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25 décembre 2013 3 25 /12 /décembre /2013 09:34

     Les premiers conflits ouverts avec les puissances étrangères en Chine précipitent l'évolution de la philosophie politique chinoise vers un réformisme de plus en plus radical, notamment en ce qui concerne les institutions. A la pointe de cette évolution, les disciples de LIU FENGLU, appliquant la doctrine de l'école de Changzhou à la critique des institutions, contribuent à diffuser l'idée d'une réforme progressive.

   Anne CHENG explique un aspect essentiel de cette évolution : cet esprit qui puise encore aux sources classiques se radicalise à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. La première guerre de l'opium (1840-1842), l'accord de Nankin qui la "termine" et qui octroie aux puissances étrangères nombre de droits et de privilèges en territoire chinois, orientent les études de WEI YUAN, par exemple, vers l'élaboration d'une véritable stratégie de défense (Mémoire illustré sur les pays d'outre-mer). 

Dès 1850, la révolte intérieure des Taiping, dans le Sud, au Guangsix est alimentée entre autre par un sectarisme syncrétique intégrant des éléments chrétiens formulés par HONG XIUQUAN (1814-1864). Cette révolte qui puise son énergie dans un égalitarisme autoritaire qui rappelle celui des mouvements millénaristes et insurrectionnels qui contribuèrent à la chute de la dynastie Han (se réclamant d'une "Grande Paix"), écrasée en 1864, suscite une réaction orthodoxe qui prône un ordre moral néoconfucéen et un renouveau de l'ancienne école de Tongcheng, dans l'Aunhui. Ce renouveau est représenté notamment par FANG DONGSHU (1772-1851). Dans son Hanxue shangdui de 1824, il attaque (et foudroie en quelque sorte) les "études Han" en leur reprochant leur méthode trop exclusivement philologique, incapable de fournir une réflexion de fond sur les questions morales et les situations de crise.

Nous entrons alors dans un paysage intellectuel où il n'est presque plus nécessaire de faire référence aux Classiques pour proposer des solutions - orthodoxes ou réformatrices - à cette crise. Notons tout de suite que si le monde des lettrés est traversé par cette évolution-là, la grande majorité de la population vit encore avec les préceptes et les idées de ce que l'on pourrait appeler un "Ancien Régime", s'il ne perdurait pas dans toute sa force dans de nombreuses régions. Plus tard, en pleine guerre civile, au début du XXe siècle, de nombreux chefs de guerre s'appuient encore sur les anciennes mentalités pour rétablir à leur profit une autorité impériale. 

    Anne CHENG décrit une autre conséquence de la guerre des Taiping : un mouvement de modernisation, d'occidentalisation, dans les domaines scientifique et technique, théorisé par FENG GUIFEN (1809-1874). "La distinction qu'il introduit, explique-t-elle, entre les traditions chinoises à sauvegarder et les techniques occidentales à emprunter reprend la distinction classique entre constitution et fonction."

"Les enseignements de la Chine comme fondement constitutif, ceux de l'Occident comme pratique fonctionnelle", écrit ce théoricien. Cette formule est reprise à l'envi, notamment par ZHANG ZHIDONG (1837-1919) à la veille des réformes de 1898. 

 

Un mouvement interne à la bureaucratie impériale

   A partir des années 1860 se constitue à la tête de la bureaucratie impériale un mouvement en faveur de l'"auto-renforcement" (terme qui vient directement du Livre des Mutations). C'est à ce moment seulement que s'impose l'idée que le danger le plus direct pour la dynastie vient de l'extérieur, vient de l'Occident. En même temps se fait jour une certaine conscience "nationale", la conscience d'appartenir à la Chine comme entité, non plus comme centre de la civilisation par opposition aux "barbares" (l'Empire du Milieu). Cette prise de conscience tardive, qui provient d'une difficile reconnaissance de la supériorité objective de l'Occident, non seulement sur les plans scientifique et technologique, mais également dans la gestion des ressources humaines et matérielles, ouvre véritablement une nouvelle période à la philosophie politique chinoise. 

     Aux observateurs comme WANG TAO (1828-1897), fasciné par l'exemple de l'Angleterre et un temps collaborateur du sinologue écossais James LEGGE (1828-1897), il apparait nettement que rien ne sert d'adopter les techniques étrangères si les méthodes administratives sont inadaptées et les fondements même de l'État menacés de ruine.

    YAN FU (1853-1921), autre admirateur de l'Occident, est marqué par la philosophie et la pensée politique anglaises, empreinte de "darwinisme". Il applique la thèse de la survie des plus aptes aux sociétés humaines, dans ses essais publiés entre 1895 et 1898. (Quatre de ces essais, écrits en 1895, sont traduits par François HOUANG, Les manifestes de Yen Fou, Fayard, 1977. Voir aussi James R. PUSEY, China and Charles Darwin, Cambridge, (Mass.), Harvard University Press, 1983). Il traduit en chinois l'essai de Thomas HUXLEY, Evolution and Ethics, traduction publiée en 1896. Dans le monde humain, proclame YAN FU, la lutte perpétuelle pour la survie se passe d'abord entre les communautés qui, dans le contexte moderne, prennent la forme d'États-nations. Pour vaincre dans cette lutte, les communautés, sociales ou nationales, ne peuvent prospérer que si leurs membres sont individuellement forts. Il appelle à une régénération physique, intellectuelle et morale. Dénonçant leur apathie, leur hypocrisie, leur veulerie et leur manque de sens de l'honneur, il voudrait les voir transformés en citoyens dynamiques et responsables. Ce message "darwinien" représente une composante majeure de l'esprit réformiste des années 1890. Entre 1900 et 1910, YAN FU fait paraitre une série de traductions, accompagnées de commentaires personnels et rédigées dans une langue classique raffinée qui en font de véritables transpositions en terrain chinois : The Study of Sociology (Qunxue siyan) de Herbert SPENCER, The Wealth of Nations (Yuanfu) d'Adam SMITH, On Liberty (Qunjiquan jielun) de John Stuart MILL, L'esprit des Lois (Fayi) de MONTESQUIEU. (Anne CHENG)

     C'est là une véritable pénétration de la pensée philosophique occidentale, qui s'opère non par la voir religieuse - voie qui semblait logique vu l'ancienneté des tentatives de christianisation en Chine - mais par une voie très laïcisée. Mais sans doute cette pénétration perd-t-elle de sa force de conviction profonde sur la vision de la vie, en ne remettant absolument pas en cause la vision cosmologique ancestrale, et surtout pas chez les non lettrés. Mais elle constitue toutefois un bouleversement dans la vision de la relation entre les "réalités cosmologiques" et la vie "ici et maintenant", et ce d'abord sur les questions institutionnelles. Cela contribue à déconnecter la légitimité religieuse de la légitimité politique, cette dernière n'étant plus vérifiée que par l'efficacité des politiques menées, même s'il n'est absolument pas dans l'esprit des philosophes réformistes que s'effectue une telle déconnexion.

 

Une floraison de propositions modernistes

     Pendant toute la seconde moitié du XIXe siècle, avec l'intensification des échanges intellectuels avec les Occidentaux, des idées nouvelles commencent à faire leur chemin, notamment celle d'un principe parlementaire ou d'une participation du peuple au pouvoir par le truchement des journaux, véhicules de l'opinion publique appelée en Chine minqing, expression qui évoque les traditionnels "jugements purs", qingyi.

     Dans le même temps, les lettrés chinois font feu de tout bois pour étayer leurs idées réformistes, fouillant tous les recoins de l'héritage culturel dont bien des aspects avaient été occultés par l'orthodoxie impériale. Léon VANDERMEERSH écrit que "le confucianisme est alors en butte, dans les milieux progressistes, à la sévère critique de tous ceux - par exemple Yan Fu - qui le jugent responsable de l'arriération de la société chinoise laissant le pays livré sans défense à l'agressivité des impérialistes occidentaux et japonais ; ceux qui lui restent attachés ne peuvent donc pas ne pas sentir la nécessité de le rénover. Cependant, ceux-ci, d'autre part, pensent que la tradition chinoise est assez riche pour renfermer quelque part la source spirituelle qui pourra nourrir cette rénovation."

Cette volonté de mobiliser toutes les ressources du fonds traditionnel est illustrée par KANG YOUWEI (1858-1927), représentatif d'un véritable renouveau du bouddhisme Mahâyâna vers la fin des Qing, qui, paradoxalement, touche surtout les intellectuels laïques et progressistes. Assimilé depuis longtemps par la culture chinoise, le bouddhisme apparait en effet apte à faire pièce aussi bien à la morale chrétienne qu'à la spéculation philosophique dont se réclame l'Occident. Cependant, par défi à l'orthodoxie zhuxiste encore en vigueur officiellement à son époque, l'érudit de l'académie de l'Océan d'érudition, établie en 1820 par RUAN YUAN à Canton, puise aussi aux sources de l'antiquité chinoise une conception du monde vitaliste, naturaliste et cosmologique héritée de MENCIUS et de DONG ZHONGSHU, axée sur le qi, énergie première de l'univers, et l'unité du Ciel et de l'Homme.

 

Un radicalisme croissant

      Dans les dernières décennies du XIXe siècle, il est devenu urgent de réévaluer de fond en comble toute la tradition classique pour avoir une chance de sauver la nation d'une aliénation totale. Le renouveau des "textes modernes" de plus en plus radical, trouve une caisse de résonance dans les écrits de KANG YOUWEI. En 1891, en même temps qu'il ouvre une école à Canton où il a pour disciple LIANG QICHAO, parait son Étude critique des faux Classiques établis par les érudits de la dynastie Xin (l'interrègne de WANG MANG entre 9 et 23). Il accuse le courant des "textes anciens" dans son entier d'avoir été une constante entrave à tout esprit de réforme, une orthodoxie qui n'a fait que scléroser et stériliser toute la tradition intellectuelle chinoise. Devant les désastres de la dernière décennie en Chine, KANG YOUWEI estime être mis en demeure, et l'ensemble du monde intellectuel avec lui, de reconsidérer l'ensemble de la tradition culturelle chinoise, à commencer par sa source même, la "figure du père" qu'est CONFUCIUS. Dans son Étude critique de Confucius comme réformateur des institutions, de 1897, il puise dans le corpus des "textes modernes" pour le dépeindre sous les traits d'un progressiste avant la lettre. Son but, difficilement défendable en matière d'histoire textuelle - pour le moins! - est de recentrer toute la tradition chinoise sur la personne de CONFUCIUS, transfigurée de manière à rivaliser avec les figures de proue des autres grandes religions, le Bouddha, le Christ ou Mahomet. Dans son intention de faire pièce à l'influence chrétienne tout en reprenant sa vision d'un progrès de l'humanité vers sa libération définitive, en exaltant une figure de saint Confucius, puisant largement dans la littérature apocryphe, se voyant d'ailleurs lui-même en figure de "sage", salué par ses pairs de "Martin Luther du confucianisme", il participe grandement, en universalisant une nouvelle religion confucéenne, à une véritable déconfucianisation de la tradition... Aux première loges dans les sphères du pouvoir déclinant, il réussit avec ses collègues, enfin, à se faire entendre après la suprême humiliation chinoise face au Japon en 1895 et l'occupation en 1897 de la baie de Jiaozhou par l'Allemagne. L'application de la philosophie politique des "textes modernes" vient sans doute tardivement, lors des "cent jours", entre le 12 juin et le 20 septembre 1898. Il propose, avec LIANG QICHAO (1873-1929)  et TAN SITONG (1865-1898) l'instauration d'une monarchie constitutionnelle, notamment sur le modèle du Japon.

Si nous mentionnons ces dates, ce n'est pas parce que l'histoire de la Chine est assez mal connue des intellectuels occidentaux, mais parce que ces cent jours constituent, même si l'entreprise politique échoue en fin de compte, un véritable coup de tonnerre dans le paysage philosophique et politique chinois, qui laisse des traces pour la postérité. L'impératrice douairière CIXI reprend la situation en main en soutenant le mouvement des Boxers. Cette société secrète pro-mandchoue qui veut en finir avec les Occidentaux échoue lamentablement face aux puissances détentrices des concessions, la France, l'Angleterre, l'Allemagne et la Russie. Par cet échec, les partisans de l'orthodoxie la plus stricte justifient les vagues réformatrices et révolutionnaires futures...

     Figure de proue de l'opinion publique qui se forme et se développe dans une effervescence politique, économique et sociale, LIANG QUCHAO fonde en 1895 le journal Shiwu bao (en anglais The china Progress), véritable plate-forme du mouvement réformiste. Dans ses colonnes ses éditoriaux, le lettré réclame un régime parlementaire et des "droits pour le peuple", une refonte du système des examens et des cursus scolaires (notamment l'intégration de méthodes et de disciplines occidentales, l'égalité des sexes (ce qui est proprement révolutionnaire), l'ouverture d'écoles pour les femmes et l'abolition des pieds bandés. A propos de ces pieds bandés, qui en sociologie comme en anthropologie constitue une sorte de trou noir des recherches encore aujourd'hui, il s'agit d'une pratique généralisée et millénaire qui constitue un point clé pour la libération du peuple.

    Pendant les quelques années qui précèdent 1898, sous l'impulsion décisive de KANG et de LIANG, de multiples écoles et "associations d'étude" impatientes d'intégrer le "savoir occidental" fleurissent dans la Chine du Sud (Jiangsu, région de Shangaï et Guangdong, région de Canton, Hunan...).  C'est dans cette dernière province que LIANG QICHAO porte la "bonne parole" en 1897. Partie de WANG FUZHI, symbole de la résistance au despotisme mandchou, ainsi que (plus tard) de MAO ZEDONG. Elle est le théâtre de la première expérience grandeur nature d'organisation sociale sur des bases réformistes.

    TAN SITONG, dans son Nouveau journal du Hunan (Xiangxue xinbao) et dans son association d'étude du Sud en est une figure de proue. Son oeuvre la plus connue, l'Étude sur l'humanité, est très influencée par KANG YOUWEI : à partir d'une fusion de l'idéal néo-confucéen et du bouddhisme Mahâyâna, à laquelle s'adjoint des éléments de spiritualité chrétienne et de théories scientifiques occidentales, cet auteur réinterprète la vertu confucéenne d'humanité comme force dynamisante de l'univers et garante de l'égalité foncière entre les êtres humains. Dans un élan mystique, il y voit un état universel de sollicitude mutuelle et de compassion infinie où tous les êtres humains entreraient en nirvâna, rompant ainsi les relations hiérarchiques de la société traditionnelle. 

 

Entre universalisme et nationalisme

     Anne CHENG explique comment les tendances fortes de la philosophie politique chinoise évoluent entre universalisme et nationalisme. 

"Face à la tendance pragmatique fortement marquée par le darwinisme social d'un Yan Fu, Tan Sitong, comme Kang Youwei, intègre l'idée d'évolution  dans la cosmologie chinoise. De manière significative, à chaque fois que Kang s'efforce de traduire des emprunts à la théorie politique libérale de l'Occident, il se tourne tout naturellement vers la tradition des "textes modernes" : dans la vision Han de l'unité du Ciel et de l'Homme se trouvent ainsi replacées les notions de liberté individuelle, d'égalité et de démocratie. De la même façon, il interprète la vision jinwen de l'histoire, qui reste essentiellement cyclique, dans le sens d'une conception linéaire et évolutionniste, réorientant toute la perspective traditionnelle en un schéma de progrès tourné vers l'avenir. Dans son Livre de la Grande Unité, Kang assigne ce qu'il appelle - en reprenant une expression classique - l'"Âge de la grande Paix" comme but à l'évolution progressive de l'humanité, dont l'avènement passe par l'instauration d'un régime parlementaire et d'une monarchie constitutionnelle. 

  A partir du milieu du XIXe siècle, il semble que le "nationalisme ethnique", alimenté par le ressentiment contre la domination mandchoue, cède progressivement la place à un nationalisme d'un nouveau type en réaction contre les menées impérialistes des puissances occidentales. Du mot d'ordre qui appelle à "restaurer les Ming et renverser les Qing", on passe à celui des Boxers qui, en 1900, veulent "restaurer les Qing et renverser les étrangers". Dans la conception traditionnelle, la Chine n'est pas au centre du monde, elle est le monde, un tout cosmique et moral. Une telle représentation, dans laquelle la barbarie (sur la périphérie) n'a de rapports avec la civilisation (au centre) qu'en lui payant tribut, ne favorise guère a priori l'émergence d'un nationalisme fondé sur le sentiment d'appartenir à un pays parmi d'autres. La priorité pour les réformistes se réclamant des "textes modernes" était de reconstituer un ordre du monde cohérent qui était fondamentalement universaliste, et si nombre de penseurs de la période étaient conscients de la nécessité de créer le sentiment d'une communauté nationale, ils ne semblent pas avoir conçu le nationalisme comme une fin en soi. Dans le prolongement de l'interprétation donnée des Printemps et Automnes par Liu Fenglu, Kang Youwei oriente la vision culturaliste vers un idéal universaliste. (Mengzi wei (Signification cachée du Mengzi), édition Shanghaï, Guangzhi shuju, 1916). (...).

     Chang Hao rappelle qu'au plus fort du mouvement de réformes de 1898, Liang Qichao écrivit à son maitre pour lui rappeler que "leur souci d'agir politiquement ne devrait pas leur faire oublier leur objectif suprême, à savoir l'idée universaliste de répandre l'enseignement moral et spirituel de Confucius et de sauver le monde, préférable à l'objectif politique "particulariste" de défendre simplement la Chine en tant que nation".(Chinese Intellectuals in Crisis). Dans son essai De la communauté (sociopolitique), Liang reste dans l'universalité tout en mettant l'accent, non plus sur l'aspect humain comme le fait Kang, mais sur les problèmes cruciaux de participation et de légitimation. (...) Et Liang de citer à l'appui les mêmes sources classiques que Liu Fenglu et Kang Youwei (...).

A cet élan universaliste vient se joindre Tan Sitong. Pourvu que l'homme aborde les problèmes sociopolitiques dans un esprit d'amour - sous la forme confucéenne du sentiment d'humanité -, alors la "Grande Paix" envisagée dans les sources classiques comme le Gongyang pourrait advenir, dans la liberté et l'égalité, sans qu'il y ait plus de discrimination entre les peuples ni la séparation entre les nations."

      A la fin du XIXe siècle, il existait bien, cependant, des façons de combiner cet idéal d'universalité avec un nationalisme de l'ici-et-maintenant : bien des réformateurs "aspiraient à la réalisation future d'un monde universel rassemblant toutes les nations, tout en prônant pour le présent un État-nation chinois réformé. L'universalité restait le but ultime du schéma évolutif fait de changement graduel et de progrès envisagé par les réformateurs. (...) Il était parfaitement cohérent de reconnaitre la réalité présente de nations en guerre, tout en ayant la vision d'un monde meilleur de paix universelle à venir." (Wong Young-tsu, The ideal of Universality, dans le livre de Paul A COHEN et de John E SCHRECKER, Reform in 19th Century China, Cambridge (Mass.), East Asian Research Center, Harvard University, 1976). 

 

Savoir occidental pour la technique et savoir chinois pour la structure de la société...

    John FAIRBANK et Merle GOLDMAN, dans leur étude sur le début de la modernisation et le déclin du pouvoir des Qing, écrivent que le mouvement d'"auto-affermisation" prôné par une partie des élites, "s'incarnait dans la doctrine, aussi séduisante que trompeuse, "le savoir chinois pour la structure fondamentale ; le savoir occidental pour la pratique". Comme si les armes, les bateaux à vapeur, la science et la technologie occidentales pouvaient, d'une manière ou d'un autre, servir à préserver les valeurs confucéennes. Rétrospectivement, nous voyons bien que les canonnières et les aciéries apportaient avec elles leur propre philosophie. Mais la génération de 1860-1890 s'accrochait à l'idée que la Chine pouvait accomplir le saut qui la propulserait au beau milieu d'un fleuve en crue."

Les dirigeants chinois et la partie "réformiste" de l'élite intellectuelle se "trouvèrent pris dans un processus inexorable, où chaque emprunt conduisait à un autre emprunt : de la machinerie à la technologie, de la science à la totalité du savoir, de l'acceptation des idées nouvelles au changement des institutions, et, un jour, de la réforme constitutionnelle à la révolution républicaine. Le caractère erroné de cette semi-occidentalisation, qui s'en tenait aux moyens et laissait de côté les valeurs, n'avaient pas manqué d'apparaitre aux yeux des lettrés conservateurs, qui tentèrent d'y remédier en s'opposant à tout ce qui était occidental.

       Ceux qui étaient à la tête du mouvement d'"auto-affermissement" de la Chine étaient ceux qui avaient réussi à écraser les Taiping, comme Zeng Guofan, et son jeune coadjeteur Li Hongzhang (1823-1901), lequel avait créé un arsenal à Changhaï pour y fabriquer des armes à feu et des canonnières. Dès 1864, Li expliqua aux dirigeants de Pékin que la domination que les étrangers exerçaient sur la Chine était due à la supériorité de leurs armes, qu'il n'était pas possible de les expulser et, par conséquent, que la société chinoise faisait face à sa plus grande crise depuis l'unification conduite pat le premier empereur en 221 av JC. Li tirait la conclusion que, pour se renforcer, la Chine devait apprendre à se servir des machines occidentales, ce qui impliquait de former du personnel chinois. Ce raisonnement était évident pour les soldats japonais lorsque débarqua le Commodore Percy, en 1853. Mais le mouvement d'occidentalisation en Chine trouvait partout sur son chemin l'ignorance et les préjugés des lettrés confucéens. Dans les mêmes décennies, qui virent le Japon se moderniser à toute allure, la Chine faisait la preuve de son incapacité à réagir, et le parallèle entre les deux pays offre à cet égard l'un des plus grands contrastes de l'histoire." Les auteurs nous informent, que malgré toute une évolution de la philosophie politique chinoise, et sans doute à cause du chaos induit par l'accumulation des actions armées en maintes parties du territoire, "la modernisation de la Chine fut prise en main par un petit nombre de hauts fonctionnaires qui en avaient vu la nécessité, et qui s'efforçaient - malgré un environnement léthargique, si ce n'est hostile - de lever des fonds, de trouver du personnel et de lancer des projets." La Cour de l'impératrice douairière, valets politiques et lettrés bureaucrates compris, vivait encore sous l'emprise des notions anciennes et semblait croire, tout en se servant de ces modernistes et des conservateurs dans des équilibres sociopolitiques internes, que la Chine finirait par absorber l'influence étrangère, dans une méconnaissance colossale de la véritable géopolitique du monde.

Et aux yeux de la plupart des Chinois, les missionnaires chrétiens formaient le bras idéologique de l'agression étrangère, dans un conflit, commencé au XVIIe siècle, entre christianisme et confucianisme qui se déroule jusqu'à la fin du XIXe siècle sur les plans politique, intellectuel et social. 

 

John K FAIRBANK et Merle GOLDMAN, Histoire de la Chine, Des origines à nos jours, Tallandier, 2010. Anne CHENG, Histoire de la pensée chinoise, Seuil, 2002.

 

PHILIUS

 

Relu le 8 août 2021

 

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