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23 décembre 2013 1 23 /12 /décembre /2013 15:43

    Anne CHENG présente l'évolution de la pensée chinoise confrontée à l'Occident, à l'époque moderne, de la fin du XVIIIe au début du XXe siècle. Cette périodisation a l'avantage de montrer comment cette pensée évolue dans une période d'ouverture tolérée, acceptée, puis forcée de la Chine au reste du monde, ce qui mène aux soubresauts révolutionnaires qui dessinent un paysage intellectuel complètement différent, mais qui garde des traits permanents. Traits permanents qui marquent l'organisation politique de la société chinoise jusqu'à l'aube du XXIe siècle. Concernant cette période, l'historiographie récente met en garde sur une généralisation d'une vision de la situation, surtout vue en définitive du centre politique du pays, à toutes les régions de la Chine. Ce qui frappe les esprits dans une région peut finalement laisser indifférent une autre et chaque région de cet immense pays, malgré l'unité de celui-ci, possède sa propre histoire philosophique. C'est autant d'histoires différentes  de la philosophie chinoise qui pourraient prochainement être mises à jour. Pour l'heure, Anne CHENG nous livre un tableau d'ensemble des éléments qui, de toute façon, influent sur les lignes historiques fortes de l'ensemble du pays.

 

    Après un siècle et demi de stabilité relative, en tout cas marqué par l'absence de grandes guerres civiles ou extérieures, le pouvoir mandchou, après un apogée sous le long règne de QIANLONG (1736-1796), donne des signes de fatigue vers la fin du XVIIIe siècle. "En témoigne l'opposition d'une faction de lettrés et de bureaucrates à un Mandchou favori de l'empereur, Hershen (1750-1799). Elle ravive le douloureux souvenir des répressions menées par l'eunuque Wei Zongxian vers la fin des Ming en faisant éclater au grand jour la corruption de l'ensemble du système socio-économique et bureaucratique. Cet épisode, qui marque la transition entre le despotisme de l'ère Qianlong au XVIIIe siècle et la relative tolérance de l'ère Jiaqing au début du XIXe siècle, laisse entrevoir de nouveaux rapports de force entre le pouvoir impérial et les lettrés. Ceux-ci font de nouveau valoir leurs prérogatives et entendre leurs remontrances sous forme de "jugements purs" dont la tradition remonte aux Han et qui avaient connu une recrudescence chez les partisans du Donglin. Les critiques émanant de la base bureaucratique se radicaliseront tout au long du siècle jusqu'à la chute définitive de la dynastie mandchoue en même temps que du régime impérial à l'aube du XXe."

  Après avoir rappelé l'évolution antérieure, Anne CHENG poursuit : "... commence à se détacher de l'érudition "des vérifications et des preuves", historiciste et volontiers rationaliste, un courant qui prétend redonner aux Classiques leur valeur de textes porteurs de vérités atemporelles.

Le regain d'intérêt pour la tradition oubliée des "textes modernes" se focalise sur les Annales des Printemps et Automnes (Chunqiu) qui avaient été au centre de la "bataille des Classiques" sous les Han. Par leur double statut de Classique et d'ouvrage historique, elles étaient en effet à la jonction de la tradition canonique et de l'engagement politique. Déjà sous les Han, c'était le Classique le plus étroitement associé au thème de la légitimité de la dynastie. Selon les apocryphes, Confucius, prophète visionnaire et "roi sans couronne", l'aurait composé en prévision de l'avènement du clan Liu, fondateur de la dynastie Han, et y aurait défini un code implicite de critique éthico-politique qui visait ses contemporains autant qu'il dessinait un monde idéal à venir."

      Anne CHENG souligne l'esprit réformiste qui sous-tend le renouveau des "textes modernes" animé par les lettrés de Changzhou. Cette région traditionnellement bien pourvue en lettrés frondeurs avait déjà été dans les années 1620 le foyer de l'opposition aux eunuques de la Cour impériale comme celui de la lutte du Donglin contre la corruption et le despotisme de la fin des Ming et de la résistance anti-mandchoue du début des Qing. Au fut et à mesure que l'administration chinoise proprement dite s'affirme après le règne de Qianlong, les lettrés prennent conscience de la nécessité de revenir à un engagement plus actif dans les problèmes sociopolitiques. Parmi  ces lettrés sont à bonne place ZHUANG CUNYU (1719-1788), LIU FENGLU (1776-1829) à l'échelle régionale, puis GONG ZIZHEN (1792-1841) et WEI YUAN (1794-1856) à l'échelle nationale. Par capillarité intellectuelle et administrative, toute une littérature s'affirme, s'appuyant de manière variable sur des aspects de la tradition antérieure, pour redessiner le paysage idéologique tout entier.

 

     ZHUANG CUNYU, un temps secrétaire de l'empereur QIANLONG est poussé par la corruption qui règne du temps de HESHEN à s'intéresser à l'école Gongyang des Han antérieurs. Son livre Rectification des termes dans les "Annales des Printemps et Automne" peut être considéré comme le manifeste du renouveau des "textes modernes". Prenant le contre-pied de l'exégèse des "textes anciens" qui considère les Annales comme un manuel de précédents historiques, il retrouve l'idée maitresse du Gongyang qui croit y déceler des "propos subtils porteurs d'un grand message". ZHUANG y voit plutôt un appel à réformer les institutions présentes en se prévalant de celles de l'Antiquité, ce qui revient à exploiter l'autorité des Classiques pour justifier, voire sanctifier, une pratique politique. Il ne s'intéresse pas du tout à la philologie en soi, mais fait partie de ces philosophes politiques qui étudient l'astronomie, la médecine, la géographie, l'hydrologie pour conserver l'eau, le droit et les mathématiques. 

 

      LIU FENGLU, petit fils du précédent, va plus loin en introduisant la dimension polémique et politique associée au courant des "textes modernes" jusqu'à la fin du XIXe siècle.

Fonctionnaire directeur du Bureau des cérémonies, il élabore une oeuvre qui repose tout entière sur la lecture critique des Classiques, animée par le désir d'en épurer l'interprétation. Dans son explication des exemples du commentaire de He sur les Printemps et les Automnes transmis par GONGYANG, il expose les conclusions de son étude sur l'interprétation par cet auteur et sur le commentaire de HE XIU à propos de cette même interprétation (N'oublions pas cette habitude constante de l'exégèse de l'exégèse de l'exégèse...). Sur le Lunyu, il rédige Le Lunyu d'après le commentaire de He. D'autres oeuvres comme Formules des châtiments et compensations du Livre des Printemps et des Automnes et Sur le Chunqiu dénoncent certaines interprétations non orthodoxes.

Recherche sur le commentaire de Zuo du Chunqiu souligne des erreurs dues à LIU XIN et "prouve" que Zuozhian était à l'origine une histoire distincte tardivement adjointe au Chunqiu pour des raisons essentiellement politiques. Ses commentaires du canon de l'histoire, notamment le Commentaire complet sur les versions contemporaines et archaïques du Livre des documents, n'accordent aucune authenticité au texte ancien guwen. Sa poursuite de l'authenticité littéraire apparait aux générations suivents comme une "réforme d'après l'Antiquité", menée dans un but plus politique qu'historique (Lucie RAULT).

Il est le premier à appliquer de son poste au Ministère des Rites, et non plus seulement au niveau local de la communauté de Changzhou, des principes  qu'il avait tiré de ses études classiques et philologiques. Son idéal de connaissance profonde des Classiques pour en trouver l'application pratique rappelle celui des lettrés au début des Qing qui cherchaient à allier l'étude des Classiques et l'organisation du monde actuel, et ouvre la voie à l'exploitation du Gongyang pour la mise en oeuvre de réformes politiques. Son rôle décisif est de légitimer aux yeux de l'érudition critique l'activisme de son grand-père. Il achève de semer le doute sur les origines des versions "anciennes" des Classiques.

Dans un contexte politique où la confiance en l'énorme puissance de l'Empire est mise à mal à partir du XIXe siècle par l'agressivité et la supériorité militaires occidentales, il s'opère une conversion de la tradition du Gonyang de l'idéologie conservatrice qu'elle incarne encore au XVIIIe siècle  en un discours politique réformiste au XIXe. Cette mutation s'opère d'abord en interne, dans la conception même de l'ordre impérial, avant de se "transformer"  sur le plan pratique en programme réformateur. (Anne CHENG)

 

  Anne CHENG explique comment s'effectue ce passage d'une lecture conservatrice à une lecture réformatrice. "C'est d'abord l'image de Confucius, point de référence central de l'autorité des écritures, qui évolue considérablement. Après avoir été celui qui a défini, à travers les classiques et tout particulièrement les Printemps et Automnes, les principes de l'autorité politique autant que de la résistance à lui opposer, Confucius passe du moraliste des néo-confucéens des Song à l'annaliste des philologues et historiens de la fin du XVIIIe siècle. C'est alors qu'il est réhabilité par Liu Fenglu dans sa dimension de Saint prophète et de "roi sans couronne" des Han antérieurs, apparu "non parce que le Ciel avait voulu sauver les Zhou orientaux du chaos, mais parce qu'il avait voulu donner mandat, à travers les Printemps et Automnes, pour sauver du chaos dix mille générations." 

En redonnant un sens prophétique à la vie et au message de Confucius, Liu Fenglu tente de formuler une exigence politique nouvelle dans des termes qui restent cependant classiques par leur référence aux conceptions cosmologiques du jinwen des Han, associées à une littérature apocryphe de divination et de présages. Aux yeux de Dong Zhongshu, chef de file de l'école Gongyang des Han antérieurs, l'épisode de la capture de la licorne relaté à la fin des Printemps et Automnes était le signe que Confucius, peu avant sa mort, avait reçu le mandat céleste (...). Souverain virtuel, Confucius a été choisi par le Ciel, en un temps de chaos et de déclin, pour recevoir le mandat et fonder des institutions nouvelles pour les générations futures. Ici, l'accent est résolument mis sur l'aspect institutionnel de l'idéal confucéen, celui de la "sainteté intérieure" privilégiée entre les Song et la fin des Ming. Poser Confucius comme idéal de souveraineté, c'était remettre au premier plan la participation active de l'"homme de bien" à l'"organisation du monde actuel", qui devait se traduire pour les lettrés réformistes de la fin du XIXe siècle par la conscience moderne de l'"engagement" de l'intellectuel.

Au regard de ce qui précède, la question est de savoir comment une conception cosmologique remontant aux Han pouvait intégrer des notions proprement occidentales comme le parlementarisme. C'est seulement dans le dernier quart du XIXe siècle que commença de gagner un scepticisme qui "jetait le doute non seulement sur l'efficacité fonctionnelle de l'ordre institutionnel, mais aussi sur sa légitimité morale" (CHANG Hao, Chinese Intellectuals in Crisis : Search for Order and Meaning, 1890-1911, Berkeley, University of California Press, 1987). Le bien-fondé d'une conception cosmologique de la souveraineté, dans laquelle ordres civil et religieux étaient confondus et le Fils du Ciel perçu comme un axe central du monde irradiant son autorité universelle, était alors remis en question par le nouveau modèle parlementaire."

 

    Le redécouverte de la synthèse opérée par la tradition Gongyang des Han antérieurs entre rites et lois, dans laquelle le seul contrepoids à la portée universelle de la loi était l'autorité particulière des rites constitue un aspect important du vaste mouvement intellectuel qui s'opère alors. Compte tenu du rôle décisif du légisme dans la formation de l'idéologie impériale au début des Han, la tradition interprétative du Gongyang avait établi un lien entre la la loi et les Annales des Printemps et des Automnes. "Tout le commentaire, explique toujours Anne CHENG, repose en effet sur l'idée que les nuances terminologiques et stylistiques du Classique furent délibérément introduites par Confucius pour exprimer des jugements moraux, "louanges et blâmes", sur les faits relatés et les personnages mentionnés. Il devient dès lors possible de lire à travers les lignes (et vraiment dirions-nous lire beaucoup à travers les lignes pour forcer l'interprétation, mais cela est une technique rhétorique millénaire...), un message moral crypté susceptible d'être décodé à l'aide d'une grille interprétative qui peut servir notamment à définir des précédents pour trancher des cas de justice"....

 

   GONG ZIZHEN, petit-fils du grand philologue DUAN YUCAI (lui-même disciple de DAI ZHEN), à la fois poéte et prosateur (la généalogie ne doit pas étonner, notons-nous dans une société où les métiers se transmettent de génération en génération...) est l'auteur d'Analogies avec les cas tranchés selon les "Printemps et Automnes". Même si ce titre rappelle les Cas de justice tranchés en fonction des "Printemps et Automnes", mentionne notre auteure, attribués à DONG ZHONGSHU, il s'agit plutôt d'une "comparaison de normes déduites du Chunqiu avec les normes en vigueur sous les Qing, particulièrement celles qui figurent dans le code impérial.

"Elle vise à déterminer la nature du rapport entre une antiquité vénérée pour sa sagesse et les multiples cas issus du vécu présent. (...) Aux yeux du jinwen, lois pénales et règles rituelles se rejoignent dans un même but : préserver les valeurs humaines tout en intégrant l'évolution des temps et des moeurs. Pour Gong Zizhen, Confucius composa les Printemps et Automnes afin d'adapter aux changements des temps une vision morale confucéenne fondée sur des relations sociales hiérarchisées. Il y a là une ré-élaboration du thème, central dans la tradition exégétique du Gongyang, de l'"adaptation aux circonstances", synthèse de l'éthique confucéenne et des institutions légistes, des rites et des lois, des classiques et de l'histoire."

   Les implications de cette combinaison de classicisme confucéen et de pratique légiste sont développées tout au long du XIXe siècle par des lettrés et des fonctionnaires à l'esprit réformiste, forcés de reconnaitre que les remèdes traditionnels ne suffisent plus à résoudre des problèmes aussi graves que l'accroissement de la population (énorme à l'époque de la prospérité des Qing), la corruption bureaucratique (qui prend des propositions "institutionnelles"), les rebellions internes (qui se multiplient, même si on ne traite dans les livres d'histoire que des plus grosses) et les incursions étrangères (de plus en plus fréquentes, insistantes et envahissantes...). La dimension idéologique et politique des "textes modernes" finit par rejoindre les préoccupations pragmatiques des juges et spécialistes du code. A travers leur réflexion sur l'organisation actuelle du monde qui, dès le XVIIIe siècle, s'inquiète de la prolifération des règlements et des dysfonctionnements de la machine administrative et judiciaire, qui ne sont même plus à même de réparer les dégâts conjoints des catastrophes naturelles et des conflits armés, ils cherchent à revenir à des principes plus généraux.

 

    WEI YUAN, issu d'une famille de lettrés du Hunan, se lie dès 1814 avec LIU FENGLU et GONG ZIZHEN, adoptant leur interprétation d'un confucianisme évolutionniste. Il analyse les causes de la crise intérieure de l'Empire, réunissant les écrits politiques et économiques de ses contemporains les plus originaux, et propose lui-même des mesures pour améliorer le rendement des impôts et des plans de lutte contre les inondations, qu'il applique avec succès comme sous-préfet au Jiangsu (1819-1854). C'est sur le problème des relations avec l'Occident qu'il apporte sa contribution majeure.

Dès 1827 parait son Recueil de textes de la dynastie Qing sur l'organisation du monde actuel qui exerce une influence considérable dans les milieux lettrés. Il y traite de l'inéluctabilité du changement et de sa conséquence nécessaire, la réforme des institutions.

Il se fait l'historien des expériences militaires de la Chine sur ses frontières de terre et de mer, notamment sous les Mongols et les Qing. Il participe à la lutte contre les Anglais en 1840-1842 et rédige en 1942 le Mémoire illustré sur les pays d'outre-mer. Cet ouvrage, publié en 1844, réédité et augmenté en 1847 et 1852, propose une politique concrète de défense : emprunter les techniques étrangères et opposer les unes aux autres les nations qui attaquent la Chine, selon le vieux principe qui consistait à "maitriser les Barbares par les Barbares". par sa description détaillée et critique des pays étrangers, il joue un rôle important dans la découverte intellectuelle de l'Occident, non seulement auprès des lettrés et fonctionnaires chinois dès la fin du XIXe siècle, mais aussi au Japon, où son oeuvre, traduite dès 1854-1855, inspire les réformateurs de l'ère Meiji. 

Aussi son oeuvre ne se situe-t-elle pas seulement dans le prolongement de ses prédécesseurs, mais aborde des problèmes politiques et stratégiques dans leur ensemble. Avec elle, on s'éloigne définitivement d'une référence respectueuse envers les Classiques. Dans la primauté redonnée au politique, qui s'impose comme une évidence à nombre de lettrés-bureaucrates mais qui ne s'en prend pas encore à la légitimité de la dynastie mandchoue, ressurgissent des thèmes légistes comme le profit et l'application stricte des lois. Mais de manière de plus en plus pressante, au fur et à mesure que s'accumulent catastrophes naturelles et désastres militaires intérieurs et extérieurs, s'impose la nécessité de pousser jusqu'à une réforme en profondeur des institutions : refonte du système des examens, abolition de l'essai en huit parties au profit de disciplines plus adaptées aux besoins du moment, rapprochement entre l'empereur et les lettrés désireux de reconquérir leur rôle de conseillers - autant de revendications qui reviendront dans toutes les entreprises réformistes et qui rendront bien difficile le retour à l'ordre impérial millénaire.... (Marianne BASTID, Anne CHENG).

 

Marianne BASTID, article WEI YUAN ; Lucie RAULT, article LIU FENGLU, dans Encyclopedia Universalis, 2014. Anne CHENG, Histoire de la pensée chinoise, Seuil, 2002.

 

PHILIUS

 

Relu le 9 août

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