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1 mars 2011 2 01 /03 /mars /2011 14:00

         Ce livre de philosophie politique et morale est considéré dans le monde anglo-saxon comme un des plus importants dans ce domaine. John RAWLS (1921-2002) y renouvelle le débat sur la justice, mais pas seulement et en tout cas pas dans un sens étroit car aux États-Unis, le pouvoir judiciaire existe réellement ; il discute ni plus ni moins des fondements de la vie politique, de la nature de la démocratie.

Intellectuel engagé, le professeur de philosophie à l'université Harvard, auteur également de nombreux autres ouvrages, ne cesse de remanier un texte, qui devient un gros livre, même s'il reste pédagogue et même très agréable à lire, surtout en comparaison de la majeure partie des ouvrages contemporains de philosophie politique. Le texte anglais original de 1975, voire même celui de 1971, paru d'abord sur les presses de l'Université Harvard, est effectivement très remanié dans toutes les traductions ultérieures. L'édition française de 1987 est bien supérieure, aux dires même de l'auteur, à l'édition anglaise ou allemande. Réédité plusieurs fois en France (1987, 1997, 2009...), il fait partie de ces ouvrages que le public français découvre maintenant, leur ouvrant l'accès aux débats présents de la philosophie politique aux États-Unis. 

 

         Théorie de la justice se présente en trois grandes parties, précédées d'une préface assez longue de l'auteur, Théorie, Institutions, Fins. 87 parties très pédagogiques, numérotées sont réparties dans 9 grands chapitres (3 chapitres par partie). 

 

            Dans la préface, l'auteur explique longuement son projet. "...je voulais élaborer une conception de la justice assez systématique pour pouvoir se substituer à l'utilitarisme dont une forme ou une autre n'a cessé de dominer la tradition de la pensée politique anglo-saxonne. La raison principale en était la faiblesse, selon moi, de l'utilitarisme comme base des institutions d'une démocratie constitutionnelle, telles qu'elles existent à l'Ouest. En particulier, je ne pense pas que l'utilitarisme puisse fournir une analyse satisfaisante des droits et des libertés de base des citoyens en tant que personnes libres et égales, ce qui est pourtant une exigence absolument prioritaire d'une analyse des institutions démocratiques. C'est alors que l'idée de contrat social, mais rendue plus générale et plus abstraite au moyen de l'idée de position originelle, m'apparut comme la solution. Le premier objectif de la théorie de la justice comme équité était donc de fournir une analyse convaincante des droits et des libertés de base ainsi que de leur priorité. Le second objectif était de compléter cette analyse par une conception de l'égalité démocratique, ce qui m'a conduit au principe de la juste égalité des chances et au principe de différence."

Perfectionniste et méticuleux, John RAWLS signale ce qu'il ferait peut-être différemment maintenant est de distinguer plus nettement entre l'idée d'une démocratie de propriétaires et celle de l'État-providence. "En effet, ces idées sont complètement différentes mais, comme dans les deux cas, on peut avoir une propriété privée des capacités productives, nous pouvons faire l'erreur de les confondre. Une différence majeure est que les institutions d'une démocratie de propriétaires et de son système de marchés concurrentiels tentent de disperser la propriété de la richesse et du capital pour éviter qu'une petit partie de la société ne contrôle l'économie et, indirectement, la vie politique elle-même. Une démocratie de ce type y parvient, non pas en redistribuant une part du revenu à ceux qui en ont moins, et cela à la fin de chaque période, mais plutôt en garantissant une large dispersion de la propriété des capacités et des talents dès le début de chaque période, tout cela étant accompagné par l'égalité de base et par la juste égalité des chances. L'idée n'est pas simplement d'assister ceux qui sont perdants en raison d'accidents ou de malchance, (bien qu'il faille le faire), mais, plutôt, de mettre tous les citoyens en position de gérer leurs propres affaires et de participer à la coopération sociale sur un pied de respect mutuel dans des conditions d'égalité. On peut voir là deux conceptions très différentes du but recherché par les institutions politiques à la longue. Dans l'État-Providence, le but est d'empêcher que quiconque tombe au-dessous d'un niveau de vie décent et de fournir à tous certaines protections contre les accidents et la malchance (...).

C'est à cela que sert la redistribution du revenu quand, à la fin de chaque période, ceux qui ont besoin d'assistance ont pu être identifiés. Un tel système peut comporter des inégalités de richesse importantes et transmissibles par héritage, qui sont incompatibles avec la juste valeur des libertés politiques, ainsi que de sérieuses disparités de revenus qui violent le principe de différence. Même si un effort est fait pour garantir une juste égalité des chances, il reste soit insuffisant soit inefficace, étant donné les disparités de richesses et l'influence politique que celles-ci exercent. Au contraire, dans une démocratie de propriétaires, le but est de réaliser une société qui soit un système équitable de coopération dans le temps entre des citoyens considérés comme des personnes libres et égales. Ainsi les institutions doivent, dès le début (c'est une notion sur laquelle John RAWLS insiste beaucoup dans son oeuvre), remettre entre les mains des citoyens dans leur ensemble, et pas seulement d'une minorité, les moyens de production afin qu'ils puissent pleinement coopérer à la vie de la société. L'accent est mis sur la dispersion régulière dans le temps de la propriété du capital et des ressources grâce aux lois sur l'héritage et les donations, sur la juste égalité des chances que permettent les mesures en faveur de l'éducation et de la formation, ainsi que sur les institutions qui protègent la juste valeur des libertés politiques. Pour apprécier la pleine valeur du principe de différence, il faudrait se placer dans le contexte de la démocratie de propriétaires (ou d'un régime socialiste libéral) et non dans celui de l'État-Providence. En effet, il s'agit d'un principe de réciprocité ou de mutualité entre des citoyens libres et égaux d'une génération à l'autre. La mention (...) d'un régime socialiste libéral m'incite à ajouter que la théorie de la justice comme équité laisse ouverte la question de savoir si ces principes sont mieux réalisés dans une démocratie de propriétaires, ou dans un régime socialiste libéral. C'est aux conditions historiques et aux traditions, institutions et forces sociales de chaque pays de régler cette question. (Là, la traductrice, Catherine AUDARD, renvoie à un autre ouvrage, Justice et démocratie, Articles choisis 1978-1989, Le Seuil, 1993).

 

           Dans une préface à la version anglaise de 1971, John RAWLS précise sa critique de l'utilitarisme (la lignée HUME, Adam SMITH, BENTHAM et MIL). Il entend prolonger et approfondir la notion de contrat social trouvée chez LOCKE, ROUSSEAU et KANT. Sa théorie, écrit-il, est de nature profondément kantienne et il entend surtout ordonner certaines idées plutôt que de faire réellement oeuvre d'invention.

 

         La première partie, Théorie, expose sa conception de la justice comme équité, les principes de la justice et ce qu'il entend par position originelle.

Son propos n'est pas d'examiner la justice des institutions en général, ni la justice du droit international et des relations entre États. il entend examiner, "pour l'essentiel, des principes de la justice destinés à servir de règles dans une société bien ordonnée." L'idée principale de sa théorie de la justice est de porter "à un plus haut niveau d'abstraction la théorie bien connue du contrat social". "..la position originelle n'est pas conçue, bien sûr, comme étant une situation historique réelle, encore moins comme une forme primitive de la culture (...)" "Parmi les traits essentiels de cette situation (hypothétique), il y a le fait que personne ne connaît sa place dans la société, sa position de classe ou son statut social, pas plus que personne ne connaît le sort qui lui est réservé dans la répartition des capacités et des dons naturels (la force, l'intelligence, etc)...

"La théorie de la justice comme équité commence (...) par un des choix les plus généraux, parmi tous ceux que l'on puisse faire en société, à savoir par le choix des premiers principes qui définissent une conception de la justice, laquelle déterminera ensuite toutes les critiques et la réforme ultérieures des institutions. Nous pouvons supposer que, une conception de la justice étant choisie, il va falloir ensuite choisir une constitution et une procédure législative pour promulguer des lois, ainsi de suite, tout ceci en accord avec les principes de la justice qui ont été l'objet de l'entente initiale. Notre situation sociale est alors juste quand le système de règles générales qui la définit a été produit par une telle série d'accords hypothétiques."  "Un des traits de la théorie de la justice comme équité est qu'elle conçoit les partenaires placés dans la situation initiale comme des êtres rationnels qui sont mutuellement désintéressés. Cela ne signifie pas qu'ils soient égoïstes, c'est-à-dire qu'ils soient des individus animés par un seul type d'intérêts, par exemple la richesse, le prestige et la domination. C'est plutôt qu'on se les représente comme ne s'intéressant pas aux intérêts des autres. Il faut faire l'hypothèse que même leurs buts spirituels peuvent être opposés, au sens où les buts de personnes de religions différentes peuvent être opposées. En outre, le concept de rationalité doit être interprété, dans la mesure du possible, au sens étroit, courant dans la théorie économique, c'est-à-dire comme la capacité d'employer les moyens les plus efficaces pour atteindre des fins données." Dans sa théorie de la justice, il ne discute pas des vertus proprement dites. Il place la priorité du juste par rapport au bien. Il fait appel à l'intuitionnisme pour préciser ce point de vue, tout en restant prudent sur sa position. Selon cette dernière doctrine, la notion de principe éthique reste vague : "L'intuitionniste et son critique auront à trancher (cette question) une fois que ce dernier aura présenté son exposé de manière plus systématique". 

    

     Dans le deuxième chapitre de cette première partie, John RAWLS pose que "la théorie de la justice peut être divisée en deux parties principales :

premièrement, une interprétation de la situation initiale et une formulation des différents principes qu'elle propose à notre choix,

et deuxièmement, une argumentation qui établit quels principes, parmi eux, devraient être effectivement adoptés."

Ces deux principes de la justice peuvent de présenter au début de la manière suivante :

"En premier lieu, chaque personne doit avoir un droit égal au système le plus étendu de libertés de base égales pour tous qui soit compatible avec le même système pour les autres.

En second lieu : les inégalités sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce que, à la fois,

(a) l'on puisse raisonnablement s'attendre à ce qu'elles soient à l'avantage de chacun et

(b) qu'elles soient attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous."

Ces principes sont un cas particulier d'une conception plus générale : "Toutes les valeurs sociales - liberté et possibilités offertes à l'individu, revenus et richesse ainsi que les bases sociales du respect de soi-même - doivent être réparties également à moins qu'une répartition inégale de l'une ou de toutes ces valeurs soit à l'avantage de chacun." L'auteur développe des interprétations du deuxième principe qui l'amènent à préciser, figures et tableaux à l'appui, ce qu'il entend par égalité démocratique, principe de différence, juste égalité des chances, justice procédurale pure, biens sociaux premiers comme bases des attentes, positions sociales pertinentes, tendance à l'égalité et principes individuels, à savoir le principe d'équité et les devoirs naturels... 

La position originelle qui semble préférable fait l'objet d'amples développements. Le philosophe politique tente d'intégrer toutes les variables importantes de la position des partenaires et d'élaborer un raisonnement qui conduit aux principes qu'il a introduit.

Dans son argumentation figure notamment un principe d'utilité moyenne (pour la société et chacun des individus) qui l'éloigne définitivement de la position de l'utilitarisme : "Certains philosophent ont adopté le principe utilitariste parce qu'ils croyaient que l'idée d'un spectateur impartial et doué de sympathie était l'interprétation correcte de la notion d'impartialité."  Or, même dans le cas de la relation entre personnes altruistes, "l'amour pour plusieurs personnes à la fois conduit à la confusion quand celles-ci émettent des revendications conflictuelles". Il n'y a rien à gagner dans une théorie de la justice à supposer que les partenaires, dans la position originelle, doivent être altruistes. 

 

         Dans la partie centrale du livre, John RAWLS veut illustrer le contenu des principes de la justice : La liberté égale pour tous, la répartition, Devoir et obligation.

C'est une séquence de quatre étapes que l'auteur entend suivre : "tout d'abord, (le citoyen) doit juger la justice de la politique sociale et de la législation. Mais il sait aussi que ses opinions ne coïncident pas toujours avec celle des autres, puisqu'il est probable que les jugements et croyances des hommes diffèrent, surtout lorsque leurs intérêts sont concernés. C'est pourquoi un citoyen doit, en second lieu, décider quelles sont les dispositions constitutionnelles qui sont justes afin de réconcilier des opinions en conflit sur la justice. (...) Ainsi, une conception complète de la justice non seulement est capable d'évaluer des lois et des programmes politiques, mais elle peut aussi hiérarchiser les procédures d'après lesquelles est choisie l'opinion politique qui sera transformée en loi. Il y a encore un troisième problème. Le citoyen reconnaît une certaine constitution comme juste et il pense que certaines procédures traditionnelles sont correctes (...) Cependant, comme le processus politique est au mieux un processus de justice procédurale imparfaite, il doit s'assurer des conditions dans lesquelles il faut obéir aux décisions de la majorité et du moment où on peut les rejeter comme n'étant pas obligatoires (...)". 

La liberté de conscience égale pour tous, la relation entre la tolérance et l'intérêt commun, le problème de la tolérance à l'égard des intolérants, la question de la justice politique et de la constitution, liée aux modalités du principe de la participation des citoyens, la définition et le fonctionnement de l'État de droit, la définition de la priorité de la liberté, tout cela est inséparable d'une certaine interprétation kantienne de la justice comme équité. 

La répartition, autrement dit l'aspect ou les conditions économiques de la justice est le thème du chapitre central de cette partie. Le philosophe américain s'étend sur le concept de justice dans l'économie politique et ses remarques sur les systèmes économiques indiquent la nécessité d'un secteur public important et jamais il n'écarte le choix du socialisme même s'il préfère de loin un système économique de marché, à condition que celui-ci s'inscrive dans cette fameuse démocratie de propriétaires.

"Le schéma idéal, esquissé dans les prochaines sections, est basé pour une large part sur les structures du marché. C'est de cette façon seulement que le problème de la répartition peut être traité comme s'il était une question de justice procédurale pure. De plus, nous profitons aussi des avantages de l'efficacité et nous protégeons une liberté importante, celle du libre choix de la profession. Pour commencer, je suppose que le régime est une démocratie de propriétaires, car ce cas risque d'être mieux connu. Mais, comme je l'ai indiqué, cela ne doit pas préjuger du choix d'un régime dans un cas particulier. Cela n'implique pas non plus, bien entendu, que les sociétés réelles avec un régime de propriété privée des moyens de production ne connaissent pas de graves injustices. Ce n'est pas parce qu'il existe un système idéal avec un régime de propriété qui serait juste que les formes historiques en sont justes ou même tolérables. Et bien entendu, la même chose vaut pour le socialisme."

Après les institutions de base de la justice distributive, il aborde le problème de la justice entre les générations et établit le système de priorité. Nous ne pouvons que reproduire ici l'énoncé définitif "des deux principes de la justice pour les institutions" : 

- Premier principe : Chaque personne doit avoir un droit égal au système total le plus étendu de libertés de base égales pour tous, compatible avec un même système pour tous.

- Second principe : Les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu'elles soient : a) au plus grand bénéfice des plus désavantagés, dans la limite d'un juste principe d'épargne, et b) attachées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous, conformément au principe de la juste (fair) égalité des chances.

- Première règle de priorité (priorité de la liberté) : Les principes de la justice doivent être classés en ordre lexical, c'est pourquoi les libertés de base ne peuvent être limitées qu'au nom de la liberté. Il y a deux cas : a) une réduction de la liberté doit renforcer le système total des libertés partagées par tous ; b) une inégalité des libertés doit être acceptable pour ceux qui ont une liberté moindre.

- Seconde règle de priorité de la justice sur l'efficacité et le bien-être : Le second principe de la justice est lexicalement antérieur au principe d'efficacité et à celui de la maximisation de la somme totale d'avantages ; et la juste (fair) égalité des chances est antérieure au principe de différence. Il y a deux cas : a) une inégalité des chances doit améliorer les chances de ceux qui en ont le moins ; b) un taux d'épargne particulièrement élevé doit, au total, alléger la charge de ceux qui ont à le supporter.

Suivent dans le même chapitre, les préceptes de justice, les attentes légitimes  et le mérite moral, la comparaison avec des conceptions mixtes et le principe de perfection.

Devoir et obligation, titre du chapitre 6, reprennent les arguments en faveur des principes du devoir naturel et développent les arguments en faveur du principe d'équité. Le devoir d'obéir à une loin injuste, le statut du gouvernement par la majorité, la définition de la désobéissance civile, la définition de l'objection de conscience, la justification de la désobéissance civile, la justification de l'objection de conscience et le rôle de la désobéissance civile sont autant de sous-chapitres qui reprennent l'ensemble des argumentations sur le statut du citoyen devant la loi.

John RAWLS situe la désobéissance civile "entre la protestation légale et le déclenchement de procès exemplaires, d'une part, et l'objection de conscience et les diverses formes de résistance, d'autre part." Elle est "très éloignée de la résistance organisée par la force" et "clairement distincte de l'action militante et de l'obstruction". Son rôle peut être très important dans un "régime constitutionnel presque juste".  Il estime que les membres de minorités opprimées, qui ont de fortes raisons d'utiliser la désobéissance civile, ne sont pas soumis à l'obligation politique de satisfaire au principe d'équité tel qu'il est fixé par le système auquel ils s'opposent. Et si la désobéissance civile justifiée semble menacer la concorde publique, "la responsabilité n'en revient pas à ceux qui protestent, mais à ceux dont les abus d'autorité et de pouvoir justifient une telle opposition." 

 

          La troisième partie, Fins, aborde successivement Le bien comme rationalité, Le sens de la justice et la justice comme bien.

Le chapitre 7, "s'occupe essentiellement de psychologie morale et de l'acquisition du sentiment de justice". Il tourne autour de la notion de bien et des valeurs qui s'y rattachent.

La méthode d'exposition de John RAWLS, et il l'explique jusque dans une partie de ce chapitre, est très aristotélicienne. Nous pouvons à ce propos lire : "Le rôle du principe aristotélicien dans la théorie du bien consiste à établir un fait psychologique important qui, en conjonction avec d'autres faits généraux et avec l'idée de projet rationnel, explique nos jugements de valeur bien pesés. Ce que l'on se représente d'habitude comme étant des biens pour les hommes devrait correspondre aux buts et aux intérêts ayant une place majeure dans les projets rationnels. Ce principe est donc un élément du contexte qui détermine ces jugements. A condition qu'il soit vrai et qu'il conduise à des conclusions en accord avec nos convictions sur ce qui est bon et mauvais (en équilibre réfléchi). Il a bien sa place dans une théorie morale. Même si pour certains, cette conception n'est pas vraie, l'idée de projet rationnel à long terme reste valable". 

Dans Le sens de la justice, le philosophe examine "comment les membres d'une société bien ordonnée acquièrent le sens de la justice" et étudie brièvement "la force relative de ce sentiment quand il est défini par différentes conceptions morales."  Mais qu'est-ce cette société bien ordonnée à laquelle l'auteur fait constamment référence dans son livre? C'est une société où la théorie de la justice est partagée, comprise par tous (pas de direction ésotérique quelconque de la société), une société qui est gouvernée par sa conception publique (stable) de la justice, malgré toutes les évolutions possibles. Une société qui applique réellement sa théorie de la justice et l'auteur insiste beaucoup sur ce point. Tout écart entre les principes et leur réalité dans la société ruine finalement toute autorité morale. Et surtout, et c'est parce cela que ce chapitre se termine, le fondement de l'égalité doit être respecté. Enfin, pour le philosophe, la théorie de la justice est de toute manière limitée : elle laisse de côté de nombreux aspects de la morale ; elle n'est qu'une partie d'une théorie de la morale. 

Dans le dernier chapitre, il examine "le problème de la stabilité". "Elle concerne la question de la congruence entre la théorie de la justice comme équité et la théorie du bien comme rationalité. Il reste à démontrer que, dans un contexte d'une société bien ordonnée, le projet rationnel de vie que peut avoir un individu renforce et exprime son sens de la justice". Comment la société rend possible l'autonomie de l'individu et l'objectivité de ses jugements concernant le juste et la justice. Comment la justice se combine avec l'idéal de la communauté sociale, atténue la tendance à l'envie et à la rancune et définit un équilibre où la liberté est prioritaire et comment de justes institutions rendent possible l'unité du moi et permettent aux êtres humains d'exprimer leur nature de personnes morales, libres et égales. 

 

      Théorie de la justice constitue l'oeuvre majeure de John RAWLS et on peut considérer que ses autres livres (Justice et démocratie, 1978, disponible aux Éditions du Seuil ; Le Droit des peuples, 1999 ; La raison publique, 1999, réunis dans le livre Paix et démocratie aux Éditions La Découverte et Libéralisme politique, 1993, disponible à PUF) tentent tour à tour de préciser les idées présentées dans cette oeuvre. 

 

    Pour Catherine AUDARD, "La cohérence de la théorie de la justice de Rawls s'articule (...) autour d'une double exigence, celle de l'autonomie doctrinale de la conception de la justice, et celle de l'autonomie complète des citoyens d'une démocratie. Le libéralisme politique (livre en référence) tente de corriger et de réorienter la théorie de la justice dans cette direction. Mais la seule manière, peut-être, de répondre à cette difficulté est de revenir sur la distinction entre raison pratique et raison théorique. Il manque probablement, chez Rawls, une défense de l'unité de la raison pure qui est seulement suggérée dans ses conférences sur Kant, mais qui n'est pas développée systématiquement. En effet, les problèmes (...) sont liés à la distinction cruciale entre les deux formes de la raison. Une dichotomie assez systématiquement établie par Rawls entre raison théorique, "rationalité", hétéronomie, conceptions du bien et doctrines "compréhensives" vraies, d'une part, raison pratique, "raisonnabilité", "autonomie", théorie de la justice et libéralisme "politique" de l'autre. (...) les principes de de justice, en raison de la procédure par laquelle ils sont choisis, tout comme l'impératif catégorique kantien, sont "la seule façon que nous avons de construire un ordre public de conduite unifié sans tomber dans l'hétéronomie". Or cette dichotomie tend à rendre extrêmement difficile une pensée satisfaisante de la tolérance à l'égard des doctrines compréhensives. C'est seulement en reconstituant l'unité de la raison que la théorie de la justice de Rawls peut retrouver sa pleine cohérence." Le projet rawlsien, selon la professeur à la London School of Economics, "peut être interprété comme un effort pour construire une théorie à la fois critique et constructive de la justice politique qui soit également autonome d'un point de vue doctrinal. C'est un projet auquel Kant lui-même n'a jamais accordé de crédibilité étant donné l'image négative qu'il se faisait de la politique et "du peuple de démons" que la volonté bonne ne saurait suffire à pacifier sans l'intervention de l'intérêt bien compris."  Dans Libéralisme politique, John RAWLS écrit que "une doctrine est en ce sens autonome parce que, dans l'ordre qu'elle représente, les valeurs politiques de la justice ne sont pas simplement représentées comme des exigences morales imposées de l'extérieur. Elles ne sont pas non plus le résultat de pressions que les autres citoyens exercent sur nous..., mais sont plutôt basées sur notre propre raison pratique... En soutenant la doctrine politique comme un tout, en tant que citoyens, sommes autonomes politiquement parlant." 

 

      Gérard DELEDALLE met en opposition (car effectivement dans les faits l'un réagit à l'autre) les conceptions de la justice de John RAWLS et celles de Robert NOZICKS (Anarchy, State and Utopia, 1974). "John Rawls est un positiviste logique qui abandonna l'analyse sémantique du discours moral et politique, non pour le pragmatisme, mais pour la grande tradition morale européenne. Son ouvrage prend la suite de ceux des grands théoriciens anglais : John Locke, Thomas Hobbes, John Stuart Mill, H. Sidgwick. Théorie de la justice n'est pas un ouvrage polémique. Certes, il s'oppose à l'utilitarisme, mais fort civilement, il ne rejette pas entièrement l'intuitionnisme. Il se présente comme un "intuitionnisme modéré". Sa théorie est libérale. Elle propose une sorte de contrat social à la société d'aujourd'hui telle qu'elle est, mais à laquelle il demande d'être cohérente sans être intransigeante. La société doit garantir l'égalité pour tous, mais tolérer l'inégalité pourvu qu'elle ne lèse pas les plus démunis. C'est la justice du "gentleman", du "beau joueur" britannique, dont Rawls pense qu'elle peut s'adapter aussi bien au socialisme qu'au capitalisme. Théorie contractuelle, sa seule justification explicite repose sur le contrat de l'auteur avec son lecteur. (...) Rawls imagine être passé de l'analyse linguistique à la constatation empirique des faits, alors qu'il s'agit simplement de l'accord d'opinions sur les faits. Comme l'écrit R. M. Hare, s'il "trouve beaucoup de lecteurs qui partagent avec lui une confortable unanimité dans leurs jugements réfléchis, lui et eux penseront qu'ils représentent "les gens en général" et se féliciteront d'être parvenus à la vérité. C'est ainsi que des expressions comme "raisonnable et généralement acceptable" (...) sont souvent utilisés par les philosophes en guise d'argument" (R. M. HARE, "Rawls" Theory of Justice dans Reading Rawls, Norman Daniels, Ed Oxford, Blackwell, 1975). Ce qui nous ramène à la critique de (Hilary) Putman : "La reconnaissance publique du statut d'une "théorie scientifique hautement féconde", de sa justesse probable, illustre, célèbre et renforce les images du savoir et les normes de la rationalité entretenues par notre culture". (Hilary PUTMAN, Raison, vérité et histoire, Éditions de Minuit, 1984).

 

        Dans un texte de 1982, Unité sociale et biens premiers (publié par Raisons politiques), John RAWLS veut élaborer cette fameuse notion de biens premiers et expliquer le lien entre la notion de biens premiers et une certaine conception de la personne qui conduit à son tour à une certaine conception de l'unité sociale.

A la fin de ce texte, nous pouvons lire : "Pour un économiste s'intéressant à la justice sociale et aux politiques publiques, un indice de biens premiers pourrait sembler n'être qu'un patchwork ad hoc échappant à toute explication théorique. C'est la raison pour laquelle j'ai tenté d'expliquer l'arrière plan philosophique d'un tel indice. La réaction de l'économiste est en partie fondée : un indice de biens premiers n'est pas du ressort de la théorie au sens où la conçoit l'économie. Elle relève davantage d'une conception de la justice qui s'inscrit dans l'alternative libérale à la tradition du bien rationnel unique. Le problème n'est dès lors pas de savoir comme spécifier une mesure précise d'un attribut, psychologique ou autre, auquel seule la science nous donnerait accès. Il s'agit plutôt d'un problème moral et pratique. L'utilisation des biens premiers n'est pas un expédient auquel une théorie plus élaborée pourrait se substituer, mais une pratique sociale raisonnable que nous essayons de concevoir de façon à obtenir l'accord viable que requiert la coopération sociale effective et volontaire entre des citoyens dont la compréhension de l'unité sociale repose sur uns conception de la justice. La théorie économique est clairement indispensable pour déterminer les caractéristiques plus précises de la pratique des comparaisons interpersonnelles dans les circonstances d'une société particulière. Il est toutefois essentiel de comprendre ce problème en le situant dans l'arrière-plan philosophique adéquat". 

 

  C'est cet arrière-plan philosophique que Jacques BIDET considère comme nuisant à l'opérationnalité politique de la théorie de la justice de John RAWLS. Dans son reproche, très révélateur de la distance sur la plan politique entre l'aile libérale (gauche) et la gauche en Europe, le maitre de conférences de philosophie de l'Université Paris X et un des animateurs de la revue Actuel Marx, il considère cette théorie comme une "théorie seulement normative". Le théoricien américain nous propose selon lui "un tableau de la société juste sans référence substantielle à une théorie de la société réelle : une théorie du devoir-être sans référence à une théorie de l'être social. Il renvoie certes à une notion générale de l'institution sociale, comprise comme "entente" sur certaines règles de coopération. Il souligne que les ententes qui prévalent dans les sociétés contemporaines, et y déterminent les attentes et les actions des individus, s'inscrivent dans des rapports de domination économique, politique et idéologique ; qu'elles sont donc largement forcées et faussées. Et il cherche précisément à formuler les termes légitimes, c'est-à-dire universellement acceptables, d'une entente sociale. Mais sans s'interroger - car il renvoie cette interrogation à d'autres disciplines - sur la nature des rapports sociaux qui "donnent lieu" aux règles en vigueur dans une société, ni sur les mécanismes de leur reproduction. Il souligne certes que le marché capitaliste, laissé à lui-même, engendre des rapports injustes. Mais ce constat d'un processus structurel générateur d'inégalité ne saurait fournir à lui seul le contexte d'une philosophie politique. Seule une théorie ayant explicitement pour objet la nature ou le système des sociétés modernes permettrait d'envisager les obstacles qui s'opposent à l'instauration de la justice. Faute de cette relation explicite et substantielle à une théorie de la société (au sens d'une "science sociale"), la théorie de la justice ne saurait fournir les concepts d'une pratique politique. Et ces deux tâches, dont l'une concerne ce qui est et l'autre ce qui est juste, ne sauraient être confiées à des théories conceptionnellement étrangères l'une à l'autre. Penser le monde humain suppose en effet, comme on le sait notamment depuis Hegel, une forme conceptuelle dans laquelle elles puissant être appréhendées l'une et l'autre et rapportées l'une à l'autre." Chez John RAWLS existe une conception "implicite et non reconnue" comme une croyance particulière - une théorie de la nature de la société moderne, inspirée de l'idéologie libérale. Elle s'exprime par le mode de disjonction qu'il croit pouvoir opérer entre le politique et l'économique." Elle fait "corps avec les présupposés de l'individualisme métaphysique qui, en dépit de sa dimension structurale-holiste, domine l'ensemble de sa pensée." L'universitaire français reconnait que "Rawls radicalise la problématique de la tolérance dans les termes politiques de la laïcité (même s'il n'emploie pas ce terme) : il ne laisse aucune place à une croyance officielle encadrée, et limitant par là-même, la tolérance, - comme ce fut souvent le cas des tolérances proclamées. Il accepte comme seules valeurs publiques et communes que celles de la démocratie". Il souligne toutefois "le caractère associationniste, et en ce sens communautaire, de l'individualisme rawlsien : la faculté, proprement moderne, de l'individu de se doter d'une idée propre de son bien est justement liée à sa capacité de s'associer librement à d'autres. Il accorde qu'il n'y a pas de culture personnelle, ni même d'individualité, en dehors de l'appartenance à des communautés qui pré-existent à l'individu. Mais il dénie à la communauté la faculté de prescrire le bien de la personne. Contre toutes les tendances à sublimer les différences au point de substantialiser les appartenances, il reformule le lieu social non étatique en général en termes de libre-association." L'idée de la politique de John RAWLS serait donc seulement morale et induit seulement un renouveau du contractualisme. L'une des innovations majeures du philosophe politique américain "se trouve dans la formulation du principe de différence qui définit la forme même de la relation contractuelle."

 

John RAWLS, Théorie de la justice, Editions Points, collection Essais, 2009, 668 pages.

 D'après RAWL, Volume 1, Raisons politiques n°33, 2009, Presses de science Po ; Coordonné par Catherine AUDIARD, John RAWLS, politique et métaphysique, PUF, Collection Débats philosophiques, 2004. Gérard DELEDALLE, La philosophie américaine, De Boeck Université, 1998. Jacques BIDET, avec la collaboration d'Annie BIDET-MORDREL, John Rawls et la théorie de la justice, PUF:Actuel Marx Confrontation, 1995.

 

Relu et corrigé le 16 mai 2020

 

 

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commentaires

B
Il serait sans doute judicieux de corriger l'erreur qui s'est glissée dans l'énoncé du second principe (du chapitre Répartition de la seconde partie): remplacer "des plus avantagés" par "des plus<br /> désavantagés"
Répondre
G
<br /> <br /> Merci beaucoup<br /> <br /> <br /> <br />

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