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28 janvier 2009 3 28 /01 /janvier /2009 15:43
   4  Marxismes et linguistiques
     
          Les approches marxistes de la linguistique, à l'instar de la stratégie, ont suivi une évolution qui part de la contribution à la lutte des classes à la consolidation de l'Etat soviétique. C'est en dehors de la sphère d'influence soviétique que s'élaborent les conceptions les plus fructueuses.
Comme l'écrit Françoise GADET dans le Dictionnaire Critique du Marxisme : "le marxisme laisse difficilement place à une réflexion sur les discours et cède souvent à la tentation d'affirmer le primat du sens sur la forme, situation d'autant plus paradoxale que, on le sait, MARX travaille le primat de la forme dans les rapports de production." Ce jugement final sévère ne doit pas faire oublier la richesse de certaines approches marxistes. C'est en tout cas cette richesse que veut mettre en évidence Louis-Jean CALVET, en mettant en avant les approches de Karl MARX, Friedrich ENGELS, Paul LAFARGUE et STALINE, dont il fait publier les textes éclairants. Dans une introduction à ces textes, il indique leurs différentes logiques qui marquent bien les spécificités des apports marxistes à la linguistique. Pour le non-spécialiste, c'est en termes clairs que l'auteur de Marxisme et Linguistique expose leurs conceptions.

        Pour Françoise GADET comme pour Louis-Jean CALVET, Karl MARX et Friedrich ENGELS ne traitent du langage que dans la reprise de problèmes relativement classiques, comme l'origine du langage (La Dialectique de la nature d'ENGELS) ou de problèmes philosophiques, comme le rapport entre langue et pensée.
   On trouve dans L'idéologie allemande de Karl MARX, des réflexions sur le langage, à propos de l'idéologie en général : "Le langage est la conscience réelle, pratique, existant aussi pour d'autres hommes, existant donc alors seulement pour moi-même aussi et, tout comme la conscience, le langage n'apparaît qu'avec le besoin, la nécessité du commerce avec d'autres hommes." "La conscience est d'emblée un produit social et le demeure aussi longtemps qu'il existe des hommes." "La division du travail ne devient effectivement division du travail qu'à partir du moment où s'opère une division du travail matériel et intellectuel. A partir de ce moment, la conscience peut vraiment s'imaginer qu'elle est autre chose que la conscience de la pratique existante, qu'elle représente réellement quelque chose sans représenter quelque chose de réel. A partir de ce moment, la conscience est en état de s'émanciper du monde et de passer à la formation de la théorie "pure", théologie, philosophie, morale, etc." Trois moments, "la force productive, l'état social et la conscience, peuvent et doivent entrer en conflit entre eux car, par la division du travail, il devient possible, bien mieux il arrive effectivement que l'activité intellectuelle et matérielle - la jouissance et le travail, la production et la consommation échoient en partage à des individus différents (...)".
Dès le départ de la réflexion marxiste, le langage et l'idéologie sont liées dans la même dynamique sociale.
      Gueorgui PLEKHANOV (1856-1918), ce révolutionnaire et théoricien marxiste russe, compagnon à ses débuts de LENINE, lance véritablement la réflexion sur le langage comme activité idéologique, mais c'est la question de l'idéologie qui le préoccupe (La conception matérialiste de l'histoire, 1897 ; Les questions fondamentales du marxisme, le matérialisme militant, 1908-1910).

      LENINE ne donne que quelques remarques sur le langage, sans conséquences par la suite (Matérialisme et empiriocriticisme), qui approfondit seulement la notion de reflet que serait le langage par rapport au réel.
     BAKHTINE (1895-1975) et VOLOCHINOV (Le marxisme et la philosophie du langage, 1929), proposent de nombreux travaux sur le lien entre langue et marxisme. La parole est le moteur des changements linguistiques et il est impossible d'étudier la langue séparément de l'expression concrète et de l'énonciation, mais elle n'est pas le fait des individus : les individus sont animés par l'expression linguistique dans un champ de force social où ils sont entièrement plongés. (Rappelons que c'est Pierre BOURDIEU qui fit éditer en France ce livre en 1977). Le discours est l'arène où s'affrontent les "accents sociaux" contraires, expression des conflits de classe, à l'intérieur du même système linguistique. Mais classes et communautés linguistiques ne se recouvrent pas. La communication verbale, inséparable des autres formes de communication, implique conflits, rapports de domination et de résistance, adaptation ou résistance, utilisation de la langue par la classe dominante pour renforcer son pouvoir. A des différences de classes peuvent correspondre des différences de registre ou même de système linguistique, mais à l'intérieur d'un même système. En se basant sur une analyse stylistique de l'oeuvre de DOSTOEVISKI, BAKHTINE et VOLONICHOV trouvent des éléments qui alimentent les conflits sociaux. Pour eux, la réalité des phénomènes idéologiques est la réalité objective des signes sociaux. Les lois de cette réalité sont les lois de la communication sémiotique qui sont directement produites par l'ensemble des lois sociales et économiques. La réalité idéologique est une superstructure située directement au dessus de la base économique.
    Les évolutions dramatiques de la situation politique en Union Soviétique amènent l'école linguistique de Nicolas Yacovlevich MARR (1865-1934) à devenir le guide officiel en matière de langues. Le fondateur de cette école fonde la "japhétidologie", pure "science marxiste" débarrassée des apports "bourgeois". Il fait remonter l'origine des langues à une source antérieure à l'indo-européen, et postule une origine commune aux langues caucasiennes, sémitiques-hamitiques et basques (et plus loin un "protolangage à base de quatre exclamations aurait existé). A une origine gestuelle aurait succédé, lors de la désagrégation de la société primitive (communiste comme il se doit), une monogenèse à partir de ces quatre éléments. Une langue est une superstructure, reflet exact de la base économique, et une société de classes connaît des langues de classe. Les langues d'une même classe de pays différents auraient plus de points communs que les langues de classes différentes dans une même langue. Ce "fait" laisse espérer l'avènement d'une langue universelle dans une époque où le socialisme a triomphé dans tous les pays. Cela va évidemment de pair avec le projet d'extension du socialisme au monde entier, de 1930 à 1950.
     STALINE, dans une intervention dans la Pravda en 1950, probablement inspiré par Anold CHIKOBAVA (1898-1985), récuse l'existence de langues de classe : la langue n'est pas une superstructure, mais un instrument de communication qui ne peut être affecté par les changements sociaux. C'est qu'il ne s'agit plus que de construire le socialisme en un seul pays, et le dépérissement de l'Etat n'est plus envisagé, et le respect des langues nationales est rétabli du même coup.
"La langue (...) diffère radicalement de la superstructure. la langue est engendrée non pas par telle ou telle base, vieille ou nouvelle, au sein d'une société donnée, mais par toute la marche de l'histoire de la société et de l'histoire des bases au cours des siècles. Elle est l'oeuvre non pas d'une classe quelconque, mais de toute la société, de toutes les classes de la société, des efforts de générations et des générations. Elle est créée pour les besoins non pas d'une classe quelconque, mais de toute la société (...). Par suite, le rôle d'instrument que joue la langue comme moyen de communication entre les hommes ne consiste pas à servir une classe au détriment des autres classes (...)." (Le marxisme et les problèmes de linguistique).

   C'est à l'extérieur de l'Union Soviétique et les pays de l'Est que la réflexion, depuis 1950, se poursuit, dans des directions très diverses.
  Citons plusieurs auteurs sur lesquels bien entendu nous reviendrons par la suite :
       - Avant la révolution de 1917 en Russie, Paul LAFARGUE (1842-1911), dans ses travaux sur la Révolution Française, étudie son impact linguistique, dans le domaine du vocabulaire : le jeu linguistique entre l'aristocratie, la bourgeoisie et le peuple.
       - L'étude des causes sociales des faits linguistiques, héritière de l'école sociologique d'Antoine MEILLET (1866-1936) est menée entre autres par Marcel COHEN (1884-1974), auteur du référenciel "Pour une sociologie du langage (1956).
        - Dans les années 60, l'analyse du discours, l'étude des rapports entre le sens d'un énoncé et la forme qu'il revêt, est effectuée à la suite de Jean DUBOIS. Se fait sentir l'influence d'une conception de la linguistique "objectivée", détachée des contextes des conflits sociaux, dans des études qui, elles-mêmes se veulent marxistes, au moins en grande partie : étude d'une corrélation entre le linguistique et le social, à travers les conditions de production par Jean-Baptiste MARCELLESI ou étude sur l'autonomie et la matérialité de la langue dans la constitution du discours, reconnaissant une  partie proprement linguistique dans l'étude des rapports entre langue, idéologie et société par Michel PECHEUX.
       - La perspective marxiste est dernièrement renouvelée  selon une perspective historique : Michel FOUCAULT, R. BALIBAR et D.LAPORTE. Ces derniers travaillent sur les conditions de la naissance du français comme langue nationale - langue unificatrice au service de la bourgeoisie - sous la Révolution Française.
        - Jean-Pierre FAYE (né en 1925), à travers la revue "Tel Quel" notamment, étudie les changements de la langue et leurs relations réciproques avec les changements sociaux. Dans Les langages totalitaires (2004), il recherche les conditions d'"acceptabilité" de la parole hitlérienne lors de la montée du fascisme en Allemagne.

   Françoise GADET, Article Langue/Linguistique, du Dictionnaire Critique du Marxisme, PUF, collection Quadrige, 1999.
     Karl MARX, Friedrich ENGELS, L'idéologie allemande, Editions sociales, 1970 ; STALINE, le marxisme et les problèmes de linguistique, traduction des Editions du peuple, Pékin, octobre 1971 (disponible sur Internet,  www.communisme-bolchevisme.net) ; VOLOCHINOV/BAKHTINE, Le marxisme et la philosophie du langage (recension de l'ouvrage, disponible sur Internet sur le site de Réveil Communiste : http://reveilcommuniste.over-blog.fr) ; Jean-pierre FAYE, Langages totalitaires, Editions Hermann, 2004.
    Marxisme et linguistique, Editions Payot, 1977, Présentation de Louis-Jean CALVET (Sous les pavés de STALINE, la plage de FREUD?) des textes de MARX-ENGELS (L'idéologie allemande, d'ENGELS (Dialectique de la nature : Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme, de Paul LAFARGUE (La langue française, Avant et après la révolution, paru dans l'Ere nouvelle, janvier-février 1894) et de STALINE (A propos du marxisme en linguistique, sous forme d'interview, paru dans Pravda du 20 juin 1950).

                                                                              LINGUS
 
Relu le 1 Janvier 2019
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22 janvier 2009 4 22 /01 /janvier /2009 14:48
           Dans la coexistence de plusieurs groupes sociaux, l'existence ou non de plusieurs langues revêt une importance d'autant plus grande si l'on considère, comme Jean-Louis CALVET que, dès l'origine, la langue est liée aux rapports de force, au pouvoir et à la négociation. Il existe certainement une relation entre ces formes de pouvoir et l'évolution des langues elles-mêmes. Dans un monde plurilingue, les différents groupes sociaux (que l'on songe à la notion de barbare par exemple) ont fait de la langue un facteur discriminant, d'appartenance ou de non appartenance à une même communauté. Et à l'intérieur de cette communauté (à l'intérieur par exemple de la Cité grecque), des éléments différenciateurs dans la manière de prononcer les mots, d'employer des tournures de phrases, de privilégier l'interrogatif, le conditionnel ou l'affirmatif... ont pu favoriser et favorisent encore les distinctions sociales, les conditions sociales...

         Une diglossie, selon Charles FERGUSON (1921-1998), est un rapport stable entre deux variétés linguistiques, l'une dite "haute" et l'autre dite "basse", génétiquement apparentées et qui se situent dans une distribution fonctionnelle différente des usages. Deux variétés d'une même langue - existent et peuvent s'influencer ou au contraire accroître avec le temps leurs différences - l'une valorisée, normée, véhicule d'une littérature reconnue, mais parlée par une minorité, et l'autre péjorativement désignée mais parlée par une plus grande partie de la population.
    Joshua FISHMAN (né en 1926) oppose le bilinguisme (capacité d'un individu ou d'un groupe à parler deux langues) à la diglossie (utilisation de deux langues dans une société, cette dernière révélant certains clivages sociaux entre des groupes utilisant des codes différents de langage et en faisant des usages différents).
    Aux conceptions de Charles FERGUSON et de Joshua FISHMAN, Jean-Louis CALVET ajoute la problématique du pouvoir et élabore une typologie inspirée notamment des situations coloniales, de diglossies enchâssées :
- à langue dominante unique ; le français est par exemple la langue officielle dominante qu'aucune autre ne peut remplacer sur le territoire de la France, malgré l'existence d'une bonne trentaine de langues minoritaires;
- à langues dominantes minoritaires ; au Maroc, le berbère est statistiquement dominant et en Algérie, il représente une grosse minorité, tandis que l'arabe officiel et le français occupent les mêmes positions qu'au Maroc ;
- à langue dominante minoritaire ; le français se retrouve en position dominante officielle sur des territoires, en Afrique, en face de deux, quatre ou beaucoup plus de langues nationales, cette langue dominante minoritaire n'étant parlée que par à peu près 10% des locuteurs...
- à langues dominantes alternatives ; dans des régions comme la Réunion, la Martinique, la Guadeloupe ou la Guyane, le créole, langue influencée par le français y est la langue première, mais n'est pas une langue de prestige et le français est plus répandu en proportion qu'en Afrique francophone, ce français pouvant être remplacé dans ses fonctions officielles par une autre langue ;
 - à langues dominantes régionales ; la Suisse ou la Belgique présentent des exemples de bilinguisme officiel (français/flamand pour la Belgique), alors que chacune de ces langues est archi dominante dans chacune de leurs régions francophones et flamandes respectives. Le français coexiste avec le flamand ou avec d'autres langues, l'allemand, l'italien, le romanche...
       Pour Jean-Louis CALVET toujours, le monde apparaît "comme une vaste mosaïque linguistique" en dimensions géographiques et sociales.
         De multiples diglossies recoupent de multiples identités. Cette vision de monde où évoluent des groupes sociaux dans le temps et dans l'espace - chacun avec sa variante linguistique ou même sa langue (à tel point qu'on désigne souvent un groupe social par sa langue) est d'autant plus réaliste que les distances ou les obstacles géographiques gardent ces groupes sociaux éloignés les uns des autres. Lorsque des rencontres se produisent, il s'ensuit souvent des guerres ou des échanges sur le mode plus ou moins agressif qui sont aussi des guerres de langues... Évidemment, dans un monde où les communications dépassent ces distances, les barrières linguistiques tendent à s'amoindrir sans toutefois disparaître, ceci du fait d'ailleurs que la langue fait partie de l'identité du groupe.
Au coeur même du tissu urbain, naissent des parlers codés qui entrent dans le processus d'identification de groupes sociaux qui se représentent exclus de la société globale dans laquelle ils se trouvent.

       Patrick SAUZET propose d'ailleurs une approche sur la manière dont la sociolinguistique aborde la question de cette présence de plusieurs variantes de langues ou de plusieurs langues dans un espace politique unifié.
 Il se questionne sur l'ambiguïté de l'inégalité linguistique. "Elle peut être perçue comme ordre ou comme désordre. Les points de vue ainsi construits sont mutuellement suspects de partis-pris idéologique. Dans la situation occitane, le dilemme est révélé dès le choix du terme désignant la langue. Faut-il dire "patois" comme les locuteurs, dire donc, en un sens, les choses comme elles sont, dans leur ordre? Faut-il dire "occitan" pour pouvoir repérer le terme même de patois comme signe d'une réduction?"
"C'est en s'interrogeant sur la dominance linguistique que l'on pourra sortir des jeux de balance entre description-acceptation et donc élaborer un discours de la diglossie (une sociolinguistique), sinon scientifique, du moins rationnel."
     Il s'agit de comprendre comme les différences linguistiques fonctionnent, en réfléchissant sur l'histoire même d'une langue dominante comme le français. 
"La différenciation géographique établit une première forme d'ordre linguistique. la diglossie s'y superpose. Le latin des clercs, le français des élites sont les langues d'un groupe qu'elles identifient. Ces groupes sont dominants et leur pratique valorisée. Leur prestige en fait des objets privilégiés d'imitation. Encore faut-il que cette imitation soit admise par la société. On peut donc mettre le retard de la substitution sur la mise en place de la diglossie au compte de la censure globale des comportement d'imitation, des initiatives d'ambition individuelle. Le français est valorisé, mais son acquisition et son emploi ne sont pas ouverts à qui le désire." 
           Cette difficulté, qui se situe longtemps dans l'histoire de la France, constitue une facette de la tension entre la qualité d'une langue, langue des élites ou langue populaire.
          Diffuser le français fut un projet politique, à la fois d'unification réelle sur un territoire donné, et facteur d'homogénéisation sociale, ou même voie obligée du passage pour beaucoup de classes sociales du statut de classe servile au statut de classe consciente d'elle-même. On conçoit les débats politiques présents dans des classes sociales en possession d'une langue, désireux à la fois d'amalgamer des populations plus faciles ainsi à gouverner et de garder un certain pouvoir de maniement de cette langue (identifié à la possession de connaissances de tout ordre, permettant d'exercer le pouvoir)  sous le prétexte de ne pas la voir édulcorée C'est là une grande partie de l'enjeu de ce que l'on a désigné sous le nom de scolarisation.

Jean-Louis CALVET, La guerre des langues et les politiques linguistiques, Hachette littératures, collection Pluriel, 1999 ; Patrick SAUZET, La diglossie : conflit ou tabou, texte disponible sur Internet : http://membres.lycos.fr/simorre/oc/tabou.htm

                                                                                     LINGUS
 
Relu le 4 janvier 2019

                 
      
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20 janvier 2009 2 20 /01 /janvier /2009 13:36

       Victor KLEMPERER (1881-1960), philologue, spécialiste de littérature française et italienne, professeur à l'Université de Dresde est destitué de son poste dès 1935 et échappe de très peu à la déportation. De religion juive, il est persécuté à ce titre par le IIIème Reich et rédige depuis 1933 jusqu'à 1945 un journal dans lequel il consigne toutes les déformations introduites dans la langue par le régime nazi. Ce journal, mis en forme et intitulé LTI comme Lingua Tertii Imperii, langue du Troisième Reich, n'est publié en Allemagne qu'en 1995.
    Ce journal, véritable manuel de résistance, constitue à lui seul à la fois un témoignage de lutte intellectuelle et une étude serrée de la grammaire, de la syntaxe et du vocabulaire, tels qu'ils ont été utilisés pour envenimer, pervertir et déformer la langue allemande pendant plus d'une dizaine d'années et dont certains effets, selon Victor KLEMPERER, perdurent encore.

      Tout au long de ces 37 courts chapitres suivis d'un épilogue, on découvre à la fois les conditions dans lesquelles l'auteur a rédigé ses notes cachées à la Gestapo et les réflexions de fond suscitées par les événements dramatiques que l'on sait (ou qu'on ne sait pas assez bien...) sur les relations entre caractère et langage.
 
         "On pourrait la prendre (la formule LTI) métaphoriquement. Car tout comme il est courant de parler de la physionomie d'une époque, d'un pays, de même on désigne l'esprit du temps par sa langue. Le Troisième Reich parle avec une effroyable homogénéité à travers toutes ses manifestations et à travers l'héritage qu'il nous laisse, à travers l'ostentation démesurée de ses édifices pompeux, à travers ses ruines, et à travers le type de ses soldats, des SA et des SS, qu'il fixait comme des figures idéales sur des affiches toujours différentes mais toujours semblables, à travers ses autoroutes et ses fosses communes."  "J'observais de plus en plus minutieusement la façon de parler des ouvriers à l'usine, celle des brutes de la Gestapo et comment l'on s'exprimait chez nous, dans ce jardin zoologique des Juifs en cage (les lieux de relégation des Juifs, avant la solution finale). Il n'y avait pas de différences notables. (...) Tous, partisans et adversaires, profiteurs et victimes, étaient incontestablement guidés par les mêmes modèles.
  "On parle tant à présent (en 1945) d'extirper l'état d'esprit fasciste, on s'active tant pour cela. (...) Mais la langue du Troisième Reich semble devoir survivre dans maintes expressions caractéristiques ; elles se sont si profondément incrustées qu'elles semblent devenir une possession permanente de la langue allemande."
         Pour tenter d'expliquer cette imprégnation, l'auteur s'interroge : "Quel fut le moyen de propagande le plus puissant de l'hitlérisme?" 
Ce n'est pas grâce au contenu nazi des informations diffusées à longueurs de journée, ni les discours longs et enflammés d'Hitler (lesquels étaient plutôt entendus avec indifférence...) que l'idéologie nazie s'insinuait dans tous les esprits. "Le nazisme s'insinua dans la chair et le sang du grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s'imposaient à des millions d'exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente." "Le Troisième Reich n'a forgé, de son propre cru, qu'un très petit nombre de mots de sa langue (...). La langue nazie renvoie pour beaucoup à des apports étrangers, et pour le reste, emprunte la plupart du temps aux Allemands d'avant HITLER. Mais elle change la valeur des mots et leur fréquence, elle transforme en bien général ce qui, jadis, appartenait à un seul individu ou à un groupuscule, elle réquisitionne pour le Parti ce qui, jadis, était le bien général et, ce faisant, elle imprègne les mots et les formes syntaxiques de son poison, elle assujettit la langue à son terrible système, elle gagne avec la langue son moyen de propagande le plus puissant, le plus public et le plus secret."

      Nombre des chapitres de ce livre développe des intonations, des expressions pour en faire sentir le détournement. Un exemple frappant est celui de Fanatique qui prend une connotation très positive. Jusqu'à la ponctuation qui devient révélatrice d'une manière de penser.
A force d'entendre et de lire toutes ces tournures de phrases et d'expressions répétées (l'auteur souligne au passage la pauvreté du langage utilisé), le philologue se pose la question lancinante du caractère éternel ou non du caractère allemand tel que le prônent les nazis. Il pose la question de savoir si les nazis introduisent une perversion radicale et nouvelle de la langue et si ils ne font qu'amplifier des éléments préexistants depuis longtemps. Il recherche ainsi si l'antisémitisme nazi est d'abord un antisémitisme allemand, si le national-socialisme est une maladie importée d'ailleurs ou une dégénérescence de l'essence allemande elle-même, une manifestation morbide de "traits éternels".
A cela, Victor KLEMPERER répond que l'on constate la présence de l'antisémitisme partout, en tout lieu et en tout temps et qu'il faut comprendre pourquoi l'antisémitisme du Troisième Reich possède un caractère entièrement nouveau. Il distingue trois particularités : une contagion ou généralisation de ce qui n'était que poussées épisodiques, un anachronisme monstrueux car il apparaît "comme une perfection en matière d'organisation et de technique" et surtout que la haine du Juif se fonde sur l'idée de race. Alors que dans les temps anciens, "l'hostilité envers les Juifs visait uniquement celui qui était en dehors de la foi et de la société chrétiennes". Pour l'auteur, ces trois innovations renvoient au trait de caractère fondamental "dont parle TACITE, à la "ténacité" (germanique) même au nom d'une cause mauvaise". Et les sciences naturelles comme la philosophie développent cette "qualité foncière des Allemands qu'est la démesure, l'opiniâtreté poussée à l'extrême, le dépassement de toutes les frontières (qui) a donné le plus riche terreau sur lequel cette idée de race pouvait se développer."
S'interrogeant sur l'origine de son expression théorique, Victor KLEMPERER désigne François GOBINEAU, l'auteur de l'"Essai sur l'inégalité des races humaines" de 1853 et plus largement encore trouve dans le romantisme allemand les racines de l'idée du privilège d'humanité de la germanité.

      Il faut lire toutes les pages du livre du philologue qui tente de faire comprendre le cocktail explosif de la croyance en la supériorité de la race, du lien entre l'existence d'une race allemande et l'identité de cette race à la possession du sang allemand, et de la ténacité fanatique de l'adhésion à cette idée, pour se convaincre d'un lien important entre la langue et le caractère. La langue fait partie constitutive des individus. La langue façonne, de génération en génération, des manières de penser sur la nature et les autres et cette manière de penser se retrouve dans les intonations, les formes de la langue, les tournures de phrases, les expressions répétitives... La langue permet de penser, mais elle permet aussi de se couler dans le moule de l'obéissance ou de la révolte. On le sent bien dans la résistance presque désespérée de l'auteur à cette nov-langue qui en arrive à faire prendre pour la réalité ce qu'elle désigne. A un niveau heureusement moins dramatique, on comprend comment une manière unique de penser l'économie (une sorte de libéralisme constamment pensé) peut empêcher de penser à une autre organisation économique...
   Loin sûrement d'établir pour le lecteur d'aujourd'hui des liens sûrs et obligatoires  entre romantisme allemand et nazisme, malgré le ton angoissé devant cette "découverte" que l'on sent à la lecture de ce livre parfois, cette oeuvre marque les esprits dans la nécessaire résistance aux dérives linguistiques.
 
      Dans une postface intéressante, Alain BROSSAT amorce une typologie des "vertus et courages résistants" : "d'un côté, la bravoure sans espoir de victoire qu'incarne pour nous, par exemple, la poignée juvénile d'"immigrés clandestins" de la MOI qui, au tréfonds de la plus sombre des occupations, ranime l'ardeur des vaincus en retournant la terreur contre le vainqueur. Et de l'autre, celle de l'universitaire déjà vieillissant, dégradé en quasi-esclave et qui, lui aussi, renverse la dialectique de la terreur : en transformant la brute terroriste (l'Etat nazi et ses sbires) de sujet-persécuteur tout puissant en matériau d'observation, en objet de la plus dense des réflexions sur la part totalitaire de l'histoire du XXème siècle".
 


Victor KLEMPERER, LTI, la langue du IIIème Reich, Carnets d'un philologue, Albin Michel, collection Agora pocket, 2007, 372 pages. Traduction de l'allemand "LTI - Notizbuch eines philogogen" et annotations (abondantes) d'Elisabeth GUILLOT. Présentations de Sonia COMBE et d'Alain BROSSAT.
 
Relu le 5 janvier 2019
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20 janvier 2009 2 20 /01 /janvier /2009 09:23
    Ces deux ouvrages de Claude HAGÈGE, professeur au Collège de France, donnent une vision très érudite de l'histoire des langues européennes, notamment du français.
     Se posant la question du devenir des langues en général et des éléments de l'Europe des langues de demain, l'auteur esquisse d'abord le profil des langues fédératrices depuis l'Antiquité, de leur fragmentation dans les aléas des mouvements volontaires ou forcés des populations, de leur consolidation-rigidification lors de la formation des État-nations. Il se livre également à un essai de prospective sur la diversité et les aspirations à l'unité des langues européennes.
Clairement, l'auteur affirme sa thèse : "L'Europe des langues a un destin qui lui est propre, et ne saurait s'inspirer de modèles étrangers. Si l'adoption d'une langue unique apparaissait aux États-Unis, pour tout nouvel émigrant, comme un sceau d'identité, en revanche, ce qui fait l'originalité de l'Europe, c'est l'immense diversité des langues, et des cultures qu'elle reflète. La domination d'un idiome unique, comme l'anglais, ne répond pas à ce destin. Seule y répond l'ouverture permanente à la multiplicité. L'Européen vit en plurilinguisme. Il devra élever ses fils et ses filles dans la variété des langues et non dans l'unité. Tel est à la fois, pour l'Europe, l'appel du passé et celui de l'avenir."
   
       "Le souffle de la langue" constitue une mine d'informations historiques sur les mouvements linguistiques en Europe, du latin à l'anglais, de l'allemand à l'espagnol, en passant par le castillan, l'hébreu, le finnois, le hongrois  et bien d'autres... Langues officielles, langues savantes, langues de cours (royales ou princières...), langues du "peuple" suivent des chemins bien divers et l'on constate bien la liaison étroite des évolutions des langues et des différents conflits à l'intérieur des formations étatiques comme entre celles-ci.
       "Le Français, histoire d'un combat", beaucoup plus court, raconte l'histoire "épique" et tumultueuse de la langue française. Pour l'auteur, c'est effectivement l'histoire d'un combat, livré depuis les Serments de Strasbourg en 842 jusqu'à la loi Toubon de 1994, pour lui conserver une place éminente dans le monde. Clairement écrit pour inciter au rayonnement de la langue française, ce livre est très instructif de la manière dont l'État français a façonné une langue officielle.
On peut regretter un certain parti-pris parfois un peu exalté pour cette langue et le peu de développement consacré aux langues régionales, mais sa lecture est néanmoins utile sur le plan factuel.
 

 

 
    Claude HAGÈGE (né en 1936), linguiste français d'origine tunisienne, pourfendeur  de l'hégémonie de l'anglais dans le monde, est aussi l'auteur de nombreux autres ouvrages, spécialisés ou destinés au grand public : Le problème linguistique des prépositions et la solution chinoise (Société de linguistique de Paris, 1975), Le Français et les Siècles (Odile Jacob, 1987), Halte à la mort des langues (Odile Jacob, 2000), Les religions, la parole, la violence (Odile Jacob, 2017)....

Claude HAGÈGE, Le Souffle de la langue, Voies et destins des parlers d'Europe, Poches Odile Jacob, 2000, 296 pages.
Claude HAGÈGE, Le Français, histoire d'un combat, Éditions Michel Hagège, collection biblio, Le livre de poche, essais, 2005, 188 pages

 Relu le 6 janvier 2019
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20 janvier 2009 2 20 /01 /janvier /2009 08:23
           Du pouvoir symbolique

                Contre une tendance (dominante) de la linguistique de se situer en dehors de la réalité sociale, dans une volonté d'objectivation pour étudier des processus logiques de formation et de changement du langage, des réflexions comme celle de Pierre BOURDIEU s'efforcent de prendre en compte les procédures concrètes et complexes dans lesquelles les pratiques et les productions linguistiques sont prises et façonnées. A l'inverse des approches de Ferdinand de SAUSSURE ou de Noam CHOMSKY, il s'agit, à partir d'un ensemble de concepts sociologiques comme celui d'habitus, de comprendre comment le langage et ses évolutions s'inscrivent dans la vie sociale des individus.
       Suivons John THOMPSON quand il introduit les textes de Pierre BOURDIEU consacrés à la linguistique regroupés dans "Langage et pouvoir symbolique" : "L'habitus fournit aussi aux individus un sens de l'action et du comportement opportuns au cours de leur existence quotidienne. Il "oriente" leurs actions et les inclinations sans pour autant les déterminer strictement. Il leur donne le "sens du jeu", un sens de ce qui est ou non approprié dans certaines circonstances, un "sens pratique". Le sens pratique n'est pas tant un état d'esprit qu'un état du corps. C'est ainsi au fait que le corps soit devenu dépositaire de dispositions enracinées que certaines actions, certaines manières d'agir et de se comporter doivent leur apparence de naturel. BOURDIEU nous parle ici d'une "hexis" corporelle, par laquelle il entend une certaine organisation durable du corps et de son déploiement dans le monde. "L'hexis corporelle est la mythologie politique réalisée, incorporée, devenue disposition permanente, manière durable de se tenir, de parler, de marcher et, par là, de sentir et de penser." (écrit-il). On mesure toute l'importance de l'hexis corporelle lorsqu'on l'observe à l'oeuvre dans les différentes manières dont les hommes et les femmes se conduisent, dans leurs différentes postures, leurs différentes manières de marcher et parler, de manger et de rire, et dans les comportements les plus intimes de leur existence. le corps est le lieu d'une histoire "incorporée". Les schèmes pratiques à partir desquels le corps est organisé apparaissent ainsi à la fois comme le produit de l'histoire et comme la source des pratiques et des perceptions qui reproduisent cette même histoire. Le processus continu de la production et de la reproduction, de l'histoire incorporée et de l'incorporation actualisée, peut de ce fait s'enraciner sans jamais devenir l'objet d'une pratique institutionnelle spécifique et d'une articulation linguistique explicite. Celle-ci présuppose en effet le développement d'un certain type d'institutions pédagogiques qui n'apparaît pas dans toutes les sociétés, et qui, dans nos sociétés, est généralement associé au système scolaire."
  
       Pierre BOURDIEU développe à partir de sa notion d'habitus ce qu'il en est dans le langage : "L'habitus linguistique est un sous-ensemble des dispositions constitutives des habitus : il s'agit de ce sous-ensemble acquis au cours du processus d'apprentissage de la langue dans des contextes particuliers (la famille, les pairs, l'école (on pourrait ajouter : la télévision, les copains et les copines...)).
Ces dispositions régissent à la fois les pratiques linguistiques propres à un agent et l'anticipation de la valeur que recevront les produits linguistiques dans d'autres champs (...). L'habitus linguistique est également inscrit dans le corps et constitue une dimension de l'hexis corporelle. Un accent particulier, par exemple, est le produit d'une certaine manière de bouger la langue, les lèvres, etc. (...). Le fait que des groupes et des classes différents aient des accents, des intonations et des manières différentes de parler différentes est une manifestation, au niveau de la langue, du caractère socialement structuré de l'habitus."
On a, dirions-nous, une démonstration de ce fait lorsqu'on observe quelqu'un parler au téléphone portable. Il joint le geste à la parole en quelque sorte, comme si son interlocuteur était en face de lui... C'est son corps tout entier qui est impliqué dans la conversation.

   Ces réflexions n'ont pas seulement une valeur sociale ; elles fournissent unes explication majeure aux impasses des traductions de textes entre langues différentes, trop coupées de leur contexte social dans les applications automatiques de l'informatique, qui induisent des contre sens qui peuvent être importants et sources de nouveaux conflits. Il est aussi superficiel d'analyser la grammaire ou le vocabulaire d'une culture en se coupant de son contexte social que d'essayer d'analyser les discours et les idéologies politiques en mettant l'accent sur les énoncés eux-mêmes, sans prendre en compte la constitution du champ politique et la relations entre ce champs et le vaste espace des positions et des processus sociaux.
  
    L'approche de Pierre BOURDIEU fournit non seulement des clés pour comprendre comment fonctionnent les coopérations et les conflits avec le langage (source et conséquence de certains d'entre eux), mais aussi contribue à la création de nouvelles formes de rapports sociaux.


Pierre BOURDIEU, Langage et pouvoir symbolique, Editions Fayard, collection Points Essais, 2001. Préface de John B. THOMPSON, Cambridge, 1990.

                                                                               LINGUS
 
Complété le 7 janvier 2019
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13 janvier 2009 2 13 /01 /janvier /2009 13:33
              
           De l'hypothèse SAPIR-WHORF...en ethnolinguistique

               A la question de savoir si la forme du langage et la manière dont il évolue reflète, détermine, induit, la forme des coopérations et des conflits, en passant par une certaine perception de la réalité physique et sociale, peu de réponses sont en vue aujourd'hui, même si l'hypothèse selon laquelle la langue conditionne la vision du monde d'une communauté linguistique peut nous y aider, avec toutes les précautions qui s'imposent.
Cette hypothèse a surtout été formulée par Benjamin Lee WHORF (1897-1941) lors de sa collaboration avec Edward SAPIR (1884-1939), linguiste et anthropologue comme lui, ce dernier étant beaucoup plus prudent sur ce point.
      "Chaque langue est un vaste système de structures, différent de celui des autres langues, dans lequel sont ordonnées culturellement les formes et les catégories par lesquelles l'individu non seulement communique mais aussi analyse la nature, aperçoit ou néglige tel ou tel type de phénomènes et de relations, dans lesquelles il coule sa façon de raisonner, et par lesquelles il construit l'édifice de sa connaissance du monde (...). Nous disséquons la nature suivant des lignes tracées d'avance par nos langues maternelles."

         La rencontre entre groupes humains ayant une langue différente - langue étant comprise non seulement comme parole mais comprenant aussi des mimiques, des attitudes et des gestes, comme compréhension précise de temps et d'espace - peut être à l'origine de conflits du fait même de cette appréhension différente du monde. On pourrait pousser le raisonnement en faisant une relation entre les différents composants d'une langue et les moeurs individuelles et sociales des personnes qui l'utilisent. C'est d'ailleurs d'abord en songeant à la possibilité d'une relation entre moeurs, langue et race qu'Edward SAPIR entreprend ses études des langues non indo-européennes.
        Les deux linguistes et anthropologues américains soutiennent cette hypothèse que chaque langue (ou groupe de langues)  est liée à une certaine représentation du monde. Ainsi pour Benjamin Lee WHORF, le concept du temps et du changement incorporé aux parlers amérindiens serait très différent de la conception indo-européenne.
Mais Edward SAPIR ne va pas aussi loin :
  "Les historiens et les anthropologues trouvent que les races, les langues et les moeurs ne sont pas forcément parallèles, que leurs zones de répartition s'entrecroisent de la façon la plus surprenante et que l'histoire de chacune d'entre elles a tendance a être indépendante des autres. Les races s'entremêlent d'une façon différente des langues ; d'autre part, les langues peuvent s'étendre bien au-delà de leur berceau primitif, envahissant le territoire de nouvelles races et de nouvelles zones de civilisation. Une langue peut même s'éteindre dans sa zone primitive et subsister parmi des peuplades violemment hostiles à ceux qui la parlaient originellement. Bien plus, les rencontres de l'histoire sont perpétuellement en train de changer les limites des zones culturelles, sans pour autant effacer nécessairement les différences linguistiques existantes. Il faut nous convaincre, une fois pour toutes, que la race, dans son seul sens intelligible, qui est le sens biologique, est absolument indifférente à l'histoire des langues et des civilisations, et cette histoire n'est pas plus explicable d'après la race, que d'après les lois physiques ou chimiques ; si nous atteignons à cette conviction, nous aurons un point de vue qui accorde un certain intérêt aux idéologies "slavophile", "anglo-saxonne", "germanique" ou au "génie latin", mais qui refuse absolument de leur reconnaître une réalité objective. Une étude minutieuse de ces divisions est bien décevante au point de vue de ces croyances sentimentales".
  "La langue, la race et les moeurs ne sont donc pas nécessairement en corrélation, ce qui ne veut pas dire qu'elles ne le sont jamais. Les démarcations culturelles et sociales ont tendance à correspondre aux démarcations linguistiques, sans que pour cela ces dernières soient de même importance."  Plus loin dans son livre consacré à l'"Introduction à l'étude de la parole, Edward SAPIR insiste sur le fait qu'"il est impossible de démontrer le moindre rapport entre la forme d'un langage et le tempérament national" et il rappelle que "l'aspect émotif de notre vie psychologique n'est que peu exprimé dans la construction du langage."
     il reste que pour reprendre les propos du même auteur que :
 "Le fait est que la "réalité" est, dans une grande mesure, inconsciemment construite à partir des habitudes linguistiques du groupe. Deux langues ne sont jamais suffisamment semblables pour être considérées comme représentant la même réalité sociale. Les mondes où vivent des sociétés différentes sont des mondes distincts, pas seulement le même monde avec d'autres étiquettes".
     Les multiples difficultés rencontrées par les traductions d'oeuvres d'une langue à l'autre - et singulièrement dans les essais de traductions automatiques informatiques - plaident en faveur de l'idée qu'entre groupes linguistiquement différents, que ce soit à l'intérieur d'une même société ou entre sociétés différentes, de nombreuses difficultés surgissent à se comprendre, et de là peuvent naître de multiples malentendus, voire de multiples conflits...
 
      il reste que l'hypothèse SAPIR-WHORF reste ce qu'elle est : une hypothèse, un outil pour la recherche de l'origine linguistique de certains conflits. Les études d'autres auteurs (celle d'Edward HALL sur la communication non verbale par exemple) montrent que le langage (stricto sensu) n'est qu'un élément de l'univers mental propre à un groupe ou un autre.
   Il ne s'agit pas seulement de sémantique mais aussi de champ notionnel. On pourrait écrire également que des groupes sociaux ayant l'habitude de vivre dans des environnements différents, sous des climats différents se construiront des manières différentes de comprendre l'univers, et les ethnologues de tout bord l'ont bien constaté. C'est pourquoi, dans l'ethnolinguistique, on ne peut que rencontrer des études mettant l'accent sur des différences, à l'inverse d'autres théories du langage (comme celle de Noam CHOMSKY (né en 1928) recherchant les invariants de l'espèce humaine).

Oswald DUCROT et Jean-Marie SCHAEFFER, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Editions du Seuil, 1995. Edward SAPIR, Le langage, Introduction à l'étude de la parole, Petite Bibliothèque Payot, 2001. Edward HALL, Le langage silencieux, Editions du Seuil, 2008. Benjamin Lee WHORF, Language, Thought and Reality, Cambridge, 1956 (recueil).
Voir aussi l'article éclairant d'Hady BA, "L'hypothèse SAPIR-WHORF est-elle une légende?" sur Internet au www.univ-Paris8.fr/synthese/IMG/pdf/sapir_whorf.pdf.

                                                                                  LINGUS
 
Relu le 9 janvier 2019



              
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12 janvier 2009 1 12 /01 /janvier /2009 13:26

        Dans les relations entre langues et conflits, plusieurs plans d'approches peuvent être distingués, même si la linguistique est loin de faire de la question des conflits un thème majeur, sauf indirectement pour la sociolinguistique, la psychologie du langage ou l'ethnolinguistique. Les différents dictionnaires et encyclopédies de linguistique se focalisent surtout sur des aspects cognitifs ou sur la structure des langues.

          
              Des références bibliques peut-être mal interprétées...

                   On ne peut résister ici à noter intégralement le (court) passage de la Bible sur La tour de Babel, tellement d'emblée, il peut aider à situer - et sans doute situe de manière rampante et inconsciente  dans les civilisations judéo-chrétiennes - les relations entre coopérations, conflits et langue.
  "Toute la terre avait une seule langue et les même mots. Après avoir quitté l'Est, ils trouvèrent une plaine dans le pays de Shinear et s'y installèrent. Ils se dirent l'un à l'autre : "Allons! Faisons des briques et cuisons-les au feu!". La brique leur servit de pierre, et le bitume de ciment. Ils dirent encore : "Allons! Construisons-nous une ville et une tour dont le sommet touche le ciel et faisons-nous un nom afin de ne pas être dispersés sur toute la surface de la terre." L'Eternel descendit pour voir la ville et la tour que construisaient les hommes et il dit : "Les voici qui forment un seul peuple et ont tous une même langue, et voilà ce qu'ils ont entrepris! Maintenant, rien ne les retiendra de faire tout ce qu'ils ont projeté. Allons! Descendons et là brouillons leur langage afin qu'ils ne se comprennent plus mutuellement." L'Eternel les dispersa loin de là sur toute la surface de la terre. Alors, ils arrêtèrent de construire la ville. C'est pourquoi on l'appela Babel parce que c'est là que l'Eternel brouilla le langage de toute la terre et c'est de là qu'il les dispersa sur toute la surface de la terre."
       Le récit biblique mais bien en avant le rôle d'une langue commune pour la coopération entre les hommes et désigne la multiplication des langues comme facteur de leur incompréhension mutuelle.
Ce n'est pas le lieu ici de discuter de la menace pour l'Eternel que représente la concentration d'un peuple uni dans une même tâche et de l'arme stratégique que constitue ce brouillage linguistique. Mais il ne faut pas aller bien loin pour concevoir que l'existence de langues cloisonnées soit source de multiples conflits. On a beaucoup insisté sur une interprétation morale de l'affront fait à l'Eternel de vouloir "toucher le ciel", sur l'outrecuidance humaine de vouloir par là égaler son Créateur, comme sur le juste châtiment de l'expression de cette volonté de puissance. Sur la nécessaire humilité des sujets envers l'Eternel et surtout envers ses représentants sur terre. Mais beaucoup moins sur un élément explicatif, peut-être très important, des conflits perpétuels entre peuples différents.
   Toutefois, la diffusion d'un tel texte, répété à satiété dans les synagogues et les églises a dû influencer la perception que l'incompréhension mutuelle provenait de cette non homogénéité du langage, perception que l'on peut retrouver dans une "sagesse" royale et impériale - que l'on retrouve souvent dans l'histoire - visant à donner une langue commune au peuple situé sous une même autorité, ou du moins aux élites et aux éléments de la population nécessaires à la consolidation du pouvoir.
    
La traduction (SEGOND 21) de ce passage de la Bible (Histoire de Noé, 11) est réalisée par la Société Biblique de Genève dans un ouvrage publié en 2007. Il s'agit de la version Louis SEGOND initiale de la Bible qui a été la plus répandue dans le monde francophone. Parue à la fin du XIXème siècle, elle était l'oeuvre d'un pasteur genevois.

                                                                                   LINGUS
 
Relu le 10 janvier 2019
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