Au coeur des appropriations des ressources par une autorité centrale, que ce soit un État, une entité religieuse ou une ville, se trouve la structure qui les permettent. Toute une administration secondée au besoin directement par une force armée, agit, avec une connaissance plus ou moins précise des ressources à taxer, et est constituée très différemment suivant les régions et les époques. Si la règle d'intermédiaires intéressés et responsables sur leurs bien et parfois sur leur vie, se trouve la plus courante, ce n'est que récemment avec la naissance de l'État moderne qu'une certaine inversion se produit dans la conception de la collecte des impôts. Alors que, notamment dans les fermages, les autorités collectrices avancent souvent sur des ressources propres ou accumulées auparavant les ressources fixées par l'autorité centrale, se permettant au passage des prélèvements qui vont parfois au-delà des volontés de cette autorité centrale, ces autorités collectrices deviennent part intégrante de l'autorité centrale, cette dernière les intégrant dans une administration centralisatrice. Du fermage, on passe au fonctionnariat dans laquelle les membres des appareils collecteurs ne sont plus directement responsables des montants collectés, mais, soumis à des réglementations de plus en plus strictes et impersonnelles, obéissent aux injonctions centrales, tout en percevant des rémunérations fixes, et de moins en moins des indemnités d'intéressement en fonction de ces montants collectés... Cette inversion dans la nature de la collecte supprime toute une classe intéressée directement à l'impôt, sans doute à des périodes où précisément, elle s'est suffisamment enrichie de l'ancien système pour courir sur de nouvelles sources d'enrichissement (les banquiers d'affaires, par exemple). Désormais, avec l'État moderne, l'administration fiscale est neutre, et l'État encaisse directement les recettes ou... les déficits de recouvrement par rapport aux masses espérées... En revanche, étant directement au contact des assujettis, l'État moderne est à même de mener des politiques économiques, en partie en agissant sur tous les paramètres des impôts : les classes assujetties, entreprises ou particuliers, les types et les niveaux de revenus, les assiettes décidées, les taux des différents impôts directs et indirects...
Comme l'écrit Marc LEROY, "un changement radical dans le système socio-politique de la féodalité s'opère par l'instauration d'une fiscalité d'État. Cette fiscalité présente des caractéristiques originale par rapport au prélèvement féodal. Elle est devenue permanente, centralisée et porte, non plus simplement sur le domaine du suzerain, mais sur le territoire du royaume (national). L'impôt repose désormais sur une conceptualisation juridique et politique de la souveraineté de l'État. Sa légitimation est recherchée dans le consentement des contribuables au financement de besoins d'intérêt général. Un dernier trait concerne son développement. L'État moderne repose sur un système fiscale d'un certain niveau, à l'origine pour financer la guerre, puis pour remplir d'autres fonctions. Il suppose aussi un système fiscal avec une structure de prélèvements diversifiée afin d'atteindre les diverses sources de revenus économiques et sociaux."
Le professeur de sociologie insiste sur ce rôle des finances dans la constitution de l'État moderne en expliquant que cela "cadre mal avec l'analyse wéberienne de l'Etat", mais il convient que le monopole de la violence est tout de même indispensable à son développement. Plus juste est sa remarque que la recherche d'une répartition juste de l'impôt "n'est pas à la genèse de l'État moderne comme le montre l'exemple de la France de l'Ancien Régime où l'inégalité fiscale liée aux privilèges accordés est forte." La répartition trop inégalitaire a tendance à en diminuer le produit, par des résistances plus fortes à la collecte, que ce soit dans la connaissance des ressources réelles ou même que ce soit dans les activités mêmes de cette collection (révoltes fiscales avec destruction souvent des rôles d'impôts).
"L'État fiscal moderne, poursuit-il, se distingue du système financier féodal en tant que constitution d'une sphère publique puissante légitime, distincte de la sphère privée". Ce ne pourrait être qu'un point d'histoire si le processus ne pourrait s'inverser à la faveur de l'affaiblissement de cette sphère publique. De manière ouverte ou déguisée, l'État fiscal moderne pourrait réduire drastiquement le niveau fiscal, au profit des contribuables les plus aisés, lâcher du lest au profit de la sphère privée, qui elle-même, par le jeu des assurances obligatoires par exemple, pourrait drainer à son profit à son tour de massives ressources... On pourrait assister de même à une fragmentation de la sphère publique, les villes se mettant à drainer pour leur propres besoins des ressources croissantes...
"Rappelons que pour Schumpeter, la distinction entre la sphère privée et le droit public n'avait pas de sens dans la situation médiévale. Les finances féodales n'ignorent pas les taxes mais elles s'inscrivent dans le même système politique, juridique, économique et social du domaine. Le prélèvement seigneurial ne distingue pas les droits de souveraineté et de propriété. Le roi, comme tout seigneur, doit vivre du sien, des revenus de son domaine. Malgré l'extension du domaine royal, ce système était entré en crise et ne suffisait plus à faire face aux dépenses. Cette crise n'était pas simplement économique et partait d'une modification des rapports politiques et sociaux de la féodalité fondée sur le fief. Au-delà des résistances, l'instauration de l'État fiscal a été facilitée par l'intéressement des classes dominantes à la nouvelle fiscalité royale sous la forme des exemptions, du partage des recettes et de l'affectation d'une partie des dépenses. Conformément aux thèses des fondateurs de la sociologie fiscale, la domination et la coercition ne sont pas négligeables. La pérennité de l'État fiscal se fonde néanmoins sur sa légitimité comme autorité souveraine et comme institution à finalité sociale d'intérêt général. Par l'affirmation du consentement à l'impôt, l'État moderne se distingue de l'État oppressif et de l'&tat coercitif, même s'il peut emprunter la voie de la "violence légitime" (Weber) pour faire exécuter l'obligation fiscale légitimement déterminée. L'apparition historique de la fiscalité royale illustre une forme de domination, mais la coercition ne peut être exercée que si le contrat social est légitime."
Marc LEROY fait référence bien entendu aux principes érigés par la Révolution française de 1789 dans ce passage de l'État fiscal à l'État moderne, mais il s'étend peu sur l'organisation même de la collecte d'impôts, dont l'évolution est pourtant un argument essentiel sur l'impartialité de l'État dans ce recouvrement.
Au contraire, Nicolas DELALANDE et Alexis SPIRE en font un élément déterminant dans leur histoire sociale de l'impôt. La révolution de 1789, notamment en abolissant les privilèges (et la vénalité des charges), auxquels était le système fiscal, ne transforme pas complètement celui-ci mais le Consulat et l'Empire donnent naissance à une nouvelle administration de l'impôt qui constitue tout au long du XIXe siècle le principal pilier de l'État (les agents des finances représenteraient 55 000 fonctionnaires sur 76 000 en 1835...). Si le système d'intéressement des agents de l'impôt subsiste, ne serait-ce que pour les inciter (alors qu'ils sont loin d'être "professionnaliser"), le recrutement des fonctionnaires s'effectuent sur une toute autre base qu'auparavant. De plus en plus fortement centralisée, le système fiscal se bureaucratise progressivement, tandis que les agents sont de plus en plus formés par l'État lui-même.
"La construction de la bureaucratie passe par l'adoption de règles uniformes en matière de recrutement et d'organisation des carrières. L'exemple des percepteurs, chargés du maniement de l'argent public, est ici éclairant : le ministère des finances accorde une attention particulière à la sélection et aux comportements de ses agents. L'un des soucis de l'administration au XIXe siècle est de mettre fin aux soupçons de favoritisme qui pèsent sur elle. Bien souvent, les percepteurs sont accusés de jouir d'une fonction lucrative que seule leur proximité, familiale ou politique, avec l'autorité préfectorale leur a permis d'obtenir. Pour remédier aux abus les plus criants, le ministère s'efforce de réduire progressivement le pouvoir de nomination des préfets et d'instaurer un mode de recrutement par examen.(...)" Devant les cas de percepteur qui prennent la fuite avec la caisse et de ceux qui détournent de manière plus ou moins ingénieuses le produit des impôts, un système de contrôle se met en place très lentement, afin de discipliner l'administration. "Comment faire en sorte que les percepteurs agissent de façon aussi rigoureuse que possible dans l'exercice de leurs fonctions? Outre les contrôles et les menaces de sanction, l'administration recourt à deux autres procédés. Le premier fait appel au sens de l'honneur et au respect de la parole donnée. Les comptables publics doivent en effet prêter serment avant de prendre leurs fonctions. (...) L'injonction morale faite aux percepteurs, qui peut leur valoir de lourdes sanctions disciplinaires et judiciaires en cas de rupture du pacte qui les lie à l'État, jour cependant un rôle secondaire par rapport au second procédé inventé par l'administration française pour organiser le prélèvement fiscal, à savoir le principe de la responsabilité pécuniaire individuelle des comptables publics. Les percepteurs, les receveurs particuliers et les trésoriers-payeurs généraux sont directement intéressés à la bonne marche du recouvrement de l'impôt. Les percepteurs doivent verser un cautionnement à leur entrée en fonctions. Ils sont ensuite rémunérés au moyen de remises proportionnelles aux recettes effectuées. Inversement, en cas de déficit et de sommes non recouvrées, les percepteurs sont personnellement responsables sur leurs propres deniers, du manque à gagner de l'État. L'administration dispose donc d'un puissant levier pour stimuler le zèle des comptables et les inciter à faire entrer l'impôt. Ce système, qui rend les percepteurs personnellement solidaires des intérêts de l'État, brouille la frontière entre le service de l'intérêt général et la défense des intérêts particuliers. Cette organisation a néanmoins ses revers et suscite de vigoureuses critiques. La rigueur avec laquelle les percepteurs procèdent aux opérations de recouvrement et malmènent les contribuables récalcitrants est mise sur le compte de la cupidité de ces agents, devenus insensibles aux difficultés passagères rencontrées par les populations. En perpétuant de telles pratiques, qui ne sont pas sans rappeler les agissements des fermiers généraux de l'Ancien Régime, la profession court le risque de se discréditer auprès du public. Plusieurs propositions parlementaires en faveur de la suppression des remises proportionnelles sont déposées entre les années 1870 et le début du XXe siècle, sans qu'il soit mis fin à ce système de rémunération au rendement." Les différentes réformes fiscales entre la fin du XIXe siècle et 1945, notamment avec l'instauration d'un impôt sur le revenu, rendu possible par les progrès du recensement et le contrôle des rémunérations. La Grande Guerre remanie la fonction publique, le personnel de l'administration fiscale est largement renouvelé à la fin du conflit. Les modalités de rémunérations des percepteurs, notamment après 1945 incluent de moins en moins l'intéressement aux rentrées fiscales. L'uniformisation de la formation des agents, l'affinement des procédures de contrôle, la montée progressive de l'impôt sur le revenu et de la TVA (qui transforment partiellement tous les commerçants et artisans et toutes les sociétés commerciales en collecteurs de l'impôt indirect...) achèvent une professionnalisation qui va de pair avec le passage du contrôle unilatéral à la vérification négociée et la conversion de l'administration à une logique de la conciliation. La paix fiscale semble acquise , notamment à partir du milieu des années 1970 en France. Le consentement à l'impôt est acquis de manière sensiblement détournée, entre l'importance majeure accordée aux impôts indirects (TVA, taxes diverses à la consommation) et une complexification du système d'imposition, entre fiscalité nationale et fiscalité locale notamment. De fait, de nos jours, le statut du fonctionnaire parmi les plus élevés dans la hiérarchie administrative dans le système fiscal ressemble à celui d'un salarié d'État, avec prime de rendement en plus, laquelle revêt une importance très faible. Ce qui pousse au rendement, à l'assiduité est surtout la marche dans le tableau d'avancement dans la carrière d'un agent fiscal, la montée dans la hiérarchie après un concours d'entrée où la compétence ou la connaissance prime. Il ne subsiste plus de l'intéressement, pour le responsable le plus élevé dans chaque circonscription territoriale générale, qu'un statut de responsabilité spécifique, dans lequel ce haut fonctionnaire est responsable personnellement et pécuniairement de sa gestion. Mais cette responsabilité est largement atténuée et joue surtout dans le cas où l'État est lésé du fait de rentrées fiscales, par rapport à ce qui est attendu, un manque dans la caisse. Elle est atténuée car depuis 1908, l'adhésion de ces cadres à l'Association de cautionnement mutuel les protège des conséquences d'un "debet", et si aucune irrégularité n'est constatée, l'administration lui donne "quitus". Elle ne joue que dans un seul sens, le sens négatif pour l'État et l'intéressement, qui pourrait inciter à "molester" les contribuables n'existe que sous la forme extrêmement diluée de l'avancement de carrière... On est loin alors de l'intéressement de l'État fiscal à ses débuts. L'agent du fisc n'est plus qu'un rouage impartial dans une machinerie complexe. L'État moderne a pleine emprise directe sur la collecte de l'impôt. Ce n'est pas le cas partout dans le monde, et on peut avoir du mal à qualifier, vu les définitions qui précèdent, certains États d'États modernes, même s'ils sont industrialisés...
Nicolas DELALANDE et Alexis SPIRE, Histoire sociale de l'impôt, La Découverte, collection Repères, 2010. Marc LEROY, L'impôt, l'État et la société, Economica, 2010.
SOCIUS
Relu le 15 janvier 2022