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7 février 2016 7 07 /02 /février /2016 08:39

      La presse se fait écho de temps à autre de l'évolution de dépenses militaires, de ventes d'armements ou de mouvements de structuration/restructuration des forces militaires. Elle le fait parfois en dressant des tableaux ou en présentant des graphiques censés refléter les dépenses d'armements ou l'ensemble des dépenses militaires.

Mais ces présentations sont très souvent faussées, soit que les sources d'information elles-mêmes sont entachées scientifiquement pour des impératifs politiques de toutes sortes, soit que les critères de prise en compte de dépenses changent, de manière ouverte ou plus souvent de manière cachée, soit encore que de nombreux fonds secrets plus ou moins officiels influent de manière camouflée sur les statistiques...

Dans un domaine "hypersensible", tant pour les États que pour les firmes directement ou indirectement "concernés" par les dépenses militaires, il est bien difficile de comprendre les réalités. De plus, mêler des mouvements de fonds concernant à la fois des armes légères et des armes majeures, du matériel high tech ou des reventes de matériels obsolètes à des pays "pauvres" n'a pas grand sens. Ce qui fait qu'une présentation quantitative dans ce domaine n'a aucune... importance (sauf de manipulation idéologique...) sans une analyse qualitative intégrant la géopolitique ou les politiques de défense...

   Olivier de FRANCE, posant la question de l'usage rhétorique des statistiques de défense, en vient à demander s'il s'agit là de science exacte (les superbes mathématiques mises en oeuvres...) ou d'idéologie. Même des "études" menées conjointement entre le ministère français de la défense, CIDEF et Mc Kinsey & Company sur les exportations françaises d'armement (40 000 emplois dans les régions, septembre 2014) sont soumises à caution. Pour le directeur de recherches à l'IRIS, "l'usage idéologique des chiffres de dépense militaire est parfois inversement proportionnel à leur robustesse méthodologique", tout en réservant aux chiffres européens une meilleure appréciation que pour les chiffres américains ou chinois. "Aussi, les statistiques ne deviennent-elles fausses que lorsque s'efface le socle méthodologique sur lequel elles reposent. L'erreur survient lorsque l'on tente d'ériger en absolu des données que sont par nature relatives, c'est-à-dire qu'elles dépendent de conventions de calcul et d'outils de mesure qui sont construits. Les affirmations médiatique assénées (...) de manière péremptoire montrent bien que les statistiques de défense sont dénuées de sens, sans la conscience de ce qu'elles tentent de montrer."

La faiblesse des bases statistiques (la source des informations) oblige à une évaluation de leur fiabilité, en fonction de la cohérence, région par région, des statistiques elles-mêmes. Ainsi le même auteur évalue cette fiabilité à l'aune de la cohérence entre plusieurs séries statistiques, entre plusieurs émetteurs (États, Institutions...). "Un examen nourri des différentes sources tend à mettre en lumière la cohérence des chiffres de dépenses de défense en Europe depuis la crise. L'ensemble des sources confirment la baisse des dépenses de défense depuis 2010 pour l'ensemble composé par les pays européens de l'OTAN. Il en est de même pour ceux qui composent l'Union Européenne. Le volume de la baisse est ensuite plus ou moins important selon les indicateurs. Les estimations divergent en effet selon que l'on se rapport aux chiffres de l'OTAN, de l'Agence européenne de défense (AED), de l'International Institute for Strategic Studies (IISS), de Jane's (IHS), ou du Stockolm International Resarch Institute (SIPRI). Cependant, la base de données consolidée de l'Institt d'études de sécurité de l'Union Européenne (EUISS) permet de comparer les principales estimations (AED, OTAN, IISS et SIPRI) en utilisant une même base monétaire et méthodologique (euros, taux de variation, taux d'inflation notamment)." Il résulte de ces rapprochements que les indicateurs concordent plutôt pour y relativiser le déclin des budgets militaires. "Les dépenses de défense y résistent depuis le début de la crise, de même qu'en Europe centrale, avec de légères baisses en fonction du mode de calcul. La chute des budgets dans le Sud et dans l'Ouest de l'Europe est beaucoup plus prononcée, notamment chez les pays qui ont souffert de la crise - à l'exception de la Grèce -, avec des baisses qui vont jusqu'à 20% en Bulgarie et en Espagne." Olivier de FRANCE égratigne au passage l'engagement prix au sommet de Newport de l'OTAN par les pays membres de consacrer 2% de leur produit intérieur brut (PIB) à la défense, "voeu pieux" ne reposant que sur une stratégie de communication.

Pour les États-Unis, les indicateurs s'accordent à partir de 2011, faisant apparaitre une baisse avérée du budget de la défense, plus ou moins rapide selon les sources. Toutes sources comprise, on constate également une hausse combinée des dépenses en Asie et au Moyen-Orient. Mais la fiabilité des chiffres diminue considérablement, non seulement quand on remonte dans le temps, mais aussi quand on passe des États-Unis à la Russie ou à la Chine. Pour ce dernier pays, les estimations récentes vont du simple au double en volume, quoique les trajectoires soient comparables. Les estimations du budget russe sont comparables en volume, mais divergentes du point de vue des trajectoires. 

Au-delà de carences ponctuelles (séries de données incomplètes, manque de transparence selon les années et selon les pays... qui semble bien refléter à la fois des difficultés internes passagères de récoltes et d'assemblages de données plus ou moins mâtinées de stratégies de communication..), existent des lacunes structurelles qui font douter de la réalité exprimée par les statistiques de défense. L'exercice de comparaison des données militaires et de défense, bien connu des experts de l'ONU (UNIDIR en particulier), demeure difficile tant des écarts de méthodes de comptage existent : question du périmètre des dépenses prises en compte, écart entre budgets préparés, budgets approuvés et budgets réalisés. L'intervention de lois et règlements (sur les ventes d'armes, sur les spécifications d'engins militaires...) peut troubler les résultats de manière importante. Ce qui oblige à regarder davantage la qualité de ce qui est chiffré, l'état des armements produits et en usage, la qualité des troupes elles-mêmes... "Le niveau des dépenses est, en effet, loin d'être le noeud du problème : rappelons que l'Europe, toute dépense déclinante qu'elle soit, dépense encore davantage que la Russie et la Chine réunies en matière de défense - bien qu'environ 90% de ses capacités militaires soient inutilisables dans un conflit moderne hors de ses frontières.(...)".

Compter les dépenses, même si cela à un sens pour comprendre le poids de la défense dans chaque pays, s'avère de peu d'intérêt lorsqu'on passe à la comparaison entre pays. Outre les distorsions de périmètres et de méthodes de comptage, voulues ou non (plus voulues d'ailleurs souvent...), les différences de stratégie, de but de défense, la non-correspondance parfois entre l'efficacité d'une arme et de son coût. Mieux dépenser importe plus que dépenser plus, mais la dépense militaire n'est pas l'essentiel, même si l'on disposait de données fiables, ce qui compte, c'est l'utilisation qu'un pays compte faire de son armée et de son armement. Olivier de FRANCE met même en garde contre une croyance et une utilisation des statistiques : elles pourraient brouiller les perceptions des réalités, non seulement pour les populations plus ou moins directement concernées mais aussi pour les responsables de la défense eux-mêmes et pour les élus chargés d'examiner (lorsqu'ils veulent bien s'en donner la peine...) les budgets de la défense.

 

     Dans la nomenclature de dépenses de défense du Ministère français de la défense, nous pouvons lire que les dépenses de défense comprennent la défense militaire, la défense civile, l'aide militaire et la recherche.

La défense militaire comprend l'administration des affaires et services de la défense militaire, le fonctionnement des forces de défense terrestres, navales, aériennes et spatiales ; génie, transports, transmissions, renseignement, personnel et forces diverses non combattantes ; fonctionnement ou soutien des forces de réserve et des forces auxiliaires de la défense nationale. Sont inclus les bureaux des attachés militaires stationnés à l'étranger et les hôpitaux de campagne. Sont exclus : missions d'aide militaire, hôpitaux des bases militaires, prytanées et écoles militaires dont les programmes d'enseignement sont analogues à ceux des établissements civils correspondants, même si seuls sont admis à en suivre les cours les militaires et les membres de leur famille ; régimes de retraite de militaires.

La défense civile comprend l'administration des affaires et services de la défense civile ; définition de plans d'urgence, organisation d'exercices faisant appel à la participation d'institutions civiles et des populations ; Fonctionnement ou soutien des forces de défense civile.

Sont exclus : services de protection civile, achat et entreprosase de vivres, de matériel et d'autres fournitures d'urgence à utiliser en cas de catastrophe en temps de paix.

L'aide militaire comprend l'administration de l'aide militaire et fonctionnement des missions d'aide militaire accrédités auprès de gouvernements étrangers ou détachées auprès d'organisations ou d'alliances militaires internationales. Elle comprend aussi l'aide militaire sous forme de dons (en espèces ou en nature), de prêt (quel que soit le taux d'intérêt) ou de prêt de matériel ; contributions aux opérations internationales de maintien de la paix, y compris détachement de personnel.

La recherche comprend la recherche fondamental, la recherche appliquée et le développement expérimental.

Cette nomenclature est à la base de toutes les statistiques produites par le ministère de défense. Les dépenses des administrations publiques en général sont ventilées suivant une nomenclature internationale définie dans le système de comptes nationaux de 1993 et révisée en 1999, la COFOG (Classification of the Fonctions of Government).

 

Dans la présentation de ses données statistiques, le SIPRI indique que "les données sur les dépenses militaires du SIPRI sont dérivées de la définition de l'OTAN qui englobe toutes les dépenses courantes et en capital pour les forces armées, notamment les forces du maintien de la paix, les ministères de la défense et autres agences gouvernementales participant à des projets de défense, les forces paramilitaires si elles sont jugées comme étant formées et équipées pour assurer des opérations militaires et les activités dans l'espace militaire. De telles dépenses comprennent les dépenses engagées pour le personnel civil et militaire, notamment les pensions de retraite du personnel militaire et les services sociaux pour le personnel, l'exploitation et la maintenance, l'approvisionnement, la recherche et le développement et l'aide militaire (dans les dépenses militaires du pays donateur). Sont exclues de ces dépenses, la défense civile et les dépenses attribuables à des activités militaires précédentes, telles que les prestations des vétérans, la démobilisation, la conversion et la destruction d'armes. Cette définition ne peut toutefois pas être appliquée à tous les pays étant donné qu'il faudrait que beaucoup plus d'information détaillée soit rendue disponible au sujet de ce qui est inclus dans les budgets militaires et dans les dépenses militaires hors budget (Par exemple, les budgets militaires peuvent couvrir ou non la défense civile, les réserves et forces militaires, la police et les forces paramilitaires, les forces à double mission comme la police militaire et civile, les subventions militaires en nature, les pensions pour le personnel militaire et les cotisations à la sécurité sociale versées par une partie du gouvernement à une autre)."

 

Olivier de FRANCE, Science exacte ou idéologie? De l'usage rhétorique des statistiques de défense, dans La revue Internationale et stratégique, n°96, Hiver 2014. SIPRI Yearbook, Armaments, Disarmament and International Security, Rapport annuel, 2015. Ministère de la défense, Annuaire statistique de la défense 2014-2015.

 

DEFENSUS

Relu le 15 mars 2022

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1 février 2016 1 01 /02 /février /2016 13:33

     Tombé dans l'oubli jusqu'à très récemment, L'économiste et sociologue allemand Werner SOMBART, à son époque rival et égale sommité dans le monde intellectuel que Max WEBER, figure de la "Jeune école historique" du premier quart du XXe siècle, est parfois considéré  (voir Stéphane FRANÇOIS) comme une figure de la Révolution conservatrice allemande, mais bien plus un lecteur et commentateur assidu de l'oeuvre de Karl MARX.

D'abord considéré comme d'extrême gauche, ce marxien éminent ne peut accéder à de grands postes universitaires. Son oeuvre maitresse, Le Capitalisme moderne de 1902 parut en 6 volumes, dédaigné (c'est logique) par les économistes néo-classiques, est aujourd'hui un classique aux ramifications nombreuses, l'École des Annales (Fernand BRAUDEL) par exemple.

Sa plus longue carrière d'enseignant en sociologie, de 1917 à 1940, avec une chaire à l'Université de Berlin (jusqu'en 1931), est marquée par plusieurs ouvrages rassemblés dans son recueil posthume de 1956, Noo-Soziologie.

       Durant la République de Weimar, Werner SOMBART est séduit momentanément, comme nombre de socialistes allemands, par l'anticapitalisme antisémite et l'anticommunisme du NSDAP (national-SOCIALISTE, ne l'oublions pas). Les Juifs et le capitalisme moderne  de 1902 - le pendant de l'éthique protestante et l'esprit du capitalisme de Max WEBER - précède pourtant dans un ton philosémite son livre d'anthropologie de 1938, Vom Menschen, clairement anti-nazi.

Son accointance avec le régime nazi (acceptation du serment à Hitler, acceptation du programme universitaire...) - parfois comparée avec celle de Martin HEIDEGGER et de Carl SCHMITT a longtemps empêché que l'on considère ses oeuvres, pourtant interdites par ce même régime. 

On assiste aujourd'hui à une reconsidération de son oeuvre, longtemps freinée par une non traduction en anglais, empêchée par une question de droits détenus par l'Université de Princeton (il y aurait d'ailleurs beaucoup à écrire sur les conflits littéraires à coup de blocage de droits d'éditions...). Son Capitalisme Moderne inspire beaucoup, même si beaucoup de détails ont été mis en cause. des éléments majeurs de son oeuvre économique sont revalidés (place de la comptabilité, études de la ville..). Son concept de destruction créatrice, élément majeur de la théorie de l'innovation de Joseph SHCUMPETER comme ses considérations critiques sur le capitalisme financier, repris par Erik REINERT, en sont quelque-uns. Jacques ATTALI reprend à son compte certaines de ses réflexions de Les Juifs et la vie économique de 1911 pour son propre ouvrage Les Juifs, le monde et l'argent (2002). 

 

      Jean-Claude LAMBERTI explique les positions de Werner SOMBART, par rapport aux apports de Karl MARX : "En 1894, lorsque parut le troisième volume du Capital de Marx, Sombart publie une critique très admirative qui lui valut les sympathie d'Engels. Mais en 1896, son livre intitulé Socialisme et mouvement social au XIXe siècle contient des critiques fort vives du socialisme en général et du marxisme en particulier. L'ouvrage connut un grand succès et fut traduit en 24 langues. La dixième édition, publiée en 1924 sous le titre Le Socialisme prolétarien, reproduit ces critiques alors que dans le tome III du Capitalisme moderne (deuxième édition en 1927, traduction française : L'Apogée du capitalisme), il présentait son oeuvre comme la continuation, et, en un sens, comme le plein achèvement de celle de Marx. Sombart a dit lui-même avoir trouvé dans l'oeuvre de ce dernier le point de départ de ses travaux personnels, mais il l'a corrigé autant qu'il l'a prolongé. Il a été influencé aussi par Wilhelm Dilthey, par Eduard Bernstein, par Max Weber avec lequel il fonda, en 1903, les Archiv fûr Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, ainsi que par Gustav Schmöller, l'éminent représentant de l'école historique allemande, qui fut son maître à Berlin. On peut donc au total considérer à la suite de Schumpeter, que Sombart eut des liens d'affiliation intellectuelle également forts avec Karl Marx et avec l'école historique allemande."

"Son oeuvre éclaire les faits économiques par leur genèse historique et leurs fonctions dans les diverses périodes de la civilisation. Mais les historiens ont remarqué que le goût de Sombart pour les vastes synthèses l'éloignait souvent de l'histoire économique proprement dite et les économistes, d'autre part, ont observé qu'il ne s'est guère soucié de faire progresser la théorie économique. Il a, en réalité, examiné, à la lumière de l'histoire, les faits économiques et sociaux avec le souci d'en tirer des conclusions très générales. On pourrait le considérer (...) comme un sociologue des systèmes économiques. (...)."

"L'interrogation principale de Sombart a porté sur les origines, le sens et l'avenir du capitalisme, comme en témoigne sa grande oeuvre Le capitalisme moderne, ainsi que Les Juifs et la vie économique !1911) et le remarquable ouvrage de 1913, Le bourgeois, contribution à l'histoire morale et intellectuelle de l'homme économique moderne. Ces deux derniers ouvrages (...) ont nourri une polémique avec Max Weber, car Sombart, en opposition à la thèse exprimée dans L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme, situe à Florence, à la fin du XIVe siècle, la formation de l'esprit bourgeois, composante essentielle de l'esprit capitaliste, au même titre que l'esprit d'entreprise.

Pour Sombart, le système capitaliste introduit les idées de rationalisation dans la vie économique et il repose sur l'appétit du gain mais il faut distinguer plusieurs périodes dans l'histoire du capitalisme : le capitalisme primitif (qui prend fin avec la révolution industrielle), puis le haut capitalisme (de 1760-70 à la première guerre mondiale) et enfin le capitalisme tardif. Avec le temps, l'esprit bourgeois s'est affirmé de plus en plus tandis que l'esprit d'entreprise a perdu de son dynamisme (...). Face à un capitalisme encore jeune, Marx, a noté Sombart, était plein d'espoir car il lui reconnaissait encore des possibilités ; celles-ci étant à peu près toutes extériorisées, Sombart pense pouvoir traiter du capitalisme avec plus de sobriété et de rigueur scientifique. Il constate que ce capitalisme vieilli est plus ouvert que le premier aux revendications de justice sociale. Son oeuvre débouche ainsi sur la perspective d'une économie planifiée, orientée vers une sorte de socialisme beaucoup moins prolétarien que national."

   Freddy Raphael, dans Les cahiers du Centre de Recherches historiques (1988), décrit dans toute leur ampleur les relations entre Werner SOMBART et Max WEBER. Pour lui la controverse entre les deux auteurs relève du faux débat, dans la mesure où ils ne discutent pas de la même chose : SOMBART recherche les origines historiques du capitalisme (l'Italie du Moyen-Age, influence par les idées juives sur le commerce et la fabrication) tandis que WEBER recherche plus les fondements moraux de celui qui émerge à la Renaissance et qui marque le plus (l'éthique protestante) la forme du capitalisme moderne... N'empêche que sur l'un ou l'autre sujet, les divergences ne manquent pas quand on rapproche les oeuvres des deux auteurs...

 

Werner SOMBART, Le bourgeois. Contributions à l'histoire morale et intellectuelle de l'homme économique moderne (1913), traduction en français de S. JANKÉLÉVICH (1928) ; The Jews and Modern Capitalism (1911), traduction en anglais de M EPSTEIN (1913), Batoche Books, 2001 ; Le socialisme allemand. Une théorie nouvelle de la société, avant-propos et traduction en français de G. WELTER, Éditions Payot, 1938 ; Le socialisme et le mouvement social au XIXe siècle, V. Giard et E. Brière, libraires-éditeurs, 1898. Ces ouvrages sont disponibles librement sur le portail Les classiques en sciences sociales, www. uqac.ca. On lira aussi en français, L'Apogée du capitalisme, traduction de S. JANKÉLÉVICH, Payoy, 1932.

Freddy RAPHAEL, Werner Sombart et Max Weber, Les Cahiers du Centre de recherches Historiques, 1988. Jean-Claude LAMBERTI, Sombart Werner, dans Encyclopedia Universalis, 2015.

 

Relu le 18 mars 2022

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29 janvier 2016 5 29 /01 /janvier /2016 08:26

      Très loin des analyses un peu simplistes sur la Chine, comme terre à la fois de l'économie capitalisme et de la dictature communiste, l'ouvrage du citoyen de la République populaire de Chine, résidant à Hong Kong, procure une vision assez complexe de sa situation.

Il montre entre autres qu'il n'y a pas vraiment lutte entre une bourgeoisie d'affaires et un régime oppressif au plan politique et vigilant sur le plan économique. Pour le dire crûment, AU LOONG YU considère que le Parti Communiste Chinois (PCC), du moins ses instances dirigeantes du niveau national au  niveau local EST la bourgeoisie. C'est à travers une analyse marxiste de la bureaucratie, provenant en grande partie en ligne directe des réflexions de Léon TROTSKY, que cet auteur, Membre du comité de rédaction de la China Labor Net, militant de la "justice globale", nous expose la situation actuelle. 

    AU LOONG YU reprend l'histoire de l'émergence de la Chine, sur les transformations politiques et économiques des dernières années et attire notre attention, comme le note dans une préface Patrick LE TRÉHONDAT, sur les modifications de la force de travail chinoise qui pourrait constituer à terme de redoutables problèmes pour ses exploiteurs chinois ou étrangers. Urbanisation massive, baisse du pourcentage de la population active, modification de la composition de cette force du travail (part massive des migrants devant celle des campagnes), Changements idéologiques majeurs, Multiplication des luttes - parfois sanglantes - qui mêlent revendications salariales et d'organisation du travail et préoccupations grandissantes face à une dantesque dégradation de l'environnement, tout cela est pris en compte par cet auteur, qui, données butes et faits à l'appui, dessine les contours d'une Chine largement inconnue du public.

   Contre certaines analyses très biaisées courantes dans le monde anglo-saxon et malheureusement reprises en compte par des médias français mal informés ou tendancieux, l'auteur aborde successivement la montée de la Chine et de ses contradictions, les relations entre travailleurs et entreprises d'État dans ce pays, l'histoire de la résistance ouvrière de 1989 à 2009 et les nouveaux signes d'espoir selon lui, d'autant de résistances.

Rare parmi les intellectuels chinois, il aborde également la question du Tibet, sans tomber dans l'écueil anti-religieux ou pro-religieux que l'activité du Delaï Lama suscite souvent ni dans la tendance en Chine à considérer qu'il s'agit d'une province comme une autre. Pour l'émancipation du peuple tibétain, il estime que les problèmes - y compris le problème de la place du religieux et des hiérarchies ancestrales est d'abord le problème des tibétains, et que la manière dont il peut se résoudre, même si elle ne plait pas - et également aux intellectuels chinois eux-mêmes, reste d'abord leur affaire.

   L'apport de l'auteur à la connaissance de la Chine est doublement intéressant, même triplement : d'abord parce qu'il replace l'histoire politique et économique dans un contexte peu connu des Occidentaux de manière générale, ensuite parce qu'il approfondit l'analyse de système politique chinois comme bureaucratie bourgeoise dotée de nombreuses contradictions au sommet de l'État ; et aussi parce qu'il met à notre disposition des faits - notamment ceux ayant traits aux luttes ouvrières - occultés par les autorités chinoises. A ce dernier propos, il estime que "les expériences évoquées ici montrent qu'en Chine, la résistance peut aboutir à des changements limités. Les victoires immédiates, qui permettent d'empêcher une privatisation, d'obtenir de meilleures conditions de travail ou encore de limiter la destruction de l'environnement, sont importantes. Ce qui est également important, c'est que de telles victoires puissent inspirer d'autres mouvements et qu'elles aient une influence pour que ceux-ci trouvent eux aussi une issue victorieuse comme l'illustre l'influence qu'ont eu les sidérurgistes de Tonghua, les ouvriers de Honda et les habitants de Wukan sur d'autres combats.

Les formes prises par cette résistance montrent également que la nouvelle génération est de plus en plus audacieuse. Malgré son échelle modeste, la tentative des travailleurs de Pepsi Cola de coordonner leur action est un élément notable. Même si de telles coordinations avaient été envisagées dans le passé, la crainte des conséquences avait été dissuasive.

Enfin, que les jeunes travailleurs de Honda aient proclamé qu'ils agissaient au nom des intérêts de toute la classe travailleuse chinoise indique que cette nouvelle génération, libérée de la terrible défaite de 1989, a la capacité de voir au-delà de ses intérêts immédiats pour s'identifier à des préoccupations plus larges. Même si ces signes sont encore aujourd'hui limités, ils nous donnent une raison de ne pas abandonner tout espoir."

 

AU LOONG YU, La Chine, Un capitalisme bureaucratique, Forces et faiblesses, Avant-propos de Patrick Le TRÉHONDAT, Editions Syllepse, 2013.

 

Relu le 26 février 2022

 

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20 novembre 2015 5 20 /11 /novembre /2015 10:44

       Les économistes comme les politiques ne se penchent sur le financement des organisations terroristes que depuis une époque récente. C'est surtout lorsque les États-Unis endurèrent en septembre 2001 des attentats meurtriers, destructeurs et spectaculaires que les autorités financières commencent à étudier les circuits financiers des organisations terroristes, à commencer par ceux d' Al-Quaïda. Les attentats de novembre 2015 à Paris vont sans doute relancer les investigations sur les circuits financiers finançant les opérations terroristes, cette fois du groupe "État islamique", même si auparavant des enquêtes encore en cours poussaient déjà à recueillir des données opérationnelles.

Manquent sans doute dans les deux cas une certaine volonté politique d'aller jusqu'à tarir les sources privées présentes dans certains pays du Moyen Orient (notamment l'Arabie Saoudite et le Qatar). En tout cas, beaucoup d'observateurs ont mis en évidence diverses sources de financement - et pas simplement en masses monétaires- , qui diffèrent selon les objectifs des organisations en cause. Si Al-Qaïda avait et a surtout des visées de frapper les intérêts "mécréants" partout dans le monde, État islamique entend s'établir sur un territoire déterminé, suivant une stratégie à cheval entre des tactiques classiques de conquête et des opérations visant à terroriser pour empêcher d'agir.

 

Un financement aux ramifications spectaculaires...

     Richard LABÉVIÈRE expose les événements qui conduisent à tenter de tarir les sources de financement d'Al-Qaïda juste après les attentats de septembre 2001. De la création du FTATC (Foreign Terrorist Asset Cracking Center), au lancement de l'opération "Green Qu'est" en octobre de la même année pour geler les avoirs bancaires à l'étranger. L'année suivante, à l'appui des différentes résolutions de l'ONU, l'enquête " a permis de confirmer ce que les services de renseignements occidentaux savaient parfaitement depuis plus d'une dizaine d'années, à savoir que les ramifications du financement du terrorisme tissent une toile tentaculaire et planétaire, dont les principaux centres d'impulsion se trouvent principalement dans les pays occidentaux. Dans un rapport rédigé en juillet 2001 pour les services secrets français, plusieurs experts estimaient déjà que la mouvance Bin Laden avait bénéficié, outre la fortune personnelle de son chef, de la complicité active de plus de 400 individus et de quelques 500 sociétés et organisations à travers le monde." Une partie infime de cette masse monétaire a été depuis lors bloquée (on parle de 10 millions de dollars en 2002) et, "drainée par une multitude d'organisations charitables guère affectées par les enquêtes, la mouvance continuerait à être alimentée par un montant annuel d'environ 16 millions de dollars". Cet enlisement de la lutte antiraciste sur le front financier a plusieurs explications :

- le repérage restreint d'une mouvance planétaire (une épistémologie contraignante qui pèse sur les enquêteurs...) ;

- une taxinomie inappropriée qui veut délimiter les avoirs financiers, alors que, selon l'auteur, "à un système tabulaire - autant de strates géologiques constitutives d'un relief - il faut préférer la mise en chantier de "séquences" considérées comme autant d'attributs de la mouvance" : une séquence personnelle, autour d'Oussama Bin Laden lui-même, une séquence familiale, une séquence bancaire, une séquence associative et une séquences diasporique et affairiste.

- le persistant secret bancaire dont se prévalent nombre de principautés et de pays.

 

Une certaine inefficacité de la lutte contre le financement du terrorisme...

    Anthony AMICELLE, doctorant en sciences politiques à l'IEP de Paris cite deux ouvrages qui vont dans le même sens d'une certaine inefficacité des dispositifs de lutte contre le financement du terrorisme.

"Objet atypique, écrit-il, de par l'action publique transversale qu'elle mobilise, la facette financière de l'antiterrorisme a constitué la première réponse de l'administration américaine aux attentats de New York et Washington en 2001.(...). (Cet objet) se situe en effet à l'intersection des univers policier (et du renseignement), judiciaire, diplomatique et financier (voir l'ouvrage collectif Les banques, sentinelles de l'anti-blanchiment : l'invention d'une spécialité professionnelle dans le secteur financier, CERI, 2006). Cette politique a comme particularité de s'appuyer sur la participation d'acteurs privés, notamment du secteur bancaire, mais pas seulement. Instituée dans le cadre plus ancien de la lutte contre le blanchiment de capitaux, cette coopération pour le moins inédite entre professionnels de la sécurité et entités privées joue un rôle décisif dans la chasse aux "finances terroristes", devenue priorité internationale. Outre la transposition de pratiques progressivement institutionnalisées, l'action menée contre le financement du terrorisme emprunte également à l'anti-blanchiment son postulat de départ faisant de l'argent le "nerf de la guerre". ce postulat n'a d'ailleurs pas été exempt de critiques dans la littérature scientifique qui s'est largement penchée sur la pertinence de cette focalisation sur les "produits du crime" depuis la fin des années 1980. Au-delà de son efficacité, de nombreux travaux ont également étudié les implications du "régime" anti-blanchiment, ses ambivalences, la diffusion de normes internationales et leurs réappropriations nationales, ainsi que la question du retrait de l'État vis-à-vis de la sphère financière. Toujours est-il qu'au lendemain des attentats de 2001, les discours officiels ont affiché l'ambition d'assécher les flux financiers en direction des "organisations terroristes" dans le but d'anéantir ou, en tous les cas, de réduire leur capacité de nuisance. (...)".

 

L'assèchement des sources de financement, une stratégie critiquée

    Les deux ouvrages en question publiés en 2007, livrent des critiques parfois très sévères envers cette démarche : celui d'Ibrahim WARDE, professeur associé à la Fletcher School of Law and Diplomcy (Massachusetts) (The Price of Fear : The truth Behind the Financial War on Terror et celui collectif sous la coordination de Thomas BIERSTEKER et Sue ECKERT, principaux instigateurs du Targeted Terrorist Finances projet développé au Watson Institue for International Studies (Brown University).

Ibrahim WARDE écrit que "cette politique n'a pas ouvert la moindre brèche dans le financement du terrorisme. En revanche, elle a remodelé le système financier planétaire et produit des effets importants mais bien souvent non désirés dans les domaines politique et économique". L'essentiel des fonds bloqués aux États-Unis a finalement été restitué. Il émet des doutes sérieux sur les liens entre criminalité organisée et terrorisme, cite certains effets pervers comme la fermeture abrupte d'entreprise de transferts de fonds (Somalie).

Les auteurs de l'ouvrage collectif interrogent les cinq hypothèses qui sous-tendraient la réponse réglementaire américaine et internationale contre le financement du terrorisme, les idées que :

- tous les groupes ou organisations engagés dans les actes de terrorisme sont essentiellement les mêmes ;

- les institutions financières du secteur formel sont ou peuvent être les principales sources de transferts de fonds terroristes ;

- la réglementation des institutions financières formelles peut être étendue aux opérations des réseaux financiers informels et aux autres sources potentielles de transferts financiers ;

- le système "Hawala" et des systèmes informels similaires de transfert de valeurs opérant dans d'autres parties du monde jouent un rôle important dans le financement du terrorisme ;

- il y a un lien (nexus) émergent entre crime organisé et terrorisme.

   La critique appelle à une approche moins homogénéisante pour distinguer des évolutions différentes des différents groupes ciblés.

Les deux ouvrages convergent pour pointer les limites et les "dommages collatéraux" de cette approche. S'ils soulignent les effets positifs (externalités) de cette lutte dans les aspects évasion fiscale et blanchiment d'argent et la corruption dans certains États (Iran, Corée du Nord), ils s'inquiètent sur les droits fondamentaux mis à mal par les procédures de désignation et de retrait des "listes terroristes". L'ouvrage collectif est plus nuancé et explicite davantage les fonctions attendues (en théorie) des contrôles financiers : fonction dissuasive, analytique (investigations post-attentats) et préventive, sans oublier l'utilité politique (dimension symbolique). Même si les auteurs sont dubitatifs sur les capacités de détection et de prévention de futurs actes terroristes, ils s'accordent sur les aspects dissuasifs, qui ressemblent tout de même à un renforcement sans doute des précautions financiers à prendre pour les commanditaires des attentats, plus qu'autre chose...

      Le fait positif que nous pouvons retenir est précisément l'activité accrue des États dans la sphère financière, même si elle reste timide. Sans doute peut-on voir apparaitre des volontés politiques plus affirmées, surtout si les attentats continuent... Il est sans doute trop tôt entre l'effectivité des mesures prises (2002) et les études en question (2007) pour tirer des conclusions solides. L'affaiblissement d'Al-qaïda a plus avoir avec la rivalité entre organisations terroristes qu'à la lutte contre son financement.

Précisément, les financements d'Al-Qaïda et du groupe État islamique sont bien différents : si l'un conserve des réseaux qui mettent en jeu participations financières étendues et diverses protections diplomatiques et politiques, l'autre agit de manière classique comme s'il allait devenir un État, un État pillard certes, à la manière de nombreux autres dans l'Histoire, à coup de massacres, de menaces de violences et de destructions diverses, et possède des moyens bien plus considérables de financement.

 

Esclavage, rançonnage, deux mamelles du terrorisme...

    Esclavage, rançons dans le cadre de prises d'otages (pratiques très courantes pour financer des groupes insurrectionnels de toute nature de nos jour), exploitation des puits de pétroles conquis, pillage archéologique (on vend en pièces détachées et on détruit ce que l'on ne peut vendre sur les marchés parallèles), levage d'impôts et de taxes diverses, prise de butins dans les coffres forts des banques des villes conquises (numéraire et effets au porteur), blanchiment d'argent en provenance de tous les trafics possibles (armes, matériels, drogue, produits alimentaires et de médicaments...) constituent une palette dense de moyens financiers pour constituer et entretenir une armée, se livrer à l'achat d'armes légères ou plus importantes, entretenir de véritables fonctionnaires des impôts, organiser des systèmes de transport et scolaire... Daesh peut entretenir des relations commerciales non seulement dans les diverses économies parallèles construites sur les décombres laissées par les deux guerres du Golfe, mais avec - intermédiaires bien installés obligent - des partenaires officiels des pays avoisinants. Les évaluations financières de Daesh restent très problématiques, car elles peuvent varier, au gré... des multiples combats, victoires ou défaites successives sur le terrain. On parle d'actifs au montant de 2 000 milliards de dollars (1 800 milliards d'euros), avec des revenus annuels de 2,9 milliards de dollars. Il faut comparer ces chiffres avec ceux du budget des talibans (entre 53 et 320 millions de dollars) et du Hezbollah (entre 160 et 363 millions de dollars) (voir iris.thomsonreuters.com). Il s'agit là de ressources financiers d'un État, constituée avec des méthodes qui sont à rapproché dans l'histoire avec celles de l'Empire Turc ou de l'Empire mongol. Elles consistent essentiellement à rapatrier les richesses pillées dans des endroits protégés et à détruire (notamment en cas de retraite mais pas seulement) celles qu'on ne peut emporter. l'impôt prélevé par exemple l'est non en raison d'un consentement à l'impôt (même par convictions religieuses, on en est très loin!) mais sous la menace constante de destruction ou d'extermination. Ces méthodes sont d'autant plus systématiquement utilisées que, loin de croire en leur propre propagande, les responsables de Daesh savent que leurs positions sont des plus précaires...

La seule possibilité pour Daesh de se maintenir serait - outre l'acceptation loin d'être acquise des populations soumises - que les fronts armés se stabilisent et que son rôle économique devienne indispensable aux économies environnantes. Mais les méthodes utilisées à l'extérieur pour dissuader les puissances d'intervenir dans leurs zones d'implantation se retournent contre eux. Sans doute a t-on affaire là à une absence de réelle stratégie, soit par manque de réelles compétences militaires, soit par décimation des chefs au fur et à mesure des combats, soit des deux. Cette "absence de stratégie" est le propre d'ensembles politiques qui n'effectuent de conquêtes que militaires ou très peu appuyées sur un substrat culturel...

En tout cas, le meilleur atout sans doute de demeurer, même de façon réduite dans des retranchements, dans une zone grise plus ou moins chaotique, est justement l'absence de stratégie globale du côté des pays occidentaux qui les combattent. Lesquels n'ont pas présentés de réelles "solutions de rechange", réduits sans doute à renouer des alliances avec des dictateurs locaux (Syrie) ou à réguler le chaos régional après une victoire semblable à celle qu'ils ont connues dans les deux guerres du Golfe. Avec la lutte contre le financement qui patine, faute de s'attaquer à l'organisation de l'ensemble du secteur financier de l'économie mondiale (qui laisse des trous béants de zones grises, elle aussi), et une stratégie dont on a peine à comprendre les contours (pour autant que celle de Moscou puisse coïncider un temps avec celle de Washington et de pays de l'Union Européenne), il existe réellement pour l'État islamique une chance d'exister encore quelque temps.... L'absence de stratégie financière pour combattre le terrorisme est sans doute, dans le contexte actuel, son plus grand atout.

 

Anthony AMICELLE, État des lieux de la lutte contre le financement du terrorisme : entre critiques et recommandations, Cultures et Conflits, n°71, 2008. Richard LABÉVIÈRE, Financement du terrorisme, En attendant le ben-ladengate, dans Guerre et Économie, Ellipses, 2003.

 

STRATEGUS

 

Relu le 11 février 2022

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31 octobre 2015 6 31 /10 /octobre /2015 08:53

      Comment comprendre l'existence de complexes militaro-industriels, issus de logiques étatiques, avec les progrès de la mondialisation? Les multiples coopérations en matières de programmes d'armement ne suffisent pas à expliquer l'intégration en complexes à la taille et aux ramifications sans aucune comparaison historique d'activités multinationales en constante progression. La mondialisation et la financiarisation semblent aller de pair avec une constante augmentation de dépenses militaires, alors que les conflits armés actuels, même s'ils sont encore nombreux et épars sur la planète, ne mobilisent pas des quantités d'armement si importantes que cela... C'est en fait plusieurs questions qui se posent, il n'est pas sûr que les experts aux services des différents complexes militaro-industriels puissent y répondre :

- Quel est le poids réel des groupes d'armement dans l'économie mondiale? Entre des commerces gris occultes qui concernent en masse notamment les armes légères et des croisements de participation financière, par filiales interposées, à l'image de ce qu'est le vaste marché des dettes mondiales, il est bien difficile de s'y retrouver. la "traçabilité" des transactions et même du circuit commandes-productions-livraisons n'est pas assurée. On peut même dire que compte tenu de la nature des marchandises concernées, le secret constitue un des aspects les plus importants.

- Quelle est la part réelle de la mondialisation des affaires d'armement et des différentes sanctuarisations par les États de certains pans des industries militaires?

- Peut-on distinguer réellement aujourd'hui le poids financier des complexes militaro-industriels de leur poids industriel (matériel) réel? La financiarisation de l'économie brouille réellement les perceptions?

      Des éléments de réponses existent, mais parfois ils ne dépassent souvent pas la théorie elle-même, faute d'études suffisamment précises et ouvertes au public. Le croisement de l'explosion des transactions concernant les armes légères, leur dissémination dans toute la planète - qui expliquerait peut-être la persistance de nombreux conflits armés - et de l'explosion des coûts des armements majeurs (à un point qu'une armée ne pourrait plus, si toutes les potentialités technologiques étaient réunies sur un armement, s'offrir qu'un exemplaire unique par type d'armes majeures) peut donner déjà une première idée. Même si ce ne sont pas les mêmes composants des différents complexes militaro-industriels (groupes intégrés à nombreuses zones grises) qui sont concernées par ces deux phénomènes. L'importance des complexes militaro-industriels pose la question de la nature de cette mondialisation dont on parle tant, plus économique et financière que politique et sociale...

      Pour P. LABARDE et B. MARIS (Ah Dieu! que la guerre économique est jolie! Albin Michel, 1998), la mondialisation n'est que la guerre universelle, civile et permanente. C'est une organisation oligopolistique et cautérisée du monde, dans le respect de la logique financière, qui définit une nouvelle organisation du travail de l'entreprise capitaliste et la liberté d'installation des possesseurs des capitaux. Le capital a toujours été international, apatride, plus financier qu'industriel, plus spéculateur que producteur de richesses. La mondialisation ne peut s'affirmer qu'en réduisant la protection sociale et les solidarités. Les politiques ont une responsabilité écrasante, en acceptant les instruments financiers qui donnent l'occasion aux opérateurs privés de disposer de l'arme de la guerre financière internationale. Les firmes multinationales (y compris celles qui participent aux complexe militaro-industriels), sont les bénéficiaires de cette mondialisation. L'OMC, l'euro, les privatisations, la libéralisation des marchés financiers ou le dumping social sont bien le résultat de décisions politiques répondant à l'attente des marchés, au détriment de celle des travailleurs. Les pays pauvres sont affaiblis par une mondialisation qui n'appelle pas la citoyenneté mondiale, encore moins celle des entreprises. Il s'agit d'une guerre civile quotidienne et généralisée, parfois même sanctionnée par des conflits collatéraux aux conséquences meurtrières importantes. La guerre économique cherche à fragiliser, à affaiblir ou à détruire l'ennemi. Tous les moyens, comme pour la vraie guerre, sont alors mobilisés. (dans Guerre et Économie).

     Pour K. J. ARROW (La globalisation et ses implications pour la sécurité internationale, Grenoble, Pax économisa n°6, 2002), le précédent âge de la globalisation, fin du XIXe siècle, début du XXe, a culminé avec la première guerre mondiale. Ce qui démontre que l'ouverture des frontières n'est pas une étape nécessaire vers la paix. Pourtant, les autorités militaires combinent une insatiable demande pour de nouvelles armes (alors qu'ils réduisent de manière concomitante le format des armées) et une aversion accrue pour leur utilisation (floraison de théories et d'"essais" sur le zéro mort...). Ce n'est pas tant la globalisation que les facteurs qui l'encouragent qui fournissent le signal d'une réduction du potentiel de conflits armés internationaux. Cependant, si pour K. OHMAE (The End of the Nation-State, The Free Press, 1995), la fin des nations est inscrite dans la logique pacifique et plutôt bienveillante de l'économie de marché, pour R REICH (The Work of Nations, New York, Vintage Books, 1992), défenseur d'un nationalisme économique positif, la désintégration inéluctable des économies nationales risque d'accroitre l'insécurité et la paupérisation. On assisterait alors à l'essor des États-régions, nouveaux facteurs de croissance. La nationalité d'une entreprise (et notamment d'une entreprise travaillant ou ayant des participations dans l'armement) perd son sens, car la monnaie,la technologie, les usines passent les frontières avec de moins en moins de restrictions. Les firmes transnationales et les marchés, désormais les principaux acteurs de l'économie internationale, favorisent la mobilité du capital, les procédures de délocalisation et l'essor de nouvelles technologies, facteurs de revenus importants. Les États-Unis se proposent de devenir le seul arbitre d'une économie mondiale désormais globalisée, en maintenant leur hégémonie économique et culturelle mondiale. Pour Claude SERFATI (Le bras armé de la mondialisation, Les temps modernes, n°607, 1999), la mondialisation va de pair avec la dynamique régressive du capitalisme. A côté d'ilots de prospérité, l'économie mondiale est en crise et le fossé se creuse inéluctablement. La globalisation, dominée par les pays les plus riches, fondée sur les inégalités, ne conduit pas à la paix (avec ou sans armes) pour la répartition des richesses. (Guerre et Économie).

     En période de crise, à l'heure actuelle, où l'endettement semble être le moteur majeur de l'accroissement de la masse des capitaux, seuls les complexes militaro-industriel semblent bénéficier du contexte économique.

Pour MAISONNEUVE et GIRONDEAU, il est nécessaire d'élucider le lien pas évident entre la mutation profonde du système capitaliste d'une part, et le rôle économiquement désastreux joué par la course aux armements, dans les économies du Tiers-Monde (compris dans une acception très large car ils écrivent en 1985), d'autre part, en supposant que dans les économies des pays développés, elle soit bénéfique du moins à court terme. L'accroissement permanent des dépenses militaires reflète la tentation constante du système capitaliste de résoudre ses contradictions par la crise. Il est contradictoire, en effet, d'évoluer vers un mode de fonctionnement de plus en plus "financier", tout en cherchant à préserver l'outil de production industrielle asphyxié par l'endettement et l'augmentation des coûts de production. La contradiction se résout pourtant, par un changement d'échelle dans la "division internationale du travail". Le capitalisme industriel et marchand cherchait à dégager un profit lié à une création de richesses, de biens économiquement et socialement utiles. Le capitalisme financier, pour sa part, crée des profits détachés de toute création de richesses. A terme, le système est condamné s'il ne trouve la contre-partie des profits réalisés. C'est alors qu'interviennent la course aux armements et la prolifération des armes dans le monde, y compris dans les pays du Tiers-Monde qui s'endettent avec la bénédiction des grandes banques occidentales, pour acquérir une défense armée moderne. Jusqu'à présent, les dépenses militaires (après une accalmie juste à la fin de la guerre froide et la chute de l'URSS) augmentent alors même que le contexte économique mondial connaît une récession (la visibilité de cette récession peut s'accroitre d'ailleurs en débarrassant les statistiques des revenus purement financiers...). On ne peut exprimer plus clairement le rôle joué par les différents complexes militaro-industriels (mais pas seulement eux...) dans la mutation du système capitaliste vers un mode de fonctionnement "financier". L'armement appartient à un ensemble de secteurs de pointe (électronique, informatique, chimie fine, robotique, atome...) qui sont les seuls à connaître encore une réelle croissance et pour lesquels la puissance publique consent une garantie économique exorbitante de droit commun. C'est pourquoi le secteur de l'armement est l'un des rares à pouvoir s'endetter sans risque majeur. Concluant son étude sur la fonction de l'endettement, Michel DEVELLE (Analyse financière, 2eme trimestre 1983) précise : "Au moment où, du fait de l'évolution économique, la rentabilité du capital investi se dégrade, le recours à un endettement nouveau devient aléatoire. Seuls les secteurs bénéficiant à un haut degré d'un assurance contre le risque économique généralement donnée par la puissance publique peuvent encore alourdir leurs dettes".

     Ainsi, le cercle est bouclé : le capitalisme financier fonctionne pour assurer l'écoulement d'une "production" hautement sophistiquée à forte concentration de capital et de travail qu'il contribue également à financer. L'armement devient ainsi l'indispensable contrepartie à la création de profits purement financiers. L'accumulation des armements et la militarisation du Tiers-Monde engendrent alors une situation de "crise" qui sert doublement les intérêts du capitalisme nouvelle manière. Elle assure un immense marché à une production industrielle hautement technicisée et elle permet, grâce au relais des bourgeoisies locales au pouvoir, une régression des populations du Tiers-Monde pour assurer la pérennité du système. la course aux armements, qui engendre elle-même la militarisation des économies et des régimes politiques du Tiers Monde, sert à la fois de ballon d'oxygène et de cran de sûreté au capitalisme financier international. L'armement produit massivement par des complexes militaro-industriels qui ne craignent pas les conséquences d'une surproduction, quitte à détruire ou faire détruire des armements de plus en plus rapidement obsolètes , est devenu l'équivalent de la "richesse" produite en contrepartie, via tous les systèmes de financement, des profits réalisés par le capitalisme financier.

Si ces différentes analyses ont le mérite d'indiquer des pistes de travail pour l'étude de l'impact de l'activité des firmes des complexes militaro-industriels, en dépassant les analyses sectorielles, reste tout un travail pour dresser des tableaux de correspondance entre la crise économique globale et les croissances continues des dépenses militaires. Ce travail est rendu difficile précisément par l'un des aspects de ces complexes : leurs ramifications jusque dans les médias, dans les universités et dans les think tanks, et dans les partis politiques. Objectivement, ils doivent garder le secret des affaires, toutes plus "épineuses" les unes que les autres et dans les faits peu d'entreprises sont capables de cerner les contours des complexes militaro-industriels. Tant les participations financières croisées sont devenues la règle dans le monde, entrainant un brouillard de la réalité économique ; les experts eux-mêmes préférant parler de marchés, ce qui évitent bien des efforts intellectuels. Non seulement les situations sont devenues complexes, mais elles évoluent de plus rapidement dans l'espace (déplacements constants de capitaux d'une région à l'autre) et dans le temps (de plus en plus transactions qui se nouent - et se dénouent - les unes parfois complétant les autres - sinon parfois s'empiétant et se contredisant, de plus en plus rapidement...).

G. GIRONDEAU et J-L. MAISONNEUVE, Nos armes, la crise et le mal-développement, auto-édition "Réseaux Espérance" n°22, 1er trimestre 1985. Jacques FONTANEL et Liliane BENSAHEL, Guerre et économie : les liaisons dangereuses, dans Guerre et Économie, Sous la direction de Jean-François DAGUZAN et Pascal LOROT, Ellipses, 2003.

ECONOMIUS

 

Relu le 26 janvier 2022

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30 octobre 2015 5 30 /10 /octobre /2015 10:49

    Les analyses des complexes militaro-industriels en tant que tels ne se sont pas poursuivies au-delà de la fin des années 1990, laissant plutôt la place prépondérante aux études de l'industrie militaire elle-même. Recherches d'interopérabilité des armées parallèlement à la constitution d'un ensemble stratégique européen ou atlantique, analyses des synergies entre entreprises d'un même secteur (notamment aéronautique et spatial), constitution de "nouvelles" branches d'armement (robotique, drôles, avions de moyenne importance sans pilote, systèmes de surveillance satellitaires...) occupent ces "experts" souvent appointés directement par les entreprises d'armement. Généralement les ouvrages adoptent le point de vue de l'industrie d'armement, se penchant sur les multiples difficultés des différents secteurs, comme le faisaient déjà depuis des décennies le monde universitaire ou d'entreprise.

Or, les complexes militaro-industriels n'ont pas disparu. Avec les divers désengagements des États et la mondialisation, comme à travers la financiarisation de l'économie, ces complexes changent sans doute de nature, beaucoup moins liés à des problématiques nationales de défense.

Avant la montée de la mondialisation, plusieurs études se donnaient pour objet des aspects particuliers des complexes militaro-industriels, par exemple celle de Georges MENAHEM, sur le complexe militaro-scientifique. Les besoins de développement scientifique du complexe militaro-industriel (d'abord aux États-Unis) est directement lié à des courses aux armements mais aussi à une dynamique propre au progrès scientifique lui-même.

Juste avant les années 2000, Jean-Paul HÉBERT étudie les mutation du système de production d'armement français, compris comme système politico-stratégique, équilibré (de moins en moins bien) par un mode de régulation administrée; Les rapports entre firmes et Etat évoluent selon des modèles (l'auteur dresse une typologie de quatre modalités d'un genre unique) propres aux différentes entreprises concernées : Aérospatiale, Thomson-CSF, Dassault Aviation, Matra.

Déjà en 1985, Pierre DUSSAUGE pointait les insuffisances d'une approche par secteur, pour tenter d'évaluer l'impact économique global de l'activité des opérateurs du système militaro-industriel. Généralement, même si cette approche sectorielle est utile, elle ne tient pas compte des activités que les entreprise d'armement peuvent avoir dans d'autres secteurs, des liens entre activités militaires et civiles et, plus généralement, de la politique d'ensemble de ces entreprises. Cette approche, adopté par les pouvoirs publics au sein par exemple de la DGA, néglige, ou sous -estime l'importance des entreprises, non comme simple agrégation de moyens de production, mais comme organisations complexes ayant une unité, une cohésion interne, une identité propre (l'auteur fait référence à l'étude de J.P. LARÇON et R. REITTER, Structures de pouvoir et identité de l'entreprise, Nathan, 1979), et surtout comme ensembles intégrés d'activités, gérées par un centre de décision stratégique unique.

"(...) les activités des entreprises dans ce secteur (de l'armement) ne devraient pas être analysées sans être replacées dans la démarche stratégique d'ensemble de ces e,reprises. Inversement, le fait pour ces entreprises d'avoir développé des activités dans l'armement n'est pas sans effet sur l'élaboration de leur stratégie. C'est donc l'ensemble du portefeuille d'activités, et plus généralement de la stratégie des entreprises du secteur de l'armement" qui doit être privilégié pour avoir une vue d'ensemble, vue d'ensemble (même si l'auteur ne le mentionne pas) qui se rapproche de l'analyse du complexe militaro-industriel.

"le concept de portefeuille d'activités part du principe suivant lequel une stratégie globale ne peut être formulée de façon immédiate pour un ensemble confus et hétérogène d'activités ; cette constatation découle de la notion même de stratégie d'entreprise qui pourrait être définie comme "le choix des domaines d'activités dans lesquels l'entreprise va se développer, la détermination des résultats auxquels on compte parvenir et l'allocation des ressources qui seront consacrées à la réalisation des objectifs". La première étape d'un processus d'analyse stratégique "est donc la décomposition de l'activité globale de l'entreprise en activités élémentaires pertinentes" ou "segments stratégiques". "De façon plus opérationnelle, la démarche à suivre pour analyser le portefeuille d'activités d'une entreprise, consiste à positionner dans un tableau ou une matrice à deux dimensions les différents segments stratégiques de cette entreprise. Les deux variables prises en compte peuvent varier en fonction de chaque école et donc de chacun des modèles particuliers, mais se ramènent en fait aux deux dimensions suivantes :

- la "valeur" des secteurs d'activité considérées,

- la "position concurrentielle" de l'entreprise dans chacun de ces secteurs d'activité.

Le positionnement des segments stratégiques de l'entreprise dans une telle matrice permet :

- de faire un diagnostic de son portefeuille global d'activités ;

- de préconiser une évolution de la composition de ce portefeuille, c'est-à-dire de formuler une véritable "stratégie de portefeuille d'activités" ;

- d'identifier les axes de développement à suivre au niveau de chaque domaine d'activité élémentaire, autrement dit de déterminer les "mouvements stratégiques" à faire effectuer à chacun des segments.

Appliqués à des entreprises diversifiées, ces modèles permettent de déterminer si la somme des activités de l'entreprise constitue un ensemble financièrement et dynamiquement équilibré et de définir, en fonction du portefeuille global, quelle stratégie individuelle devra être mise en oeuvre au niveau de chacune des activités de base. L'un des apports essentiels de ces modèles stratégiques est de rendre possible l'analyse des différentes activités d'une entreprise, non pas en soi, mais les unes par rapport aux autres, de déceler les complémentarités techniques, financières, commerciales ou autres qu'elles ont entre elles et donc d'élaborer une stratégie intégrée pour l'entreprise. Dans le cas des entreprises ayant des activités dans l'armement, l'application, même de façon assez globale, des modèles d'analyse, met en relief les complémentarités entre activités militaires et activités civiles, entre production de matériel pour les besoins nationaux et ventes d'armes à l'étranger, et, plus généralement, aide à mieux comprendre la stratégie suivie par ces entreprises ainsi que la façon dont l'intervention de l'État dans l'armement affecte cette entreprise." A partir de cette méthode d'analyse, l'auteur étudie la place de l'armement dans la vocation des entreprises, l'impact technologique des activités militaires, leur impact financier, l'impact des activités militaires sur le risque global d'entreprise et le positionnement des activités militaires dans le portefeuille d'activités des entreprises. Bien qu'il en reste à une analyse économique stricto sensu, n'abordant jamais les questions politiques et encore moins les ramifications idéologiques par l'intermédiaire des prises de participation dans les médias, Pierre DUSSAUGE décrit en conclusion les contours de l'importance globale de l'industrie de l'armement pour la France... aboutissant à peu aux mêmes conclusions que des auteurs des années 1970-1980 sur certains aspects économiques des complexes militaro-industriels : priorité de la sophistication des armements par rapport à leur coût (la fameuse maximisation des coûts de Seymour MELMAN...), poussée à l'exportation pour l'amortissement des coûts, course technologique préventive dans le cadre des luttes entre puissances, investissements massifs dans la recherche-développement de manière multiforme (La militarisation de la science chère à George MENAHEM...)...

      Mais le complexe militaro-industriel ne peut pas être analysé de manière uniquement économique, en reprenant simplement les calculs des entreprise ou des bureaux de la DGA...

Pour ces secteurs éminemment politiques, les questions d'opinion publique peuvent être aussi importantes que les questions financières. lors des débats sur la programmation ou le budget militaires, il est souvent impératif que peu de bruits soit fait autour de certains projets. Sous le sceau secret-défense, particulièrement facile à manipuler dans les périodes de tension ou même de guerre, il importe pour la bonne marche des affaires d'avoir une possibilité d'orienter l'attention des esprits vers autre chose que la préparation de futurs combats, que peut-être les manoeuvres pour en faciliter la venue. Il existe une propension pour de grands groupes industriels de l'armement de prendre des participations dans des médias.

C'est en tout cas ce que constate par exemple Andrée MICHEL dans sa contribution sur le complexe militaro-industriel, la guerre du Golfe et la démocratie en France (dans Femmes et sociétés, revue L'homme et sa société, volume 99, n°1, 1991). L'absence de réels débats en France sur la participation à des guerres, entre indifférence et brouillard idéologique, perpétue la puissance du complexe militaro-industriel, devenue affaire uniquement entre "bureaucrates et technocrates", c'est-à-dire "hommes politiques à la tête des partis politiques, hauts fonctionnaires à la tête des administrations, directeurs de grandes entreprises nationalisées ou semi-publiques (...°, banquiers qui prêtent aux industriels travaillant pour la production militaire et aux États du tiers-monde pour l'acheter". Pour elle, il vaudrait mieux parler de Complexe scientifique-bureaucratico-militaro-industriel que de CMI.

 

Pierre DUSSAUGE, L'industrie française de l'armement, Economica, 1985. Jean-Paul HÉBERT, Production d'armement, La documentation française, 1995. Renaud BELLAIS, Martial FOUCAULT et Jean-Michel OUDOT, Économie de la défense, La découverte, 2014. 

 

ECONOMIUS

 

Relu le 27 janvier 2022

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27 octobre 2015 2 27 /10 /octobre /2015 08:36

       L'expression complexe militaro-industriel, popularisée par EISENHOWER lors de son discours de départ, recouvre aujourd'hui plus que les domaines militaire et industriel. L'emprise des grands groupes d'abord créés pour la guerre s'est étendue à des biens et services très variés, dont surtout ceux touchant les médias et la finance. Il est même assez difficile, à l'heure de la financiarisation à outrance de l'économie, de faire la distinction, au vu des directions d'entreprise et des mouvements de capitaux, entre ce qui relève des médias, de la finance, de l'industrie de défense et même des forces armées. Même si l'on a pas affaire à un système intégré, car traversé de forts conflits de pouvoir où l'innovation technologie joue un grand rôle, l'emprise idéologique et matérielle des complexes militaro-industrielles brouillent les perceptions des populations comme des dirigeants quant aux priorités (même de défense...) politiques.

En pleine guerre froide et en pleine course à l'espace, le président américain Dwight David EISENHOWER prononce un discours de départ (18 janvier 1961) dénonçant l'existence d'un complexe militaire et industriel puissant, à ramifications dans le monde des médias et de la politique. Il est utile de retranscrire l'essentiel de ce discours concernant cette question car il pose en fait bien des éléments de réflexions postérieures, de tous les bords politiques. Il repose sur toute une enquête interne de son administration.

"Bonsoir, mes chers compatriotes...

Dans trois jours, à l'issue d'un demi-siècle consacré au service de notre pays, je quitterai mes fonctions : au cours de la traditionnelle et solennelle cérémonie, l'autorité de la Présidence sera transmise à mon successeur. Ce soir, je m'adresse à vous pour vous faire mes adieux et partager avec vous quelques dernières réflexions (...). Les menaces, nouvelles par leur nature ou leur intensité, ne cessent de poindre. je n'en mentionnerais que deux.

Notre potentiel militaire constitue un élément vital dans la poursuite de la paix. Il faut que nos armes soient puissantes, prêtes à l'action immédiate, de sorte qu'aucun agresseur éventuel ne puisse être tenté de mettre en jeu sa propre destruction. Notre organisation militaire est sans commune mesure avec celle qu'ont connue mes prédécesseurs en temps de paix, voire les soldats de la deuxième guerre mondiale, ou de Corée. Jusqu'à notre participation au dernier conflit mondial, les Etats-Unis ne possédaient pas d'industrie de l'armement. Certes, les producteurs de charrue pouvaient bien, avec un temps d'adaptation, et sur injonction, fabriquer des épées. Mais nous ne pouvons plus prendre le risque d'improviser, dans l'urgence, notre défense. Nous avons dû mettre sur pied, et de façon permanente, une gigantesque industrie de l'armement. A quoi s'ajoutent 3 millions d'hommes et de femmes directement engagés dans les effectifs militaires.Chaque année, nous dépensons pour la seule défense plus que l'ensemble du revenu net des entreprises du pays. Cette conjonction d'un immense corps militaire et d'une vaste industrie de l'armement constitue un fait nouveau dans l'expérience américaine. Son influence globale - économique, politique et même culturelle - se fait sentir dans chaque ville, chaque assemblée, chaque bureau de l'administration fédérale. Nous admettons l'impératif qui est à l'origine de ce développement. Nous ne devons toutefois pas méconnaître la gravité de ses implications. Elles concernent nos emplois, nos ressources, nos moyens d'existence.

Dans les conseils, au sein du gouvernement, il faut que nous nous prémunissions contre l'influence injustifiée, prise, de plein gré ou involontairement, par le complexe militaro-industriel. Le risque de développement d'un pouvoir inclu existe dès à présent et pour l'avenir. Il faut que jamais nous ne laissions le poids de cette association compromettre nos libertés et nos procédures démocratiques. Nous ne devons rien considérer pour acquis. Une citoyenneté vigilante et bien informée est seule capable de contraindre cet énorme rouage militaro-industriel de défense à s'engainer convenablement avec nos méthodes et objectifs pacifiques, de sorte que sécurité et liberté puissent prospérer de concert."

     Cet avertissement surpris l'opinion publique et ne changea pas la dynamique de ce complexe militaro-industriel. L'influence du lobby industriel et militaire est sans doute aujourd'hui plus grande que jamais, partout dans le monde, chacun des ensembles nationaux de défense y contribuant pour sa part, sans compter les multiples coopérations internationales, par le biais d'alliances ou non. Le mixage des stratégies civiles et militaires de défense est orienté grandement par les intérêts d'industries permanentes de guerre. Les "forces de sécurité" sont comprise dans une logique d'ensemble de moyens, ramifiés, policiers et militaires. Pourtant, le président en départ ne fut pas le seul à lancer des alertes. Régulièrement, de hauts responsables, et pas seulement aux États-Unis, clament leurs inquiétudes (plus souvent à la retraite qu'en activité...).

Il faut cependant se garder d'écrire que la société n'a jamais été aussi militarisée que maintenant dans l'Histoire. Ce serait oublier précisément cette Histoire, surencombrée de sociétés guerrières. Dans la typologie des sociétés, nos sociétés occidentales figurent certainement parmi les sociétés les plus revêches aux vertus militaires et les plus vigilantes concernant la place du militaire et du soldat. Ce qui n'empêche pas l'orientation de plus en plus grande des ressources à des fins de "sécurité", notion qui ne se limite pas au domaine militaire, mais qui recouvre aussi tous les moyens de coercition et de contrôle sociaux (même s'ils sont plus diffus et plus discrets) dont se dotent de plus en plus les gouvernements dans la planète.

Pour Pascal LE PAUTREMAT, et en cela en accord avec différents auteurs, notamment ceux qui étudient les relations entre l'économie et la défense, "si l'on peut sans peine repérer les prémices de l'industrie militaire avec les débuts des manufactures de l'époque moderne, au XVIe siècle, c'est surtout à l'ère industrielle, au XIXe siècle, qu'elle prend une réelle ampleur au sein même des grandes puissances occidentales. Les impératifs de défense, portés par les notions de préservation des institutions et du territoire national, combinés aux intérêts économiques et aux ambitions géostratégiques, ont déterminé sa consolidation. Ces industries reflètent donc, pour une grande part, les conceptions de défense des Etats, au regard de la situation internationale et des orientations données en matière de politique étrangère. Ainsi, un gouvernement, inscrit dans une logique de guerre expansionniste, puis totale, comme l'Allemagne du IIIe Reich, a-t-il misé sur le dynamisme extrême d'une industrie militaire surdimensionnée, le plus souvent d'ailleurs au dépens d'autres secteurs économiques. Qu'elle soit légitimée par certains économistes comme Keynes pour son rôle dans la relance et l'accroissement de la consommation, ou blâmée par d'autres, notamment dans les années 1970 et 1980, par son absorption de fonds qui pourraient être consacrés aux secteurs de la santé et de l'éducation, l'industrie militaire est une pièce maîtresse sur le plan de la stricte nécessité d'une politique de défense pour l'Etat." On doit noter que l'émergence d'un complexe militaro-industriel peut se faire également dans le cadre d'une guerre civile, comme ce fut le cas pour les États-Unis lors de la guerre de Sécession. En outre, les études sur les relations entre dépenses militaires et économie indiquent des éléments encore très contradictoires : le complexe militaro-industriel, suivant le contexte, agit dans et sur l'économie de manière très... complexe!

D'autres éléments que ceux qui régissent leurs relations interviennent : sous le IIIe Reich, l'effet négatif peut être masqué par le pillage des ressources des régions conquises et le mouvement général de l'économie, en croissance, en stagnation ou en décroissance, peut être contrecarré de manière diverse, par la masse des dépenses militaires. Le développement de technologies sous l'impératif d'abord de défense, peut s'étendre à des applications civiles parfois inattendues à l'origine (les industries automobile, nucléaire, aéronautique, informatique et spatiale constituent là de bons exemples), jusqu'à concurrencer les pures applications militaires.

Sur le poids du complexe militaro-industriel, Pascal LE PAUTREMAT précise d'abord concrètement sa signification : "Le terme "complexe" a été proposé pour traduire, et parfois dénoncer, les multiples passerelles et correspondances établies entre certains postes de hauts responsables (de la défense) et ceux occupés dans les grandes firmes de production d'armes. Mais le concept de complexe militaro-industriel repose aussi sur les véritables synergies qui existent entre acteurs publics et privés, laboratoires civils et militaires, pôles de réflexion et de recherche stratégique, et entreprises de prédiction et de vente. (...) le complexe militaro-industriel est donc bien réel." Et cela aussi bien aux Etats-Unis qu'en France, en Allemagne ou au Japon. pour la France, "la politique de dissuasion nucléaire voulue et mise en place par le général de GAULLE a contribué tout autant à l'édification d'un nouveau complexe militaro-industriel, puisque le nucléaire militaire devait se décliner pour satisfaire les trois armées (Terre, Air, Marine), d'où la mise en place de moyens militaires considérables. Quoique plus discret dans l'Hexagone qu'aux Etats-Unis ou en Russie, le complexe français entretient lui aussi de solides réseaux d'influence, nombre de généraux ou d'officiers supérieurs, une fois à la retraite, basculant dans les groupes de l'industrie diversifiée de l'armement et de ses dérivés (EADS, Thalès...), avec comme interlocuteur officiel la Délégation générale pour l'armement (DGA), maître d'ouvrage des programmes d'armement français. La DGA conduisait 80 programmes d'armement en 2007 et assurait près de 10 milliards d'euros de commandes annuelles à l'industrie spécialisée. Premier investisseur de l'Etat français, elle est le premier acteur de la recherche de défense en Europe, soit 35% des capacités européennes de recherche et de technologie de défense avec plus de 700 millions d'euros de contrats d'études notifiés chaque année. La DGA promeut ainsi un volume de contrats qui représente officiellement plus de 60% de l'activité française de l'armement, en favorisant le partenariat entre les secteurs public et privé, sans négliger pour autant les programmes d'armement en coopération européenne qui représente 25% de ses engagements. Forte de 18 100 agents, la DGA dispose de 26 centres en France et compte des représentants dans 20 pays.

Par ses liens soigneusement tissés et entretenus avec la haute administration et les ministères, le complexe militaro-industriel préserve sa suprématie par le lancement et le financement de programmes qui répondent au besoin de commandes desdites industries. Mais il n'en demeure pas moins que lesdites commandes sont liées, dans le cas français notamment et européen en général, à des impératifs répondant rigoureusement aux besoins de défense : besoins qui, compte tenu de la perpétuelle évolution des menaces, doivent être sans cesse adaptés." On note là une critique en creux du système américain où, l'étude de plusieurs programmes le montre (comme par exemple, celui du MX, ICBM, voir Alain JOXE, tribulations du "garde-paix, Cahiers d'études stratégiques n°10, CIRPES, 1986) et cela est critiqué même dans les milieux économiques, plus souvent les impératifs économiques des industries militaires prennent le pas sur les impératifs de défense. La synergie entre administrations et industriels est souvent plus fortes qu'ailleurs et cette synergie s'innerve souvent d'abord par les impératifs économiques des industries militaires.

"Par ailleurs, poursuit notre auteur, les demandes à l'exportation font que l'influence des différents complexes militaro-industriels dépassent allègrement les frontières nationales, au point même de se lancer dans une concurrence effrénée. Ainsi, paradoxalement, alors que les pays occidentaux s'inscrivent dans une même logique de politique internationale, via notamment l'OTAN, la concurrence reste entière en matière de conquête de marchés à l'étranger. (...)". Des espoirs sont "placés dans l'Agence européenne de défense (AED) crée en juillet 2004, instrument de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), qui a pour mission de favoriser le développement des capacités militaires de l'Union européenne et d'accélérer, de la sorte, la mise en place d'une politique européenne de sécurité et de défense (PESD), composant militaire de la PESC. Le but étant aussi de faire émerger un véritable marché européen de l'armement afin de limiter la part des importations en équipements de défense, qui, en Europe, étaient encore de 30% en 2005."

Jacques FONTANEL mentionne ces complexes militaro-industriels, dont la version américaine est la plus connue : "ce complexe rassemble :

- le département de la défense

- certains groupes de pression au Congrès

- les industriels de l'armement

- des institutions universitaires (en matière de recherche notamment)

Il présente une certaine homogénéité d'action, malgré la concurrence parfois vive qui existe entre certaines de ses composantes. Au nom de la compétence, les "experts" tendent à définir des stratégies de défense qui expriment en même temps les intérêts des producteurs qu'ils représentent. Il est très difficile aux citoyens de remettre en cause le programme d'armement défini par les spécialistes de la stratégie militaire, lesquels ont généralement été formés dans le secteur de l'armement. Les acquisitions des systèmes d'armes correspondent ainsi d'abord aux intérêts des militaires et producteurs d'armes.

Le complexe militaro-industriel américain présente plusieurs caractéristiques.

+ De nombreux officiers supérieurs sont employés dans les principales entreprises de fourniture de matériel militaire. (...).

+ L'action déterminante du complexe dans les choix des matériels de défense répond à des critères complexes dont les plus importants donnent une place privilégiée aux projets définis par les entreprises d'armement américaines.

+ Les industries modernes d'armement influencent toutes les branches de l'économie et conditionnent la vie de nombreuses régions et entreprises. Solidement implantées dans le paysage économique de la nation américaines, elles utilisent la force des syndicats ouvriers et des responsables locaux pour vendre leurs systèmes d'armes à la Défense.

+ La pression constante exercée par le complexe pour accroitre l'effort militaire américain est encore accentuée quand il s'agit de vendre un système d'armes nouvellement mis au point. Dans ce cas, la menace soviétique est brandie pour obtenir des crédits supplémentaires destinées à l'achat de ces nouveaux matériels." Notons pour notre part que dans la rhétorique, la Chine a largement remplacé l'URSS. "Le complexe militaro-industriel suscite l'extension du secteur militaire, car il vit mieux en période de tension internationale.

+ Sa recherche continuelle d'innovation conduit à des accroissements sensibles des coûts de la défense, qui sont justifiés par l'impératif de la défense du pays. La primauté du technologique sur l'humain est constamment prônée."

L'auteur mentionne également le complexe militaro-industriel soviétique et cite Cornelius CASTORIADIS pour son analyse du système stratocratique (de stratos : armée), où la société militaire domine la société civile sans lui en faire bénéficier des retombées, notamment dans le domaine technologique. Le complexe militaro-industriel d'Israël, assez rarement mentionné, est indiqué comme touchant toute la vie quotidienne (ravitaillement en eau, transports, communications, le budget militaire représentant 50% du budget national.

Renaud BELLAIS, Martial FOUCAULT et Jean-Michel OUDOT écrivent dans un encadré concernant le complexe militaro-industriel, qui restitue la place des études sur celui-ci dans l'ensemble des études sur les relations entre économie et défense :

"Evoquée par le président Eisenhower dès 1961, la notion de "complexe militaro-industriel (CMI) a caractérisé une part importante de la littérature sur la défense en science politique et en économie jusqu'aux années 1980. Le CMI se définit comme une coalition d'intérêts qui unit les industriels, les politiciens et les militaires dans le but d'assurer un développement continu de la production d'armes. G. Adams (The Iron Triangle, The politics of Defence Contracting, Council on Economic Priorities, New York, 1981) analyse les intérêts convergents que peuvent avoir le congrès, le ministère de la défense et les industriels dans l'augmentation et l'allocation des crédits de défense. Ce "triangle de fer" conduirait à accepter une perte d'efficacité économique au bénéfice de préoccupations politiques (emplois locaux, maintien de sites industriels. R Coats et ses collaborateurs, M Karahan et R D Tollison (Terrorisme and porc-barrel spending, Public Choice, vol 128, n°1-2, 2006) font référence au concept de pork barre pour illustrer l'allocation de dépenses militaires dans certaines circonscriptions où sont implantées les firmes d'armement par intérêt électoraliste.

Toutefois, le CMI ne répond pas à une définition unique. Il existe non pas un modèle, mais une multitude de modèles en raison d'une analyse souvent pluridisciplinaire et des définitions hétérogènes, parfois ambiguës car politisées, propres à chaque auteurs : C. Wright Mills, J.-K. Galbraith, S. Melman, P. Baran et P. Sweezy... ( C. Serfati, Production d'armes, croissance et innovation, Economisa, 1995).

Une synthèse des recherches sur le CMI aboutit à une définition plus neutre : il existe une coopération de long terme entre l'État et l'industrie d'armement pour le développement, la production, l'achat et l'entretien d'équipements de défense (M. Ikegami-Andersson, The Military-Industrial Complex. The Cases of Sweden and Japon, Dartmouth, Adershot, 1992). Une telle définition réduit le CMI à un système traversé par un ensemble d'interactions économiques centrées autour d'un production spécifique. Elle est bien loin des définitions traditionnelles insistant sur des paramètres extra-économiques."

Pascal LE PAUTREMAT, Militaire (industrie), dans Encyclopedia Universalis, 2014. Jacques FONTANELLE, L'économie des armes, collection Repères, La Découverte, 1983. Renaud BELLAIS, Martial FOUCAULT et Jean-Michel OUDOT, Économie de la défense, collection Repères, La Découverte, 2014.

ECONOMUS

 

Relu le 27 janvier 2022

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23 septembre 2015 3 23 /09 /septembre /2015 11:40

   Il n'existe pas de stratégie fiscale possible pour une entité politique (pour ce qui est de la stratégie fiscale d'entreprise, la problématique est autre et largement contradictoire à celle de l'État) s'il méconnait les ressources des contributeurs.

La longue maturation de l'État, entité politique centrale qui agglomère les autres sur un territoire donné, passe par un certain contrôle social dont l'un des instruments est le recensement de ces ressources. De même, le développement de méthodes de calculs de ces ressources (entendre la comptabilité) va de pair avec la possibilité de les connaitre. Compter le nombre de foyers par village, le nombre de tête de bétail, des outils agricoles, l'étendue des champs cultivés, les récoltes elles-mêmes est déjà une difficulté que des générations de mathématiciens, de géomètres et de contrôleurs et receveurs fiscaux ont dû surmonter. A cette difficulté objective s'ajoute une difficulté "subjective" qui tient à la résistance des assujettis à l'impôt de cette connaissance. Dissimuler ses richesses est une composante essentielle de la résistance du monde paysan aux différentes obligations fiscales imposées par le seigneur local, l'Église, le Roi et plus tard la République. C'est une manière également de se protéger (avec la complaisance plus ou moins grande des receveurs) sans devoir avoir recours à la révolte ouverte, très utilisée et probablement, à l'image des détournements massifs contemporains opérés par les multinationales modernes, la plus importante expression de la résistance à l'impôt.

 

   Les études sur le relation entre le recensement (qui peut servir à bien autre chose) et la fiscalité sont encore relativement peu nombreuse, mais leur quantité et qualité progresse dans la foulée de l'attention plus grande apportée par les sociologues, entre autres, sur la fiscalité, à une époque où son évolution constitue un élément majeur de l'évolution de la place des États (et des organisations internationales étatiques aussi d'ailleurs). Ainsi les études comme celle de Béatrice LE TEUFF sur les recensements dans l'empire romain d'Auguste à Dioclétien porte sur leur importance, leurs modalités, leur précision, leur efficacité et leur lien avec la fiscalité. La connaissance du fonctionnement du recensement peut permettre de comprendre les relations entre les agents impériaux, leurs correspondants dans les provinces et les assujettis eux-mêmes.

   Le recensement de la population, opération statistique de dénombrement qui dépend et de la qualité des techniques de comptages des ressources et des relations mêmes entre assujettis et autorités administratives et politiques, existe depuis l'Antiquité. Mais leur efficacité comme leur réalisation dépend de la stabilité des royaumes, empires... et il n'est mis en oeuvre systématiquement qu'à partir de l'émergence de l'État-nation, vers le XVIe siècle en Europe, à d'autres époques en Chine par exemple, différemment suivant les dynasties impériales. Leur résultat, utilisé pour déterminer les revenus et la ressource mobilisable pour la guerre, varie énormément, et pas seulement en fonction des périodes relativement calmes ou des désordres multiples (famines, guerres, catastrophes naturelles...).

      Une chose est sûre : ce n'est que dans les ensembles relativement calmes et vastes que s'établit une administration pérenne de l'organisation qui opère le recensement. Ainsi le cens romain, institution fondamentale de la République permet de maintenir le lien entre l'entité politique et les citoyens. Celui-ci organise le peuple romain en un corps civique structuré et hiérarchisé. A chaque citoyen, le censeur attribue un rang permettant de précisé sa dignité, ses droits et ses devoirs envers la cité, rang qui dépend essentiellement du patrimoine foncier. Avant même l'institution du christianisme impérial, l'Église recense ses fidèles, préfiguration de son rôle par la suite, et même après l'Empire romain. L'Église effectue en plein Moyen Age européen des opérations régulière de recensement - et l'inscription obligatoire sur les registres de baptêmes et de décès lui donne la possibilité d'agir efficacement sur ses fidèles, moralement, physiquement et surtout pécuniairement. Si les études insistent plus sur les recensements d'État, cela ne doit pas occulter l'apport essentiel des Églises dans les opérations de recensement. Plus tard en France, l'inscription des naissances et des décès, s'effectue à la mairie, remplaçant l'église, dans le cadre de sa laïcisation. En France toujours, c'est seulement depuis 1801 qu'une recensement général de la population est organisé tous les 5 ans, jusqu'en 1946 (sauf retards en cas de guerre). L'opération très lourde et difficile à organiser est ensuite retardée. D'autant plus qu'à la différence des époques antérieures, la proportion des recensés dans la population s'accroit énormément : des citoyens (très minoritaires dans la population) du monde gréco-romain, on passe aux foyers dans l'Europe jusqu'au XVIe siècle, puis aux membres de la société ayant capacité de voter, puis encore à tous les individus au XXe siècle. La fiabilité des statistiques s'accroit toutefois avec l'amélioration des techniques de comptages et la mobilisation des citoyens eux-mêmes (bénévoles ad hoc). Mais le poids financier jugé trop lourd par des responsables politiques par ailleurs tentés de donner un poids moindre dans la vie économiques aux Etats, amène à effectuer de plus en plus de recensements virtuels (informatique aidant) s'appuyant sur des opérations plus partielles. 

    C'est d'ailleurs ce poids financier relativement lourd, joint à une certaine difficulté de recenser réellement tout le monde que les États ont tendance à diminuer le rôle des impôts directs au profit des impôts indirects. En effet, non seulement, cela permet à l'État de se désengager tout simplement en ne recensant que ce dont il a strictement besoin (Police, justice, armée) pour exister, mais l'impôt indirect permet de réduire drastiquement le nombre des potentiels recensés. L'institution de la TVA (Taxe sur la Valeur Ajoutée), impôt indirect sur la consommation, transforme quasiment tous les agents économiques hors les consommateurs individuels en dernier ressort, en collecteurs d'impôts. Conçu à l'origine en France en 1954, dans un cadre où l'État planifie encore une partie de l'économie, pour remplacer des impôts indirects dit en cascade (taxe sur le prix de vente payé par les consommateurs et taxe sur le chiffre d'affaires payé par les entreprises) cette TVA permet d'organiser la fiscalité plus rationnellement en se focalisant sur les filières professionnelles. Elle fait école dans le monde entier et la TVA fait partie du socle de base pour pouvoir harmoniser les impôts dans la Communauté européenne (Union Européenne aujourd'hui). Elle constitue aujourd'hui un bon moyen de réduire le système lourd du recensement comme elle constitue un bon moyen de mener une politique économique qui ne soit plus axée sur la réduction des inégalités. Le contrôle social global de la population peut s'organiser sur d'autres bases, notamment par le biais d'Internet de manière bien plus ciblée qu'auparavant. Toutefois tant que les données transmises par les recensés de cette manière soient vraies, car après une décennie intensive d'Internet de plus en plus d'éléments de la population, toujours à recenser tout de même, s'en méfient. L'"informatisation de la société" (qui n'est pas seulement Internet) transforme les modalités de recensement de la population.

 

Béatrice LE TEUFF, thèse de doctorat en Histoire, langues, littératures anciennes, Bordeaux 3, 2012.

 

SOCIUS

 

Relu le 23 janvier 2022

     

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27 mai 2015 3 27 /05 /mai /2015 12:09

    Au coeur des appropriations des ressources par une autorité centrale, que ce soit un État, une  entité religieuse ou une ville, se trouve la structure qui les permettent. Toute une administration secondée au besoin directement par une force armée, agit, avec une connaissance plus ou moins précise des ressources à taxer, et est constituée très différemment suivant les régions et les époques. Si la règle d'intermédiaires intéressés et responsables sur leurs bien et parfois sur leur vie, se trouve la plus courante, ce n'est que récemment avec la naissance de l'État moderne qu'une certaine inversion se produit dans la conception de la collecte des impôts. Alors que, notamment dans les fermages, les autorités collectrices avancent souvent sur des ressources propres ou accumulées auparavant les ressources fixées par l'autorité centrale, se permettant au passage des prélèvements qui vont parfois au-delà des volontés de cette autorité centrale, ces autorités collectrices deviennent part intégrante de l'autorité centrale, cette dernière les intégrant dans une administration centralisatrice. Du fermage, on passe au fonctionnariat dans laquelle les membres des appareils collecteurs ne sont plus directement responsables des montants collectés, mais, soumis à des réglementations de plus en plus strictes et impersonnelles, obéissent aux injonctions centrales, tout en percevant des rémunérations fixes, et de moins en moins des indemnités d'intéressement en  fonction de ces montants collectés... Cette inversion dans la nature de la collecte supprime toute une classe intéressée directement à l'impôt, sans doute à des périodes où précisément, elle s'est suffisamment enrichie de l'ancien système pour courir sur de nouvelles sources d'enrichissement (les banquiers d'affaires, par exemple). Désormais, avec l'État moderne, l'administration fiscale est neutre, et l'État encaisse directement les recettes ou... les déficits de recouvrement par rapport aux masses espérées... En revanche, étant directement au contact des assujettis, l'État moderne est à même de mener des politiques économiques, en partie en agissant sur tous les paramètres des impôts : les classes assujetties, entreprises ou particuliers, les types et les niveaux de revenus, les assiettes décidées, les taux des différents impôts directs et indirects...

   Comme l'écrit Marc LEROY, "un changement radical dans le système socio-politique de la féodalité s'opère par l'instauration d'une fiscalité d'État. Cette fiscalité présente des caractéristiques originale par rapport au prélèvement féodal. Elle est devenue permanente, centralisée et porte, non plus simplement sur le domaine du suzerain, mais sur le territoire du royaume (national). L'impôt repose désormais sur une conceptualisation juridique et politique de la souveraineté de l'État. Sa légitimation est recherchée dans le consentement des contribuables au financement de besoins d'intérêt général. Un dernier trait concerne son développement. L'État moderne repose sur un système fiscale d'un certain niveau, à l'origine pour financer la guerre, puis pour remplir d'autres fonctions. Il suppose aussi un système fiscal avec une structure de prélèvements diversifiée afin d'atteindre les diverses sources de revenus économiques et sociaux."

   Le professeur de sociologie insiste sur ce rôle des finances dans la constitution de l'État moderne en expliquant que cela "cadre mal avec l'analyse wéberienne de l'Etat", mais il convient que le monopole de la violence est tout de même indispensable à son développement. Plus juste est sa remarque que la recherche d'une répartition juste de l'impôt "n'est pas à la genèse de l'État moderne comme le montre l'exemple de la France de l'Ancien Régime où l'inégalité fiscale liée aux privilèges accordés est forte." La répartition trop inégalitaire a tendance à en diminuer le produit, par des résistances plus fortes à la collecte, que ce soit dans la connaissance des ressources réelles ou même que ce soit dans les activités mêmes de cette collection (révoltes fiscales avec destruction souvent des rôles d'impôts). 

"L'État fiscal moderne, poursuit-il, se distingue du système financier féodal en tant que constitution d'une sphère publique puissante légitime, distincte de la sphère privée". Ce ne pourrait être qu'un point d'histoire si le processus ne pourrait s'inverser à la faveur de l'affaiblissement de cette sphère publique. De manière ouverte ou déguisée, l'État fiscal moderne pourrait réduire drastiquement le niveau fiscal, au profit des contribuables les plus aisés, lâcher du lest au profit de la sphère privée, qui elle-même, par le jeu des assurances obligatoires par exemple, pourrait drainer à son profit à son tour de massives ressources... On pourrait assister de même à une fragmentation de la sphère publique, les villes se mettant à drainer pour leur propres besoins des ressources croissantes...

"Rappelons que pour Schumpeter, la distinction entre la sphère privée et le droit public n'avait pas de sens dans la situation médiévale. Les finances féodales n'ignorent pas les taxes mais elles s'inscrivent dans le même système politique, juridique, économique et social du domaine. Le prélèvement seigneurial ne distingue pas les droits de souveraineté et de propriété. Le roi, comme tout seigneur, doit vivre du sien, des revenus de son domaine. Malgré l'extension du domaine royal, ce système était entré en crise et ne suffisait plus à faire face aux dépenses. Cette crise n'était pas simplement économique et partait d'une modification des rapports politiques et sociaux de la féodalité fondée sur le fief. Au-delà des résistances, l'instauration de l'État fiscal a été facilitée par l'intéressement des classes dominantes à la nouvelle fiscalité royale sous la forme des exemptions, du partage des recettes et de l'affectation d'une partie des dépenses. Conformément aux thèses des fondateurs de la sociologie fiscale, la domination et la coercition ne sont pas négligeables. La pérennité de l'État fiscal se fonde néanmoins sur sa légitimité comme autorité souveraine et comme institution à finalité sociale d'intérêt général. Par l'affirmation du consentement à l'impôt, l'État moderne se distingue de l'État oppressif et de l'&tat coercitif, même s'il peut emprunter la voie de la "violence légitime" (Weber) pour faire exécuter l'obligation fiscale légitimement déterminée. L'apparition historique de la fiscalité royale illustre une forme de domination, mais la coercition ne peut être exercée que si le contrat social est légitime."  

Marc LEROY fait référence bien entendu aux principes érigés par la Révolution française de 1789 dans ce passage de l'État fiscal à l'État moderne, mais il s'étend peu sur l'organisation même de la collecte d'impôts, dont l'évolution est pourtant un argument essentiel sur l'impartialité de l'État dans ce recouvrement.

     Au contraire, Nicolas DELALANDE et Alexis SPIRE en font un élément déterminant dans leur histoire sociale de l'impôt. La révolution de 1789, notamment en abolissant les privilèges (et la vénalité des charges), auxquels était le système fiscal, ne transforme pas complètement celui-ci mais le Consulat et l'Empire donnent naissance à une nouvelle administration de l'impôt qui constitue tout au long du XIXe siècle le principal pilier de l'État (les agents des finances représenteraient 55 000 fonctionnaires sur 76 000 en 1835...). Si le système d'intéressement des agents de l'impôt subsiste, ne serait-ce que pour les inciter (alors qu'ils sont loin d'être "professionnaliser"), le recrutement des fonctionnaires s'effectuent sur une toute autre base qu'auparavant. De plus en plus fortement centralisée, le système fiscal se bureaucratise progressivement, tandis que les agents sont de plus en plus formés par l'État lui-même.

"La construction de la bureaucratie passe par l'adoption de règles uniformes en matière de recrutement et d'organisation des carrières. L'exemple des percepteurs, chargés du maniement de l'argent public, est ici éclairant : le ministère des finances accorde une attention particulière à la sélection et aux comportements de ses agents. L'un des soucis de l'administration au XIXe siècle est de mettre fin aux soupçons de favoritisme qui pèsent sur elle. Bien souvent, les percepteurs sont accusés de jouir d'une fonction lucrative que seule leur proximité, familiale ou politique, avec l'autorité préfectorale leur a permis d'obtenir. Pour remédier aux abus les plus criants, le ministère s'efforce de réduire progressivement le pouvoir de nomination des préfets et d'instaurer un mode de recrutement par examen.(...)" Devant les cas de percepteur qui prennent la fuite avec la caisse et de ceux qui détournent de manière plus ou moins ingénieuses le produit des impôts, un système de contrôle se met en place très lentement, afin de discipliner l'administration. "Comment faire en sorte que les percepteurs agissent de façon aussi rigoureuse que possible dans l'exercice de leurs fonctions? Outre les contrôles et les menaces de sanction, l'administration recourt à deux autres procédés. Le premier fait appel au sens de l'honneur et au respect de la parole donnée. Les comptables publics doivent en effet prêter serment avant de prendre leurs fonctions. (...) L'injonction morale faite aux percepteurs, qui peut leur valoir de lourdes sanctions disciplinaires et judiciaires en cas de rupture du pacte qui les lie à l'État, jour cependant un rôle secondaire par rapport au second procédé inventé par l'administration française pour organiser le prélèvement fiscal, à savoir le principe de la responsabilité pécuniaire individuelle des comptables publics. Les percepteurs, les receveurs particuliers et les trésoriers-payeurs généraux sont directement intéressés à la bonne marche du recouvrement de l'impôt. Les percepteurs doivent verser un cautionnement à leur entrée en fonctions. Ils sont ensuite rémunérés au moyen de remises proportionnelles aux recettes effectuées. Inversement, en cas de déficit et de sommes non recouvrées, les percepteurs sont personnellement responsables sur leurs propres deniers, du manque à gagner de l'État. L'administration dispose donc d'un puissant levier pour stimuler le zèle des comptables et les inciter à faire entrer l'impôt. Ce système, qui rend les percepteurs personnellement solidaires des intérêts de l'État, brouille la frontière entre le service de l'intérêt général et la défense des intérêts particuliers. Cette organisation a néanmoins ses revers et suscite de vigoureuses critiques. La rigueur avec laquelle les percepteurs procèdent aux opérations de recouvrement et malmènent les contribuables récalcitrants est mise sur le compte de la cupidité de ces agents, devenus insensibles aux difficultés passagères rencontrées par les populations. En perpétuant de telles pratiques, qui ne sont pas sans rappeler les agissements des fermiers généraux de l'Ancien Régime, la profession court le risque de se discréditer auprès du public. Plusieurs propositions parlementaires en faveur de la suppression des remises proportionnelles sont déposées entre les années 1870 et le début du XXe siècle, sans qu'il soit mis fin à ce système de rémunération au rendement." Les différentes réformes fiscales entre la fin du XIXe siècle et 1945, notamment avec l'instauration d'un impôt sur le revenu, rendu possible par les progrès du recensement et le contrôle des rémunérations. La Grande Guerre remanie la fonction publique, le personnel de l'administration fiscale est largement renouvelé à la fin du conflit. Les modalités de rémunérations des percepteurs, notamment après 1945 incluent de moins en moins l'intéressement aux rentrées fiscales. L'uniformisation de la formation des agents, l'affinement des procédures de contrôle, la montée progressive de l'impôt sur le revenu et de la TVA (qui transforment partiellement tous les commerçants et artisans et toutes les sociétés commerciales en collecteurs de l'impôt indirect...) achèvent une professionnalisation qui va de pair avec le passage du contrôle unilatéral à la vérification négociée et la conversion de l'administration à une logique de la conciliation. La paix fiscale semble acquise , notamment à partir du milieu des années 1970 en France. Le consentement à l'impôt est acquis de manière sensiblement détournée, entre l'importance majeure accordée aux impôts indirects (TVA, taxes diverses à la consommation) et  une complexification du système d'imposition, entre fiscalité nationale et fiscalité locale notamment. De fait, de nos jours, le statut du fonctionnaire parmi les plus élevés dans la hiérarchie administrative dans le système fiscal ressemble à celui d'un salarié d'État, avec prime de rendement en plus, laquelle revêt une importance très faible. Ce qui pousse au rendement, à l'assiduité est surtout la marche dans le tableau d'avancement dans la carrière d'un agent fiscal, la montée dans la hiérarchie après un concours d'entrée où la compétence  ou la connaissance prime. Il ne subsiste plus de l'intéressement, pour le responsable le plus élevé dans chaque circonscription territoriale générale, qu'un statut de responsabilité spécifique, dans lequel ce haut fonctionnaire est responsable personnellement et pécuniairement de sa gestion. Mais cette responsabilité est largement atténuée et joue surtout dans le cas où l'État est lésé du fait de rentrées fiscales, par rapport à ce qui est attendu, un manque dans la caisse. Elle est atténuée car depuis 1908, l'adhésion de ces cadres à l'Association de cautionnement mutuel les protège des conséquences d'un "debet", et si aucune irrégularité n'est constatée, l'administration lui donne "quitus". Elle ne joue que dans un seul sens, le sens négatif pour l'État et l'intéressement, qui pourrait inciter à "molester" les contribuables n'existe que sous la forme extrêmement diluée de l'avancement de carrière... On est loin alors de l'intéressement de l'État fiscal à ses débuts. L'agent du fisc n'est plus qu'un rouage impartial dans une machinerie complexe. L'État moderne a pleine emprise directe sur la collecte de l'impôt. Ce n'est pas le cas partout dans le monde, et on peut avoir du mal à qualifier, vu les définitions qui précèdent, certains États d'États modernes, même s'ils sont industrialisés...

 

Nicolas DELALANDE et Alexis SPIRE, Histoire sociale de l'impôt, La Découverte, collection Repères, 2010. Marc LEROY, L'impôt, l'État et la société, Economica, 2010.

 

SOCIUS

 

Relu le 15 janvier 2022

 

 

    

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13 mai 2015 3 13 /05 /mai /2015 16:37

    Numéro 17 d'Alternatives Sud paru en 2007, Evasion fiscale et pauvreté est un livre à voix multiples, points de vue du Sud de la planète sur les problèmes économiques et sociaux engendrés par la fraude fiscale.

Comme l'éditorial de Mike LEWIS le présente, il s'agit d'analyser "comment la libéralisation financière et l'idéologie économique dominante ont favorisé la prolifération de paradis fiscaux et de mécanismes permettant aux grosses fortunes et aux multinationales d'échapper à leurs responsabilités envers les Etats." Bien plus sans doute que pour le Nord, "pour le Sud, les effets de l'évasion et de la fraude fiscale sont désastreux. L'alternative réside dans la coopération internationale face au détricotage des systèmes de redistribution de l'impôt."

  Bien que le chiffrage de l'évasion fiscale à l'échelle internationale soit difficile à établir - précisément, c'est une caractéristique des phénomènes cachés et illégaux... - les évaluations se font à l'échelle de centaines de milliards de dollars par an. Son ampleur est telle que même des États qui se disent libéraux entreprennent des actions tardives pour "récupérer" les capitaux perdus pour l'économie mondiale. Car l'ensemble des "produits" de cette fraude n'est que partiellement réintroduit dans la production de biens et de services et sert plutôt à alimenter le circuit de l'économie financière à vocation spéculative. 

  Le numéro d'Alternatives Sud se compose de deux parties, l'une abordant de manière générale l'évasion fiscale et la mondialisation, l'autre précisant les gagnants et les perdants de l'injustice fiscale au Sud, avec des éclairages sur les cas du Brésil, du Chili, de l'Afrique, du Nigeria, de l'Afrique du Sud. un glossaire de la fiscalité facilite la lecture des aspects techniques exposés, même si la lecture des différentes contributions est relativement aisée. Ils mettent bien en relief la nature des conflits qui opposent ainsi multinationales et États, contributeurs malhonnêtes et services fiscaux, l'enjeu est de bien connaitre les mécanismes d'évasion fiscale afin de pouvoir bien les combattre.

   A travers les contributions de John CHRISTENSEN (Paradis fiscaux, argent sale et marché global), de Sony KAPOOR et John CHRISTENSEN à nouveau (Evasion et concurrence fiscale dans un monde globalisé), de Alex COBHAM (Evasion fiscale et financement du développement) et de Peter WAHL (Légitimation par la mondialisation de l'idée de taxe internationale), on peut mesurer certains contours, très peu pointés par les médias de masse, de ce véritable fléau des temps modernes pour la grande majorité de la population de cette planète. On peut mesurer aussi combien sont urgentes la mise en oeuvre d'une fiscalité à la hauteur de la mondialisation. Parmi les mesures à mettre en oeuvre, citons-en trois, avancées par Mike LEWIS :

- l'échange automatique d'information entre États sur le paiements d'intérêts, les dividendes, les royalties, les droits de licence et autres revenus payés par des banques et des institutions financières à des citoyens d'autres pays ;

- un accord international sur une base commune d'imposition des entreprises et de taxation des bénéfices dans les pays où ils ont été obtenus ;

- un principe général contre l'évasion, consacré par des lois nationales ou internationales, qui mettrait fin à la course effrénée des experts fiscaux qui vise à profiter des lacunes des législations et à s'engouffrer dans de nouvelles brèches au fur et à mesure que d'anciennes sont colmatées par les autorités.

Les articles, aussi approfondis, d'Unafisco Sindical, Forum citoyen brésilien et François GOBBE, de Manuel RIESCO, d'Alvin MOSIOMA, d'Owolabi M BAKRE, de Maeve KOLITZ et Sheila KILLIAN et de Tax Justice Network for Africa fournissent des illustrations précises du phénomène et des manières de le combattre.

   Rappelons que cette revue est animée par le Centre Tricontinental (CETRI) dont l'équipe veut donner un écho aux différents débats qui ont lieu au Sud, permet l'expression de nombreux acteurs du Tiers Monde sur une vaste palette de sujets.  La raison d'être d'Alternatives Sud est de remédier au déficit d'écho aux travaux critiques d'auteurs du Sud (Afrique, Amérique Latine, Asie) dans les sociétés du Nord. La co-édition trimestrielle depuis 1994 d'ouvrages portant sur les grands enjeux sociopolitiques de l'heure entend y pallier. Éditée en français, Alternatives Sud fait aussi régulièrement l'objet d'éditions dans d'autres langues : espagnol, italien, arabe... Les auteurs sont souvent des responsables d'Organisations Non Gouvernementales. Ainsi Mike LEWIS est-il responsable du Réseau international pour la justice fiscale (Tax Justice Network - TJN, www.taxjustice.net) au moment où il écrit dans ce numéro d'Alternatives Sud.

 

Alternatives Sud, Evasion fiscale et pauvreté, Points de vue du Sud, Centre Tricontinental et Éditions Syllepse, 2007.

 

Relu le 18 janvier 2022

  

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