisté à de grands bouleversement tant naturels que politiques et les différentes transformations sociales de l'Inde d'aujourd'hui portent encore sa marque.

Il existe même, d'après plusieurs analystes politiques du sous-continent une vraie résistance à la constitution de classes sociales en tant que telles, et singulièrement d'une classe moyenne, notamment là où le système a le plus de force, dans les campagnes. Décrié par les élites occidentales, comme responsable d'un certain état de pauvreté et de misère, du maintien de structures patriarcales et de pérennisation d'injustices sociales, le système de castes est aussi, et c'est sans doute pour cela qu'il perdure malgré toutes les réformes, un réseau de solidarités cloisonnées et préférentielles, où s'activent des porosités qui le rend évolutif et adaptatif face notamment aux calamités naturelles. Le cloisonnement entre castes n'est pas partout le même et entre la théorie des trois fonctions indo-européennes et la réalité, il y a beaucoup d'écarts, qu'ils soient assumés ou non par les autorités, notamment religieuses.

 

Caste : représentations et réalités

     Olivier HERRENSCHMIDT, de l'Université Paris X-Nanterre, rappelle que le mot caste traduit deux termes sanskrits, varna et jâti, mais que c'est au second seul qu'il convient de réserver cette traduction. L'un et l'autre sont des éléments de deux systèmes sociaux différents mais inséparables.

"Le système des varna ("couleurs" en tant qu'attributs symboliques de "catégories socioprofessionnelles" ou "états") est bien connu : c'est l'organisation de la société qui correspond à l'idéologie indo-européenne de la tripartition fonctionnelle, dégagée par G Dumézil ; à chacun des trois premiers "états" hiérarchisés (brâhmanes, ksatriyas et vaisyas, principalement marchands, tous "deux fois nés") est attribuée une fonction ; les sûdras, dernier état, doivent servir les précédents. L'hymne X, 90 du Rg-Veda les fait sortir du corps sacrifié de l'homme originel (purusa) : hiérarchie et interdépendance fonctionnelle sont données en même temps. "Il n'y a pas de cinquième varna" disent les textes - les "hors-castes", les intouchables, doivent s'entendre comme "sans-varna", non sans jâti. Cette hiérarchie est non-linéaire (Dumézil, 1948), "principe de gradation des éléments d'un ensemble par référence à l'ensemble" (Dumont, 1966, Homo hierarchicus, Gallimard), et elle implique une séparation du statut et de la dominance (économico-politique) telle que le brâhmane (la prêtrise) a la prééminence sur le ksatriya (le pouvoir), dont il dépend matériellement. Cette prééminence se fonde sur le monopole de l'acte sacrificiel, nécessaire au maintien de l'ordre du monde, le dharma. Hiérarchisés et spécialisés, les varna - au contraire des jâti - ne sont cependant pas des groupes hermétiquement clos : pour ceux nés d'unions mixtes, il est possible de retrouver, sous certaines conditions, le statut de l'ancêtre (masculin) originel. Une distinction essentielle est à faire entre une hypergamie plus ou moins acceptable et une hypogamie toujours condamnable. Le terme désignant l'union mixte est samkara, dont la connotation est toujours péjorative : désordre conduisant à l'adharma, négation du dharma."

Le même spécialiste explique que "les unions mixtes ont permis au brâhmanes d'expliquer génétiquement l'existence de jâti multiples, à partir des quatre varna (Tambiah, 1973, à propos des Lois de Manou, Livre X). On peut penser aussi, avec R Lingat (Les sources du droit dans le système traditionnel de L'inde, Mouton, 1967) que "la projection des castes dans le cadre des varna" leur a permis de fournir à l'énorme diversité des sociétés du sous-continent indien un "code de l'indianité" puissamment unificateur et, par la place faite au respect nécessaire de la coutume, de trouver un "cadre pour définir le jâtidharma, les règles de conduite incombant à chacun selon sa caste". La varna est ainsi le "concept de la caste", la jâti étant la caste "réelle".

    Le système des jâti n'en a pas moins ses caractères propres.

D'abord parce qu'il ne se donne plus dans le langage du sacrifice, mais dans celui du pur et de l'impur. Le brâhmane y est à l'apex, sont opposé le plus marqué étant l'intouchable. Le pur et l'impur sont ici statutaires, non uniquement liés aux événements de la vie organique : chaque groupe (jâti) en est affecté à un degré spécifique. Le pur et l'impur sont toujours relatifs : le nombre des éléments (jâti) qu'ils permettent d'ordonner est illimité. Il peut y avoir une pureté maximale (celle du brâhmane), non une pureté absolue. La société hindoue se caractérise ainsi en ce qu'elle fait déboucher cette réflexion sur un système taxinomique, qui fonctionne, notamment, comme un code sociologique. La conservation de l'identité, la perpétuation de sa nature propre (sa pureté statutaire) implique la reproduction du groupe à l'identique, condition toujours exigée pour le maintien de l'ordre du monde (dharma). 

Cette conception rend compte des traits souvent énumérés pour caractérisé "la" caste : appartenance au groupe par la naissance (et non par le choix), spécialisation héréditaire (professionnelle), endogamie. Tous ces traits ne sont que les effets de représentations en vertu desquelles l'ordre du monde et celui de la société ne peuvent exister séparément, et de principes organisateurs. (...).

Ainsi compris, le système des castes apparait comme une forme d'organisation sociale cohérente et structurale, inséparable d'une vision du monde exprimée dans un langage qui lui est propre. Il parait alors vain de penser retrouver "la" caste ailleurs dans le monde, à propos de telle ou telle unité sociale, présentant, plus ou moins accentués, les traités énumérés ci-dessus, même si la "distance" sociale est aussi réglée par le concept de pollution (A W Southal, in Tuden et Plotnivov, Social stratification in Africa, The Free Press, 1970). On ne peut considérer la caste comme une simple forme de stratification sociale (Dumont, 1966), ni la réduire à la classe sociale - du fait de l'existence d'une conscience de caste, obstacle majeur à l'apparition d'une conscience de classe (Ambedkar, Annihilation of Caste,Punjad, Bheem Patrika Publication, 1936, réédition 1982). (Voir l'étude également de J PITT-RIVERS, On the world "caste", dans T O BELDELMAN, The translation of culture, Londres, Tavistock, 1971)."

 

   Précisons que selon Louis DUMONT le système hiérarchique ainsi décrit varie d'une région à l'autre : une caste (en tant que profession) peut être considérée comme pure dans une région et impure dans une autre, et ainsi occuper une place différente dans la hiérarchie. Mais ces variations s'inscrivent toujours dans le système de varna ; seulement existent une multitude de sous-castes (à l'intérieur d'un varna) avec des positions différentes selon les régions - et vraisemblablement selon les périodes (périodes étant vues sous l'angle séculaire bien entendu) - les unes par rapport aux autres. La hiérarchie n'est pas, en outre, totalement figée : les luttes de pouvoir entre différents groupes à travers l'histoire montre qu'il est possible pour une caste de se déplacer dans la hiérarchie. La richesse joue (donc l'économie) également un rôle. 

 

Les textes de référence...

    Ces castes sont définies dans les textes dits Dharmasâstra (Traités de la disposition naturelle des choses) qui décrivent l'ordre du monde et les lois de la société (appelés aussi Smrti, Tradition). Mais leur conception est déjà attestée dans le plus ancien des textes indiens, le Rgveda (X, 90,12), qui les fait correspondre aux diverses parties du corps de l'homme cosmique et s'exprime ainsi "le brahmane fut sa bouche ; le royal a été fait ses bras, ce qui est des cuisses, c'est le vaisya, de ses pieds le sûdra est né". Les Dharmasâstra enseignent la même origine mythique des castes et le principal d'entre eux, celui de Manu, définit ainsi leurs activités (karman), les distinguant exclusivement d'après leurs rôles généraux dans la société.

 

A chaque caste ses caractéristiques

Jean FILLIOZAT décrit les différentes caractéristiques de chacune des castes :

- La caste des brâhmanes remplit les fonctions d'enseignement, d'étude, d'accomplissement du sacrifice, la direction du sacrifice; la libéralité et l'acceptation de la libération qui rend fructueux en mérite le don du donateur... C'est le primat de la connaissance qui, à côté de son origine mythique, fonde la prééminence du brahmane. La fonction sacerdotale vient en second lieu et dérive se sa science. Le prêtre védique appelé brahmane n'officie pas, mais surveille les cérémonies comme expert et intervient en cas de fautes. L'appartenance des divers aitres prêtres à telle ou telle autre classe sociale n'est pas précisée dans les textes védiques, bien que probablement les principaux aient appartenu à la classe brahmanique. Le chapelain royal a été ordinairement un brahmane, mais il était possible qu'un membre de la caste guerrière prenne les fonctions de purohita. Réciproquement, l'Antiquité connut un pays dit Brâmanaka, qui appartenait à des brahmanes guerriers. D'après le Mahâbarata, l'art militaire a été enseigné par le brahmane Drona (cet art étant une connaissance...). A travers toute l'histoire, des brahmanes devinrent rois ou guerriers et à l'époque moderne, chez les Marathes notamment ; de même dans les armées indiennes d'aujourd'hui. Dans la pratique de la religion hindoue jusqu'à nos jours, non seulement tous les brahmanes ne sont pas prêtres, mais encore tous les prêtres ne sont pas brahmanes. Les usages varient. Ceux des brahmanes qui exercent la profession d'officiants de temple sont loin d'être considérés comme du rang le plus élevé dans leur caste. L'ascendance des familles brahamaniques, la lignée à laquelle elles se rattachent, les professions intellectuelles auxquelles elles se consacrent et leur rigueur dans l'observance des règles de l'orthodoxie des Dharmasâstra constituent leurs principaux éléments de prestige. La valeur morale, surtout dans la phase brahmanique, constitue le critère décisif.

- La caste des guerriers, des ksatriya remplit les fonctions de protection des créatures, la libéralité, l'oblation rituelle, l'étude et le désintéressement des objets des sens. Leur première fonction est d'autorité et de protection. Caste militaire dirigeante, elle fournit les rois. Quoique en fait, dans l'histoire, des rois historiques aient été des brahmanes, voire des sûdra. La libéralité, la seconde fonction vient avant les fonctions religieuses et l'étude pour lesquelles le ksatriya est moins qualifié que le brahmane. Cependant de nombreux textes des Brâhmana et des Upanisad évoquent des rois qui en remontrent à des brahmanes, indice d'une lutte toujours présente entre la caste des brahmanes et la caste des ksatriya pour l'exercice effectif de l'influence ou du pouvoir. Non seulement du pouvoir politique, mais également du pouvoir intellectuel, dans le domaine de la spéculation philosophique.

- La caste de vaisya remplit les fonctions de protection des bestiaux, la libéralité, l'oblation cultuelle, l'étude, le commerce, le prêt à intérêt et l'agriculture. Élevage, commerce et agriculture sont le fait de ses membres. Ils sont habilité, eux aussi, à accomplir les rites d'oblation. La protection des bestiaux est leur première fonction, et s'étend notamment sur les vaches, en tant qu'animal domestique. La classe des vaisya, comme celle des ksatriya, est aujourd'hui très réduite en dépit du développement du commerce et de la banque, parce que l'usage n'est plus de compter comme vaisya ceux qui exercent ces professions, beaucoup étant notoirement des brahmanes ou des sûdra. Certains groupes revendiquent toutefois l'appartenance à la classe des vaisya, que les autres les acceptent ou non comme tels. Une des causes d'une sorte de dépérissement de cette caste provient sans doute de l'urbanisation massive à l'époque moderne ou contemporaine, et de la multiplication des mariages mixtes entre les membres de ces trois castes...

- La caste de sûdra a pour fonction... l'obéissance à ces trois castes. Souvent dénommés serviteurs, très longtemps formant une très nombreuse population, les sûdra ne sont pas tous serves ou esclaves. Cette caste rassemble tous les métiers d'artisans et d'ouvriers qui sont exercés par des hommes libres. Le Dharmasâstra de Manu affirme qu'un brahmane peut faire faire par un sûdra une besogne d'esclave, le sûdra ayant été créé pour cela (VIII, 413), mais il énumère comme esclaves proprement dits le prisonnier de guerre, celui qui se fait esclave pour être nourri, celui qui est né d'esclaves dans la maison, celui qui est acheté ou donné ou reçu par héritage paternel, ou encore par punition. D'autres textes donnent des listes plus longues. La classe des sûdra, où entre la majorité de la population, comprend des groupes de niveaux sociaux fort divers selon leurs occupations et selon leurs usages plus ou moins conformes à ceux des castes supérieures, et surtout de la classe des brahmanes qu'on imite pour se hausser dans l'estime publique, cette estime qui, à défaut de hiérarchie fixée, assigne, de manière inconsistante d'ailleurs les rangs de chacun. Il existe une caste supérieure de sûdra, les sacchûdra, "bon sûdras", ceux dont les occupations servent les dvija et qui observent les mêmes coutumes et abstinences qu'eux, principalement celles d'alcool et de viande. 

- Ceux qu'on appelle Intouchables ou membres des depressed classes ou scheduled classes forment une sorte de cinquième caste, non mentionnées dans les sources anciennes. La désignation d'intouchable est mentionnée pour la première fois sans doute au XIIe siècle, au Kashmir (Râjataranginï, IV, 76), et montre qu'ils n'étaient pas toujours sans droit à la justice dans la société. Ils sont souvent appelés parias par les Occidentaux, et sont des groupes considérés comme inférieurs ou indignes, voire des tribus étrangères à la société indienne majoritaire et qui vivent sur le sol indien, ou des peuples étrangers pour autant que leurs modes de vie choquent l'idéal brahmanique. Ils sont désignés, d'après leur habitait en dehors des agglomérations, comme gens des limites ou du dehors, ou, par référence à leurs moeurs comme des "brutes" (cândâla).

 

Les éléments d'unité de la caste

   Jean FILLIOZAT indique que "l'élément d'unité de la caste est surtout l'endogamie. Le mariage n'est en principe possible qu'à l'intérieur de la caste, voire de la sous-caste, ou même parfois d'un groupe restreint de familles. A l'intérieur de la caste, le mariage ne peut se faire qu'entre des familles ayant des lignées ancestrales différentes. Il est même exigé dans les classes (l'auteur prend, au risque de confusion, souvent le mot classe pour caste) habilitées aux rites religieux que les mariés aient des prarava différents, c'est--dire que soient différents leurs ancêtres censés avoir les premiers prononcés les formules sacrificielles. Il s'agit moins d'un souci de différence de sang que de croisement de traditions d'éducation. En effet, la lignée du pravara n'est pas forcément naturelle : dans l'ignorance de son prarava, on adopte celui de son maitre. 

L'obligation du mariage à l'intérieur de la caste n'a pas toujours été, loin de là, rigoureusement observée, sauf dans les milieux attachés à une stricte observance. L'hypothèse de l'origine des castes par mélange des classes est l'aveu par les théoriciens rigoureux eux-mêmes que ce mélange se produisait en réalité. (...) 

Un autre trait caractéristique des usages de caste est l'abstention de repas pris en commun avec d'autres castes. Les brahmanes peuvent seuls distribuer de la nourriture ou de l'eau à quiconque (sans le toucher), mais ils ne peuvent en recevoir que d'autres brahmanes. (...). Enfin, la caste est ressentie le plus souvent comme correspondant à un rang social. Son individualité se manifeste non seulement par les interdits de mariage et de commensalité ou ses exclusivismes professionnels, mais encore par le sentiment de sa situation hiérarchique par rapport aux autres. Son unité est souvent psychologiquement renforcée par une rivalité avec les autres castes jugées supérieures ou inférieures. La hiérarchie, le rang par rapport aux autres, est un souci d'autant plus vif que cette hiérarchie n'est pas réglée comme les grades militaires et qu'elle est affaire d'opinion publique, variant considérablement d'une localité à une autre, souvent contestée, étant plus une prétention à soutenir qu'un état reconnu."

 

Les conséquence des divisions de caste

   Sur les conséquences des divisions de caste et la situation actuelle, Jean FILLIOZAT écrit :

" Les divisions de classes et de castes ont entrainé depuis l'Antiquité la formation de groupes plus ou moins étendus qui, étant endogames et en outre régis par des coutumes particulières de régime alimentaire et de comportement, ont formé des isolats biologiques. Il en est résulté souvent la fixation de caractères anthropologiques dominants et spécifiques dans les groupes qui ont été le plus longtemps et le plus complètement fermés.

Dans le domaine économique et social, les restrictions aux libres contacts et surtout à la libre concurrence, lorsque des castes avaient réussi à s'assurer le monopole de certains métiers, ont pu donner lieu à des situations analogues à celles des régimes à corporation ou à groupements professionnels ou politiques exclusifs. Les castes passent aujourd'hui pour entraver l'industrialisation. Les exemples sont à cet égard variables, selon les régions et les conditions locales. Mais d'une façon générale, si la Constitution de l'Inde, qui a supprimé la caste, n'en a pas aboli l'esprit (...), elle a du moins supprimé les tribunaux de caste et les sanctions qu'ils pouvaient prendre. Dans ces conditions, les exclus des castes cessent tout simplement d'être invités aux cérémonies de leur ancien groupe et d'avoir droit au soutien de celui-ci. Ces sanctions platoniques et le changement des moeurs diminuent beaucoup la puissance effective de la caste."

  Il mentionne l'importance des théories en Occident sur le système des castes, en philosophie et en politique, mais sans doute celle-ci est relativement complexe. L'inégalité des castes a pu joué le rôle de miroir en ce qui concerne l'inégalité des classes sociales en Europe. A contrario, cette même inégalité, d'après la théorie qui la fondait sur la naissance, a été utilisée au XIXe siècle par les philosophes racistes (ou souvent la lecture raciste de leurs oeuvres...) tels que GOBINEAU et a alimenté les spéculations sur la supériorité des Aryens. 

 

La perception des castes en Occident

     La sociologie du système des castes reste marquée par les ouvrages de Célestin BOUGLÉ (1870-1940), philosophe et sociologue français et de Max WEBER (1864-1920), sociologue et économiste allemand. Essai sur le régime des castes (1900-1908) du premier et Hindouisme et Bouddhisme (1906-1917) du second, présentent moins des hypothèses sur l'inde que sur le fonctionnement général des sociétés, avec des perspectives parfois semblables, parfois différentes. Les deux auteurs prennent appui sur des connaissances aujourd'hui "dépassées" (quoique...) pour en fait opérer une véritable opération intellectuelle stratégique à propos de la naissance et du devenir de la sociologie en général. Élaborées à partir de sources souvent identiques, leurs travaux respectifs partagent un grand nombre d'observations et de conclusions, sous divers angles : sur le rapport aux théories évolutionnistes, sur la question de la définition de la société comme un "système" et la relation au matérialisme historique, sur le rapport aux sciences philologiques... comme le montre l'étude de 2008 d'Isabelle KALINOWSKI.

   Les deux auteurs s'accordent sur la reconnaissance de la spécificité historique du régime des castes. Selon Célestin BOUGLÉ, "Sur trois points - spécialisation héréditaire, organisation hiérarchique, répulsion réciproque - le régime des castes se rencontre, autant qu'une forme sociale peut se réaliser dans sa pureté, réalisé en Inde. Du moins descend-t-il, dans la société indienne, à un degré de pénétration inconnu ailleurs. En ce sens, on peut soutenir que le régime des castes est un phénomène propre à l'Inde". La singularité du régime indien réside selon lui dans la présence de tendances "répulsives" entre différents groupes de population, que l'on retrouve ailleurs, mais dans les obstacles particulièrement massifs qui, dans ce pays, entravent toute velléité de mobilité individuelle : la haine des parvenus, des "évadés" et autres "métis" atteint là son point culminant, n'autorisant que des formes collectives de mobilité. Max WEBER indique que la caste ne se confond pas avec la guilde ou la corporation, dans la mesure où ces dernières "ne connaissaient pas de barrières rituelles entre les différentes guildes et les artisans, à l'exception de la petite couche de "gens privés d'honneur" comme les équarisseurs et les bourreaux qui étaient sociologiquement proches des castes impures de l'Inde". 

    Les deux auteurs s'emploient à prévenir toute confusion entre les fonctions de la caste et d'autres groupements sociaux exclusifs. Ils analysent la société indienne en grande partie comme celle d'une civilisation figée au "stade religieux". Pour Célestin BOUGLÉ, l'Inde ne confirme pas les hypothèses évolutionnistes des sociétés car elle constitue une exception. Pour Max WEBER, il s'agit de comprendre pourquoi l'Inde n'avait pas connu de développement du capitalisme, constaté dans beaucoup d'endroit ailleurs, avant la colonisation. La permanence des structures sociales instaurées par l'hindouisme avait entrainé une résistance à la "rationalisation" moderne : c'est la lecture faite aux États-Unis en tout cas où l'ouvrage de Max WEBER, traduit dans les années 1950, fut enrôlé dans le sillage des travaux de Talcott PARSONS, au service d'une réflexion sur les obstacles à franchir pour faire avancer l'Inde, avec le soutien de la puissance américaine, sur la voie de la modernité... Mais là où Célestin BOUGLÉ estime générale dans le monde cette rationalité capitaliste, Max WEBER dans son vaste chantier comparatif, aboutit à la conclusion inverse, au constat que ce rationalisme ne constitue par une règle, mais une exception, une sorte d'excroissance proliférante dont l'émergence ne peut être expliquée par aucune loi de "développement sociologique, mais par une somme de facteurs historiques singuliers. Ce postulat, exposé par Max WEBER dans un des Essais sur la théorie de la science, trouve son prolongement dans le refus du sociologue allemand de reprendre à son compte la notion de "progrès" et le couple conceptuel "primitif/civilisé". "Plus fondamentalement, écrit Isabelle KALINOWSKI, c'est l'appréhension du rapport entre sécularisation et rationalisation qui, chez Weber, est orientée dans un sens résolument distinct des tendances de Bouglé et de celles de l'école durkeimienne : l'horizon de la "laïcité", certes présent dans les perspectives d'analyse du sociologue allemand, est cependant très loin de constituer un enjeu comparable à celui qu'il représente pour l'école française. Tandis que la séparation de l'Église et de l'État, en France, donne corps à l'idée d'un déclin de la puissance sociale de la religion, le principe d'une sécularisation radicale ne trouve guère de promoteurs en Allemagne, y compris dans les universités, où les facultés de théologie occupent encore une place qui n'est en rien négligeable."  Cela mène tout droit à la place du religieux en Inde, et aux éléments d'explication du système des castes, et d'une certaine manière, c'est l'étude de ce système social qui aiguise la perception des rapports généraux entre religion et société...

      Louis DUMONT (1911-1998), anthropologue français, indique l'impact des traductions tardives de ces deux oeuvres en anglais sur les études, après la seconde guerre mondiale, sur l'Inde, alors dominée par les recherches empiriques sur le terrain. Leur apport majeur réside dans la reconnaissance du caractère de "système" inhérent au régime des castes. L'auteur de Homo hierarchicus établi une généalogie entre les recherches de BOUGLÉ et les siennes autour de l'idée d'un "système" structural définissant les positions respectives des castes dans une dynamique différentielle plutôt que dans les catégories d'une classification figée. Il existe une hésitation entre deux paradigmes, celui d'une stratification sociale et celui d'une polarité de forces, qui n'est pas tranchée dans l'oeuvre de Célestin BOUGLÉ, tandis que chez Max WEBER, le "système" se présente de manière semble-t-il plus cohérente. La préférence pour la notion de "position de rang" de façon différentielle (relative) plutôt que que comme le degré d'une échelle hiérarchique verticale, est sensible dans une section d'Hindouisme et Bouddhisme ("La position des brahmanes et la nature de la caste). Le sociologue allemand propose une définition sans équivoque du régime des castes autour du pôle brahmanique. Il y constate "la détermination tout à fait caractéristique du rang social des castes par la distance qui les sépare des autres castes hindoues et, en dernière instance, du brahmane. (...) Tel est en effet le point décisif dans les rapports entre les castes hindoues et les brahmanes : une caste hindoue peut rejeter autant qu'elle veut les brahmanes comme prêtres, comme autorité doctrinale et rituelle ou comme n'importe quoi d'autre - elle n'échappe pas à cette situation objective : en dernière instance, son rang est déterminé par le type de relation, positive ou négative, qu'elle entretient avec le brahmane". Isabelle KALINOWSKI, qui fait les citations précédentes, estime plus aboutie chez WEBER que chez BOUGLÉ, la substitution d'une pensée "structurale" à la vision traditionnelle des "hiérarchies sociales". Cette substitution est porteuse d'un enjeu qui dépasse largement le cadre de la sociologie de l'Inde : "ce que les deux sociologues entrevoient, explique t-elle, plus clairement qu'ailleurs à travers le fonctionnement du système des castes, c'est la possibilité de penser les rapports sociaux en général (...) comme un système de configurations évolutives ne se résumant pas à une série d'oppositions entre un "haut" et un "bas", mais régi par des analogies et des correspondances moins visibles, que la simple considération de la hiérarchie des "places" ne pouvait mettre au jour."

 

L'enjeu stratégique de la représentation des castes

     L'aspect stratégique dans les sciences sociales dont nous parlions plus haut provient du fait que l'analyse de la position des brahmanes dans le système des castes - sur laquelle insiste déjà Emile SÉNART - condense un faisceau d'enjeux spécifiquement vifs pour la sociologie.

"C'est d'abord la possibilité, toujours selon Isabelle KALINOWSKI, de définir celle-ci comme distincte d'autres disciplines de nature diverse, comme l'anthropologie raciale ou la théologie, qui doit être défendue ; en second lieu, c'est aussi le rapport de la sociologie avec le "matérialisme historique" qui est ici en cause.". Le rapport au marxisme tout simplement de la sociologie émergente...

    Les deux auteurs rejettent tous les deux les explications "biologique" et "ethnique" de la domination des brahmanes. Par contre BOUGLÉ pense que l'exemple indien autorise une réfutation du "matérialisme historique", entendue comme le primat de l'économique dans toute société, puisque la caste des prêtres domine la société sans considérations économiques, et même, pour reprendre des termes économistes, à contre-sens d'une certaine rentabilité. WEBER, au contraire, considère, l'enjeu du rapport de forces idéologiques avec le marxisme lui semblant moins important, qu'il n'y a pas réellement paradoxe entre accumulation de richesses et distance des brahmanes à l'égard des intérêts matériels. De la même façon que les premiers promoteurs puritains du capitalisme avaient, selon lui, trouvé le moteur de leur accumulation de capital dans l'ascèse, de même par la frugalité et l'épargne, les brahmanes bénéficient des profits associés à l'exhibition de leurs dispositions à sublimer les préoccupations matérielles. Dans Hindouisme et bouddhisme, il décrit un véritable processus de prébendalisation, où les dons et legs des fidèles amènent l'établissement de monastères richement dotés. En d'autres termes, la prédominance des intérêts spirituels sur les intérêts matériels des religions indiennes n'induise pas nécessairement une contradiction entre les premiers et les seconds.

 

Les raisons de la déférence à l'égard des brahmanes

Reste à comprendre les raisons de la déférence universellement manifestée dans la culture indienne, à l'égard des brahmanes. Les deux auteurs mettent l'accent sur un phénomène spécifique, la reconnaissance de l'autorité des brahmanes, qui ne dérivent pas d'un acte d'adhésion rationnelle à certains dogmes théologiques. Le contenu intellectuel des Véda matérialise la frontière sociale entre brahmanes et non-brahmanes, entre ceux qui ont accès aux textes sacrés et ceux à qui un tel accès est défendu, et la permanence d'une telle frontière constitue un enjeu plus fondamental que l'approbation d'un quelconque contenu dogmatique. Les brahmanes se distinguent par un usage proprement magique du savoir, (sans doute soutenu aux origines, pensons-nous, par la croyance en l'efficacité des rites), qui a pour but de tracer autour d'eux une barrière rituelle. WEBER se sépare de l'analyse de BOUGÉ lorsque ce dernier pense que le prestige des brahmanes a seulement été le produit de leurs prérogatives de "magiciens" et de "sacrificateurs". Il y a une propriété plus significative, celle de s'être imposés comme des "porteurs de savoir", par opposition à la corporation des magiciens dont ils sont originellement issus. Ce qui est vénéré dans le brahmane, c'est, avant toute la compétence rituelle, le savoir intellectuel en tant que tel, même si son usage peut être qualifié de magique. 

    Sur le plan des rapports aux sciences philologiques, Max WEBER est conduit à constater un phénomène d'efficacité symbolique de la possession du savoir indépendamment de sa transmission : le porteur de savoir n'a pas besoin de diffuser celui-ci pour se voir reconnaitre une autorité. En prenant appui sur le cas indien, il met au jour un phénomène sociologique selon lui universel, l'existence d'un prestige magique des intellectuels, prestige loin d'être "primitif", comme le pense BOUGLÉ, mais qui se perpétue même dans nos sociétés dites avancées.

Max WEBER, ceci posé, ne pense pas que tout cela relègue au second plan l'intérêt d'une étude du contenu des textes sacrés des religions indiennes. Il élabore ainsi, ou tente d'élaborer une configuration des rapports entre sociologie, théologie et philologie : alors que l'analyse de la religion comme phénomène social semble invalider tout apport réel de connaissance aux textes religieux (tendance que manifesterait BOUGLÉ et l'école durkheimienne), le sociologue allemand estime que l'examen des doctrines intellectuelles elles-mêmes des religions étudiées peut dégager une logique intellectuelle propre, mais partiellement indépendante des autres intérêts sociaux. Il n'est pas possible, et il partagent tous deux cette conviction de déduire de l'examen de doctrines théologiques une quelconque information sur les pratiques religieuses effectives des masses et sur la la place de la religion dans les pratiques sociales et économiques en général. Mais ces doctrines savantes, ces spéculations intellectuelles sont capables d'infléchir à la fois les pratiques et leur signification et de produire en plus des bouleversements dans l'ordre religieux. Il cherche à saisir la dynamique des religions sans renoncer en rien aux acquis de ces sciences jusque-là focalisées sur la dimension la plus savante du phénomène religieux (théologie et philologie allemandes). Isabelle KALINOWSKI ose une formule synthétique : parvenir à tenir la religion par les deux bouts, la magie et le savoir."

Il n'est pas certain que les études suivantes de ces deux grands auteurs parviennent à tenir ces deux bouts, à supposer que cela soit possible. En tout cas, il subsiste de cette tentative de nombreux travaux tentant des approches par l'un des deux bouts, précisément, par les effets de la pratique religieuse, par les effets de la diffusion même restreinte des textes religieux, par les effets de la conception du monde supposée à l'oeuvre... A côté, nombreux s'essaient sans doute à dissocier les effets pervers du système des castes d'une philosophie religieuse dont pourrait bénéficier des individus d'autres sphères culturelles. Il n'est pas sûr que la cohérence précisément de l'hindouisme puisse se maintenir. Sans doute, serait-ce alors là une autre hindouisme, qui n'en est pas à une évolution près... mais un hindouisme qui n'aurait plus rien à voir avec un système social fondé sur la séparation des castes et des idées d'exclusivisme religieux. Le bouddhisme est certainement, à cet égard, mieux outillé pour diffuser des sagesses venues d'Orient...

Une des grandes idées de Max WEBER est que les "grandes" religions ou les "religions mondiales", celles qui ont su trouver une large audience au-delà de leur périmètre initial doivent en partie cette puissance de diffusion à une qualité particulière de systématicité et de cohérence. Seule cette dernière permet d'articuler autour de quelques modèles spécifiques d'explication du monde des systèmes éthiques régissant les pratiques de groupes de fidèles incomparablement plus étendus que le cercle des érudits religieux susceptibles d'en énoncer les fondements théoriques. 

 

Des causes de la pauvreté en Inde...

    Sur la question clé de l'existence d'une misère et d'une pauvreté dans le sous-continent indien, d'un écart des richesses proprement colossal qui heurte bien des observateurs extérieurs, qui serait liée à ce système des castes, Marie-C. SAGLIO-YATZIMIRSKY, tente de répondre en étudiant la situation contemporaine. 

"La pauvreté en Inde a en effet cela de spécifique qu'elle n'est pas seulement une question de revenu, mais de statut. Dans la société hindoue organisé en castes, la naissance positionne l'individu sur une échelle de statut. De la position de caste découlait autrefois un niveau d'aisance relatif et des attributs de pouvoirs : en bas de l'échelle étaient les intouchables et les plus basses castes, stigmatisés par leur statut inférieur et relégués aux tâches impures et aux difficiles travaux agricoles. Depuis la fin du siècle dernier (l'article date de 1999), les évolutions économiques et politiques ont remis en causes cette congruence entre statut rituel inférieur et pauvreté. La Constitution de 1950 fixe un objectif de justice sociale et d'égalité des chances et établit des mesures spéciales - sièges réservés pour la représentation politique et quotas dans l'éducation et les emplois publics - pour les catégories "arriérées" (backward classes) qu'elle définit selon un critère de caste : ces groupes comprennent en particulier les Scheduled Castes, c'est-à-dire les Intouchables et les Scheduled Tribes ou tribus. Le paradoxe de la politique catégorielle de la pauvreté est qu'elle favorise la fragmentation des groupes bénéficiaires en castes d'intérêts rivaux dans l'attribution des avantages, en particulier des quotas en 1990 à d'autres classes défavorisées (backward)...) catégories hétérogènes qui correspond aux castes intermédiaires et qui comprend plus de la moitié de la population indienne. Cette fragmentation est avivée par le jeu des partis politiques qui se fidélisent des castes comme autant de groupes d'électeurs. Cela dit, les termes du rapport entre les politiques et les pauvres ont évolué. Les "backward" répertoriés sont devenus par leur nombre une force majeure avec laquelle il faut compter. La formation de partis de basses castes ou d'intouchables et leur poids politique actuel témoignent de l'émancipation progressive des pauvres. De sorte que la castérisation des pauvres, contradictoire avec les principes égalitaristes de la société démocratique, semble la condition nécessaire d'une politique en leur faveur. La pauvreté : une affaire de caste? La corrélation traditionnelle entre les appartenance de caste et de classe. Les "pauvres" dans la société rurale traditionnelle, structurée par la hiérarchie des statuts regroupaient principalement les basses castes de service et les intouchables. Ces derniers exerçaient les métiers impurs et dévalorisés d'équarisseurs, de tanneurs, de balayeurs, de vidangeurs (etc.) et constituaient également la grosse masse des travailleurs agricoles sans terre. Viennent dans l'échelle hiérarchique, les castes de service (shudra), puis les castes marchandes (vaishya), suivies des castes guerrières, enfin les castes de brahmanes. Le système jajmani assurait ainsi la subsistance et la relative sécurité des castes de service et des travailleurs agricoles. L'endettement chronique de la manin-d'oeuvre intouchable traduisait toutefois leur situation précaire. La pauvreté des plus basses castes était donc réelle, mais elle semblait alors partie intégrante d'un système hiérarchique où statut de caste et position de classe étaient corrélés, ce qui la rendait "acceptable" par la société.

Urbanisation et industrialisation ont amené la disparition progressive de cette organisation. Avec l'ouverture de l'économie villageoise et la monétarisation des échanges, la transmission des métiers de caste entre générations est moins systématique, tandis que les opportunités de mobilité spatiale et socio-économique se multiplient, souvent animées par des logiques d'élévation statutaire. L'émergence de grands centres urbains se fait sur la base du capital manufacturier et commerçant qui introduit une nouvelle division du travail, et ignore les spécialisations de caste. Sur le marché du travail urbain compétitif, les migrants répondent à la demande d'une main d'oeuvre non qualifiée dans le travail informel, qui favorise la disparition de leurs qualifications artisanales traditionnelles, et les appauvrit souvent. Un double phénomène accélère la croissance des bidonvilles : la pression hors des villages où le travail manque, et l'attirance pour la ville industrielle qui offre du travail. Aujourd'hui la moitié de la population des mégalopoles de Bombay, Calcutta et Delhi vit dans des quartiers auto-construit et précaires. Cette pauvreté urbaine est d'autant plus insoutenable qu'elle révèle les disparités de niveaux de vie entre les pauvres et la classe moyenne. Ces évolutions ont modifié certaines structures socio-économiques : la pauvreté a dépassé les limites de la caste et touche une population de plus en plus hétérogène. D'une part, les écarts de revenus apparaissent à l'intérieur des castes, d'autre part des populations spécifiquement vulnérables sont de plus en plus touchées par la pauvreté : il s'agit des chômeurs, des femmes et des enfants. L'adéquation entre positions de caste et de classe, qui explique que les groupes sociaux de plus bas statut hiérarchique aient été aussi les plus démunis, s'est donc relâchée. Les structures sociales  traditionnelles, comme la famille et la caste, sont bouleversées et leur fonction de réseau de solidarité s'en trouve affaiblie. Dans les villages où le sous-emploi chronique provoque des migrations et dans les villes qui subissent l'affluence continuelle de migrants de toutes origines, les réseaux d'entraide, construits par les liens de famille, de ville ou de jati, disparaissent progressivement. La pauvreté revêt donc le visage social de l'exclusion, comme en témoigne la multiplication des ghettos dans les centres urbains, mais aussi dans les bidonvilles eux-mêmes stratéfiés par les écarts de revenus. (...)".

 

Marie-C SAGLIO-YATZIMIRSKY, La pauvreté en Inde : une question de castes?, dans Cultures & Conflits, n°35, 1999. Isabelle KALINOWSKI, La sociologie des religions indiennes en France et en Allemagne au début du XXe siècle : Essai sur le régime des castes de Célestin Bouglé (1900-1908) et Hindouisme et Bouddhisme de Max Weber (1916-1917), dans Revue germanique internationale, n°7, 2008. Jean FILLIOZAT, Castes, dans Encyclopedia Universalis, 2014. Olivier HERRENSCHMIDT, Caste, dans Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthopologie, PUF, collection Quadrige, 2002.

 

RELIGIUS

 

Relu le 31 août 2021

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9 décembre 2013 1 09 /12 /décembre /2013 09:55

     La transformation progressive de la religion védique, un glissement séculaire sans doute, se manifeste à l'intérieur des Upanisad et son origine semble tout d'abord spéculative. Quant à savoir si cette transformation s'effectue dans toute les sociétés du sous-continent, et toutes les classes sociales, on se doute, vu la faible diffusion de l'écrit, qu'elle est surtout un fait acquis plutôt dans les couches sociales supérieures (du point de vue des conditions de vie). Elle s'effectue sous l'effet des nouvelles expressions des conflits notamment entre les guerriers et les religieux.

 

Mouvements dans le védisme...

"Ainsi explique Anne-Marie ESNOUL, la religion qu'on nomme védique, à la phase antérieure où elle était introduite de fraiche date dans la partie septentrionale de l'Inde, sera désignée dans sa phase la plus récente par le terme de brahmanisme : celui-ci marque à la fois son attachement à la croyance au Brahman et le rôle important joué par la caste sacerdotale.

On l'appelle aussi hindouisme, terme d'origine géographique qui nous est parvenu par le truchement des musulmans. (...) Intérieurement, la transformation semble s'être opéré par la substitution d'une notion à une autre notion, celle de dharma à celle de rta, qui se produit insensiblement à partir des upanisad. En fait, l'une et l'autre représentent la règle et, particulièrement, la loi cosmique. Le brahmanisme se fonde, comme le védisme, à une époque où toute la vie sociale et individuelle (....) se conçoit en référence au ciel astronomique. Chaque village, chaque groupe humain possède son spécialiste chargé d'établir le calendrier d'après les mouvements célestes. Ce savoir représente l'état contemporain de la science ; à haute époque, on avait en Inde poussé très loin les connaissances astronomiques et les lois du cosmos régissaient ce stade de la pensée indienne. Sur ce fond ancien viendront, aux premiers siècles de notre ère, sous l'influence de données d'origine grecque, se greffer des préoccupations astrologiques."

     Le glissement progressif du rta au dharma constitue une évolution vers une conception plus morale que rituelle de l'univers, et également une émergence d'une certaine individualisation de la religion. Chaque homme possède son dharma alors que le rta demeure l'univers lui-même, émergé de l'inagencé initial.

"Parce que tout partie de l'univers, poursuit notre auteure, a son dharma propre, chaque homme aura aussi son dharma particulier, le swadharma, règle morale beaucoup plus que physique. Ainsi le Dharma apparait-il autant Loi Morale que Loi cosmique. dans le sacrifice ancien, l'essentiel demeurait l'exactitude rituelle (...). Au temps où le brahmanisme hindouisant se substitue au brahmanisme védique le souverain protège le monde bien plus par sa bonne conduite que par le sacrifice ; un monarque vicieux détraque l'ordre de l'univers par ses vices mêmes et fait pleuvoir les catastrophes sur son royaume. La perspective générale s'en trouve donc modifiée : les rapports de l'homme au divin ne sont plus du tout semblables."

"Du jour où s'impose la conviction que chaque acte (karman) accompli durant la vie est gros de conséquences et maintient l'homme dans la chaîne des existences successives, le point de vue va changer. L'acte mauvais détermine une reconnaissance plus ou moins mauvaise selon la malignité. Mais l'acte bon, par sa nature même d'acte, enchaine aussi son auteur. La perspective de ces existences répétées à l'infini envahit la métaphysique indienne ; la crainte d'une transgression morale l'emporte désormais sur celle d'une transgression rituelle ; les pièges se multiplient autour de l'homme. Il était relativement aisé d'éviter une faute technique, car le rituel se présentait essentiellement comme une technique ; la faute morale, beaucoup plus subtile puisqu'elle affecte tout le comportement humain - pensée comprise - provoque l'angoisse métaphysique. Si le dharma n'atteint jamais en domaine brahmanique le rôle éminent qu'il joue dans le bouddhisme où il est des trois "refuges", on le pose néanmoins en garant de toute la vie religieuse et morale." Une conception plus intellectuelle que religieuse se fait jour : "on échappera au samsara en prenant conscience du Principe absolu impersonnel dont les dieux ne représentent que des aspects inférieurs. Ainsi accède t-on à la délivrance, mukti, terme mentionné pour la première fois dans les commentaires du Prabhâkara et Kumatila à la première mimamsâ."

Ces divers éléments "plus ou moins conscients, vont constituer l'arrière-plan métaphysique de l'hindouisme ; son arrière-plan sociologique, la division de la société, il l'a hérité directement du védisme : répartition en trois varna (caste) fonctionnels, plus théoriques que réels, en ce sens qu'ils s'émiettent en une quantité de sous-castes, définies aussi par leur fonction et assez analogues à ce qu'ont pu être en Europe les corporations ; ces sous-castes sont contraignantes en ce qui concerne le mariage. Le quatrième varna, celui des sûdra, compose l'immense couche sociale inférieure aux trois autres ; elle est elle-même très subdivisée. A tout ce qui entre dans ces catégories viennent s'ajouter et s'opposer ceux qu'on a appelés les hors-castes, individus déchus des castes traditionnelles ou peut-être membres de tribus non assimilées aux époques où la société avait pris son équilibre."

C'est dans cette période qu'apparait la figure du renonçant, à l'opposé de la religion védique, par essence une religion collective. Le renonçant recherche, individuellement, une solution pour sa délivrance. Il représente un cas extrême, souvent multiplié au niveau du nombre d'individus qui choisissent ce mode de vie, de l'individualisation, de la personnalisation de la religion. L'homme échappe de plus en plus au poids des rites pour se confier à la grâce divine, seule efficiente pour l'évasion hors du samsâra. 

 

Une périodisation (prudente)...

Anne-Marie ESNOUL effectue une périodisation de cette évolution très large puisqu'elle situe cette transformation des dernières siècles avant notre ère jusqu'à l'époque moderne...

   L'attitude du fidèle est gouvernée par des croyances qui ne se résument pas, ne se limitent pas aux divers textes connus. De très nombreux cultes d'animaux existent, suivant les tendances de l'hindouisme (pour le visnouisme, le culte du singe). Mais il n'y a pas véritablement de culte établi de la vache, dont on parle beaucoup en Occident, mais un respect tirant leur origine du fait qu'ils s'adressent à l'animal sacrificiel par excellence. Richesse des populations pastorales, on tuait des bovidés puis on en consommait la viande lors des sacrifices aux dieux ; leur participation au sacrifice les sacralisait eux-mêmes. Mais la théorie de l'ahimsâ, en liaison avec la croyance au samsâra et aux renaissances qui peuvent s'effectuer à n'importe quel échelon des êtres vivants, a entrainé la substitution des offrandes végétales aux offrandes animales ; les brahmanes cessèrent d'user de la viande, et l'interdiction de manger la chair des bovidés s'étendit à celle des autres animaux.

Ce qu'il faut retenir pour ce qui est de la tonalité des différents conflits ente villageois ou entre villages, car dans la très grande majorité des régions, l'économie et la vie en générale demeure rurale et très peu de grandes villes (re)naissent, même si celles-ci peuvent être le centre de certains véritables empires, d'ailleurs éphémères, c'est que les lois minutieuses régissent encore, la vie quotidienne et les grands événements de l'existence. La coutume hindoue s'écarte peu de la tradition védique, même si, pour certaines castes, l'intériorisation personnalisée et individualisée peut se renforcer. Elle continue de se conformer aux règles édictées dans les Grhya Sûtra.

"Les prescriptions concernant les samskâra (sacrements) ont eu tendance à foisonner, surtout en milieu tantrique, mais les modifications se bornent le plus souvent d'une part à un accroissement de détails, alors que, d'autre part, quelques usages tombent en désuétude. C'est ainsi que, par exemple, les cérémonies du mariage ont tendance à se simplifier. Quant aux rites funéraires, ils ont subi fort peu de transformations. Toutefois un certain aspect magique semble s'y être surajouté.(...)." Si à l'intérieur de chaque caste, de chaque village, les pratiques restent rigoureuses et se transmettent au fil des générations, la multitude des croyances à l'époque post-védique et le foisonnement des rites qui scandent la vie privée ou publique des individus forment un schéma permanent, avec des particularités de détail souvent nombreuses et d'importance variable. Sans doute faut-il mettre sur le compte de mouvements importants de population, au gré des changements de climat, suivant les régions, de multiples absences de transmission d'informations exactes, à cause d'événements accidentels qui peuvent être nombreux et à cause aussi de la pauvreté des moyens d'informations... En tout, l'absence de clergé, d'autorité reconnue à la fois sur de grands territoires et sur de longues périodes peut-il expliquer ces variations, en y joignant les incessantes querelles armées ou même guerres qui traversent les différents territoires. De plus, les multiples contacts avec d'autres civilisations (Grecque puis Musulmane en particulier...), les luttes avec d'autres discipline religieuse font de l'évolution de l'hindouisme une vie peu harmonieuse...

    Anne-Marie ESNOUL garde une prudence nécessaire sur l'évolution interne du brahmanisme au début de notre ère. Des textes éclairent tel ou tel point, telle ou telle période, mais nous manquons de vision d'ensemble.

   En tout cas, les luttes avec le bouddhisme marquent assez fortement les premiers siècles, sauf à certaines périodes, comme le IVe siècle où la dynastie Gupta protège l'hindouisme et particulièrement le visnouisme, cette opposition revêt un caractère plus philosophique qu'essentiellement religieux. Par la suite, l'activité du bouddhisme va déclinant, plus ou moins vite suivant les régions, pour finalement disparaitre de l'Inde et diffuser dans d'autres contrées asiatiques.

    Face à l'Islam, il y eut une période où les maitres musulmans persécutent l'hindouisme, pillant et détruisant les lieux de culte. Mais spirituellement, il semble que l'influence ait été minime. La conquête islamique du début du VIIIe siècle et les vagues d'invasions suivantes interrompent brusquement, pour l'Ouest de l'Inde, les contacts établis dès avant l'apparition de l'Islam entre savants indiens et science arabe. Le dialogue ne reprend ensuite que très tardivement.

Quant aux masses, ou bien elles se convertirent - souvent pour des raisons indépendantes de considérations d'ordre spirituel, on s'en doute - ou bien elles s'enfermèrent dans une plus rude orthodoxie. A partir du XIIIe siècle seulement, et par le biais du soufisme, les positions religieuses et surtout mystiques de l'hindouisme viennent à se rapprocher. La tolérance foncière de l'hindouisme (qui réinterprète à sa façon plus qu'il ne rejette les nouvelles conceptions religieuses, les amalgamant et les phagocytant même...) lui permet de saisir les ressemblances plus que les divergences cependant beaucoup plus nombreuses entre les deux religions.

     "En fait, écrit également Anne-Marie ESNOUL, le trait essentiel de cette période de l'hindouisme est la formation de sectes plus ou moins importantes, définies d'abord par l'obédience à tel dieu. Il faut s'entendre sur le sens du mot "sectaire" qui traduit mal la réalité ; en bref, il s'agit d'une attitude spéciale à certains groupes qui, tout en reconnaissant théoriquement l'ensemble du panthéon brahmanique, adresse le culte à telle divinité dans tel temple particulier avec, très souvent, des rites qui leur sont propres. 

Le phénomène sectaire s'explique en partie par la tendance à l'universalisme de l'esprit indien. (...) progressant vers le Sud, le religion issue des traditions védiques s'était heurtée à des cultes locaux bien enracnés dans chaque petite communauté. Les divinités auxquelles ces groupes rendaient hommage rappelaient par certains traits tel ou tel dieu védique ; on parvenait très vite à une identification, identification d'autant plus aisée que les multiples incarnations divines se prêtaient fort bien à ces assimilations. Il arrivait que l'on conservât les dénominations locales comme caractérisant cet aspect de la divinité. Bien entendu, ce sont surtout deux grandes rubriques - sivaïsme et visnouisme - que l'on peut classer les sectes dans l'hindouisme depuis les premiers siècles de notre ère jusqu'à la fin de la période considérée, c'est-à-dire le XVIIe ou le XVIIIe siècle." 

  La spécialiste de l'hindouisme ne dit pas quelles sont les intrications entre les conceptions religieuses et les évolutions des royaumes, des républiques et des empires qui se succèdent dans le sous-continent indien, pour colorer, infléchir croyances elles-mêmes et pratiques sociales.  Il faut examiner région par région pour analyser ces intrications, car d'un endroit du sous-continent à un autre, à l'instar de ce qu'il a été pour la Chine, des différences sensibles existent. Ne serait-ce entre entités très majoritairement rurale, pourvus de ressources minières, situées à des carrefours géopolitiques sur les deux flancs de l'Inde ou constituant des empires appeler à durer quelques siècles... 

 

Un folklore populaire...

   Sur cet aspect, Louis FRÉDÉRIC peut nous apporter quelques éléments. "Les élucubrations et les légendes, rapportées notamment dans les Brahamana, racontées et sans cesse répétées, finirent pas constituer une sorte de folklore magico-religieux, dont le merveilleux ne cessait d'enchanter le peuple, le faisant participer de la grande aventure commune aux envahisseurs et lui donnant le sentiment d'appartenir, sinon à un peuple déterminé, tout au moins, à une "nation". La langue védique s'était elle-même transformée en sanskrit et était devenue populaire, bien qu'il existât certaines différences entre le parler des gens lettrés et ceux des campagnards. Les croyances religieuses elles-mêmes, qui n'avaient jamais été fixées, s'étaient enrichies de quelques autres appartenant aux peuples autochtones, et nombre de divinités des premiers temps védiques, mal définies, avaient été supplantées par d'autres ou étaient simplement tombées dans l'oubli. Par ailleurs, le formalisme intransigeant des brahmanes, l'incessante complication et la multiplication des rites qu'ils prétendaient faire observer par tous, avaient provoqué des réactions diverses, allant d'un anti-brahamanisme pur et dur rejetant rites et croyances à des opinions plus nuancées permettant un choix entre ceux-ci, et à une spiritualité qui se révéla de plus en plus affinée dans les divers Upanishad.

L'homme ordinaire, se trouvant empêtré dans les rites, les devoirs dus aux rois, à la famille comme au travail, aspirait à vieillir, à dépasser le stade de maitre de maison pour, une fois ses fils élevés, se retirer dans un coin isolé de la forêt pour méditer et trouver la paix des sens comme de l'esprit. D'où le nombre élevé de "chercheurs de vérité" qui vivaient en solitaires, ou recherchaient auprès de maitres réputés, la solution aux problèmes qu'ils se posaient, parcourant le pays en tout sens et quêtant leur nourriture dans les villages. 

En revanche, les chefs importants de tribus ou de villages ne pensaient qu'à agrandir leur patrimoine, souvent encouragés par les brahmanes qui tiraient grand bénéfice de l'influence qu'ils avaient sur eux. Nombre de ces chefs conçurent l'ambition de conquérir leurs voisins pour constituer un véritable "Empire indien" et mériter le tire de (...) souverain universel.

pour la période qui nous occupe, les datations sont souvent aléatoires et sujettes à révision. C'est ainsi que celles du Bouddha, si importantes au point de vue de la civilisation indienne à ses débuts, tout d'abord assignées au VIe siècle av. J-C., ont récemment, surtout d'après les travaux de André Bareau, été fixées au Ve siècle av J-C., ce qui évidemment, rapproche d'autant les dates des souverains qui, selon la tradition, furent les contemporains du Sage." Il y aurait à cette époque seize grands États qui se partageaient le nord de l'Inde, certains d'entre eux constituant des sortes de fédérations ou d'États alliés. Il est difficile de se rendre véritablement compte de leur importance respective, étant donné que, souvent, ils considéraient comme leur territoire des contrées  qu'ils n'avaient nullement conquises...

Dans des modalités différentes, ces États sont supportés par des élites religieuses, qu'elles appartiennent aux sectes shivaïstes, au courant vishnouite ou aux mouvements syncrétistes. L'élément le plus marquant est le maintien, sous différentes formes plus ou moins contraignantes, d'un système de castes qui maintient chaque individu et chaque famille dans des réseaux d'obligations héréditaires, d'autant plus prégnants qu'ils sont reliés à des métiers précis. 

 

Anne-Marie ESNOUL, L'hindouisme, dans Histoire des religions, tome I**, Gallimard, 2001. Louis FRÉDÉRIC, Histoire de l'Inde et des Indiens, Criterion, 1996.

 

RELIGIUS

 

Relu le 1 septembre 2021

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5 décembre 2013 4 05 /12 /décembre /2013 17:48

     La conception de l'hindouisme de la non-violence n'est pas tout-à-fait ce que l'on entend par ce terme en Occident. Si la non-violence dans les pays occidentaux est souvent associée à la notion de lutte ou de disposition d'esprit contre des injustices sociales ou politiques déterminées, le terme sanskrit ahimsâ possède un sens plus absolu et également plus ambivalent.

Strictement, ahimsâ signifie respect absolu, en pensée, en paroles et en action, de l'intégrité physique de tout être vivant et constitue une des cinq vertus du premier stade (Yama) du Râja-Yoga. Ces vertus exigées par le Ypga-Sûtra de Patanjali constituent le "Grand Serment" (Mahâvrata) valable pour toutes les autres étapes. Les quatre autres vertus sont : Saty (le respect de la vérité), Asteya (le respect de la propriété), Brahmacharya (la chasteté) et Aparigraha (la pauvreté). 

 

Les voies du Râja-Yoga

Le Râja-Yoga est dans la littérature le "yoga royal". C'est une des quatre grandes voies du yoga visant à l'union avec Dieu selon un système décrit par Patanjali dans son Yoga-Sûtra. Le terme de Râja-Yoga n'est toutefois forgé que longtemps après Patanjali. Ce "yoga royal" se compose des huit étapes suivantes :

- Yama, contrôle de soi ;

- Niyama, préparation éthique, caractérisée par la pureté intérieure et extérieure, le consentement, la rigueur envers soi-même, l'étude des Ecritures saintes et l'abandon à Dieu ;

- Âsana, exercice d'entrainement physique, consistant à maitenir le corps dans une posture qui ne gênra pas la concentration ;

- Prânâyâma, exercices respiratoires, essentiels en raison de l'influence du souffle sur la pensée et le comportement ;

- Pratyâhâra, séparation des sens de leur objet; afin d'éviter toute distraction de l'esprit ;

- Dhâranâ, concentration, capacité de maintenir la pensée fixe sur un objet sans qu'elle ne se disperse ni n'échappe au contrôle ;

- Dhtâna, Méditation. Parvenue à ce niveau, la pensée ne doit plus projeter ses propres idées sur l'objet de sa méditation, mais se fondre totalement avec lui ;

- Samâdhi, état de conscience supérieur, dans lequel ne subsistent plus ni dualité ni monde des phénomènes.

Le Yoga-Sûtra, recueil d'aphorisme, est le plus ancien texte se rapportant au yoga et fut rédigé vers le IIe siècle avant JC, mais certains le datent plus tardivement, au IVe siècle. (Dictionnaire de la sagesse orientale)

 

Dans la Bhavad-Gîtâ

     On retrouve dans la Bhagavad-Gîtâ l'ensemble des éléments qui rendent à l'ahimsà son contexte philosophico-religieux.

Rédigé vers les V-IVe siècles avant notre ère, ce texte a une influence prépondérante dans le développement de l'hindouisme. Ainsi, la plupart des maîtres religieux hindous ont écrit des commentaires sur la Gitâ, et cela depuis SANKARA (VIIIe siècle) jusqu'à Shri AUROBINDO. Pierre CRÉPON explique que l'"on constate d'ailleurs que les divers commentateurs ont pu trouver dans le Gîtâ une référence pour l'élaboration de théories les plus opposées, confirmant par là même ce qu'affirme son auteur : "L'unique vérité éternelle, objet de la recherche, et d'où toute autre vérité dérive, ne peut être enfermée en une seule formule". Récemment, par exemple, une édition simplifiée de la Bhagavad-Gtâ, préfacée par Aldous Huxley, a été distribuée aux soldats américains pendant la seconde guerre mondiale alors qu'en 1949, S. Radhakrishnan écrivait : "L'idéal que la Gîtâ nous propose est ahimsâ, la non-violence (...) Krishna conseille à Ajurna de combattre, mais sans passion ou volonté mauvaise, sans colère ni attachement, car la violence devient impossible dans un tel état d'âme." La destinée du Mahâtmâ Gandhi reste à cet égard encore plus exemplaire. On sait qu'il fut assassiné par un membre des milieux intégristes hindous qui lui reprochaient certaines de ses prises de positions politiques, notamment à l'égard des Intouchables. Il ne fait nul doute que son meurtrier, brahmane extrémiste imprégné des écrits sacrés de l'Inde ancienne, ne voyait dans son acte que l'accomplissement de son devoir et qu'il pensait se conformer rigoureusement, en le prenant à la lettre, à l'enseignement de Krishnâ. Le même texte qui armait le bras de son assassin demeurait pourtant le livre de chevet de l'apôtre de la non-violence" qui y trouvait une large part de son inspiration personnelle."

 

Les origines du concept ahimsâ

  En fait, écrit plus loin Pierre CRÉPON, "le concept de non-violence, ahimsâ, remonte à la plus lointaine antiquité de l'Inde. L'ahimsâ, qui signifie littéralement "absence de désir de tuer", trouve son origine dans les sectes de renonçants et d'ascètes errants qui opposaient à la caste sacerdotale des brahmanes pratiquant le ritualisme védique un autre type de religiosité. La tradition des renonçants plonge ses racines dans la préhistoire indienne et l'on sait qu'elle était très vivace vers le Ve siècle de notre ère : Bouddha, notamment, fréquenta de tels personnages pendant de nombreuses années. C'est dans l'un de ces sectes, le JaÏnisme, que l'ahimsâ reçut son application la plus radicale. 

    Le plus ancien personnage historique du Jaïnisme est un contemporain du Bouddha, Mahavira, que l'on considère généralement comme le fondateur de cette religion bien que la tradition lui atteste l'existence de 23 prédécesseurs. (...)

Mahavira, et à sa suite, les jains, accordait la plus haute importance au karma, qui enchainait l'être humain dans le cycle infernal des réincarnations successives, et il était exclusivement préoccupé de la délivrance de ce cycle. Une telle délivrance, qui signifie pour le jaïnisme l'arrêt de tout karma, s'obtient par la pratique de certaines techniques yogiques et par le respect de plusieurs préceptes, dont le premier, et le plus important, est le respect de la vie. Comme d'autre part, tout ce qui existe au monde possède une âme, l'application d'un tel principe implique un ascétisme radical. Poussé à l'extrême, le respect absolu de la vie débouche sur le suicide par le jeûne qui, dans le jaïnisme primitif, était considéré comme le plus sublime exemple de la cessation du karma (ce qui est paradoxal d'une certaine manière...). A un degré moindre, l'éthique de l'ahimsâ a coloré toute la pratique jaïn : le moine doit par exemple balayer le chemin devant lui pour ne pas écraser de petits animaux et se couvrir la bouche d'un tissu fin pour éviter d'avaler des insectes.

A partir des milieux de renonçants et du jaïnisme - dont on compte encore plus de deux millions d'adeptes aujourd'hui (le texte date de 1982) l'ahimsâ s'est diffusé dans le Bouddhisme, tout au moins indien, et dans l'hindouisme tout entier au point de devenir un élément fondamental de sa morale (le végétarisme en découle en partie). La mise en application de la doctrine de l'ahimsâ par Gandhi se situe donc dans cette perspective strictement indienne - il est né dans un milieu où l'influence jaïne était très marquée - mais il y ajoute une coloration "chrétienne" et l'on a pu dire que "il y a chez Gandhi confluence de la non-violence occidentale (Tolstoï...) et de l'ahimsâ indienne (Louis DUMONT, Homo hierarchicus, Gallimard, 1966). C'est pourquoi la "non-violence" de Gandhi reste finalement un développement très éloigné de l'antique ahimsâ du jaïnisme, uniquement préoccupé du salut de celui qui la pratiquait."

 

Une erreur occidentale de perceptive

  La raison pour laquelle Pierre CRÉPON part du Bhagavas-Gitâ, partie centrale du Mahabarata, pour introduire la non-violence dans sa réflexion sur les relations entre guerre et hindouisme, outre le fait que ce texte était le (un) livre de chevet de GANDHI, découle sans doute d'une erreur de perspective.

C'est en tout cas l'avis de Michel HULIN dans la présentation de ce grand texte sacré. En effet, il estime que Gandhi "croyait - probablement à tort - y discerner l'esquisse d'une philosophie de la non-violence." Sans doute parce que presque tout entier dans un dialogue entre Arjuna et Krishna, la Bhagavad-Ghitâ, raconte l'hésitation du chef de guerre d'un des deux grandes maisons aux prises au début de la grande bataille, devant le spectacle des armées déployées. "il y a ainsi, dans son désarroi, quelque chose d'éminemment "moderne", au sens de la brusque perception d'un gouffre entre l'abstraction des grands idéaux proclamés - l'Ordre, la Justice, l'Harmonie universelle... - et la réalité sordide de la boucherie à laquelle il s'apprête de participer. Mais au-delà de l'émotion, ce que croit percevoir Arjuna, c'est une contradiction mortelle à l'intérieur de l'ordre social lui-même : la guerre pour le dharma, dans la mesure où elle est fratricide - et dans un cadre féodal elle ne peut guère n'être que fratricide -, risque à terme de détruire la cohérence interne des clans familiaux, de ruiner le système des alliances matrimoniales qui les soudent les uns aux autres, engendrant ainsi une société atomisée où il n'y aurait plus que des individus, chacun en quête de son plaisir et de son intérêt personnel. S'annonce ainsi le grand thème du varnasankara, "mélange des castes" ou mieux "confusion des ordres sociaux". C'est donc toute la Weltanschauung d'Ajurna qui se trouve sur le point de s'effondrer. Dans ces conditions, on comprend que Krsna ne puisse pas se contenter de lui apporter un simple "soutien psychologique" mais soit amené de proche en proche à développer à son profit un enseignement capable, par son ampleur et sa profondeur, de refonder métaphysiquement une vision du monde devenue trouble et incertaine."

 

Ahimsa et non-violence

    Madeleine BIARDEAU insiste sur l'ahimsâ, parmi les pratiques des brahmanes vivant dans le siècle où s'affirme la succession du védisme. Cette pratique "promise à une destinée que nos brahmanes n'avaient certes pas prévue, l'ahimsâ (littéralement, "absence du désir de tuer"), dont nous avons fait la "non-violence", ne se conçoit à la rigueur, en effet, que dans l'optique du renonçant. Elle est l'opposé direct de la mise à mort d'animaux que comportent les grands sacrifices védiques : tuer, causer la mort, ou simplement être mis en contact avec un cadavre, est universellement senti par l'homme comme une source d'impureté. La mise à mort dans le sacrifice védique et les manipulations concernant la victime n'échappent pas à cette règle, comme en témoignent toutes les prescriptions rituelles qui les entourent, ainsi que les précautions qui sont prises pour enfermer dans de strictes limites l'impureté de la mort et laisser intacte la pureté des offrandes sacrificielles. Malgré cette codification de la mise à mort par les Brâhmana, la Tradition cherchera à aller plus loin et à éliminer théoriquement l'impureté du sacrifice en déclarant que "sacrifier n'est pas tuer". De toute manière, il semble bien que la consommation de la viande ait été étroitement liée à la pratique sacrificielle. Il n'y avait sans doute pas, dans la société brahmanique, de mise à mort licite d'animal en dehors des besoins du sacrifice (mais n'importe quel repas était interprété sous certaines conditions comme un sacrifice). Or le rite sacrificiel est précisément l'acte - karman - que le renonçant doit abandonner s'il veut échapper aux renaissances. En cessant de sacrifier, il perd toute occasion licite de tuer, ce qui rend l'adoption du régime végétarien obligatoire. Parmi toutes les souillures qu'il doit éviter, celle de la mort reste essentielle. La vie domestique entraine bien des occasions de "meurtre" dont le sannyâsin doit s'abstenir au maximum : insectes brûlés par le feu, écrasés par le balai ou le mortier, noyés dans l'eau... Il ne fera donc plus rien cuire lui-même, ne se préparera aucune nourriture, filtrera son eau... Sur aucun autre point peut-être l'opposition ne parait aussi fondamentale entre les obligations du maitre de maison et celles du renonçant. Et cependant, le brahmane va devenir très vite, à l'intérieur de la société brahmanique, le principal tenant de cette valeur de l'ahimsâ, que le renonçant ne peut rigoureusement observer qu'en sortant de la société fondée sur le rituel védique. Apparemment cela n'a pas été la moindre raison de l'abandon des grands sacrifices védiques ; mais c'est certainement le facteur décisif pour l'adoption du régime végétarien par le brahmane qui, de nos jours encore, est de règle. 

la Tradition éprouvera aussi le besoin de donner au maître de maison - qui ne peut abandonner ses obligations rituelles envers les dieux, les ancêtres, les hommes et tous les êtres, sans mettre le monde en péril - des moyens d'expier les souillures qu'entraine la vie domestique : il n'est que logique de le voir alors mettre en correspondance ces souillures précisément avec les "grands sacrifices" que tout brahmane doit exécuter chaque jour pour les dieux, les ancêtres, les hommes, tous les êtres et le brahman (c'est-à-dire le Veda). Mis à part le sacrifice au brahman, les quatre premiers grands sacrifices tournent autour du feu domestique - qui est aussi le feu sacrificiel - et de la préparation des repas, que l'on offrira à tous ces invités quotidiens avant de se nourrir soi-même. Le fait même que des insectes soient tués dans l'exercice de la vie domestique devient quasi licite, puisque celle-ci n'est qu'une suite de dommage au minimum, sinon pour les insectes, du moins pour le pauvre maitre de maison, qui serait sans cela condamné à se souiller, donc à accumuler du mauvais karman pour s'acquitter de ses fonctions. Nous verrons que le sacrifice lui-même, trop essentiel pour être abandonné, au moins en théorie, sortira complètement transformé de l'aventure. 

Nous sommes assez loin de notre non-violence..."

 

Une explication de l'évolution de l'hindouisme

    Dans son explication de l'évolution de l'hindouisme, Anne-Marie ESNOUL écrit que "la doctrine de l'ahimsâ, qui avait conduit à la suppression du sacrifice animal, entraine à son tour l'interdit lancé théoriquement sur la viande ainsi que sur le poisson. A vrai dire, seuls les ascètes et les membres de certaines sectes observent un végétarisme intégral. La plupart du temps celui-ci se présente sous une forme tempérée : on peut consommer la chair de quelques animaux, hors les périodes de jeûne ou de pénitence. Sur l'espèce des animaux acceptés comme comestibles, la tradition n'est pas unanime. Une fois exclue, naturellement, la chair des bovidés, l'autorisé et l'interdit varient suivant le milieu géographique ou religieux. Il arrive, par contre, que l'usage de certains aliments végétaux soit défendu. 

Mais la principale observance touchant la nourriture relève de la notion du pur et de l'impur qui (...) régit tout le comportement de l'hindou. Un aliment, aussi licite soit-il, risque de perdre cette qualité s'il vient au contact d'êtres ou d'objets tenus pour impurs. C'est pourquoi des brâhmanes ne peuvent consommer que la nourriture cuite et préparée par d'autres brâhmanes : un cuisinier de caste inférieure la souillerait irrémédiablement. Même un membre de la première caste momentanément impur par suite de conditions extérieures - comme par exemple une femme durant ses menstrues - ou à cause d'une faute individuelle, rituelle ou non, transmettrait sa souillure aux aliments."

 

Une présentation dans le mouvement non-violent

    Dans les présentations en Occident de la non-violence dans l'hindouisme, cette notion se trouve relativement transformée, même dans la volonté de respecter l'essence de cette sagesse. Ainsi Guy DELEURY, dans un de ces nombreux débats organisés par les mouvements non-violents, notamment dans les années 1970-1980, ici en l'occurrence par le Mouvement International de la Réconciliation, donne cette présentation :

"Ce qu'on peut improprement appeler l'Hindouisme à partir du VII-VIIIe siècle avant notre ère est fondé sur la non-violence, et ce qui me parait encore plus important, c'est que dès le IVe ou Ve siècle, des hommes essayaient de penser et de réaliser un société fondée sur la non-violence.

Les premiers textes en tamoul, les premiers textes en marathi, en bengali, en hindi, en eajastani, en laeli, etc..., tous les premiers textes de ces littératures sont des textes de non-violence.

Gandhi a réactualisé et mis sur un plan national ces idées qui lui venaient de la nuit de sa tradition et du milieu dans lequel il avait grandi.

     Le Mahahbarata c'est l'épopée fondamentale de la culture et de la civilisation indiennes, composée entre le IIIe siècle avant et le IIIe siècle après notre ère (on ne sait pas exactement). Ce texte écrit en sanscrit est encore pratiqué en sanscrit, mais il en existe des traductions complètes dans toutes les langues parlées actuelles de l'Inde. Il continue à être le texte fondamental de la société indienne d'aujourd'hui.

Dans le chapitre qui s'appelle Shanki para, il raconte qu'un jour, un brahmane qui s'appelait Djalali, en quête de la sagesse suprême, va trouver Toulatara, un marchand de parfums. "Vous vendez toutes sortes de parfums et d'eaux de senteur, ô fils de Vaisha, toutes sortes d'écorces, d'herbes et de racines. Comment avez-vous donc acquis une telle sûreté de connaissance? D'où avez-vous tiré votre sagesse?"  Toulatara répondit : je connais le Dharma (la loi) éternel et secret, cette antique science que tout le monde connait : l'amitié envers tous les êtres, la non-violence envers tous les êtres ou au moins la moindre violence possible. J'ai vécu en observant ce Dharma. Seul connait ce Véda (science sacrée) celui qui, en paroles et actions, compatit avec tous, a le souci de tous. Sans aucune haine, sans hostilité ni préférence, je regarde tous les êtres comme égaux ;  pour tous ma balance (c'est un vendeur de parfums) est la même. Je ne loue ni ne blâme les actions de nul, considérant le pluralisme sur terre comme il est dans l'espace aérien. Je m'inspire de la conduite des grandes âmes, sans violence envers leurs fils et leurs filles. Par le don de la non-crainte, on obtient le fruit obtenu par les ascètes, les rites, les honoraires, la véracité et la poursuite de la connaissance. Celui qui donne comme honoraire le sacrifice total à tous les êtres sur la terre, la non-crainte, reçoit comme honoraire la non-crainte. Nul Dharma (loi religieuse) n'est supérieur à la non-violence. Celui de qui nulle créature n'a de crainte, celui-là obtiendra la non-crainte de toute créature."

     Le terme traduit par Gandhi en anglais par non-violence, est dans ce texte sanskrit le terme Ahimsa, c'est-à-dire le non-désir de tuer. Cela vient, comme dans toute cette période de maturation de la pensée indienne et bouddhiste, de cette idée fondamentale que le monde est souffrance et que le désir de tuer est au coeur de tout homme, si donc on veut établir une société non-violente, il faut détruire en lui le désir de tuer."

   En fin de compte, c'est surtout à partir de la pensée syncrétiste et de l'action de Gandhi que beaucoup en Occident, qui connaissent bien la question, tirent des enseignements sur la non-violence, bien plus que de l'ahmisâ hindoue. Cela se vérifie aisément. Ainsi le numéro d'Alternatives Non violentes du quatrième trimestre 1975 (Inde : non-violence d'hier et d'aujourd'hui) donne un aperçu du regard critique qui peut être exercé sur la société indienne, soumise précisément à une conception de l'ahimsâ pour certains de ses secteurs, encore assez loin de réaliser l'idéal de non-violence du leader indien.

 

Table ronde sur Les Grandes Religions et la Non-violence, Les Cahiers de la Réconciliation, Décembre 1982. Anne-Marie ESNOUL, L'hindouisme, dans Histoire des religions I**, Gallimard, 1970. Madeleine BIARDEAU, Clefs pour la pensée hindoue, Seghers, 1972. Le Bhagavad-Gitâ, Traductions d'Émile SÉNARD, révisée et présentée par Michel HULIN, Points, 2010. Pierre CRÉPON, Les religions et la guerre, Albin Michel, 1991. Dictionnaire de Sagesse orientale, Robert Laffont, collection Bouquins, 1986.

 

RELIGIUS

 

Relu le 2 septembre 2021

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4 décembre 2013 3 04 /12 /décembre /2013 13:54

           L'image que l'Occident a de l'hindouisme, que ce soit celle d'une religion douce et profonde ou d'une religion de fanatiques, ne correspond pas du tout à la réalité dans le sous-continent. Des auteurs estiment même qu'en ce qui concerne la perception des sagesses orientales, l'hindouisme, tout comme le bouddhisme, même dans sa version tibétaine, n'est pas du tout le même en Occident qu'ailleurs.

 

Violence et non-violence dans le sous-continent indien

          Au-delà des interprétations, des constructions - souvent sous l'impulsion d'adroites propagandes - que nous avons pu élaborer à partir de nos préjugés, écrit Véronique BOUILLIER, "la violence et la non-violence ont été en Inde objets de réflexion.

Cette histoire est aussi celle de traditions religieuses qui depuis plus de trois millénaires se sont développées sur le sol indien. Si l'histoire des religions a l'habitude de distinguer trois phases : védisme, brahmanisme et hindouisme, il faut bien voir qu'en réalité se dessine un jeu compliqué entre continuité et ruptures, innovations et appel à la tradition. Les Véda continuent à être les textes sacrés au nom desquels les brahmanes assoient leur prééminence et la pureté supposée de la religion védique, ce à quoi les fondamentalistes hindous veulent revenir en abolissant les dérives, qu'ils disent modernes, de l'intouchabilité ou de l'oppression des femmes. L'hindouisme tel qu'il est vécu de nos jours est donc l'héritier de processus divers, de réflexions et de pratiques divergentes. Et la violence à la fois telle qu'elle a été pratiquée et théorisée a une histoire.

 

Le processus sacrificiel

L'ethnologue, directrice de recherches au CNRS, examine d'abord le processus sacrificiel, la non-violence des renonçants, les relations entre violence et ordre du monde (le devoir du roi) pour ensuite exposer la violence désintéressée tel que l'entend la Bhagavad Gîtâ, le modèle des avatâra, la violence paradoxale des ascètes guerriers et leur postérité idéologique, pour enfin en venir à la religion de nation. 

    "La réflexion ancienne sur la violence, écrit-elle, qui nourrira toutes les attitudes possibles, se trouve dans les spéculations védiques sur le rituel. La religion védique est avant tout une religion du sacrifice". Il s'agit de trouver les divers rites, techniques au départ, pour parvenir à assurer la continuité de l'équilibre du monde, dans une terre sujette à beaucoup de contrastes climatiques parfois violents, à assurer donc la survie des hommes par la bienveillance des dieux. "... le cosmos lui-même (est) produit du sacrifice, c'est-à-dire de l'offrande d'une victime, de sa mise à mort, étant bien entendu que dans l'économie du sacrifice, la victime idéale c'est celui-là même qui offre le sacrifice",. Dans ce sacrifice, animal ou végétal, la victime représente le sacrifiant. Madeleine BIARDEAU (avec C. MALAMOUD, Le sacrifice dans l'Inde ancienne, PUF, 1976) écrit qu'il s'agit d'"un véritable substitut de sa personne qu'il abandonne ainsi".

"Les textes n'éludent nullement, poursuit Véronique BOUILLIER, la réalité de cette violence : elle existe même entre les sacrificiants qui rivalisent les armes à la main pour s'imposer comme les meilleurs, les plus généreux. Mais cette violence ritualisée du champ sacrificiel qui est aussi présentée comme un moyen de réguler la société, d'organiser et de limiter les rapports de prédation entre les hommes, ou des hommes envers les animaux (par exemple, on n'a le droit de manger que les animaux offerts au préalable en sacrifice), est aussi porteuse de dangers. Blesser, mettre à mort un être vivant ne sont possible que si l'on sait se protéger magiquement des conséquences de son acte, échapper à la vengeance de sa victime, effacer l'impureté. C'est pourquoi, disent les textes, ceux qui ne connaissent pas les formules, les non-initiés, ne doivent pas sacrifier. C'est sans doute de cette conscience des risques inhérents au sacrifice que naitront les développements postérieurs qui mettront au centre la "non-violence" ou plutôt l'a-violence, ahimsâ. Il ne s'agit pas ici de réflexion éthique, d'interrogation sur le bien ou le mal de l'acte de tuer, mais d'action rituelle efficace." Signalons que les peuples qui s'adonnent à ces pratiques croient en l'efficacité de la magie, des rites et des formules, et ils ne sont pas les seuls. Très longtemps, les Grecs, par exemple, accompagneront toujours leurs actes publics importants, qu'ils soient civils ou militaires, de procédures rituelles souvent longues et compliquées. 

"Pour échapper aux conséquences de la violence sacrificielle, ces textes liturgiques que sont les Brahamanas élaborent toute une rhétorique fondée sur la dénégation et la substitution ; du nombre des moyens mis en jeu pour dire que "il n'y a pas de mise à mort mais sacrifice et offrande", évoquons quelques-uns : la victime est consentante, elle s'offre elle-même et signe son acceptation (...), la victime est divinisée, elle devient objet de culte, elle est intégré au rituel, elle est sauvée et la sacrifier c'est la faire renaître dans un monde meilleur, et puis elle n'est pas réellement morte, on l'étouffe pour qu'il n'y ait pas de traces, le sacrifiant doit détourner le regard, enfin on distingue la langue des hommes et celle des dieux (...). Et puis on invente des substituts. Les textes rituels (notamment l'Aitareya-Brâhmana) expliquent que la victime est sacrifiée pour son medha, sa vertu rituelle et que celle-ci la quitte pour l'immolation. Ainsi la première victime, l'homme, a vu son medha le quitter pour entrer dans le cheval, puis dans la vache (...), puis dans la brebis et dans le bouc. La série animale se voir alors déniée par les dieux toute vertu rituelle et le medha entre dans la terre et de là dans le riz et l'orge. Ce sont donc les gâteaux de riz et les grains d'ordre qui deviendront les "victimes" sacrificielles, les offrandes qui seront données aux dieux, détruites par le feu du sacrifice. (...). 

L'immolation des animaux a donc été éliminée du sacrifice brahmanique solennel (ce qui ne veut pas dire de tous les sacrifices). Cependant, paradoxalement, l'image de la violence a perduré : même les offrandes végétales sont pensées comme mises à mort (...). Et dans le monde hindou contemporain, lorsqu'on offre un substitut végétal explicite, une noix de coco à la place d'un buffle, une courge à la place d'un bouc, on prend bien soit de les fracasser ou de les "décapiter" d'un coup de sabre...."

   Véronique BOUILLIER, en regard de ses explications sur la non-violence des renonçants (voir article La non-violence hindoue), indique bien que "la défense de l'ordre du monde peut aussi servir de prétexte à des formes violentes de répression sociale. Les basses castes et les intouchables ont de tout temps été en butte aux exactions des hautes castes pour les maintenir à leur place. la séduction d'une femme de haute caste par un homme de caste inférieure a été longtemps légalement punie de mort et si, de nos jours, la loi ne réprime plus cette union, la pratique sociale s'en charge et les journaux se font parfois l'écho de meurtres cruels. Ce sont aussi des meurtres, des viols, des bastonnades qui menacent, notamment au Bihar, les gens de basses castes qui osent protester contre leur exploitation ou refuser d'accomplir les services qui sont ceux de leur caste traditionnelle et qui souvent les stigmatisent comme impurs. Et si maintenant, grâce à la volonté égalitaire qui a été celle de l'État (laïc, rappelons-le), les temples ne sont plus interdits aux intouchables, les réactions des brahmanes ont souvent été virulentes et à Bénarès par exemple, les prêtres du temple de Vishvanâth ont retiré la statue du dieu qu'ils estimaient souillées par le regard de ceux que Gandhi avait appelés Harijân, "fils de Dieu" et qui préfèrent se nommes eux-mêmes Dalit ou opprimés."

    Sur la violence et l'ordre du monde, le devoir du roi, elle écrit que "la nécessité de la violence et sa légitimité sont reconnues par l'hindouisme dans sa vision hiérarchisée de la société et du dharma, du "devoir par lequel est assuré l'ordre du monde". Non seulement, elle utilise une formulation qui a le mérite d'appeler un chat un chat, nonobstant les nombreuses protestations qu'elle pourrait soulever chez beaucoup d'apologistes de l'hindouisme, notamment en Occident, mais elle donne une équivalence du terme dharma, parmi les nombreuses que l'on peut trouver dans la littérature, qui possède le mérite de se relier directement à la pratique socio-politique. "Si le renonçant, poursuit-elle, le brahmane, peuvent porter l'idéal de la non-violence, c'est parce que d'autres leur assurent cette possibilité, parce que le devoir des autres couches de la société est celui-là. C'est la tâche du roi et des ksatrya (guerriers) de faire respecter l'ordre (....). (La) protection assurée par le roi suppose le recours éventuel à la violence : le roi est celui qui manipule le danda, le bâton. Le sceptre royal est indissociable du bâton du châtiment et seule la crainte permet à l'ordre de régner. Ce "monopole de la violence légitime" s'exercer aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur : le roi exerce son contrôle à l'intérieur du royaume, il régule les relations entre les hommes et pour cela reçoit une part (un sixième) des révoltes ; il doit aussi exercer sa force à l'encontre des autres, des royaumes qui l'entourent et parmi eux des ennemis du dharma, de ceux qui ne respectent pas l'ordre du monde et menacent donc son pouvoir. Mais pas seulement, et l'Arthashâtra, le traité du bon gouvernement écrit par Kautilya, le droit à la conquête : le devoir du roi est d'étendre sa domination, d'agrandir son territoire, d'enrichir son pays, et cela souvent par des moyens qui peuvent nous sembler contestables sur le plan moral (et qui ont fait prendre Kautilya pour un précurseur de Machiavel) : intrigues, trahisons, espionnage (...). Mais ce roi dont le devoir inclut la violence doit être un roi juste, c'est-à-dire, affirmèrent les Brahmanes, un roi qui soumet tout au principe spirituel dont ils se réclament (...). La guerre est alors présentée comme un sacrifice royal, comme le sacrifice par excellence qu'offre le roi et où par le risque qu'il encourt d'être tué, il peut être à la fois sacrifiant et victime. Il offre sa propre vie, faisant alors le sacrifice idéal, celui où (....) il n'y a plus de substitut."

  Prenant le thème de la violence désintéressée, central dans la Bhagavad Gîtâ, le même auteur indique que "dans la chasse comme dans la guerre, c'est la passion qui est condamnable, c'est le désir qui aliène et enchaîne les hommes dans le cycle des renaissances. L'acte désintéressé (...) aussi violent soit-il, ne portera pas de fruit, n'aura pas de conséquences néfastes donc n'alourdira pas son lien à ce bas-monde marqué par la transmigration. Cette idée, tout-à-fait neuve par rapport au contexte sacrificiel, où celui qui offre un sacrifice, qui honore les dieux, le fait pour en récolter un bénéfice, en espérant une bonne récolte, un fils ou encore une meilleure renaissance. Mais avec le renonçant est apparue la figure de celui qui ne désire plus rien du monde, qui ne sacrifie plus, qui n'agit plus et qui pour cela se met à l'écart." A noter qu'il s'agit là d'un idéal, que le renonçant une une figure modèle, mais ce thème finit par imprégner l'ensemble de la société (mais certainement pas partout et toujours...) un peu comme le thème de la réparation des péchés en Occident et la figure du moine. Toutefois, ce texte sacré est de venu le livre canonique des mouvements contemporains d'unification d"e l'hindouisme. "La Gîtâ expose l'enseignement de Krishna à Ajurna, le héros Pândava, à la veille du combat qui va l'opposer à ses cousins, les Kaurava. Ajurna se refuse à tuer mais Krishna lui oppose son devoir de roi (...) et la nécessité d'agir conformément à son dharma mais sans désir personnel, sans en chercher un profit. Par l'action désintéressée, on peut, démontre Krishna, rester dans le monde tout en ayant l'attitude du renonçant. Et ajoute (le texte), ce qui importe c'est la bhakti, la dévotion envers Dieu.

Le modèle des avatâra mis en avant dans la Gîtâ va plus loin dans l'apologie de l'acte juste, conforme au dharma, en justifiant la violence de celui qui agit en fonction d'un bien supérieur, le rétablissement de l'ordre du monde. Le rôle de Vishnu qui avec Shiva est l'un des dieux dominants après la diffusion du Gîtâ, "est d'être celui qui préserve la création, qui sauve l'ordre du monde. Il s'incarne dans différentes personnes tout au long des siècles pour sauver ce monde d'un grand désordre, d'une grande catastrophe. Et cette incarnation prend souvent des formes très violentes, que nécessite le combat contre les forces hostiles. Véronique BOUILLIER cite, parmi les 10 avâtara canoniques, Narashima, l'homme-lion, qui sous cette forme mi humaine mi-bestiale décira le démon Hiranyakashipu de ses griffes et de ses crocs (car ce démon avait reçu du dieu Brâhma le privilège de ne pouvoir être tué ni par un homme ni par une bête!), Parashurâma, Râma à la hache, qui vint sur terre pour s'opposer aux ksatrya dont la puissance et la morgue étaient devenues telles qu'ils opprimaient et asservissaient les brahmanes, ce dernier mit tous les ksatriya à mort et rétablit l'ordre dharmique, c'est-à-dire la supériorité des brahmanes sur toutes les autres castes. "Ce rôle terrible de l'avatâra se comprend selon la conception que les hindous se font du temps et de l'univers, une conception cyclique qui voit se succéder de grandes périodes marquées chacune par une progressive dégénérescence de l'Âge d'or à l'Âge de fer (où nous sommes actuellement), suivi d'une énorme conflagration qui entraîne la disparition de l'univers et sa résorption avant qu'il ne soit créé à nouveau par Brahmâ. La dernière des incarnations de vishnu, Kalkï, celle qui est à venir, se produira à la fin (de notre Âge). Vishnu apparaitra monté sur un cheval blanc, le glaive à la main, il détruira par le fer tous les méchants et régnera sur les purs et les justes." D'ailleurs une croyance de ce genre est partagée par de nombreux peuples d'autres religions ; elle rappelle l'Apocalypse des religions monothéistes. "La croyance en la venue prochaine de Kalkî nourrit nombre de sectes messianiques contemporaines en Inde qui annoncent la destruction imminente d'un monde où règne le mal et dont seuls leurs dévots seront sauvés. 

La restauration violente de l'ordre du monde est aussi le fait de la Déesse. Connue sous des noms divers selon les aspects qui sont mis en valeur ou selon les époques et les régions, celle que l'on appelle le plus souvent Durgâ est apparue pour combattre le mal." Le mythe qui raconte son rôle, le Devî Mâhâtmya, célèbre poème puranique, fait partie de nombreux autres. "Les récits mythologiques hindous abondent en histoires de ce type où les dieux se trouvent amenés à accorder des privilèges qui menacent leur suprématie même, à ces Asuràs, ces démons, qui sont plutôt des anti-dieux, des rivaux de dieux, qui rêvent de leur arracher leur royaume. (...). Les formes terrifiantes de la déesse décrites dans ces récits "se prêtent à plusieurs lectures ; on y a vu une métaphore de la lutte que l'on doit mener contre l'ignorance et l'attachement au monde, contre l'enfermement dans les liens de la matière. On y a vu aussi une image maternelle, la déesse telle une lionne (...) qui défend ses petits, ses dévots, contre le mal. Beaucoup de cultes populaires reprennent ce motif et la déesse multipliée souvent en huit ou neuf (...) protège le territoire par un réseau de petits temples qui tissent autour des villages une ceinture de défense contre les forces dangereuses ou hostiles. Ces cultes, prenant alors le mythe au pied de la lettre, célèbrent la victoire sur le démon-buffle par une hécatombe : têtes de buffles et de boucs s'entassent sur les autels lors de la fête de Dasehra. Et la violence du sacrificateur parait plus grande encore lorsque pour donner du sang à la déesse qui en est friande, il incise le cou de l'animal pour le laisser lentement s'égoutter sur l'effigie."

Discutant de la violence paradoxale des ascètes guerriers, notre auteure rappelle que les renonçants font voeu de non-violence. "Lorsqu'ils sont initiés par leur maitre à leur nouvel état, dans lequel ils coupent tous les liens à la société (...) ils prononcent en même temps des formules d'engagement au renoncement, au célibat, à la non-violence (...). Et pourtant, la violence meurtrière est abondamment attestée dans les milieux ascétiques, au point même qu'à partir du XVIe siècle, les sectes créent en leur sein des sections d'ascètes combattants, les Nâgâ Sannyâsî ou les Nâgâ Bairâgî, selon qu'ils sont shivaïtes ou vishnuites. La justification de cette attitude nous est connue, c'est celle de l'avâtara et de la restauration du dharma. Les ascètes prennent les armes pour défendre l'ordre hindou menacé par la conquête musulmane et pour se défendre eux-mêmes (...) contre les "faqirs"", les ascètes musulmans (voir l'article de l'auteure dans La violence des non-violents ou les ascètes au combat, dans Violences et Non-violences en Inde, Editions de l'EHESS, collection Purusârtha, n°16, 1994). (...)" La belle reconstruction sur la défense des croyances et des biens de ces sectes des deux grandes tendances de l'hindouisme, conforme à l'idéologie du dharma, "laisse de côté un fait saillant de tous les témoignages historiques : l'extrême violence des confrontations entre renonçants hindous de sectes différentes ou même de fractions différentes au sein de la même secte. (...) Toutes les dérives deviennent possibles et c'est ce qui s'est passé notamment au XVIIIe siècle en Inde où les ascètes ont formé de véritables corps d'armée, s'engageant au service de souverains rivaux. (...) Plus paradoxal encore, le Nawab, le souverain musulman du royaume d'Oudh (qui recouvrait à peu près les États d'Uttar Pradesh et du Bihar actuels) avait pour principal chef militaire un ascète guerrier (hindou), un Nâgâ Sannyâsî, qui combattit pour lui les armées hindoues du royaume Marathe. Cette période d'anarchie et d'engagement violent des ascètes culmina au Bengale dans ce qui a été appelé la "rébellion Sannyâsî" où les Nâgâ entrèrent en rébellion ouverte, avant tout pour des raisons économiques, contre la East India Company, la Compagnie des Indes, tête de pont de la colonisation britannique à la fin du XVIIIe siècle. (...) Mais petit à petit, la pax britannica désarma les ascètes guerriers qui se sédentarisèrent et adoptèrent des activités plus paisibles."

Toutefois, ce mélange explosif de violence guerrière et d'ascèse spirituelle a une grande postérité idéologique. "Le thème des ascètes, explique encore Véronique BOUILLIER, qui prennent les armes, inspire les révolutionnaires et les nationalistes et parmi eux le célèbre écrivain bengali Bankm Chandra Chatterjee, qui transpose dans son roman paru en 1882, Ananda Math (Le monastère de la félicité), la révolte inorganisée des Sanyâsî en utopie libératrice, résistance à tous les occupants, musulmans ou britanniques. Ce roman aura un retentissement considérable (...)." Pour le combat de la libération, nombreux sont ceux qui appellent à la violence.

A la suite de Sri AUROBONDO (1872-1950), les revivalistes hindous comme TILAK vont s'employer à justifier contre GANDHI l'usage de la violence. "L'alliance d'un entrainement physique, martial et d'un engagement spirituel représente un idéal pour le Rashtriya Swayamensevak Sangh (RSS) et dès la première amorce de fondation du mouvement en 1920 par Hedgewar, celui-ci adopte tout un code de comportement et une symbolique qui doivent beaucoup au modèle des ascètes guerriers : le port du trident et le vêtement ocre, le culte du dieu Hanuman (dieu si,ge exalté pour sa force et l'abnégation avec laquelle il l'emploie pour défendre le dharma et combattre les démons, notamment Râvana, le ravisseur de Stâ dans le Râmâyama), la fidélité au guru et à l'organisation, la valorisation du célibat et de l'austérité, l'exclusion des femmes (au moins au début), l'égalité de tous. Après un temps d'arrêt qui suivit la mort de Gandhi assassiné par un membre du RSS et donc l'interdiction du parti, celui-ci ne cesse d'étendre son emprise et de contaminer la société indienne. Il a réussi à trouver une caution spirituelle à son entreprise en suscitant la création de la Vishva Hindu Parishad (VHP) en 1964, mouvement censé réunir l'ensemble des leaders religieux, chefs spirituels, supérieurs de monastères et sadhus autour d'un projet commun de défense de l'hindouisme." 

Véronique BOUILLIER évoque ensuite les relations ambiguë entre le nationalisme et l'hindouisme, ceci depuis les débuts du mouvement contre l'occupation Britannique au XIXe siècle. Des partis qui se réclament de tel ou tel courant de l'hindouisme, dans un État à la Constitution laïque, utilisent les mêmes symboles (la vache notamment) que dans cette période passée, pour promouvoir des programmes politiques, souvent tournés contre les communautés musulmanes et chrétiennes. A l'occasion d'émeutes aux origines souvent économiques et sociales, surgissent des revendications autonomistes et communautaires au nom de la défense du dharma. 

 

Des trajectoires de l'a-violence

   Dans une contribution consacrée aux trajectoire de l'a-violence, Jackie ASSAYAG explique que "contrairement à l'image convenue de l'ashram composé de renonçants-ascètes, confrérie de solitaires uniquement préoccupés du salut, on sait que les saints indiens, gourous, sâdhu ou sannyâsin, ont souvent été des commerçants aussi bien que des combattants. A l'époque moderne, ils contrôlaient à ce titre les réseaux commerciaux du nord de l'Inde. Ainsi les gosain (sivaïtes) et les bairâgî (vishnouites) ont-ils exercé une large influence politique en tant que marchands, banquiers et, de façon plus décisive encore, comme renonçants-soldats ; la violence meurtrière de ces ascètes est d'ailleurs abondamment attestées dans les chroniques. 

C'est à partir du XVIe siècle que les principales sectes créèrent en leur sein des sections d'ascètes-combattants (....). Leur organisation dans des régiments et des armées, affiliées à des ashrams ou des monastères, est un développement du XVIIIe siècle qui témoignait des liens qu'ils entretenaient avec les communautés religieuses et l'ensemble de la société." Jusqu'à aujourd'hui, les ascètes-combattants sont organisés dans des sections importantes de certains ordres monastiques hindous. "Ce sont les troupes de l'armée coloniale britannique qui les premières domestiquèrent et désarmèrent les renonçants, au fur et à mesure de la conquête de ce qui allait devenir le territoire pacifié, cadastré et administré des indes. (...). (Ces) ordres monastiques et autres sectes indiennes ont progressivement renforcé leur lien de solidarité avec les leaders et les politiciens les plus en vue, en particulier à la faveur du développement de l'Indian National Congress, le parti nationaliste dominant.  (...) Bien malgré elle, la Pax Britannica incita les gourous à subordonner le loyalisme des "transmissions religieuses" au nouvelles formations politiques ; celles-ci le firent souvent sous le chef de l'idéal vishnouiste (modernisé) de l'égalité et de la réforme sociale."

Toute l'histoire des luttes d'indépendance peuvent être éclairées par l'opposition, traduite en mouvements organisés et en actions collectives massives, entre l'ashram de l'amour du Mahatma GANDHI (1869-1948) et l'ashram de la haine de Vinayak Dâmodar SARVAKAR (1883-1966), opposition qui pèse ensuite lourdement sur la construction de l'imaginaire national hindou. 

"La désormais dite "spiritualité indienne", entendons : un hindouisme passablement idéalisé, devint aussi cruciale pour la formation de la conscience nationale, de celle de l'État et de la citoyenneté. Mais la tentation de fonder ce nouvel État-nation sur un substrat ethnico-religieux fut exorcisé dans les années qui ont suivi l'indépendance, en dépit de la constitution simultanée du "Pays des Purs (musulmans)", le Pakistan, d'ailleurs instauré par des laïcs convaincus... Les classes dominantes de la bourgeoisie liée au parti du Congrès cherchèrent en effet d'abord à légitimer leur pouvoir dans des termes laïcs, en dehors du cadre du patronage des institutions religieuses. L'antipathie bien connue de Nehru pour les leaders religieux et leurs institutions les maintint à distance de la plate-forme politique officielle du Congrès durant presque deux décennies. Parce que l'Inde est une société multiculturelle, les législateurs de l'Etat procamé secular élaborèrent une idéologie de "l'unité dans la diversité", pour reprendre la formule officielle, au risque de rassembler dans la nation moins des citoyens que des communautés.(...) De Gandhi à Nehru, le discours politique fut donc moins laïcisant que destiné à promouvoir une culture commune de l'Inde, en termes de pluralisme religieux, les différentes religions n'étant que les réfractions de la grande spiritualité indienne." Comme dans les années 1960, la notion de sécuralisme était largement interprétée comme l'obligation pour l'État de supporter toutes les religions, suivant leur importance numérique, le plus grand soutien alla vers l'hindouisme. "Ainsi l'État n'a t-il pas su toujours tenir l'équilibre entre l'objectif d'intégration des minorités religieuses non hindoues et la tentation de les exclure. (...) A vouloir faire coïncider les perspectives nationalistes avec la construction communautaire plutôt hindoue qu'indienne, et à favoriser le sentiment d'appartenance au sein d'une forme agressive de patriotisme, le pouvoir politique consolida l'idée d'unité culturelle de la nation au détriment du fonctionnement démocratique. La volonté de renforcer l'harmonie communautaire ne s'effaça donc jamais tout à fait devant la mise en avant de références hindoues, souvent inspirées du modèle de l'ashram. En usant de symboles et de rituels hindous aux différents échelons de l'État, les responsables de ce dernier n'évitèrent pas toujours de les mettre au service d'un plébiscite continu, conférant un caractère de plus en plus théologico-politique au régime démocratique et parlementaire de type westminstérien. Facteur aggravant après 1960 : un nombre accru de politiciens, de bureaucrates, d'hommes d'affaires et de groupes professionnels ou d'intérêt, qui étaient favorables aux usages politiques de l'idéologie religieuse et au loyalisme subséquent, se sont compromis avec des organisations conduites par des sâdhus, des sannuyâsin, des svâmi et des gourous. Certains, très puissants parce qu'ils descendaient de lignages prestigieux dirigeant des monastères fort anciens, d'autres parce qu'ils régnaient sur des empires de dévotion qui fonctionnaient comme des entreprises de collecte de fonds ; quelques-uns enfin parce que, à la pointe du "renouveau religieux", ils avaient introduit des idées et des pratiques dans la ritualité et les relations sociales plus conformes aux aspirations des nouvelles classes moyennes (...)." Depuis les années 1980, le programme nationaliste hindou domine le débat public. De plus en plus de responsables religieux participent aux élections et émergent de véritables programmes politico-religieux et les gourous, avec le développement du capitalisme transnational en Inde sont devenus aussi puissants que des syndicats. Ils sont devenus, faux ou authentiques gourous, des acteurs clés dans le monde des affaires et de la politique de la spiritualité, dans laquelle puise encore volontiers l'idéologie officielle de l'État.

 

     Du coup, les conflits politiques ont une tonalité religieuse et vice-versa, et cela au grand jour, par partis politiques officiels interposés, non sans violences, non seulement dans les heurts intercommunautaires (hindous), mais également à l'occasion d'"incidents" ou de débats autour de la position de la femme ou de certaines réformes sociales qui mordent sur un système des castes, qui s'il est amoiNdri et poreux (il est devenu dans certaines villes très poreux...), constitue toujours un élément important de la société indienne. 

 

Véronique BOUILLIER, La tradition hindoue et la violence, dans La Violence, Ce qu'en disent les religions, Les Éditions de l'Atelier, 2002. Jackie ASSAYAG, les trajectoires de l'a-violence : de l'ashram à la nation (hindoue), dans De la Violence II, séminaire de Françoise HÉRITIER, Odile Jacob, 2005.

 

RELIGIUS

 

Relu le 3 septembre 2021

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3 décembre 2013 2 03 /12 /décembre /2013 13:49

      Comme  toute étude sur l'hindouisme, l'examen des différentes relations entre Hindouisme et Guerre doit tenir compte du fait que nous regroupions toujours sous ce thème de multiples sagesses dont un des éléments communs est de prospérer dans le sous-continent indien et de faire référence, suivant bien des acceptions différentes, aux mêmes grands textes sacrés. L'unité profonde est constituée toutefois de la recherche de l'Absolu, la recherche de l'harmonie cosmique qui anime toute l'ambiance religieuse. Encore faut-il dire que les différentes expressions de cet absolu émanent très souvent, même si elle est plus ou moins partagée, et notamment à l'époque contemporaine, d'une des quatre castes classiques, celle des Brâhmanes, le terme caste, encore une fois, recouvrant suivant les régions de l'Inde des réalités bien différentes. C'est toutefois face à ce qui s'exprime dans les textes, et dans la tradition orale, dont certains éléments perdurent toujours, et dans les différents apprentissages, que l'on peut comprendre les relations entre Hindouisme et Guerre. 

 

Guerre et violence dans l'hindouisme

   Pierre CRÉPON explique que face à la guerre et à la violence, "l'hindouisme reste fidèle à lui-même et à sa diversité. Il ne faut point s'attendre à une attitude unique, une position simple et tranchée (d'autant qu'il n'existe, rappelons-le ni doctrine officielle, ni autorité centrale religieuse, ni prêtres certifiés pour tous...) dont on suivrait scrupuleusement l'évolution historique. Certes, on retrouve dans les mythes et les rites, surtout aux époques anciennes, quelques uns des thèmes classiques communs à toutes les civilisations traditionnelles. L'élément qui émerge avec le plus de vigueur demeure néanmoins la multiplicité des réponses : quoi de commun, au premier abord, entre indra, le dieu guerrier, et l'ahimsà, cette pratique où le refus de tuer est poussé à ses ultimes conséquences, entre Shiva, le dieu destructeur dont le nom signifie le Bienveillant, et le message de la Bhagavad-Gîtâ, où Krishna choisit un champ de bataille pour délivrer l'un des plus extraordinaires enseignements religieux de l'Histoire de l'humanité?" Dans ce foisonnement intense de dieux et de rites, "il n'est possible d'évoquer que des positions exemplaires qui donnent un aperçu des multiples réponses dont dispose l'hindouisme. Par-delà cette diversité, il apparait ainsi que chaque attitude proposée illustre une démarche qui permet à l'homme religieux de transcender la guerre, c'est-à-dire d'utiliser la guerre comme moyen de progression spirituelle." 

  Dans la suite de son exposé, Pierre CRÉPON reprend cette théorie de nos jours contestée selon laquelle la civilisation indienne est "le fruit de la rencontre de deux grandes traditions : la première représente l'apport des Aryens, nomades indo-européens qui colonisèrent l'Inde du nord au IIe millénaire avant notre ère, la seconde est issue de l'Inde pré-aryenne, à vocation agricole, et constitue sans doute elle-même d'uns synthèse entre la civilisation urbaine de l'Indus, déjà parvenue à un haut degré d'évolution au IIIe millénaire, et des couches de populations plus primitives. La participation respective de ces deux traditions à la future synthèse hindouiste demeure difficile à définir avec précision, mais on s'accorde généralement à attribuer à chacune d'elle quelques-unes des grandes tendances de la religiosité hindoue."  Plutôt que de mettre en regard deux influences différentes, et même de proposer une vision alternative à cette théorie de l'invasion aryenne, il est préférable d'examiner tout simplement ce que proposent des textes comme les Véda, en n'y cherchant pas pour autant des traces d'Aryens ou d'invasion.

 

La prédominance d'Indra dan les textes

Dans ces textes, "Indra apparait nettement comme la divinité majeure. Indra représente en effet selon la vieille idéologie tripartite des Indo-Européens - souveraineté magique et juridique, guerre, fécondité et prospérité économique - la deuxième fonction, c'est-à-dire la fonction guerrière. Néanmoins, à l'époque védique, lndra s'est hissé au sommet du panthéon divin, il est devenu le roi des dieux, celui qui vainquit le dragon Vrita et, à ce titre, le dieu le plus fréquemment cité dans les hymnes védiques. Par ses qualités de guerrier et de démiurge, Indra s'est donc imposé comme le dieu de prédilection des nomades indo-européens s'installant en conquérants sur le territoire indien (On n'y échappe décidément pas...). De nombreux chants louent sa force et sa violence alors que ses combats servent de modèles aux batailles que les Aryens (encore!) mènent pour conquérir le pays."  

La religion met en tout cas au service de la guerre tout un ensemble de rites, d'incantations et autres malédictions... "Profondément ritualiste, la religion védique avait (...) élaboré tout un système de cérémonies sacrificielles, généralement accomplies par les membres de la caste sacerdotale des brahmanes qui justifiaient ainsi leur prééminence dans la société. Parmi ces cérémonies, le rituel du "sacrifice du cheval" prenait la première place.(...). L'intérêt du "sacrifice du cheval" réside (...) dans l'association entre la force guerrière et les autres forces de la nature qu'il met en valeur. Par ce rapprochement, il permet de revenir à une vocation religieuse d'Indra qui n'apparait pas quand on le cantonne dans son rôle de guerrier. Car Indra n'est pas seulement le dieu de la guerre, mais il est aussi celui qui se rend ivre avec le soma, le breuvage magique qui permet d'accéder à des éclats de conscience extatique, et celui qui séduit et féconde les femmes. La violence et la guerre apparaissent alors étroitement liés au pouvoir magique d'une part, à la fécondité et la prospérité d'autre part. De ce fait, les trois fonctions de l'idéologie indo-européenne se révèlent dans leur interdépendance fondamentale : dans le pouvoir magique gît la source de la force du pouvoir temporel, lui-même garant de la prospérité.

Par les relations qu'Indra entretien avec les différents secteurs de la vie, la divination de la force guerrière prend donc une signification nouvelle. La civilisation guerrière des Aryens (décidément!) de l'Inde sacralise la force violente au point de la transformer en source de vie, tout comme la classe guerrière assure le maintien et le développement de la richesse par des conquêtes incessantes (...)." De plus, l'exaltation de la violence se réalise par l'intermédiaire de procédés qui relient le déchaînement de la force à des pratiques extatiques et ascétiques. Il s'agit d'une part de la consommation de soma, et d'autre part de la technique ascétique  des "tapas" qui permet d'augmenter la chaleur interne du corps. Ces techniques se retrouvent d'ailleurs chez les autres peuples indo-européens et des termes comme furor, ferg, wut, qui s'empilent dans un contexte valorisant l'héroïsme des guerriers, désignent justement l'"échauffement", la "chaleur extrême", la "colère". 

Par la suite, Indra perdra de son importance et dès l'époque classique ce seront d'autres grandes divinités - Shiva, Vishnu, la Grande Déesse - qui se partageront la ferveur des Hindous. Néanmoins, Indra reste particulièrement intéressant car il permet de saisir la valorisation religieuse de la violence effectuées par les Aryens (again!) à l'époque védique et, par là même, de mieux comprendre les systèmes religieux des autres peuples indo-européens." C'est un des aspects méthodologiques, soit dit en passant, qu'adopte un auteur comme Mircea ÉLIADE. "Par ailleurs, en Inde, Indra demeure le symbole de la première interprétation religieuse de la guerre qui rend d'autant plus significatives les positions postérieures. Encore une fois, oublions (provisoirement) les Aryens et attachons-nous au fait que c'est sans doute surtout de l'intérieur même de la civilisation de l'Indus que bouillonnent des contradictions. D'ailleurs, les Véda ne disent pas autre chose...

 

L'importance de Shiva

     L'origine de Shiva "demeure relativement obscure, poursuit Pierre CRÉPON. D'une part, il apparait dans la littérature védique d'inspiration aryenne sous le nom de Rudra en tant que dieu redoutable (...). D'autre part, il incarne un type de religiosité pré-aryenne (on ne s'en lasse pas!) et certains le reconnaissent dans la figure d'une divinité représentée sur des sceaux de la civilisation de l'Indus." Passons sur  ce partage... "Quoi qu'il en soit, Shiva, à l'époque classique, se manifeste sous plusieurs aspects. En tant que destructeur, il est Bhairava, "l'Effroyable", Hara, "le Ravisseur" ou encore Kâla, c'est-à-dire le Temps et la Mort. (...) Mais Shiva est aussi le "Bienveillant", le "Protecteur". Plusieurs légendes illustrent ce rôle bénéfique, notamment lorsqu'il offre son front au Gange tombé du ciel pour amortir le choix que le fleuve risquait d'infliger à la terre.

D'autre part, Shiva est aussi le Maître du yoga, le Mahâyogi, celui qui demeure, le corps couvert de cendres, assis en posture de yoga sur un pic de l'Himalaya. L'iconographie a popularisé une telle image de lui avec sa tresse d'ascète enroulée au sommet de sa tête, son troisième oeil ornant son front,et son collier de crânes humains pendant à son cou.

Enfin Shiva se voit symbolisé par le linga, le signe phallique, manifestation de sa force vitale. Et il se produit en tant que maître de la grande danse cosmique qui par son rythme détruit et cré le monde. 

Ces diverses manifestations de Shiva auxquelles il faudrait ajouter d'autres caractéristiques, expriment une réalité religieuse parfaitement cohérente où l'aspect destructeur, violent, apparait comme élément indissociable d'un ensemble qui, dans sa totalité, n'est nullement négatif. En fait, l'interprétation de ce que représente Shiva peut être faite de multiples façons et de nombreuses sectes shivaïstes ont chacune adopté des positions différentes."

Parmi ces positions, Pierre CRÉPON choisit de n'en présenter que deux, celle de Alain DANIÉLOU (Shiva et Dionysos, Fayard, 1979) et celle de Jean HÉBERT (L'Hindouisme vivant, Laffont, 1975).

Alain DANIÉLOU désigne par le terme de Shivaïsme la religion de la nature d'origine pré-aryenne (sic) : "Le principe de Shivaïsme est qu'il n'existe rien dans l'univers qui ne fasse partie du corps divin. Tous les objets, tous les phénomènes naturels, les plantes, les animaux, mais aussi les aspects de l'homme peuvent être des points de départ pour nous rapprocher du divin", écrit cet auteur. C'est pourquoi la violence, la destruction sont aussi des aspects de Shiva car elles existent et il ne servirait à rien de les nier. "Tout ce qui naît doit mourir. Le principe de la vie est donc associé au temps, c'est-à-dire au principe de la mort. Le dieu créateur est aussi le dieu destructeur. La vie se nourrit de la mort. Rien ne vit, qu'en détruisant, en dévorant d'autres vies. Shiva a donc aussi un aspect terrifiant." Il faut donc admettre la réalité du principe de destruction, comme l'existence de certaines inclinations destructrices dans l'être humain. Les rites violents du shivaïsme, tels que la pratique de sacrifices humains aux époques anciennes, "reflètent certaines tendances de l'être humain, certains aspects de la nature du monde qu'il est imprudent d'ignorer. Ils font partie de l'inconscient collectif et risquent de se manifester sous des formes perverses, si nous n'osons pas les affronter. Nous considérons avec horreur les "crimes" de certaines sectes fanatiques sans voir le rapport qu'elles ont avec les génocides, les guerres, les destructions d'espèces animales que nous acceptons trop facilement (...). Il nous faut prendre conscience de nos responsabilités et les partager avec les dieux qui ont conçu le monde tel qu'il est, et non pas tel que nous feignons de croire qu'il devrait être". 

Jean HEBERT, qui suit l'opinion des maîtres hindouistes contemporains, et notamment celle de Shri AUROBINDO, propose une autre explication. Selon lui, pour comprendre comment s'articulent l'action destructive et le caractère bienveillant de Shiva, "il suffit de rappeler que dans la conception hindoue (...) le but de la vie est de progresser spirituellement et qu'il faut donc constamment substituer en soi quelque chose de meilleur à quelque chose de moins bon. Or pour cela, il faut d'abord éliminer, c'est-à-dire détruire dans notre conscience ce qui doit faire place à ce qui va le remplacer." Le principe destructeur de Shiva doit donc se lire au niveau spirituel : ce sont nos passions pour ce monde éphémère, nos illusions qu'il s'agit de détruire. De plus, en tant que maître du yoga, Shiva enseigne aux hommes le moyen de s'élever spirituellement. Enfin, "l'action simultanément destructrice et yogique de Shiva a pour conséquence inévitable une re-création", et cette succession continuelle de destruction/re-création se trouve exprimée par la danse cosmique.

 

Le Bhagavad-Gitâ

  Le Mahabharata renferme un texte dont tout le monde s'accorde à penser qu'il constitue le sommet de la pensée religieuse indienne et l'une des plus extraordinaires réalisations de la pensée universelle : le Bhagavad-Gitâ. le Gitâ relate le dialogue entre Krishna, le dieu incarné, et Arjuna, l'un des princes guerriers, sur un champ de bataille avant que ne s'engage le combat. La bataille qui va se dérouler alors est la conséquence de l'opposition entre deux lignées apparentées, les Kauravas et les Pândavas, qui luttent pour la succession de Dhritarâshtra, le vieux roi des Kurus. Dans ce dialogue, Ajurna est traversé de doutes sur la conduite à tenir : on y retrouve le thème des frères ennemis, de la place des actions dans le monde, les conséquences des actes futurs, les enchaînements entre actes passés, présents et futurs, les contradictions entre devoirs social et moral, la réalité du monde vécu. Krishna répond à ces doutes : l'action engendrant l'action, il est impossible de rester sans agir. Quel que soit l'intention, il est nécessaire de toute façon d'agir. La seule façon d'agir justement est de ne pas bénéficier des fruits de cette action. Celui qui abandonne le fruit de l'action, pratique l'abandon véritable. Celui qui mène à la Délivrance du cycle infernal des existences. Krishna détaille longuement la pratique de la transmutation de l'acte en sacrifice (techniques yogiques). Le succès même de l'action réside dans l'abandon de ses fruits. La guerre n'est pas envisagée sous l'angle du problème moral. L'idéal est l'état de paix, de paix intérieure mais aussi dans le monde social, et par ailleurs l'esprit de tolérance qui imprègne la Gîtâ toute entière. Mais l'enseignement de Krishna demeure réalité et il sait que face à la réalité du karma, les souhaits d'un moralisme idéaliste ne restent que des voeux pieux. Dans une telle situation de doute (celui de Arjuna), le Gîtâ s'efforce d'apporter un moyen de réalisation spirituelle qui soit en accord avec la réalité. Aussi cet enseignement religieux constitue une invitation à combattre, à combattre avec désintéressement, condition à la fois de la réussite de l'action et de la rédemption de l'acteur. Bien entendu, cette philosophie est indissociable d'un ensemble de pratiques (yoga, dévotion) qui permettent de mettre en oeuvre véritablement le non-attachement. 

 

Quelle influence des questions tirées des textes sacrés?

       Après avoir examiné les fondements de la non-violence hindouiste, en dehors de visions qui parfois brouillent passablement les idées quant à la réalité des relations entre hindouisme et guerre, Pierre CRÉPON pose la question de l'influence des diverses conceptions tirées des textes sacrés, mais également de la pratique ancestrale, "ont eu sur le déroulement des guerres dans l'Histoire de l'Inde.

Une chose est certaine : cette Histoire a été passablement mouvementée à la suite des invasions successives venues pour la plupart du nord-ouest (Aryens, Grecs, Arabes, Mongols et Anglais), et de la fragmentation des États à l'intérieur du sous-continent indien (en dehors des époques d'hégémonie impériale). D'autre part, il est aussi indéniable qu'une atmosphère religieuse qui laisse une si large place à la guerre, sans lui opposer de conviction morale trop affirmée, ne facilite pas les moeurs pacifiques. Aussi bien, il semble que la vieille idéologie guerrière indo-européenne, vivace chez les guerriers et les brahmanes, ainsi que les cultes orgiastiques et sanglants du shivaïsme, et un certain cautionnement de la guerre contenu dans le plus grand texte de la philosophie indienne, aient plutôt avivé les tensions destructrices latentes dans le contexte politique de l'Inde. Certes l'hindouisme n'a jamais lutté et massacré pour convertir les étrangers à sa religion comme l'ont fait le christianisme et l'islam. A l'intérieur de l'Inde même, cependant, le fanatisme a largement eu cours : contre le bouddhisme, contre l'Islam (mais dans ce cas, il s'agissait de la réponse à une agression caractérisée), et aussi entre des sectes rivales. Ainsi les modèles exemplaires que constituent quelques unes des grandes réalisations spirituelles de l'hindouisme (...) ne doivent pas faire oublier que la grande majorité de ses adeptes n'a certainement vu en eux que l'aspect qui justifie la violence et la guerre."

 

  Même si l'hindouisme se caractérise par l'absence de prosélytisme, (absence liée au sentiment d'appartenance, d'identité, de l'hindou à sa famille, à son groupe, à sa caste, d'une manière assez exclusive, confinant à un sentiment d'élection, même si les aspects matériels sont sur le plan de la situation sociale, très négatifs), l'existence des différentes sectes attachées à des pratiques qui peuvent être exclusives les unes des autres, rattachées également à des pouvoirs politiques précis, la liaison forte entre la caste religieuse et la caste guerrière, et cela tout au long de l'Histoire de l'Inde, la pression exercée pour le maintien d'inégalités fortes (une grande masse d'Intouchables pas forcément toujours soumis à leur condition...) cautionnées par le système religieux, cette pensée spirituelle tend à favoriser l'expression de la violence, armée ou non, guerrière ou non. Toutefois, le mouvement général contre les tendances ritualistes fortes de l'hindouisme, l'influence du bouddhisme et du jaïnisme, voire du christianisme et de l'Islam, le fait que les princes hindous soient régulièrement submergés par les forces militaires ou politiques étrangères, les empêchant ainsi de remplir le pacte entre l'allégeance et la protection, la puissante idéologie de la non-violence dans certains secteurs de la société, même avec ses aspects ambivalents, tout cela fait que l'hindouisme, notamment sur sa position envers le sacrifice, évolue dans un sens général moins guerrier. Mais l'hindouisme est si pluriel que des tendances très diverses s'y manifestent, tendances qui s'échelonnent du refus de la guerre et de la violence (même envers les animaux) au fanatisme violent le plus épuré, souvent exploité par les différentes forces étrangères d'occupation, qui constituent parfois des troupes religieusement homogènes à leur service. L'histoire récente, de l'indépendance acquise par le déploiement d'activités non-violentes massives à l'hindouisme nationaliste, à l'attitude extrêmement agressive envers le Pakistan musulman, sans parler des attitudes très ambigües du pouvoir politique indien vis-à-vis des différentes ferveurs populaires (tentation d'établissement parfois d'un hindouisme nationaliste, contrecarrée par la vivante Constitution laïque de la République de Inde...), le montre bien. L'existence d'ailleurs de multiples tensions, entre "ethnies religieuses", entre nationalismes régionaux, entre classes sociales toujours entremêlées au système des castes (donnant une situation politico-économique parfois très compliquée), empêche des études sereines en Inde même sur la place de l'hindouisme dans le système de pensée militaire par exemple.

 

 

 

Pierre CRÉPON, Les religions et la guerre, Albin Michel, 1982.

 

RELIGIUS

 

Relu le 4 septembre 2021

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